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Agathe de Nieui l

l 'Espoir

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Du même auteur :

Agathe de Nieul l'Espoir, Gallimard Côté Jardin, Gallimard À cœur ouvert, Gallimard La mariée est trop belle, Presses de la Cité La mariée ingénue, Pierre Horay On demande secrétaire, Librairie Académique Perrin Elle a tort, Jacinthe, de se pencher comme ça, Denoël L'Âge heureux : côté jardin, Hachette-Jeunesse L'Âge heureux, Denoël Le monde merveilleux de la danse, Hachette Le Trésor des Hollandais, Denoël-Jeunesse L'Âge en fleurs, Hachette Le XXe siècle de la danse, Hachette Le Beau Monde, Albin Michel Entrée d'une artiste, Payot Le troisième œil - La vie de Nicéphore Niepce, Payot

Photographies de la couverture :

- L'ange, © Johann Baranger - Ass. Contre-Jour - Cie Octave Singulier - L'arbre solitaire, © Johann Baranger - Ass. Contre-Jour

© LES EDITIONS DU PONT-NEUF - 1999 POITIERS - Tél. : 05 49 46 55 66

ISBN : 2-910351-21-1 (2e édition)

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Odette JOYEUX

Agathe de Nieui l l 'Espoir

LES EDITIONS DU PONT-NEUF

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« Je me souviens : j'étais un adolescent fou de cinéma. Les actrices meublaient mes rêves.

Sortie d'ENTRÉE DES ARTISTES, Odette Joyeux m'enchantait : un charme un peu pervers, une bouche un peu boudeuse et des yeux auxquels elle n'avait pas froid. Elle triomphait alors dans une série de films en costumes qui offraient aux spectacteurs de l'Occupation l'occasion de s'évader : LE MARIAGE DE CHIFFON, LE BARON FANTÔME, LETTRES D'AMOUR.

Un jour dans une bibliothèque municipale je découvre un livre signé Odette Joyeux. Quelle surprise ! Il portait un titre mystérieux au charme suranné AGATHE DE NIEUL L'ESPOIR. C'était bien la même

Odette Joyeux. On découvrait dans le livre un parfum nostalgique et des caractères bien dessinés.

Je fus ravi de ma lecture : le même charme opérait, sur l'écran et sur le papier. »

Pierre TCHERNIA

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« Les enfants désiraient des amours lointaines, et des crimes ignorés. »

Marcel SCHWOB

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I

Agathe. Cette petite fille a douze ans. Elle connaît son désir, et son désir est à la fois son

reflet et sa fable.

Ses sœurs sont un peu plus jeunes. Agathe est une projection, Dorothée et Jeanne des

contemplations. Ces petites filles sont comme tout le monde ; leur

existence est facile, mais elles ont trop de désirs, c'est-à- dire, trop de cœur.

Elles vivent dans un village, église en proue sur la place aux Tilleuls.

Le village existe, mais les petites filles sont peut- être de rêve.

Je connais bien le village - on peut le voir, toucher la pierre de ses maisons, l'eau de son gué, être certain de son nom authentique.

Nieuil l'Espoir. Mais plus vraies que ce vrai village, sont les petites

filles que j'ai rencontrées dans les nuits de mon enfance, dans les chambres obscures, dans les coins d'ombre, dans les campagnes du soir, dans la solitude qui est une autre nuit pleine de prétextes.

Agathe, Dorothée et Jeanne se sont mises à vivre très lentement et sans peine.

Leur âge croissant les a fait aborder à l'humanité des grands.

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Agathe s'est sauvée - Dorothée et Jeanne n'étaient que des rapports d'elles-mêmes.

Elles sont donc perdues. Je les aime bien toujours.

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Agathe allait au cirque ; chaque fois, c'était une damnation. L'enfant souhaitait quelque chose de terrible qui briserait la tension de ses nerfs : le dompteur dévoré par ses fauves, un trapèze rompu, la femme dans une boîte transpercée d'épées, ressortie en morceaux. Mais rien - le rêve n'était jamais atteint, et les écuyères, les acrobates, les clowns regagnaient les coulisses, auréolés de la même gloire.

Agathe s'étonne et admire passionnément cette force qui suspend les hommes au-dessus d'une piste illu- minée, dont la distance qui les sépare des hauteurs du jeu au tapis de crin est la mort.

Mais son admiration se bute contre un secret.

L'enfant est ambitieuse. Elle voudrait égaler le triomphe, dépasser le péril, connaître le point vulnérable de la chair et de l'équilibre.

Agathe est vouée à un geste insensé. Son cœur a battu souvent d'un grand désir sombre, plein de sang, de lumière et d'épouvante, et l'enfant sans défense souhaite devenir l'héroïne de cette horreur inconnue.

Partout, à travers les nuits qui la bouleversent, à travers la lumière des jours ensoleillés, à travers la cam- pagne, dans les regards, dans les journaux, dans les livres, Agathe cherche, trouve, invente, suit une piste qui la con- duit, extasiée, dans un monde imaginaire où s'agitent des monstres chargés de crimes, de démence et de rêves.

Parfois l'enfant s'inquiète et souffre de la vie ex- cessive qui gonfle sa tête. Alors elle s'applique à ne vivre

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que de sa condition, de l'amour de sa famille, de la na- ture qu'elle voudrait aimer naturellement au lieu de lui prêter des sortilèges. Elle sent une chose fraîche et inqua- lifiable qui transpire en elle et qui est peut-être son bon- heur.

Mais le jeu vient de partout. Chaque objet, chaque geste peut devenir un pré-

texte, un tremplin dangereux et Agathe s'élance.

Dans la lueur des projecteurs, au-dessus du silence et du vertige, l'acrobate. Un ange en maillot blanc qui danse d'un vide à l'autre.

À chaque trapèze atteint, le public respire. Agathe épouse ce rythme mystérieux.

Un habit bleu s'avance au centre de la piste. Il annonce d'une voix forte : « Mesdames, Mes-

sieurs, nous vous demandons le plus grand silence, le célèbre Pranzi va exécuter le saut de la mort. »

L'habit bleu se retire - le public s'agite. Une se- conde, Agathe baisse les yeux, cherche un appui. De nouveau lève son regard, en éprouve la force qui la sou- lève, qui l'emporte rejoindre là-haut l'homme admirable et mystérieux - toute la vie de l'enfant transperce ses yeux, inonde son petit visage d'une folle lueur. Sa raideur lui fait mal, mais il ne faut pas qu'elle bouge, il ne faut rien détruire. Enfin, elle accède à un état qui justifie ses jeux et ses désirs.

Roulement de tambour. Silence. L'acrobate se frotte les mains, empoigne les cordes

et s'élance.

Agathe se dresse, hurle. Le cri rattrape l'acrobate projeté dans le vide. Le cri tape à ses oreilles, déchire son cerveau. Le cri s'acharne, ruine l'équilibre. Le vertige

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enlace l'homme, l'éblouit, l'attire là où l'horreur et la mort l'attendent sans grâce.

La foule s'est levée - le cirque a l'air de monter. C'est bien cette épouvante le silence de la mort.

L'acrobate s'est écrasé en réponse à la petite fille qui entend la folie et le triomphe rouler dans son crâne.

La secousse avait été forte. À son tour, Agathe se balança entre la vie et la mort. Interdits, ses parents la considéraient avec tristesse, ses sœurs, surprises, comme un monstre doux et familier.

Nieuil l'Espoir, petit village du Poitou. De la na- tionale lointaine, une route rurale dévie, s'enfonce dans les bois, monte et plonge dans les verdures, glisse dans les champs, traverse un passage à niveau à cent mètres de la gare. Petite gare illogique, bâtie là pour enregistrer la hâte calculée des express, à peine utile au village éloi- gné de trois kilomètres. Cerné par les bois, le fracas des grosses machines arrive en fanfares assourdies aux pre- mières maisons, et leurs stridents sifflets épuisés de dis- tance meurent sans soulever d'écho.

Après un bourrelet de la plaine, le village apparaît. Sans passion politique, et sans drame, sans passé, sans monument historique, sans bonne auberge, le village vit de lui-même, de son existence aérée et laborieuse.

L'accident du cirque bouleversa les paysans. L'en- fant prenait un visage de tragédie et fit naître le soupçon et le mystère.

L'accident avait fait scandale. Il y eut des articles dans les journaux, illustrés de portraits de l'acrobate et de la petite fille qui avait causé sa mort. On en parla pendant

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quelques jours puis la nouvelle, épuisée par la presse et par les bavardages, fut oubliée. Mais à Nieuil l'Espoir « Le Crime d'Agathe SEVIN » demeura l'événement du village.

Agathe se rétablit et regarda les choses. Une branche se profilait derrière le rideau de la fenêtre. Ce devait être le crépuscule, l'air était foncé, la chambre bleuie.

Agathe essaya de concevoir ce qui lui était arrivé. Elle pensa à l'acrobate bondissant dans le vide, mais ne s'effraya pas. Une entente profonde et extraordinaire l'unissait à ce cadavre du ciel. L'acrobate lui appartenait ; il était son secret, son signal, les pôles de son âme, la fleur de son cœur...

La petite fille tourna la tête et trouva un visage. Elle reconnut sa mère ; elle voulut se lever : son corps la plaquait sur le lit. Qu'avait-elle donc ? La vie reprenait place et se logeait en elle. Elle regarda sa mère, remarqua les yeux émerveillés, encore anxieux, qui laissaient aller une sorte de lumière ; alors, Agathe ressentit un senti- ment heureux.

C'était terriblement heureux, parce que c'était fra- gile. L'enfant admettait cette joie brève et se réjouissait de sa violence. Elle réclama son père, ses sœurs, son frère. À l'exception de Jean-Louis qui faisait ses études à Poitiers, la famille fut réunie autour d'elle. Elle embrassa tout le

monde. Elle avait envie de leur dire : « Regardez-moi bien ; c'est moi votre petite Agathe - quelque chose m'est arrivé - quelque chose m'a répondu. Il faudra bien m'aimer parce que j'ai de l'audace. Quelque chose m'appartient, qui n'appartient qu'à moi. Oh ! comme je vous aime. Oh ! si vous pouviez savoir à quoi ressemble mon bonheur. »

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Agathe est guérie. Il ne faut pas encore trop jouer avec elle. Elle se fatigue vite, elle pâlit, elle ne bavarde pas autant qu'avant. Parfois ses lèvres s'agitent, ses sour- cils se relèvent très haut au-dessus de son regard écla- tant ; on attend, et elle ne dit rien, et c'est dommage.

Mais elle est si gentille, Agathe, si douce. Dorothée et Jeanne ont passé l'église. Elles suivent

la grand'route qui traverse le champ de foire. Le vent est chargé de froid et de pluie - la place

est déserte. Déjà quelques lumières éclairent des vitres. Un rideau se soulève, retombe ; la vie du village se trahit à peine, seule, la forge du charron rougeoie dans l'atelier bruyant.

Dorothée et Jeanne ont laissé Agathe endormie. Le silence de la maison, le jour tombant et le sommeil de leur sœur ont attristé les petites : alors elles ont voulu sortir.

La maman a boutonné elle-même les gros man- teaux. Dans le jardin, Dorothée a hésité, ne sachant que faire de cette fin de journée assombrie. Elle a tant tra- vaillé au piano que ses mains ont des crampes. Peut-être faire un tour dans les sentiers ?

Mais Jeanne a voulu aller chez Nini. Elle aime cette petite maison, ce petit jardin parce que dans l'une et l'autre, il y a du désordre - une profusion d'objets et de plantes où Jeanne, intéressée, reconnaît les tarots, les gra- vures de mode, les ciguës et les résédas.

Nini sait faire les cartes et les réussites. Elle sait

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coudre des robes, broder des cols. Les petites l'ont tou- jours connue : c'est l'amie. Elle a été couturière à Paris ;

elle a même habillé la grand-mère Laurence qui était belle et coquette et qui est morte en pleine gloire. Maintenant, Nini demeure à Nieuil l'Espoir. C'est une petite vieille alerte, qui siffle toujours ou qui chante.

Pendant la maladie d'Agathe, Jeanne était venue se réfugier chez elle. Toutes deux évitaient de parler de l'étrange accident du cirque. Jeanne en était encore tout étonnée, et un grand sentiment de surprise et peut-être d'admiration l'alliait à sa sœur. Agathe avait fendu l'écorce d 'un monde insolite, et, prise au piège, l'âme de la petite Jeanne bougeait un peu.

Pendant le délire d'Agathe, elle avait fui sa mai-

son inquiète, où les parents, soudain indifférents, passaient avec des visages mornes de guetteurs épuisés. Dorothée, presque muette, semblait se confiner dans ce malheur et, ne pouvant faire de la musique, partait pour des prome- nades interminables.

Alors, Jeanne allait retrouver Nini. La vieille femme

chantait des chansons « vécues » qui parlent de la ville et d'amour. La petite fille se laissait gagner par le rêve. Elle goûtait alors un bonheur et une paix profondément égo- ïstes, plus exactement un plaisir hermétique qui repous- sait tous les appels et toutes les sollicitations de la vie.

La maison de Nini est située au croisement des

routes de Nouaillé et de la gare ; en face, il y a le monu- ment aux morts, élevé sur un monticule et surmonté d'une croix.

Dorothée et Jeanne ont poussé la porte. Il fait bon chez Nini et ça sent le café. La couturière tricote. Un tablier à bavette enserre son corps rond. Elle est toujours bien

propre, avec des cols frais qui embellissent ses robes. Nini fredonne. Un bal musette s'anime, semble

sortir de sa bouche comme un guignol. C'est loin, ça doit

être plein de fumée et de rires - ça danse dans une lumière

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vive, et pourtant c'est intime, bien clos. Jeanne se balance dans le fauteuil à bascule ; Nini chante encore, et ça ressemble au bien-être.

Dorothée boucle les pointes de ses tresses. Elle n'écoute pas Nini. Sa tête est pleine de notes et de pré- ludes, pleine aussi de la pensée d'Agathe et de celle de Jean-Louis. Elle voudrait se serrer contre son frère, qu'il lui donne la main, et qu'ils se promènent Elle voudrait retrouver Agathe comme avant l'accident... Agathe, le cœur rempli d'histoires et de mensonges, et à cause de cela leur enfance s'animait, vibrait d'un plaisir qui n'était ni gai, ni puéril, mais grave et émouvant.

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Depuis sa guérison, Agathe a réintégré la chambre commune.

Une grande pièce au premier étage de la belle maison de leurs parents. Trois lits étroits, recouverts de toile bleue, font face aux fenêtres. Il y a une grosse com- mode avec un tiroir pour chacune - le plateau de chêne fait comme une place où se donne rendez-vous le goût des fillettes.

Dorothée y apporte des fleurs et une boîte à mu- sique qui chante une petite ronde triste. Jeanne collectionne des objets - une assiette en feuille de choux, une tirelire qui est une tomate, une cage de cristal, fine, comme faite avec des fils de la vierge, et une ravissante danseuse dressée sur ses pointes et pinçant de ses doigts précieux son jupon ajouré. Agathe a un album, elle y range des articles qu'elle découpe dans les journaux. Agathe a décoré son album avec des papiers collés roses et bleus, des étoiles, des bruyères séchées et un ruban de soie. Il y a dans l'album une vie étrangère qui a séduit Agathe : des crimes, des viols, des cas de folie, des accidents d'avion ou de cirque.

La nuit vient mourir aux murs de la maison close ;

les enfants sont couchés. Agathe oublie sa prière, et fixe son regard aux fenêtres dont on ne ferme jamais les vo- lets. En baissant un peu les yeux, elle aperçoit ses sœurs

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étendues sous leurs couvertures, les mains jointes, poin- tées vers leurs regrets ou leurs désirs - sages, dociles pe- tites filles qui prient.

Cependant, Agathe réfléchit devant la nuit im- mense.

Derrière les vitres, le reflet des nuits se prend dans le voile des rideaux, et ces clartés nocturnes sont le se- cours d'Agathe. Car la nuit lui fait mal. Tout ce qui est d'ombre ou inconnu la blesse, et de cette blessure pro- cède un goût singulier.

Dorothée et Jeanne sont endormies. Qu'est-ce donc que le sommeil ? Une absence. La maison est vide, vidée des corps affectueux qui forment la famille et le rempart pour se protéger de la peur. Chacun est reparti dans sa solitude. Agathe sait imaginer l'existence des absents de- venus légers, aérés par une neuve audace, plongeant sans défaillance dans l'ombre d'où ils ne reviendront qu'avec des membres et des faces reposés. Qu'abandonnent-ils si légèrement au seuil des ténèbres ? Agathe tremble car elle ne veut rien perdre : réaliser le double tour d'être endor- mie dans la conscience et réveillée dans le sommeil.

Agathe aussi va dormir. De son sommeil elle rap- porte la vie. La nuit pose sur les lèvres de la petite fille sa bouche énigmatique :

Dors, Agathe Dors.

On dit que L'âme des enfants Est la fraîcheur du monde. Tu as chaud

Agathe, Petite fille.

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Les trois petites filles écoutent. Elles se sont ca- chées derrière la bâche aux raies rouges et blanches. De temps en temps, Jeanne fait un coup d'œil complice, mais les deux autres ne répondent pas, vouées à une curiosité excessive, qui, satisfaite, excitera leur imagination.

La foire égaye le village, Madame ZELMA a ouvert sa roulotte : une roulotte qui se partage en deux dans le sens de la longueur, un côté se rabat et une rutilante boutique apparaît.

La marchande de berlingots ne se doute pas que les enfants aux oreilles plus perçantes que des yeux écoutent de toute leur âme.

Pareille à un insecte géant, Madame SECRETAN est passée dans le soleil. Un canotier de paille bleue ombrage son visage ; une guipure émerge de sa robe sombre et étrangle son cou.

Les enfants ont vu Madame SECRETAN sortir de la

mairie-école, descendre les trois marches du perron et s'avancer avec précaution sur la place envahie par les marchands et les bestiaux. Elle est venue tout droit à

l'étalage de Madame ZELMA, à sa boutique de fête foraine, brillante, tentante et astiquée.

- Bonjour Madame SECRETAN, je ne vous ai pas vue ce matin ! Comment va donc Monsieur le Maire ?

- Tout doux, tout doux, toujours ses rhumatismes qui lui font bien du tourment. L'hiver a été dur pour lui.

Madame ZELMA embrasse le ciel d'avril : « Voilà

les beaux jours maintenant ; il sera soulagé. »

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La marchande sourit à l'extrême : « Vous allez bien

m'acheter quelque chose ? » Madame SECRETAN choisit des berlingots et dévi-

sage la marchande. Qu'a-t-elle de changé ? Ses dents de métal ?. . . Non, elles brillent dans son sourire depuis six ans. Sa toilette ? . . . elle ressemble aux toilettes qu'elle a portées, voyantes et ajustées.

- Vous n'avez pas engraissé, Madame ZELMA ? - Mais non, mais non. Encore le sourire en pa-

rade, et puis le regard vif, tout de suite provocant, jouis- sant d'un souvenir : « Dame, j'ai plus la taille comme à vingt ans. »

Ce visage souriant et coloré gêne Madame SECRETAN. Tout ce qui vient de Madame ZELMA, la gêne et produit dans son cœur un sentiment inexprimable, mé- langé de mépris et d'envie. Avec sa roulotte soigneuse- ment entretenue, avec ses toilettes vives, son fard et ses souvenirs, la marchande de berlingots apporte un cou- rant d'air neuf, quelque chose qui scintille et qui fait pen- ser au plaisir.

L'épouse du maire dévisage Madame ZELMA, et enfin s'exclame : « Mais, vous avez changé vos cheveux ?

- Ma perruque blonde était bien fanée. On dit que le roux me va mieux. » La grosse femme se tourne vers l'un des miroirs rococos qui garnissent le fond de sa boutique - « Vous ne trouvez pas ça plus joli ? » Et de sa main qui semble toujours chercher un contact, de ce même geste avec lequel elle flatte son petit chien frisé, ou ap- puie ses paumes sur sa large poitrine caparaçonnée de soie, elle lisse une petite boucle cuivrée.

Madame SECRETAN s'intéresse : - Alors, vous êtes chauve ?

La marchande soupire : « Hélas ! et pensez que j'ai eu des cheveux si beaux ! Ma maladie, et plus rien !

- Vous avez été si malade ?

- Il y a longtemps, c'était ma jeunesse.

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À son tour, Madame ZELMA fixe Madame SECRET AN. Le désir des confidences que les femmes ex- priment si vite entre elles se partage entre ces deux fem- mes usées. Dans l'ombre du canotier, les yeux de Madame SECRETAN brillent, son maigre cou ondule sous la dentelle.

Madame ZELMA soupire encore, penche la tête au- dessus des bocaux de bonbons : « Histoire d'amour. »

Madame SECRETAN baisse la voix : « Comment ? votre maladie, une histoire d'amour ? »

Le regard de Madame ZELMA devient nostalgique. Madame SECRETAN murmure : « Racontez-moi donc. »

Comme des invités dans les coulisses d'une scène

se passionnent pour un spectacle qu'ils voient mal, les fillettes, seulement dirigées par des voix inconnues, font surgir l'intrigue et la revue de leurs timbres et de leurs paroles.

- Vous ne connaissez pas la fête du Trône à Pa- ris ? Une merveille ! et de la musique pendant des jours et des nuits. On était heureux à la maison, quand arrivait cette époque. On était nombreux et orphelins de notre mère - c'est vous dire qu'on avait pas mal de liberté. Moi, j'allais en apprentissage, mais j'aimais mieux les cirques. Quand la fête arrivait, je ne me tenais plus. Faut vous dire qu'on habitait à deux pas de l'avenue. J'étais pas longue à venir parmi les baraques et les manèges ; je m'y sentais chez moi. Là, j'oubliais la misère, le travail. À cause de ses couleurs, la fête me faisait penser à des bouquets.

Madame SECRETAN est surprise. Comment Madame ZELMA pouvait-elle penser aussi fortement à une fête, en aimer aussi fortement le bruit et les couleurs ? Dans son existence paysanne Madame SECRETAN n'a jamais éprouvé de passion. Tous les vifs désirs l'ont effarouchée. Mais maintenant, sèche et vieillie, il lui plaît d'entendre des récits ; elle aimerait connaître des scandales,

et elle s'accuse de péché, quand elle pense à tout le plaisir que lui a causé l'accident d'Agathe.

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- Cette année-là, j'avais quinze ans, mais j'en pa- raissais dix-huit. Je regardais un lutteur qui faisait la pa- rade. Tous les jours je retournais le voir. Debout sur l'estrade, il soulevait des poids en faisant le boniment. Je l'admirais, il était tout nu, portant juste une petite culotte.

Dans l'ombre du chapeau, les yeux de Madame SECRETAN se baissent, mais Madame ZELMA est retournée à sa jeunesse et ce souvenir qui rayonne encore sur sa vie gonfle sa poitrine d'un attendrissement désordonné.

- Je n'allais plus à l'atelier, je rôdais autour des roulottes en espérant le rencontrer. Un dimanche, c'était la dernière soirée - la fête finissait. Je guettais le lutteur ; il s'était assis après la parade, derrière le cirque, dans le noir. Il était seul, il avait l'air fatigué. Je m'approche de lui. Il m'attrape par un bras et me dit comme s'il me connaissait : « Te voilà, ma petite, ça fait une paye que je t'attends. » - Il m'a assise sur ses genoux et...

Madame ZELMA devient rouge. Ses yeux sont ani- més d'une expression comblée qui veut se voiler de pu- deur.

Madame SECRETAN ne dit rien. Sa gêne et son plai- sir se sont accentués ; elle est là, en attente, un sourire figé sur ses lèvres grises.

Les fillettes demeurent immobiles. La phrase ina- chevée a troublé Dorothée. Agathe invente le visage de Madame ZELMA et devine sans le situer son regard vague fixé sur ses souvenirs ; étreintes, roulottes, des forains, toujours des forains qui bougent le long des routes et le lutteur qui, dans l'ombre, l'a tout de suite reconnue, qui l'a caressée brutalement et qu'elle a suivi de tout son cœur. Les petites écoutent avec amour cette histoire d'amour.

- Je l'ai suivi, vous comprenez. On s'est bien aimés quand même ! J'étais devenue ZELMA, l'écuyère. Il m'avait fait apprendre des exercices à cheval que j'exécutais mal ; j'étais trop à cet homme. Il aimait me voir avec ma jupe brillante et couronnée d'étoiles, quand je faisais mon

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silence. Seul le miracle pouvait ordonner la paix générale au prix d'un cruel et ravissant sacrifice. Comme les autres, Paul releva la tête, et pendant un grand moment, et avant de reprendre le chemin du village, ils recherchèrent la trace d'Agathe dans l'air brillant.

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