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Jean-Louis Tripon CREER POUR ETRE Essai d’ontologie expérimentale Traité de philosophie dualiste 1

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Jean-Louis Tripon

CREER POUR ETREEssai d’ontologie expérimentale

Traité de philosophie dualiste

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CREER POUR ETRE

© Jean-Louis Tripon – Publications de l’Académie Sémantique et Fonctions Mentales 2018

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TABLE DES MATIERES

4.. INTRODUCTION : DE L’EXPERIENCE

14. PERCEPTION ET MEMOIRE

27. LE PASSAGE A L’ACTE

38. LE JUGEMENT D’EXCELLENCE

49. INTEGRATION ET STRUCTURATION

58. LA MOUVANCE SPECULATIVE

71. L’ABSTRAIRE OU L’INTUITION ASSOCIATIVE

80. DESEQUILIBRES ET DESIRS

88. CONCLUSION : DE LA CONNAISSANCE

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INTRODUCTION : DE L’EXPERIENCE 

La difficulté principale que rencontre une recherche de nature ontologique est de se fonder. Si cet acte initial est sans conteste son instant le plus délicat et celui qui doit recevoir les soins les plus attentifs c’est que de lui résulte l’orientation et le contenu de l’ensemble de cette démarche. Il est difficile car c’est un acte d’être, un acte qui va déterminer ce qu’est l’être, la poursuite de l’étude n’étant plus que de découvrir ses conséquences, c'est-à-dire de mettre à jour l’être auquel il aura donné naissance. Ce premier obstacle de la pensée axiomatique fait l’objet des plus formidables raisonnements et constructions de la logique, mais ne semble pas préoccuper outre mesure et d’une façon égale toutes les sciences qui se contentent souvent d’un fondement implicite. Mais dans ce cas et bien qu’éludé en son origine, le problème n’en demeure pas moins, car quand bien même il serait informulé ce fondement existe toujours posé semi-consciemment ou sans réflexion approfondie, presque par inadvertance et comme tel détermine inéluctablement le contenu et surtout les limites de la science considérée. La physique en particulier se fonde sur une définition de l’expérimentation dont elle n’examine pas toute la portée et celle-ci, en admettant implicitement que la matière compose tout ce qui existe, circonscrit la totalité d’un univers, celui du physicien, dont la tâche n’est plus alors que de découvrir les caractéristiques d’un monde qu’il a implicitement fondé. Il ne doit pas alors nous surprendre qu’il n’y puisse découvrir autre chose que ce qu’il y avait mis au préalable, c’est ainsi qu’il n’y découvre que de la matière. La même chose pourrait se dire du chimiste et du biologiste. Il nous faut donc nous garder de la naïveté de croire que nous puissions commencer cette étude sur une quelconque évidence, ou pire une quelconque tautologie, et au détour d’un raisonnement rencontrer l’être. Non, ainsi nous n’y parviendrons jamais. Si nous nous fondons sur une proposition nous ne récolterons guère plus que des propositions, sur une abstraction que des constructions intellectuelles, sur les phénomènes que de l’existant objectivé, mais pas d’être. Pour récolter de l’être il  faut nécessairement l’avoir posé tout entier au départ, et si nous ne le posons qu’à moitié nous ne serons pas surpris de ne récolter qu’un être tronqué. Cependant, l’être ne peut être posé tant que nous ignorons ce qu’il est. Sa découverte étant précisément la finalité de l’entreprise, il faudrait paradoxalement le connaître avant de l’avoir trouvé, ce qui paraît impossible. Il nous faudrait donc au moins découvrir quelque chose, un ensemble plus vaste,

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qui le contienne, quelque chose dont nous puissions avoir au préalable la certitude qu’elle contienne l’être, tout l’être, que nous pourrions fonder alors afin de découvrir par la suite ce qu’il est. Il est probable que nous ne pouvons trouver cette chose à la seule aide de la raison pure, à moins que la raison contienne l’être, c’est-à-dire qu’elle puisse être cette chose que nous cherchons, ce qui a déjà été tenté sans grand succès. Suffisamment peu en tout cas pour nous permettre d’affirmer que l’être déborde la raison. Il ne nous reste donc à espérer que cette découverte soit une invention, c’est-à-dire qu’elle nous apparaisse comme une intuition première qui ne proviendrait pas elle-même d’un fondement préalable. Nous sommes donc réduits à errer d’intuition première en intuition première jusqu’à ce que la chance nous apporte ce que nous cherchons. Situation peu réjouissante, qui ne nous laisse que bien peu d’espoir d’y parvenir. Mais nous rencontrons bien vite d’autres obstacles. En effet, le discours ontologique utilise le langage dès l’acte qui le fonde. Nous aurions donc besoin d’une sémantique, or celle-ci nous renvoie au problème général de la connaissance qui exige à son tour d’être fondée. Soit un cercle vicieux d’une logique impeccable qui à elle seule suffirait à démontrer l’impossibilité formelle de toute démarche ontologique, qui laisse le même goût amer que ces démonstrations des mathématiciens de l’école de Vienne concluant à l’impossibilité de constituer une axiomatique non-contradictoire. Mais au point où nous en sommes, nous sommes en droit de douter de cette logique, quittes à montrer par la suite son inconsistance. C’est d’ailleurs la seule solution qui nous reste, à moins de renoncer dès à présent à cette entreprise. Nous avons donc vu que la raison ne pouvait pas nous aider, nous voyons maintenant qu’elle constitue un obstacle qui ne peut que nous nuire. Cet acte que nous cherchons doit-il être arbitraire ? Irrationnel ? Le problème semble plus difficile que jamais.  En désespoir de cause, nous allons donc errer d’une chose à l’autre, en nous fiant à notre seule intuition. Allons-nous retenir la matière ? Mais elle est en train d’échapper des mains des physiciens. Les concepts ? Mais ils sont indécidables. Les phénomènes ? Mais Sartre nous a montré qu’ils néantisent l’être. La négation ? Mais à nier tout ce qui n’est pas atteindra-t-on jamais ce qui est ? La seule idée qui retienne notre attention, c’est celle de Descartes : « Je pense donc je suis ». De toutes c’est celle qui apparaît la plus simple. Pourtant, nous nous demandons si le cogito n’est pas qu’une affirmation arbitraire, depuis

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l’informatique suffit-il de penser pour être ? Qu’est-ce donc que penser ? Enfin cet être, est-il tout entier contenu dans l’acte même de penser ? Cette tentative est apparemment sans espoir. Pourtant, il faut bien que quelque chose existe, sinon je ne serais pas à cette table, à écrire avec tout ce qui m’entoure. Quelque chose existe donc, mais je suis incapable de déterminer quoi et encore moins de le fonder comme existant. En premier lieu, il me faudrait faire l’expérience de cette existence. Si nous pouvions faire l’expérience d’une chose comme existante notre problème serait peut-être en voie de solution. Cette chose que nous n’avions pas encore envisagée pour fonder l’être, c’est l’expérience.  Par expérience, je n’entends pas celle du physicien, qui n’est qu’une expérimentation, c’est-à-dire un ensemble de moyens techniques mis en œuvre afin de provoquer des phénomènes très particuliers, tels le déplacement d’une aiguille ou la montée d’un liquide dans un tube, qui présentent sur tous les autres phénomènes, l’avantage d’être facilement mesurables et abstraits, et qui fournissent les données quantitatives dont les physiciens ont besoin dans la construction d’un modèle de leur monde. Par expérience j’entends l’acte de conscience qui donne naissance à toute observation, l’acte par lequel le monde (ce qui nous entoure dans son sens le plus large) se révèle à nous. Par son intuition des données immédiates de la conscience, Bergson a grandement contribué à approfondir cette notion d’expérience. Grâce à lui, elle se libère de l’observation qui est un acte réfléchi et de son contenu ou objet qui lui est étranger, pour devenir l’acte par lequel on éprouve, et au-delà de cet acte, sa réalité même telle que nous l’éprouvons, dans laquelle la saisie de ce que nous éprouvons se confond avec le résultat que nous en retirons. C’est une réalité non verbale, qui colle à nous-mêmes, une globalité essentiellement qualitative, dont les contours sont donc nécessairement flous. Dès à présent nous pouvons remarquer que si cette expérience n’est pas celle du physicien, elle l’accompagne à tous les instants de son expérimentation et il en a besoin pour se révéler les faits qu’il va choisir parmi tous les phénomènes qui l’entourent. Sans conscience il n’y a pas de physique, il y a peut-être un monde, il y a peut-être des hommes dans ce monde, mais il n’y a personne pour s’en apercevoir.  Nous comprenons alors ce qui nous avait séduits dans le cogito cartésien. Il n’est pas une simple proposition. C’est une expérience dont le « Je pense » n’est que la formulation. C’est un homme dans son poêle éprouvant qu’il pense et qu’il est et non la proposition abstraite d’un manuel. Et c’est parce qu’elle est

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expérience qu’elle fait preuve. Mais pourquoi avoir choisi cette expérience plutôt qu’une autre ? Car si une expérience détient la capacité de nous prouver que nous existons justement parce qu’elle est expérience, n’importe qu’elle d’entre elles devrait pouvoir également nous convenir. Or si nous examinons le cheminement de la pensée de Descartes, nous voyons que pour aboutir au cogito nous avons dû rejeter toutes les autres expériences comme impropres à notre projet de fonder l’être. Nous avons dû douter de chacune d’elles. Comment alors ne pas douter aussi de l’expérience du cogito ? Car si nous devons douter d’une seule expérience, nous devons douter d’elles toutes (et rejeter le cogito comme une expérience parmi d’autres). Et alors cette expérience du cogito ? Est-elle ? Ou n’est-elle que la plus vraisemblable d’elles toutes. Mais s’il devait en être ainsi, elle apporterait le doute dans mon être. Le cogito affirmerait le doute que je suis et la mauvaise foi dont je suis prêt à faire preuve pour pouvoir être. Nous serions donc ramenés à une philosophie de l’échec. Douter d’une seule expérience, rejeter une seule d’entre elles avant d’aborder et pour aboutir au cogito cartésien, c’est nier le cogito lui-même, lui enlever sa substance essentielle. Donc nous n’avons pas le droit de choisir, ni celui de douter d’aucune des expériences que nous pouvons faire si nous voulons fonder l’être sur l’expérience. Il me faut accepter toutes les expériences que je fais quel que soit l’ordre qu’elles prennent pour venir à moi. Et non seulement l’expérience mais tout ce qui peut venir à moi-même. Le doute ? L’idée que je n’existe pas même ? Paradoxe. Elle existe comme idée et je fais à travers elle l’expérience d’une idée, d’une proposition, l’expérience de quelque chose qui est, et face à elle devant moi, j’existe. Mais quittons ce paradoxe sur lequel nous aurons loisir de revenir. Une idée existe en tant qu’idée, elle est expérimentée comme telle, un concept comme concept, un mot comme mot, un signe comme signe. Tout est. Tout est expérience. Tout existe. Tout existe comme ou par expérience. L’expérience quelle qu’elle soit fonde l’existence de ce qui la constitue. La grisaille se peuple de couleur. Tout est. Mais nous sommes alors envahis d’un véritable capharnaüm d’être. Tout est, mais en désordre, le vrai avec le faux, le réel avec l’illusoire. Du doute préalable au cogito, nous voici plongés dans la confusion et le contradictoire. Nous ne sommes pourtant pas au même point, car nous n’avions rien et nous avons l’être, mais ce n’est pas un être simple, c’est un être complexe, un être qui semble pouvoir se contredire en son être. Nous voyons donc que si nous fondons l’être sur l’expérience, le problème ontologique se déplace. L’expérience prime l’existence dès lors qu’elle la révèle

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comme telle et lui permet d’arriver au monde. L’existence n’a plus alors de valeur ontologique, elle la perd au profit de l’expérience, il ne lui reste plus qu’une valeur pratique, celle d’une connaissance plus ou moins fiable au service de l’action. Dès lors le paradoxe tombe, la matière peut apparaître corpusculaire ou vibratoire selon l’action qu’elle sert, l’existant apparaître flou, probable, contradictoire, partiel ou illusoire selon la détermination volontaire ou accidentelle que l’expérience, donc l’action ou la conscience de l’être qui le révèle, lui attribue, sans pour autant appauvrir la valeur ontologique de cette même expérience. L’expérience a dédoublé la réalité entre l’être qui préhende et les existences qui sont saisies et les fonde l’un l’autre avec leurs valeurs respectives dans le même acte.  Ceci posé, nous sommes envahis d’expériences et nous avons vu que nous ne devons choisir entre elles pour fonder l’être, mais nous pouvons les collecter à mesure qu’elles se présentent. Il en résulte un certain désordre. Pour en sortir, nous n’avons d’autre moyen que de les différencier puis de les répartir en autant de catégories qu’il soit utile pour restaurer un minimum d’ordre. Il ne nous restera plus alors qu’à examiner les relations que présenteront ces catégories et ces expériences afin de pouvoir les classer et les situer les unes par rapport aux autres. Si nous analysons le contenu de ces expériences, nous constatons qu’elles sont composées de plusieurs natures contradictoires que nous avons déjà effleurées. Il y a d’abord des éléments préhensibles qui nous offrent la possibilité de saisir leur existence au sein de leur actualité. Ce sont les plus faciles à discerner. Ils nous montrent un certain nombre de qualités existentielles caractéristiques et parmi celles-ci, une individualité, une divisibilité, une substance et une forme, du mouvement, etc… mais aussi de l’espace et de la durée, qui font que nous pouvons aisément les objectiver et les abstraire. Ils sont en outre inanimés, sans doute l’une de leurs propriétés les plus distinctives, c'est-à-dire qu’ils ne se meuvent pas, ni ne se transforment par eux-mêmes. Nous pouvons par contre les déplacer, soit de l’extérieur et c’est le cas quand nous manipulons un objet ou quand le vent et la tempête les emportent et les dispersent, soit de l’intérieur par exemple quand la vie après avoir fait germer une graine pousse la plante hors de terre. Ils se dégradent dans la durée, mais restent en place là où nous les posons, à moins d’avoir reçu de ce geste une impulsion. Ils sont donc soumis à une stricte causalité. Cette nature simple et éloignée de toute perversité et ce caractère préhensible permet de les qualifier d’une existence concrète apportant sa substance à l’expérience bien que nous y

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trouvions pêle-mêle des objets matériels, des constructions intellectuelles et des structures mentales, mais la distinction entre matérialité et mentalité est ici secondaire, car il ne nous faut jamais oublier que l’expérience qui les révèle et les recueille en son sein est par essence toujours mentale. De ce qui précède, il serait tentant et presque naturel de vouloir réduire l’étant à leur(s) seule(s) existence(s), mais ce serait à coup sûr perdre l’être, car la valeur de ces phénomènes n’est pas en soi ontologique, et oublier deux autres composantes de l’expérience dont les natures sont plus subtiles.  Nous avons en effet encore ce qui préhende, la conscience en est l’aspect le plus immédiat et celui qui révèle, mais la conscience n’est pas seule, elle n’est qu’un cas particulier de l’agir. Si nous examinons tout ce qui contribue à la nature ontologique de l’expérience, nous devons également considérer le désir, l’abstraire, l’exercice du faire et de l’imaginaire, etc…, tout ce qui va mouvoir. Nous entrons ici au cœur de l’expérience, à la source de l’être. Pour l’exprimer nous devrions n’employer que des termes à l’infinitif, verbes contenant leur propre sujet, ou substantifs verbaux, dont l’usage est incommode car il n’existe pas toujours dans nos langues, ce qui constitue une difficulté sémantique particulière, d’autant plus que ce dont il est ici question ne se décline pas, ni au passé, ni au futur, mais n’est toujours que présence à l’agir dans l’actuel. Aussi après ces remarques si j’utilise pour la nommer le terme d’essence créatrice ce n’est pas qu’il soit totalement satisfaisant mais à défaut par opposition à la concrétude de l’étant. En un certain sens, c’est bien une essence car si elle est sensible, elle est aussi impalpable, fugitive et aléatoire, plus potentielle que manifeste, créatrice parce que sa propriété première est de mettre en œuvre tout ce qui se meut et se crée, d’être à l’origine de tout ce qui arrive au monde, y compris et surtout l’être. Sa présence est mouvante, en perpétuelle transformation, elle ne reste jamais en place, sa nature est de créer, et elle crée. Elle défie les lois de la physique puisqu’elle crée à chaque instant ce qu’elle tire de nulle part pour le perdre aussitôt au profit de la mémoire. Des images, des structures, des comportements ainsi s’accumulent qui n’ont d’autre cause première qu’elle-même. Par ailleurs, elle est non seulement individuelle, mais elle est seule, elle est sensible à sa propre nature au cœur de son être, mais elle ne peut la percevoir chez autrui. Chez l’autre, elle ne peut reconnaître que des signes de sa présence, elle se devine, mais ne peut l’éprouver au point qu’elle puisse parfois être accablée de sa solitude. Elle possède la particularité de pouvoir même s’oublier dans le faire, l’abstraire, le sommeil ou le rêve, dans ses propres activités créatrices, et l’instant suivant de revenir à sa propre sensation

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d’elle-même. Il lui est par contre difficile de se concevoir intellectuellement à la manière des autres existences car la conscience immédiate de sa nature nie son appartenance à des formes abstraites. Aussi quand elle examine ses propres représentations ou mieux ses propres souvenirs, elle n’y voit que des dépouilles sans vie d’elle-même, car les abstractions sont d’une existence concrète et ne peuvent porter que leur propre nature. Il subsiste donc entre elle et ces dépouilles, la même différence qu’entre un corps vivant et un cadavre, rien en apparence, mais il manque la vie et elle ne peut véritablement s’éprouver qu’en se vivant.  Il nous reste enfin une troisième nature qui ne peut ni être saisie comme un objet concret, ni être éprouvée comme une essence, et qui n’en existe pas moins parce que ses conséquences et sa puissance sur les choses visibles s’imposent à notre esprit d’une façon irréfutable. Cette dernière n’est qu’intelligible et quoique nous ne pouvons la préhender directement nous pouvons cependant la concevoir conceptuellement, et c’est encore notre essence créatrice qui par son pouvoir d’abstraire la comprend sinon du moins la révèle. La particularité de cette nature est de se manifester dans l’expérience sans y être elle-même d’une présence apparente au travers des modalités qui conditionnent la plus grande partie de ce que nous allons y trouver. En effet, les différents éléments qui constituent le contenu de l’expérience et/ou qui concourent à sa formation présentent un agencement qui en dépit de ses variétés, de la multiplicité de ses paysages, de la complexité de leurs tissus, de l’infinité des circonstances et de la pluralité des moyens, montre une certaine persistance des formes, et dans leurs transformations, la permanence de relations clés, l’existence de limites, la présence de principes inaliénables dont l’invariance attire sinon fascine notre intelligence sans doute parce qu’elle y trouve l’assurance d’une rationalité et l’apaisement d’une bribe de compréhension ou du moins le soulagement d’une certaine fixité au milieu du chaos apparent et gigantesque des choses qui s’offre à son regard, et qui dès lors font l’objet de ses sciences. Ces invariants qui ne dépendent ni de la nature concrète ni de l’essence créatrice mais qui s’imposent à eux et à leurs relations semblent former un cadre principiel dans lequel l’expérience pourra s’inscrire, nous pouvons donc parler pour lui de contenant en opposition avec le contenu de l’expérience. Parmi ces principes nous remarquerons en premier lieu celui de causalité parce qu’il caractérise le mieux un mode d’action général qui soumet les transformations des éléments à des lois et qui suppose une certaine continuité du temps et de l’espace ainsi qu’une résistance au changement, mais nous y découvrons encore l’entropie qui veut

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que tout se dégrade dans la durée, la cyclicité, compromis entre le mouvement et la fixité et qui semble jalonner les évolutions de bornes immuables et de structures répétitives, une finalité peut-être même si elle reste obscure, une interdépendance à la fois globale et interindividuelle des éléments jusqu’aux plus éloignés de l’univers, des limites à la puissance, une cohérence logique, etc… Aucun de ces principe n’apparaît en sa nature qui reste invisible au sein de l’expérience, ils transparaissent par ce qu’ils impliquent pour l’étant concret comme pour le vivant, et plus encore ils se manifestent dans leurs relations. Mais d’abord ils rendent ces relations possibles, que rien en dehors d’eux ne peut laisser supposer, en leur fixant des conditions d’existence qui apparaissent immédiatement comme des conditions d’ordre. Ils apportent de l’ordre au monde qui sans eux ne serait que chaos, et par l’ordre du sens. En effet, rien dans la concrétude ne préfigure un ordre, les choses sont mais ne font qu’être, elles ne poursuivent rien. Encore moins d’ordre dans le vivant, à l’existence éphémère, en perpétuel recommencement. L’ordre semble procéder d’une résistance à l’accomplissement de ces deux natures, à la placidité de l’une et l’effervescence de l’autre, en les confrontant et les interpénétrant, et ses propriétés résulter ou se confondre avec cette résistance : une omniprésence, nulle chose n’en est épargnée, une omnipotence, toutes lui sont soumises, la précision et la rigueur des effets, la permanence enfin, car dans ceux-ci jamais elle ne varie. Ces propriétés sont formelles, elles ne peuvent être démontrées, pour ce faire il faudrait que notre esprit examine toutes choses ce qui est hors de notre portée, mais avant même d’examiner, nous constatons que nous portons en nous l’intuition et l’intelligence de leurs principes. Si nous devions en douter nous renoncerions immédiatement à vouloir comprendre le monde dans lequel nous vivons. Par mauvaise foi peut-être nous avons besoin de croire que le monde soit intelligible, mais de bonne foi aussi nous n’avons jamais observé le moindre fait qui nous permettrait de craindre sérieusement qu’il ne le soit pas. Aussi, dès que nous rencontrons du contradictoire nous accusons naturellement l’imperfection de nos raisonnements, sans jamais douter de la cohérence des lois. Ces lois ou cet ordre que nous ne pouvons ni saisir ni sentir, nous ne pouvons que l’abstraire. Deux remarques : tout d’abord l’abstraction résulte de l’examen comparé d’un grand nombre d’expériences, c'est-à-dire de choses préalablement saisies et senties, ensuite l’abstraction quoique mentale, possède une existence concrète, ce qui lui permet à son tour d’être saisie, de la nature de l’ordre elle ne détient que la forme, une forme censée refléter l’architecture des lois que cet ordre détermine. Mais le plus souvent, pour ne pas dire

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congénitalement ce reflet est faillible, partiel, et trouble, et la loi ne cesse de nous dérober l’intelligence de la cohérence qu’elle nous laisse deviner. Ce fossé incontournable témoigne de l’imperfection ou de l’incomplétude de notre être par ailleurs indispensable au vivant car le parfait par essence ne peut être que constant. Nous touchons ici la contradiction des natures du vivant et de l’ordre, l’être n’est pas parfait parce qu’il n’est pas formel, ses qualités sont d’un autre genre, contradiction qui se résout si l’ordre qui s’applique à l’être reste absent de son sein et ne s’impose à lui qu’extérieurement, comme une contrainte. L’existence concrète nous montre la même chose, encore par nécessité pour le vivant, car sans obéissance causale à un ensemble de principes immuables ce champ d’action serait sourd à toute manipulation, mais aussi entre autres en constatant sa dégradation dans la durée et dans le sens inverse une évolution structurelle, et dans ces deux mouvements, entrevoir un aspect de l’ordre qui ressemble fort à de la finalité et qui enrichit considérablement la réalité du temps. Si cet ordre s’impose extérieurement au vivant et à la concrétude, c’est sans doute qu’il s’applique à eux par leurs relations, car c’est moins dans un hypothétique absolu que dans sa relation permanente au concret que le vivant prend la mesure de ses limites, de l’efficace et du nécessaire, donc de la rigueur et de la contrainte. En y regardant bien, c’est-à-dire en la différenciant de son abstraction, cette relation n’appartient pas à la nature du vivant parce qu’elle ne vit pas, ni à la concrétude parce qu’elle n’a pas de substance ni matérielle, ni mentale. Elle existe indépendamment de la conscience que nous en avons, et sa réalité est plus vaste et plus complexe que ce que nous comprenons ou percevons d’elle car sinon nous serions plus sages et moins maladroits dans nos actes. Distincte du concret et du vivant, la relation peut porter sans contradiction ontologique la présence en son sein de la nature de l’ordre. Comme lui elle est précise, rigoureuse et inaliénable, et si elle est variable, elle ne fait que témoigner des variations de l’objet et du sujet, et non d’une cause qui lui soit propre. Elle est donc de la nature de l’ordre qu’elle contient sans évidemment l’englober ni en épuiser la puissance, sans être même une parcelle de lui-même, elle en serait son application exacte aux entités qu’elle relie ou sur lesquelles il s’impose et de ce fait sa manifestation. Il n’y a donc pas de relations du concret au vivant ou inversement mais que des relations de ces deux à l’ordre. Nous ne saurions assez nous convaincre de différencier une relation de son abstraction, aussi élaborée soit elle, cette dernière n’est que l’image concrète de ce que nous avons pu comprendre de la relation. Aussi fidèle soit elle et d’autant plus trompeuse qu’elle est fidèle, elle est restée l’image d’une compréhension

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demeurée ignorante de toute sa richesse et de sa portée. L’image appartient à la logique du concret, la relation à celle de l’ordre, comme lui elle nous échappe en définitive et chaque fois que l’on croit la saisir on ne fait que construire et l’identifier à une représentation mentale.  Nous avons donc pu déceler ou différencier trois natures au sein de l’expérience : l’existence concrète qui peut se saisir, l’essence créatrice du vivant qui s’éprouve, l’ordre qui se manifeste dans les relations et par qui les choses deviennent intelligibles. De ces trois natures, l’une est malléable, l’autre émergente et la troisième est immuable, elles obéissent donc à trois logiques distinctes et contradictoires. Nous aurions aimé pouvoir les aborder à l’aide d’une même et unique logique, c’eût été plus simple, mais nous ne pouvons que nous incliner devant la complexité de l’expérience. Si nous nous trompons de logique quand nous abordons une de ces natures, nous ouvrons la porte à toutes sortes se paradoxes, à l’illusion et à l’erreur. C’est ainsi que nous perdons vite l’être quand nous voulons l’approcher par la logique propre à la concrétude. Nous ne manquerons pas de tomber souvent dans cette sorte de piège, car l’abstraction réductrice nous y invite à chaque pas. Pour nous en prémunir nous devons sans cesse garder en notre conscience le caractère irréductible de cette trinité des natures qui composent l’expérience, si l’une d’elle venait à manquer nous ne serions sans doute que victimes d’une confusion dangereuse. Après cet examen nous sommes mieux en mesure d’entreprendre le classement de nos expériences. Pour ce faire il est maintenant évident que nous ne pouvons retenir son aspect concret car il nous conduirait à minimiser, voire à occulter le rôle central de l’être avec le risque de le perdre en chemin. Nous ne pouvons pas non plus retenir l’ordre, car il ne devient manifeste qu’en second lieu par l’analyse des relations. Aussi nous sommes naturellement contraints de fonder cette répartition sur l’essence créatrice puisque c’est à travers elle, par la saisie, la conscience, l’abstraire, que nous prenons connaissance de ces deux autres natures et que l’expérience se révèle en entier à nous. Pour dresser et organiser ces catégories qui déterminent les chapitres de cet ouvrage, je serai amené à distinguer des fonctions au sein de cette essence et à tenter d’examiner avec elles le plus large éventail possible des activités du vivant. Ces divisions pourront paraître parfois quelque peu arbitraires, elles n’ont pas non plus la prétention d’être exhaustives car si nous voulons rester dans une démarche inductive, fondée sur l’expérience, nous devons nous réserver dès l’origine, la possibilité d’ajouter ou de diviser ces catégories autant de fois qu’il sera nécessaire.

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PERCEPTION ET MEMOIRE

Quand nous percevons une chose nous établissons une relation entre notre nature vivante et cette chose, des caractéristiques concrètes (formes, sons, couleurs, etc…) se révèlent dans un certain agencement à notre conscience, nous avons bien là les trois natures de l’expérience. Qu’elle soit accidentelle ou intentionnelle la perception est une activité que nous pouvons qualifier de passive, dans le sens qu’elle n’intervient pas pour modifier les choses ni leur place dans l’environnement, c’est néanmoins une activité créatrice puisqu’elle produit une image qui sans elle n’existerait pas. Cette image a un rapport avec la chose, c’est en quelque sorte une copie mentale de la chose, d’une de ses parties ou d’un des aspects de cette chose, nous pouvons alors parler d’activité réflexive. Cette activité nous montre l’exercice de la conscience, mais à coté d’elle elle nous révèle déjà la présence d’autres essences créatrices en action au travers de l’intention, de la concentration, etc… qui accompagnent ou qui guident la mouvance de cette conscience qui au lieu de rester fixe ne cesse de se déplacer ou de sauter d’un objet ou d’un sujet à l’autre multipliant ainsi les images. Mais ces autres essences restent secondaires dans l’exercice de la fonction de perception qui nous occupe, la conscience y tient le rôle principal. On ne saurait assez souligner l’importance de la conscience pour être. Sans elle il ne serait pas. Il y aurait peut-être une existence mécanique dans un monde obscur et causal, mais il n’y aurait personne pour s’en apercevoir. La conscience est non seulement consciente de chose, elle est aussi conscience d’être, et conscience d’elle-même. En deçà de la réflexion, elle s’éprouve elle-même au même titre qu’elle éprouve d’autres essences créatrices, désir, abstraire, etc… Il lui arrive aussi de s’oublier et se perdre, dans le sommeil, l’inattention, etc… de divaguer dans le rêve. Sa qualité créatrice, faite de sensibilité est variable et mouvante. Dans la réflexion, elle apparaît posséder deux propriétés essentielles, la première est le pouvoir de se mettre dans une relation sélective avec ce qui peuple son environnement, c’est vrai avec notre milieu physique par l’intermédiaire des sens, c’est vrai aussi avec le milieu mental que constitue notre mémoire par sa faculté de contact avec nos souvenirs. La seconde est de se laisser imprégner dans le cadre de cette relation de l’influence que la chose peut exercer sur elle. En effet elle ne va pas à l’objet, elle le laisse venir à elle, son

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déplacement n’est qu’apparence. L’image qui en résulte témoigne donc plus de l’influence de l’objet que de lui-même. L’image pourrait être éphémère, s’évanouir dès que formée pour laisser la place à d’autres images. Ce serait le cas si la perception n’était que sensibilité. Mais l’image ne disparaît pas, du moins pas complètement, elle dure en s’écoulant en mémoire, pour mener une existence indépendante de la perception qui l’a fait naître. Dès lors, nous constatons que la perception ne consiste pas seulement en la formation d’une image mais dans la création d’un véritable objet, mental certes, mais dont l’existence concrète n’a rien à envier à l’existence matérielle. Il possède une forme stable, une résistance, un certain nombre de qualités, et comme elle se dégrade, il n’est plus l’image virtuelle d’un miroir, mais un objet en soi. Comme toute existence concrète, il se doit de posséder une substance car la forme à elle seule ne peut persister en la durée si elle ne s’inscrit pas dans un support stable. Cette substance nous pouvons l’appeler énergie mentale par analogie avec la matière. Il est évident que cette énergie n’est pas décelable par des moyens matériels, qu’elle possède ses lois propres et qu’elle n’entretient probablement aucun rapport avec son homologue. Elles ne sont qu’analogiques quant au rapport qu’elles entretiennent respectivement avec la forme. Cette énergie doit avoir une source que la conscience ne révèle pas, du moins dans l’expérience ordinaire. On doit donc supposer la présence d’une autre essence créatrice aux cotés se la conscience, qui lors de la perception confère à l’image l’énergie dont elle aura besoin pour assurer sa pérennité dans la durée et lui donner ainsi une existence concrète. Nous pouvons difficilement appréhender cette seconde essence tant son activité est discrète, par contre nous pouvons examiner plus facilement la substance mentale qu’elle produit dans son cheminement au sein de la mémoire. Je dois auparavant réparer un oubli au sujet de la perception. Jusqu’à présent j’ai en effet implicitement admis que l’image qui se forme dans la conscience avait le sujet extérieur pour unique origine. De nombreuses expériences montrent qu’il n’en est rien. En fait nous reconnaissons les choses plus que nous ne les ressentons. Nous connaissons à l’avance les grands traits possibles de tout ce que nous nous apprêtons de voir. C’est si vrai qu’il nous arrive parfois, en particulier en lecture rapide, d’entrevoir d’abord une image erronée avant qu’une observation plus attentive ne la corrige. Un paysage se présente à nous comme un ensemble de taches et de couleurs, il nous serait difficile de distinguer les objets, individus, végétation, masses bâties, si nous ne connaissions déjà leurs formes générales et leur caractère d’objets différenciés.

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C’est d’autant plus vrai dans les tests psychologiques des taches que rien ne prédispose à représenter quelque chose, pourtant leur dessin s’éclaire quand nous voyons apparaître ici une main, là une tête, un animal, etc… par la seule vertu de notre imagination et donc de notre mémoire. Nous disposons par ailleurs de sens négligés, le goût, le toucher, l’odorat, sont de ceux-là. Si nous parcourons du doigt un texte en braille nous ne percevons qu’un semis confus et désordonné de petites aspérités, nous sommes bien en peine d’objectiver des signes. L’aveugle qui connaît ces signes pourra par contre sans peine distinguer des lettres, puis des mots. Comme l’aveugle a éduqué son toucher, l’œnologue a éduqué son goût et son odorat, le vin possède une infinité de variétés de parfums et de saveurs que le commun des mortels ne peut déceler. L’œnologue pourra non seulement reconnaître la qualité du vin mais encore son terroir, plus exceptionnellement son millésime, etc… non parce que son organe du goût soit différent des autres mais parce qu’il dispose en lui d’une palette de sensations suffisamment étendue qu’il a construite avec le temps. Ces exemples nous montrent que la perception n’est rendue possible que grâce aux échelles de références (gammes de couleurs, sons, saveurs, formes simples, signes, etc…) que détient notre mémoire. Elle sera d’autant plus riche que ces échelles le seront. La perception et la reconnaissance ne font qu’un. Si nous nous promenons dans un verger ou un jardin potager nous pouvons à l’occasion y observer des fruits qui nous mettent en appétit. Alors chose étrange, nous ne percevons pas seulement la forme et la couleur des pommes, des fraises ou des oranges, mais aussi leur saveur. La mémoire nous livre des sensations associées aux images, bien que les sens correspondants ne soient pas sollicités. Prenons un texte dont nous ignorons l’écriture, par exemple chinoise ou sanscrite. Au contraire du braille, nous disposons de suffisamment de formes simples en notre mémoire pour parfaitement percevoir les signes. La vue est de tous les sens celui pour lequel notre mémoire est la plus riche. Pas assez cependant pour discerner les mots les uns des autres, car ces écritures présentent la particularité de ne pas laisser d’intervalle entre chacun d’eux, la connaissance de la langue est indispensable pour ce faire. Nous pouvons cependant comprendre le dessin des signes, au point de pouvoir aisément les reproduire. Mais pour nous ces signes ne sont que de petits dessins bizarres, pas des mots. Nous percevons ici la réalité matérielle du signe relativement au sens de la vue mais ce n’est pas ce que nous appelons lire. Si nous prenons par contre un texte dans une langue connue, tout change. Nous ne reconnaissons pas seulement les lettres de notre alphabet et les mots de notre langue maternelle, de nombreuses

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autres impressions surgissent immédiatement pour peupler notre conscience qui ne dépendent en aucun cas de la vue : la prononciation des mots, leur sens, les souvenirs particuliers qu’ils évoquent. Toutes ces impressions ne proviennent évidemment pas des signes, mais de notre mémoire, pourtant leur perception est globale comme si elle venait des signes, elle est involontaire, sans effort d’abstraction ou de remémoration, si bien que nous devons au contraire faire un effort pour abstraire et différencier le phonème de l’écrit, distinguer le signifié du signifiant, le mot de ce qu’il représente, etc… au point qu’il nous arrive parfois de souffrir de désordres sémantiques. Enfin ces impressions sont principalement mentales, ne participent pas de la nature du monde matériel qui nous entoure, ne concernent que notre existence intérieure. Nous voyons ici que la perception est une activité beaucoup plus complexe que nous ne l’avions d’abord envisagé. Elle ne naît pas simplement de la relation entre notre conscience et la chose, n’implique pas simplement quelques échelles de références mais l’ensemble de notre mémoire. Comme le montrait Bergson, elle provient d’une réaction de la globalité de notre mémoire à la chose. Dès lors que dans la perception, nous établissons une relation entre notre mémoire et la chose, présidée par notre conscience, nous ne pouvons plus distinguer entre les actes de perception et de remémoration. De quoi prenons-nous donc effectivement conscience ? Nous serions tentés de répondre que nous prenons conscience de la relation entre mémoire et chose, cependant deux raisons vont nous en éloigner. Tout d’abord la perception n’est pas un acte d’abstraire, mais un acte de conscience pure, or les relations parce qu’elles appartiennent à la nature de l’ordre ne peuvent ni s’éprouver, ni se saisir, mais uniquement se concevoir dans des représentations abstraites. Ensuite, s’il en était ainsi la conscience de la relation nous ferait perdre celle de la mémoire et de la chose. Notre expérience de perception serait alors réduite à deux natures, ne comprenant plus la manifestation de l’existence concrète, en contredisant ainsi la trinité des natures, condition nécessaire de l’expérience. Ce n’est donc pas de la relation dont nous avons conscience mais bien de quelque chose qui appartient à la mémoire et au sujet. En fait nous devons considérer la triple relation entre la conscience, la mémoire et la chose, à l’intérieur de laquelle la conscience, nature vivante de l’être joue le rôle central. Celle-ci emprunte à la chose son architecture générale et à la mémoire les éléments dont elle dispose pour enrichir ce vêtement. Quand aux relations, elles déterminent les conditions causales de cette création, la conscience comme essence réflexive ne pouvant qu’entériner leurs conséquences. L’image qui en résulte est donc une

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création originale qui possède dès qu’elle reçoit sa substance une existence concrète bien que mentale, dès lors indépendante. Dans la perception nous voyons donc à l’œuvre trois entités de notre être. Deux essences créatrices, la conscience et celle qui fournit l’énergie mentale, et la mémoire. La mémoire n’est évidemment pas une essence, c’est un ensemble complexe d’éléments bien concrets qui possède une structure de corps. L’image mentale se forme dès la sensation, son souvenir est cependant plus faible qu’à l’instant de sa première conscience. C’est ainsi que si l’on nous donne des objets à observer sur un présentoir pendant un moment assez bref, nous aurons du mal à nous souvenir et à décrire ce que nous avions bien pourtant précédemment vu. Il nous faut distinguer entre l’image optique virtuelle et éphémère qui a sensibilisé un bref instant notre conscience, et l’image mentale que celle-ci a saisie et à laquelle elle a donné une existence concrète qui va lui permettre de durer. La conscience est sélective, elle ne retient pas tout ce que les sens lui offrent de retenir, elle prend ce qui l’intéresse selon la logique propre de notre nature vivante. D’où la difficulté d’apprendre ‘’par cœur’’ des textes malgré toute la volonté que nous y mettons, car cette logique propre qui découle de la globalité de notre être et de nos structure se soucie peu de notre effort volontaire superficiel. De cet intérêt va sans doute aussi dépendre la quantité d’énergie fournie à l’image saisie pour lui permettre de durer. Cette énergie est en effet variable, quoique nous ne puissions en percevoir clairement les causes, son intention restant inconsciente comme son activité même. Nous remarquons seulement que certaines images sont plus fortes et plus nettes en particulier quand elles possèdent une valeur affective ou émotionnelle. Un grand nombre d’images ‘’optiques’’ sont par contre purement et simplement rejetées soit que nous ne voulons pas les voir, soit le plus souvent qu’elles sont trop ordinaires pour susciter le moindre intérêt de la part de notre être. Si nous examinons à présent les images mentales que notre perception a effectivement saisies au sortir de l’acte qui leur a donné naissance et que nous les suivons dans leur écoulement en mémoire, nous constatons que celles-ci, du moins certaines d’entre elles parmi les plus fortes, continuent à hanter notre conscience pendant quelques minutes, quelques heures, voire plusieurs jours. Ce phénomène se présente parfois comme une véritable obsession, le plus souvent comme une présence rémanente que nous n’arrivons pas à chasser, des événements réapparaissent dans des moments d’inattention, ou plus simplement quand notre esprit cherche un peu de repos. Nous ne parvenons pas à oublier volontairement ces images parce qu’elles continuent à exercer une influence sur

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notre conscience. Cette influence nous affecte sans que nous le désirions, à la manière d’une douleur ou d’une pulsion. Il faut y voir un phénomène purement énergétique, une contrainte qui provient de la formation de l’image mentale. En effet, nous pouvons penser qu’elle a pu recevoir plus d’énergie qu’il n’était nécessaire à sa conservation et qu’elle se met à décharger le trop-plein, comme un atome excité per un rayonnement, énergie qui en retour sollicite et perturbe notre conscience, lui imposant une perception involontaire, quoique ce phénomène puisse aussi être mis à profit quand nous désirons maintenir la présence d’un certain nombre de sentiments et d’idées pour les besoins de nos analyses. Cette décharge énergétique au départ forte, s’affaiblit progressivement à mesure que l’énergie s’épuise, jusqu’à ce qu’elle atteigne son état d’équilibre. Il en résulte un sentiment d’écroulement de l’image vers l’oubli et dans la durée, celle-ci perdant peu à peu de sa puissance d’innervation à mesure qu’elle s’éloigne. L’oubli ne correspondant alors qu’à l’achèvement de cette décharge et de son affect. Par la suite l’image semble rester énergétiquement stable en mémoire, posséder une bonne résistance à la dégradation comme en témoignent les souvenirs très anciens dont nous pouvons ultérieurement nous remémorer, ainsi que la persistance de nos structures comportementales. Notre mémoire se constitue en se nourrissant de toutes ces images. Par ce terme j’entends non seulement les produits de la perception mais toutes sortes d’objets mentaux, abstractions, représentations, affects, etc… engendrés par l’ensemble des fonctions créatrices de notre nature vivante, qu’en l’occasion notre conscience a éprouvés ne fusse qu’un bref instant et qui de ce fait ont suivi la même trajectoire. Cette mémoire n’est cependant pas un organe qui agirait sur son contenu, ou un sac fermé qui limiterait ou protégerait ce même contenu, mais seulement un tas d’existences mentales inanimées, stabilisées ou en voie de l’être, concrètes, autonomes et dénuées de toute intention. De part la formation de ces images, cette mémoire n’est pas limitée comme l’est celle d’un ordinateur, elle est composée d’au moins plusieurs dizaines de millions d’images et chaque jour l’enrichit de plusieurs milliers d’autres sans que jamais elle puisse souffrir d’un trop-plein. Par ailleurs cet ensemble n’éclate pas en nébuleuses étrangères les unes aux autres qui s’enfuiraient dans des directions opposées mais reste en un tout compact, si bien que nous pouvons parler de cette mémoire comme d’un corps, ce qui suppose que ces images possèdent une force ou un principe de cohésion qui les maintienne ensemble. Enfin nous constatons que nous pouvons retrouver ces images par le souvenir, ce qui signifie qu’elles ne se perdent pas au sein de leur ensemble malgré leur nombre ce qui serait le

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cas d’une bibliothèque où les ouvrages seraient rangés pêle-mêle, sans ordre, que seul le hasard nous permettrait de consulter. Ces images sont donc rangées dans un certain ordre qui permet leur utilisation ultérieure, ce qui suppose qu’il existe entre elles de multiples relations. L’examen des moyens que nous employons pour nous souvenir devrait nous révéler cet arrangement. En premier lieu nous devons considérer l’ordre temporel de leur formation ou de leur entrée qui engendre ce que nous pouvons appeler une mémoire historique. Mais cette dernière ne nous est pas d’une grande utilité pour nous souvenir d’un fait ou d’une sensation précise. D’une part parce que son ensemble est trop vaste, d’autre part parce que si nous pouvons facilement discerner qu’un événement de notre vie est antérieur ou postérieur à un autre, les liens historiques qu’ils tissent entre eux sont trop faibles pour être significatifs. Une bibliothèque qui ne serait rangée que selon l’ordre d’acquisition deviendrait vite inexploitable. Il en est tout autre quand nous nous proposons une liste de thèmes : fêtes, rencontres avec des proches, réussites professionnelles, accidents de la route, etc… Une foule d’images nous reviennent alors dont nous n’aurions pas espéré l’existence. Ces images sont étonnamment détaillées et colorées. Prenons l’exemple de celles d’un banal accident de circulation, comme nous en connaissons tous malheureusement. Nous revoyons comme si nous y étions le choc, l’énervement et l’abattement, les circonstances de l’accrochage, la sortie de voiture, le visage déconfit de l’autre automobiliste, les autres qui nous invitent à nous garer pour dégager la voie, enfin rangés le constat avec tous ces petits incidents pénibles, le stylo qui ne marche pas, les papiers qui s’envolent, et pourtant autour de nous c’est un bel après midi de juillet, la nature est paisible, muette, elle ne nous écoute pas, ouf ! c’est fini, tant pis si nous avons oublié quelque chose, il sera temps d’y voir plus clair demain, nous sommes soulagés de pouvoir repartir, à qui la faute ? à lui bien sûr, d’ailleurs il a reconnu tous les torts, mais que c’est stupide d’avoir été là, nous aurions pu prendre un autre chemin pour éviter cet inconscient. La route du retour défile devant nos yeux dans tous ses détails, enfin chez soi, l’examen, oh ! elle est bien abimée, tout l’arrière à changer, ça va coûter gros, coup de fil à l’assurance, répondeur automatique, « nos bureaux sont fermés après dix-sept heures en cas d’urgence vous pouvez laisser un message après le bip sonore », et demain c’est samedi, il faudra attendre lundi matin. Jusqu’ici tout est clair, pas une seule absence dans l’enchaînement des événements, ensuite le trou noir, quel a été le programme télé du soir ? de quoi avons-nous dîné ? qu’avons-nous fait pendant tout ce week-end ? à quoi avons-nous réfléchi ? pensé ? juste quelques détails, nous

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avons rempli la partie arrière du constat, avec un stylo à bille bleu, le dessin du giratoire, les petits panneaux, « vous ne pouvez modifier le recto signé par les deux parties, mais si vous avez omis quelque chose vous pouvez le mentionner au verso… » non, nous n’avons rien oublié, sauf le film du dimanche soir. Lundi de nouveau tout s’éclaire, coup de fil à l’assurance, voix féminine aimable, adresse de l’expert, résidence un tel, rue Simonin, coup de fil à l’expert, un homme cette fois-ci, examen des véhicules de dix-sept à dix-neuf heures tous les jours, le lendemain soir un employé barbu, bien mis, la trentaine, je suis mal garé, comment vais-je sortir de cette rue en impasse ? il remplit en quelques minutes un formulaire saumon, ouvre le coffre, examine les pneus, c’est fini. Puis c’est au tour du garagiste, en congés jusqu’à la fin de la semaine m’annonce une jeune fille, il faudra revenir, bruits de marteaux, odeur d’acier et de peinture, crasse noirâtre de l’antre du magicien des temps modernes, « vous êtes pressé ? je n’aurai pas les pièces avant une semaine, disons quinze jours », mal rasé, du cambouis jusque aux poignets, il me tend l’avant-bras en guise de serrement de main. Au temps fixé je vais découvrir son œuvre, « vous savez, elle est prête depuis hier, vous auriez pu passer plus tôt », comme neuve, parfaite, je passe le doigt sur la soudure des tôles, on ne remarque presque rien, comment fait-il ? quelques taches microscopiques de peinture sur le pare chocs, je suis soulagé, un brin euphorique même. Je prends le volant, encore quelques détails jusqu’à chez moi, et puis plus rien. A nouveau la mémoire historique se dérobe, si je puis me replonger dans les même détails qui ne m’apporteront rien de plus, je ne puis rien savoir des jours qui ont suivi. J’ai été un peu long dans cette description, mais je voulais montrer que la mémoire correctement sollicitées nous livrait là, en quelques dizaines de secondes tout un bloc d’un millier d’images et d’impressions claires, sans effort, rassemblées autour d’une cohérence interne, en l’occurrence l’accident d’un véhicule et sa réparation. Ce n’est pas une tranche de mémoire historique, puisque dans cet espace de trois semaines nous avons beaucoup plus de trous que de pleins, tous ces trous recouvrent ce qui dans notre mémoire historique a échappé à la cohérence du thème, mais nous aurions les moyens par l’examen des journaux, carnets de notes et de rendez-vous, etc… de faire ressurgir d’autres aspects de cette période. En fait, la mémoire nous a livré non pas un lot disparate d’images mais ce que j’appelle une structure mentale c’est-à-dire un ensemble d’images douées d’une forte cohésion, réunies autour d’un sens, ici un événement, par des relations simples et évidentes, ici entre l’automobiliste, l’accident, l’assurance, l’expert, la réparation.

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Nous pourrions citer d’autres exemples de structures mentales, la plante verte du salon, le vieil atlas que nous conservons depuis le collège, sont dans notre mémoire des structures mentales, au même titre que cet accident de circulation. Ces structures présentent la plus grande diversité, elles témoignent aussi bien de notre relation à un objet matériel : la lampe du bureau, notre vielle pipe, ou abstrait : le théorème de Pythagore, l’inconscient collectif de Jung, que de nos comportements : la conduite automobile, l’habitude de se brosser les dents, y compris affectifs ou émotionnels : la peur du noir, l’angoisse de créer, mais aussi des événements : la bataille de Solferino, l’assassinat du Président Kennedy, l’avènement de la démocratie aux Philippines, la chute du mur de Berlin. Elles peuvent être extrêmement vastes au point de devenir diffuses et de se diviser naturellement en sous-ensembles voire se stratifier : les mathématiques, l’astrologie chinoise, les travaux publics, ou au contraire très exiguës : la tache de sang de La Cène de Véronèse, la madeleine de Proust, quelques tessons de poterie préfigurant l’apparition du premier alphabet au British Museum, et pourtant revêtir une valeur considérable à nos yeux. Elles peuvent aussi être spécialisées : grilles de lecture, entités sémantiques, techniques et outils conceptuels, etc… On pourrait aisément leur appliquer la théorie des ensembles, on trouverait alors des structures sécantes, adjacentes, incluses, etc… et commencer à construire un modèle mathématique de la mémoire. Nous constatons ainsi que certaines images appartiennent à plusieurs structures et de ce fait les lient entre elles. Dans l’exemple de l’accident automobile nous percevons ainsi la présence de plusieurs structures sécantes : rapports avec les assurances, stress, téléphone, profession, expert, etc… nous devinons aussi des structures adjacentes qui entretiennent avec la première des relations de proximité, complémentarité, opposition, causalité, etc… telles que : le code de la route, les contrôles de sécurité, la relation à la nature, la construction automobile, etc… Dans les deux cas ces relations nous invitent à passer de la perception d’une structure à une autre, comme deux ouvrages voisins au sein d’une bibliothèque. Il apparaît bien que cette structure mentale constitue une unité de classement au sein de notre mémoire, à partir de laquelle, d’une part toutes les images peuvent se positionner par des relations internes à la structure, et d’autre part l’architecture générale de la mémoire peut se construire grâce aux relations externes que ces mêmes structures nouent entre elles. Dès lors il ne semble pas qu’il puisse exister d’images qui en soient indépendantes, car cela supposerait qu’il puisse exister une image qui ne présenterait aucune relation avec aucune

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des images et structures déjà présentes en notre mémoire, cette même image ne pourrait être reconnue, ni classée, ni remémorée, à l’avance perdue, pourrait-elle-même être perçue ? Car nous ne percevons pas tout ce qui est mais ce que notre mémoire rend possible. Par ces relations chaque nouvelle image y trouve ainsi sa place dès qu’elle apparaît. Ces mêmes relations ne sont pas a priori conscientes, car leur conscience dépendrait nécessairement de l’éventualité d’un acte d’abstraire volontaire, alors que leur existence résulte des contraintes d’ordre que les lois mentales imposent à la mémoire. Elles sont donc en grande partie obscures dans leurs complexités, à la mesure de notre ignorance. La plante verte du salon, le vieil atlas, l’accident du vingt-deux juillet sont des structures mentales, qu’en est-il des plantes vertes, des atlas et des accidents ? Ce sont encore des structures, mais alors que les premières étaient plongées dans la mémoire historique et possédaient une certaine dimension de durée, celles-là sont situées en des points d’intégration conceptuelle et échappent de ce fait à la temporalité. La structure ‘’plante verte’’ regroupe toutes les images de nos contacts avec ces plantes et notre relation générale à ces plantes prises dans leur ensemble, la temporalité au sein de ces images est contradictoire parce qu’à la fois simultanée et éclatée, éparpillée dans l’étendue de la mémoire historique, alors que la temporalité de la plante verte du salon est cohérente, elle se développe en une histoire. Mais il y a plus, dans le premier type de structure chaque image se rapporte à une parcelle de la chose (l’accident du vingt-deux juillet) dont nous parle la structure et qui constitue son principe de cohésion, alors qu’au niveau des points d’intégration, chaque image contient la chose (plante verte) dont nous parle la structure, toutes ces images se trouvent donc en situation conflictuelle ou de concurrence pour représenter le principe de cohésion qui les réunit. Dès lors se crée une abstraction qui parce qu’elle appartient à l’ensemble de ces images, se distingue d’elles et échappe à leurs contradictions internes et en particulier leur espace et leur temps parce qu’il ne peut appartenir à l’un plutôt qu’à un autre. Ces abstractions ne sont donc pas intemporelles par leur nature puisqu’elles sont nées et qu’elles durent, ni par leur contenu puisqu’elles peuvent aussi nous parler de la durée et du temps, mais bien parce que reliées à trop de lieux de la mémoire historique, elles ne peuvent appartenir à aucun d’eux, leur temporalité ou plutôt leur historicité est indécidable, elle n’est donc pas. A partir de notre mémoire historique nous voyons donc se développer un tissu de structures atemporelles, abstractions, représentations, connaissances, comportements que nous distinguons justement de nos souvenirs historiques mais qui n’en sont pas moins des réalités

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permanentes de notre mémoire et des aides indispensables à l’action, la réflexion, etc… par le savoir-faire qu’elles nous apportent. Les points d’intégration conceptuelle constituent une frontière qui partage le tissu mémoriel entre sa base historique et ses bourgeonnements atemporels. Cette frontière est aussi une liaison entre des images ou des structures historiques et les concepts pour la plupart non-géométriques qui décrivent d’une façon abstraite leurs relations. Au-delà, ces concepts établissent des rapports de sens et forment avec ou non des signes, entre autres des structures sémantiques. A coté du vieil atlas, si nous imaginons un planisphère et que nous y rapportons non seulement les frontières des états, leur situation géographique, climatique, stratégique, politique, historique, économique et sociale, mais aussi tous les événements dont nous avons conscience et toutes nos expériences personnelles à l’occasion de voyages, film, lectures, etc… nous aurons créé une nouvelle structure d’une dimension gigantesque. C’est encore un point d’intégration conceptuelle, mais c’est aussi beaucoup plus puisqu’il réunit et organise non seulement des images mais des milliers de structures, des concepts, des symboles, des comportements, etc… pour nous montrer l’exemple d’une représentation extrêmement complexe qui embrasse l’ensemble de la société humaine. Mais c’est aussi un outil mental utile à de multiples usages et en particulier qui va nous permettre de retrouver plus facilement, comme si nous disposions d’une véritable carte de mémoire, les événements et les images que nous recherchons, par leurs liens aux lieux géographiques. Comme la perception, la remémoration exige une relation active entre la chose, notre mémoire et notre nature vivante. Ces deux actions ne diffèrent que par le lieu et donc aussi la nature de la chose considérée dans un cas matériel et extérieur, dans l’autre mental et mémoriel, elles résultent par contre de l’exercice de la même fonction créatrice qui engendre à la fois conscience et énergie. L’expérience nous montre que la chose que nous considérons par la remémoration n’est pas une simple image mais ce que j’ai appelé une structure mentale, c'est-à-dire un ensemble d’images qui se présente tout en bloc et qui constitue une unité d’organisation en mémoire. Si je pense à Bergson, je me mets en contact avec tout ce que je connais de son œuvre : Les données immédiates, Le rire, L’évolution créatrice, Les deux sources, une dizaine de titres, une trentaine d’idées fortes, une critique malencontreuse de la relativité, mais aussi l’aventure d’une vie, les relations avec d’autres voies philosophiques, etc… Soit la simultanéité entre une impression générale un peu floue et une multitude de détails particuliers extrêmement précis qui caractérise toute

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structure mentale. On ne peut donc accéder à l’image qu’au travers d’une structure plus vaste, ce qui fait d’elle l’objet mental par excellence. Acte de perception au sein de la mémoire, la remémoration n’en est pas moins un acte de reconnaissance. Les expressions populaires sont d’ailleurs révélatrices : se remettre en mémoire, se rafraîchir la mémoire, etc… Cette restauration prend deux aspects, tout d’abord cette remémoration-perception ravive les couleurs, les sens et les formes à partir de ses échelles de références, elle va aussi fournir une nouvelle dose d’énergie à la structure affaiblie comme à toute nouvelle image, enfin elle donne naissance à une nouvelle image globale de la structure qui va s’ajouter à l’ancienne, donc la grossir et renforcer son caractère multiple et flou. De ce fait la remémoration n’est pas un acte passif, une simple réflexion, elle va souvent transformer, toujours enrichir ce qu’elle perçoit. L’objet observé est modifié par l’observation. Il nous faut distinguer ici la part de la perception de celle de l’abstraire, car la remémoration est une occasion privilégiée d’abstraire, quasi involontairement, ce qui se présente à notre conscience, donc d’objectiver la structure et de donner une forme intelligible, c'est-à-dire un sens, aux relations internes et externes qui la lient aux autres structures de notre mémoire, mais qui dépend d’une autre fonction créatrice et que nous pourrons examiner ultérieurement. Cette distinction faite et si nous nous concentrons sur la perception elle-même, nous devons considérer qu’elle résulte d’une réaction globale de l’ensemble de notre mémoire à une structure de cette même mémoire. Or celle-ci ne cesse de s’enrichir, à chaque enrichissement les relations entre ses structures se multiplient et se transforment. Le potentiel de réaction de cette mémoire à une de ses structures se transforme donc aussi, mais il reste ignoré jusqu’à ce que la remémoration le révèle. Toute l’expérience accumulée depuis la naissance de cette structure va donc participer à la nouvelle expérience de sa perception qui va à son tour s’ajouter à cette structure et l’intégrer davantage à cette mémoire en l’enrichissant. Nous sommes en présence d’une réaction en chaîne qui dépasse la volonté, dans laquelle chaque expérience nouvelle engendre des relations dont les transformations seront à l’origine de nouvelles expériences. Cette mémoire qui en permanence s’accroit et se transforme n’est cependant pas un corps vivant. D’un corps elle en a l’apparence par les centaines de milliers de structures interconnectées qui la composent, mais son architecture reste inerte tant que notre nature vivante ne vient pas la modifier. Ces transformations pour la plus grande part inconscientes surpassent notre entendement car notre conscience ne peut rattraper la réaction en chaine qu’elle

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déclenche pour les saisir, mais sans doute n’est ce pas là sa finalité naturelle. Il faut donc voir dans l’évolution de la mémoire le résultat d’un processus causal complexe qui tire son origine de la mouvance de notre essence créatrice mais qui échappe à sa volonté et à sa maîtrise.

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LE PASSAGE A L’ACTE

La perception remémoration est bien souvent au service d’autres fonctions mentales et plus particulièrement au service de l’action. Elle y intervient doublement : la perception révèle l’environnement, le milieu dans ou sur lequel l’action s’exerce, la remémoration délivre inconsciemment les savoir faire, les comportements par lesquels elle s’accomplit. Mais qu’est-ce que l’action ? Comme toutes ces choses trop simples parce que si naturelles, nous ne pourrons y répondre que par étapes. Je dirais en premier lieu que nous nommons là une activité modificatrice de l’existence concrète, mentale autant que matérielle, qui entoure notre nature vivante, par des comportements connus ou vécus par avance. Si l’action peut être créatrice dans le sens qu’elle met des choses au monde, elle ne peut en aucun cas être innovatrice car ce qu’elle met au monde est attendu, connu, à ce point que seuls ses échecs peuvent contribuer à apporter du neuf. L’action est une activité au service de quelque chose, d’un objectif ou d’une fonction créatrice. Mais elle n’est pas obligatoirement l’activité d’un être vivant, ainsi une machine, un ordinateur agissent, ce sont pourtant des choses inanimées. L’action peut même être au service de la perception, c’est le cas du géomètre ou de l’astronome derrière leurs lunettes, du biologiste à son microscope et d’une façon générale de tout acte volontaire qui contribue ou qui vise à rendre possible une observation pour obtenir une information dans un but déterminé. L’action et la perception peuvent donc être au service l’une de l’autre. A l’inverse, l’expérience de l’action nous donne l’occasion de constater que plusieurs de nos fonctions créatrices, et non seulement la perception-remémoration mais aussi l’abstraire, le désir, etc… peuvent se mettre au service d’activités dirigées souvent répétitives ou du moins essentiellement productives. Ce service est bien plus qu’une simple formule de langage, c’est un état particulier de l’ensemble de notre nature vivante, un état de servitude distinct à la fois du repos et de la liberté créatrice naturelle et ordinaire de notre être. Dés lors, il n’est pas étonnant que tout travail, s’il n’est pas suffisamment motivant, soit souvent perçu comme un esclavage, notre nature se révolte contre un état dans lequel elle se trouve diminuée, quelle que soit la gratification qu’il lui procure, il lui pèse.

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Dans cet état elle renonce à sa plénitude créatrice pour accomplir une trajectoire fonctionnelle, doublement conditionnée, par la contrainte des fins et l’asservissement aux moyens dont elle s’est dotée. Mais cette perte de souveraineté n’est que provisoire, elle ne dure que le temps propre à l’action, si notre nature par ailleurs y répugne quel que soit le bénéfice qu’elle en retire, c’est sans doute qu’elle y ressent un certain stress. Tout ceci contribue à faire du changement d’état une épreuve. Ce passage de la plénitude créatrice (ou le repos) à la servitude de l’agir, que j’appelle le passage à l’acte, n’est pas encore du faire, il nous montre l’exercice d’une fonction créatrice particulière d’auto-asservissement, une fonction qui peut paraître étrange tant elle semble contre-nature, mais une fonction nécessaire sans laquelle il ne pourrait exister d’activité productive ni tout ce qu’elle rend possible, ce qui condamnerait notre créativité à rester purement spéculative, il faut donc qu’il y ait cette auto-contrainte, librement acceptée qui dans sa problématique a impliqué le développement de cet organe spécifique. L’expérience nous montre que ce passage est brutal, brutal parce que la perte de souveraineté ne peut être partielle, elle est donc totale et abrupte, mais parce qu’il y a rupture, une préparation lui est nécessaire, et c’est ici qu’intervient le désir. Evidemment, le désir est une fonction distincte de celle qui s’exerce dans le passage et fera comme telle l’objet d’une section entière de cet ouvrage, nous ne l’examinerons ici que dans son rapport à la préparation de l’action. Trois étapes successives dans ce désir préparatoire : désir de l’objectif, désir de l’exercice des moyens, désir du passage à l’acte lui-même. Au niveau du désir de l’objectif, il n’y a encore que l’évocation d’une opportunité sans que l’entreprise de l’action ne soit envisagée. C’est une démarche spéculative qui éclaircit et détermine les fins, prend connaissance des moyens dont dispose l’être, examine les voies à suivre pour se rapprocher des buts. Quand la décision d’agir est prise, ce que j’ai appelé le désir de l’exercice succède au désir d’objectif. Il s’agit d’une décision d’investissement de temps et d’énergie au profit d’une activité dans le cadre des moyens que l’on maîtrise et des outils dont on dispose, quelle que soit leur efficacité. Cette dernière apparaîtra toujours un peu surévaluée afin de stimuler l’action. Il ne s’agit pas ici de rechercher de nouveaux moyens ou de les améliorer mais de mettre en œuvre ceux qui existent au sein de notre mémoire. Ultime préparation, le désir du passage à l’acte, car quand l’action est décidée, sa venue n’est pas fixée dans le temps. Il se manifeste encore par le désir d’investir l’être, non plus ou non seulement dans le faire, ce qui a déjà eu

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lieu, mais dans le passage à l’acte proprement dit. Celui-ci réclame en effet plus d’énergie que la simple poursuite de l’action une fois celle-ci déclenchée, en partie pour secouer et sortir l’être de l’inertie du repos et enfin pour assumer le stress sui résulte de son asservissement. Mais l’expérience prouve que si le désir prépare il ne suffit pas. C’est ainsi que nous pouvons depuis plusieurs jours éprouver le désir d’écrire une lettre, régler une facture ou effectuer une démarche administrative et continuer à remettre l’action même après que sa décision ait été prise. L’énergie a été affectée et pourtant reste inutilisée. C’est que le désir reste une activité spéculative, créatrice dans son champ propre, et il n’y a rien en elle qui puisse mener à l’agir. Le passage à l’acte n’est donc pas la résultante causale du désir, mais la manifestation de l’exercice d’une seconde fonction créatrice que le désir suscite mais n’implique pas. Cette fonction a pour objet d’asservir les moyens de l’être au faire, elle est pour cela contradictoire à toute activité spéculative. Le passage à l’acte sera donc d’abord une rupture entre deux états d’être : plénitude du potentiel créatif-spéculatif et asservissement du même potentiel à l’action. Et cette rupture ne pourra intervenir qu’à partir de l’instant où toute activité spéculative, élaboration du désir, recherche de moyens, etc… cesse, et sera différée tant que celle-ci se poursuivra, c’est-à-dire tant que l’être s’accrochera à la spéculation, consciemment ou inconsciemment pour éviter l’action et sa servitude peut-être. A partir de cette rupture notre nature vivante s’arrache à sa nature, bascule dans l’action et se soumet aux structures comportementales de notre mémoire. En effet, dans l’action, notre mémoire ne se contente pas de nous fournir des connaissances, des outils, un savoir-faire, etc… comme lors d’une remémoration, mais elle agit en quelque sorte à notre place. Elle joue dans l’action un rôle analogue, tout aussi important, que celui qu’elle jouait dans la perception, même s’il est quelque peu inverse par rapport à l’environnement. Ainsi lors de la perception, nous avons vu, que notre mémoire nous permettait de reconnaître les choses, dans l’action nous la laissons faire et par cela elle nous permet de réagir aux choses. Mais comme notre nature est asservie dans cette réaction, ce sont plutôt nos structures comportementales qui réagissent que nous-mêmes. Pourtant, en tant que structures ce sont des existences concrètes inanimées qui ne peuvent se mouvoir ni agir ou réagir. Que se passe-t-il donc ? Dans l’action, nous mettons en relation notre mémoire, l’objectif que nous portons et le champ de travail, c’est-à-dire les choses sur lesquelles notre action se porte. Remarquons d’abord que sans objectif il ne se passe rien, notre

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mémoire est en permanence en relation avec notre environnement sans conséquence particulière, jusqu’à ce que l’objectif n’introduise une situation causale. Il intervient comme un corps chimique qui versé dans une solution provoque sa coagulation. Dès lors, c’est l’ordre qui gouverne les relations qui s’impose et va déterminer la configuration appropriée au sein des structures comportementales qui répondra à la situation. Mais cette configuration n’agit pas, il faut encore que notre nature vivante se rende à cet ordre intime. Puisque notre nature peut toujours retarder ou transformer cette causalité en manipulant l’objectif par ses fonctions spéculatives, il lui faut pour provoquer l’action opérer une fonction d’une même nature et de même force qui puisse le temps de cette action asservir notre être à notre mémoire. Nous avons donc dans cette fonction deux essences créatrices et à coté de celle qui provoque la rupture d’état, une autre qui opère, c’est-à-dire aussi, accepte l’asservissement. Cette dernière essence nous met dans une relation très particulière avec notre mémoire et à travers elle avec l’existence concrète. Cette relation peut paraître anormale puisqu’elle subordonne le vivant à la concrétude, mais c’est avant tout à l’ordre qui organise cette concrétude plus qu’à cette concrétude elle-même. Heureusement cette situation est passagère et ne dure que le temps de la nécessité, car elle présente assurément une négation de l’être au profit de l’efficacité productrice. En effet, dans cet état notre être fonctionne comme une machine programmée, ses fonctions et essences créatrices deviennent alors autant de rouages dirigés par notre mémoire, ce n’est pas qu’une simple apnée causale, mais une servitude. Pour autant, nous pouvons nous émerveiller devant le génie, l’audace, le courage de notre nature qui va jusqu’à renier son essence pour mieux parvenir à ses fins. La mémoire donc n’exécute pas, elle fournit les directives au fur et à mesure que celles-ci sont nécessaires, tout au long de l’accomplissement. En ce faisant elle répond à la logique interne de sa propre nature, elle ne choisit pas, elle n’invente pas, elle livre ce qu’elle possède que celui-ci soit véritablement adapté ou non, de toute façon elle n’en a pas d’autre. Quoi qu’il en soit, ce qu’elle livre va mouvoir notre nature. Mais le processus par lequel elle est mue reste inconscient, il n’y a pas en effet remémoration des structures comportementales qui sont mises en œuvre, leur conscience n’est pas nécessaire à l’action. L’expérience nous montre que l’essence asservie opère inconsciemment, nous n’avons pas conscience de manipuler nos cordes vocales quand nous parlons, ni de contracter nos muscles pour déplacer notre corps. Pas plus que nous n’avons conscience des modèles de nos actes, des structures utilisées. Les motifs, les

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raisons, la logique qui au sein de notre mémoire ont présidé à ces actes restent flous et obscurs. Ce qui explique le rôle de l’inconscient dans la psychologie contemporaine, l’existence de notions telles que le ‘’ça’’. Dans cet état, l’essence asservie manipule d’autres fonctions et essences de notre nature : sensibilité, conscience, concentration, etc… mais cette conscience ne sera pas celle de son essence, elle s’appliquera uniquement au champ de travail. De même nous utiliserons l’abstraire et le désir pour transformer l’image de l’objectif qui nous entraîne, ce qui mettra en œuvre d’autres comportements, modifiera notre activité afin de mieux parvenir à nos buts, et donc une nouvelle fois de servir l’action et non de comprendre le processus en cours. Cette compréhension, cette conscience ne sont pas nécessaires à l’acte, et sans doute seraient-ils nuisibles à son parfait déroulement. Il importe avant tout que l’habileté que recèlent nos structures comportementales soit pleinement exploitée, que les modèles de notre mémoire soient fidèlement exécutés, reproduits, dans l’espace et dans le temps. Quand la vie et la survie peuvent dépendre de la qualité de l’agir, il n’est pas l’heure de remettre ces modèles et ces structures en question. Nous comprenons à présent que cette conscience viendrait inutilement perturber la fiabilité du processus causal qui mène de nos structures mentales à l’acte, car cette fiabilité résulte de la causalité issue de l’ordre qui s’impose à notre mémoire. En définitive ce sont donc les relations et les lois qui les régissent qui détermineront les modalités de l’action. C’est pourquoi la machine et l’ordinateur dont les fonctionnements sont soumis à une stricte causalité seront toujours supérieurs à l’homme du point de vue de leur efficacité productive. C’est aussi pourquoi le virtuose ou le calculateur prodige parviennent à une exécution quasi instinctive de leur art à force d’entraînement et de mémoire. D’où enfin le rôle de l’outil, fiable parce qu’il ne fait que transmettre la causalité. Cette essence asservie nous permet également d’atteindre et de transformer la concrétude. Nous n’avons en effet nul autre moyen d’y parvenir. Ici nous sommes en prise directe, quoique inconsciente, avec elle, alors qu’au sein de la perception, nous ne faisions encore que la frôler. Par cette propriété l’action se distingue essentiellement de nos fonctions spéculatives et justifie ses servitudes. L’action se poursuit et s’épuise dans la durée. Elle s’achève généralement avec l’accomplissement du résultat, succès ou échec. Mais l’objectif peut être renouvelé, évoluer et la faire perdurer, la tâche peut aussi consister en une maintenance, une activité continue propre à assurer la conservation d’un ensemble, et non un ouvrage défini. L’action s’achève de toute façon quand

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notre nature refoule et renonce à l’état de servitude qui la rend possible et retrouve ainsi son authenticité créatrice. Car son état ne peut durer indéfiniment, son activité est cyclique, au travail succède le repos et au repos le désir. Nous pouvons ainsi observer trois phases d’égale importance pour notre être, non en durée, mais en nécessité. L’action s’inscrit donc dans une cyclicité de même que la passivité et l’intention. En retour celle-ci conditionne la forme et les rapports que nos structures de passage à l’acte entretiennent avec toutes les composantes de leur environnement mental. Pour être harmonieuse ou simplement gratifiante l’action devra trouver sa place non seulement en temps et en lieu au sein des choses mais aussi convenablement se nicher aux creux de ces cycles, et nous imaginons parce que cette cyclicité appartient à l’ordre de la nature pour ne pas dire à la création, qu’il puisse exister une infinité de périodes successives d’adaptation permettant à l’agir de se perfectionner et au geste de devenir un art. Dans ce qui précède je crois avoir montré que le passage à l’acte constituait une fonction créatrice particulière de notre nature, une fonction inconsciente qui permet d’asservir notre être à la réalisation immédiate d’un objectif en rapport avec l’existence concrète, qui nous fait basculer dans un processus causal, notre comportement étant alors déterminé par la logique ou l’ordre qui domine nos structures comportementales. Il me reste à examiner la différence entre l’action physique et l’action mentale, et à aborder les outils, le corps, etc… car tout ce que j’ai entrepris jusqu’à ce point s’appliquait à l’une aussi bien qu’à l’autre. Pour mieux le montrer prenons l’exemple de la rédaction d’une lettre, exercice suffisamment fréquent pour que ses images soient nombreuses et détaillées dans nos souvenirs. Comme tout écrit, une lettre commence par l’élaboration, consciemment ou non d’une composition mentale. Celle-ci est un tissage de percepts, de concepts et d’affects. Il n’y a pas ici encore d’action, car pas d’objectif ni de servitude, mais le produit d’une création spéculative qui réagit face à un événement, une demande, etc… Comme je le montrerai ultérieurement cette pensée est essentiellement infralinguistique, d’abord involontaire peut-être, elle va au bout de ses cheminements, de ses déséquilibres, ses émotions, ses raisons, ses explications, jusqu’à ce qu’elle épuise sa propre logique créatrice. Elle nous livre une architecture complexe, ébouriffée, originale, qu’aucun langage ne peut traduire, mais qui trouve son sens et toute sa plénitude mentale au sein des multiples relations qui l’unissent à notre mémoire. De telles constructions sont des feux d’artifices, multidimensionnels, colorées et délicates comme des orchidées.

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Cette méditation pourrait s’arrêter là, elle est satisfaisante pour nous-mêmes, mais comme nous est venu la passion d’écrire c’est-à dire de témoigner de quelque chose dans notre univers concret, elle nous entraîne dans la servitude de l’action. Dans le travail d’écrire nous considèrerons deux étapes, la première est mentale et aboutit à une image pseudo-phonétique, la seconde enfin est proprement physique et produit des signes ou de véritables sons. La première de ces étapes se donne pour objectif de traduire la construction précédemment élaborée, à l’aide d’un langage et en l’occurrence une technique d’expression et de notation linéaire, Pour ce faire nos structures sémantiques sont à l’œuvre, mais ainsi que toute action, leur exercice reste inconscient, les mots, les phrases, les éléments de langage, dans leur double aspect de signes et de sens viennent à notre conscience, nous pouvons même dire qu’ils y font irruption, sans que nous ne soyons conscient du mécanisme qui leur donne naissance. Dans ce processus nous n’avons conscience que d’un produit final et non de nos structures linguistiques, des plages de sens, ni des relations obligatoirement nouées au sein de ces champs mentaux pour permettre une telle réalisation, etc… C’est donc bien de l’action, à la fois productive, dirigée, et inconsciente des voies et moyens qu’elle emploie, s’appuyant sur une méthode descriptive associant des images de signes à des sens, avec toutes ses contraintes et ses limites. Pour plus de facilité comparons-la à des techniques plus pragmatiques comme nous en fournissent les arts graphiques. Il est évident qu’un dessin ne prétend pas à la réalité, mais il va essayer de s’en rapprocher pour mieux la représenter, en atteignant parfois l’illusion de cette réalité, malgré qu’il ne consiste qu’en des taches de couleur sur une surface. Nos structures sémantiques vont également tenter de faire de même et peut-être y parvenir si elles sont passées maîtres dans cet art, cependant elles ont à affronter plusieurs grosses difficultés. La première est la dimension linéaire du langage alors que la réalité de la pensée qu’elle est sensée représenter est dense, floconneuse et multidimensionnelle. La seconde vient de l’impossibilité de mélanger les signes comme on fait des couleurs, le signe a une rigidité incontournable alors que le sens est infiniment souple, trouble, miscible et malléable. Enfin, nous sommes limités par le nombre des signes et surtout des relations syntaxiques alors que nous créons autant de nouveaux sens et formes que nous avons besoin. De ce fait cette technique est bien étriquée pour représenter notre pensée infralinguistique et nous n’atteignons l’illusion que par un niveau approprié

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d’inconscience et grâce à la distorsion des rapports qui relient les sens aux signes, un même mot recouvrant des nuances de signification assez larges. A l’aide de quelques traits, rectangles, triangles, cercles, courbes, nous allons décrire un paysage, une maison, quelques arbres, une barrière le long d’un chemin, signifier du sens. Nous faisons de même avec des mots. Dans les deux cas nous tentons de représenter une réalité tout en ayant conscience de la maladresse de notre tentative. Nous n’y parvenons pas pour des raisons qui sont à la fois formelles, dues aux limites de la technique et au mode de représentation, mais aussi par manque d’habileté. Dans les deux cas nos structures comportementales ne sont que partiellement efficaces, quel que soit notre talent nous avons conscience de cette imperfection et, c’est plus vrai encore de l’écriture, nous échouons à témoigner correctement de la réalité, de notre réalité. Ce sentiment d’échec peut être vécu douloureusement car il nous montre faillibles, mais il peut également nous apporter la motivation d’une recherche de perfectionnement. Dans une action aussi complexe que la description verbale de la réalité de notre vécu, nous restons attentifs bien qu’impuissants aux aspects de son inadéquation, et paradoxalement c’est cette conscience de la difficulté qui constitue une présence créatrice au sein de cette activité asservie, et l’exigence qui l’accompagne interfère avec plus ou moins de bonheur avec l’automaticité de l’élaboration des constructions signifiantes. L’action n’est donc pas un phénomène aussi simple et nous voyons ici comme souvent une autre fonction se mêler à la première pour un produit encore plus complexe. Quoi qu’il en soit, notre mémoire produira à son niveau d’efficience des assemblages de mots, soit du sens associé à des images mentales de sons et secondairement de formes graphiques, qui constitueront une nouvelle représentation, linéaire, censée décrire l’image infralinguistique de notre pensée, voire notre réalité vivante, qui ne tardera pas à s’associer intimement par tout ce qui la lie à la première au fur et à mesure qu’elle apparaît, ce qui contribue encore à obscurcir leurs relations, rendre floue leur distinction, faciliter l’illusion d’une chimérique identité. Cette représentation linguistique bâtie, accouchée, stabilisée, se rattache par le sens à notre mentalité et par l’image des phonèmes à la matérialité. Il ne reste plus qu’à l’exprimer dans sa concrétude physique et nous employons pour cela dans un second temps une nouvelle forme d’action que nous n’appellerons plus mentale, bien qu’elle le soit encore essentiellement, parce qu’elle parvient à atteindre et à modifier le monde matériel qui nous entoure. Cette seconde action qui concoure à l’écriture fait appel à une autre structure comportementale qui

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n’est plus linguistique mais qui concerne notre expression verbale, si nous voulons prononcer les sons dont nous avons l’image, ou calligraphique quand nous voulons coucher le texte sur le papier. Nous possédons ces deux structures distinctes et nous pouvons les employer indifféremment avec la même facilité. Nous n’avons plus ici à nous soucier du sens, mais uniquement des images signifiantes des phonèmes et des morphèmes de ce que nous voulons exprimer. Or l’association entre ces phonèmes et morphème et les gestes ou vocaliques qui les impriment dans la matière étant à peu prés univoque, ce qui n’était certes pas le cas du coté du sens, cette tâche en sera facilité d’autant. Parce que moins équivoque, l’automatisme de l’expression physique est plus net que celui de la traduction linguistique. Les sons, les formes viennent facilement à notre bouche ou sous notre main à l’appel de leurs images, à condition que nous en ayons suffisamment appris et expérimenté la gestuelle pour l’avoir inscrite dans nos structures. Ici dans l’expression physique et ce qu’elle entraîne au sein de l’existence concrète qui nous entoure, l’action s’achève, face à notre conscience observatrice, mais sans que cette conscience soit véritablement indispensable, sinon à fournir des repères pour le bon déroulement des moyens en œuvre. Dans cette expression, nous trouvons la même triple relation que nous avions trouvée pour la perception, entre notre mémoire, notre nature asservie et le champ matériel, dans une orientation inverse puisque cette fois-ci ce n’est plus l’objet extérieur qui se reflète dans notre mémoire, mais c’est une image mentale qui se reproduit et s’inscrit physiquement dans le monde. En outre cette particularité n’est pas propre à l’expression signifiante mais s’étend à toute action physique alors que l’action mentale se borne à créer ou à modifier des structures au cœur et dans le champ de notre mémoire. L’action physique apparaît alors comme le moyen de la représentation matérielle d’une image mentale, et plus encore comme cette représentation elle-même car elle n’est que le reflet d’une idée, d’une conception et d’une volonté, qui la précèdent et qui en ont déterminé le comportement. Le corps alors est plus qu’un moyen, il est également la matière première dans laquelle cette image ou cette intention s’incarne avant de se matérialiser plus loin, au-delà de lui dans le monde. Mais notre corps est aussi un être, distinct de notre être et au service de notre être. Ce n’est pas une chose inanimée, bien qu’il possède une existence concrète, au même titre que notre mémoire, c’est donc un être physique comme nous sommes un être mental, doué d’une nature vivante au sein de son existence concrète. C’est un être physique au service de notre être mental, mais nous

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sommes aussi mentalement au service de son être physique. Historiquement d’ailleurs, il est probable que notre nature vivante avec sa spécificité mentale se soit différenciée peu à peu d’un embryon initial de décision volontaire apparue au niveau supérieur d’organisation et de coordination de l’action de son être. Aussi nous voyons-là deux êtres, réciproquement au service l’un de l’autre, et si nous avons besoin de notre corps pour nous exprimer et agir dans le monde, il a besoin de notre être pour exister et se conserver au sein de notre mémoire, atteindre une certaine efficacité et survivre dans le monde. Il est certain que par la douleur, l’émotion, il fait peser sur nous la contrainte de ses exigences mais en revanche nous devons lui reconnaître la docilité de sa servitude, parfois jusqu’au sacrifice, autant qui lui permet l’état de ses forces cycliques. Cette cyclicité même, et ses faiblesses, nous montrent que ce n’est pas un état intermédiaire entre l’existence et le vivant, mais bien un être à part entière qui inscrit dans le monde comme nous inscrivons dans notre mémoire. Le dualisme de la concrétude matérielle et mentale, apparaît donc s’accompagner de la symétrie de ces deux êtres, notre nature spirituelle et ce corps physique, durablement unis, attachés l’un à l’autre par leur servitude symbiotique, chacun disposant dans son monde qui est aussi sa mémoire d’un organe de réflexion approprié, car si nous sommes sensibles aux besoins et aux affects de ce corps, son cerveau réfléchit dans sa matière biologique, les désirs et les ordres de notre nature et les transmet en vue de leur exécution. Le stress, c'est-à-dire l’aspect physique de l’émotion, présente à cet égard un type d’action particulier et remarquable. Les structures comportementales qui le provoquent sont destinées à répondre aux cas limites pour lesquels nos structures ne disposent pas de techniques efficaces et sont confrontées à des situations qu’elles savent ne pas savoir résoudre. Parce que toute action extérieure est inadaptée, donc inhibée, nos structures vont traduire l’affect qui donne naissance à l’émotion, et à leur désarroi, au sein de notre corps par des phénomènes somatiques, tension musculaire, irritation, crispation, douleur, chaleur, etc… qui par leur répétition seront susceptibles de créer des désordres. Le stress est donc bien la représentation, que nous pouvons presque dire symbolique, d’une situation mentale, chargée d’un sens infralinguistique où dominera notre incapacité à faire face, qui différenciera celle-ci selon sa nature par de la colère, de la peur ou de la joie, et qui témoigne toujours de notre difficulté à assumer des situations nouvelles qu’elles soient positives aussi bien que négatives. Le stress est non seulement involontaire mais il se manifeste en dépit de notre volonté, il nous convainc, s’il était besoin de la puissance des

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schémas de notre mémoire face à notre nature vivante quelle qu’en soit notre conscience. Au contraire du stress, l’outil décuple notre puissance externe. S’il possède une existence concrète inanimée, il est à la fois physique et mental, car à la chose extérieure que nous manipulons correspond l’image interne à travers laquelle nous le manipulons, et que nous avons dû créer avent de pouvoir le façonner. Car cette image a une histoire, à coté de la structure de manipulation de l’outil, de son apprentissage, de sa construction, nous trouvons aussi la structure de son évolution, l’histoire des essais et erreurs, des trajectoires des découvertes et des innovations qui ont mené l’outil là où il se trouve aujourd’hui. La forme matérielle extérieure est une fois de plus l’exacte représentation physique d’un objet, avant tout mental par son origine et par ce qui lui donne un sens, la fonction qui l’utilise. Enfin l’outil et son prolongement, l’automate, apparaît comme l’aboutissement logique de la démarche qui vise à économiser notre nature vivante, partout où celle-ci a élaboré des comportements efficaces, à n’exiger d’elle qu’une stimulation initiale, et à la remplacer par un processus causal, inconscient et involontaire, connu pour être gratifiant, pour lui réserver la responsabilité et les difficultés des situations qu’elle ne sait pas résoudre.

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LA REMISE EN QUESTION PAR LE JUGEMENT D’EXCELLENCE

Nous sommes hantés par l’idée de la perfection bien davantage que par celle de la mort. Nombreux sont les exemples qui montrent que cette quête (artistique, technique, sociale, économique, spirituelle, etc…) motive et soutient des vies entières, justifie tous les risques, les audaces, les aventures et parfois les sacrifices. Il est probable que l’idée de la mort et la peur qui l’accompagne ne parviennent à s’imposer dans un être que quand la source de cet idéal de croissance et de dépassement se tarit en lui. Cette finalité de perfection se décompose en trois valeurs naturelles : le vrai, le bon (l’efficace), le beau, qui engendre à leur tour trois échelles de référence : vrai-faux, bon-mauvais, beau-laid, à l’aide desquelles nous jugeons instinctivement tout ce qui nous entoure, êtres et choses, expériences, images, structures, et plus particulièrement nos comportements, nos moyens et nos règles intérieures alors que nos expériences font également l’objet d’un jugement de plaisir spécifique. Un mot cependant, une précision sémantique, plutôt, sur les notions du bien et du mal. S’ils n’ont pas leur place ici c’est qu’ils font intervenir un jugement avant tout relatif, intellectuel et non naturel, relatif aux mœurs d’une collectivité, à un système social accepté ou à une idéologie religieuse, économique ou politique, donc quelque chose de plus sophistiqué qui nous éloigne des principes élémentaires et innés des fonctions élémentaires de notre être. Ainsi le vrai, l’efficace et le beau n’ont pas besoin d’une légalité ou d’une convention sociale, ils s’imposent par ou en tant qu’expérience individuelle. Pour ne citer qu’une phrase célèbre : ‘’un bon chat est celui qui attrape les souris’’, alors qu’un chat ‘’bien’’ est celui qui sait se faire récompenser par ses maîtres, ou plus simplement qui sait se faire reconnaître comme tel par ses congénères ou ses pairs. La nuance entre le bon, valeur individuelle intrinsèque, et le bien, valeur sociale, est donc importante, leur confusion sémantique peut entraîner de graves problèmes tant individuels que collectifs, ainsi qu’en témoignent la psychanalyse et l’histoire. Alors que la morale ou les mœurs qui appartiennent au corps social, ne font qu’exprimer une dominante, une majorité ou une distribution statistique de la société. La morale n’en est pas moins utile pour sa valeur éducative et parce qu’elle permet de résoudre des conflits interindividuels, et elle est d’autant plus grande et noble, et donc juste, efficace

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et belle, qu’elle respecte les valeurs individuelles et, d’autant plus malsaine et menacée, qu’elle les bafoue. Le vrai lui n’existe que par l’expérience, soit ontologiquement, en tant ou comme expérience, quand celle-ci fonde l’existence de la chose, et on atteint ici une vérité absolue, parfaite, c’est ainsi que l’existence de la conscience, du mouvement, de la durée, etc… de l’expérience elle-même, est vraie, soit relativement, par expérience, quand celle-ci prouve les propriétés qualitatives de la chose et les rapports qui la lie à ce qui l’entoure, ainsi telle température provoquera la fusion de la glace, telle personne aura les yeux bleus, telle autre sera fiable, telle société sera juste, mais ce sont des qualités et des vérités partielles, fragiles, instables, mouvantes et incertaines, qui pourront être remises en question. L’efficace et le beau sont essentiellement qualitatifs et donc relatifs à l’expérience qui les prouve, une chose est donc bonne et belle par expérience, même si l’aventure montre qu’ils sont bien qu’évolutifs comparativement plus stables que le vrai. Le beau s’applique plus particulièrement au concret et plus précisément, au-delà des matières nobles, à la présence de relations et proportions harmonieuses au sein de la concrétude, c’est l’architecture que nous trouvons belle plus que la matière elle-même, ainsi quand nous disons qu’un corps, une musique, une construction sont beaux, c’est l’esthétique et l’agréable disposition des proportions que nous soulignons, d’où l’importance des nombres et des rapports harmoniques dans nos canons de beauté. L’efficace par contre est relatif à l’action et c’est sa source, c'est-à-dire l’essence créatrice qui est ici jugée dans ses rapports avec le concret et l’ordre au vu des résultats qu’elle se montre capable d’atteindre. L’efficace nous renvoie donc à des notions de savoir-faire et de sagesse. Globalement nous éprouvons le beau, le vrai et l’efficace au sein des rapports qu’entretiennent respectivement le concret, les constructions formelles et essence avec l’ordre universel, et nous pouvons dire que ces trois valeurs sont la mesure d’une harmonie du concret, des représentations et de l’essence à ou dans leur relation à l’ordre. C’est cette harmonie à l’ordre qui donne un sens à la beauté concrète, à la vérité d’une idée ou d’un concept de relation, à la qualité de l’action de l’essence créatrice, et au contraire la disharmonie qui nous fait percevoir la laideur, la fausseté d’une affirmation, l’inefficacité ou l’inadéquation, et inversement dont nous pouvons dire qu’elle se manifeste au niveau du concret par la laideur, au niveau des représentations par la confusion et l’erreur, au niveau de l’essence par l’échec et la souffrance.

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Si nous constatons pouvoir juger de la qualité de cette harmonie et en dépit des maladresses et plages d’incertitudes de ce jugement, il faut que nous puissions disposer en nous à coté de notre entendement des relations d’une certaine perception intuitive de l’ordre lui-même sans laquelle nous ne pourrions discerner ni beauté, ni vérité, ni efficacité par manque d’un point d’appui pour nos valeurs. Si donc nous sommes habités par l’idée de la perfection dont découlent ces trois valeurs, c’est que nous sommes dans un contact intuitif avec l’ordre, contact suffisant pour nous hanter de l’idée de son universalité mais cependant incapable de nous le révéler dans la profondeur ou la majesté de sa nature, ni d’en percevoir l’agencement de ses principes ni dans leur ensemble, ni dans leurs détails. Cette situation face à l’ordre nous laisse de lui le goût de la cohérence, de la rigueur, de la rectitude et de la complexité tout en nous laissant ignorants, confus et perplexes devant sa réalité cachée, dérobée à nos sens comme à notre entendement. Malheureusement, nous sommes très loin d’être parfaits. Bien au contraire, nous sommes à tout instant confrontés à nos défauts et à nos échecs. Cette incurie est d’abord ontologique, la vie est en effet par nature évolutive, elle a donc toujours devant elle un stade supérieur d’adaptation, un progrès à réaliser, un nouveau champ de liberté à découvrir, et par rapport à ce potentiel qui se déplace en la précédent dans son évolution, elle se trouve constamment en situation d’incomplétude. L’imperfection et l’évolution sont donc formellement deux grandeurs qui vont de pair, l’une ne peut cesser sans l’autre, le parfait ne peut être qu’immuable parce que permanent sous peine de perdre sa qualité même, il se trouve donc d’une certaine façon en contradiction avec la vie. Il faudrait donc plus se réjouir que de se plaindre de notre imperfection formelle puisqu’elle accorde à la vie une possibilité d’évolution continue et sans limite. En second lieu nos fonctions créatrices (conscience, répétition, jugement de valeur, intégration, spéculation, association, affect) sont relativement simples par rapport à la complexité de l’univers dans lequel nous nous trouvons. Elles sont assez pauvres en elles-mêmes et n’atteignent une certaine richesse que par la démultiplication que leur procure la coordination de leurs mouvements respectifs. Encore faut-il que cette action soit adaptée à l’environnement. C’est ici qu’intervient la nécessité des structures mentales. Elles constituent un ensemble d’expériences et de références comportementales qui leur permettent de s’exercer sur la base d’un acquis antérieur. Leur niveau d’adaptation pouvant ainsi être maintenu dans la durée. Mais cet acquis lui-même n’est pas fiable, il est principalement constitué d’essais et d’erreurs successives et viendra se

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grossir de crises ultérieures. Il est donc lui-même source d’échecs qui pousseront nos fonctions créatrices à s’investir dans de nouvelles tentatives qui, compte tenu des terres inconnues dans lesquelles elles s’avancent et de la complexité des tâches, ne pourront être que partiellement satisfaites. Enfin, nous nourrissons au travers de ces fonctions les projets les plus divers. Indépendamment du problème de l’adaptation et de notre propre croissance, nous avons des désirs à contenter. Il ne s’agit là que de la recherche d’un plaisir qui peut être trivial, répétitif, ou rencontré dans l’enthousiasme qui accompagne l’acte même de découvrir ou de créer. Dans les deux cas, et au-delà du fait que nos structures ne sont pas parfaitement fiables, que nous ignorons ou que nous présupposons de leurs limites, il est dans notre nature de nous fixer des objectifs hors de notre portée immédiate parce qu’ils nous paraissent plus gratifiants, prometteurs de joies plus intenses. En fait, ils sont d’abord source d’efforts, d’épreuves et de déconvenues, avant de nous accorder souvent avec parcimonie les satisfactions que nous en avions espérées. Tous ces échecs sont source de dépit, de souffrance et de dégoût, mais symétriquement ils éveillent en nous de l’espoir, une nouvelle énergie, et un désir, celui d’en connaître les causes, afin d’y remédier et d’acquérir les moyens propres à réussir là où nous avions manqué. En fait, bien que nous n’employons pas ces termes en la circonstance. Il ne s’agit pas moins que du désir d’enrichir nos structures mentales de nouveaux éléments, pour nous et les rendre plus efficaces à l’avenir. C’est donc un désir se formation et même si ce n’est pas conscient, de transformation. Ce désir par lui-même ne possède pas le pouvoir de transformer nos structures, cette opération étant l’aboutissement d’un processus complexe, mais il va susciter une activité particulière, celle du jugement d’excellence qui témoigne de l’existence d’une véritable fonction créatrice. En effet, dès que les structures problématiques seront suffisamment identifiées, une révision du jugement qui apprécie leur valeur dans l’ordre du vrai, du bon et du beau, pourra être mise en œuvre. Cette révision n’est pas une tâche aisée, c’est au contraire une épreuve car elle remet en question les structures incriminées jusqu’à leur existence, menace leur emploi d’obsolescence donc leur devenir. Or celles-ci ont une histoire, elles se sont souvent avérées utile dans le passé, du moins avaient-elles été jugées comme telles, elles sont rattachées ou reliées à des stratégies de conservation plus ou moins conscientes. Leur remise en cause sera donc perçue comme un risque de vulnérabilité, au-delà de la valeur affective que nous

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attachons à tout ce que nous possédons, et cette nécessité évidente pourra être perçue comme une crise désagréable. Si cette remise en question est cependant possible c’est sans doute que notre instinct de conservation est plus puissant au second qu’au premier degré, c'est-à-dire que cette finalité est d’abord celle de préserver notre capacité d’améliorer, d’enrichir et de faire évoluer nos structures mentales, plus que de simplement les sauvegarder. Il est à noter que cette finalité de croissance contient le principe de conservation en le dominant, et non en s’opposant à lui, de même que la liberté contient la survie. Il ne faut donc pas s’étonner que la liberté puisse être vécue comme un instinct de vie qui justifie les plus grands risques et parfois les plus grands sacrifices. La liberté ne joue pas avec le danger, mais contre lui pour la vie, elle lutte contre un engourdissement, une immobilisation qui rétrécit ses champs d’action, qui limite son espace vital, et qui sont synonymes de mort parce qu’ils sont éprouvés comme une menace de retour à la fixité de l’inanimé, à la rigidité cadavérique de la concrétude, et à l’anéantissement de l’essence créatrice ou de ses pouvoirs vitaux. La remise en question est également possible parce que toutes les structures mentales ont déjà fait l’objet dès leur naissance d’une appréciation d’excellence dans l’ordre du vrai, du bon et du beau, selon leur nature cognitive, comportementale ou affective, appréciation qui évolue à mesure que de nouvelles expériences viennent les enrichir et les modifier en s’y agglomérant. Ainsi tous ces nouveaux éléments reçoivent une note de l’excellent au plus médiocre, du plus certain au moins probable, de la perfection esthétique à l’indifférence. Cette note n’existe pas sous une forme verbale, sa réalité est infralinguistique comme l’expérience elle-même et la structure auxquelles elle se rapporte, et qu’elle vient enrichir, c’est une impression mentale, un sentiment presque, mais d’une nature conceptuelle, un concept sans support de mot ni d’image, avec cependant pour support sa relation aux échelles d’excellence, échelles continues et sans doute circulaires, en cela comparables à l’éventail des couleurs de l’arc en ciel. N’étant pas symbole cette appréciation est authentique, nous pouvons différer notre jugement mais nous ne pouvons pas tricher avec sa réalité, ni biffer, ni modifier volontairement, car c’est un jugement de conscience. Aussi, bien que ce jugement puisse réclamer un effort parce qu’il peut constituer ou entraîner une épreuve, il ne nous demande qu’un constat d’évidence et non une analyse réfléchie, nous ne sommes ici pas libre de faire ce qui nous plairait et nous devons faire avec. Cette fonction qui met notre

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conscience au service de ce jugement obéit à la logique des principes de sa nature qui confère au fait d’expérience la force de l’évidence. Pour autant, ces appréciations d’excellence sont contradictoires, et cette contradiction loin d’être inconsciente est perceptible. Nous constatons nombre de conflits entre nos structures mentales, des tensions larvées, diffuses, qui apparaissent insolubles dans leur complexité. D’où la nécessité sourdement douloureuse de gérer ces tensions, de maintenir l’équilibre des contradictions, de préserver des zones d’ombres, des havres d’ignorance et d’indifférence, etc… pis-aller qui permettent tant bien que mal d’assumer la problématique de notre état. De ce fait toute nouvelle structure, toute expérience importante qui la détermine risque d’engendrer un conflit en se trouvant en contradiction avec telle ou autre partie de notre mémoire et en menaçant le fragile équilibre global de l’instant au profit de l’un ou l’autre des principes en bataille. Or nous avons en permanence une conscience diffuse des structures de notre mémoire, de leurs relations et de leur valeur pour notre être. C’est cette même conscience qui permet en proposant nos choix comportementaux d’orienter notre action. Cette conscience est d’autant plus sensible qu’elle est exacerbée par l’expérience nouvelle et la nécessité de l’apprécier. D’où la tentation de différer celle-ci, de rejeter la nouveauté, de lutter contre tout ce qui viendrait rompre le statu quo. Le jugement de valeur de l’expérience nouvelle est donc l’occasion d’une remise en question des structures de notre mémoire, d’une réappréciation générale de tout ce que nous connaissons. Aussi dès que l’effort du premier pas est fait et que nous débridons en nous la fonction qui juge, celle-ci nous entraîne, nous asservissant à cette tâche. Nous sommes alors emportés par les vagues successives de la mutation des valeurs, de proche en proche, selon les lignes directrices des relations interstructurelle, jusqu’à ce que le potentiel de la transformation s’épuise en atteignant les limites de ses conséquences et en instaurant un nouvel équilibre dans l’appréciation des structures mentales. Ce processus de transformation est causal, il semble s’effectuer en marge de la conscience qui se contente d’en observer le déroulement rapide comme un spectateur passif, mais aussi émerveillé par le foisonnement des images, la complexité des relations, la richesse et la vivacité des concepts qu’il évoque. Cette remise en question, cependant ne résout rien. Sinon d’avoir installé un état contradictoire momentanément plus acceptable. Celui-ci porte en lui une demande de reconsolidation des insatisfactions nouvelles et des lacunes inhérentes à la dévalorisation de certaines structures que la fonction de jugement

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n’est pas à même de remplir. Il en résulte un désir sourd porteur d’une quête et générateur de projets que les fonctions analytiques pourront seules satisfaire. La remise en question doit donc être comprise comme une première étape préalable à toute transformation et initiatrice d’un changement interne mais qui n’apporte pas elle-même les solutions des problèmes qu’elle soulève et dont elle ne fait qu’exiger la recherche. Ce qui nous permet d’aborder ici un principe caractéristique de notre être, celui de devoir accepter de vivre dans l’imparfait, l’incohérent, le laid, le faux et l’inefficace afin de pouvoir progresser à partir d’où nous nous sommes en améliorant nos structures, et construire de nouveaux projets. En résumé, si la remise en question permet de percevoir plus honnêtement la réalité de son être, elle n’accomplit pas elle-même tous les processus de sa transformation, elle en entreprend uniquement le premier pas en entretenant un ensemble de projets qui seront traités ailleurs par les fonctions spéculatives (mouvance volontaire, intuition associative, désir). Cette évolution est évidemment un processus excessivement complexe qui met en œuvre l’ensemble de nos capacités et donne tout son sens aux différents aspects de notre nature créatrice. Ce processus m’apparaît comme un mouvement cyclique susceptible de se reproduire en traversant les mêmes étapes, dans lesquelles nous pouvons reconnaître trois grandes phases dont la première correspondrait à la recherche, l’élaboration et la découverte des solutions requises pour les questions soulevées par la remise en question, la suivante à une nécessaire assimilation de ces mêmes solutions ce qui se traduit par le retour à l’équilibre et l’apaisement des tentions mentales, la dernière enfin à la mise en pratique de ces résultats devenus opérationnels, leur développement et leur mise en œuvre dans nos rapports à la concrétude. Dans ces phases nous pouvons encore distinguer plusieurs périodes, cinq pour la première, puis respectivement quatre et trois. Je situe la première de ces périodes, c'est-à-dire l’origine du cycle de transformation, à la remise en question. Elle marque le changement d’un comportement quand l’être abandonne l’orientation purement productive de ses activités pour se consacrer à l’amélioration ou l’adaptation de ses moyens. Nous avons vu que cette remise en question en posant de nouveaux problèmes ouvrait un champ de vision et de recherche mais ne les résolvait pas. Cette absence de solution se poursuit au cours de la seconde période qui se manifeste par la montée du désir d’une issue et l’émergence de bouffées d’espoir ou de désespoir. Concrètement ce désir affirme la recherche de l’être en concentrant

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son énergie vers cet unique but, ce qui le mène à entreprendre une série de tentatives, d’analyses et d’associations, essais infructueux dans leurs commencements mais qui présentent l’avantage d’épuiser les voies stériles, de mettre en œuvre des stratégies, une méthodologie, d’accumuler des expérimentations qui ne s’avéreront payantes qu’ultérieurement. L’intuition créatrice propre à satisfaire et résoudre ces préoccupations ne surgit qu’à la période suivante, elle apparait aussitôt comme une révélation. En fait ce n’est alors que le produit d’une association, parfois une analogie, en général simple, mais elle a la valeur d’un principe directeur qui éclaircit le problème posé par de nouvelles bases. Le jugement d’excellence lui donnant sans compter son assentiment, l’être se convainc aussitôt de la validité de sa trouvaille et c’est un déchaînement d’enthousiasme d’autant plus fort que l’énergie accumulée était vive, qui peut aller jusqu’à l’émerveillement. L’atmosphère intérieure en est transformée, à la quête ardue succédant la joie de la découverte. Sous l’impulsion du soulagement qu’il en retire et de la griserie, l’être rentre dans la quatrième période en une intense activité analytique et spéculative, l’imagination le portant à exploiter ce principe nouvellement apparu pour en déduire les moindres de ses effets. Cette démarche n’est cependant pas dénuée d’incertitudes et d’inquiétudes car elle essaie de prévoir les conséquences de l’acceptation de cette transformation. Les conflits et les contradictions des structures mentales en place apparaissent d’autant plus vives qu’elles sont menacées de bouleversement. Cette hyperactivité à la recherche d’un équilibre ou d’un nouveau consensus débouche à l’entrée de la dernière et cinquième période de cette phase sur la conception d’une cohérence globale, intégrative du passé et du neuf. Dès lors, la solution est trouvée, c’est une seconde révélation plus douce cependant que la première car elle achève d’épuiser la tension du problème posé. La démarche analytique ne conserve en ce moment plus de sens, elle a découvert son objet et s’arrête. Mais son produit quelle que soit sa complexité n’est qu’un concept spéculatif et pas encore une structure mentale intégrée à l’ensemble de la mémoire. Au-delà d’un jugement de valeur positif, l’esprit doit pour ce faire accepter qu’un principe formellement justifié devienne vrai pour lui-même et donc opérationnel au sein de ses structures avec tout ce que cela implique. L’invention apparaît comme un trésor qui va changer la vie mais dont il résulte d’abord une lutte intestine, avant tout affective et émotionnelle, typique des franchissements de seuil, c’est la lutte du vieil homme entre la prudence et le risque que la fonction intégratrice que nous aborderons au

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prochain chapitre tranche d’une façon définitive en fin de période. Un moment toujours un peu difficile. La seconde phase commence quand le principe de cette intégration est accepté, c'est-à-dire quand le nouveau schéma devient actif au sein des structures internes dont il a acquis la nature. Il n’est alors plus question de recherches mais d’assimilation. Aussi dès la première période l’être interrompt et met en suspend toutes ses quêtes, il se coupe du milieu extérieur et évite toute expérience nouvelle qui pourrait venir perturber, fausser par d’autres données la transformation en cours. Au figuré il rentre dans son cocon. Cette intégration ou assimilation et le retour à l’équilibre intérieur s’effectuent en grande partie selon des mécanismes causals au sein desquels le temps possède une importance non négligeable et où la conscience est souvent superflue sinon nuisible, c’est pourquoi nous n’en recueillons que des impressions opaques et diffuses, plutôt que des visions nettes. La première période est donc avant tout, après cette rupture avec l’antérieur, une étape d’apaisement énergétique et émotionnel après l’embrasement précédent, la confirmation et la bénédiction de l’acceptation et un temps de latence et de repos pendant lequel le processus de transformation résultant de l’impact du nouveau principe actif ne prend pas encore son essor. Il ne commence donc véritablement qu’à la seconde période qui montre un réveil des facultés associatives et analytique, cette fois-ci pour accomplir l’assimilation, donc pour une tâche plus opérative que spéculative au sein des structures mentales et non plus dans la chambre de l’imagination. Le principe nouveau est véritablement mis en relation avec l’ensemble des structures de la mémoire, ce qui provoque la confrontation des contradictoires et la nécessité de l’arbitrage du jugement d’excellence pour rétablir les hiérarchies ou plutôt pour établir une hiérarchie nouvelle entre eux. Ce jugement est facilité d’autant plus qu’il a été préparé à la quatrième période de la phase précédente et ne fait souvent que traduire dans la réalité mentale ce qui a déjà été spéculativement pressenti. Il en résulte une réappréciation, une renotation complète des valeurs affectées à chaque structure mentale. Ce premier équilibre une fois atteint relance en troisième période une activité créatrice importante, voire à nouveau exaltante car elle entraîne de nouvelles associations d’où sortent en conséquence ou se complètent de nouvelles représentations, la perception de lacunes, des questions, etc… Tout un ensemble qui se construit comme une toile d’araignée prenant appui sur les fondations neuves, achevant quasi automatiquement les détails sans s’arrêter aux réponses et s’épuisant sur les questions et les nouvelles incertitudes inévitables. Enfin vient la quatrième période et avec elle le repos

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réparateur de l’inconscience. La durée permet aux tensions nées de la transformation de se réduire, à la surexcitation et au trop-plein énergétique de se résorber. Le feu donc s’éteint ici dans la densité. L’inconscience qui caractérise cette phase qui achève l’assimilation ne permet guère d’observer les phénomènes et les mécanismes de ce retour à l’équilibre. Nous pouvons cependant imaginer qu’au-delà de l’apaisement des niveaux d’énergie, la transformation atteint la partie la plus subconsciente de notre mémoire et que les structures comportementales s’affirment comme fiables dans leur nouvelle architecture. L’être reprend confiance dans ses moyens et s’apprête à pouvoir les mettre en œuvre. La troisième phase va pouvoir mettre en pratique cette mémoire transformée d’abord par des essais timides qui prendront ensuite de l’assurance. Il ne pourra donc pas y avoir de remise en question ni de véritable quête dans cette phase dont l’objet sera limité au développement des projets nouveaux en attendant que des difficultés d’une autre nature ne surviennent. Elle ne comprend que trois périodes dont la première correspond à la sortie de l’engourdissement du cocon, comme un réveil ou une naissance. L’être retourne dans le monde mais sa démarche reste prudente. Davantage que des réalisations, il attend des réponses à ses nouveaux comportements, il n’est pas certain des conséquences de ses actes et il a besoin que l’expérimentation l’assure de leur fiabilité. Rassuré, il va pouvoir tester dans la deuxième étape de la pleine puissance de ses moyens. C’est une période d’épanouissement dans les réalisations, et de conquêtes sans difficultés apparentes. L’être engrange des résultats et atteint un état de maturité dans ce qu’on peut appeler l’apogée du cycle. La dernière période qui achève le cycle fait apparaître les limites de cette exploitation et les premières vraies insatisfactions. Plus que les difficultés peut-être la lassitude des résultats acquis et le manque d’intérêt à poursuivre les mêmes choses plonge l’esprit dans des moments de crise nouveaux pour lui qui peuvent être dépressifs et sont révélateurs de l’obsolescence des valeurs internes. Moins attentif à ses tâches, les échecs s’accumulent et amènent l’être à la nécessité d’une remise en question et à l’ouverture d’un nouveau cycle. Telles sont les caractéristiques principales de ces mouvements de restructuration plus ou moins manifestes selon leur importance. Ils présentent certaines analogies avec d’autres cycles, comme celui des saisons, celui que constitue l’ensemble d’une vie humaine, le rythme journalier, etc… ce qui tendrait à prouver que la logique de leur déroulement appartient à l’ordre universel plus qu’à l’essence qui les provoque ou la concrétude qui les subit.

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Leur durée est très variable puisqu‘elle est soumise à la complète réalisation de chacune des périodes successives qui les constituent, et en outre nous pouvons remarquer que celles-ci se subdivisent encore en une multitude de cycles plus courts présentant peu ou prou les mêmes caractéristiques à des niveaux moindres, dont la plus grande partie passe inaperçue. Le jugement d’excellence est donc une fonction essentielle de notre être d’une part parce qu’il permet d’initier les cycles de transformation de nos structures mentales sans lesquelles toute évolution serait impossible, ensuite parce qu’il permet de stabiliser ces mêmes structures quel que soit leur niveau d’incohérence, d’incomplétude ou d’inadéquation, sans que cette stabilisation ne puisse être jamais définitive. Aussi nous pouvons y voir une réponse de notre être, peut-être la seule possible, au problème incontournable que lui pose le caractère ontologique de son imperfection, et un des éléments indispensables à la gestion des conflits inévitables qui en résulte dans ses structures.

INTEGRATION ET STRUCTURATION48

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Du fait de sa dimension et de sa complexité notre mémoire constitue un véritable monde par analogie avec l’univers physique, avec pour différence qu’il n’existe pas d’autres êtres vivants dans notre mémoire et que nous sommes chacun seuls à pouvoir y intervenir, alors que l’univers matériel est peuplé de créatures corporelles qui mènent des existences indépendantes de la nôtre. Notre mémoire nous apparaît donc comme un monde privé, personnel, individuel et mental. La nature concrète de cette mémoire se présente sous forme de particules de sens dont l’aspect énergétique ne nous intéresse pas ici. Ce sens peut se rapporter à des aspects physiques ou abstraits, consister en une image, un concept, un affect, une composition de chacun d’eux, il est toujours par contre une représentation de quelque chose que notre conscience a vécu de l’intérieur ou à l’extérieur de ce monde mental et qui dans quelques cas particuliers concerne cette particule de sens elle-même. Cette mémoire est inerte aussi on n’y trouve pas trace d’essence créatrice, celle ci y est cependant largement présente par ses représentations d’autant plus qu’elle est, et en premier lieu la conscience, nécessaire à la naissance des expériences dont ces particules de sens sont issues, et que la mémoire en est la conséquence. Notre troisième nature, les relations, y règne par contre à profusion. Celles-ci ne procèdent pas en général de l’expérience, bien que certaines d’entre elles les aient pour objet, elles naissent selon leurs lois propres, dès la création de ces particules, et les relient au corps de la mémoire pour former des structures qui ne sont en fait que des amas au sein desquels ces relations sont particulièrement fortes et dont elles assurent la cohésion. Mais ces amas sont eux-mêmes reliés entre eux par des rapports de sens qui forment ce que nous pouvons appeler l’architecture générale de la mémoire. Si nous ne possédons pas la perception globale de cette architecture, nous disposons par contre du moyen de prendre conscience des relations individuelles. Au cours de l’action, de la réflexion ou de l’observation, nous sommes en contact avec des sections de notre mémoire, sections qui nous permettent d’agir, de comprendre et de reconnaître, mais nous n’avons alors de ces sections qu’une impression opaque, non exploitable à l’état brut, une conscience claire serait d’ailleurs contradictoire et préjudiciable au succès de ce que nous accomplissons. Si par contre nous interrompons brutalement une de ces activités pour nous concentrer sur notre mémoire, une foule d’images, de

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préoccupations, de convictions vont nous apparaître qui sont autant de souvenirs plus ou moins historiques et de particules de sens de nos structures mentales. Avec un peu d’entraînement nous pouvons obtenir le même résultat en nous concentrant sur un objet, une personne, une situation, un concept, un affect, etc… elle nous livre alors autant de souvenirs en relation directe avec l’élément initial, aussi en déplaçant notre concentration de ce dernier à un nouveau venu au gré de notre inclination nous pouvons parvenir de proche en proche à voyager en son sein. Nous pouvons imaginer sur le même principe des techniques plus sophistiquées comme de retenir deux, voire plusieurs éléments pour faire apparaître leurs collatéraux, utiliser des gammes préconçues de niveaux d’abstraction, nous intéresser à un type particulier de relation à partir d’une image donnée, etc… toutes ces techniques étant destinées à opérer une plus grande sélection dans les espaces de notre mémoire car si le champ est trop vaste, faute de précision, elle se verra incapable de nous fournir ses souvenirs. La littérature nous offre aussi un champ de documentation magnifique parce que l’imagination des auteurs est avant tout un travail de mémoire et qu’au-delà de leurs souvenirs, comme Proust, Maupassant et bien d’autres, ils n’hésitent pas à mettre en roman l’expérience même de la remémoration et tout son impact sur l’émergence des sentiments, de la réflexion, de l’action, etc… aux plus belles pages de leurs œuvres. Quel que soit le moyen employé dès que nous disposons de deux particules de sens dans un rapport direct nous pouvons y appliquer notre fonction d’analyse en vue d’abstraire et de comprendre leur relation particulière. Cette fonction fera l’objet d’un prochain chapitre, mais pour lors examinons quelques exemples. Considérons le concept de l’individualité, avec lui nous sommes au niveau d’abstraction le plus élevé des qualités fondamentales de la concrétude. Ce concept est pratiquement relié à la totalité des éléments présents dans notre mémoire, non seulement du fait qu’il témoigne d’une caractéristique de leur forme en tant que particules, mais aussi qu’il se rapporte d’une façon omniprésente au contenu de leur sens, peut-être parce que la division parcellaire nous est nécessaire à appréhender et à comprendre aussi bien ce qui nous entoure que ce qui nous constitue. Si bien que nous sommes sollicités de toutes parts, les objets matériels, les mots, les symboles, les concepts, etc… il n’est pas d’expérience, ni de souvenir qui ne nous apporte une moisson de manifestations de cette qualité. Nous sommes ici en présence de deux types de relations. Tout d’abord une relation d’appartenance à un même ensemble déterminé par une qualité ou une propriété commune, dans cet exemple de posséder un caractère

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individuel. Ensuite une relation de niveaux d’abstraction entre les éléments des ensembles précédents et le concept qui représente la qualité ou la propriété qui les rassemble. Nous constatons que cette dernière présente une double signification, d’une part que ce concept d’individualité tire son sens de tous les éléments auxquels il est relié, qu’il témoigne de leurs multiples facettes et n’existe que par eux, d’autre part que chacun d’eux devient un des aspects possible de cette même individualité et que grâce à ce concept, ce possible devient conscient, ils ne constituent plus alors un simple ensemble, mais un ensemble conscient qui s’affirme comme tel en une structure cognitive. Par ailleurs ces rapports de niveaux se succèdent en cascades. C’est ainsi que nos différentes expériences d’une plante quelconque sont reliées à sa variété particulière, toutes ces variétés au concept de son espèce, celle-ci à sa famille, puis à l’ordre des végétaux, à l’ensemble du genre vivant, à la manifestation matérielle et enfin à la concrétude et au concept d’existence qui la relie aux deux autres natures, essence et ordre, etc… Nous voyons ainsi se dessiner une première architecture ramifiée reliant tous les éléments de notre mémoire selon la hiérarchie des niveaux d’abstraction, des images de nos expériences aux concepts les plus élevés, et qui serait probablement la seule si nous ne disposions que de ces deux types de relation. Or il en existe d’autres que je vais essayer de caractériser sans prétendre à priori que cette liste soit exhaustive. Relations quantitatives, dont témoigne le rapport de dimension entre deux aspects d’une même grandeur plus ou moins mesurable. Si la mesure lui donne une signification plus précise, elle n’est cependant pas indispensable à son existence, il suffit pour cela que la valeur d’une chose puisse être jugée plus ou moins importante qu’une autre. Ainsi de deux plats qui n’ont pas la même saveur, l’un pourra être estimé plus sucré ou salé que le second, un certain vert apparaîtra plus proche du bleu que du jaune qu’un autre vert, une émotion sera plus ou moins forte, un plaisir plus doux ou plus violent, autant de relations qualitatives qui ne résultent pas de mesures physiques. D’ailleurs nous oublions souvent que toute mesure est entachée d’erreur, n’est donc qu’une approximation, une appréciation quant à ses décimales à moins qu’elle ne concerne déjà des abstractions. Ainsi la meilleure balance ne pourra donner qu’une bonne estimation du poids d’un sac de billes, alors que le nombre des billes, parce que ce sont des abstractions de la matière, sera lui parfaitement exact. Nous voyons donc ici, comme c’est pratiquement le cas pour les autres groupes, les relations quantitatives se différencier en variétés dont les nuances pourront être appréciées.

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Relations formelles, numériques, logiques ou géométriques au sens large. Il est certain que la forme d’une étoile de mer, les statuts d’une entreprise ou un système d’équations mathématiques vont faire apparaître d’autres types de relations plus complexes et plus variées dans lesquelles la mesure est toujours secondaire par rapport à la forme globale qui réunit les éléments, et dont la taille (de l’étoile, de l’entreprise, des variables du système) est indifférente sinon dénuée de sens. Dans des domaines plus abstraits, nous observons aussi au niveau des sens, des rapports logiques purs, opposition, analogie, symétrie, complémentarité, dualité, trialité, tétralité, etc… qui témoignent d’une certaine richesse. Relations causales, dont la succession historique est l’expression la plus simple. L’expérience s’écoulant dans la continuité de la durée quoiqu’elle connaisse des irruptions créatrices, se transforme d’une façon progressive et avec une certaine lenteur, si bien que l’actualité présente détermine une part de celle qui lui succède. Il en résulte un lien historique entre toutes ces expériences, indépendamment de leur contenu qui peut être abstrait donc formellement atemporel, qui construit une architecture linéaire, celle de nos souvenirs, au sein de notre mémoire. Mais cette architecture est faible car l’événement possède le plus souvent de multiples causes. Par causalité je désigne ici l’influence qu’exercent nos structures mentales sur notre comportement présent. Cette influence est immense, c’est la raison d’être de la mémoire, elle s’exerce d’un présent qui est le prolongement du passé à un futur immédiat qui s’en distingue à peine. De nombreuses sections de notre mémoire sont impliquées dans tous nos comportements, nos fonctions créatrices, ce que nous appelons notre créativité même, y fait largement appel car elle a besoin de l’expérience qu’elles détiennent pour s’exercer sans crainte et ne s’engager dans des tentatives hasardeuses qu’en connaissance de cause. Du fait de ces influences déterminantes, chaque expérience nouvelle voit se nouer des relations causales multiples qui oblitèrent la simplicité de la succession historique des événements dont la causalité n’est le plus souvent qu’une apparence, la causalité vraie s’inscrivant dans le jeu interactif de nos structures mentales sur nos comportements. Relations d’excellence, qui naissent des différentes appréciations rendues par notre fonction de jugement, se transforment avec celles-ci, chaque structure ainsi concernée demeurant dans un rapport évolutif avec toutes les autres. Ce type de relation ne doit pas être confondu avec les relations quantitatives, car le vrai, le beau et l’efficace ne sont pas des grandeurs objectives mais des jugements

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qualitatifs même si nous disposons pour eux d’échelles de valeurs. Le terme d’excellence ne doit pas faire oublier qu’il s’agit ici d’appréciations qui vont du meilleur au plus médiocre, dont les valeurs différentielles établissent entre nos structures une hiérarchie capitale, qui va déterminer leur influence sur nos choix comportementaux, car à moins d’obstacles ou de contraintes contraires notre inclination naturelle nous porte vers ce que nous pouvons faire de mieux. Dans la formation de cette hiérarchie le mauvais a autant d’importance que le bon car la valeur d’une structure se nourrit du sens des relations qui la lient aux autres, cette valeur relative étant la plus significative. C’est pourquoi la mémoire conserve toute les informations, même et surtout les plus douloureuses, les plus désagréables et les plus irritantes. Relations de cyclicité, qui réunissent les expériences et les structures qui s’inscrivent dans un même cycle. A coté du cycle d’évolution que nous avons examiné au chapitre précédent, nous sommes confrontés à une quantité de processus cycliques, saisons, cycles journaliers, économiques, etc… et de besoins périodiques auxquels nous devons nous adapter et qui vont influencer nos comportements. Ces cycles ne sont pas tous conscients mais leur conscience nous rassure car dans un environnement mouvant nous trouvons en eux des repères qui nous permettent de prévoir et d’assumer, car ces cycles présentent toujours une succession de périodes agréables et désagréables et il n’y a rien que nous redoutions le plus qu’une détérioration indéfinie. Donc autant que nous pouvons nous accompagnons les phases de ces cycles en les anticipant. Relations de conflit, qui opposent des expériences contradictoires, en localisant les situations paradoxales, malheureusement fréquentes, qui correspondent aux difficultés que nous rencontrons. Ces relations qui a priori peuvent être évolutives même si elles témoignent pour le présent de situations bloquées, montrent la capacité de résistance et la pérennité des structures mentales quelles que soient les masses respectives en présence, et qui loin de s’épuiser, s’épaulent selon les lignes de fractures. Le conflit résolu, la mémoire en garde le témoignage, elles perdent alors de leur vigueur pour devenir de simples informations. Relations de puissance, inverses des précédentes qu’elles bousculent. Celles-ci s’inscrivent dans un contexte de transformation. Elles apparaissent à la naissance des nouveaux comportements et de leurs mutations qu’elles affirment contre les structures anciennes, et provoquent des déséquilibres dont l’apaisement intervient lors des phases d’assimilation. Essentiellement dualistes, elles établissent des rapports de force entre structures dominantes et récessives,

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rapports gouvernés par la nécessité, souverains malgré les conflits, les incertitudes et les risques, donc indépendants des relations d’excellence qui les secondent souvent, mais qui témoignent de projets et d’idéaux qui peuvent aussi leur être opposés. Les structures récessives ne disparaissent pas cependant, elles perdurent comme tout perdure en notre mémoire, remplissant la tâche obscure du support de l’édifice sous le double effet des rapports de conflit et de puissance. Toutes ces relations qui relient chaque particule, chaque structure, chaque groupe de structure à tant d’autres, lui tissent une aura de sens, au-delà de sa signification intrinsèque, qui témoigne de sa position et de son rôle dans la mémoire. Ces deux sens sont indissociables, le sens propre participe à chaque relation qui l’alimente en retour, et le tout constitue un sens global qui exprime les influences réciproques et l’équilibre de l’ensemble. De ce fait, cette aura de relations permet à chaque parcelle de la mémoire de constituer un point de vue particulier sur son ensemble, donc de donner naissance à un paysage mental que le langage ne peut que bien faiblement traduire, qui permet à la conscience de passer d’un objet à un autre en déplaçant sa concentration de l’origine vers la périphérie de son espace, et qui sera affecté par toutes les transformations survenues sur les moindre de ses parties. Chaque particule intégrant de multiples paysages, nous comprenons que son éventuelle variation de sens affecte instantanément un grand nombre de ceux-ci et indirectement par ceux-ci tous les autres, de même que la modification ou le déplacement d’une masse affecte la totalité du champ de gravité, mais aussi que chaque sens propre constitue un frein ou un accélérateur selon qu’il sera ou non entrainé par cette transformation. Compte tenu du nombre démesuré de toutes ces relations nous n’accédons pas à l’architecture globale de notre mémoire qui forme un treillis trop complexe pour ne pas être obscur, mais à un ensemble de points de vue concurrents sur sa texture, au travers desquels nous pouvons entrevoir des configurations locales. Nous avons par contre déjà rencontré des architectures générales, c’est-à-dire des agencements qui atteignent toutes les parcelles de notre mémoire sans pour autant en comprendre toutes les relations. C’est le cas du réseau ramifié des niveaux d’abstraction et de la succession linéaire de la mémoire historique qui inclut aussi bien toutes sortes de concepts parce qu’ils naissent et que leur sens se rattache à une multitude d’expérience impliquées dans la durée. Ces deux exemples privilégient un type de relation au détriment des autres. Nous pouvons également observer des réseaux étoilés fondés sur des architectures locales

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fortes dont les relations dominantes dans leur cœur déterminent la symétrie axiale. Le concept de la triple nature de l’expérience, ordre, essence, concrétude, forme une de ces figures dont chaque pointe s’éclate au niveau d’abstraction immédiatement inférieur en une série de concepts généraux irréductibles qui témoignent de chaque nature, types de relations pour l’ordre, essences génératrices de conscience, désir, intuition créatrice, investissement énergétique, analyse formelle, asservissement à l’action, rupture d’état, association, maturation , pour le vivant, notion d’énergie, de forme, de mouvement, d’espace de liberté, d’individualité, de durée, de degré d’excellence, etc… pour la concrétude. Concepts qui présentent certaines relations de complémentarité évidentes, pas d’énergie sans forme, pas de mouvement sans espace, pas de croissance sans durée, etc… et auxquels comme éléments constitutifs de l’expérience les corpuscules de sens se rattachent de multiples façons. De même, comme toutes nos expériences se manifestent obligatoirement dans l’une des phases du cycle qui les conditionne, elles se lient autant qu’elles nourrissent les concepts qui caractérisent ses différentes périodes dans un schéma duodénaire. Enfin, les concepts généraux de nos fonctions créatrices constituent autant de pôles d’attraction pour nos structures qui s’y agglomèrent avec leurs outils, leurs techniques, leurs stratégies, leurs échelles de valeur, etc… et dont l’exercice s’attache à une masse confuse d’expériences. Entre eux les relations sont complexes, et plus encore du fait des combinaisons car ces fonctions interviennent rarement seules mais dans des mouvements de groupes coordonnées, d’où un halo de plus en plus diffus qui en obscurcit l’arrangement. Il reste néanmoins une figure d’ensemble fondée sur les qualités qui les différencient car on ne peut confondre perception et analyse, passage à l’acte et désir, etc… ni douter des liens causals qu’elles établissent par les conséquences de leurs activités. Confrontés à ces différents schémas, nous ne pouvons discerner d’architecture globale ou dominante, mais des architectures concurrentes qui se sont développées à partir d’un principe simple ou d’un noyau local, chacune concernant une ou plusieurs démarches : production, exploration, analyse, exploitation, assimilation, création, contrôle émotionnel, etc… En fait chacune de nos activités trouve dans notre mémoire un noyau de structures fait d’expériences, de connaissances, d’habitudes qui permettront de passer à l’acte et qui se nourriront de toute nouvelle entreprise. Ces noyaux ne sont pas

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immobiles, ils évoluent dans la durée, ils s’enrichissent d’abord, s’organisent par l’apparition de principes, peuvent se regrouper enfin dans des ensembles plus vastes et sous des fonctions plus larges qui les chapeautent. Ces architectures ne sont donc pas figées, elles se construisent strates après strates. Notre mémoire se grossit initialement de la succession de tout ce que nous vivons avec plus ou moins de clarté ou de conscience. Toutes ces expériences s’inscrivent dans la chaîne historique et, dans la plupart des cas, comme elles sont composées d’éléments similaires à ceux précédemment vécus, ils vont rejoindre leurs semblables en nouant des relations d’appartenance aux niveaux d’abstraction qui sont les leurs, sans rien déranger aux structures existantes. Mais dans d’autres situations, apparaissent des éléments nouveaux qui ne peuvent pas s’intégrer aussi facilement, parce que les structures d’accueil n’existent pas et qu’ils sont éventuellement en contradiction avec ce qui s’y trouve déjà. Il naît donc des oppositions et des conflits selon les lois qui les gouvernent entre ces nouveaux venus et les structures dominantes, sans qu’ils puissent modifier en rien les rapports de force, l’équilibre de la mémoire étant assuré par les relations de puissance quelle que soient par ailleurs les appréciations d’excellence que ces éléments peuvent recevoir. Leur éventuelle valorisation sans laquelle il reste peu d’espoir qu’ils puissent jouer ultérieurement un rôle va cependant venir les conforter. Toute transformation exige nécessairement une remise en question des structures existantes et celle-ci, loin d’être gratuite, ne peut intervenir à moins que l’être en espère une solution de problèmes, difficultés et échecs devenus pressants, et ce n’est encore qu’une étape préalable au processus. La remise en question suscite une activité analytique intense propre à enrichir et agencer les apports récents, elle provoque des jugements comparatifs entre les masses conflictuelles d’où il pourra résulter de nouveaux modèles, un avant-projet de réorganisation, des objectifs et des espoirs, bref de nouvelles expériences propres à bousculer les schémas anciens. Mais quelle que soit l’adhésion conceptuelle qui accompagne ce processus, il demeure un produit analytique et par cela même est affecté d’une connotation spéculative, il peut donc se construire sans pour autant transformer les structures dominantes. Pour que la transformation ait lieu il faudrait que la mémoire puisse accepter en son sein ces masses nouvelles comme des structures comportementales à part entière, à l’égal des anciennes, ainsi que les bouleversements qu’il ne saurait manquer d’avoir lieu. Or cette mémoire est un corps inerte, elle ne peut effectuer par elle-même cet acte d’adhésion qui est autant affectif et émotionnel que conceptuel. Il faut donc qu’une fonction

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intégrative intervienne en son nom et à sa place autant pour décider que pour implanter ces structures. C’est une fonction affective parce qu’elle va rompre l’équilibre préexistant dans un contexte de tension émotionnelle aiguë, mais c’est aussi une fonction conceptuelle ou formelle puisqu’elle va mettre en place une nouvelle architecture locale, souvent héritée des schémas anciens, qu’elle doit distordre, éclater et modeler pour y intégrer les éléments nouveaux en modifiant les rapports de force, déplaçant les charges et inversant les relations de puissance. Toute l’importance de cette fonction réside dans le fait qu’elle décide de la puissance respective des structures d’où découlent les lois internes… et les vices ! de l’être. Elle les élève, puis les abaisse, transformant le dominant en récessif, car il n’est rien qui ne puisse un jour être dépassé. Mais elle ne le fait pas à la légère, aucun caprice, mais une observation stricte de principes rigoureux, l’aboutissement presque rituel d’un prudent processus de jugement de valeur, de contrôles et d’analyse. Comme je l’ai déjà mentionné, les parcelles dévalorisées ne se perdent pas mais sont réinterprétées, en tant qu’expériences elles restent précieuses, même négatives, car l’interprétation en cette matière est souvent plus importante que le contenu. Le processus de transformation ne s’arrête pas à l’implantation des nouvelles structures qui en demeure cependant l’apogée. A partir de ce point de rupture et du noyau central mis en place, par le biais des multiples relations, toute la mémoire est mise en déséquilibre et par voie d’enchaînement, la transformation se répand de proche en proche pendant toute la phase d’assimilation. Quoiqu’il s’agisse de la conséquence mécanique de la variation des relations due à la nouvelle architecture et son impact sur les aura de sens qui lui sont liées, de nouveaux conflits risquent d’apparaître car nous ne sommes plus ici dans l’enceinte fermée de la spéculation mais dans la réalité de la mémoire et de ses particules de sens. La fonction intégratrice devra donc pour résoudre ces conflits souvent trancher successivement tout en respectant l’orientation de ses décisions initiales et de ce fait modifier le sens de structures parfois éloignées, le processus pouvant ainsi s’entretenir et repartir en d’autres vagues, jusqu’à ce qu’elles s’apaisent enfin dans l’installation d’un nouvel équilibre. Dans ce qui précède, j’ai essayé de décrire la figure la plus générale et la plus complexe, il est néanmoins certain que cette fonction intervient dans les cas les plus simples, dès qu’une intégration se révèle nécessaire et en particulier, car c’est un acte de foi, chaque fois qu’une intuition transforme une hypothèse en certitude.

LA MOUVANCE SPECULATIVE

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J’ai souvent mentionné l’existence de la fonction spéculative que je ne pouvais aborder jusqu’à présent, avant d’avoir clos les chapitres des trois fonctions opératives dont elle se démarque parce qu’elle n’est pas aussi directement impliquée dans la réalité mentale, ni soumise au mêmes contraintes, qu’elle dispose d’un espace de liberté où elle crée de l’imaginaire, et souvent de l’illusoire. C’est donc un monde d’irréalité, mouvant et incertain, ouvert à tous les mirages, à tous les abus de la raison, par où rentre le faux avec les habits du vrai, un monde dangereux donc, mais un monde indispensable parce qu’il est aussi à l’origine de toutes les créations. Cette fonction qui s’active pratiquement sans relâche, secondant ou sollicitant toutes les autres, est sans doute la plus importante, d’autant plus qu’elle regroupe quatre qualités essentielle : la conscience, l’intelligence des sens et des formes, un pouvoir de concentration, et la faculté de se mouvoir. Consciente, au même titre que la perception-remémoration et le désir, mais parce qu’elle n’accède directement ni à la concrétude extérieure, ni à la mémoire, et qu’elle occupe un champ limité et exclusif, elle n’est avant tout que conscience d’elle-même et des produits que les autres fonctions lui apportent dans le cadre de leurs relations réciproques. Dans ce champ clos, sa conscience est celle d’une actualité éphémère, qui fuit vers la mémoire, se renouvelle sans cesse, définissant un présent restreint, intime, qui se distingue de celui des événements du monde, qu’en grande partie nous ignorons, et de celui de la mémoire qui nous montre des constructions qui parce qu’elles sont toujours là témoignent de son passé, qui nous est chère parce qu’elle nous donne une sensation aiguë du maintenant et du lieu où les choses naissent et se créent, de l’instant de l’expérience vécue. Comme cette fonction est permanente dans le rêve aussi bien que dans l’éveil, hormis quelques moments d’inattention, ce présent, cette conscience, et donc nous-mêmes, durons sans vieillir avec toutes nos essences créatrices, alors que notre corps, notre mémoire, le monde, tout ce qui nous traverse vieillissent, ce qui heurte quelque peu notre raison. De ce fait ce n’est pas ce présent qui s’écoule dans nos souvenirs, car il n’est qu’une qualité propre de l’essence, mais uniquement les éléments, l’expérience des événements, qui naissent ou qui apparaissent en elle et en lui, et qui les parcourent pour aller la rejoindre. Mais comme cette conscience reçoit le produit des activités des autres fonctions créatrices et en particulier de la perception-remémoration, que ces éléments sont trop récents et donc trop chargés pour ne

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pas irriter cette dernière et provoquer involontairement leur rappel, que des relations les rattachent à ce qui précèdent et les suit, ils semblent subsister en s’affaiblissant en elle, ce qui rend leur écoulement sensible et ajoute au flou de l’espace temporel de l’expérience en l’étalant dans la durée. Ces deux consciences, celle restreinte de la mouvance spéculative et celle plus vaste de la remémoration sont distinctes parce que leurs fonctions le sont, mais aussi parce que leur qualité est différente. L’une est concentrée, réduite parce qu’enfermée dans son espace intérieur qu’elle remplit complètement, alors que l’autre est plus diffuse et dispose de l’accès de toute l’étendue de notre mémoire, Faute d’être séparées, nous ne saurions différencier nos souvenirs de l’expérience présente, ni de leurs relations concevoir le passé, ni prendre le recul nécessaire à nous affranchir des contraintes à nous affranchir des contraintes propres à leur pérennité dans un espace vierge, libre, donc propice à la création, l’imagination et la spéculation. Cependant en sens inverse de l’écoulement temporel, le contenu de la seconde se déverse, alimente et se mêle à tout instant dans la prière, tout en conservant ses nuances et sa spécificité. Il en résulte la réactualisation des souvenirs anciens, mais aussi la latence des composants encore proches de et dans l’actualité immédiate, latence parfois gênante, mais aussi souvent indispensable parce qu’elle offre à la réflexion les éléments d’un tableau de travail qui en durant de lui-même la seconde efficacement et soulage ses efforts de concentration. Par ces différents moyens, nous voyons le passé se réinscrire dans l’actualité, former des boucles causales, durer en elle pendant qu’elle ne cesse de s’écouler vers lui en nouant multiples relations au sein des structures mémorielles, ce qui perturbe continuellement leur historicité. Inversement la fonction spéculative sollicite la remémoration, cette dernière est en effet plutôt passive, c'est-à-dire qu’elle se manifeste peu de son propre chef, à moins de violentes tensions internes qui peuvent conduire à des rappels lancinants d’autant plus éprouvants qu’ils ont rarement de solution immédiate, alors que la première, active et volontaire lui fait souvent appel selon ses besoins ou ses désirs en sus de ses émanations naturelles, la faisant réagir à la pression insistante de ses images, ses concepts ou ses affects. Ces deux fonctions entretiennent donc une relation d’échange et de complémentarité dans un certain équilibre de leurs priorités respectives qui constitue un segment fort de la vie mentale et illustre les principes qui régissent avec quelques variantes l’ensemble des liens interfonctionnels. La concentration spéculative varie en intensité d’une extrême lucidité à l’inconscience passant par tous les stades de la vigilance en des cycles rythmés

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par l’éveil et le rêve, elle est multipolaire, c'est-à-dire qu’elle peut focaliser à la fois plusieurs éléments, les retenir pour les visualiser dans la durée mouvante de l’actualité, avec l’aide de la remémoration, ce qui lui permet de mettre en rapport, de combiner et d’assembler les particules de sens jusqu’à constituer de véritables tableaux mouvants qu’elle peut saisir et manipuler grâce à son intelligence des formes et des sens. Cette propriété n’accède pas cependant à la perception des relations qui requiert, à défaut de leur souvenir, l’analyse d’un satellite spécifique qu’elle doit alimenter pour obtenir des modèles abstraits, mais lui permet de s’orienter à la fois dans l’espace mais aussi et surtout dans le sens, d’en distinguer les dimensions et les nuances et de choisir son devenir parmi toutes les directions possibles. De toutes ses qualités, celle qui caractérise le mieux et sans doute la plus importante pour notre être est sa faculté de se mouvoir. Chaque fonction possède son propre rythme, elles peuvent se manifester par des discontinuités brutales comme le passage à l’acte et l’abstraction, ou des vagues sourdes et têtues tel le désir, mais la fonction spéculative est la seule qui présente cette mouvance continue, parfois rapide et d’autres fois lente, excitée ou sereine, qui colore l’expérience présente de cette sensation particulière insaisissable et fuyante d’un écoulement impossible à stopper, qui rend sa perception si difficile et si floue, ses limites incertaines, et qui en même temps véhicule des images concrètes excessivement nettes. Ce mouvement est en partie provoqué par les variations d’intensité de sa conscience mais plus encore par ses déplacements d’un objet à un autre er comme elle est multiple, d’objets à d’autres, saisissant et abandonnant tour à tour, en évoluant des formes aux sens, aux concepts, aux désirs, aux structures, aux fonctions, etc… dont la succession quoique volontaire n’apparaît pas toujours obéir à une logique claire. Les auras de sens qui entourent chaque nouvel objet livré par la mnésie lui offrent sans cesse de nouvelles opportunités déambulatoires, lui permettant de s’orienter et de choisir dans ces environnements de sens qui se transforment à mesure qu’elle avance en eux. Si ce mouvement est possible, à coté des simples trajectoires ou transformations causales qui n’ont de mouvement que l’apparence et ne sont que des déplacements inanimés issus de chocs interactifs, c’est que son essence est indépendante, au moins partiellement, de l’ordre causal. C’est donc qu’il existe une liberté au rang des principes souverains du permanent, mais cette liberté ne peut s’exercer et devenir effective que si elle concerne et s’étend à des espaces. Dès lors que ces champs existent, et ils existent à la fois sur les plans physique

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et mental, ils font plus que de permettre une mouvance, ils établissent à chaque instant une infinité de possibilités qui réclament d’elle la nécessité et la volonté de choisir. Le potentiel créatif de son essence rencontre donc la liberté, elle-même propriété de l’espace, pour s’actualiser en donnant naissance au mouvement. Elle n’en demeure pas moins contrainte par tous les autres principes de l’ordre universel qui la limitent, engendrant d’inévitables conflits. Parce qu’elle est libre, ces contraintes qui menacent son intégrité la rendent responsable de son devenir. Son premier objectif sera évidemment d’assurer les équilibres indispensables à sa survie, et parce que c’est difficile, en cherchant à améliorer ces conditions et les moyens dont elle dispose. Telle est fondamentalement sa problématique. Cette mouvance volontaire n’a cependant pas de désir propre, car dans son rôle organique qui veille à restaurer les équilibres, satisfaire aux besoins, arbitrer les priorités, apaiser les tensions en suivant des stratégies parfois complexes, elle répond à des motivations externes initiées ou relayées par le centre du désir qui joue un rôle capital dans ses itinéraires. Ces deux fonctions restent cependant autonomes l’une vis-à-vis de l’autre, leur relation obéit au principe de l’interinfluence et non de l’asservissement propre au passage à l’acte. L’une sert de canal aux tensions et l’autre élabore les moyens de résolution, elles opèrent naturellement le plus souvent en collaboration mais se trouvent aussi en conflit, soit en l’absence de solution spéculative immédiate, soit encore parce que celle-ci doit répondre aux sollicitations et aux besoins d’un ensemble de situations au-delà du seul jugement de plaisir. Cette mouvance spéculative joue encore d’autres rôles majeurs au sein de la dynamique de l’être : elle prépare le passage à l’acte, le décide, et finalement le met en œuvre en renonçant à sa souveraineté et en transformant son autonomie en servitude du faire. Elle recherche les solutions des problèmes posés par la remise en question, élabore projets et structures qu’elle apporte à la décision finale de l’intégration. Elle accompagne enfin toutes les étapes des cycles d’évolution et de conservation secondant chacune des autres fonctions quand elle n’effectue pas elle-même les tâches essentielles. La richesse des rapports qu’elle entretient avec la mémoire, le désir et l’abstraire, les expériences, les modèles et les objectifs qu’elle en retire, sont de nature à décupler des possibilités qu’elle met en retour, grâce à la permanence de son activité, au service de tous les processus mentaux, n’ayant pas elle-même d’aspiration originale sinon l’équilibre et l’enrichissement de l’être c'est-à-dire de son corps et de sa mémoire, mais dont l’ambition lui vient davantage des

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structures profonde du désir que des siennes propres. Tous ces échanges privilégiés à travers lesquels elle coordonne l’action des fonctions créatrices, les accompagne, les sollicite ou les déclenche à leurs besoins, tour à tour provoquant et alimentant la mémoire, lui confère un rôle central au sein de son être. Son caractère spéculatif provient de sa capacité à concevoir des particules de sens, percepts, concepts, affects, de diverses origines qui lui sont principalement apportés par la perception et la remémoration, à les assembler et les organiser dans des compositions différentes, plus ou moins nouvelles si l’on considère leurs relations naturelles telles qu’elles existent dans nos structures. Ce qui en résulte appartient bien évidemment au domaine de la fiction et de l’imaginaire, mais cet imaginaire n’est pas sans rapport avec les possibilités de la réalité et les perspectives d’avenir. Par ailleurs ces créations ou ces produits sont dès leur naissance entachés d’une valeur particulière de telle sorte qu’ils ne peuvent être confondus avec la réalité. En outre cette valeur admet une quantité de nuances puisqu’on y trouve aussi bien des montages incohérents, des images qui contredisent la réalité, des fictions, des hypothèses, des projets, que des modèles de coordination comportementales qui précisent immédiatement l’action, sans pour autant présenter les caractéristiques propre au croire mais qui manifeste au contraire ceux d’une conviction spéculative que les éléments conservent dans leur descente en mémoire, la foi n’accompagnant que les phénomènes d’intégration. Quoique cette activité créatrice témoigne de la plus grande liberté et bien qu’elle ne soit souvent qu’un exercice purement ludique, elle semble répondre à des objectifs d’équilibre et d’enrichissement à la fois physique et mental de l’être. Pour y parvenir elle a recours à multiples stratégies qui gonflent ses structures, cependant nous devons constater que la liberté de cette mouvance se trouve de fait limitée par les trois contraintes que lui posent la nécessité, la difficulté des entreprises et la cyclicité organique, qui la confrontent quelle qu’en soit sa conscience et qui vont l’obliger à se forger des principes d’action déterminants pour ses choix. La nécessité d’abord l’interpelle, celle de maintenir les équilibres physiques dont dépend la survie de ce corps, la faim, la soif, la sécurité, la sexualité, etc… sont autant de choses à assurer, à coté d’eux la détresse psychique que provoque toute douleur morale, émotionnelle ou affective ne peuvent rester sans soins sous peine d’altérations tout aussi graves. Au-delà elle doit tenter, face à un environnement qui se transforme, d’adapter les structures de l’être et faire

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évoluer ses propres comportements pour les rendre plus efficaces. Enfin le plaisir est un besoin sinon un désir dont la satisfaction est sans doute aussi indispensable à la santé mentale que sont le sommeil et le rêve et elle ne peut raisonnablement s’en désintéresser. Toutes ces préoccupations vont la conduire à édifier des techniques d’évitement, mais aussi de lutte et de conquête et à établir des priorités pour traiter ces appels multiples, parfois contradictoires qui la pressent sans qu’elle puisse leur consacrer toute sa durée. Elle devra donc partager son temps entre toutes les responsabilités qui l’assaillent et sera amenée à modifier à tout moment sa volonté pour réorienter son activité en fonction de l’évolution des désordres ou des opportunités. La difficulté qu’elle rencontre dans l’accomplissement de ses tâches et la résolution de ses problèmes constitue une autre contrainte. En premier lieu ces travaux demandent du temps, parfois quelques instants, mais il est aussi des entreprises à long terme qui réclament des années d’efforts et même toute une vie. Ensuite, tous les désirs ne sont pas réalisables et parfois même, ce qui peut revêtir un aspect dramatique, les nécessités. L’échec, au moins partiel constitue une menace permanente, mais aussi une sanction. Aussi la facilité de l’entreprise devient une grandeur et une valeur que la spéculation prend en compte pour décider et orienter sa mouvance, les acquis aisés et rapides pouvant s’intercaler dans des démarches de longue haleine. Cette efficacité suppose que la mémoire lui offre un secours confortable d’expériences et de comportements ayant fait leurs preuves, c’est pourquoi pour accomplir ses tâches elle se tourne d’abord vers ce bagage et ensuite, faute de mieux, vers l’abstraire et l’analyse, plus aléatoires parce que leurs constructions n’ont pas été testées et qu’elles sont sujettes au bon vouloir de l’intuition créatrice. Cependant, la facilité n’est pas le seul critère auquel elle obéit, tout d’abord parce que la nécessité peut se faire pressante quels que soient les problèmes à affronter, ensuite parce que la difficulté constitue un défit exaltant prometteur de dépassement de soi et source de jouissances créatrices. Dernière contrainte, la cyclicité, en effet tous nos processus biologiques et physiologiques sont cycliques et donc nos besoins organiques. Nous accomplissons ces tâches à heures fixes, nos périodes d’efforts et de repos se suivent, rythmées par la succession des jours et des nuits, Notre pouvoir de concentration, notre énergie, notre sensibilité sont cycliques, déterminant la qualité de notre mouvance spéculative dont la lucidité passe par de la plus grande clarté à un engourdissement obscur. Son activité et ses stratégies devront donc s’y plier et choisir consciemment ou non, les moments opportuns à

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l’accomplissement de leurs objectifs. Par ailleurs la transformation des structures mentales présente également un caractère cyclique, chacune des phases exigeant une attitude spécifique par moment de stimulation et à d’autres de frein. Notre mouvance a donc besoin de disposer de stratégies multiples pour répondre de façon appropriée à chaque nécessité, chaque difficulté particulière, dans le cadre des diverses phases des nombreux cycles auxquels elle est confrontée, et elle doit savoir et pouvoir évoluer ou se basculer de l’une à l’autre, c'est-à-dire d’un comportement et d’un objectif à un autre pour assumer pleinement toutes ses responsabilités. Aussi ses structures seront d’une complexité telle que nous sommes incapables d’examiner le détail de toutes leurs éventualités, aussi je me contenterai pour l’exemple, d’explorer les grandes lignes des trois états principaux de notre cycle ordinaire de conservation ou d’équilibre, à savoir le rêve, l’action quotidienne et la méditation. Le rêve est un état de conscience particulier au sein duquel nos fonctions opératives, passage à l’acte, remise en question et intégration sont en sommeil, l’abstraire n’est pratiquement pas sollicité, l’émotion est présente, donc le désir, puisque le rêve peut vivre des frayeurs et des exaltations, mais en général cette fonction est assez opaque, le corps est en repos et la remémoration est altérée, notre mouvance spéculative s’y trouve donc à peu près réduite à elle-même en compagnie d’une mémoire sans laquelle elle ne pourrait pas s’exprimer, et dont il nous faut examiner l’altération en premier lieu, compte tenu de son importance. Tout d’abord, si nos expériences passées et nos aspirations influencent nos rêves, elles ne nous apparaissent pas dans leur nudité habituelle mais travesties par l’imaginaire, ce qui fait d’ailleurs l’objet de l’interprétation des rêves. Nous y rencontrons peu de souvenirs et quand c’est le cas, ils sont déformés, insérés dans des espaces, des paysages, des situations qui ne sont pas les leurs, et quand par aventure nous cherchons à les atteindre, nous peinons de difficultés, la mémoire nous fait défaut ou se joue de nous en s’obstinant à nous envoyer des images que nous ne reconnaissons pas nôtres. Quant aux événements de la veille, trop proches encore pour s’être écoulés dans l’inconscience et quelle que soit la force des tensions qui y sont toujours attachées, ils se sont soudain affaissés, devenus insensibles au court du rêve, alors que dès le réveil, ils apparaissent dans la conscience de notre remémoration diffuse. Ici par contre ce sont les images du rêve qui sont si difficiles à rappeler et qu’un moment d’inattention dans notre vigilance, une ouverture un peu trop brusque sur la réalité qui nous entoure, nous fait perdre à

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tout jamais. Ceci montre que le rêve ne s’écoule nulle part, il ne se mémorise pas, il disparaît à moins que nous ne le réactualisons au réveil, sans laisser les traces habituelles du passé proche dans nos souvenirs. Il semble donc que l’ensemble de nos facultés de perception-remémoration soient fortement diminuées dans le rêve et quasi inexistantes dans les autres phases du sommeil, ce qui affecte d’autant notre mouvance qui ne conserve pratiquement que l’accès de ses propres bases comportementales, ses palettes de sens et de formes sans lesquelles il n’y aurait pas rêve. La complémentarité des deux fonctions est rompue. La conscience spéculative restreinte se trouve esseulée dans sa nature en l’absence de celle plus large qui l’accompagne tout au long de l’éveil. Le rêve ne témoigne que d’une seule conscience alors que l’éveil en présente deux et c’est peut-être ce qui les différencie et qui expliquerait que l’imaginaire s’y enfle à outrance, se soûlant de lui-même dans les errances de ses déambulations, ayant perdu l’équilibre et les indispensables points d’appui sur la réalité que lui fournissent d’ordinaire la perception et la mémoire. Les fréquentes répétitions de voyages et de quêtes aveugles ne sont peut-être que des recherches symboliques de la réalité ou du moins de souvenirs pressentis qui se refusent. Si l’identité du moi reste très forte parce qu’elle fait partie intégrante de l’indépendance volontaire de la conscience spéculative, l’image de notre corps y est généralement réduite, altérée, presque absente. Ces hypothèses sont corroborées par des manifestations, rares il est vrai, du rêve lucide. Nous glissons dans ce type de sommeil, sans rupture de conscience ni de mémoire et donc presque sans changer d’état, tout au plus en nous éloignant un peu de notre corps alors que les images du rêve s’installent, et nous nous réveillons sans rupture véritable, même quand nous semblons ressaisir un peu brusquement la réalité de notre corps car le souvenir de toute la période nocturne qui nous accompagne et qui témoigne de la persistance de la perception nous laisse une impression de continuité. Ces rêves se caractérisent par leur confusion avec la réalité, en effet la remémoration active y livre toutes les images et donc celles de notre environnement physique, notre espace de vie habituel et le monde, à peine moins lumineux et moins coloré que son original, dans lequel l’imaginaire se plaît à se projeter avec la fantaisie et les pouvoir les plus extraordinaires, comme de voler, traverser les murs, etc… dans une atmosphère donc, qui n’est pas sans rappeler et qui peut être à l’origine de certaines légendes et de certains contes, en particulier orientaux. Mais il n’y a pas que du rêve dans ces expériences, il y a aussi des périodes plus calmes, presque vides, où la conscience sait pourtant avec un certain étonnement qu’elle dort, ou plutôt que le corps est au repos, et qu’elle

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peut dans cette attente se rappeler du sens, méditer, rêver, etc… en maîtrisant à peu près l’état où elle se trouve. Entre ces deux extrêmes les variations d’intensité de la conscience de perception-mémorisation et de remémoration détermineront la qualité de nos rêves comme celle de leur souvenir. Il est difficile de juger du rôle exact des rêves, même si nous pressentons qu’ils répondent à un besoin obscur. Facilitent-ils l’assimilation ou l’apprentissage de comportement, voire des prises de risque dans les simulacres de leur théâtre intérieur, ou ne sont-ils que la conséquence directe de l’obscurcissement de notre faculté de remémoration ? Quoi qu’il en soit, ils nous permettent de vivre les qualités du mouvement de la concentration, de l’imaginaire et la dimension du champ de notre conscience spéculative dans son expression la plus simple parce que privée des apports consistants du désir, de l’abstraire et de la mémoire, de la différencier d’autant mieux de celles-ci, et de comparer son dénuement aux richesses que lui apporte leur présence. Dans son existence diurne notre mouvance est le plus souvent assaillie de besoins et de désirs, nécessités de l’incarnation, sollicitations de l’environnement extérieur, qu’elle doit arbitrer par des choix volontaires avant tout passage à l’acte et pour ce faire disposer et entretenir en permanence une image prospective de référence dans laquelle elle projette non seulement des anticipations fondées sur le passé, ses besoins, ses habitudes et l’échéance des événements prévisibles, mais aussi ses espoirs et ses craintes, ses stratégies et les multiples directions de ses projets et de ses recherches. Cette image, pur produit spéculatif, qui s’écoule, se construit, et qu’elle retrouve en mémoire, évolue au fil du temps, des événements, des ambitions et des accomplissements, affectée par l’exaltation des réussites et l’angoisse des échecs, elle n’en reste pas moins un fil conducteur, une aide à la décision, qui permet à l’imaginaire de trancher entre le long, le moyen et le court terme, gérant ainsi les équilibres de l’être dans la durée en acceptant s’il le faut le sacrifice du plaisir ou du loisir immédiat et le caractère insipide des tâches à accomplir, afin d’assurer une plénitude ultérieure, une sécurité indispensable ou la satisfaction d’une ambition légitime. Car le passage à l’acte est toujours un peu désagréable en lui-même, non seulement par les risques qu’il comporte mais surtout parce que la mouvance y perd une grande partie de sa liberté pour tomber dans une servitude, souvent réduite à une tâche coordinatrice qui cède la place à l’efficacité des structures comportementales, et dans laquelle elle oublie son intimité consciente au profit de l’environnement de l’action. Dans ces périodes, sollicitée par le désir, elle ne fait guère appel qu’à la mémoire, délaissant l’abstraire parce qu’elle exploite son

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expérience passée pour s’adapter et répondre aux situations nouvelles faute d’opportunité et de temps. Au cours de la méditation analytique au contraire, elle profite de la plus large étendue de son espace de liberté. Ici elle peut jongler avec des hypothèses et des probabilités, tenter l’absurde, l’irrationnel ou l’arbitraire. Cet imaginaire ne diffère pas profondément de celui du rêve, il utilise les mêmes techniques, à savoir de monter des assemblages et des combinaisons de sens selon des architectures différentes, mais en opérant ici avec des abstractions et des concepts plus qu’avec des images. Il se sert encore beaucoup de la mémoire, où il peut puiser ses modèles de raisonnement, ses expériences analogue et ses stratégies de recherche, de préférence à l’intuition de l’abstraire qu’il ne sollicite qu’en dernier recours. Ce type de comportement requiert par contre en permanence le jugement d’excellence, car s’il manipule et échafaude l’incertain c’est avec une conscience aiguë de sa valeur relative et des moindres nuances de fiabilité. Dans ces méditations il est d’ailleurs surtout question du vrai car leur objectif est de comprendre et donc abstraire des relations, et au-delà des lois dont elles dépendent, de découvrir une cohérence qui évidement nous dépasse et nous échappera probablement toujours par sa complexité. Cette cohérence définissant le vrai et le faux, nous restons naturellement dans l’erreur, ne pouvant détenir au mieux qu’une vérité partielle ou relative, qu’une conviction temporaire. Comme il y a autant de nuances et de degrés de vérité que d’harmonie, le faux n’est qu’une erreur d’abstraire ou de jugement affectant notre perception des relations, ce n’est ni une réalité concrète, ni un état d’être. Tout naturellement cette spéculation s’intéresse aussi à la recherche du beau et de l’efficace. En apparence cette dernière démarche est seule utile parce qu’elle aboutit directement à l’évolution de nos comportements, mais en réalité la connaissance et l’agrément que procure le concret, secondent l’efficacité de nos structures mentales dont ils font partie intégrante. Au-delà de ces trois valeurs et après s’être dégagé des nécessités vitales, il semble bien que par cette méditation notre mouvance cherche à installer une harmonie dans tout ce qui constitue son environnement. Il n’y a pas en effet de division entre ces trois intérêts, chacun d’eux pouvant contribuer à la quête générale. Nous comprenons le lien étroit qui unit le jugement d’excellence et la spéculation, le premier sollicitant la seconde par la remise en question mais lui apportant aussi les appréciations de valeur qui vont donner un sens, assurer et orienter sa démarche, tandis que la seconde par de nouvelles combinaisons va lui fournir des solutions enrichissant ses structures

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de nouvelles représentations et lui constituer des expériences de nature à affirmer sa perception intuitive. Chacun des comportements de notre mouvance semble bien correspondre à un état particulier de ses relations avec les autres fonctions mentales, remémoration altérée, au sein du rêve, désir, perception et servitude dans l’action quotidienne, jugement d’excellence et abstraire lors de la méditation intellectuelle, qui montrent l’existence de plusieurs types exclusifs de coordination générale avec leurs objectifs et leurs stratégies, et qui affirment le rôle directeur de la mouvance volontaire au sein des activités mentales de l’être. Je ne peux quitter l’examen de la spéculation sans m’intéresser au langage puisque elle s’accompagne généralement de mots exprimant une pensée qui formulée concrètement peut être communiquée à autrui. Après ce qui précède, nous comprenons que la mouvance spéculative pour ne pas dire la pensée, terme que je préfère réserver à la construction verbale, est un processus essentiellement infralinguistique qui jongle avec des éléments de sens et d’images issus de la mémoire sous la pression, l’impulsion et avec la collaboration d’autres fonctions créatrices, désir, abstraire, etc… dans le cadre global et organique de la vie mentale. Les mots ou plutôt leurs signifiants les phonèmes, constituent une musique qui n’est pas indispensable, parfois gênante même et surtout dans la méditation conceptuelle, qui est apparue tardivement dans l’évolution biologique puisque les animaux et les premiers hommes n’en possèdent peu ou pas bien qu’ils vivent des mêmes fonctions mentales, qui n’est pas déterminante pour la mouvance bien qu’elle l’accompagne, et qui en est d’ailleurs souvent absente, lors du rêve, de l’action, des comportement affectifs, etc… Il nous faut d’abord remarquer que les mots sont arbitraires, c’est pourquoi il existe autant de langues différentes alors que le sens est universel, le signe et plus encore le phonème sauf en de rare cas, n’ont pas de rapport direct naturel avec la signification, leur relation est arbitraire, autoritaire même, c’est pourquoi l’apprentissage d’une langue étrangère reste long et difficile. Si nous considérons le lot, nous constatons qu’il ne possède pas de sens propre, intrinsèque, au-delà d’un son, d’une forme et de son appartenance à une famille, ce qui témoigne d’un genre très particulier qui le distingue des autres éléments mémoriels. Par contre comme tous ceux-ci, il possède un sens extrinsèque qu’il tire de son aura de relation, et c’est ce dernier sens qui constitue exclusivement le sien, son signifié. Le mot est donc un corpuscule de sens vide, vide à l’intérieur, avec une aura externe normale, comme de l’antimatière, dont le sens dépend des corpuscules pleins qui l’entoure. Cette aura ne peut se former que

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s’il existe une relation entre notre mot et une parcelle réelle de sens, structure, affect, concept, ou simple image de notre mémoire. Celle-ci naît d’une association autoritaire, c’est une relation formelle d’équivalence de sens, univoque, non réciproque et donc plutôt d’attribution. Elle est évolutive, puisqu’elle dépend de l’inclination individuelle, c’est ainsi que le jeune enfant va commencer à affecter les mots (père) et (mère) aux structures nées de son expérience immédiate de ses parents, mais avec l’âge, il se rend compte qu’il n’est pas seul au monde et les mêmes mots sans perdre leurs première relations vont se voir adjoindre d’autres attributions à la fois affectives et intellectuelles. Un mot va donc se retrouver lié par les structures mentales à des sens distincts, parfois contradictoires, à différents niveaux d’abstraction. D’autant plus que nous disposons d’infiniment peu de mots comparativement à la masse imposante de notre mémoire, la tentation sera donc grande de l’amalgamer pêle-mêle à des structures proches mais disparates. Il en résulte un désordre certain, des paradoxes, bon nombre de conflits parfois compensés par des formules distinctives, parmi les sens multiples de notre mot, qui nous gênent parfois mais nous permettent aussi de le distinguer plus facilement de la réalité qu’il représente si mal. Les mots n’ajoutent rien a notre mémoire puisqu’ils en parasitent le sens, leur réseau constitue en son sein une sorte de toile d’araignée, pâles comme elle et artificiels, ils ne brillent que par ce qu’ils reflètent avec tout le charme de l’incohérence poétique. Bien que nés de relations arbitraires les mots n’ont pas le sens que nous voulons mais celui qu’ils trouvent en nous, de ce fait leur sens, en dépit d’une certaine proximité résultant des définitions théoriques des dictionnaires, est propre à chaque personne. Cette distance est d’autant plus grande qu’ils se rattachent à des croyances ou des idéologies faisant l’objet d’opinions variées, qui au gré des idées des uns et des autres leur confèrent des connotations positives ou négatives. Il ne sert à rien de se révolter de cet état des choses qui ne fait que traduire la grande diversité du monde qui nous entoure, il vaut bien mieux se contenter des proximités de sens que présentent les individus et aborder la communication avec la plus grande humilité. Les mots ne déterminent pas la pensée, c’est si vrai qu’on les cherche parfois, mais en résultent, ils accompagnent de leur musique notre mouvance spéculative parce que sa concentration multiple se prolonge et s’étend jusqu’à eux par leurs relations formelles, aux éléments de sens et aux structures mentales qu’elle brasse. Ils sont donc infiniment plus pauvres que la réalité vivante de sens qu’ils parasitent, ce qui n’est pas très apparent sur le moment de la pensée mais qui le devient après coup quand nous regardons le squelette de

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leurs cadavres notés sur le papier. Ils présentent cependant des avantages non négligeables, en particulier celui de faciliter la concentration de la mouvance, lui permettant de se fixer et de retenir une abstraction dans l’actualité en dépit de son écoulement en mémoire. Si leur sens est personnel, leur forme est avant tout collective, mis bout à bout leur assemblage témoigne d’une construction soumise à des règles sociale, la syntaxe, aussi arbitraire que les phonèmes puisqu’elle diverge d’une langue à l’autre et qui présente l’inconvénient d’introduire une architecture souvent erronée, simpliste et dénuée de fondements, qui oblitère le sens véritable. C’est le cas des déclinaisons, des genres des noms communs, des conjugaisons, du bâti des phases et des énoncés, qui nous obligent selon les cas d’exprimer des relations ou des substantifs par des verbes bien qu’en l’absence de toute action ou de tout mouvement, de l’impossibilité de combiner librement les radicaux, etc… qui font par exemple que nous pouvons difficilement exprimer la création et la différencier d’autres modes ou natures d’être. Parce qu’elle est collective cette syntaxe, et d’une façon plus générale la langue, évolue avec beaucoup de lenteur, si bien que n’individu qui peut se trouver embarrassé de toutes ces pesanteurs et qui souhaiterait une plus grande liberté d’énonciation se trouve contraint de se retenir de s’en affranchir, à moins qu’il ne se décide de vivre en ermite. Le langage n’offre donc pas les moyens d’exprimer la totalité et la complexité des relations et des images qui agitent notre esprit, il ne permet que de désigner c'est-à-dire de pointer ici et là parmi cette réalité infralinguistique quelques unes d’entre elles. S’il n’en a donc pas la richesse et s’il ne constitue qu’une musique qui accompagne la pensée, nous pouvons cependant lui imprimer un rythme, une harmonie, une esthétique qui n’est pas toujours présente dans la pensée elle-même et, si par lui nous ne pouvons pas prétendre à exprimer le vrai, et justement parce qu’il est concret, nous pouvons du moins apprendre à nous dédommager d’une certaine manière sur les beautés singulières de la création poétique.

L’ABSTRAIRE OU L’INTUITION ASSOCIATIVE

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Au sein de chaque cellule biologique existe un organite aux formes géométriques composé de deux groupes de vingt-sept tubules réunis trois par trois en neuf faisceaux légèrement hélicoïdaux, constituant la paroi de deux minuscules cylindres situés perpendiculairement l’un à l’autre, c’est le centrosome et ses deux centrioles. Cette structure cylindrique se rencontre également à la base des cils vibratiles, qui pour leur part sont construits selon le même modèle. Le rôle exact de ce centriole est encore en grande partie un mystère pour la biologie. Il commande la mitose au cours de la division qui assure la multiplication cellulaire. Il semble aussi intervenir dans la perception de l’environnement, car les cils sont des organes sensoriels autant que locomoteurs, qui sous l’aspect de cônes, bâtonnets, cils de l’organe de Corti, filaments olfactifs, forment les éléments récepteurs de la vue, l’ouïe, l’odorat, etc… Quoi qu’il en soit, cette structure nonaire apparaît dès les toutes premières cellules sans avoir jamais été remise en cause par l’évolution biologique pourtant prolixe en la matière en particulier au niveau des chromosomes. Nous pouvons en conclure d’une part que son importance est capitale pour la cellule, et d’autre part que dès son origine, il a remplit son rôle avec une perfection telle qu’il ne nécessitait aucune modification ultérieure. Son apparence suggère un boulier, voire un microprocesseur, il est certain qu’une forme de conscience fût venue à naître et à s’attacher à cette belle architecture, elle eût pu l’employer à bien d’autre choses, et d’abord à différencier et coder toutes ses informations, deux fois vingt-sept éléments offrent pour cela un nombre de combinaisons absolument considérable. Il est curieux de constater que certaines de nos échelles de perception soient circulaires alors que rien d’extérieur n’y prédispose. C’est le cas en particulier de la gamme des couleurs, pourquoi trois teintes fondamentales, le bleu, le jaune, le rouge, définissant toutes les autres, alors que techniquement deux auraient suffi à distinguer la variation des fréquences électromagnétiques, et pourquoi les extrémités de la fenêtre optique sont-elles symbolisées par des nuances de violet assurant la continuité de l’arc de cercle entre le bleu et le rouge ? Ce n’est certes pas le cas des sons où l’aigu se distingue du grave, mais chacun sait que la brûlure de la glace rejoint celle du feu et que l’extrême plaisir approche la douleur. Ensuite compter, puis calculer, vingt-sept éléments offrent neuf unités, neuf dizaines et neuf centaines, et les vingt-sept autres permettent d’aller jusqu’au million. Le système décimal est d’ailleurs mal nommé puisqu’il ne comprend que neuf chiffres er leur absence : le zéro, il s’est cependant facilement imposé au sein des cultures les plus

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distantes et a priori étrangères les unes aux autres. Lors de leurs premières apparitions le long du bassin méditerranéen en Judée puis en Grèce, bien avant l’invention du zéro, ces nombres sont des lettres nombres, créées avec les premiers alphabets hébreu et grec auxquels ils empruntent les symboles, ils sont vingt-sept à l’origine, unités, dizaines et centaines, alpha vaut un, bêta deux, oméga huit cent, etc… les arabes n’ont fait que reprendre et nous léguer le principe en le simplifiant car alif c’est encore alpha, ba bêta, etc… ces nombres sont à la fois des lettres, des sons et des sens qui influencent ceux des radicaux des termes qui les comprennent, et dont il reste quelques traces dans nos langues modernes. Au fond de notre mémoire par l’intermédiaire de l’aspect le plus universel de notre culture collective, ces nombres sont sourdement associés à des archétypes, c'est-à-dire des modèles de structure dominés par des relations formelles spécifiques, dans lesquelles la situation géométrique prime l’aspect arithmétique. Chacun peut les rechercher et les reconnaître car ils transparaissent dans les mythes, bien que certains d’entre eux aient exercé plus d’influence, je devrais dire spirituelle que d’autres, et dont à l’inverse ils tirent une partie de leur sens. Il est temps de les examiner brièvement : Un, l’unité, le point, le premier, l’être, celui qui vient à l’existence, celui qui crée, symbole de la relation d’identité, nous renvoie à une conception mystique archaïque de l’univers dans laquelle tout est en un, et l’un en tout, ne laissant pas d’autre relation possible que la fusion dans l’appartenance, où la foi domine la raison, et conduit au monisme de l’être suprême. Deux, la dualité, le segment de droite, le rapport, la forme, symbole des relations formelles et plus particulièrement de l’opposition entre deux valeurs, deux forces, etc… qui peuvent éventuellement devenir complémentaires, ou s’accompagner d’un espace ou d’une continuité leur permettant de se transformer l’un dans l’autre en une infinité de nuances, matrice de nombreuses échelles de références, implique des conceptions beaucoup plus raisonnées de l’univers, du manichéisme primitif à la douce élégance du yin et du yang. Trois, la trialité, le triangle, le cercle circonscrit, mouvement, déséquilibre et désir. L’opposition cède ici la place à la complémentarité entre trois composantes de nature différente comme énergie, forme et résistance dans la durée, vrai, beau et efficace, exploitation, recherche et assimilation, exécutif, législatif et judiciaire, dont chaque élément a besoin des deux autres pour exister ou au moins pour se réaliser pleinement. Mais cet équilibre est dynamique car la moindre variation d’un des points déstabilise l’ensemble et entraîne un

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mouvement. On retrouve divers aspect de ce principe dans la trinité chrétienne, les trigrammes du Yi-king, les trois éléments fondamentaux de l’alchimie, les trois phases des cycles. Mais cette complémentarité trinaire est difficile à saisir, elle comporte un mystère pouvant faire l’objet d’une initiation, elle correspond donc à une perception ésotérique du monde, détentrice d’une vérité cachée qu’il s’agit de découvrir ou de transmettre comme telle par un symbolisme approprié. Quatre, le carré, le plan, le tétraèdre, la fermeté sur laquelle s’appuie le pouvoir de faire. Dans cet équilibre chaque élément contribue à la stabilité de l’ensemble qui peut tomber dans l’écueil de la rigidité. Base de la pyramide comme de toute construction, plan de la ville chinoise, c’est un gage de pérennité. Dans son principe, il se compose de deux oppositions comme celles de la rose des vents, sud et nord, ouest et ouest, qu’il réunit à distances égales et qui loin d’entrer en conflit, s’appuient l’une sur l’autre pour se conforter er faire pression sur l’extérieur du système, son centre restant virtuel ou vide. Ainsi, le sec et l’humide, le froid et le chaud, engendrent les quatre éléments, l’eau, le feu, l’air et la terre. Du fait de sa construction, les points sont toujours symétriques deux à deux et permutables. Il fonde des cultures essentiellement concrètes, économiques et sociales, avec une propension à l’empire tels Rome, la Chine des Han, ou l’Inde des Gupta, divisés en classes rigides percluses de servitudes réciproques : producteurs (essentiellement des paysans), marchands, guerriers et prêtres, autoritaires, centralisés et bureaucratiques, dont l’immobilisme menace d’étouffement une fois achevée l’extension du mouvement initial qui les a fait naître. Cinq, la croix avec son point central, l’homme, la conscience, le conflit. A l’inverse du quatre, les points des extrémités qui déterminent deux plans ou deux axes, dirigent leurs forces vers l’intérieur de la figure où ils s’opposent en plein centre, lieu d’épreuve et de douleur mais aussi de conscience, d’où peut germer une démarche évolutive. Tel est l’homme qui se conçoit écartelé entre le nécessaire et l’idéal, le matériel et le spirituel. Une civilisation typiquement cinq évoluera nécessairement vers l’humanisme parce que consciente de la souffrance, elle essaie d’en atténuer autant que possible les effets, et reconnaît par excellence à la personne des droits et la liberté de comprendre et de résoudre ses problèmes dans les voies qui lui paraissent les meilleures, à condition de n’entraver ni de gêner les autres. Optimiste puisqu’elle croit que chacun disposant d’un égal potentiel puisse acquérir les moyens de maîtriser ses difficultés. Pacifique enfin car ses forces ne sont pas dirigées à exercer une domination extérieure mais destinées à servir sa propre transformation.

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Six, l’hexagone, l’étoile de David, fusion, fécondation, cyclicité. Il se présente concurremment soit comme un triplet de dualités, soit comme deux triangles symétriques entrelacés, liés dans leur opposition. Comme triplet il offre huit possibilités, ainsi les huit trigrammes du Yi-king et les huit tendances émotionnelles fondées sur trois approches de l’événement, passé-futur, positif-négatif, actif-passif. Comme combinaison de deux triangles, il opère la fusion des contraires, entraîne la cyclicité et engendre le douze, apparence externe du six dans les segments qui composent la couronne de l’étoile. Chacun des deux triangles est naturellement instable. Le jeu des contraires, comme le clair et l’obscur, le chaud et le froid, la conscience et l’inconscience, entraîne un battement où chacun d’eux va dominer et prévaloir alternativement, accomplissant un mouvement périodique ou vibratoire. Ainsi la succession des jours et des saisons, celle des états de conscience. Le six installe donc les conditions propres au vivant, sa conservation dans la durée, sa reproduction. Il implique une philosophie proche de la nature comme le Tao, car respectueuse de la cyclicité nourricière, mais aussi à l’inverse une attitude volontariste, manipulatrice et technicienne qui dans le même but de servir, vise à créer et à entretenir des cyclicités artificielles par l’invention et la construction de moteurs, machines à vapeur, alternateurs électriques, etc… Dans l’opposition entre l’écologie et la technique, on retrouve les deux expressions contradictoires du six, passif et actif, réceptif et percutant, mais le six est aussi le symbole de leur collaboration ou de leur fécondation. Sept, la croix dans l’espace, la liberté, l’intuition. Sept c’est d’abord la première apparition du volume comme le quatre était celle du plan. Le champ de liberté s’en trouve accru et corrélativement la capacité créatrice atteint avec lui sa pleine expansion. La croix dans l’espace, c’est une croix à six branches perpendiculaires qui comme le cinq se rejoignent en un point central, mais au contraire du cinq, il n’y a pas ici de conflit, le point central réfléchit l’activité contributive des six autres, il n’y a pas non plus de mouvement, l’énergie de la structure étant entièrement affectée et consommée par la création, le point central désignant plus que les autres le lieu de son surgissement, brutal et irrationnel. Le sept va souvent désigner des ensembles d’outils ou de moyens, ainsi les sept notes de musique, les sept arts, les sept jours de la semaine et de la genèse, les sept planètes des anciens, les sept ouvertures du visage, le chandelier à sept branches, les sept yeux de l’agneau et les sept sceaux de l’Apocalypse de Jean, les sept métaux des alchimistes, etc… Au sept correspondrait une civilisation sophistiquée, se vouant essentiellement à toutes sortes d’activités

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artistiques et conceptuelles, sans autre but que le plaisir de créer, comme celle imaginée par Hermann Hesse dans son roman ‘’Le jeu des perles de verres’’. Elle ne serait possible que véritablement débarrassée des contraintes matérielles et même dans ce cas sa viabilité est incertaine, car la création est une nature fragile et éphémère, à moins qu’elle ne s’arme convenablement d’une résistance contre ce qui pourrait venir la détruire. Huit, le cube, la densité des manifestations, réalité phénoménale, complétude du fini. Le huit c’est un double quatre qui a pris la possession de la totalité de l’espace, et qui une fois achevé semble n’avoir plus rien à conquérir, d’une statique sereine parce que repu, il ne manifeste aucune tension interne et bénéficie au contraire d’une harmonie certaine, proche de la perfection, dont l’esthétique pure rappelle celle des temples grecs, c’est l’idéal réalisé du quatre auquel il ne manque qu’une parcelle de vivant. Symbole de la totalité d’un univers fini, complet, parfait dans sa réalité concrète, qui culmine avec le soixante-quatre qu’il engendre comme son carré, il se retrouve dans des représentations du monde essentiellement attachées à la concrétude, qui se veulent exhaustives et systématiques, reposantes pour l’esprit, comme le jeu d’échecs ou le tableau des hexagrammes du Yi-king, mais qui ne sont que la plus haute expression du binaire. Il correspond au principe de la connaissance scientifique, empirique, fondée sur des dénombrements et des compilations, toujours à la recherche de complétude. Il apparaît d’ailleurs dans le tableau de Mendeleïev, le code génétique des cellules, les structures informatiques. Neuf, la sphère circonscrite au cube avec son point central, la fertilité, la maturation, l’enfantement. Le huit témoignant d’un monde achevé, la série aurait pu dés lors s’interrompre et l’utilité d’un neuvième archétype n’est pas a priori apparente. Le neuf cependant s’il n’ajoute rien en soi au monde, permet de clore et de boucler la série des nombres sur elle-même, en effet le point central de la sphère désigne la nouvelle unité, éventuellement d’un ordre supérieur, que le neuf a pour mission de produire en soi et de maturer jusqu’à son terme. Le neuf peut donc être à la fois considéré comme le dernier des nombres et celui qui précède l’unité à laquelle il donne naissance. L’âge historique essentiellement patriarcal ne présente pas de sociétés dominées par le type neuf, il nous reste cependant des indices de ces sociétés matriarcales primitives : cultes de la fertilité, concept de déesse-mère, avec des survivances où le mythe s’est transformé en femmes ou en vierges fécondes pour s’adapter à des visions plus récentes du monde, mais il n’est pas impossible que l’archétype ne s’impose à nouveau sous la forme plus moderne de mère nature.

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Nous pouvons en conclure que chacun des neufs premiers nombres possède au-delà de son caractère numérique, mais aussi à cause de lui, un sens spécifique, ou plutôt que chaque archétype est intimement lié au nombre qui caractérise son architecture formelle, tant il est difficile de déterminer qui de l’archétype ou du nombre est apparu en premier et a donné existence à l’autre. Ce qui est certain par contre, c’est que la présence de ces géométries au sein de nos structures mentales n’est pas indifférente, puisqu’elles créent des relations formelles, qui au-delà de leur sens sont lourdes d’implications, de conflits, de stratégies et de tendances comportementales. Mais il est toujours à craindre pour un individu comme pour une civilisation qu’un de ces archétypes ne devienne dominant au point d’inhiber les autres, il en résulterait un appauvrissement de substance et un fanatisme à terme douloureux, alors qu’en l’absence de prévention, l’emploi approprié de chacun d’eux, selon ce qu’ils peuvent induire et les besoins des situations, contribue à la richesse globale de nos structures. La reconnaissance de ces archétypes, leur analyse et leur utilisation, c’est le rôle de l’intuition associative ou l’abstraire, fonction distincte de la continuité fluide de la mouvance spéculative à la fois par le caractère soudain, singulier et discontinu de ses manifestations, rares parce qu’innovantes, qui émergeant d’un processus qui semble inconscient, s’achèvent à la manière d’un coup de feu en atteignant leur but. A l’inverse de cette brutalité, leurs produits sont loin d’être éphémères, puisqu’en la percutant, ils pénètrent profondément notre mémoire qui les conservera stables et durs dans la durée, jusqu’à ce que leurs semblables viennent les transformer. Cette action est créatrice dans le sens le plus fort, parce qu’elle jaillit comme un éclair de lumière, brillante, nette et claire, qu’elle apporte quelque chose de nouveau, qu’elle invente, et qu’elle n’intervient que sur le besoin de créer cette chose qui n’existait pas. Nous pouvons distinguer deux aspects dans l’abstraire, d’abord l’intelligence des relations figurant au sein d’une structure existante, ensuite la création ou la transformation de l’architecture d’une structure ou d’un ensemble de structures, qui procèdent du même principe avec une mise en œuvre en deux temps, à savoir l’intuition d’une architecture formelle fondée sur celle d’un archétype, et son association aux éléments de sens à organiser. D’où la présence de deux essences créatrices, l’une formatrice et l’autre associative qui vont à la fois percevoir et combiner les substances de sens. La perception des relations se fait toujours dans le cadre d’un archétype donné ou une de ses variantes, par exemple l’abstraction d’une relation simple s’effectue en général dans le cadre de la dualité, par identification intuitive de la

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relation à analyser avec l’un des modèles des familles de relations types (appartenance, niveaux, quantité, causalité, etc…). Si la mémoire offre bien sûr ces modèles, l’intelligence des formes et des relations permet de la sélectionner immédiatement sans hésitation, de l’inventer si nécessaire et ainsi de compléter ses bases sémantiques. Deux éléments pris au hasard ne sont pas toujours en relation directe et peuvent appartenir aux extrémités d’un vaste ensemble, c’est ici qu’intervient l’utilisation des archétypes. Dans le cas plus complexe de l’analyse d’une structure ou d’un ensemble de structures, c'est-à-dire en présence de beaucoup d’éléments, voire d’un nombre indéterminé d’éléments, la fonction devra d’abord retenir une forme archétypiale qui ne sera pas nécessairement la plus appropriée au premier chef, ce qui pourra l’amener à en changer, pour ensuite analyser les relations particulières afin d’obtenir une vue d’ensemble de l’architecture, ce qui suppose une série d’intuitions associatives successives. Pour analyser la dimension émotionnelle par exemple, elle peut être conduite à retenir d’abord une architecture trois (joie, peur, colère), puis de type quatre en considérant les aspects positif et négatif de l’expérience et sa situation antérieure ou postérieure à l’événement qui la motive, enfin par l’adjonction de la dualité comportementale passive ou active de l’être, elle atteint le type six dont il découle huit catégorie émotionnelles. Nous observons ces essais, ces tâtonnements, ces révisions, indiquant que l’abstraire dispose de stratégies concurrentes pour résumer un choix qui n’est en fait que la sélection d’un des neuf programmes d’analyse que la fonction peut revêtir pour mener à bien son activité. Ces techniques peuvent être celles d’essais successifs, réitérants ou cycliques selon l’ordre croissant des archétypes, mais aussi être orientés par la perception préalable de relations particulières propre à l’un ou l’autre type, ou encore conduire à réduire successivement le nombre d’éléments en groupes d’équivalence ou d’appartenance jusqu’à ce qu’ils dictent l’architecture. Si compter est naturel, le calcul mental l’est beaucoup moins pour l’intuition associative qui ne sait que remonter ou descendre des suites et analyser les nombres en complémentaires. Aussi pour une simple addition qui franchit la dizaine, il lui faut prendre le complémentaire à dix du premier nombre, le retrancher du second et inscrire la création d’une unité d’un rang supérieur, c’est ce que fait le boulier. La mémoire y pallie par la connaissance des tables, avec ses défaillances et les interférences des fonctions. La conclusion rapide des automatismes logique de l’arithmétique n’est donc pas le propre de l’abstraire,

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plus à l’aise en géométrie et en analyse, et avant tout destiné à l’approche conceptuelle d’ensembles flous, aux dimensions indéterminées, aux limites inconnues, sans règles précises eu égard à des logiques qui ne sont pas a priori décidables. Ce qui résume de fait la situation de l’être devant sa propre ignorance et celle de son environnement. La construction des architectures mentales par décomposition en ensembles simples puis recomposition, ne diffère pas essentiellement de l’analyse relationnelle puisque les parcelles des structures ainsi constituées existaient déjà en mémoire, mais c’est l’occasion de la naissance de nouveaux liens et d’une restructuration des matériaux par la création d’un élément d’assemblage, opérateur concret, véritable produit de l’abstraire, qui porte la forme conceptuelle de l’archétype, intermédiaire entre les ensembles de sens, qui va souder ce qui n’était encore qu’une potentialité diffuse, transformant ainsi la mémoire et débouchant sur la nécessité d’une assimilation. L’abstraire est un satellite de la mouvance spéculative, car il n’a pas de volonté propre, il lui faut donc une fonction qui l’entraîne, le déclenche, suffisamment proche de lui pour lui préparer les ensembles à analyser, les tirer de la mémoire, l’accompagner dans ses tâtonnements et ses émergences, le suivre pour les exploiter. Ce n’est pas par ailleurs une collaboration consciente, mais l’effet des limites conceptuelle de la mouvance qui, confrontée à un problème à résoudre dans le cadre de ses méditations, après avoir épuisé toutes les ressources de ses acquis, c'est-à-dire toutes ses expériences passées, sans y parvenir, consciente de l’absence d’issue apparente, parfois prête à y renoncer, mais toujours forte de sa motivation, semble mobiliser l’abstraire en raison de ses capacités formelles supérieures. Si le problème lui est alors posé, celui-ci n’y répond pas toujours de suite, peut-être parce que l’ensemble des conditions requises ne sont pas réunies, pour des raisons cycliques ou toutes autres raisons qu’il est difficile de déceler compte tenu de l’inconscience du processus. Ce laps de temps peut être assez long, si bien que la réponse peut survenir alors que le problème soit curieusement sorti de l’esprit, c'est-à-dire du champ de conscience limité de la mouvance et de la mémoire proche, à l’occasion d’un événement anodin, au réveil, dans les périodes les plus claires du cycle de la sensibilité mentale, et même en l’absence de toute stimulation apparente, si bien qu’elle constitue une surprise et nous provoque une sorte d’émerveillement, un sursaut de plaisir mêlé d’angoisse, d’autant plus qu’elle est brutale, qui subsiste toujours aussi vif malgré l’habitude de ses répétitions. Ces réponses de l’abstraire sont des propositions, d’autant plus qu’elles concernent nos structures mentales, et

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restent en l’état d’hypothèses spéculatives tant que la fonction intégrative ne les a pas acceptées formellement et assumées effectivement avant de leur donner un rôle dans le jeu des relations de puissance qui occupent notre mémoire. L’intuition associative a donc sa place au cœur de la phase créatrice du cycle d’évolution après la remise en question du jugement d’excellence, la prise de responsabilité de la mouvance et ses préparations déambulatoires, et les tensions du désir. D’une certaine façon nous pouvons considérer que ses émergences entraînent le cycle, à la manière d’une bielle, car elles lui apportent les éléments novateurs qui font avancer sa croissance au-delà d’un simple phénomène conservatoire.

DESEQUILIBRES ET DESIRS

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Si la mouvance spéculative a pour responsabilité et comme objectif d’assurer l’équilibre et l’enrichissement à la fois physique et mental de l’être, elle ne possède pas en elle-même la faculté de percevoir de façon sensible et immédiate la réalité des besoins, des désordres et des menaces, internes ou externes, qu’elle ne pourrait déceler que par déduction analytique, moyen relativement inadapté à ce rôle, parce que trop lent pour lui permettre de faire face rapidement aux situations et pas assez motivant, si elle ne disposait à coté d’elle d’une fonction spécialisée particulièrement efficace. Cette fonction c’est le jugement de plaisir qui exprime la nécessité de conservation et la finalité de croissance, par la conscience d’une impression variable de plaisir ou de déplaisir, qu’il crée et qui déclenche simultanément une tension déstabilisante de désir et de dégoût, provoquant la collusion de la volonté et de la nécessité, qui en appelle à l’action ou à la cessation de l’action par incitation ou inhibition. L’expérience nous montre qu’il existe trois sortes de jugement de plaisir selon la nature de la chose jugée, qui répondent au même principe et sont exercés par la même fonction. Le premier s’intéresse à l’événement à venir comme promesse ou menace de plaisir ou de souffrance, au passé comme origine causale de plaisir ou de souffrance, et par extension à notre capacité d’y faire face, c'est-à-dire nos structures comportementales. Son verdict est une réaction émotionnelle qu’il imprime jusque dans notre corps par différentes manifestations, tensions abdominales et thoraciques, pleurs, rires, hoquets, tremblements, etc… avec plus ou moins de violence selon l’importance qu’il leur accorde. L’architecture hexagonale de ses critères dont les aspects s’inscrivent en trois dualités, positif et négatif, passé et futur, activité ou passivité de l’implication comportementale, lui offre une gamme de huit émotions, quatre qui anticipent l’événement, dont deux actives : l’exaltation et la peur, deux passives : la confiance en soi et la résignation, quatre qui le suivent, dont deux actives : la joie et la colère, et deux passives : la sérénité et la tristesse. Le second juge la situation actuelle de l’être relativement à ses projets ou ses obligations et inversement, il traite donc d’une relation de l’être à son devenir, susceptible de comprendre une espérance ou au contraire un désespoir. Ce type de jugement est intermittent selon les disponibilités de l’être à réfléchir à son avenir, à revenir rétrospectivement sur son passé, et à la pression de ses besoins, il s’exprime par le désir ou le dégout, sentiment qui vient augmenter en général le déplaisir de l’actuel sauf quand la satisfaction qui pourrait l’apaiser paraît facile et rapide à obtenir, et s’accompagne, par la distanciation du futur ou du

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passé au présent, d’un mouvement d’attraction ou de répulsion qui crée un déséquilibre, la recherche d’un autre état, portant un potentiel de transformation. Quand il concerne des personnes physiques ou morales et d’une façon générale des êtres, des choses et des idées parfois personnifiées en relation avec ces projets ou ces obligations, ce jugement se mue en amour qui n’est autre qu’un puissant désir de possession, de partage et de communion, ou au contraire en haine qui est de même un désir de destruction, de spoliation et d’exclusion, renforcé de dégoût. Quand il s’applique à la relation de l’être à son passé au travers des réussites et des échecs de ses projets et obligations antérieures, qui ont le plus souvent toujours un sens dans l’actuel parce qu’ils durent, même sous une forme différentes, pour l’expérience qu’ils comportent et leurs implications dans nos structures mentales, il peut faire surgir de la fierté ou de la honte qui ne sont autres que désir ou dégoût rétroactifs accompagnés d’une réaffirmation ou d’une dénégation d’une attitude comportementale. La mouvance spéculative renforce ces sentiments quand elle s’y attache par ses analyses examinant ou imaginant les chances de succès ou d’échec, alors peuvent venir des vagues d’espoir ou de désespoir, tendances lourdes et sombres d’une nature inactive qui fait une trop grande place à cette fonction émotionnelle et laisse se développer des évolutions perverses parce qu’elles ont dépassé le cap de l’information d’un besoin, et qu’elles se nourrissent elles-mêmes, dévorant l’énergie disponible de l’être. Le troisième et dernier jugement concerne l’expérience présente, qu’il qualifie d’une appréciation de plaisir-déplaisir d’une façon continue, variable en intensité et dans ses nuances affectives, appréciation qui s’enfonce en mémoire en restant définitivement liée à cette expérience. Extrêmement sensible à tous les mouvements du vécu, tel que l’aiguille du cadran d’un voltmètre intérieur, nous n’y prenons cependant guère attention à moins qu’il ne se rappelle à nous par une de ses alertes, il intègre dans son avis global tous les aspects de la situation présente, l’activité des fonctions, les difficultés qu’elles rencontrent, les contraintes et les tensions qui pèsent sur le corps physique et au sein de celui de la mémoire, ainsi que les conclusions des deux précédents jugements. Ses indications témoignent d’une échelle de valeur continue et circulaire qui s’étend de la plus grande douleur à la plus extrême jouissance, en passant par tous les états intermédiaires du déplaisir et du plaisir qui se rejoignent en son ventre en une série d’appréciations faibles et molles où elle trouve son équilibre, alors que ses extrémités se confondent dans la puissance de leur intensité, leur signification d’instabilité et leur même pouvoir inhibiteur, au sommet de sa tête.

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Ce jugement exerce une influence directe sur la mouvance spéculative, et si quand il se cantonne dans son arc paisible, il lui laisse le plus libre exercice de ses occupations tout en les ponctuant d’indications légères, dès qu’il s’élève dans ses parties hautes, il lui inflige de puissantes contraintes propres à la détourner ou la confirmer dans ses démarches, à l’amener éventuellement à se préoccuper de leurs origines et à agir pour corriger les déséquilibres qu’elles signalent et qui en sont la cause. Au plus extrêmes de ces débordements, des programmes automatiques de sauvegarde interviennent, les fonctions créatrices sont alors inhibées, au service des mécanismes de défense les plus primitifs et les plus instinctifs de l’être. Les différences expériences qui s’attachent aux nuances de cette échelle de valeur livrent à la mouvance des points de repère propres à en supputer et en entrevoir les causes. Car si le jugement de plaisir est sans appel, il ne donne guère les raisons et la logique de ses verdicts, les impressions de plaisir et de déplaisir paraissent descendre d’emprunts aux sensations de jouissance et de douleur physiologiques mais ne comportent pas de signification intentionnelle autre que le caractère d’asservissement et de sanction qu’ils infligent, en particulier ils n’ont pas de signification morale. Il existe cependant quatre degrés dans le plaisir ou la souffrance. Le premier, au-delà des impressions physiologiques qui sont en soi des sensations physiques et n’appartiennent pas à l’activité de cette fonction mentale, quoique elle les prenne en compte, concerne l’action strictement comportementale avec son cortège de réussites et d’échecs. Le second, l’adaptation de l’être, son évolution et sa croissance, c'est-à-dire son épanouissement dans la durée. Le troisième, l’innovation et le travail créatif, toute activité qui ne soit pas issue de la simple exploitation d’un acquis mais qui comporte une prise de risque particulière due à la confrontation avec le possible, il est bien connu des artistes et des poètes, c’est le stress de la création avec ses exaltations et ses angoisses, ses conflits et ses joies, qui rend cet exercice à la fois éprouvant et motivant, mais aussi des inventeurs, des chercheurs, etc… Le dernier et le plus drastique se réfère à la transformation des structures mentales, il ressemble au précédent parce qu’il comprend la même confrontation et donc la même tension créatrice, mais il en diffère et il est plus fort parce que l’objet de cette création ou manipulation, ou révélation, avec tous les risques qu’il suppose c’est la personne, l’individu lui-même. C’est pourquoi, c’est celui qui offre en définitive les jouissances les plus intenses et les souffrances les plus aiguës, celles qui correspondent à la confusion des valeurs des extrémités de l’échelle de plaisir.

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Ces trois types de jugement, générateurs d’émotions, de sentiments et de plaisir peuvent se manifester simultanément et interférer entre eux, le dernier constituant de surcroît une synthèse de leur ensemble, un même événement pouvant impliquer l’être à la fois dans une situation, dans son rapport au temps et donc à ses projets, et dans la qualité de son expérience présente. Toutes ces implications et leur imbrication sont actuelles et vont perturber la mouvance, comme le sont les avertissements ou les sanctions qu’elles entrainent qui vont durer aussi longtemps que dureront leurs causes, s’élever en vagues et refluer comme des marées, laissant des traces bien après que leurs origines aient disparu, ce qui compte tenu du surgissement de forces d’attraction et de répulsion laisse supposer l’existence et la mise en œuvre d’une énergie mentale spécifique au désir, énergie relative avec ses polarités positives et négatives qui peuvent éventuellement se compenser, comparable en cela à l’électricité ou au magnétisme, distincte de celle tout à fait neutre qui donne une consistance aux images de la perception, mais qui comme elle s’écoule en mémoire. A la différence de celle-ci, il ne semble pas qu’elle s’unisse avec la forme et le sens assurant ainsi leur pérennité dans la durée, mais plutôt qu’elle ajoute au sens des corpuscules une charge participant aux rapports de puissance et de conflit, et donc significative pour l’équilibre des structures mentales, qui perdure dans la mémoire, et qui continue à solliciter la mouvance bien au-delà de l’expérience qui l’a connue et de l’événement qui l’a provoquée. Quelle soit positive ou négative cette tension est de nature à préoccuper et inquiéter la mouvance, d’autant plus quand l’expérience ainsi chargée ne se lie pas à une structure qui l’expliciterait, ce qui donne à craindre le surgissement inopiné et intempestif de perturbations déplaisantes, cette tension crée donc un déséquilibre dans le sens qu’elle demande la détermination des comportements et des causes qui lui ont donné naissance, l’appréciation et éventuellement la remise en question des structures mentales auxquelles ils se rattachent ou dépendent, leur transformation ou l’élaboration de schémas alternatifs pour l’établissement de nouvelles relations de puissance, d’excellence, de causalité, de cyclicité, de nature à combler le manque qu’elle révèle et la loger dans un réseau explicatif qui permette à l’avenir d’en mieux maîtriser les circonstances, afin d’éviter qu’elle se reproduise si elle est négative, ou bien parce qu’inhérente aux objectifs poursuivis, aux obligations contractées, ou à des contraintes universelles inévitables, de l’accepter consciemment et d’en réduire ainsi l’impact, afin de déceler et valoriser les éléments parfois fortuits qui y ont présidé ou contribué si elle est positive. Mais les choses sont rarement aussi

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simples, le plus souvent les mêmes comportements dès lors aléatoires induisent des résultats et donc des tensions contradictoires, provoquant une situation de conflit qui ne peut être résolu que par la réforme d’une architecture. Ces situations peuvent perdurer sans autant perdre de leur intensité, parce que cette tâche qui demande de décanter les facteurs positifs et négatifs afin qu’émerge en définitive une structure dominante d’une structure récessive est délicate et longue. La stratégie générale de la mouvance face à ces expériences et leurs tensions négatives qu’elle ne peut en aucun cas détruire, consiste donc à les enfouir sous les strates de structures mieux adaptées par des relations de puissance et d’excellence, mais comme celles-ci résultent de l’ordre qui gouverne la réalité mentale, elle ne peut y parvenir sans résoudre ces conflits, trouver de nouveaux comportements, mettre en place de nouvelles stratégies, faire de nouvelles expériences qui enrichiront ses modèles et permettront à ces relations de s’installer. Au-delà des restructurations et restaurations d’équilibres, cette énergie relative conserve sa signification, car elle exercera encore à partir des expériences auxquelles elle s’attache une force d’attraction ou de répulsion, active dans toute la substance et toutes les parties de la mémoire, qui conditionnera et guidera les activités futures de l’être. Au contraire de la mouvance spéculative, l’action du jugement de plaisir est involontaire et causale dans le sens qu’il déclenche ses avertissements dans la stricte observance de principes. C’est cependant une fonction créatrice parce qu’elle engendre des énergies positives et négatives qu’une structure mentale peut indiquer et commander mais en tant que concrétude ne peut pas produire elle-même. A cette essence qui engendre aveuglément s’ajoute la faculté de lier cet affect et le sens, émotion, sentiment, plaisir, qui l’accompagne et qu’il dynamise, d’une façon indissoluble, à l’expérience présente. A l’inverse du jugement d’excellence, dont la manifestation est diffuse, celle de la fonction affective présente une convergence extrême dans laquelle flamboie peut-être un rai de conscience, d’autant plus dense qu’il est mince et concentré sur un seul objet et dans un seul désir, dont la puissance pourrait expliquer sa prééminence sur la mouvance et la remémoration. Cependant son essence créatrice dominante, celle qui lui donne une souveraineté incontournable, plus que les trois jugements, c’est le vouloir qui les accompagne et les renforce. Ce vouloir est une puissance créatrice curieuse d’abord parce qu’il est dual, d’une force composée à la fois d’attraction et de répulsion qui se divise sur les objets qu’elle touche en englobant des charges contraires, c’est ainsi qu’un désir a toujours pour revers un dégoût et inversement, même quand seule l’une des deux faces

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nous provoque, avec pour conséquence la floraison d’une multitude de dualités dans les champs intérieurs de l’être. Ensuite s’il est toujours en accord avec le jugement de plaisir, il peut l’être dans la répulsion comme dans l’attraction, et si dans l’un des cas la mouvance adhère à la fonction qui la gourmande et la conforte, dans l’autre, au-delà du conflit qu’il provoque, elle reste partagée entre le découragement et la révolte contre une puissance qui la blâme et la punit, or dans cette révolte il y a encore du désir et du dégoût qu’elle retourne contre cette puissance même. Ce vouloir souverain s’impose au mouvement volontaire de la fonction spéculative à laquelle il ne reste bien souvent qu’à le comprendre, y adhérer ou s’y opposer, sans pouvoir le provoquer ni le diriger. Comme il sourd d’un principe causal, inverse de celui de la volonté, il présente une figure, le désir, qui est l’inverse d’un choix, qui réduit les possibles, aussi il exerce une puissance tyrannique sur la mouvance et l’oblige à défendre sa liberté. A la différence du jugement d’excellence qui apprécie la valeur des structures, des images et des abstractions en mémoire, et ne s’intéresse à l’expérience que comme source de leur contenu et par la garantie, et donc la base que lui fournit l’authenticité de sa nature, le jugement de plaisir se situe pleinement dans et sur l’expérience présente même si c’est celle d’un rapport avec le passé, le futur, un projet, un événement, etc… qu’il sanctionne ou récompense, et n’atteint les structures mentales que d’une façon indirecte, comme si elles étaient en dehors de son monde, ou qu’il feignait de les ignorer, bien qu’il aura pour elles des conséquences parfois drastiques par les tensions qu’il leur apporte. Ces deux fonctions présentent cependant une complémentarité, une influence, une cohérence, et se confortent l’une l’autre. C’est ainsi que déplaisirs, émotions négatives, sentiments de désespoir et de découragement, révèlent des structures inefficaces d’autant plus identifiables qu’elles vont se charger de tensions qui motiveront leur remise en question par l’excellence, encouragée par le désir de dépassement des problèmes et implorée par une mouvance qui rêve de ne plus en subir, alors que leurs inverses l’inciteront à améliorer ses notes, bien que les moyens employés par la mouvance à la recherche du plaisir ne soient pas toujours de son goût. Inversement les révélations du vrai, du beau et de l’efficace sont des réussites applaudies par le plaisir, ce qui aura pour conséquences de renforcer la puissance des structures contribuantes. Aussi les principes qui président à la formation du plaisir et du vouloir sont ils protégés par l’excellence, et inversement l’exercice de ce dernier, s’il reçoit un accueil cohérent du plaisir-déplaisir, est respecté et non contrarié par l’émotion et le vouloir, même dans les

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pires verdicts. Si fait qu’il n’y a pas véritablement de conflit entre eux, et bien que la remise en question comme prise de risque fasse apparaître une angoisse, celle-ci est compensée par le désir d’une solution et l’exaltation du défi, elle n’est donc pas menacée, son aboutissement d’ailleurs fait l’objet des plus hauts niveaux de plaisir. L’excellence motive donc le vouloir sans véritablement le subir, c’est la seule fonction qui puisse remettre en cause ses structures et exercer en toute indépendance une pression sur lui, c’est pourquoi la mouvance s’y appuie dans ses moment d’épreuve. Si la mouvance reste théoriquement libre de résister aux inhibitions de l’émotion, aux tentations du désir, à la douleur de la souffrance, c’est aux dépens d’un conflit éprouvant er incertain. Aussi elle mène le plus souvent d’autres stratégies, évitement des tensions, recherche du plaisir, gestion de la qualité de l’expérience dans la durée, respect des cycles, etc… le binôme plaisir-déplaisir joue un rôle important dans notre être comme motivation et comme sanction, à tel point que nous pouvons à la manière des épicuriens expliquer la quasi-totalité de nos actes comme fondés par la recherche d’un plaisir, non pas tant que cela soit exact, et il y à même une certaine modestie ou humilité dans cette façon faussement cynique de nous percevoir et nous présenter, mais parce que quelles que soient nos motivations réelles et quels que soient nos projets, tous nos progrès vers leur réalisation nous vaudront des satisfactions. Les affects apparaissent comme des impressions qui se substituent et qui résument des examens complexes, validant un résultat en l’appréciant d’une façon ramassée exprimant l’intérêt global de l’être. Le jugement de plaisir peut alors être interprété comme une analyse pulsionnelle, car dépourvue de réflexions stratégiques, des situations, relations, expériences, que rencontre l’être, qui fait pendant à celle plus formelle et plus détaillée de la spéculation, et dont elle doit tout autant tenir compte. Aussi si ses manifestations sont frustes parce qu’elles résultent des réactions péremptoires d’un nœud décisionnel figé ou du moins peu évolutif, elles n’en présentent pas moins une convergence foncière avec les objectifs permanents de la mouvance, à savoir l’équilibre et l’enrichissement physique et mental de l’individu, qu’elles lui rappellent au besoin dans ses moment de faiblesse ou de paresse, et elles y intègrent, face à la légèreté des prises de risque de l’imaginaire, la dimension d’une prudence conservatoire souvent justifiée, qui tente de prévenir, qui anticipe et qui constate les altérations du corps comme les désordres des structures mentales et en signalent au contraire les améliorations. Ces avertissements qui peuvent paraître simplistes dans leurs principes et exagérés ou obsolètes dans leurs

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démonstrations, n’en constituent donc pas moins un garde-fou contre les dégradations irréversibles des bases concrètes du vivant, aussi ses schémas décisionnels d’ailleurs cohérents, et bien qu’ils conduisent à des expériences douloureuses, sont ils respectés et acceptés jusque dans leurs conséquences les plus éprouvantes par la mouvance spéculative, même si elle se rebelle parfois contre eux, et sont-ils particulièrement protégés contre les éventuelles remises en questions, et ne peuvent guère être transformés que dans leurs développements pervers.

CONCLUSION : DE LA CONNAISSANCE

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En préparant ces chapitres j’ai revécu maintes expériences, j’en ai aussi connu de nouvelles qui sont venues se loger dans ma mémoire. Plutôt que l’exposé de convictions, il ne faut y voir que le cheminement d’une méditation qui fonde l’être à la manière d’un discours que les mots traduisent mal. Nous y avons rencontré des fonctions créatrices en action, des structures mentales et beaucoup de relation. L’être est, il est par, comme et pour l’expérience. Il est parce qu’il crée, et aussi bien dans les circonstances les plus ordinaires que dans l’inspiration du génie, avec l’immense privilège de le savoir, certitude que lui donne la conscience de créer, parmi toutes les choses qui sont mais ne le savent pas. L’être est par expérience, parce que celle-ci le révèle et le fonde, ce que nulle autre chose ne puisse faire à sa place. Il est comme expérience, parce qu’il est constitué des mêmes natures, à la fois concret, essence créatrice et relations. Enfin, il est pour l’expérience, parce qu’il n’existe que pour lui donner naissance, instant après instant, pour la créer, l’éprouver, la comprendre, et la faire évoluer dans une direction qui quoique confuse ou obscure n’en justifie pas moins l’existence de son être, et ne l’en motive pas moins de continuer à vivre. Le premier de ces trois points est purement ontologique, le second aborde le problème de la connaissance : à savoir, depuis qu’il est, comment est-il ? le troisième mène à la métaphysique qui tente de répondre pourquoi, mais ne nous laissons pas entraîner dans ces deux dernières démarches qui ne sont pas le but de cet ouvrage. L’objectif poursuivi n’était que de classer des expériences, si je me suis accompagné de représentations ce n’était que pour mieux les débusquer et non pour en soutenir la validité. Au cours de cette entreprise, à partir du désordre et de la confusion initiale, j’ai vu émerger progressivement une sorte de panorama permettant de ranger mes expériences et de les retrouver si nécessaire, qui ne constitue qu’une première ébauche qui pourra évoluer si besoin est, mais qui remplit néanmoins son but par la vue d’ensemble qu’elle offre, même si elle présente des lacunes et des zones d’ombres, et si les fonctions mentales retenues pour l’organiser ne peuvent être exhaustives compte tenu de l’étendue du vivant. De ce voyage, il ne me reste que des architectures et des reflets parce qu’ils sont manipulables alors que créer ne l’est pas. L’être fondé, le discours ontologique n’a plus de raison de se poursuivre pour lui-même, mais il reste à examiner les conséquences de cet être. L’expérience révèle et fonde l’étant dans sa triple nature comme concret, essence et ordre, chacune d’elles constituant un champ, un domaine, ou une espèce d’existence à part des deux autres, possédant une réalité, un mode, une

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logique, un ensemble de caractéristiques distinctes et contradictoires telles qu’elles ne peuvent se transformer l’une en l’autre et qui se contentent de nouer entre elles une infinité de rapports. Ainsi si on néglige l’une quelconque de ces natures, si on les confond, ou pire si on réduit le monde à l’une d’elles, la matière, la conscience créatrice, ou la cohérence de l’ordre, on aboutit à une représentation non seulement tronquée mais fausse et inintelligible parce qu’elle élude tous ces rapports qui sont plus que de simples agencements, mais des relations d’interaction, d’influences et de contraintes réciproques qui déterminent entre toutes ces parties de l’étant et du monde un équilibre dynamique et fécondent une évolution. Cette évolution est patente non seulement au plan biologique mais aussi aux plans sociologique et mental qui le prolongent ainsi qu’en témoignent nos civilisations et leurs cultures, et juste dans chaque comportement individuel au sein des structures de sa mémoire. Une évolution dont le moteur, l’essence créatrice, parce qu’il est aléatoire, échappe à la stricte causalité, sans pouvoir cependant guère se soustraire à des lois et à un ordre, même s’il devait rester à jamais inaccessible à notre compréhension. Chacune de ces trois natures possède une permanence qui entre autre la caractérise. La permanence de l’ordre en premier lieu, parce qu’il est la référence suprême à laquelle tout se mesure, réside dans son invariance, son être restant identique à son potentiel d’être, mais cette immuabilité même lui dénie ou le soustrait à toute temporalité. L’ordre n’est ni avant, ni après, mais hors du temps, ce qui réduirait du même coup le sens de sa permanence s’il était seul, aussi elle a besoin de la relativité de la temporalité du concret pour lui donner une valeur et pour qu’existent les relations par lesquelles il se manifeste. L’ordre est alléchant pour l’esprit parce qu’il est stable et intelligible au contraire des deux autres natures, qu’il se laisse systématiser, qu’il possède une puissance, une cohérence logique, mais sa consistance est purement principielle, il n’a aucune substance, ni les moyens en lui-même de se révéler, ni de révéler le potentiel de ses relations. La permanence de la concrétude se situe, outre sa nature qui exprime la densité de l’être par opposition au néant d’être, dans la durée et dans l’espace, engendrant l’un et l’autre, aussi bien comme matière que comme mémoire. Sa forme par contre est essentiellement variable, extensive, évolutive et dégradable. Le concret n’opère pas cette même forme qui reste soumise au conflit de l’essence et de l’ordre, pas plus qu’il ne puisse révéler son être par lui-même, identique en cela à l’ordre. De fait sa substance est un piège ontologique, support d’être mais pas source, réceptacle malléable mais qui s’avère vide de

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vie, comme de sens, n’existant assez que pour donner le frisson d’un double néant à la fois conceptuel et vital. L’être du concret dénudé des deux autres natures est ainsi effrayant pour un être. La permanence de l’essence ne réside que dans son potentiel, mais celui-ci ne se dévoile et ne dévoile le monde que dans des émergences fugaces et éphémères, irrationnelles parce que libres ou déraisonnables, et encore ne se découvre-t-elle pas dans sa totalité mais d’une façon incomplète, fonction des circonstances et de son évolution propre. Parmi ces trois natures, si l’essence est la seule qui possède le pouvoir de révéler l’être, cette révélation est frustrante parce qu’elle reste silencieuse sur son potentiel et qu’elle n’existe que dans l’action et non dans l’étant, c'est-à-dire dans des interstices, son expression est souvent stérile quand elle n’est pas absente, soumise à l’ordre qu’elle révèle, plus ses conflits que l’ordre lui-même, muette si elle ne s’attache à la concrétude d’un corps ou d’une mémoire qui seuls peuvent conserver ses modèles comportementaux. Son étant a donc besoin d’une incarnation pour dépasser le stade d’un potentiel aléatoire de réincarnation. Notre être participe de ces trois natures, de leurs faiblesses et de leurs puissances, mais en regard de l’intégralité de l’étant, la globalité de l’ordre, l’étendue du concret et même la capacité du potentiel de l’essence, il n’est qu’une parcelle où ces trois natures se rencontrent, un lieu dans la durée qui vit de leurs conflits. Aussi, pas plus que l’étant universel qui l’englobe ne peut-il être réduit à une quelconque de ses trois natures, à un simple corps, une rationalité, ou une conscience. Mais il est par son individualité dont l’exaspération concentrée est d’autant plus créatrice de leurs relations. En tant que corps, il est déjà double, bien que plus essentiellement mental par sa mémoire que physique, et en tant que physique plus physiologique que biologique, et plus biologique que moléculaire ou corpusculaire, tout simplement parce que le lieu de la cohérence créatrice que nous vivons s’est déplacée insensiblement avec le temps sur des périodes immenses jusqu’à cette concrétude mentale qui marque l’état actuel d’une évolution discrète, et qui de déplacera sans doute encore à l’avenir comme par le passé. Mais il est aussi une expression de l’ordre au travers des relations multiples des architectures de notre mémoire qui a à elle seule possède la complexité d’un monde, à la fois comme leur principe constitutif et par l’existence d’une rationalité, d’une harmonie, de valeurs premières telles que le beau, le vrai, l’efficace, et de références universelles ou transcendantes qui mêmes incomplètes n’en sont pas moins de la nature de l’ordre. Mais il est aussi et ne serait rien s’il n’était le potentiel

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d’une essence qui en dépit de toutes les faiblesses inhérentes à sa nature lui offre une conscience mouvante qui le révèle à lui-même au sein de l’expérience de la coïncidence et au-delà, une responsabilité, des désirs, un potentiel d’action et d’évolution, une capacité intuitive de concepts et de formes. Notre problème vis-à-vis de l’ordre est de le concevoir dans sa plénitude, dans son ensemble et dans son détail, vis-à-vis de l’essence d’accomplir son potentiel, vis-à-vis du concret il consisterait à nous en emparer, le percevoir d’abord pour le saisir mais au-delà le manipuler, le transformer, et sans pouvoir le créer, du moins le conformer à nos besoins et à nos désirs. Ces problèmes dévoilent nos manques, nos lacunes ou nos faiblesses, et le chemin qui reste à parcourir à l’être dans les trois directions. Au-delà de l’ontologie, l’être est amené à définir non seulement ce qui est mais comment il est. Il constate qu’il perçoit des images, qu’il construit des représentations, qu’il saisit des principes, mais celles-ci et ceux-ci peuvent être vrais ou faux, tout simplement parce qu’il peut en imaginer d’autres à leur place, d’où son envie de découvrir des règles qui lui permettrait de choisir entre ces propositions concurrentes et qui soient cohérentes avec la réalité de ce qui est, c’est le problème de la connaissance. Il ne faut pas cependant accorder à cette question plus d’importance qu’elle n’en a, en effet l’être est avant tout par ses fonctions mentales un réalisateur et un créateur, or ses réalisations et ses créations sont authentiques parce qu’elles sont véritables, elles peuvent lui être utiles ou non, agréables ou non, mais tant qu’elles ne veulent pas représenter quelque chose, et qu’il sait les reproduire, le problème de la vérité ne se pose pas car il les connaît telles qu’il les a créées. Le vrai n’est qu’une des trois valeurs du jugement d’excellence, soit la vingt et unième partie de ce que nous pouvons vivre. A choisir le beau et l’efficace présentent des avantages plus appétissants, et si la connaissance n’y contribuait, nous pourrions nous en passer et n’y voir qu’un divertissement de l’esprit. L’erreur n’empêche pas de vivre et d’ailleurs, quand nous observons l’évolution des transformations successives de nos certitudes, nous pourrions douter d’en jamais sortir. C’est par l’expérience issue de l’exercice de ses fonctions créatrices que l’être appréhende ce qui est, et dont il peut espérer définir sa nature concrète, en identifiant la présence et le rôle de l’essence créatrice, en saisissant enfin les relations entre les parties dans l’étendue et les limites de leurs nuances. Connaître serait alors découvrir et comprendre les assemblages de ces qualités au sein de tout ce qui est, jusqu’à atteindre des propriétés permanentes.

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Cependant, notre connaissance ne peut être que fonctionnale, même si nous disposions des moyens de saisir ces phénomènes dans leur intégralité, car elle dépend de ce que nos fonctions mentales nous apportent par ce qu’elles perçoivent et conçoivent des choses bien davantage que leur réalité. Notre puissance de connaissance et son potentiel seront donc déterminés et limités par les possibilités que ces fonctions nous offrent et évolutifs comme elles, aussi pour discerner des règles, comme pour apprécier la qualité du vrai, nous devons examiner chacune d’entre elles, tout en sachant que cet examen n’est que le produit des mêmes, avec cependant l’avantage que donne l’absolu de l’en-soi par rapports à la relativité des faits observés hors-soi.   Au sein de notre mémoire, toutes nos structures sont, elles existent en tant qu’énergie, forme et sens, véritables et vérifiables, ainsi l’authenticité de tout élément de sens pris isolément peut faire l’objet d’un jugement, mais celui-ci, que l’expérience confirmera ou non sans soulever de difficulté particulière, ne porte que sur une existence. Toutes ces structures sont liées entre elles et à travers l’ordre universel à tout ce qui existe, par des relations tout aussi authentiques et soumises à cet ordre, cependant certaines d’entres elles sont des modèles censés représenter des structures plus vastes. Le problème se pose de savoir si ces modèles sont liés à leurs originaux par des relations d’équivalence ou de conflit. Dans le premier cas elles sont vraies, car il y a homologie entre la structure du modèle et ce qu’il est censé représenter, dans l’autre non. Si l’abstraction de ces relations était toujours correcte, il serait rapidement résolu, mais elle peut être fausse, presque toujours partielle et déformée, tout comme le sont nos perceptions du concret et de l’essence, ou pire incertaine, ce qui nous vaut une impression trouble, source de toutes les nuances de la validité et de l’erreur. La valeur de la connaissance apparaît donc avant tout résulter de l’intelligence des relations. L’essence, la concrétude, les relations, définissent ce qui est, et celles-ci, donc celui-ci, sont appréhendées d’une façon plus ou moins erronée par nos fonctions mentales (en dehors d’elles, il n’y a pas de perception, les choses sont telles qu’elles sont, le problème de la vérité ne se pose donc pas), en particulier par la fonction réflexive et les fonctions spéculatives, surtout l’abstraire, dans une moindre mesure la mouvance parce qu’elle est consciente de spéculer et qu’elle tire ses informations des deux précédentes, et le jugement de plaisir qui ne fait qu’ajouter une charge affective. Les trois fonctions opératives commettent des erreurs d’efficacité, et parmi elles, le jugement d’excellence peut en outre commettre en appréciant le vrai une faute au second degré. Pour

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autant, si la relation entre une chose et sa représentation est parfaitement saisie, l’image cesse de représenter la chose et devient une réalité comme une autre, mais distincte d’elle comme celle qui se forme à la surface d’un miroir, à l’opposé il ne peut y avoir d’erreur qu’en présence de la conception d’une relation. Aussi, pour ce qui concerne la perception-remémoration qui crée une image dans le cadre d’une relation causale qu’elle subit mais ne perçoit pas, qui n’affirme que la réalité de l’image, sans se soucier de cette relation et sans soutenir que son image puisse représenter quelque chose. Son image est donc une création véritable, en tant que concrétude sa beauté peut s’apprécier, mais pas sa vérité, parce qu’elle ne prétend rien sur la réalité de la chose. Quant à la conscience de l’image, qui est presque déjà celle d’un souvenir, sa traduction est correcte, car elle est de même nature que la chose qu’elle reflète, elle ne s’en distingue pas. Reste l’abstraire, dont le rôle est de percevoir des relations et de forger des concepts qui sont des images mentales, donc concrètes par leur nature, et qui sont censés les représenter. Or une relation fait plus qu’exister, elle est vraie parce qu’elle fait partie intégrante de l’ordre universel. Percepts et concepts seront par contre plus ou moins vrais ou faux selon leur harmonie à cet ordre. L’abstraire n’est pas parfait, s’il l’était il percevrait et concevrait au travers de ces relations, de proche en proche, l’ordre universel dans son intégralité, ce qu’à l’évidence il n’atteint pas, son champ est de plus limité aux structures de la mémoire, il n’a pas accès à la réalité extérieure, ni aux relations que les sens et les actes jettent entre ces deux mondes. Cependant il se plaît à concevoir ces objets et avec l’aide de l’imaginaire à leur créer des images synthétiques, distinctes de celles des sens, auxquelles il emprunte mais qu’il bourre de ses analyses et qu’il assemble pour suppléer au morcellement et aux contradictions de leur saisie fragmentaire et pour tenter de repousser leurs limites. Ce qui l’amène à concevoir l’existence d’une réalité distincte qui quoique imperceptible serait à l’origine causale de ces sensations et donc d’une grande partie de la mémoire. Aussi, sans la percevoir il n’hésite pas à affirmer cette relation et à construite un paysage complexe de son environnement. La dualité de cette image de synthèse, par ailleurs alourdie de doutes et d’hypothèses, avec l’existence d’une réalité qu’on ignore, formellement donne naissance à une relation de représentation, qui témoigne à la fois que cette réalité est imperceptible et que son image est spéculative, de même que leur relation, qui traduit donc une situation bien réelle et qui reste juste dans son équivoque tant qu’elle n’est pas confondue avec la facilité et la certitude d’une identité. Si l’abstraire crée donc de toutes pièces une relation artificielle c’est en l’l’absence

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en son sein de son monde d’une réalité indubitable, du fait de l’existence d’un hors-soi d’une nature différente, au-delà même du problème de sa perception. Une représentation n’existe qu’en l’absence de quelque chose d’un monde et témoigne d’une intention de remplir ce vide, en l’occurrence de la matière dans le mental mais aussi inversement du mental dans la matière, ainsi les signes matériels représentent un sens absent parce qu’il ne quitte pas l’esprit, une intention qui ne peut pas aboutir par contrainte ontologique et conduit à des produits ambigus tels que les mots et les images de l’hors-soi, sinon paradoxaux. Une représentation ne pourra être correcte que si elle assume son ambiguïté, là où elle ne prétendra concerner que des faits de son monde, percepts, affects, concepts, etc… et leurs relations, limitant son objet à organiser des images mentales, dans ces conditions elle sera vraie, bien que le plus souvent douteuse tant son architecture sera conforme à son sujet, constituant de nouveaux niveaux d’abstraction qui pourront s’intégrer sans peine dans la mémoire. Si le faux pénètre dans l’être d’une mauvaise perception des relations et des conceptions erronées de l’abstraire, c’est que ses critères logiques qui sont pourtant les plus sûrs sont vite débordés par la complexité, aussi il ne juge pas lui-même en dernier recours de la validité de ses constructions mais cède la place au jugement d’excellence. Celui-ci est davantage adapté à l’appréciation de vastes ensembles complexes et flous parce qu’il ne procède pas de la déduction mais de l’intuition, d’une harmonie, secondée par l’authenticité et la référence de l’expérience vécue. La finesse de sa sensibilité est remarquable et c’est elle en définitive qui fonde notre sens du vrai sur lequel se repose l’abstraire jusque dans ses tautologies, et qui nous permet de distinguer des degrés dans le probable, de discerner au sein d’un groupe de propositions celle qui s’en approche de celles qui s’en éloignent, et qui puisse prendre en compte la globalité de notre mémoire. Nous ne sommes plus ici dans le cadre un peu artificiel des systèmes logiques mais dans celui nécessairement plus équivoque du réel. Dans celui-ci la valeur d’une représentation dépend de sa cohérence à l’ensemble des expériences éprouvées. C’est un critère négatif qui improuve plus qu’il ne prouve, mais le seul qui nous reste pour conforter notre entendement et valider une connaissance. Enfin l’expérience elle-même est équivoque parce qu’elle présente des zones opaques et floues, quelle est mouvante et évolutive et que son sens s’étale dans la durée. En conséquence nous devons admettre que notre connaissance est constituée d’une part d’une masse accumulative d’expériences partielles mais authentiques qui ne cesse de se gonfler des possibles de nouveaux champs de liberté et de la

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croissance de notre adaptation, et d’autre part de représentations évolutives sujettes à l’erreur parce qu’elles sont essentiellement des convictions temporaires résultant de capacités d’abstraire et de juger perfectibles, qui au mieux peuvent satisfaire une cohérence interne, et qui restent relatives dans notre rapport fonctionnel à l’environnement. A coté de la réalité physique, le plan mental offre un nouvel espace au développement de la connaissance et l’occasion d’une maturité pour le jugement d’excellence, d’autant plus qu’on s’éloignera d’une parapsychologie stérile pour s’attacher à l’étude de nos structures comportementales, à l’architecture de notre mémoire et à l’expression de nos fonctions créatrices. L’expérience mentale est sensible et répétitive, encore faudrait-il pour qu’elle soit reproductible l’examiner dans les mêmes conditions qui l’on fait naître et ce n’est pas chose facile parce que nous ne maîtrisons pas aussi volontairement nos fonctions, celles-ci allant et venant selon leurs nécessités bien plus qu’elles ne se soumettent à des tracés préétablis, et ne reviennent jamais tout à fait aux mêmes états. Nous avons donc affaire, même en observant des cycles, à des phénomènes voisins mais singuliers. L’observation y est par ailleurs délicate, non pas tant que ce soit une auto-observation, mais que la nécessaire distanciation entre observé et observateur est trop souvent fugace, parce qu’ils ne cessent d’interférer et de se mouvoir dans des proportions infiniment plus fortes que celles que l’on rencontre d’ordinaire sur d’autres plans, c’est pourquoi la mémoire et ses souvenirs, nos structures, par leur substance pérenne ou du moins d’une transformation beaucoup plus lente, offre un champ d’observation plus aisé. Il est impossible de faire voir ou toucher cette expérience, ni en sa nature, ni par des images, nous n’avons que des mots, d’où l’importance de la littérature comme témoin et véhicule essentiel, elle est donc difficile à transmettre, encore pouvons-nous espérer que dans son évolution le langage comble une partie de ses carences et permette de mieux l’exprimer à l’avenir, mais peut-être doit-elle rester exclusivement personnelle. Une discipline qui approfondirait la mentalité, serait susceptible d’enrichir considérablement notre connaissance des sciences humaines, de la sémantique, de la psychologie, des comportements, de la maladie mentale, mais aussi de l’économie, de la sociologie et de l’histoire. Elle pourrait également apporter un concours à des recherches d’un domaine plus lointain, comme les mathématiques et la physique, qui bien qu’elles s’intéressent l’une à l’ordre logique, l’autre à la matière, n’en ont pas moins besoin de rattacher leur axiomatique à la base naturelle de l’être où elles puisent l’évidence de leurs notions élémentaires, sous

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peine de se voir réduites l’une à une grisaille de chiffres et de symboles, l’autre à des formules dépourvues de substance. Le mental apporte du sens au monde, aussi on ne peut l’escamoter sans que ce sens nous coule des doigts, c’est pourquoi il faut espérer que les prochains choix qui président aux grandes transformations des conceptions de la physique, comme celle qui a eu lieu au tournant du dernier siècle, ne se fassent pas une fois de plus au détriment de l’être. Car à force de s’éloigner du centre du vivant, on peut craindre d’assister un jour au surgissement d’un rejet du scientisme. Par ailleurs, il est peu probable qu’on puisse parvenir à comprendre les relations entre l’esprit et la matière tant qu’on s’obstinera à nier l’existence de l’un d’eux, ou à la reléguer à n’être que la conséquence de l’autre. Son objet étant personnel, inviolable et difficilement communicable, la connaissance mentale est par nature plus individuelle que collective. Si nous disposons des mêmes fonctions créatrices et qu’elles sont soumises aux mêmes principes, nous les exerçons différemment parce que nous sommes tous différents dans nos mémoires. L’être est souverain au sein de ses structures, il les développe consciemment ou inconsciemment selon ses critères propres, ses valeurs, en particulier son sens intuitif de la vérité, ses aspirations, son sentiment de ce qui est bon pour lui, la voie qu’il s’est tracé, ses épreuves et ses réussites, son intelligence des choses. C’est un souverain jaloux et de ce fait, elles constituent une véritable forteresse, ce qui explique la plus grande estime qu’il a de soi, de ses convictions, ses manières d’agir et le peu de considération qu’il porte aux autres. Aussi le pouvoir qu’on prête à la propagande, à la publicité et aux médias semble exagéré. Ils peuvent flatter les sentiments qu’il a déjà en lui, piquer sa curiosité par leur nouveauté, mais guère le convaincre à moins que cette conviction soit déjà sienne, que ce qu’ils lui proposent réponde à la satisfaction d’un besoin ou la solution d’un problème réel au moment voulu où, ayant épuisé ses propres ressources, il est prêt à examiner d’autres stratégies et d’autres valeurs qu’il aura soin de réinterpréter avant de faire siennes, afin de garder l’impression de les avoir tirées de lui-même et de ne rien ou peu devoir au monde, sinon elles seront rejetées, méprisées, ignorées. C’est pourquoi tous les systèmes moraux, idéologiques, ou économiques qui veulent changer l’homme plutôt que de respecter sa nature sont voués tôt ou tard à l’échec, si celui-ci plie sous la contrainte de la force, parce qu’il ne juge pas en lui les moyens suffisants pour combattre l’oppression, il n’en rejette pas moins la dictature en son cœur, il ne fait que courber l’échine, c'est-à-dire s’adapter aux circonstances afin d’en tirer le meilleur parti, donner le change dans ses gestes et

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ses paroles parfois jusqu’à la servilité, jusqu’à ce qu’il trouve les solutions et les moyens, même à grands périls, pour s’en débarrasser, par la fuite, la ruse, la lutte, en les renversant, en les transformant, ou en les vidant de leur substance. Aussi, bien que la démocratie ne soit certes pas la façon la plus facile de gouverner, c’est celle que celui-ci accepte le mieux parce qu’elle lui reconnaît son indépendance, qu’elle tente de trouver un moyen terme entre toutes les opinions, les ambitions et les intérêts contraires, qu’elle épouse plutôt que de chercher à prévenir les évolutions, et qu’elle permet de résoudre les conflits inévitables des volontés et de prendre les dispositions collectives nécessaires sans avoir recours à la violence. Il n’y a pas de structures mentales bienséantes ou malséantes, il n’y a que celles que l’individu se donne et dont en définitive il supporte bien souvent seul les conséquences quand elles sont maladroites, que la morale qui a un sens quand elle s’applique à l’organisation sociale dont elle est responsable et quand elle condamne les actes de nuisances, signes de désordres graves parce qu’ils portent atteinte aux autres, n’est pas en mesure ni en position de juger. Lui par contre qui est le premier à en souffrir est nécessairement amené à les assumer et les transformer, mais dans dans cette psycho-analyse qu’il entreprend avec son jugement d’excellence, sa recherche du vrai ne peut être séparée de celles du bon et du beau parce qu’ils sont l’expression d’une même fonction et qu’ils s’épaulent. Aussi, sa nature le conduit à englober ces trois dimensions, à éprouver et réaliser autant qu’à connaître, et en perfectionnant en lui ce qui peut l’être, à conquérir quelque chose qui s’approche d’une sagesse. Quant au problème métaphysique de savoir si le monde possède ou non une finalité qui conditionnerait peu ou prou son existence et son devenir, il est difficile de répondre. Cependant il nous faut remarquer qu’elle ne pourrait venir de la concrétude dont l’inertie ne peut produire que des causes, elle s’inscrirait donc nécessairement au sein des conditions universelles. Mais ce permanent immuable ne fait que définir des contraintes et des champs de possibles. Si une finalité existait donc, elle ne pourrait s’accomplir que par l’essence créatrice. C’est donc au sein de cette dernière qu’il faudrait la chercher. Or parmi les activités multiples de cette essence, au-delà de ce quelle met au service de la conservation, il se dessine bien une trajectoire, une évolution qui oriente de fait le monde, qui résulte de ses efforts d’adaptation et de croissance qui ne sont autres que la quête d’une harmonie qui mène à l’ordre, qu’ontologiquement la vie ne peut atteindre sans perdre sa nature et disparaître. Ce progrès est donc obligatoirement une poursuite sans fin autour d’un axe qui se dérobe, un

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cheminement hélicoïdal, qui en chacun de ses points, quoique dans des contextes différents, replace le vivant dans une situation quasiment identique, à savoir affronter et résoudre les problèmes propres à ces nouveaux lieux, constater son inefficience et se rapprocher d’une harmonie possible dans sa progression vers d’autres espaces.

Texte intégral reconstitué à Thuir le 2-3-2018.

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