Aetos avril 2013 : Coexistence et concurrence des temps

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Mensuel 03.2013 03.2013 n°14 n°14 « Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée » Henri Bergson Coexistence et concurrence des temps L’INVITÉ DU MOIS : ROBERT BRANCHE Robert Branche est un « X-Ponts » étonnant. Après une brève mais riche expérience du secteur public, au ministère de l’Industrie, à la DATAR puis comme commissaire à l’industrialisation des Régions de Haute et Basse Normandie (1980-1984), il rejoint le privé. Pendant plus de trois ans (1985-1988), il exerce des fonctions de direction dans le marketing chez L’Oréal. Consultant depuis 1988, d’abord comme associé au sein de grands cabinets internationaux, puis depuis treize ans en indépendant, il s’est spécialisé dans l’accompagnement des équipes de direction dans « la définition et la mise en œuvre de stratégies innovantes en univers incertain ». Il intervient également dans de nombreux cénacles et médias, anime un blog (robertbranche.blogspot.fr) et publie, aux éditions du Palio, des ouvrages toujours remarqués. Dans Neuromanagement (2008), il propose une approche nouvelle du pilotage de l’entreprise à l’ère du numérique, en s’appuyant sur les processus non conscients. Avec Les mers de l’incertitude (2010), il explique comment accepter l’incertain et « diriger en lâchant prise ». Son prochain ouvrage, à paraître en septembre 2013, traitera du « management par émergence » et du « neuromonde », ce monde de l’interdépendance et de la connexion qui est désormais largement le nôtre. Il a bien voulu nous faire part de ses réflexions sur le management des organisations en ces temps de « transformation profonde ». Dans la mythologie grecque, l’aigle ( , AETOS) est l’un des attributs de Zeus. Emblème solaire, expression de combativité et de victoire, maître des airs et du temps, il voit « plus haut, plus vite, plus loin » et incarne ainsi les atouts de la puissance aérienne. Cette publication du CESA a pour vocation de susciter des échanges et tendre des passerelles entre les aviateurs, et plus généralement les personnels de la Défense, et les décideurs de tous horizons - publics et privés. www.cesa.air.defense.gouv.fr L es réflexions croisées sur le temps sont décidément à la mode. En témoigne le dernier numéro spécial de la revue Vingtième Siècle, éditée par les Presses de Sciences Po. En se proposant de « faire le point sur la notion d’historicité », c’est-à-dire plus simplement sur « les modes de rapport au temps » dans une société donnée, l’équipe de chercheurs rassemblée par Quentin Deluermoz propose des pistes de réflexion in- téressantes. Le rapport au temps y apparaît à la fois hétérogène, « troué » et instable, entre sociétés culturellement très éloignées bien sûr, mais également au sein même de nos sociétés contemporaines, où se manifestent « les enchevêtrements incessants et les dis- continuités inattendues de ces manières d’éprouver le temps ou l’histoire ». Sans doute parce que tout se joue in fine au niveau de l’individu - même si l’organisation sociale et les systèmes de représentation jouent un rôle évidemment essentiel. Tout particulièrement en période de crise. C’est ce qu’illustrent notamment l’étude de Nicolas Beaupré (La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de la guerre), consacrée au rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre, ou l’interview de Christophe Charles, auteur de Discordance des temps - Une brève histoire de la modernité (cf. AETOS hebdo n°14, 01/2012). Ce travail collectif entend ainsi pointer l’une des spécificités du XX e siècle : « Jamais, avec la croissance des interdépendances à l’échelle planétaire, la coexistence et la concurrence des temps n’ont été aussi vives, ni aussi visibles. » D’où un appel aux chercheurs en sciences sociales. S’ils ont approfondi depuis une dizaine d’années - « glocalisation » oblige - leurs travaux sur la notion d’espace, ils sont incités ici à étendre leurs réflexions au rapport au temps. « Pour développer une appréhension adaptée à la situation du présent, qui soit à la fois plus sûre dans la saisie des formes incertaines des temps du passé, capable de mettre à distance l’urgence des inquiétudes contemporaines, et attentive à maintenir ouverte la porte de ‘l’entre-temps’, source de créativité ». Pour aller plus loin : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°117, janvier-mars 2013, 287 p., 20 € ; « Le temps : regards d’historiens », AETOS hebdo n°29, 05/2012, www.cesa.air.defense.gouv.fr

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Mensuel03.2013 03.2013 n°14n°14

« Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée » Henri Bergson

Coexistence et concurrence des temps

L’INVITÉ DU MOIS : ROBERT BRANCHERobert Branche est un « X-Ponts » étonnant. Après une brève mais riche expérience

du secteur public, au ministère de l’Industrie, à la DATAR puis comme commissaire à l’industrialisation des Régions de Haute et Basse Normandie (1980-1984), il rejoint le privé. Pendant plus de trois ans (1985-1988), il exerce des fonctions de direction dans le marketing chez L’Oréal. Consultant depuis 1988, d’abord comme associé au sein de grands cabinets internationaux, puis depuis treize ans en indépendant, il s’est spécialisé dans l’accompagnement des équipes de direction dans « la défi nition et la mise en œuvre de stratégies innovantes en univers incertain ». Il intervient également dans de nombreux cénacles et médias, anime un blog (robertbranche.blogspot.fr) et publie, aux éditions du Palio, des ouvrages toujours remarqués.

Dans Neuromanagement (2008), il propose une approche nouvelle du pilotage de l’entreprise à l’ère du numérique, en s’appuyant sur les processus non conscients. Avec Les mers de l’incertitude (2010), il explique comment accepter l’incertain et « diriger en lâchant prise ». Son prochain ouvrage, à paraître en septembre 2013, traitera du « management par émergence » et du « neuromonde », ce monde de l’interdépendance et de la connexion qui est désormais largement le nôtre. Il a bien voulu nous faire part de ses réfl exions sur le management des organisations en ces temps de « transformation profonde ». ●

Dans la mythologie grecque, l’aigle ( , AETOS) est l’un des attributs de Zeus. Emblème solaire, expression de combativité et de victoire, maître des airs et du temps, il voit « plus haut, plus vite, plus loin » et incarne ainsi les atouts de la puissance aérienne.Cette publication du CESA a pour vocation de susciter des échanges et tendre des passerelles entre les aviateurs, et plus généralement les personnels de la Défense, et les décideurs de tous horizons - publics et privés.www.cesa.air.defense.gouv.fr

Les réfl exions croisées sur le temps sont décidément à la mode. En témoigne le dernier numéro spécial de la revue Vingtième Siècle, éditée par les Presses de

Sciences Po. En se proposant de « faire le point sur la notion d’historicité », c’est-à-dire plus simplement sur « les modes de rapport au temps » dans une société donnée, l’équipe de chercheurs rassemblée par Quentin Deluermoz propose des pistes de réfl exion in-téressantes. Le rapport au temps y apparaît à la fois hétérogène, « troué » et instable, entre sociétés culturellement très éloignées bien sûr, mais également au sein même de nos sociétés contemporaines, où se manifestent « les enchevêtrements incessants et les dis-continuités inattendues de ces manières d’éprouver le temps ou l’histoire ». Sans doute parce que tout se joue in fi ne au niveau de l’individu - même si l’organisation sociale et les systèmes de représentation jouent un rôle évidemment essentiel. Tout particulièrement en période de crise. C’est ce qu’illustrent notamment l’étude de Nicolas Beaupré (La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de la guerre), consacrée au rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre, ou l’interview de Christophe Charles, auteur de Discordance des temps - Une brève histoire de la modernité (cf. AETOS hebdo n°14, 01/2012).

Ce travail collectif entend ainsi pointer l’une des spécifi cités du XXe siècle : « Jamais, avec la croissance des interdépendances à l’échelle planétaire, la coexistence et la concurrence des temps n’ont été aussi vives, ni aussi visibles. » D’où un appel aux chercheurs en sciences sociales. S’ils ont approfondi depuis une dizaine d’années - « glocalisation » oblige - leurs travaux sur la notion d’espace, ils sont incités ici à étendre leurs réfl exions au rapport au temps. « Pour développer une appréhension adaptée à la situation du présent, qui soit à la fois plus sûre dans la saisie des formes incertaines des temps du passé, capable de mettre à distance l’urgence des inquiétudes contemporaines, et attentive à maintenir ouverte la porte de ‘l’entre-temps’, source de créativité ».

Pour aller plus loin : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°117, janvier-mars 2013, 287 p., 20 € ; « Le temps : regards d’historiens », AETOS hebdo n°29, 05/2012, www.cesa.air.defense.gouv.fr

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AETOS mensuel n°14 - mars 2013 - www.cesa.air.defense.gouv.fr

rent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afi n de s’y inscrire et d’en tirer parti.

Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage ef-fectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ? En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboî-tement de quatre poupées russes.

À l’extérieur, la mer visée relève de la « méta-stratégie » : c’est un point fi xe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, « l’information du monde » pour Google… En sont déduits les « chemins stratégiques », qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions - c’est-à-dire les « voies et moyens » à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est « le dessin dynamique des chemins stratégiques » : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés-cibles…). Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîte-ments dans le réel pour proposer des produits et des services

tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles anima-tions de la force de vente… ?

On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de ma-triochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rap-proche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa méta-stratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quoti-dien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !

Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean-Marc Vittori rappelait la nécessité d’être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire ». Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?

Certes on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affi rme qu’il faut être « à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire » ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réus-sira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permet-tront l’agilité et la poursuite de la création de valeur. Je pense

Dans Les mers de l’incertitude (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, « tel le fl euve sa mer ». Est-ce si facile de s’aff ranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?

Sommes-nous certains que cette « pression du présent » soit si impérieuse ? S’il suffi sait de courir pour être plus effi cace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’ap-paraît indispensable de s’aff ranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fl euve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.

Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr, que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor mais non modéli-sables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance ! Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la « pensée-perro-quet », répétée sans fi n d’un média à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.

Clausewitz affi rmait qu’« en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire ». Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas en eff et, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fi xé sur un coup de tête, ou en suivant la mode in-duite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement ras-suré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.

Comment concilier concrètement la nécessité du pilo-tage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de « diriger en lâchant prise » ?

Précisons d’abord que le « lâcher prise » n’est pas le « laisser-faire », ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entou-

L’INVITÉ DU MOIS

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« La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa ‘mer’, de son objectif stratégique, mais dans le choix d’une

nouvelle voie pour l’atteindre. »

Robert Branche :« Le temps est plus que jamais la source d’un pacte commun »

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exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et mainte-nant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.

Ensuite, les processus de décisions relèvent majoritaire-ment de l’inconscient. Nous pouvons en constater les eff ets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les action-naires, le conseil d’administra-tion, le comité de direction, et plus généralement pour l’en-treprise. La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce pe-tit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un action-nariat familial disposent d’un atout indéniable.

Votre prochain ouvrage traitera plus particulièrement du « management par émergence ». Qu’entendez-vous par là ?

Je pars de deux constatations simples. D’une part, l’entre-prise n’est pas un produit hors-sol, elle n’est pas née de nulle part. Elle est le produit d’un monde. Si l’on veut progres-ser dans sa compréhension et dans la façon de la diriger, il est donc nécessaire de s’intéresser à la dynamique du monde, à ce qui sous-tend l’entreprise depuis son origine. D’autre part, le poids réel des décisions du dirigeant d’une grande en-treprise est fi nalement modeste au regard de la somme des dé-cisions qui sont prises constamment dans son organisation, et au sein de son environnement. Certes, certaines décisions sont essentielles, notamment s’agissant du choix de la méta-stra-tégie, du cadre stratégique et des principes d’actions exposés précédemment. Mais ce qui fait au quotidien la performance d’une entreprise, c’est le résultat d’un foisonnement, c’est-à-dire d’un phénomène d’émergence. La question centrale du management n’est donc plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents, qui sont la nature même de toute vie.

Dès lors, comment « manager par l’émergence » ? Trois conditions me semblent nécessaires. Tout d’abord, une stra-tégie articulée en poupées russes avec la mer au pourtour (ou la méta-stratégie), contenant la cadre stratégique et les prin-cipes d’actions. Ces deux « peaux » constituent l’enveloppe structurellement stable de toutes les initiatives émergentes et chaotiques. Ensuite, une ergonomie de l’action émergente qui articule la recherche de la facilité et du geste naturel avec la confi ance, le calme et l’acceptation sereine de la confron-tation - laquelle permet notamment de dégager une culture commune. Enfi n, il faut un dirigeant porteur de sens et de

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compréhension, qui se concentre réellement sur l’enveloppe stratégique et sache faire preuve de stabilité émotionnelle, en acceptant le monde tel qu’il est. Un monde marqué à mon sens par un triple phénomène : la croissance de l’incertitude, la multiplication des emboîtements, l’émergence de nouvelles propriétés.

Quel est le rôle du facteur temps dans ce « trépied » ?Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit

l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour eff acer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remo-delé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distinctes, et le plus souvent contradictoires. Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le

temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dé-pendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être condidéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en manage-

ment : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pous-ser plus vite !

La stratégie repose in fi ne sur le décideur, qui doit selon vous « être stable pour pou-voir se diriger et diriger ; être

fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer ». Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diff usée dans la société ?

Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Mi-chel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre Ho-minescence. Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le « Neuromonde » - ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous. Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affi rmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.

Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un action-naire « éclairé » dans ce Neuromonde ? Davantage un philo-sophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fi xer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme ! ●

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« La question centrale du managementn’est plus la décision, mais la capacité

à faire converger des processuschaotiques et émergents. »

Robert Branche répond aux questions du colonel Olivier Erschens dans les bureaux du CESA, à l’Ecole militaire, le 11 mars 2013.