Aes 385 3 Faire Du Neuf Avec Du Vieux

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    Arts et Savoirs3 (2013)L'adaptation comique

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    Carine Giovnal

    Faire du neuf avec du vieux

    Chrtien de Troyes relu par Raoul de Houdenc dansMraugis de Portlesguez

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    Rfrence lectroniqueCarine Giovnal, Faire du neuf avec du vieux ,Arts et Savoirs[En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 fvrier2012, consult le 20 juin 2016. URL : http://aes.revues.org/385

    diteur : LISAA (Littratures Savoirs et Arts)http://aes.revues.orghttp://www.revues.org

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    Carine Giovnal

    Faire du neuf avec du vieux Chrtien de Troyes relu par Raoul de Houdenc dans Mraugis dePortlesguez

    1 Nombreux sont les qualificatifs qui dsignent Raoul de Houdenc, auteur du dbut duXIIIe sicle dun roman arthurien et dun rcit allgorique : pigone de Chrtien de Troyes,continuateur ou encore disciple du matre champenois. Comme bien dautres crivains de cettepriode, il existe en rfrence , voire dans lombre du matre de la matire arthurienne. Et defait, la lecture de sonMeraugis de Portlesguez, roman daventures du dbut du XIIIe sicle,entrane le lecteur sur le terrain connu des romans de Chrtien de Troyes, dont Raoul reprendbon nombre de situations et de motifs au sens dimages ou dactions inscrites dans la traditionlittraire arthurienne, que ce soit le tournoi initial dsignant le plus preux et la plus belle,lenamoratio, la qute en des lieux tranges et enchants, lenlvement de la dame ou lesretrouvailles finales des amants.

    2 Mais Raoul ne se limite pas retravailler les motifs mis lhonneur par Chrtien ; il modle

    la matire bretonne dans une indniable intention parodique. Entendons ici la parodie, noncomme la dnonciation subversive dune auctoritasque respectaient les auteurs mdivaux,mais plutt comme une habile contrefaon o sexprimente, sur le mode ludique, toutle talent de limitateur 1. Concernant les emprunts de Raoul envers Chrtien, doit-onparler dirrvrence, dun simple jeu librateur, ou dun vritable moteur de rajeunissementlittraire ? Nous tcherons de rpondre ces questions en voyant dabord comment Raoulde Houdenc dforme les motifs clbres du roman arthurien dans une indniable intentionparodique. Notre tude sattachera ensuite au personnage de Mraugis, jeune chevalier qui sedmarque singulirement de ses ans littraires par un comportement des plus burlesques.Enfin, nous verrons comment ces effets comiques permettent lauteur, au-del de laspectdivertissant, de prendre ses distances avec un modle arthurien trop exploit et de proposer

    une nouvelle vision du chevalier.Reprise ironique dun espace-cadre connu

    3 En premier lieu, observons le tournoi initial. Les deux futurs amants, Mraugis et Lidoine, serencontrent lors de joutes organises par la dame de Landemore, joutes qui doivent dsignerle chevalier le plus vaillant et la demoiselle la plus belle. On se souvient de lpisode similairedu dbut dErec, alors que le hros ponyme, hberg par le pre dEnide, coute celui-ci luiexpliquer les rgles du tournoi :

    [] devant trestote la gentIert sor une perche dargentUns espreviers molt biax assisOu de cinc mes ou de sis,

    Le meillor qan porra savoir.Quilesprevier voldra avoir,Avoir il covandra amieBele et saige sanz vilenie ;Sil i a chevalier si osQui vuelle le pris et le losDe la plus bele desresnier,Samie fera lesprevierDevant toz a la perche prandre,Sautres ne li ose desfandre.Iceste costume maintienent,Et por ce chascun an i vienent.2

    Raoul de Houdenc reprend ce motif et lintgre Meraugis. Mais les rgles quil donne autournoi de Lindesores, auquel se rendent Mraugis et Lidoine, diffrent sensiblement de cellesquavait choisies Chrtien de Troyes :

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    Qui lonor porra assentir`De vaintre le tornoiement,Si en portera quitementUn cisne qui el pin sera.E lors vos di quil baiseraLa pucele de Landemore,Qui nest mie laide ne more.Quant li cisnes sera donez,

    Maintenant ert uns cors sonezA la fontaine souz le pin.Sus une lance de sapinSera uns esperviers muez,Qui ja niert pris ne remuezDevant la que cele le pregneQui par vee lor apregneQuele soit plus bele que totes.Se la robe ert perciee as coutesPor tant que ce fust la plus bele,Ni avra il ja damoiseleQui ja lemporte se li non.Car il sera donez par nonA cele qui ert eslee

    Estre la plus bele a vee.Einsi fu lors li tornois pris.3(v. 134-157)

    On retrouve chez Raoul les mmes motifs que chez Chrtien : lpervier remettre la plusbelle dame, et llection du meilleur chevalier. De surcrot, il reprend en filigrane lpisodedouverture dErec, celui de la chasse au blanc cerf, dont le vainqueur gagnera le droitdembrasser la plus belle. Mais Raoul de Houdenc na repris ces lments que pour mieux lesdtourner. Laperche dargentdErecdevient chez Mraugisune lance de sapin; lamiebele et sage sanz vileniese substitue la pucele de Landemore, qui nest mie laide ne more;enfin, le fait de remettre un cisneau vainqueur est ambigu : le cygne est blanc dehors, maisnoir dedans, ce qui peut sous-entendre que celui qui remportera le tournoi ne sera peut-tre

    pas le plus mritant4Ce qui sera exactement le cas ! Raoul singnie dmonter le motif

    traditionnel du tournoi rituel par une ironie subtile, en laissant entendre la raillerie sous lalouange. On note aussi chezMeraugisla mention du cor sonez a la fontaine souz le pin; lafontaine est reprise dYvain, et le cor dErec. Mais chezErec, le cor est sonn pour annoncerla victoire finale du hros et la diffusion gnrale de lajoie. Or, chezMeraugis, on sonne lecor au dbut du roman, alors que les msaventures du hros qui na pas mme encore tprsent ne font que commencer.

    4 Raoul ne se contente pas de dtourner les motifs ; il agit de mme avec le schma narratif. la rgularit de la conjointuredErec, qui lissue du tournoi sacre le couple idal Erecle meilleur chevalier, Enide la plus belle dame qui remporte sans conteste lpervier , letournoi deMeraugisdivise le prix gagner, et par l mme sa valeur : le meilleur chevalierremporte un cygne et un baiser de la dame de Landemore, la plus belle dame un pervier.

    Ainsi, comme le souligne Michelle Szkilnik dans son introduction ldition deMeraugis:[] alors que chez Chrtien, la vaillance dun chevalier est proportionnelle la beaut de sonamie, ide qui est au fondement de lidologie courtoise, chez Raoul les deux prix sont spars etsanctionnent deux valeurs prsentes comme indpendantes.5

    La molt bele conjointuredErecse trouve ici fortement mise mal, tant dans les rgles dutournoi, qui sparent ce qui devrait tre conjoint, que dans le droulement mme de ce tournoi.Chez Chrtien, il est vident quErec est le meilleur jouteur prsent sur la lice :

    Molt feisoient de lui grant los,Petit, et grant, et gresle, et gros ;Tuit prisent sa chevalerieNi a chevalier qui ne die :

    Dex, quel vasal, soz ciel na tel. 6

    5 Chez Raoul, le vainqueur ne lest que par complaisance, et lauteur nen fait pas mystre :

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    Or vos ferai savoir par nonQui ot le cisne e le besier. Qui lot ? Caulas, uns chevaliersMout hardis darmes, lemporta.E il plus si acreanta,Non pas por ce quil ni estMellor de lui qui leslest,Mes la damoisele lamoit

    E il li tant quil en aloitPar tot aventures querant.Si lem porterent trestuit garantPor fere li son dit estable,Nele nest pas si covoitableQue nuls len vousist fere tort.Tuit se tindrent a son acortQuil ont sor li lentente mis. (v. 286-301)7

    Et Raoul de conclure que cette preuve emblmatique du roman arthurien est dcidment videde son sens :

    Mes ce fu par le gr damisQuil ot le cysne e le besier,

    Car qui vouzist reson cerchier,Mellor de lui trovast encor. (v. 302-305)8

    On aura aussi relev le commentaire peu charitable de lauteur quant la beaut de la damede Landemore,pas si covoitablequon ait voulu se battre pour avoir lhonneur de son baiser.Et que dire de cette malicieuse allusion en parlant de la robe de la dame encore inconnue qui sera dsigne comme la plus belle :

    [] Devant la que cele le pregneQui par vee lor apregneQuel soit la plus bele que totes.Se la robe ert perciee as coutesPor tant que ce fust la plus bele,Ni avra il ja damoisele

    Qui ja lemporte se li non. (v. 147-153)9

    Les familiers des romans arthuriens auront sans peine reconnu la mention de la robe usedEnide lors de sa premire apparition devant Erec, li chainses viez / Que as costez estoitperciez10. Raoul samuse ici prendre le contre-pied de Chrtien : alors quon devinerapidement que cest Lidoine qui va remporter le prix de la beaut, on ne peut que savourerlironie de ce parallle : la riche suzeraine dEscavalon ne va certes pas se prsenter au tournoiavec une robe troue !

    6 Lenamoratiodes hros de Houdenc est soumise au mme traitement ironique que le tournoi.LorsquErec et Enide se rencontrent, Chrtien de Troyes dcrit linstant avec concision etsobrit :

    Quant [Enide] le chevalier voit,Que onques mes ve navoit,Un petit arriere sestut :Por ce quele ne le quenut,Vergoigne en ot et si rogi.Erec dautre part sesbahiQuant an li si grant biaut vit.11

    Nul besoin dune longue description pour faire comprendre au lecteur le sentiment qui vient denatre, par ce seul change de regards, entre les deux jeunes gens. Lenamoratioest immdiate,spontane, et rciproque, ce qui la rend dautant plus mouvante.

    7 DansMeraugis, le schma amoureux initial rappelle plutt celui du Chevalier la Charrette:le jeune chevalier tombe perdument amoureux dune puissante suzeraine qui, dans les

    premiers temps, ne semble pas rpondre ses sentiments. Lenamoratio viendra aveclchange du premier baiser qui rvle la dame la vrit de son cur : elle aime Mraugis.

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    Mais cet instant intime est trait par lauteur sur un ton ironique qui remet en cause la traditionmliorative de lamour courtois. Lacte du baiser damour est dgrad par lexagrationcomique de ses prtendues vertus, exagration laquelle se livre complaisamment le narrateur :

    [] E savez qu[e Meraugis] i em portaE de quel mors il fu empliz ?Au mains fu il mout raemplizPar ce besier de touz les biens

    Si plesaument quil ni faut riensQue bons chevaliers doie avoir.Par cest besier poez savoirQuen itel proce illumineQue mout avroit aillors mecine.Mecine ? Certes, avroit mon !Len escoute poior sarmonMainte foiz. [] (v. 1144-55)12

    On aura relev les termes hyperboliques tels quel mors, mout, touz, si, il ni faut riens, itel,et aussi lauto-drision avec la mention du poior sarmon13 : Raoul se moque la fois desmtaphores courtoises excessives et du discours quil en fait, laissant entendre que le narrateurlui-mme ne croit pas ce quil raconte !

    8 Cest de Cligsque sinspire cette fois Raoul, prcisment de lenamoratiode Soredamoret Alexandre, parents du hros ponyme. Chrtien lui-mme dcrivait cette enamoratioavecun excs humoristique : dans un dialogue fictif entre le personnage et son moi, Amour estallgoris outrance, et des mtaphores files hyperboliques, hrites dOvide, senchanentinlassablement sur les thmes de la flche damour qui pntre par les yeux pour introduireun feu dvorant dans le cur de sa victime :

    [] qu[Amors] ma navr si fortQue jusquau cuer ma son dart traitMet ne la pas a lui retrait.Comant le ta donc trait el corsQuant la plaie ne pert de fors ?Ce me diras : savoir le vuel !

    Comant le ta il tret ? Par luel.Par luel ? Si ne le ta crev ?A luel ne ma il rien grev ;Mes au cuer me grieve formant. []De ce sai je bien reison randre :Li ialz na soin de rien antandreNe rien ne puet feire a nul fuer ;Mes cest li mereors au cuer,Et par ce mireor trespasse,Si quil ne blesce ne ne quasse,Le san don li cuers est espris.Donc est li cuers el vantre misAussi com la chandoile espriseEst dedanz la lenterne mise.Se la chandoile an departez,Ja nan istra nule clartez ;Mes tant con la chandoile dure,Ne est pas la lanterne oscure,Et la flame qui dedanz luist,Ne lanpire ne ne li nuist [] (v. 684-716)14

    La forme du dialogue est prsente galement chez Meraugis, mais entre le narrateur et unnarrataire virtuel, lequel relance leffet comique par des questions et commentaires faussementnafs. Lenamoratiodes parents de Cligs, dj prsente de manire ironique chez Chrtien,lest de manire subversive avec Raoul.

    9 Cependant, le baiser donn par Mraugis fait natre lamour en Lidoine, un amour total et

    irrpressible que Raoul de Houdenc nous rvle en utilisant contre-pied les mtaphoresovidiennes vues ci-dessus :

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    Lidoine vint trop doucementAu chevalier. Avint einsiQun poi damor de lui issiQui encontre Lidoine vint,Si qau point dou besier avintQuil li lana au cuer dedens,Nonques ne li feri as denzLamor quant ele i fu lancie. (v. 1166-73)15

    La mention des denz, incapables de stopper llan de passion, matrialise et dvalorisela naissance thre et la rciprocit parfaite du sentiment amoureux. Raoul poursuit encontinuant de filer la mtaphore. La naissance de la passion se rduit une plaisante pche la ligne o Mraugis est le pcheur, lamour lhameon, et le cur de Lidoine le poisson :

    Mes Dex, de qoi aaschieLamor qui dedenz aus vola ? Ne sai, mes ses cuers lengoulaAusi com li poissons fet laim. [] (v. 1174-77)16

    Le verbe engoularduit cette enamoratio la trivialit dun acte dingestion. Puis les rlessinversent : Mraugis devient son tour poisson, et les yeux de Lidoine le filet de pche quilattrape :

    [Lidoine] le feri des iex une foiz,E amor se fiert en la roiz. []Len voit au corsQue li oil peschent les amorsQue cest la roiz as amanz prendre.Par tant poez des iex apprendre,Que cest voirs. [] (v. 1193-1201)17

    Et le narrateur de conclure dun mme ton cette partie de pche amoureuse qui sest avre,pour Lidoine, bien fructueuse :

    [] Cele se cuidoitGarder, mes il tendi devant.

    Et que prist il ? Des amors tantQuns autres sen fest a mains.E lors quant ses batiax fu plainsLidoine sesmervelle []. (v. 1204-1209)18

    Il semble que Raoul connaisse le Trait de lamour courtoisde son contemporain Andr LeChapelain, qui utilise lui aussi la mtaphore du pcheur pour expliquer lenamoratio:

    [] celui qui aime est pris dans les chanes du dsir et il souhaite prendre lautre son hameon.De mme en effet que le pcheur adroit sefforce de ferrer les poissons grce ses appts et de lesprendre son hameon crochu, de mme celui qui est pris par lamour singnie attirer lautrepar des manuvres de sduction [].19

    Les jeux de mots sur amour, aimer (amor, amare) et hameon, crochet, pcher

    lhameon (hamus, hamare) sont frquents dans toute la littrature du Moyen ge20

    . Raoulreprend ce thme bien connu et le grossit outrance. Les situations familires aux lecteursdes romans arthuriens sont exagres, dplaces, dtournes de leur but traditionnel et prtent rire.

    10 Aprs avoir repris et bestourn21 les schmas narratifs connus, Raoul de Houdenc vamaintenant faire subir le mme traitement comique au hros masculin de son roman, Mraugisde Portlesguez.

    Un surprenant chevalier

    11 Descendant en droite ligne des plus grands personnages arthuriens leTristan en prosefaitde lui le fils du roi Marc , le jeune Mraugis apparat dans ce roman ponyme, premire

    vue, comme un hros traditionnel du monde arthurien. Chevalier mout alosez22(v. 320), cest

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    un bachelierqui va saguerrir de tournoi en tournoi, lexemple dYvain. Il est un combattantmrite, ainsi que Lidoine a pu le constater lors du tournoi initial donn Lindesores :

    E cele [Lidoine] sest contraus [Meraugis e Gorvain] levee,Qui bel lor rendi lors salus,Quel les ot le jor connez.Que ce furent li dui por voirAx cox doner e recevoirQui miex le firent en lestourE qui plus li plorent le jor. (v. 358-364)23

    Mraugis est aussi un chevalier parfaitement courtois: tomb amoureux de Lidoine en mmetemps que son compagnon Gorvain Cadruz, il a la finesse daimer la dame pour sa courtoisie,

    alors que Gorvain laime pour sa beaut24. Cette capacit distinguer et apprcier la vraievaleur de Lidoine lui permet dtre dsign comme son prtendant officiel, quelques tempsplus tard, la cour du roi Arthur.

    12 Cependant, lorsque Lidoine et Mraugis partent ensemble en qute de Gauvain disparu dela cour depuis un an , le comportement du chevalier va se rvler surprenant. L o lonattendait mesure et rflexion de la part dun jeune homme si parfaitement courtois, Mraugisva au contraire se livrer des actes plus quinattendus de mmoire de lecteur.

    13

    Une des preuves qui dvoilent le caractre immature du hros est celle de lcu, aucommencement de la qute pour retrouver Gauvain. Une vieille demande Mraugis de fairetomber un cu suspendu un arbre ; cela fait, elle rendra le cheval quelle vient de droberau nain charg de guider le hros. Tout chevalier expriment, ou du moins dot de prudence,se serait renseign sur les consquences de la chute dudit bouclier. Mais Mraugis, press debien faire, ne sembarrasse pas de questions :

    Lors seslesse e point descoeillie,Lescu abat e ou repaire [] (v.1495-96)25

    Or, en abattant lcu, Mraugis provoque les pleurs de deux demoiselles se trouvant proximit. Comprenant dinstinct quun grand malheur menace, Lidoine se met pleurer avecelles. Mraugis, en revanche, ne comprend rien ces larmes et saffole :

    Quant li chevaliers voit samieQui pleure, a poi quil nest desvez. Qest-ce, fet il, por qoi plorez ? E la pucele respondi : Sire, je plor car jai pitiDe cez dames qui tel doel fontE si sai bien queles le fontPor la piti de cel escu. [] (v. 1531-38)26

    La raction de Mraugis est alors bien nave : il pense corriger son erreur en remettant toutbonnement le bouclier en place :

    Comment, a il dont tel meffet ?Fet cil qui nul mal ni pensa.Nenil ! Nen plorent eles jaQue cest legier a amender Lors prent lescu, sel vet porterArriere la ou il pendoit. (v. 1541-46)27

    On remarque lintervention du narrateur et la formule priphrastique pour dsigner lechevalier : cil qui nul mal ni pensa. Cette formule est approprie pour dcrire le caractre deMraugis qui, effectivement, ne pense pas beaucoup lore de ses aventures, et se laissefacilement manipuler et berner. Aux sarcasmes dune troisime demoiselle, il rpond, contrit :

    [] Hui mes nen soi ge rien.Mes ge cuidai fere mout bien. (v. 1554-55)28

    Lemploi du verbe cuidai, croire tort , souligne le manque de rflexion du hros. Plein debonnes intentions, Mraugis est sans malice, mais pas sans raction. Les moqueries de cette

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    demoiselle, jointes aux pleurs incessants et aux refus dexplication des deux autres jeunesfilles, lchauffent brusquement, et il passe sa frustration sur le bouclier quil abat une secondefois :

    Li chevaliers fu corrouciez []Lescu qui au fresne pendoitReprent as mains, sel gete loig [] (v. 1596-1602)29

    14 Avant de conclure tel un enfant boudeur :

    Atant sassiet et dit : Par mame,Ge ne demant se guerre non [] (v. 1623-24)30

    Cette raction purile peut nous rappeler les aventures de Perceval, le premier nice inventpar Chrtien de Troyes. Mais Perceval avait t lev loin du monde des chevaliers et, sises ractions taient inappropries, elles taient comprhensibles et excusables. Mraugis,

    en revanche, chevalier mout alosez31, nest pas la hauteur de sa rputation : imprudent,emport, il accumule les maladresses sans discernement ni rflexion, donnant ses aventures

    une tonalit inattendue et comique, voire parodique32.15 Mraugis est un trs bon guerrier. Il ne craint aucun adversaire et remporte sans difficult tous

    ses duels. Pourtant, lorsque nous arrivons au milieu du roman, le narrateur le fait se sortir dune

    situation prilleuse dune faon plus quoriginale pour un chevalier arthurien.16 Toujours en qute de Gauvain, Mraugis et Lidoine sont parvenus la Cit sans Nom. L,

    Mraugis sembarque pour une le o lattend une preuve, tandis que son amie reste sur larive. Arriv sur lle, Mraugis doit affronter rituellement le chevalier gardien des lieux ; silparvient le vaincre, lle et le chteau lui reviendront, ainsi que la belle dame qui en est lamatresse. Raoul utilise ici le thme millnaire du combat masculin ayant pour rcompenseune femme, figure de souverainet, et la terre dont elle est lincarnation, toutes deux devantlgitimement revenir lhomme le plus fort. Ce motif tait dj celui exploit par Chrtien deTroyes pour Yvain ou Le Chevalier au Lion33. Mais l o les chevaliers de Chrtien saffrontentvaillamment pour conqurir les proies offertes leur convoitise, les chevaliers de Raoul ontune raction strictement inverse. En effet, le chevalier gardien de lle savre tre Gauvain.

    Loin dtre pris de la dame qui sest offerte lui, il la prsente comme une mante religieusequi le retient de force, comme lavait t avant lui le prcdent gardien des lieux :

    [] Une dame est, deci entorLa plus bele conques ves.Cele cit e cist pasEst touz siens, que jadis avintQuns chevaliers mout hardiz vintSa li. Si la requist damorsA euls commena en decorsQuele lama, si fu sespouse.[] Sele nel commandastE plus, que ja mes ne passastNus chevaliers parmi sa terre

    Qui ne venist a por conquerreLe pris contre son champion.[] Que ge ving aE li chevaliers commenaLa meslee mout aigrement [].E en la fin tant le sorpoiQue je locis, mes tel anuiEn oi que maugr mien, por luiAi cest chastelet gard.Einsi a ma dame esgardQue gi serai tant que plus fortMocie e que je serai morz.[] (v. 3097-3141)34

    Et loin de revendiquer avec force son rle de gardien-amant et de vouloir le conserver toutprix, le neveu dArthur ne montre que rsignation et dsespoir subir une fonction dont ilne veut pas :

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    [] Or esgarde donques einsi :Se tu me vains ou ge toci,Comment quil aut, cest li usages,Li uns en remaindra en gages [].Einsi par force te covientCombatre a moi. Ge ni voi plus []. (v. 3142-48)35

    Mme raction de la part de Mraugis : leprisoffert ne lintresse plus : De ce nai ge pas grant envie

    Dit Meraugis, je nen seraiChastelains, non ! Car je ne saiChastel qui tant face a har. [] (v. 3153-56)36

    Cessant soudain dtre le jeune irrflchi quil avait t jusque-l, Mraugis imagine alors unesolution ingnieuse afin que lui et Gauvain schappent de ce pige. Puisque la dame et sessujets sur la berge veulent un combat et une mise mort, Gauvain et lui vont faire semblantde saffronter ; Mraugis feindra dtre terrass, et Gauvain ira jusqu montrer bien haut sonheaumepor miex decevoir la gent(v. 3217)37. L o traditionnellement la force prime, ici, laruse simpose.

    17 Mais cest le stratagme de Mraugis pour quitter lle qui savre indit et franchementcomique : un bateau vient rgulirement approvisionner les insulaires, et naborde que sila dame elle-mme se montre sur la rive. Le narrateur souligne alors malicieusement lintense rflexion laquelle se livre son hros pour rsoudre le problme :

    Meraugis sapensa a point.E quant il ot pens, si fist. (v. 3297-98)38

    Mraugis va donc poursuivre sa mise en scne un stade trs suprieur : le chevalier se travestiten femme ! Pour souligner laspect parodique de cet pisode, une variante du manuscrit WBlintroduit par une apostrophe employe dans les rcits piques : Or escoutez si :

    [] Par foi, il pristTrestote la robe a la dame,E lors dou tot come une fameSe vest et lace e empopine.

    Plus acesmez qune popine,Descent aval de cest chastel,Sespee desoz son mantel. [] (v. 3299-3305)39

    18 Et le narrateur dinsister complaisamment sur laspect seyant de ces vtements fminins surle jeune et beau chevalier :

    [] Que vos diroie ? Au havre vintEinsi vestuz. Mout li avintCar il estoit bien fes et genz. (v. 3306-08)40

    Et cette ruse se rvle efficace ! Abuss par la gracieuse dame qui leur fait signe depuis la rive,les marins abordent sans mfiance. Soulignons ici une autre remarque savoureuse du narrateur,lorsque Mraugis, toujours dguis, saute dans le bateau, et que le poids de la dame manque

    le faire chavirer :[] E MeraugisQue devant ot son conseil prisSaut en la nef de plain esls.Si samble que totes les sDe la nef froissent e estendent. (v. 3316-20)41

    La premire partie du roman illustre un dcalage entre un chevalier naf et un monde extrieursans piti. Au milieu du roman o se situe laventure sur lIle sans Nom, ce schma sinverse :dsormais, cest Mraugis qui fera preuve dun esprit acr, nhsitant pas bouleverser lesconventions romanesques pour parvenir ses fins. Par ses initiatives inattendues, dcales etefficaces, le chevalier bestourne42limage traditionnelle du chevalier arthurien qui ne jure que

    par la force physique. La vision propose se fait burlesque , la reprsentation du personnageet son comportement prennent un aspect ridicule qui contraste avec les portraits canoniques

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    prvalant dans les romans antrieurs. Lauteur propose des solutions comiques nouvelles qui,en dmontant les schmas classiques, donnent une vision neuve de lhomme et du chevalier.

    Raoul de Houdenc et leffet comique

    19 Pourquoi Raoul choisit-il dadapter la matire arthurienne, mise lhonneur au sicleprcdent par Chrtien, avec une tonalit comique ?

    20 de nombreuses reprises, Raoul parodie Chrtien de Troyes, parodie dans le sens de jeu

    littraire de transformations de modles clbres et respects. Ses bestournementsdes schmaset personnages canoniques rvlent lingniosit, lengin43de lauteur face une auctoritas la fois honore et remise en question, et lui permettent de tracer son message et sa proprevoie littraire.

    21 Si lpisode de la Cit sans Nom a des rminiscences dYvain, il est aussi une rcriture

    subversive de la Joie de la Cour dErec44. Comparons les deux schmas : dans Erec,Mabonagrain est retenu prisonnier depuis sept ans dans un verger par son amie, qui il a promisde ne jamais sloigner moins dtre vaincu. Dans Mraugis, une dame sest retire avecson mari sur une le avec interdiction quiconque dy aborder, et obligation tout chevalierde passage dy tre conduit de force pour affronter son poux ; cest un combat mort, et levainqueur reste prisonnier de lle dans lattente dun adversaire qui prendra peut-tre sa place.

    Les deux schmas sont rgis par la toute-puissante coutume.22 Michelle Szkilnik note que ds lnonc des faits, Raoul laisse entendre une critique de la

    coutume et des pressions absurdes quelle fait peser sur les chevaliers. Cette mise en causede la coutume se discernait dj dans la faon dsinvolte dont Raoul avait repris lpisode de

    lpervier 45. En effet, si dans Erec, le hros ponyme met fin la coutume en surpassantMabonagrain, rpandant par cette victoire la Joie autour de lui, dansMraugis, Gauvain, qui atu lpoux de la dame, ne met pas un terme la coutume. Celle-ci est condamne se rpterindfiniment, au rythme des chevaliers qui auront la malchance de passer par la Cit sans Nom.Aucun bnfice ne peut tre retir de cette preuve rituelle qui semble exister davantage pouravilir les combattants que pour accrotre leur prestige. Lalternative propose est claire :

    [] Se tu me vains ou ge toci,

    Comment quil aut, cest li usages,Li uns en remaindra en gages []. (v. 3143-46)46

    Rduits au statut de gages, de monnaie dchange indiffrencie, les chevaliers en perdent leuridentit. Ainsi Gauvain, soleil de la chevalerie , est devenu mlancolique et suicidaire :

    [] Ci a male vie,Mout aim ma mort. Se ge pooieSauver ton47cors, ge mocirroieTot orendroit sanz plus atendre. [] (v. 3185-88)48

    Le mme schma se met en place dans un pisode ultrieur, avec une carole magique qui happeMraugis et lui fait perdre la mmoire, ne laissant vivre en lui que le dsir irrpressible de

    danser

    49

    . Lancelot subit le mme enchantement dans leLancelot en prose

    50

    . Toutefois, Lancelotmet fin la magie de la parole, alors que Mraugis ne sen chappe que par accident, quandun autre chevalier vient prendre sa place. nouveau, les chevaliers ne sont que des objetsinterchangeables destins faire perdurer un toposnarratif.

    23 Cette rcriture de la Joie dErecest aussi pour Raoul loccasion de reprendre un pisode de laQueste del Saint Graal, pisode rsolument mystique : celui du chteau des Pucelles. Galaad,leBon chevalier, se prsente pour abolir la mauvaise coutumequi rgit ce lieu : Ce est li

    chastiaus maleoiz [] len i fet honte a toz cels qui i trespassent. 51Ayant vaincu les septfrres gardiens des lieux, Galaad libre les jeunes filles qui y taient retenues. Commentepar lermite, laventure prend un sens religieux : les jeunes filles reprsentent les bonnes mesretenues en enfer et dlivres par le Christ, les sept frres sont les sept pch s capitaux. Pourles lecteurs qui connaissent la Queste, on ne peut que savourer linversion laquelle se livreRaoul, en faisant du chteau des Pucelles une le domine par une femme castratrice qui exercetout son pouvoir sur des chevaliers soumis. Outre linversion comique des sexes des acteurs, on

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    relve la comparaison hautement subversive de Galaad Mraugis, du saint chevalier avatardu Christ au jeune homme rus qui se travestit en femme pour se sortir daffaire !

    24 En refusant dabolir les mauvaises coutumes qui parsment le monde arthurien, Mraugis sedmarque de ses prdcesseurs littraires. Si ce comportement inattendu amuse le lecteur,il rvle galement une facette nouvelle du chevalier : celui dun tre qui agit en tantquindividu qui poursuit une qute personnelle, l o ses ans taient engags au servicede la communaut. Les mauvaises coutumes que croise Mraugis ne font pas partie de ses

    priorits qui sont de retrouver Gauvain, puis Lidoine ; cest pourquoi il ne sattarde pas les combattre. Rdig dans le premier tiers du XIIIe sicle,Meraugis de Portlesguezmet enavant une figure dhomme nouveau en accord avec son temps : cest en effet lpoque olindividu commence se distinguer du collectif et o ltre humain commence aspirer une reconnaissance personnelle, ides nouvelles encourages par la puissance montante de labourgeoisie et des valeurs croissantes de largent et de lenrichissement personnel. Mraugisnest pas au service de la Table Ronde, il ne combat pas pour Arthur ni pour sa communaut ; ilest sans roi, sans lignage, sans terre. Ses seuls points dancrage sont son ami Gorvain au dbutdu roman, son amie Lidoine par la suite, deux tres quil a choisis et quil place avant le servicedu collectif. Une des raisons de son comportement irrflchi et dsinvolte se trouve dans cetlan individualiste qui le pousse ne se proccuper que de ses propres intrts, rejetant le

    modle du chevalier au service de lautre mis lhonneur au sicle prcdent dans les romansde Chrtien. Mraugis ne sert que lui-mme.

    25 Au XIIIesicle, le roman arthurien en vers spuise. La matire arthurienne, surexploite depuisun sicle, cherche se renouveler en explorant de nouvelles directions, que ce soit dans laviolence extrme Ltre prilleux52, en dtruisant littralement les chevaliers fondateurspour leur donner une nouvelle vie littraire, ou en plaant ces mmes chevaliers dans dessituations indites, comiques, voire burlesques Les Merveilles de Rigomer53. Cette mmematire arthurienne abandonnera bientt le genre versifi pour trouver un lan nouveau avecles grands cycles des romans en prose, centrs autour de limage mystique du Graal.

    26 Dans lintervalle, Raoul de Houdenc cre des configurations nouvelles, en faisant clater lesschmas connus pour mieux les reconstruire sur le mode ironique et comique. Cependant,

    son talent pour faire du neuf avec du vieux ne se limite pas une recherche parodiqueet esthtique : il ancre son roman dans les proccupations de son temps en faisant de sonchevalier un homme qui cherche exister par et pour lui-mme, et non comme maillonindiffrenci dune communaut. Laspect comique des aventures de Mraugis prend ainsi unsens nouveau : celui dune qute qui, individuelle chez Chrtien de Troyes, se fait, un sicleplus tard, individualiste chez Raoul de Houdenc.

    Notes

    1 Citation dElisabeth Gaucher, avant-propos deLa Tentation du parodique dans la littrature mdivale,Cahiers de recherches mdivales, n 15, Champion, Paris, 2008.

    2 Chrtien de Troyes,Erec et Enide, Paris, Champion : Les Classiques franais du Moyen ge, 1981,v. 565-580 : Devant toute lassistance, / il y aura sur une perche dargent / un pervier assis fort

    joliment, / de cinq mues ou de six, / le meilleur qui se puisse trouver. / celui qui voudra obtenirlpervier, / il lui faudra avoir une amie / belle et sage, sans vilenie. / Sil se trouve chevalier assez hardi /pour oser revendiquer pour son amie / le prix et lhonneur de la plus belle, / il fera prendre lpervier /par elle sur la perche aux yeux de tous, / moins que quelquun nait laudace de le lui dfendre. / Pourmaintenir cette coutume, / tous sont chaque anne au rendez-vous. (Traduction tire de Chrtien deTroyes,Erec et Enide, Paris, Lettres Gothiques, 1992, p. 69).

    3 Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, roman arthurien du XIIIe sicle, publi daprs lemanuscrit de la Bibliothque du Vatican, dition bilingue, publication, traduction, prsentation et notespar Michelle Szkilnik, Paris, Champion Classiques, 2004 : Celui qui aurait lhonneur de remporterle tournoi gagnerait sans contestation un cygne qui serait juch sur un pin. Puis, je vous laffirme, ilembrasserait la jeune fille de Landemore qui ntait ni laide ni noiraude. Le cygne dcern, on sonneraitaussitt dun cor prs de la fontaine sous le pin. Sur une pique de sapin serait perch un pervier dj

    mu. Personne ne le prendrait ni ne le dplacerait avant que ne sen saisisse la jeune fille qui, aux yeuxdu public, serait la plus belle de toutes. Pourvu quelle ft la plus belle, elle pourrait mme porter une

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    robe troue aux coudes, aucune autre demoiselle quelle nemporterait loiseau, car il reviendrait sansconteste celle qui serait clairement dsigne comme la plus belle. Ainsi furent tablies les conditionsdu tournoi. (Traduction de Michle Szkilnik, dition cite).

    4 On retrouve ce motif du cisne, oiseau ambigu, dans le roman contemporain La Queste del SaintGraal: Li cisnes est blans par defors et noirs par dedenz, ce est li ypocrites, qui est jaunes e pales, esemble bien, a ce qui defors en apert, que ce soit serjanz Jhesuchrist ; mes il est par dedenz si noirs e sihorribles dordures et de pechiez quil engigne trop malement le monde , p. 185-86, Honor ChampionClassiques, publi par Albert Pauphilet, Paris, 2003.

    5 P. 25 de ldition deMraugis.6Erec et Enide, op. cit., v. 1245-1249 : Tous le comblaient dloges, / grands et petits, menus et gros./Tous admirent ses qualits chevaleresques. Pas un chevalier qui ne dise : / Mon Dieu, quel vassal !Sous le ciel, il na pas son gal.

    7 prsent je vais bien sr vous dire qui emporta la cygne et le baiser. Qui ? Cest Caulas, unvaleureux chevalier, qui lemporta et qui accepta ce prix avec le plus dempressement. Il y avait certesdes chevaliers meilleurs que lui, bien choisir, mais la demoiselle laimait et lui aimait tant la demoiselleque pour elle il allait partout en qute daventures. Tout le monde se porta garant de sa valeur afin deconfirmer linclination dclare de la dame. Celle-ci du reste ntait pas si dsirable quon voult ladisputer Caulas. Tous se rangrent lavis de la dame.

    8 Mais cest grce la complaisance de ses amis quil emporta le cygne et le baiser car en toute justice,on aurait trouv meilleur que lui .

    9 Personne ne le prendrait ni ne le dplacerait avant que ne sen saisisse la jeune fille qui, aux yeux dupublic, serait la plus belle de toutes. Pourvu quelle ft la plus belle, elle pourrait mme porter une robetroue aux coudes, aucune autre demoiselle quelle nemporterait loiseau [] .

    10Erec et Enide, op. cit., v. 407-08 : Une vieille chemise perce aux coudes .

    11Ibid., v. 443-449 : Quand Enide vit le chevalier, / quelle navait encore jamais vu, / elle se tint unpeu en retrait : / ne le connaissant pas, / elle manifesta de la timidit et rougit. / Quant Erec, il fut toutbloui / par le spectacle dune si grande beaut.

    12 [] Et savez-vous ce quil en retira et de quelles vertus il se trouva pntr ? Au bas mot, de lamanire la plus agrable, ce baiser le dota de toutes les qualits requises chez un bon chevalier. Vous ledevinez, un baiser capable de rehausser ainsi lclat de la valeur chevaleresque pourrait avoir dautresvertus mdicinales ! Des vertus mdicinales ? Eh oui, bien sr ! On entend souvent de plus sotsdiscours [].

    13Plus sots discours.

    14 Chrtien de Troyes, Cligs, Les Classiques Franais du Moyen ge, Champion, Paris, 1982 : []Amour ma si profondment bless quil ma tir sa flche en plein cur et il ne la pas encore retire.Comment te la-t-il donc fiche dans le corps quand on ne voit aucune plaie au-dehors ? Tu me lediras, je veux le savoir ! Par o te la-t-il tire ? Par lil. Par lil ? Et il ne te la pas crev ? lil il ne ma fait aucun mal, mais cest au cur que jai trs mal. [] Cest facile expliquer.Lil ne cherche pas comprendre, et il est incapable de faire quoi que ce soit ; mais cest le miroirdu cur, et par ce miroir passe, sans labmer ni le briser, le feu qui brle le cur. Le cur nest-il pasdans la poitrine comme la chandelle allume quon met dans la lanterne ? Si vous enlevez la chandelle,aucune clart nen sortira ; mais tant que la chandelle dure, la lanterne nest pas obscure et la flammeluit travers sans labmer ni lui causer de dommage. (Cligs, de Chrtien de Troyes, traduction deMichel Rousse, Garnier Flammarion, Paris, 2006).

    15 Lidoine sapprocha doucement du chevalier. Or un peu damour schappa de lui et reflua versLidoine, de sorte quau moment du baiser Mraugis le lui lana au fond du cur. Les dents ne parvinrentpas arrter llan delamour. 16 Mais, par Dieu, avec quoi tait appt lamour qui se ficha en eux ? Je ne sais pas, mais lecur de Lidoine lavala comme le poisson avale lhameon.

    17 [] Lidoine lui jeta un regard. Lamour tomba dans le filet. [] On voit que dans le corps ce sontles yeux qui pchent lamour. Cest le filet aux amoureux. Voil ce que vous pouvez apprendre sur lesyeux, cest la vrit [].

    18 Lidoine se croyait en scurit, mais son cur tendit ses filets. Et quattrapa-t-il ? Une telle quantitdamour quun autrese serait satisfait de moins. Et quand sa barque fut pleine, Lidoine [fut] stupfaite[].

    19 Andr Le Chapelain, Trait de lamour courtois, Introduction, traduction et notes par Claude Buridant,Klincksieck, Paris, 1974, p. 49-50.

    20 Dj Isidore de Sville dans ses tymologiesfaisait driver ami de hamus, signifiant alors lien

    daffection : les amis tiennent donc leur nom de hamusparce quils sont attachs lun lautre (Isidore

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    de Sville, tymologies, X, L, 5, texte tabli, trad. et annot par Jean-Yves Guillaumin et Pierre Monat,Traduction de :Etymologiarum, Besanon : Presses universitaires de Franche-Comt, 2004).

    21 Invers .

    22 Chevalier trs renomm .

    23 [Lidoine] se leva pour recevoir [Mraugis et Gorvain] et leur rendit gracieusement leur salut. Toutau long de la journe, elle les avait distingus car en vrit, ctaient les deux chevaliers qui staientle mieux illustrs durant la bataille, tant pour assner les coups que pour les parer. Aussi les avait-elleregards avec une complaisance particulire.

    24 Les auteurs du dbut du XIIIe sicle sont nombreux sinterroger sur lopposition entre semblanceetsenefiance, notamment dansLa Queste del Saint Graal, op. cit.

    25 Il slana alors et chargeant toute vitesse, fit tomber le bouclier.

    26 Quand le chevalier vit son amie pleurer, il en perdit presque la tte. Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Pourquoi pleurez-vous ? Seigneur, rpondit la jeune fille, je pleure par compassion pour ces damesqui se dsolent si profondment. Et je sais bien quelles le font par contrarit pour le bouclier. []

    27 Quoi ? Est-ce si terrible ? reprit Mraugis qui ne voyait l nul mal. Mais non ! Quelles cessentde pleurer, ce nest pasdifficile rparer. Il prit alors le bouclier et le rapporta l o il tait accroch.

    28 [] Je ne savais pas de quoi il retournait. Je croyais bien faire.

    29 Le chevalier fut agac []. Il saisit le bouclier qui pendait aux branches du frne, le jeta au loin[].

    30 Il sassit et ajouta : Ma foi, tout ce que je veux, cest la bataille []. 31 Chevalier trs renomm .

    32 Aux p. 17-18 de son introduction deMraugis de Portlesguez, Michelle Szkilnik rappelle un pisodesimilaire ayant lieu dans leLancelot en prose: Pour satisfaire les exigences dune vieille qui maltraitaitun nain, Yvain abat un cu blanc got a noir, pendu prs des pavillons, la grande dtresse de douzedemoiselles. [] Malheureusement, lexprience dYvain nest daucun secours Mraugis qui semontre encore plus maladroit que son modle. Yvain, lui, ne jetait pas deux foislcu terre ! ,Lanceloten prose,d. A. Micha, t. 4, Genve, Droz, 1979, p. 264-327.

    33 Vainqueur dEscanor, gardien de la fontaine magique, Yvain prend sa place et pouse sa veuve,Laudine de Landuc. (Yvain ou Le Chevalier au lion, Champion, Paris, 1997, v. 800 et sq.)

    34 [] Il y a l une dame, la plus belle que tu aies jamais vue. Cette ville et cette contre luiappartiennent. Jadis, un chevalier trs vaillant vint la voir et la pressa de lpouser. Au bout du compte,elle tomba amoureuse de lui et lpousa. [] Et en plus, elle commanda que tout chevalier qui passait parsa terre soit amen ici pour se mesurer son champion. [] Je passai dans lle et le chevalier engageaun rude combat contre moi []. Et finalement je fus plus fort que lui et le tuai. Mais les consquences enfurent malheureuses car je suis devenu sa place et contre mon gr le gardien de ce chteau. Ma damea dcid que jy resterai jusqu ma mort : jusqu ce quun chevalier plus fort que moi me tue. []

    35 Considre donc lalternative : ou tu me vaincs ou je te tue. Quoi quil advienne, cest la coutume,lun de nous restera en otage jusqu larrive de plus fort que lui. [] Par consquent tu es forc de tebattre contre moi. Je ne vois pas dautre issue. []

    36 Cela ne me tente gure, rpliqua Mraugis, je nen serai jamais le matre, non ! Car je ne connaispas de chteau plus dtestable. []

    37 Pour mieux tromper les gens .

    38 Aprs avoir rflchi mrement la situation, Mraugis passa laction.

    39 [] Eh bien, il prit tous les vtements de la dame, puis il shabilla, se laa et se pomponna exactementcomme une femme. Mieux attife quune poupe, il descendit du chteau, lpe dissimule sous sonmanteau. []

    40 [] Que vousdirai-je ? Il alla au port ainsi vtu. Sa tenue lui allait trs bien, car il tait gracieuxet beau.

    41 [] Mraugis qui avait arrt son plan auparavant, sauta sur le bateau de tout son poids, faisantgrincer et craquer de manire inquitante toutes les planches du navire.

    42 inverse .

    43 Lingniosit .

    44Erec et Enide, op. cit., v. 5371 et sq.

    45 Michelle Szkilnik, Mraugis et la Joie de la Cit , La Tentation du parodique dans la littraturemdivale, sous la direction dElisabeth Gaucher, Cahiers de Recherches Mdivales, n 15, Champion,Paris, 2008, note 10p.116.

    46 Ou tu me vaincs ou je te tue. Quoi quil advienne, cest la coutume, lun de nous restera en otagejusqu larrive de plus fort que lui [].

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    47 Il s'agit du corps de Mraugis.

    48 [] Quel malheur ! Jattends la mort avec impatience. Si je pouvais te sauver, je me tuerais aussittsans plus attendre [].

    49Mraugis, v. 3623 et sq.

    50Lancelot en prose, t. 4, d. Alexandre Micha, Genve, Droz, 1979, p. 234-35.

    51La Queste del saint Graal, d. Albert Pauphilet, Paris, Champion, rd. 1978, p. 47.

    52L'tre prilleux, roman de la Table ronde, d. par Brian Woledge, Paris : H. Champion, 1936.

    53Les Merveilles de Rigomer, Saggi su romanzo del XIII secolo :Jaufr, Merveilles de Rigomer, Joufroide Poitiers, Wistasse le Moine, Sir Orfeo, Lai du Trot,/ Margherita Lecco, Alessandria, Ed. dell'Orso,2003.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Carine Giovnal, Faire du neuf avec du vieux ,Arts et Savoirs[En ligne], 3 | 2013, mis en lignele 15 fvrier 2012, consult le 20 juin 2016. URL : http://aes.revues.org/385

    propos de lauteur

    Carine Giovnal

    Universit dAix-en-Provence

    Droits dauteur

    Centre de recherche LISAA (Littratures SAvoirs et Arts)

    Entres dindex

    Mots-cls :comique, ironie, Troyes (Chrtien de), effet comique