Advis Pour Dresser Une Bibliothèque

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Advis pour dresser une bibliothèque Naudé, Gabriel Publication: 1627 Catégorie(s): Non-Fiction, Sciences humaines, Langages & Disciplines, Bibliothèque & Science de l'information, Adminis- tration & Gestion Source: http://www.ebooksgratuits.com 1

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LIVRE FRANCAISE

Transcript of Advis Pour Dresser Une Bibliothèque

  • Advis pour dresser une bibliothqueNaud, Gabriel

    Publication: 1627Catgorie(s): Non-Fiction, Sciences humaines, Langages &Disciplines, Bibliothque & Science de l'information, Adminis-tration & GestionSource: http://www.ebooksgratuits.com

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  • A Propos Naud:Gabriel Naud (n le 2 fvrier 1600 Paris et mort le 10

    juillet 1653 Abbeville) est un bibliothcaire franais, un lettret libertin rudit, un thoricien de la raison d'Etat.

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  • Certes, il me semble que c'est apporter peu de jugement auchoix et la cognoissance des livres, que de negliger tous cesautheurs qui devroient estre tant plus recherchez que plus ils

    sont rares.

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  • Advis

    Advis pour dresser une bibliotheque. Present monseigneurle president de Mesme.

    Je croy, monseigneur, qu'il ne vous semblera point hors deraison, que je donne le titre et la qualit de chose inoye cediscours, lequel je vous presente avec autant d'affection quevostre bienveillance et le service que je vous dois m'obligent :puis qu'il est vray qu'entre le nombre presque infini de ceuxqui ont jusques aujourd'huy mis la main la plume, aucun n'estencore venu ma connoissance sur l'advis duquel on se puisseregler au choix des livres, au moyen de les recouvrer, et ladisposition qu'il faut leur donner pour les faire paroistre avecprofit et honneur dans une belle et somptueuse bibliotheque.

    Car encore bien que nous ayons le conseil que donna JeanBaptiste Cardone evesque de Tortose pour dresser et entrete-nir la royale bibliotheque de Lescurial, si est-ce toutesfois qu'ila si legerement pass sur ce sujet, que si on ne le compte pournul, au moins ne doit-il point retarder le bon dessein de ceuxqui veulent bien entreprendre d'en donner quelque plusgrande lumiere et esclaircissement aux autres, sous esperanceque s'ils ne rencontrent mieux, la difficult de l'entreprise neles rendra pas moins qu'iceluy excusables, et affranchis detoute sorte de blasme et de calomnie. Aussi est-il vray qu'iln'appartient pas un chacun de bien rencontrer en cette ma-tiere, et que la peine et la difficult qu'il y a de s'acquerir unecognoissance superficielle de tous les arts et sciences, de sedelivrer de la servitude et esclavage de certaines opinions quinous font regler et parler de toutes choses nostre fantaisie,et de juger propos et sans passion du merite et de la qualitdes autheurs, sont des difficultez plus que suffisantes pournous persuader qu'il est vray d'un bibliothecaire ce que JusteLipse disoit elegamment et fort propos de deux autres sortesde personnes, ().

    Et si je prends la hardiesse, m. De vous presenter ces me-moires et instructions, ce n'est pas que j'aye si bonne estimede mon jugement, que de le vouloir interposer en cette affairequi est si difficile, ou que la philautie me chatoille jusques ce poinct qu'elle me face reconnoistre en moy ce qui ne setrouve que rarement s autres : mais l'affection que j'ay de

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  • faire chose qui vous soit agreable, est la seule cause quim'excite joindre les sentimens communs de beaucoup de per-sonnes savantes et verses en la connoissance des livres, etles moyens divers pratiquez par les plus fameux bibliothe-caires, ce que le peu d'industrie et d'experience que j'ay mepourra fournir pour vous representer en ct advis les precepteset moyens sur lesquels il est propos de se regler afin d'avoirun heureux succez de cette belle et genereuse entreprise. C'estpourquoy, m. apres vous avoir tres-humblement requisd'attriber plustost ce long discours la candeur et sinceritde mon affection, que non pas quelque presomption de m'enpouvoir plus dignement acquitter qu'un autre ; je vous diray li-brement que si vous n'avez dessein d'esgaler la bibliothequevaticane ou l'ambrosienne du cardinal Borromme, vous avezde quoy mettre vostre esprit en repos, vous satisfaire etcontenter d'avoir une telle quantit de livres, et si bien choisis,que demeurant hors de ces termes elle est plus que suffisantenon seulement de servir vostre contentement particulier, et la curiosit de vos amis ; mais aussi de se conserver le nomd'une des meilleures et mieux fournies bibliotheques deFrance ; puis que vous avez tous les principaux s facultezprincipales, et un tres-grand nombre d'autres qui peuvent ser-vir aux diverses rencontres des sujets particuliers et non com-muns. Mais si vous ambitionnez de faire esclatter vostre nompar celuy de vostre bibliotheque, et de joindre ce moyen ceuxque vous pratiquez en toutes les occasions par l'eloquence devos discours, solidit de vostre jugement, et l'esclat des plusbelles charges et magistratures que vous avez si heureusementexerces, pour donner un lustre perdurable vostre memoire,et vous asseurer pendant vostre vie de pouvoir facilement vousdesvelopper des divers replis et roulemens des siecles, pourvivre et dominer dans le souvenir des hommes ; il est besoind'augmenter et de perfectionner tous les jours ce que vousavez si bien commenc, et donner insensiblement un tel et siavantageux progrez vostre bibliotheque, qu'elle soit aussibien que vostre esprit sans pair, sans esgale, et autant belle,parfaite et accomplie qu'il se peut faire par l'industrie de ceuxqui ne font jamais rien sans quelque manque ou defaut, adeonihil est ab omni parte beatum.

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  • Chapitre 1On doit estre curieux de dresser des bibliotheques, etpourquoy.

    Or d'autant, m. que toute la difficult de ce dessein consiste ce que le pouvant executer avec facilit, vous jugiez qu'il soit propos de l'entreprendre ; il est necessaire auparavant quede venir aux preceptes qui peuvent servir cette execution, devous deduire et expliquer les raisons qui doivent vraysembla-blement vous persuader qu'elle est vostre advantage, et quevous ne la devez en aucune faon negliger. Car pour ne pointnous esloigner de la nature de cette entreprise, le sens com-mun nous dicte que c'est une chose tout fait loable, gene-reuse et digne d'un courage qui ne respire que l'immortalit,de tirer de l'oubly, conserver et redresser comme un autrePompe toutes ces images, non des corps, mais des esprits detant de galands hommes qui n'ont espargn ny leur temps nyleurs veilles pour nous laisser les plus vifs traicts de ce qui es-toit le plus excellent en eux. Aussi est-ce une pratique la-quelle Pline Le Jeune, qui n'estoit pas des moins ambitieuxd'entre les romains, semble nous vouloir particulierement en-courager par ces beaux mots du cinquiesme de ses epistres,().

    Joint que cette recherche curieuse et non triviale et com-mune peut legitimement passer pour un de ces bons presagesdesquels parle Cardan au chapitre de signis eximiae potentiae,parce qu'estant extraordinaire, difficile et de grande despence,il ne se peut faire autrement qu'elle ne donne sujet un cha-cun de parler en bons termes et quasi avec admiration de celuyqui la pratique, (). Et la verit si nous ne trouvons point es-trange que Demetrius ait fait monstre et parade de ses instru-mens de guerre et machines vastes et prodigieuses, AlexandreLe Grand de sa faon de camper, les roys d'Egypte de leurs py-ramides, voire mesme Salomon de son temple, et les autres de

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  • choses semblables ; d'autant que Tybere remarque fort biendans Tacite, () combien d'estime devons-nous faire de ceuxqui n'ont point recherch ces inventions superflus et inutilespour la pluspart, croyans et jugeans bien qu'il n'y avoit aucunmoyen plus honneste et asseur pour s'acquerir une grande re-nomme parmy les peuples, que de dresser de belles et magni-fiques bibliotheques, pour puis apres les voer et consacrer l'usage du public ? Aussi est-il vray que cette entreprise n'a ja-mais tromp ny deceu ceux qui l'ont bien sceu mesnager, etqu'elle a tousjours est juge de telle consequence, que nonseulement les particuliers l'ont fait ressir leur avantage,comme Richard De Bury. Bessarion, Vincent Pinelli, Sirlette,vostre grand pere messire Henry De Mesme de tres-heureusememoire, le chevalier anglois Bodlevi, feu m. Le president DeThou, et un grand nombre d'autres, mais que les plus ambi-tieux mesmes ont tousjours voulu se servir d'icelle pour cou-ronner et perfectionner toutes leurs belles actions, comme l'onfait de la clef qui ferme la voulte et sert de lustre etd'ornement tout le reste de l'edifice. Et ne veux pointd'autres preuves et tesmoins de mon dire que ces grands roysd'Egypte et de Pergame, ce Xerces, cet Auguste, Luculle, Char-lemagne, Alphonse D'Arragon, Matthieu Corvin, et ce grandroy Franois Premier, qui ont tous affectionn et recherchparticulierement (entre le nombre presque infini de beaucoupde monarques et potentats qui ont aussi pratiqu cette ruse etstratageme) d'amasser grand nombre de livres, et faire dresserdes bibliotheques tres-curieuses et bien fournies : non pointqu'ils manquassent d'autres sujets de loange et recommanda-tion, s'en estant assez acquis dans les triomphes de leursgrandes et signales victoires ; mais parce qu'ils n'ignoroientpas que les personnes (), ne doivent rien negliger de ce quiles peut facilement eslever au supreme et souverain degrd'estime et de reputation. Et de plus si on demandoit Se-neque quelles doivent estre les actions de ces forts et puissansgenies qui semblent n'estre mis au monde que pour operer desmiracles, il respondroit infailliblement, (). C'est pourquoy, m.Il semble estre propos, puis que vous dominez et tenez ledessus en toutes les actions signales, que vous ne demeuriezjamais dans la mediocrit es choses bonne et loable ; et puisque vous n'avez rien de bas et de commun, que vous

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  • encherissiez aussi pardessus tous les autres l'honneur et la re-putation d'avoir une bibliotheque la plus parfaite et la mieuxfournie et entretenu qui soit de vostre temps.

    Finalement si ces raisons n'ont assez de pouvoir pour vousdisposer cette entreprise, je me persuade au moins que cellede vostre contentement particulier sera seule assez capable etpuissante pour vous y faire resoudre : car s'il est possibled'avoir en ce monde quelque souverain bien, quelque felicitparfaite et accomplie, je croy certainement qu'il n'y en a pointqui soit plus desirer que l'entretien et le divertissement fruc-tueux et agreable que peut recevoir d'une telle bibliotheque unhomme docte, et qui n'est point tant curieux d'avoir des livres,(), puis qu'il se peut bon droit nommer au moyen d'icellecosmopolite ou habitant de tout le monde, qu'il peut tout sa-voir, tout voir, et ne rien ignorer, bref puis qu'il est maistre ab-solu de ce contentement, qu'il le peut mesnager sa fantaisie,le prendre quand il veut, le quitter quand il luy plaist,l'entretenir tant que bon luy semble, et que sans contredit,sans travail et sans peine il se peut instruire, et connoistre lesparticularitez plus precises de tout ce qui est, qui fut, et quipeut estre en terre, en mer, au plus cach des cieux.

    Je diray donc pour le resultat de ces raisons, et de beaucoupd'autres, qu'il vous est plus facile de concevoir qu' nul autrede les exprimer, que je ne pretends point par icelles vous enga-ger une despence superflu et grandement extraordinaire,n'estant point de l'opinion de ceux qui croyent que l'or etl'argent sont les principaux nerfs d'une bibliotheque, et qui sepersuadent (n'estimans les livres qu'au prix qu'ils ont coustque l'on ne peut rien avoir de bon s'il n'est bien cher. Combienque ce ne soit pas aussi mon intention de vous persuader quece grand amas se puisse faire sans frais ny bourse deslier, sa-chant bien que le dire de Plaute est aussi veritable en cette oc-casion qu'en beaucoup d'autres. () : mais bien de vous fairevoir par ce present discours, qu'il y a une infinit d'autresmoyens desquels on se peut servir avec beaucoup plus de faci-lit et moins de despence pour parvenir et toucher finalementau but que je vous propose.

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  • Chapitre 2La faon de s'instruire et savoir comme il faut dresser unebibliotheque.

    Or entre iceux, m. j'estime qu'il n'y en a point de plus utile etnecessaire que de se bien instruire auparavant que de rien ad-vancer en cette entreprise, de l'ordre et de la methode qu'ilfaut precisment garder pour en venir bout. Ce qui se peutfaire par deux moyens assez faciles et asseurez : le premierdesquels est de prendre l'advis et conseil de ceux qui nous lepeuvent donner, concerter et animer de vive voix, soit qu'ils lepuissent faire, ou pour estre personnes de lettres, bon sens etjugement, qui par ce moyen sont en possession de parler pro-pos et bien discourir et raisonner sur toutes choses : ou bienparce qu'ils poursuivent la mesme entreprise avec estime et re-putation d'y mieux rencontrer et d'y proceder avec plusd'industrie, de precaution et de jugement, que ne font pas lesautres, tels que sont aujourd'huy Messieurs De Fontenay, Hal,Du Puis, Riber, Des Cordes, et Moreau, l'exemple desquels onne peut manquer de suivre ; puis que suivant le dire de PlineLe Jeune. () : et que pour ce qui est de vostre particulier, ladiversit de leur proced vous pourra tousjours fournirquelque nouvelle addresse et lumiere qui ne sera, peut estre,pas inutile au progrez et l'avancement de vostre biblio-theque, par la recherche des bons livres, et de ce qui est leplus curieux dans chacune des leurs.

    Le second est de consulter et recueillir soigneusement le peude preceptes qui se peuvent tirer des livres de quelques aut-heurs qui ont escrit legerement et quasi par maniere d'acquitsur cette matiere, comme par exemple, du conseil de BaptisteCardone, du philobiblion de Richard De Bury, de la vie deVincent Pinelli, du livre de Possevin de cultura ingeniorum, deceluy que Lipse a fait sur les bibliotheques, et de toutes les di-verses tables, indices et catalogues : et se regler aussi sur les

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  • plus grandes et renommes bibliotheques que l'on ait jamaisdresses, veu que si l'on veut suivre l'advis et le precepte deCardan, (). En suitte dequoy il ne faut point obmettre et ne-gliger de faire transcrire tous les catalogues, non seulementdes grandes et renommes bibliotheques, soit qu'elles soientvieilles ou modernes, publiques ou particulieres, et en la pos-session des nostres ou des estrangers : mais aussi des estudeset cabinets, qui pour n'estre cognus ny hantez demeurent ense-velis dans un perpetuel silence. Ce qui ne semblera point es-trange et nouveau si on considere quatre ou cinq raisons prin-cipales qui m'ont fait avancer cette proposition. La premieredesquelles est qu'on ne peut rien faire l'imitation des autresbibliotheques si l'on ne sait par le moyen des catalogues quien sont dressez ce qu'elles contiennent : la seconde, parcequ'ils nous peuvent instruire des livres, du lieu, du temps et dela forme de leur impression : la troisiesme, d'autant qu'un es-prit genereux et bien nay doit avoir le desir et l'ambitiond'assembler, comme en un blot tout ce que les autres pos-sedent en particulier, ut quae divis a beatos efficiunt, in se mix-ta fluant : la quatriesme, parce que c'est faire plaisir et service un amy quand on ne luy peut fournir le livre duquel il est enpeine, de luy monstrer et designer au vray le lieu o il en pour-roit trouver quelque copie, comme l'on peut faire facilementpar le moyen de ces catalogues : finalement cause que nousne pouvons pas par nostre seule industrie savoir et connoistreles qualitez d'un si grand nombre de livres qu'il est besoind'avoir ; il n'est pas hors de propos de suivre le jugement desplus versez et entendus en cette matiere, et d'inferer en cettesorte. Puis que ces livres ont est recueillis et achetez par telset tels, il y a bien de l'apparence qu'ils meritent de l'estre, pourquelque circonstance qui nous est incognu. Et en effect jepuis dire avec verit, que pendant l'espace de deux ou trois ansque j'ay eu l'honneur de me rencontrer avec Monsieur De Fchez les libraires, je luy ay veu souvent acheter de si vieuxlivres et si mal couverts et imprimez, qu'ils me faisoient sous-rire et esmerveiller tout ensemble, jusques ce que prenant lapeine de me dire le sujet et les circonstances pour lesquelles illes achetoit, ses causes et raisons me sembloient si perti-nentes, que je ne seray jamais diverti de croire qu'il est plusvers en la cognoissance des livres, et qu'il en parle avec plus

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  • d'experience et de jugement qu'homme qui soit non seulementen France, mais en tout le reste du monde.

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  • Chapitre 3La quantit de livres qu'il y faut mettre.

    Cette difficult premiere estant ainsi deduite et explique,celle qui la doit suivre et costoyer de plus prs nous oblige rechercher s'il est propos de faire un grand amas de livres, etrendre une bibliotheque celebre, sinon par la qualit, au moinspar la nompareille et prodigieuse quantit de ses volumes. Caril est vray que c'est l'opinion de beaucoup, que les livres sontsemblables aux loix et sentences des jurisconsultes, lesquelles(), et qu'il appartient celuy l seul de discourir propos surquelque poinct de doctrine qui s'est le moins occup la di-verse lecture de ceux qui en ont escrit. Et en effect il sembleque ces beaux preceptes et advertissemens moraux de Se-neque, (), et plusieurs autres semblables qu'il nous donne encinq ou six endroits de ses oeuvres puissent aucunement favo-riser et fortifier cette opinion par l'auctorit de ce grand per-sonnage. Mais si nous la voulons renverser entierement pourestablir la nostre, comme plus probable, il ne faut que se fon-der sur la difference qu'il y a entre le travail d'un particulier etl'ambition de celuy qui veut paroistre par le moyen de sa bi-bliotheque, ou entre celuy qui ne veut satisfaire qu' soymesme, et celuy qui ne cherche qu' contenter et obliger le pu-blic. Car il est certain que toutes ces raisons precedentes nebutent qu' l'instruction de ceux qui veulent judicieusement etavec ordre et methode faire quelque progrez en la facultqu'ils suivent, ou plustost la condamnation de ceux quitranchent des savans et contrefont les capables, encoresqu'ils ne voyent non plus ce grand amas de livres qu'ils ont fait,que les bossus (ausquels le Roy Alphonse avoit coustume de lescomparer) cette grosse masse qu'ils portent derriere eux. Cequi est bon droict blasm par Seneque s lieux alleguez cy-dessus, et plus ouvertement encore quand il dit, () ? Comme

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  • aussi par cet epigramme qu'Ausone avec beaucoup de grace etnafvet address ad philomusum, ().

    Mais vous, m. Qui estes en reputation de plus savoir quel'on ne vous a peu enseigner, et qui vous privez de toute sortede contentement pour jouyr et vous plonger tout fait dans ce-luy que vous prenez courtiser les bons autheurs, c'est vousproprement qui il appartient d'avoir une bibliotheque desplus augustes et des plus amples qui ait jamais est celle finqu'il ne soit dit l'advenir qu'il n'a tenu qu'au peu de soin quevous aurez eu de donner cette piece au public et vousmesme, que toutes les actions de vostre vie n'ayent surpassles faits heroques de tous les plus grands personnages. C'estpourquoy j'estimeray tousjours qu'il est tres propos de re-cueillir pour cet effect toutes sortes de livres, (sous quelquesprecautions neantmoins que je deduiray cy-apres) puis qu'unebibliotheque dresse pour l'usage du public doit estre univer-selle, et qu'elle ne peut pas estre telle si elle ne contient tousles principaux autheurs qui ont escrit sur la grande diversitdes sujets particuliers, et principalement sur tous les arts etsciences, desquels si on vient considerer le grand nombredans le panepistemon d'Ange Politian, ou dans un autre cata-logue fort exact qui en a est dress depuis peu ; je ne fay au-cun doute qu'on ne juge par la grande quantit de livres qui serencontre ordinairement dans les bibliotheques sur dix oudouze d'icelles, du plus grand nombre qu'il en faudroit avoirpour contenter la curiosit des lecteurs sur toutes les autres.D'o je ne m'estonne point si Ptolome roy d'Egypte avoitamass pour cet effet non cent mil volumes, comme veut Ce-drenus, non quatre cens mille, comme dit Seneque, non cinqcens mille, comme l'asseure Josephe, mais sept cens mille,comme tesmoignent et demeurent d'accord Aulugelle, AmmianMarcellin, Sabellic, et Volaterran : ou si Eumenes fils d'Attalusen avoit recueilly deux cens mille, Constantin six vingts mille,Samonique precepteur de l'empereur Gordian Le Jeunesoixante et deux mille, Epaphroditus simple grammairientrente mille ; et si Richard De Bury, M De Thou, et le chevalierBodlevi en ont fait si bonne provision, que le seul catalogue dechacune de leurs bibliotheques peut faire un juste volume.

    Aussi faut-il confesser qu'il n'y a rien qui rende une biblio-theque plus recommandable que lors qu'un chacun y trouve ce

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  • qu'il cherche, ne l'ayant peu trouver ailleurs, estant necessairede poser pour maxime, qu'il n'y a livre tant soit-il mauvais oudescri qui ne soit recherch de quelqu'un avec le temps,parce que suivant le dire du pote satyrique, ().

    Et de plus il faut encore croire que tout homme qui re-cherche un livre le juge bon, et le jugeant tel sans le pouvoirtrouver, est contraint de l'estimer curieux et grandement rare,de sorte, que venant en fin le rencontrer en quelque biblio-theque, il se persuade facilement que le maistre d'icelle le co-gnoissoit aussi bien que luy, et l'avoit achet pour les mesmesintentions qui l'excitoient le rechercher, et en suitte de ceconoit une estime nompareille et du maistre et de la biblio-theque, laquelle venant puis apres estre publie, il ne fautque peu de rencontres semblables, jointe la commune opi-nion du vulgaire, (), pour satisfaire et recompenser unhomme qui a tant soit peu l'honneur et la gloire en recommen-dation de tous ses frais et de toute sa peine. Et de plus si onveut entrer en consideration des temps, des lieux, et des inven-tions nouvelles, personne de jugement ne peut douter qu'il nenous soit maintenant plus facile d'avoir des milliers de livresqu'il n'estoit aux anciens d'en avoir des centaines, et que parconsequent ce nous seroit une honte et un reproche eternel sinous leur estions inferieurs en ce point, o ils peuvent estresurmontez avec tant d'avantage et de facilit. Finalementcomme la qualit des livres augmente de beaucoup l'estimed'une bibliotheque envers ceux qui ont le moyen et le loisir dela reconnoistre, aussi faut-il advoer que la seule quantitd'iceux la met en lustre et en credit, tant envers les estrangerset passans, que beaucoup d'autres qui n'ont pas le temps ny lacommodit de la fueilleter aussi curieusement en particulier,comme il leur est facile de juger promptement par le grandnombre de ses volumes qu'il y en doit avoir une infinit debons, signalez et remarquables. Toutesfois pour ne laissercette quantit infinie ne l'a definissant point, et aussi pour nejetter les curieux hors d'esperance de pouvoir accomplir et ve-nir bout de cette belle entreprise, il me semble qu'il est propos de faire comme les medecins, qui ordonnent la quantitdes drogues suivant la qualit d'icelles, et de dire que l'on nepeut manquer de recueillir tous ceux qui auront les qualitez etconditions requises pour estre mis dans une bibliotheque. Ce

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  • que pour connoistre il se faut servir de plusieurs diorismes etprecautions, qui peuvent estre beaucoup plus facilement prati-ques la rencontre des occasions par ceux qui ont unegrande routine des livres, et qui jugent sainement et sans pas-sion de toutes choses, que deduites et couches par escrit, veuqu'elles sont presque infinies, et que pour le confesser inge-nument quelqu'unes d'icelles combattent les opinions com-munes, et tiennent du paradoxe.

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  • Chapitre 4De quelle qualit et condition ils doivent estre.

    Je diray neantmoins pour ne point obmettre ce qui nous doitservir de guide et de phanal en cette recherche, que la pre-miere regle que l'on y doit observer est de fournir premiere-ment une bibliotheque de tous les premiers et principaux aut-heurs vieux et modernes, choisis des meilleures editions, encorps ou en parcelles, et accompagnez de leurs plus doctes etmeilleurs interpretes et commentateurs qui se trouvent enchaque facult, sans oublier celles qui sont le moins com-munes, et par consequent plus curieuses, comme par exempledes diverses bibles, des peres et des conciles, pour le gros dela theologie, de Lyra, Hugo, Tostat, Salmeron, pour la positive ;de Sainct Thomas, Occham, Durand, Pierre Lombart, Henry deGand Alexandre de Ales, Gilles de Rome, Albert Le Grand, Au-reolus, Burle, Capreolus, Major, Vasquez, Suarez, pour lascholastique ; des cours civil et canon ; Balde, Barthole, Cujas,Alciat, Du Moulin, pour le droict ; d'Hipocrate, Galien, PaulEginete, Oribase, Aece, Traillian, Avicenne, Avenzoar ; Fernel,pour la medecine, Ptolome, Firmicus, Haly, Cardan, Stofler,Gauric, Junctin, pour l'astrologie ; Halhazen, Vitellio, Baccon,Aguillonius, pour l'optique ; Diophante, Boece, Jordan, Tarta-glia, Siliseus, Luc De Burgo, Villefranche, pour l'arithmetique ;Artemidore, Apomazar, Synesius, Cardon, pour les songes : etainsi de tous les autres qu'il seroit trop long et ennuyeux despecifier et nommer precisment.

    Secondement d'y mettre tous les vieux et nouveaux autheursdignes de consideration, en leur propre langue et en l'idiomeduquel ils se sont servis, les bibles et rabias en hebrieu, lesperes en grec et en latin, Avicenne en arabe, Bocace, Dante,Petrarque, en italien ; et aussi leurs meilleures versions la-tines, franoises, ou telles qu'on les pourra trouver : ce dernierpour l'usage de plusieurs qui n'ont pas la cognoissance des

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  • langues estrangeres, et le premier d'autant qu'il est bien pro-pos d'avoir les sources d'o tant de ruisseaux coulent en leurpropre nature sans art ny desguisement, et que de plus cer-taine efficace et richesse de conceptions se rencontred'ordinaire en iceux qui ne peut retenir et conserver son lustreque dans sa propre langue, comme les peintures en leur proprejour : pour ne rien dire de la necessit que l'on en peut avoir la verification des textes et passages qui sont ordinairementcontroversez ou revoquez en doute.

    Tiercement, ceux qui ont le mieux traict les parties dequelque science ou facult telle qu'elle soit, comme Bellarminles controverses, Tolete et Navarre les cas de conscience, Ve-sale l'anatomie, Mathiole l'histoire des plantes, Gesner et Al-droandus celle des animaux, Rondelet et Salvianus celles despoissons, Vicomercat les meteores, etc.

    En quatriesme lieu, tous ceux qui ont mieux comment ou ex-pliqu quelque autheur ou livre particulier, comme Pererius lagenese, Villalpandus Ezechiel, Maldonat les evangiles, Monlo-rius et Zabarella les analytiques, Scaliger l'histoire des plantesde Theophraste, Proclus et Marsile Ficin le Platon, Alexandreet Themistius l'Aristote, Flurance Rivault l'Archimede, Theonet Campanus l'Euclide, Cardan Ptolome : ce qui se doit obser-ver en toutes sortes de livres et traictez vieux ou modernes quiauront rencontr des interpretes et commentateurs.

    Puis apres tous ceux qui ont escrit et fait des livres et traic-tez sur quelque sujet particulier, soit qu'il concerne l'espece oul'individu, comme Sanchez qui a traict amplement de matri-monio, de Sainctes et Du Perron de l'eucharistie, Gilbert del'aimant, Majer de volucri arborea, Scortia, Vendelinus, Nuga-rola, du Nil : ce qui se doit entendre de toutes sortes de traic-tez particuliers en matiere de droict, theologie, histoire, mede-cine, ou quelque autre que ce puisse estre, avec cette discre-tion neantmoins que celle qui approche le plus de la professionque l'on suit soit prefere aux autres.

    En suitte tous ceux qui ont escrit le plus heureusementcontre quelque science, ou qui se sont opposez avec plus dedoctrine et d'animosit (sans toutesfois rien innover ou chan-ger des principes) aux livres de quelques autheurs des plus ce-lebres et renommez. C'est pourquoy on ne doit pas negligerSextus Empiricus, Sanchez, et Agrippa, qui ont fait profession

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  • de renverser toutes les sciences, Pic De La Mirande qui a sidoctement refut les astrologues, Eugubinus qui a foudroyl'impiet des salmones et irreligieux, Morisotus qui a renversl'abus des chymistes, Scaliger qui a si bien rencontr contreCardan qu'il est aujourd'huy plus suivy en quelques endroitsd'Allemagne qu'Aristote, Casaubon qui a bien os attaquer lesannales de ce grand cardinal Baronius, argentier qui a pris Ga-lien tasche, Thomas Eraste qui a pertinemment refut Para-celse, charpentier qui s'est vigoureusement oppos Ramus ;et finalement tous ceux qui se sont exercez en pareille escrime,et qui sont tellement enchaisnez les uns avec les autres, qu'il yauroit autant de faute les lire separment, comme juger etentendre une partie sans l'autre, ou un contraire sans celuy quiluy est oppos.

    Il ne faut aussi obmettre tous ceux qui ont innov ou changquelque chose s sciences, car c'est proprement flatterl'esclavage et la foiblesse, de nostre esprit, que de couvrir lepeu de connoissance que nous avons de ces autheurs sous lemespris qu'il en faut faire, cause qu'ils se sont opposez auxanciens, et qu'ils ont doctement examin ce que les autresavoient coustume de recevoir comme par tradition : c'est pour-quoy veu que depuis peu plus de trente ou quarante autheursde nom se sont declarez contre Aristote, que Coopernic, Kepleret Galilaeus ont tout chang l'astronomie ; Paracelse, Severinle danois, du Chesne et Crollius la medecine ; et que plusieursautres ont introduit de nouveaux principes, et basty sur iceuxdes ratiocinations estranges, inouys et non jamais preveus ;je dis que tous ces autheurs sont tres-necessaires dans une bi-bliotheque, puis que suivant le dire commun, () et que pourn'en demeurer cette raison si foible, il est certain que la co-gnoissance de ces livres est tellement utile et fructueuse ce-luy qui sait faire reflexion et tirer profit de tout ce qu'il voit,qu'elle luy fournit une milliace d'ouvertures et de nouvellesconceptions, lesquelles estans receus dans un esprit docile,universel et desgag de tous interests, (), elles le font parler propos de toutes choses, luy ostent l'admiration, qui est levray signe de nostre foiblesse, et le faonnent raisonner surtout ce qui se presente, avec beaucoup plus de jugement, pre-voyance et resolution, que ne fait pas le commun des autrespersonnes de lettres et de merite.

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  • On doit pareillement avoir cette consideration au choix deslivres, de regarder s'ils sont les premiers qui ayent est compo-sez sur la matiere de laquelle ils traictent, parce qu'il est de ladoctrine des hommes comme de l'eau, qui n'est jamais plusbelle, plus claire et plus nette qu' sa source, toute l'inventionvenant des premiers, et l'imitation avec les redites des autres :comme l'on voit par effet que Reuchlin qui a le premier escritde la langue hebraque et de la cabale, Bude de la grecque etdes monnoyes, Bodin de la republique, Cocles de la physiogno-mie, Pierre Lombart et S Thomas de la theologie scholastique,ont mieux rencontr que beaucoup d'autres qui se sont meslezd'en escrire depuis eux.

    De plus il faut aussi prendre garde si les matieres qu'ilstraictent sont triviales ou peu communes, curieuses ou negli-ges, espineuses ou faciles, d'autant que l'on peut bien appli-quer aux livres curieux et nouveaux, ce que l'on dit de toutesles choses non vulgaires, ().

    Sous l'adveu doncques de ce precepte on doit ouvrir les bi-bliotheques, et recevoir en icelles ceux l, premierement quiont escrit sur des matieres peu cognus, et qui n'avoient esttraictes auparavant sinon par fragments et bastons rompus,comme Licetus qui a escrit de spontaneo viventium ortu, de lu-cernis antiquorum, Tagliacotius de la faon de refaire les nezcoupez, Libavius et Goclin de l'onguent magnetique.

    Secondement tous les curieux et non vulgaires, comme sontles livres de Cardan, Pomponace, Brunus, et tous ceux quitraictent de la caballe, mmoire artificielle, art de Lulle, pierrephilosophale, divinations, et autres matieres semblables : carencore bien que la plus-part d'icelles n'enseignent rien que deschoses vaines et inutiles, et que je les tienne pour des pierresd'achopement tous ceux qui s'y amusent ; si est-ce neant-moins que pour avoir de quoy contenter les foibles esprits aus-si bien que les forts, et satisfaire au moins ceux qui lesveulent voir pour les refuter, il faut recueillir ceux qui entraictent, deussent-ils estre parmy les autres livres d'une bi-bliotheque, comme les serpens et viperes entre les autres ani-maux, comme l'ivroye dans le bon bled, comme les espinesentre les roses ; et ce l'exemple du monde o ces choses in-utiles et dangereuses accomplissent le chef-d'oeuvre et la fa-brique de sa composition.

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  • Cette maxime nous doit faire passer une autre de pareilleconsequence, qui est de ne point negliger toutes les oeuvresdes principaux heresiarques ou fauteurs de religions nouvelleset differentes de la nostre plus commune et revere, commeplus juste et veritable. Car il y a bien de l'apparence, puis queles premiers d'iceux (pour ne parler que des nouveaux) ont es-t choisis et tirez d'entre les plus doctes personnages du siecleprecedent, qui par je ne say qu'elle fantaisie et trop grandamour de la nouveaut quittoient, leur froc et la banniere del'eglise romaine pour s'enroller sous celle de Luther et Calvin,et que ceux d'aujourd'huy ne sont admis l'exercice de leurministere qu'apres un long et rude examen sur les troislangues de la saincte escriture, et les principaux poincts de laphilosophie et theologie : il y a bien de l'apparence, dy-je,qu'except les passages controversez ils peuvent quelque foisbien rencontrer sur les autres, comme en beaucoup de traictezindifferents sur lesquels ils travaillent souvent avec beaucoupd'industrie et de felicit.

    C'est pourquoy puis qu'il est necessaire que nos docteurs lestrouvent en quelques lieux pour les refuter, que M. De T n'apoint fait difficult de les recueillir, que les anciens peres etdocteurs les avoient chez eux, que beaucoup de religieux lesgardent en leurs bibliotheques, qu'on ne fait point scrupuled'avoir un thalmud ou un alcoran qui vomissent mille blas-phemes contre Jesus-Christ et nostre religion, beaucoup plusdangereux que ceux des heretiques, que Dieu nous permet detirer profit de nos ennemis, suivant ce qui est dit par le psal-miste, (), qu'ils ne peuvent estre prejudiciables qu' ceux quiestans destituez d'une bonne conduitte se laissent emporter aupremier vent qui souffle, et s'ombragent de chenevotes ; etpour conclure en un mot, puis que l'intention qui determinetoutes nos actions au bien ou mal n'est point vicieuse ny caute-rise ; je croy qu'il n'y a point d'extravagances ou de dangerd'avoir dans une bibliotheque (sous la caution neantmoinsd'une licence et permission prise de qui il appartiendra) toutesles oeuvres des plus doctes et fameux heretiques, tels qu'ontest Luther, Melancthon, Pomeran, Bucer, Calvin, Beze, Da-neau, Gaultier, Hospinian, Par, Bulenger, Marlorat, Chemni-tius, Bernard Occhim, Pierre martyr, Illiricus, Osiander,

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  • Musculus, les centuriateurs, Du Jong, Mornay, Du Moulin,voire mesmes plusieurs autres de moindre consequence, ().

    Il faut pareillement tenir pour maxime, que tous les corps etassemblages des divers autheurs qui ont escrit sur un mesmesujet, tels que sont le thalmud, les conciles, la bibliotheque desperes, (), tous ceux qui contiennent de semblables recueils,doivent necessairement estre mis dans les bibliotheques :d'autant qu'ils nous sauvent en premier lieu la peine de recher-cher une infinit de livres grandement rares et curieux ; secon-dement parce qu'ils font place beaucoup d'autres, et sou-lagent une bibliotheque ; tiercement parce qu'ils nous ra-massent en un volume et commodment ce qu'il nous faudroitchercher avec beaucoup de peine en plusieurs lieux ; et finale-ment pource qu'ils tirent apres eux une grande espargne, es-tant certain qu'il ne faut pas tant de testons pour les acheter,qu'il faudroit d'escus si on vouloit avoir separment tous ceuxqu'ils contiennent. Je tiens encore pour un precepte autant ne-cessaire que les precedents, qu'il faut trier et choisir d'entre legrand nombre de ceux qui ont escrit et escrivent journelle-ment, ceux qui paroissent comme un aigle dans les nues, oucomme un astre brillant et lumineux parmy les tenebres,j'entends ces esprits qui ne sont pas du commun, (), et des-quels on se peut servir comme de maistres tres-parfaicts en lacognoissance de toutes choses, et de leurs oeuvres commed'une pepiniere de toute sorte de suffisance, pour enrichir unebibliotheque non seulement de tous leurs livres, mais mesmede leurs moindres fragments, papiers descousus, et mots quileur eschappent. Car tout ainsi que ce seroit mal employer lelieu et l'argent que de vouloir ramasser toutes les oeuvres, etje ne say quels fatras de certains autheurs vulgaires et mes-prisez : aussi seroit-ce une inexcusable ceux qui font profes-sion d'avoir tous les meilleurs livres, d'en negliger aucun, parexemple d'Erasme, Chiaconus, Onuphre, Turnebe, Lipse, Gene-brard, Antonius Augustinus, Casaubon, Saumaise, Bodin, Car-dan, Patrice, Scaliger, Mercurial, et autres, les oeuvres des-quels il faut prendre yeux clos et sans aucun choix, le reser-vant pour ne point nous tromper s livres rampans de ces aut-heurs qui sont beaucoup plus rudes et grossiers : d'autant quetout ainsi que l'on ne peut trop avoir de ce qui est bon et choisi l'eslite, de mesme aussi ne sauroit-on avoir trop peu de ce

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  • qui est mauvais, et de quoy l'on ne doit esperer aucune utilitou profit manifeste.

    Il ne faut aussi oublier toutes sortes de lieux communs, dic-tionaires, meslanges, diverses leons, recueils de sentences, ettelles autres sortes de repertoires, parce que c'est autant dechemin fait et de matiere prepare pour ceux qui ontl'industrie d'en user avec advantage, estant certain qu'il y en abeaucoup qui font merveille de parler et d'escrire sans qu'ilsayent guere veu d'autres volumes que ces mentionns ; d'ovient que l'on dit communment que le calepin, qui se prendpour toutes sortes de dictionaires, est le gaignepain des re-gens, et quand je diray de beaucoup d'entre les plus fameuxpersonnages, ce ne sera pas sans raison, puis qu'un des pluscelebres entre les derniers en avoit plus d'une cinquantaine oil estudioit perpetuellement, et que le mesme ayant trouv unmot difficile l'ouverture du livre des equivoques, comme il luyfut present, il eut incontinent recours l'un de ces dictio-naires, et transcrivit d'iceluy plus d'une page d'escriture sur lamarge dudit livre, et ce en presence de l'un de mes amis et dessiens, auquel il ne se peut garder de dire que ceux qui ver-roient cette remarque croiroient facilement qu'il auroit estplus de deux jours la faire, combien qu'il n'eust eu que lapeine de la descrire. Et pour moy je tiens ces collections gran-dement utiles et necessaires, eu esgard que la briefvet denostre vie et la multitude des choses qu'il faut aujourd'huy sa-voir pour estre mis au rang des hommes doctes ne nous per-mettent pas de pouvoir tout faire de nous mesme : joint quen'estant permis un chacun ny en tous siecles de pouvoir tra-vailler ses propres frais et despens, et sans rien emprunterd'autruy, quel mal y a-il si ceux qui ont l'industrie d'imiter lanature et de tellement diversifier et approprier leur sujet cequ'ils tirent des autres, (), empruntent de ceux qui semblentn'estre faicts que pour prester, et puisent dans les reservoirs etmagasins destinez cet effet, puis que nous voyons d'ordinaireque les peintres et les architectes font des ouvrages excellenset admirables par le moyen des couleurs et materiaux que lesautres leur broyent et leur preparent.

    Finalement il faut pratiquer en cette occasion l'aphorismed'Hipocrate, qui nous advertit de donner quelque chose autemps, au lieu et la coustume, c'est dire, que certaine sorte

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  • de livres ayant quelque fois le bruit et la vogue en un pays quine l'a pas en d'autres, et au siecle present qui ne l'avoit pas aupass, il est bien propos de faire plus grande provisiond'iceux que non pas des autres, ou au moins d'en avoir unetelle quantit, qu'elle puisse tesmoigner que l'on s'accommodeau temps, et que l'on n'est pas ignorant de la mode et del'inclination des hommes. Et de l vient que l'on trouve ordinai-rement dans les bibliotheques de Rome, Naples et Florancebeaucoup de positive, dans celles de Milan et Pavie beaucoupde jurisprudence, dans celles d'Espagne et les vieilles de Cam-brige et Oxfort en Angleterre beaucoup de scholastiques, etdans celles de France beaucoup d'histoires et controverses. Pa-reille diversit s'estant fait aussi remarquer en la suitte dessiecles, raison de la vogue qu'ont eu consecutivement la phi-losophie de Platon, celle d'Aristote, la scholastique, les langueset la controverse, qui ont toutes chacunes leur tour dominen divers temps, comme nous voyons que l'estude des moraleset politiques occupe maintenant la plus-part des meilleurs etplus forts esprits de celuy-cy, pendant que les plus foibless'amusent apres les fictions et romans, desquels je ne dirayrien autre chose, sinon ce qui fut dit autrefois par Symmaquede semblables narrations, ().

    Ces preceptes et maximes communes estans si amplementexpliques, il ne reste plus pour accomplir ce titre de la qualitdes livres, que d'en proposer deux ou trois autres, lesquellesseront indubitablement receus comme extravagantes et tres-propres heurter l'opinion commune et invetere dans les es-prits de beaucoup, qui n'estiment les autheurs que par lenombre ou la grosseur de leurs volumes, et ne jugent de leurmerite et valeur que par ce qui a coustume de nous faire mes-priser toutes les autres choses, savoir leur grande vieillesse etcaducit, semblables en cela au vieillard d'Horace, lequel nousest represent dans ses oeuvres, () : la nature de ces espritsdominez estant pour l'ordinaire si esprise et amoureuse de cesimages et pieces antiques, qu'ils ne voudroient pas regarder debien loing quelque livre que se puisse estre si son autheur n'estbeaucoup plus vieil que la mere d'Evandre, ou que les ayeulsde Carpentra, ny croire que le temps puisse estre bien employ la lecture des modernes, parce que suivant leur dire ils nesont que des rapsodeurs, copistes ou plagiaires, et

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  • n'approchent en rien de l'esloquence, de la doctrine et desbelles conceptions des anciens, ausquels pour cette cause ils setiennent aussi fermement attachez comme le poulpe fait laroche, sans se partir en aucune faon de leurs livres ou de leurdoctrine, qu'ils n'estiment jamais comprendre qu'apres l'avoirremasche tout le temps de leur vie : d'o ce n'est point choseextraordinaire si au bout du compte et apres avoir bien su ettravaill ils ressemblent cet ignorant Marcellus qui se vantoitpar tout d'avoir leu huict fois Thucidide, ou ce Nonnus du-quel parle Suidas qui avoit leu dix fois tout son Demosthene,sans avoir jamais sceu plaider ou discourir de chose quel-conque. Et vray dire il n'y a rien si propre faire devenir unhomme pedant et l'esloigner du sens commun, que de mespri-ser tous les autheurs modernes, pour courtiser seulementquelques-uns des anciens, comme s'ils estoient seuls paisiblesgardiens des plus grandes faveurs que peut esperer l'esprit del'homme, ou que la nature, jalouse de l'honneur et du credit deses fils aisnez, eust voulu pousser sa puissance jusques l'extremit pour les combler de ses graces et liberalitez nostre prejudice : certes je ne croy pas qu'autres que ces mes-sieurs les antiquaires se puissent arrester telles opinions, ouse repaistre de telles fables, veu que tant de nouvelles inven-tions, tant de nouveaux dogmes et principes, tant de change-mens divers et inopinez, tant de livres doctes, de fameux per-sonnages, de nouvelles conceptions, et finalement tant de mer-veilles que nous voyons tous les jours naistre, tesmoignent as-sez que les esprits sont plus forts, polis et deliez qu'ils nefurent jamais, et que l'on peut dire et jourd'huy avec toute as-seurance et verit, ().

    D'o l'on peut inferer que ce seroit une grande faute celuyqui fait profession d'assembler une bibliotheque, de ne pointmettre en icelle Piccolomini, Zabarelle, Achillin, Niphus, Pom-ponace, Licetus, Cremonin, aupres des vieux interpretesd'Aristote, Alciat, Tiraqueau, Cuias, Du Moulin, aupres le codeet le digeste ; la somme d'Alexandre De Ales et de Henry DeGandavo, aupres de celle de S Thomas ; Clavius, Maurolic etViette, aupres d'Euclide et Archimede ; Montagne, Charon, Ve-rulam, aupres de Seneque et Plutarque Fernel, Sylvius, Fusth,Cardan, aupres de Galien et d'Avicenne ; Erasme, Casaubon,Scaliger, Saumaise, aupres de Varron ; Commines, Guicciardin,

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  • Sleidan, aupres de Tite-Live et Corneille Tacite, l'Arioste, Tas-so, Du Bertas, aupres Homere et Virgile, et ainsi consecutive-ment de tous les modernes plus fameux et renommez : veu quesi le capricieux Boccalini avoit entrepris de les balancer avecles anciens, peut-estre en trouveroit-il beaucoup de plusfoibles, et fort peu qui les surpassent.

    La seconde maxime, qui ne semblera, peut-estre, moins tenirdu paradoxe que cette premiere, est directement contrel'opinion de ceux qui n'estiment les livres qu'au prix et lagrosseur, et qui sont bien aises et se croyent bien honorezd'avoir un Tostat dans leurs bibliotheques, parce qu'il y a qua-torze volumes, ou un Salmeron, parce qu'il y en a huict, negli-geans de recueillir et ramasser une infinit de petits livretsparmy lesquels il s'en trouve souvent de si bien faicts et docte-ment composez, qu'il y a plus de profit et de contentement les lire, que non pas beaucoup d'autres de ces rudes et pe-santes masses indigestes et mal polies, au moins pour la plus-part ; le dire de Seneque estant tres-veritable, (), ne pouvantestre appliqu ces livres monstrueux et gigantins : comme eneffet il est presque impossible que l'esprit demeure tousjourstendu ces grands labeurs, et que le ramas et la grande confu-sion des choses que l'on veut dire n'estouffent la fantaisie etn'embroillent trop la raciocination ; o au contraire ce quinous doit faire estimer les petits livres, qui traictent, neant-moins de choses serieuses ou de quelque beau point relev,c'est que l'autheur d'iceux domine entierement son sujet,comme l'ouvrier et l'artisan fait sa matiere, et qu'il peutmieux le remascher, cuire, digerer, polir et former sa fantai-sie, que non pas les vastes collections de ces grands et prodi-gieux volumes, qui pour cette cause sont le plus souvent despanspermies, des cahos et abysmes de confusion, ().

    Et de l vient un succez si inegal qui se fait remarquer entreles uns et les autres, comme par exemple entre les satyres dePerse et de Philelphe, l'examen des esprits de Huarto et celuyde Zara, l'arithemetique de Ramus et celle de Forcadel, leprince de Machiavel et celuy de plus de cinquante pedants, lalogique de Du Moulin et celle de Vallius, les annales de Volu-sius et l'histoire de Saluste, le manul d'Epictete et les secretsmoraux de Loriot, les oeuvres de Fracastor et celles d'une infi-nit de philosophes et medecins ; tant est veritable ce qu'a fort

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  • bien dit S Thomas, (), et ce que Cornelius Gallus avoit aussicoustume de se promettre de ses petites elegies, ().

    Mais ce qui me fait le plus estonner en cette rencontre, c'estque tel negligera les oeuvres et opuscules de quelque autheur,pendant qu'elles sont esparses et separes, qui brusle parapres du desir de les avoir quand elles sont recueillies et ra-masses en un volume : et tel negligera, par exemple, les orai-sons de Jacques Criton, parce qu'elles ne se trouventqu'imprimes separment, qui aura dans sa bibliotheque cellesde Raymond, Gallutius, Nigronius, Bencius, Perpinian, et debeaucoup d'autres autheurs, non pas qu'elles soient meilleuresou plus disertes et esloquentes que celles de ce docte escos-sois, mais parce qu'elles se trouvent reserres et contenusdans de certains volumes. Certes si tous les petits livres de-voient estre negligez, il ne faudroit tenir compte des opusculesde S Augustin, des morales de Plutarque, des livres de Galien,ny de la plus-part de ceux d'Erasme, de Lipse, Turnebe, Mi-zault, Sylvius, Calcagnin, Franois Pic, et de beaucoupd'autheurs semblables, non plus que de trente ou quarante pe-tits autheurs en medecine et philosophie des meilleurs et plusanciens d'entre les grecs, et de beaucoup d'avantage d'entreles theologiens, parce qu'ils ont tous est divulguez part etseparment les uns apres les autres, et en si petit volume, queles plus grands d'iceux n'excedent pas souvent un demy alpha-bet. C'est pourquoy, puis que l'on peut assembler par la re-lieure ce qui ne l'a point est par l'impression, conjoindre avecd'autres ce qui se perdroit s'il estoit seul, et qu'il se rencontreen effet une infinit de matieres qui n'ont est traictes quedans ces petits livres, desquels on peut dire bon droictcomme Virgile des abeilles, () : il me semble qu'il est tres propos de les tirer des estalages, des vieux magazins, et detous leslieux o ils se rencontrent, pour les faire relier avecceux qui sont ou de mesme autheur, ou de pareille matiere, etpuis apres les mettre dans une bibliotheque, o je m'asseurequ'ils feront admirer l'industrie et la diligence des Esculapesqui ont si bien sceu rejoindre et rassembler les membres desu-nis et separez de ces pauvres Hippolites.

    La troisiesme, que l'on jugeroit de prime face estre contraire la premiere, combat particulierement l'opinion de ceux quisont tellement coiffez et embeguinez de tous les nouveaux

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  • livres, qu'ils negligent et ne tiennent compte non de tous lesanciens, mais des autheurs qui ont eu la vogue et qui ont parufleurissans et renommez depuis six ou sept cens ans, c'est dire, depuis le siecle de Boece, Symmaque, Sydonius et Cassio-dore, jusques celuy de Picus. Politian, Hermolaus, Gaza, Phi-lelphe, Poge et Trapezonce, comme sont beaucoup de philo-sophes, theologiens, jurisconsultes, medecins, et astrologues,que leur seule impression noire et gothique met dans le d-goust des plus delicats estudians de ce siecle, et ne permet pasqu'ils les puissent regarder qu' la honte et au mespris de ceuxqui les ont composez. Ce qui vient proprement de ce que lessiecles ou les esprits qui paroissent en iceux ont des genies di-vers et des inclinations du tout differentes, ne demeuransgueres dans un mesme ton de pareille estude ou affection auxsciences, et n'ayans rien si asseur que leur vicissitude ouchangement. Comme en effet nous voyons qu'incontinent apresla naissance de la religion chrestienne (pour ne prendre leschoses de plus haut) la philosophie de Platon estoit universelle-ment suivie dans les escholes, et que la pluspart des peres es-toient platoniciens : ce qui dura jusques ce qu'AlexandreAphrodise luy donna puissamment du coulde pour installercelle des peripateticiens, et tracer le chemin aux interpretesgrecs et latins, qui demeurerent tellement attachez l'explication du texte d'Aristote, que l'on y croit encore sansbeaucoup de fruict, si les questionnaires et scholastiques, in-duits par Abelard, ne se fussent mis sur les rangs pour dominerpar tout, avec une approbation la plus grande et la plus univer-selle qui ait jamais est donne chose quelconque, et ce parl'espace d'environ cinq ou six siecles, apres lesquels les here-tiques nous rappellerent l'interpretation des sainctes lettres,et furent occasion de nous faire lire la bible et les saincts per-es, qui avoient tousjours est negligez parmy ces ergotismes :en suitte de quoy la controverse a maintenant lieu pource quiest de la theologie, et les questionnaires avec les novateurs,qui bastissent sur de nouveaux principes, ou restablissent ceuxdes anciens Empedocle, Epicure, Philolaus, Pithagore, et De-mocrite, pour la philosophie ; les autres facultez n'ayans estexemptes de pareils changemens, parmy lesquels c'est tous-jours l'ordinaire des esprits qui suivent ces fougues et change-mens, comme le poisson fait la mare, de ne se plus soucier de

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  • ce qu'ils ont une fois quitt, et de dire temerairement avec lepote Calphurne, ().

    De faon que la pluspart des bons autheurs demeurent parcemoyen sur la greve abandonnez et negligez d'un chacun, pen-dant que de nouveaux censeurs ou plagiaires s'introduisent enleur place et s'enrichissent de leurs despoilles. Et la veritc'est une chose estrange et peu raisonnable, que nous suivionset approuvions, par exemple, le college des Conimbres et Sua-rez en ce qui est de la philosophie, et que nous venions negli-ger les oeuvres d'Albert Le Grand, Niphus, Aegidius, Saxonia,Pomponace, Achillin, Hervi, Durand, Zimare, Buccaferre, etd'un grand nombre de semblables, desquels tous ces groslivres que nous suivons maintenant sont compilez et transcritsmot pour mot : que nous faisions une estime nompareilled'Amatus, Thrivier, Capivacce, Montanus, Valescus, et depresque tous les medecins modernes, et que nous ayons hontede fournir une bibliotheque des livres de Hugo Senensis, Jaco-bus De Forlivio, Jacques Des Parts, Valescus, Gordon, Thomas,Dinus, et de tous les avicennistes, qui ont veritablement suivyle genie de leur siecle, rude et grossier en ce qui estoit de labarbarie de la langue latine, mais qui ont tellement penetr lefonds de la medecine, au recit mesme de Cardan, que beau-coup de nos modernes n'ayans pas assez de resolution, deconstance et d'assiduit pour les suivre et imiter, sontcontraints de prendre quelques de leurs raisons pour les reves-tir la mode, et en faire parade et jactance, demeurans tous-jours sur la superficie des fleurs et du langage, o sans pene-trer plus avant, ().

    Quoy doncques sera-il dit que Scaliger et Cardan, les deuxplus grands personnages du dernier siecle, s'accordent en unseul poinct, qui concerne les loanges de Richard Suisset, au-trement nomm Calculator, qui vivoit il n'y a que trois censans, pour le mettre au rang des dix plus grands esprits quiayent jamais est, sans que nous puissions trouver ses oeuvresdans toutes les plus fameuses bibliotheques ? Et qu'elle appa-rence y a-il que les sectateurs d'Occham prince des nominauxsoient eternellement privez de voir ses oeuvres, aussi bien quetous les philosophes celles de ce grand et renomm Avicenne ?Certes, il me semble que c'est apporter peu de jugement auchoix et la cognoissance des livres, que de negliger tous ces

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  • autheurs qui devroient estre tant plus recherchez que plus ilssont rares, et qu'ils pourront d'oresnavant tenir la place desmanuscripts, puis que l'esperance est comme perdu qu'on lesremette jamais sous la presse.

    Finalement la quatriesme et derniere de ces maximes n'apour but que le choix et triage que l'on doit faire des manus-cripts, pour s'opposer cette faon introduitte et receu debeaucoup par la grande vogue qu'ont maintenant les critiques,qui nous ont appris et accoustumez faire plus d'estat dequelques manuscripts de Virgile, Suetone, Perse, Terence, ouquelques autres d'entre les vieux autheurs, que non pas deceux des galands hommes qui n'ont jamais est veus ny impri-mez : comme s'il y avoit quelque apparence de suivre tousjoursle caprice ou les imaginations et tromperies de ces nouveauxcenseurs et grammairiens, qui employent inutilement lemeilleur de leur ge forger des conjectures et mandier lescorrections du Vatican, pour changer, corriger ou suppler letexte de quelque autheur qui aura, peut-estre, des-ja consom-m le labeur de dix ou douze hommes, quoy qu'on s'en peutpasser facilement un besoin : ou que ce ne fust pas une chosemiserable et digne de commiseration de laisser perdre et pour-rir entre les mains de quelques possesseurs ignorans les veilleset les labeurs d'une infinit de grands personnages qui ont suet travaill, peut estre, tout le temps de leur vie pour nous don-ner la cognoissance de ce qui estoit auparavant incognu, ou es-claircir quelque matiere utile et necessaire. Et ce neantmoinsl'exemple de ces censeurs a est telle, et leur auctorit si forteet puissante, que nonobstant le dgoust que nous ont donnRobortel et quelques autres d'entre eux, mesme de ces manus-cripts, ils ont tellement neantmoins ensorcel le monde leurrecherche, qu'il n'y a qu'eux aujourd'huy qui soient en vogue etjugez dignes d'estre mis dans les bibliotheques, () ! C'estpourquoy puis qu'il est de l'essence d'une bibliotheque d'avoirgrand nombre de manuscripts, parce qu'ils sont maintenant lesplus estimez et les moins communs ; j'estime, m. Sous le res-pect de votre meilleur advis, qu'il seroit tres propos de pour-suivre comme vous avez commenc, en fournissant la vostre deceux qui ont est composez pur et plein sur quelque bellematiere, pareils ceux-l que vous avz des-ja fait recherchernon seulement icy, mais Constantinople, et tous ceux que l'on

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  • peut avoir de beaucoup d'autheurs anciens et nouveaux, speci-fiez par Neander, Cardan, Gesner, et par tous les cataloguesdes meilleures bibliotheques ; que non pas de toutes ces copiesde livres qui ont des-ja est imprimez, et qui ne peuvent toutau plus nous soulager que de quelques et vaines legeresconjectures. Combien toutesfois que ce ne soit pas mon inten-tion de mettre dans le mespris et faire negliger totalementcette sorte de livres, sachant bien par l'exemple de Ptolomequ'elle estime on doit tousjours faire des autographes ; ou deces deux sortes de manuscripts que Robortel, pour ce qui estde la critique, prefere tous les autres.

    J'adjouste en fin pour clorre et fermer ce poinct de la qualitdes livres, que pour ce qui est tant de cette sorte que des im-primez, il ne faut pas seulement observer les circonstancessusdites, et les choisir suivant icelle, comme par exemple, s'ilest question de la republique de Bodin, inferer qu'on la doitprendre, parce que l'autheur a est des plus fameux et renom-mez de son siecle, et qui a le premier entre les modernes traic-t de ce sujet, que la matiere en est grandement necessaire, etrecherche au temps o nous sommes, que le livre est com-mun, traduit en plusieurs langues, et imprim presque tous lescinq ou six ans. Mais qu'il faut encore observer celle-cy, sa-voir, d'acheter un livre quand l'autheur en est bon, quoy que lamatiere en soit commune et triviale, ou bien quand la matiereen est difficile et peu cognu, quoy que l'autheur ne soit pasestim ; et en pratiquer ainsi une infinit d'autres qui se ren-contrent dans les occasions, sans qu'on les puisse facilementreduire en art ou methode.

    Ce qui me fait croire que celuy-l se peut dignement acquit-ter de cette charge qui n'a point le jugement fourbe, temeraire,rempli d'extravagances, et preoccup de ces opinions pueriles,qui excitent beaucoup de personnes mespriser et rebuterpromptement tout ce qui n'est pas leur goust, comme si cha-cun se devoit regler suivant les caprices de leurs fantaisies, ouque ce ne fust pas le devoir d'un homme sage et prudent deparler de toutes choses avec indifference, et n'en juger jamaissuivant l'estime qu'en font les uns ou les autres, mais plustostsuivant le jugement qu'il en faut faire eu esgard leur propreusage et nature.

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  • Chapitre 5Par quels moyens on les peut recouvrer.

    Or, m. apres avoir monstr par ces trois premiers poincts lafaon qu'il faut suivre pour s'instruire dresser une biblio-theque, de combien de livres il est propos qu'elle soit fournie,et de qu'elle qualit il les convient prendre et choisir ; celuyqui suit maintenant doit rechercher par quels moyens on lespeut avoir, et ce qu'il faut faire pour le progrez etl'augmentation d'iceux. Sur quoy je diray veritablement que lepremier precepte qu'on peut donner sur ce poinct est deconserver soigneusement ceux qui sont acquis et que l'on ac-quiert tous les jours, sans permettre qu'aucun se perde ou de-perisse en aucune faon. (). Joint que ce ne seroit pas lemoyen de beaucoup augmenter si ce qui s'amasse avec peineet diligence venoit se perdre et deperir faute d'en avoir lesoin : suivant quoy Ovide et les plus sages ont eu raison de direque ce n'estoit pas une moindre vertu de bien conserver qued'acquerir, ().

    Le second est de ne rien negliger de tout ce qui peut entreren ligne de compte et avoir quelque usage, soit l'esgard devous ou des autres : comme sont les libelles, placarts, theses,fragments, espreuves, et autres choses semblables, que l'ondoit estre soigneux de joindre et assembler suivant les diversessortes et matieres qu'ils traictent, parce que c'est le moyen deles mettre en consideration, et faire en sorte, () : autrement ilarrive d'ordinaire que pour avoir mespris ces petits livres quine semblent que bagatelles et pieces de nulle consequence, onvient perdre une infinit de beaux recueils qui sont quelque-fois des plus curieuses pieces d'une bibliotheque.

    Le troisiesme se peut tirer des moyens qui furent pratiquezpar Richard De Bury evesque de Dunelme et grand chancelieret thresorier d'Angleterre, qui consistent publier et faire co-gnoistre un chacun l'affection que l'on porte aux livres, et le

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  • grand desir que l'on a de dresser une bibliotheque : car cettechose estant commune et divulgue, il est indubitable que siceluy qui a ce dessein est en assez grand credit et auctoritpour faire plaisir ses amis ; il n'y aura aucun d'iceux qui netienne faveur de luy faire present des plus curieux livres quitomberont entre ses mains, qui ne luy donne tres-volontiers en-tre dans sa bibliotheque, ou en celles de ses amis, bref quin'ayde et ne contribu son dessein tout ce qui luy sera pos-sible : comme il est fort bien remarqu par ledit Richard DeBury en ces propres termes, que je transcris ; d'autant plus vo-lontiers que son livre est fort rare, et du nombre de ceux qui seperdent par nostre negligence, ().

    A quoy il adjouste encore les divers voyages qu'il fit en quali-t d'ambassadeur, et le grand nombre de personnes doctes etcurieuses, du labeur et de l'industrie desquelles il se servoit encette recherche. Et ce qui m'induit encore davantage croireque ces pratiques auroient quelque efficace, c'est que je co-gnois un homme lequel estant curieux de medailles, peintures,status, camayeux, et autres pieces et jolivetez de cabinet, enamassa par cette seule industrie pour plus de douze millelivres, sans en avoir jamais desbours quatre. Et la verit jetiens pour maxime que toute personne courtoise et de bon na-turel doit tousjours seconder les intentions loables de sesamis, pourveu qu'elles ne prejudicient point aux siennes. Desorte que celuy qui a des livres, medailles ou peintures qui luysont plustost venus par hazard que non pas qu'il en affec-tionne la joyssance, ne fera point de difficult d'en accommo-der celuy de ses amis qu'il cognoistra les desirer et en estre cu-rieux. Je rapporterois volontiers ce troisiesme precepte laruse que pourroient pratiquer et exercer les magistrats et per-sonnes auctorises par le moyen de leurs charges : mais je neveux point l'expliquer plus ouvertement que par le simple nar-r du stratageme duquel se servirent les venitiens pour avoirles meilleurs manuscripts de Pinellus incontinent apres qu'ilfut deced ; car sur l'advis qu'ils eurent que l'on estoit aprespour transporter sa bibliotheque de Padou Naples, ils en-voyerent soudain un de leurs magistrats qui saisit cent ballesde livres, entre lesquelles il y en avoit quatorze qui contenoientles manuscripts, et deux d'icelles plus de trois cens commen-taires sur toutes les affaires d'Italie, alleguant pour leurs

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  • raisons qu'encore bien qu'on eust permis au defunct seigneurPinelli, eu esgard sa condition, son dessein, sa vie loable etsans reproche, et principalement l'amiti qu'il avoit tousjourstesmoigne la republique, de faire copier les archives et re-gistres de leurs affaires ; il n'estoit pas neantmoins propos nyexpedient pour eux que telles pieces vinssent estre divul-gues, descouvertes et communiques apres sa mort. Sur quoyles heritiers et executeurs testamentaires qui estoient puis-sants et auctorisez, ayans fait instance, on retint seulementdeux cens de ces commentaires, qui furent mis dans unechambre particuliere, avec cette inscription, ().

    Le quatriesme est de retrancher la despense superflu quebeaucoup prodiguent mal propos la relieure et l'ornementde leurs volumes, pour l'employer l'achapt de ceux quimanquent, afin de n'estre point sujets la censure de Seneque,qui se moque plaisamment de ceux-l, () ; et ce d'autant plusvolontiers que la relieure n'est rien qu'un accident et manierede paroistre sans laquelle, au moins si belle et somptueuse, leslivres ne laissent pas d'estre utiles, commodes et recherchez,n'estant jamais arriv qu' des ignorans de faire cas d'un livre cause de sa couverture, parce qu'il n'est pas des volumescomme des hommes, qui ne sont cognus et respectez que parleur robe et vestement : de maniere qu'il est bien plus utile etnecessaire d'avoir, par exemple, grande quantit de livres fortbien reliez l'ordinaire, que d'en avoir seulement pleinquelque petite chambre ou cabinet de lavez, dorez, reglez, etenrichis avec toute sorte de mignardise, de luxe et desuperfluit.

    Le cinquiesme concerne l'achapt que l'on doit faire d'iceux,et se peut diviser en quatre ou cinq articles, suivant les diversmoyens que l'on peut tenir pour le pratiquer. Or entre iceux jemettrois volontiers pour le premier le plus prompt, facile etavantageux de tous les autres, celuy qui se fait par l'acquisitionde quelque autre bibliotheque entiere et non dissipe. Jel'appelle prompt, parce qu'en moins d'un jour vous pouvezavoir un grand nombre de livres doctes et curieux, qui ne sepourroient pas quelque fois ramasser pendant la vie d'unhomme. Je le dis facile, parce que l'on espargne toute la peineet le temps qu'il faudroit consommer les achepter separ-ment. Je le nomme en fin avantageux, parce que si les

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  • bibliotheques qu'on achepte sont bonnes et curieuses, ellesservent augmenter le credit et la reputation de celles qui ensont enrichies. D'o nous voyons que Possevin fait beaucoupd'estat de celle du cardinal de Joyeuse, parce qu'elle estoitcompose de trois autres, l'une desquelles avoit est Mr Pi-thou, et que toutes les plus renommes bibliotheques ont prisleur accroissement de cette sorte, comme par exemple, cellede S Marc Venise par le don qu'y fit le cardinal Bessarion dela sienne ; celle de Lescurial par la grande qu'avoit amasseHurtado De Mendoze ; l'ambroisienne de Milan par nonanteballes qui y ont est mises pour une seule fois du naufrage etde la ruine de celle de Pinelli ; celle de Leyde par plus de deuxcens manuscripts s langues orientales que Scaliger y laissapar son testament ; et finalement celle d'Ascagne Colomne parla tres-belle qu'a laisse le cardinal Sirlette. D'o je conjecture,m. Que la vostre ne peut manquer d'estre un jour tres-fameuseet renomme entre les plus grandes, l'occasion de celle de m.Vostre pere, laquelle est des-ja si celebre et cognu par le recitqu'en ont fait la posterit la Croix, Fauchet, Marsille, Tur-nebe, Passerat, Lambin, et presque tous les galands hommesde cette vole, qui n'ont point est mescognoissans du plaisiret de l'instruction qu'ils en ont receu.

    Apres quoy il me semble que le moyen qui approche le plusde ce premier, est de foiller et revisiter souvent toutes lesboutiques des libraires frippiers et les vieux fonds et magazins,tant de livres reliez que de ceux qui ont tousjours est reservezen blanc depuis une si longue suitte d'annes, que beaucoup depersonnes peu entendus et verses en cette recherche nejugent pas qu'ils puissent avoir d'autre usage sinon qued'empescher, ().

    Combien qu'il s'y rencontre ordinairement de tres-bonslivres, et que leur emploitte estant bien mesnage, il y aitmoyen d'en avoir plus pour dix escus que l'on n'en pourroitacheter pour quarante ou cinquante si on les prenoit en diversendroits et pieces apres autres ; pourveu neantmoins que l'onse vueille garnir de soin et de patience, et considerer que l'onne peut pas dire d'une bibliotheque ce que certains potes flat-teurs ont dit de nostre ville, () : estant impossible de pouvoirvenir bout si promptement d'une chose o Salomon dit qu'iln'y aura jamais de fin, () ; et l'accomplissement de laquelle,

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  • combien que M De Thou ait travaill vingt ans, Pinelli cin-quante, et beaucoup d'autres tout le temps de leur vie ; il nefaut pas croire toutesfois qu'ils soient venus la derniere per-fection, que l'on peut bien souhaitter sans la pouvoir atteindreen fait de bibliotheque.

    Mais parce qu'il est encore necessaire pour l'accroissementet augmentation d'une telle piece, de la fournir soigneusementde tous les livres nouveaux de quelque merite et considerationqui s'impriment en toutes les parties de l'Europe, et que Pinel-lus et les autres ont entretenu pour ce faire des correspon-dances avec une infinit d'amis estrangers et marchands fo-rains ; il seroit bien propos de pratiquer le mesme, ou aumoins de choisir et faire election de deux ou trois marchandsriches, sachans et pratiquez en leur vacation, qui par leurs di-verses intelligences et voyages pourroient fournir toutes sortesde nouveautez, et faire diligente recherche et perquisition deceux qu'on leur demanderoit par catalogues. Ce qu'il n'est pasnecessaire de pratiquer pour les vieux livres, d'autant que leplus seur moyen d'en recouvrer beaucoup et bon comptec'est de les rechercher indifferemment chez tous les libraires,o la longueur du temps et les diverses occasions ont coustumede les disperser et respandre.

    Je ne veux toutesfois inferer par tout le bon mesnage proposcy-dessus, qu'il ne soit quelquefois necessaire de franchir lesbornes de cette oeconomie pour acheter prix extraordinairecertains livres qui sont si rares, qu' peine les peut-on tirerd'entre les mains de ceux qui les cognoissent que par cetteseule invention. Mais le temperament qu'il convient apporter cette difficult est de considerer que les bibliotheques ne sontdresses ny estimes qu'en consideration du service et del'utilit que l'on en peut recevoir, et que par consequent il fautnegliger tous ces livres et manuscripts qui ne sont prisez quepour le respect de leur antiquit, figures, peintures, relieures,et autres foibles considerations, comme sont le Froissard quecertains marchands vouloient vendre il n'y a pas long-tempstrois cens escus, le bocace des nobles malheureux qui en estoitestim cent, le missel et la bible de Guinart, les heures que l'ondit bien souvent n'avoir point de prix cause de leurs figureset vignettes, les Tite-Live et autres historiens manuscripts eten luminez, les livres de la Chine et du Japon, ceux qui sont

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  • tirez en parchemin, papier de couleur, de coton extremementfin, et avec de grandes marges, et plusieurs autres de pareilleestoffe, pour employer ces grandes sommes qu'ils cousteroient des volumes qui soient plus utiles dans une bibliotheque quenon pas tous ces precedens ou ceux qui leur ressemblent, quine feront jamais tant estimer ceux qui se passionnent les re-couvrer, comme l'ont est Ptolome Philadelphe pour avoirdonn quinze talents des oeuvres d'Euripide, Tarquin qui ache-ta les trois livres de la sibylle autant qu'il eust fait tous les neufensemble, Aristote qui donna soixante et douze mille sestercesdes oeuvres de Speusippe, Platon qui employa mille denierspour celles de Philolaus, Bessarion qui acheta pour trente milleescus de livres grecs, Hurtado De Mendoze qui en fit venir deLevant la charge d'un grand navire, Pic De La Mirande qui des-pensa sept mille escus en manuscripts hebreux, chaldaques etautres, et bref ce roy de France qui mit en depost sa vaisselled'or et d'argent pour avoir la copie d'un livre qui estoit dans labibliotheque des medecins de cette ville, comme il est ample-ment tesmoign par les vieilles pancartes et registres de leurfacult.

    J'adjouste qu'il seroit aussi besoin de savoir des parens etheritiers de beaucoup de galands hommes s'ils n'ont point lais-s quelques manuscripts desquels ils se veulent deffaire, parcequ'il arrive souvent que la pluspart d'iceux ne font pas impri-mer la moiti de leurs oeuvres, soit qu'ils soient prevenus parla mort, ou empeschez de ce faire par la despence,l'apprehension des diverses censures et jugemens, la craintede n'avoir pas bien rencontr ; la libert de leurs discours, lepeu d'envie de paroistre, et autres raisons semblables qui nousont priv d'avoir beaucoup de livres de Postel, Bodin, Marsille,Passerat, Maldenat, etc. Les manuscripts desquels se ren-contrent assez souvent dans les estudes des particuliers, ou enla boutique des libraires. De mesme, aussi faudroit-il avoir lesoin de savoir d'annes en autres quels traictez les plusdoctes regens des universitez prochaines doivent lire tant enleurs classes publiques que particulieres, pour estre soigneuxd'en faire escrire des copies, et avoir par ce moyen facile ungrand nombre de pieces aussi bonnes et autant estimes quebeaucoup de manuscripts que l'on achete bien cher pour estrevieux et antiques, tesmoin le traict des druides de M Marsille,

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  • l'histoire et le traict des magistrats franois de M Grangier, lageographie de M Belurgey, les divers escrits de MessieursDautruy, Isambert, Seguin, du Val, D'Artis, et en un mot desplus renommez professeurs de toute la France.

    Finalement celuy qui auroit autant d'affection envers leslivres qu'avoit le Sieur Vincent Pinelli, pourroit aussi bien queluy faire visiter les boutiques de ceux qui achetent souvent desvieux papiers ou parchemins, pour voir s'il ne leur tombe rienpar mesgarde ou autrement entre les mains qui soit digned'estre recueilli pour une bibliotheque. Et la verit nous de-vrions bien estre excitez cette recherche par l'exemple de Po-gius qui trouva le quintilian sur le comptoir d'un charcutierpendant qu'il estoit au concile de Constance, comme aussi parceluy de Papire Masson qui rencontra l'agobardus chez un re-lieur qui en vouloit endosser ses livres, et de l'asconius quinous a est donn par semblable rencontre. Mais d'autantneantmoins que ce moyen est aussi extraordinaire quel'affection de ceux qui s'en servent, j'ayme mieux le laisser ladiscretion de ceux qui en voudront user, que non pas de leprescrire comme une regle generale et necessaire.

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  • Chapitre 6La disposition du lieu o on les doit garder.

    Cette consideration du lieu qu'il faut choisir pour dresser etestablir une bibliotheque, devroit bien estre d'aussi long dis-cours comme les precedentes, si les preceptes que l'on en peutdonner pouvoient estre aussi facilement executez comme ceuxque nous avons deduits et expliquez cy-dessus. Mais d'autantqu'il n'appartient qu' ceux-l qui veulent bastir des lieux ex-prs pour cet effet d'y observer precisment toutes les regleset circonstances qui dependent de l'architecture, beaucoup departiculiers estans contraints de se regler sur la diverse faonde leurs logemens pour placer leurs bibliotheques au moinsmal qu'il leur est possible, il sembleroit quasi superflu d'enprescrire aucuns : et dire vray je croy que c'est la seule occa-sion qui a meu tous les architectes ne rien adjouster cequ'en avoit dit Vitruve. Toutesfois pour ne donner cet advismanque et imparfait, j'en diray briefvement mon opinion, afinqu'un chacun s'en puisse servir suivant qu'il en aura le pouvoir,ou qu'il la jugera veritable et conforme sa volont.

    Pour ce qui est donc de la situation et de la place o l'on doitbastir ou choisir un lieu propre pour une bibliotheque, ilsemble que ce commun dire, (), nous doive obliger leprendre dans une partie de la maison plus recule du bruit etdu tracas, non seulement de ceux de dehors, mais aussi de lafamille et des domestiques, en l'loignant des rus, de la cui-sine, sale du commun, et lieux semblables, pour la mettre s'ilest possible entre quelque grande court et un beau jardin oelle ait son jour libre, ses veus bien estendus et agreables,son air pur, sans infection de marets, cloaques, fumiets, ettoute la disposition de son bastiment si bien conduitte et or-donne, qu'elle ne participe aucune disgrace ou incommoditmanifeste.

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  • Or pour en venir bout avec plus de plaisir et moins depeine, il sera tousjours propos de la placer dans des estagesdu milieu, afin que la fraischeur de la terre n'engendre point leremugle, qui est une certaine pourriture qui s'attache insensi-blement aux livres ; et que les greniers et chambres d'enhautservent pour l'empescher d'estre aussi susceptible des intem-peries de l'air, comme sont celles qui pour avoir leurs couver-tures basses ressentent facilement l'incommodit des pluyes,neiges et grandes chaleurs. Ce que s'il n'est pas autrement fa-cile d'observer, au moins faut-il prendre garde qu'elles soientleves de la hauteur de quatre ou cinq degrez, comme j'ay re-marqu que l'estoit l'ambroisienne Milan, et le plus hautexauces que l'on pourra, tant raison de la beaut que pourobvier aux incommodits susdites : sinon le lieu se trouvant hu-mide et mal-situ, il faudra avoir recours ou la natte, ou auxtapisseries pour garnir les murailles, et au poisle ou bien lachemine, dans laquelle on ne bruslera que du bois qui fumepeu pour l'eschauffer et desseicher pendant l'hyver et les joursdes autres saisons qui seront plus humides.

    Mais il semble que toutes ces difficultez et circonstances nesoient rien au prix de celles qu'il faut observer pour donnerjour et percer bien propos une bibliotheque, tant cause del'importance qu'il y a qu'elle soit bien esclaire jusques sescoins plus loignez, qu'aussi pour la diverse nature des ventsqui doivent y souffler d'ordinaire, et qui produisent des effectsaussi differents que le sont leurs qualitez et les lieux par o ilspassent. Sur quoy je dis que deux choses sont observer ; lapremiere, que les croises et fenestres de la bibliotheque(quand elle sera perce des deux costez) ne se regardent dia-metralement, sinon celles qui donneront jour quelque table ;d'autant que par ce moyen les jours ne s'esvanoyssant au de-hors, le lieu en demeure beaucoup mieux esclair. La seconde,que les principales ouvertures soient tousjours vers l'orient,tant cause du jour que la bibliotheque en pourra recevoir debon matin, qu' l'occasion des vents qui soufflent de ce cost,lesquels estans chauds et secs de leur nature rendent l'airgrandement temper, fortifient les sens, subtilisent les hu-meurs, espurent les esprits, conservent nostre bonne disposi-tion ; corrigent la mauvaise, et pour dire en un mot sont tres-sains et salubres : o au contraire ceux qui soufflent du cost

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  • de l'occident sont plus fascheux et nuisibles, et les meridionauxplus dangereux que tous les autres, parce qu'estans chauds ethumides ils disposent toutes choses pourriture, grossissentl'air, nourrissent les vers, engendrent la vermine, fomentent etentretiennent les maladies, et nous disposent en recevoir denouvelle ; aussi sont-ils appellez par Hippocrate, (), parcequ'ils remplissent la teste de certaines vapeurs et humiditezqui espaississent les esprits, relaschent les nerfs, bouschent lesconduits, offusquent les sens, et nous rendent paresseux etpresque inhabiles toutes sortes d'actions. C'est pourquoy audefaut des premiers il faudra avoir recours ceux qui soufflentdu septentrion, et qui par le moyen de leurs qualitez froide etseiche n'engendrent aucune humidit, et conservent assez bienles livres et papiers.

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  • Chapitre 7L'ordre qu'il convient leur donner.

    Le septiesme poinct qui semble absolument devoir estretraict apres les precedens, est celuy de l'ordre et de la dispo-sition que doivent garder les livres dans une bibliotheque : caril n'y a point de doute que sans icelle toute nostre rechercheseroit vaine et nostre labeur sans fruict, puis que les livres nesont mis et reservez en cet endroit que pour en tirer serviceaux occasions qui se presentent. Ce que toutesfois il est impos-sible de faire s'ils ne sont rangez et disposez suivant leurs di-verses matieres, ou en telle autre faon qu'on les puisse trou-ver facilement et point nomm. Je dis davantage, que sansct ordre et disposition tel amas de livres que ce peut-estre,fust-il de cinquante mille volumes, ne meriteroit pas le nom debibliotheque, non plus qu'une assemble de trente millehommes le nom d'arme, s'ils n'estoient rangez en divers quar-tiers sous la conduitte de leurs chefs et capitaines, ou unegrande quantit de pierres et materiaux celuy de palais ou mai-son, s'ils n'estoient mis et posez suivant qu'il est requis pour enfaire un bastiment parfait et accomply. Et tout ainsi que nousvoyons la nature, (), gouverner, entretenir et conserver parcette unique voye une si grande diversit de choses, sansl'usage desquelles nous ne pourrions pas sustenter et mainte-nir nostre corps ; aussi faut-il croire que pour entretenir nostreesprit il est besoin que ses objets et les choses desquelles il sesert soient disposes de telle sorte, qu'il puisse toutesfois etquand il luy plaira les discerner les uns d'avec les autres, et lestrier et separer sa fantaisie, sans labeur, sans peine et sansconfusion. Ce que neantmoins il ne feroit jamais en fait delivres si on les vouloit ranger suivant le dessein de cent bufetsque propose La Croix du Maine sur la fin de sa bibliothequefranoise, ou les caprices que Jules Camille expose en l'ide deson theatre, et beaucoup moins encore si on vouloit suivre la

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  • triple division que Jean Mabun tire de ces mots du psalmiste,(), pour distribuer tous les livres en trois classes et chefsprincipaux, de la morale, des sciences, et de la devotion. Cartout ainsi que pour trop presser l'anguille elle eschappe, que lamemoire artificielle gaste et pervertit la naturelle, et que l'onmanque souvent de venir bout de beaucoup d'affaires pour yavoir trop apport de circonstances et precautions ; aussi est-ilcertain qu'il seroit grandement difficile un esprit de se pou-voir regler et accoustumer cet ordre, lequel semble n'avoirautre but que de gesner et crucifier eternellement la memoiresous les espines de ces vaines poinctilleries et subtilitez chy-meriques, tant s'en faut qu'il la puisse soulager en aucune fa-on, et verifier ce dire de Ciceron, (). C'est pourquoy ne fai-sant autre estime d'un ordre qui ne peut estre suivi que d'unautheur qui ne veut estre entendu, je croy que le meilleur esttousjours celuy qui est le plus facile, le moins intrigu, le plusnaturel, usit, et qui suit les facultez de theologie, medecine,jurisprudence, histoire, philosophie, mathematiques, humani-tez, et autres, lesquelles il faut subdiviser chacune en particu-lier, suivant leurs diverses parties, qui doivent pour cet effetmediocrement connus par celuy qui a la charge de la biblio-theque ; comme en theologie, par exemple, il faut mettretoutes les bibles les premieres suivant l'ordre des langues, parapres les conciles, synodes, decrets, canons, et tout ce qui estdes constitutions de l'eglise, d'autant qu'elles tiennent le se-cond lieu d'auctorit parmy nous : en suitte les peres grecs etlatins, et apres eux les commentateurs, scholastiques, docteursmeslez, historiens ; et finalement les heretiques.

    En philosophie, commencer par celle de Trismegiste qui estla plus ancienne, poursuivre par celle de Platon, d'Aristote, deRaymond Lulle, Ramus, et achever par les novateurs Telesius,Patrice, Campanella, Verulam, Gilbert, Jordan Brun, Gassand,Basson, Gomesius, Charpentier, Gorle, qui sont les principauxd'entre une milliace d'autres ; et faire ainsi de toutes les facul-tez : avec ces cautions qu'il faut observer soigneusement, lapremiere que les plus universels et anciens marchent tousjoursen teste, la seconde que les interpretes et commentateurssoient mis part et rangez suivant l'ordre des livres qu'ils ex-pliquent, la troisiesme que les traictez particuliers suivent lerang et la disposition que doivent tenir leur matiere et sujets

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  • dans les arts et sciences, et la quatriesme et derniere que tousles livres de pareil sujet et mesme matiere soient precismentreduits et placez au lieu qui leur est destin, parce qu'en ce fai-sant la memoire est tellement soulage, qu'il seroit facile en unmoment de trouver dans une bibliotheque plus grande quen'estoit celle de Ptolome, tel livre que l'on en pourroit choisirou desirer.

    Ce que pour faire encore avec moins de peine et plus decontentement, il faut bien prendre garde que les livres qui sonttrop menus pour estre reliez seuls ne soient mis et conjointsqu'avec ceux qui ont traict de tout pareil et mesme sujet, es-tant plus propos en tout cas de les faire relier seuls qued'apporter une confusion extreme en une bibliotheque, les joi-gnant avec d'autres d'un sujet si extravagant et si loign, quel'on ne s'adviseroit jamais de les chercher en telles compa-gnies. Je say bien que l'on me pourra representer deux incom-moditez assez notables qui accompagnent cet ordre, savoir ladifficult de pouvoir bien reduire et placer certains livres mes-lez quelque classe et facult principale, et le travail continuelqu'il y a de tousjours remuer une bibliotheque quand il fautplacer une trentaine de volumes en divers endroits d'icelle.

    Mais je responds pour le premier, qu'il n'y a gueres de livresqui ne se puissent reduire quelque ordre, principalementquand on en a beaucoup, que lors qu'ils sont une fois placez iln'est besoin que d'un peu de memoire pour se souvenir o onles aura mis ; et qu'au pis aller il ne gist qu' destiner un cer-tain endroit pour les reduire tous ensemble.

    Et quant ce qui est du second, il est bien vray que l'onpourroit eviter un peu de peine en ne pressant point les livres,ou en laissant quelque peu de place l'extremit des tablettesou des lieux o finit chaque facult : mais neantmoins il seroitplus propos ce me semble de choisir quelque lieu pour mettretous les livres que l'on acheteroit pendant six mois, au boutdesquels on les rangeroit avec les autres chacun en leursplaces ; d'autant que par ce moyen ils s'en porteroient tousbeaucoup mieux estans espoudrez et maniez deux fois l'an. Eten tout cas je croy que cet ordre qui est le plus usit sera tous-jours pareillement estim plus beau et plus facile que celuy dela bibliotheque ambroisienne, et de quelques autres, o tousles livres sont peslemeslez et indifferemment rangez suivant

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  • l'ordre des volumes et des chiffres, et distinguez seulementdans un catalogue o chaque piece se trouve sous le nom deson autheur : d'autant que pour eviter les incommoditez prece-dentes il en traisne apres soy une iliade d'autres, beaucoupdesquelles on pourroit toutesfois remedier par un catalogue fi-delement dress suivant toutes les classes et facultez subdivi-sez jusques aux plus precises et particulieres de leurs parties.

    Maintenant il ne reste plus qu' parler des manuscripts, quine peuvent estre mieux ny plus propos placez qu'en quelqueendroit de la bibliotheque, n'y ayant nulle apparence de les se-parer et sequestrer d'icelle, puis qu'ils en font la meilleure par-tie et la plus curieuse et estime : joint que plusieurs se per-suadent facilement quand ils ne les voyent point parmy lesautres livres, que toutes les chambres o l'on a coustume dedire qu'ils sont enfermez ne sont qu'imaginaires, et destinesseulement pour servir d'excuse ceux qui n'en ont point. Aussivoyons-nous qu'il y a un cost tout entier de la bibliothequeambroisienne rempli de neuf mille manuscripts qui ont est as-semblez par le soin et la diligence du Sieur Jean Antoine Olgia-ti, et que dans celle de m. Le president De Thou il y a unechambre de pareil pied et d'aussi facile entre que les autresdestine pour cet effet. C'est pourquoy en prescrivant l'ordreque l'on y peut observer, il faut prendre garde qu'il y a deuxsortes de manuscripts, et que pour ce qui est de ceux qui sontde juste volume et grosseur ils peuvent estre rangez comme lesautres livres, avec cette precaution neantmoins, que s'il y en aquelqu'un de grande consequence, ou prohibitez et defendus,ils soient mis aux tablettes plus hautes, et sans aucun titre ex-terieur, pour estre plus loignez tant de la main que de la veu,afin qu'on ne les puisse connoistre ny manier que suivant la vo-lont et la discretion de celuy qui en aura la charge. Ce qu'ilfaut aussi pratiquer pour l'autre sorte de manuscripts quiconsistent en cahiers et petites pieces separes, lesquelles ilfaut assembler par liaces et pacquets suivant les matieres, etles placer encore plus haut que les precedentes, d'autant qu'cause de leur petitesse et du peu de temps qu'il faudroit lestranscrire elles seroient tous les jours sujettes estre prises ouempruntes si on venoit les mettre en un endroit o ellespeussent estre veus et manies d'un chacun, comme il arrive

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  • souvent aux livres arrangez sur des pulpitres dans les vieillesbibliotheques.

    Ce qui doit suffire pour ce poinct, sur lequel il n'est pas be-soin de s'estendre davantage, puis que l'ordre de la nature quiest tousjours egal et semblable soy-mesme n'y pouvant estreobserv, cause de l'extravagance et de la diversit des livres,il ne reste que celuy de l'art, lequel un chacun d'ordinaire veutestablir sa fantaisie, suivant qu'il le trouve plus propos parson bon sens et jugement tant pour satisfaire soy-mesme, quepour ne vouloir pas suivre la trace et les opinions des autres.

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  • Chapitre 8L'ornement et la decoration que l'on y doit apporter.

    Je passerois volontiers de ce dernier poinct celuy qui doitclorre et fermer c