Activer les concepts. Allers-retours entre art et philosophie

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ACTIVER LES CONCEPTS. ALLERS-RETOURS ENTRE ART ET PHILOSOPHIE Klaus Speidel Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2014/1 - n° 80 pages 62 à 81 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2014-1-page-62.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Speidel Klaus, « Activer les concepts. Allers-retours entre art et philosophie », Rue Descartes, 2014/1 n° 80, p. 62-81. DOI : 10.3917/rdes.080.0062 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 134.208.103.160 - 03/04/2014 22h43. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 134.208.103.160 - 03/04/2014 22h43. © Collège international de Philosophie

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ACTIVER LES CONCEPTS. ALLERS-RETOURS ENTRE ART ETPHILOSOPHIE Klaus Speidel Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2014/1 - n° 80pages 62 à 81

ISSN 1144-0821

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Speidel Klaus, « Activer les concepts. Allers-retours entre art et philosophie »,

Rue Descartes, 2014/1 n° 80, p. 62-81. DOI : 10.3917/rdes.080.0062

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« Il faut changer les habitudes », c’est avec ces mots que l’accord entre Natalia Smolianskaïa etmoi fut conclu. Changer les habitudes, dans le contexte de notre dialogue, c’est ne plusconsidérer la sphère du travail artistique et de la critique d’art et celle du travail philosophiquecomme étanches ; c’est suivre le « travail de la référence » sur ses voies multiples. C’est, ensomme, tirer toutes les conséquences de l’observation de Nelson Goodman selon laquellel’art a un potentiel cognitif différent du texte – mais non moins valide – et tenter d’en rendrecompte, même dans sa pratique philosophique. Dans la première partie de mon article, je tenterai de saisir le rôle que Goodman donnait à sontravail artistique. Je montrerai en particulier comment la manière dont il évalue l’une de sesprincipales œuvres d’art, Hockey Seen (1972), le rapproche de l’esthétique de la réception et del’esthétique de l’effet. Nous verrons que c’est, dans son travail théorique, la notion d’activationqui permet le mieux d’en rendre compte. Là où ses réflexions sur les langages de l’art et lessymptômes de l’esthétique concernent la signification et l’ontologie des œuvres, les articlesautour de la notion d’activation portent sur ce qu’une œuvre fait à un spectateur plus que cequ’elle signifie en et pour elle-même et ce qu’elle est. J’essaierai de montrer comment unedistinction entre l’implémentation et l’activation, traitées comme synonymes par Goodman,peut clarifier davantage ce qui se passe lorsque nous sommes face à une œuvre d’art. Cesoutils conceptuels guideront l’analyse des enjeux philosophiques de différentes œuvres d’artdans la deuxième partie de mon article. Les analyses feront apparaître des différences subtilesentre plusieurs œuvres d’art conceptuel et j’y esquisserai même une grille d’évaluation àpartir des symptômes de l’esthétique. Au début de la deuxième partie, j’introduirai la notion

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d’absorption pour montrer quel intérêt il peut y avoir à analyser son propre travail plutôt quede se contenter d’analyser celui des autres.

Nelson Goodman, artiste philosophe Dans une introduction à la pensée de Goodman, Roger Pouivet écrit :

Il n’a pas été seulement un philosophe ; il a été un artiste, ce qui pour lui avait de l’importance ; il était aussigaleriste et organisateur culturel ; il fut également un grand collectionneur. Ces activités n’étaient pas parallèles etindifférentes à son travail philosophique ; il ne s’agissait pas de hobbies ou de marottes, d’une récréation ou d’unjardin secret, un délassement du sérieux de la philosophie. La relation entre sa recherche philosophique et son amourde l’art deviendra même de plus en plus étroite 1.

Dès les années soixante, Goodman s’intéresse en effet directement à la création artistique. LeProject Zero qu’il fonde à Harvard en 1967 réunit des artistes et des chercheurs de domainesdivers. Lorsque Goodman revient sur ses intentions vingt ans plus tard, il indique que l’un desobjectifs était de « compléter et contrecarrer les envols théoriques par l’expériencepersonnelle 2 ». On peut certainement penser que la conception d’au moins trois œuvres d'artpar Goodman participe de la même démarche. Hockey Seen est la première des trois et il s’agit probablement de celle qui est la plus complexe,en termes des moyens mis en œuvre et pour ce qui est de sa signification 3. L’idée du projetnaît lorsque le philosophe voit les dessins de joueurs de hockey que fait Katharine Sturgis.L’œuvre finale inclut non seulement un choix des dessins de Sturgis (qui sont projetés surtrois écrans), mais aussi une chorégraphie (six danseurs sous la direction de la chorégrapheMartha Gray représentent des scènes plus ou moins génériques de différents moments d’unepartie de hockey jusqu’à la fin du match par « mort subite ») et la musique (une compositionque John Adams réalise pour la pièce). L’œuvre est créée à Cambridge en août 1972, montréeen Belgique en 1980 et revient aux États-Unis en 1984. Curtis L. Carter a récemment fait des recherches dans les archives du Haggerty Museum ofArt à Marquette University où les différents éléments liés à l’œuvre sont conservés. Au vu dela masse de documents qui témoignent du degré d’implication de Goodman il est surpris devoir que « quelqu’un dont les contributions universitaires concernent pour la plupart des

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sujets théoriques abstraits », tente à ce point « de maîtriser le moindre aspect 4 » de laperformance (et de son enregistrement filmique). Goodman négociait aussi bien la couleurdes masques de Hockey conçus par une créatrice spécialisée que les droits liés à la musique.Mais au contraire de Carter, il me semble que c’est précisément l’intérêt pour les sujetsthéoriques (liés à l’art) qu’avait Goodman qui a pu le motiver à chercher ce degré de précisiondans le travail artistique. N’est-il pas probable que ce soit parce que Goodman avait une visiontrès précise de l’impact de chaque changement de détail sur la signification de l’œuvre qu’il asouhaité les maîtriser ?

Hockey Seen et la transfiguration du banalWolfgang Kemp définit l’oeuvre d’art comme « La représentation mentale de l’effet del’œuvre devenue œuvre 5 ». On retrouve une idée similaire chez Goodman. Hockey Seen nouspermet de mieux comprendre la relation qu’avait Goodman à son travail artistique. Dans unmanuscrit de 1981, le philosophe donne quelques indications sur ses intentions. SelonGoodman, l’œuvre « démontre comment toute notre conception du jeu est modifiée demanière significative lorsqu’on y associe les dessins, un concentré de dynamisme, la danse et lamusique. Ceux-ci acquièrent à leur tour de nouvelles caractéristiques et peuvent être comprisdifféremment lorsqu’ils sont mis en relation avec un sujet familier qui s’y transforme à sontour 6 ». Plusieurs idées chères à Goodman résonnent ici. On peut d’abord penser aux relations entreles arts, auxquelles Bernard vouilloux a consacré des réflexions très éclairantes 7. Mais lecommentaire de Goodman sur les dessins de Katharine Sturgis fait aussi penser à l’idée selonlaquelle différentes œuvres donneraient à voir différentes « versions du monde ». Si Goodmaninsiste sur la familiarité de la pratique, le hockey, c’est que cette familiarité nous permet demieux apprécier la particularité des visions (ou versions) qu’en proposent la dessinatrice, lachorégraphe et le compositeur. Mais Goodman considère qu’au-delà de cette compréhension,l’œuvre dans son ensemble peut transformer notre vision d’un sport, c’est-à-dire la manièredont nous appréhendons le réel non-artistique. Il est intéressant de voir que ce n’est pas tant surl’aspect symbolique de l’œuvre en et pour lui-même ou même sur les implications ontologiques decelui-ci que le philosophe met l’accent lorsqu’il tente de montrer l’intérêt de son travailartistique, mais sur son effet potentiel : il peut transformer notre perception. Le fait que

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Goodman ait tenté de maîtriser le moindre aspect de sa création pourrait donc avoir une viséesupplémentaire : s’assurer que l’œuvre fait l’effet qu’il souhaite. Goodman s’approche ici del’esthétique de l’effet, telle qu’elle a été théorisée à partir des années soixante-dix par l'Écolede Constance en Allemagne 8. L’historien de l'art Wolfgang Kemp a prolongé ces réflexions àpartir du début des années quatre-vingt 9. Comme nous allons le voir, il est possible deretrouver cette piste dans la philosophie de Goodman. Pourtant, ce sont les réflexions sur lesaspects ontologiques et symboliques de l’œuvre, considérés pour eux-mêmes, que Goodmantend à privilégier dans ses premiers travaux sur les langages de l’art. C’est la syntaxe et lasémantique plus que la pragmatique des langages de l’art que Goodman y met au centre.

Intention, absorption et genèse. Pourquoi écrire sur son propre travail ?Avant de tenter d’explorer les implications philosophiques de certaines de mes propresœuvres, je voudrais évoquer une question qui a été essentielle pour moi lorsque j’ai accepté leprojet de cet article : la question de savoir quel intérêt il y avait à ce que, moi, je parle de monpropre travail (plutôt que de celui d’un autre) sachant que je ne crois pas que les intentions ducréateur soient essentielles pour déterminer la signification d’une œuvre. J’ai trouvé uneréponse relativement pratique : il y a un élément sur lequel le créateur en sait nécessairementplus que les autres. C’est la genèse de ses œuvres. Comme Paul valéry l’indique :

Les œuvres d’art donnent l’idée d’hommes plus précis, plus maîtres d’eux-mêmes, de leurs yeux, de leurs mains, plusdifférenciés et articulés que ceux qui regardent l’ouvrage fait, et qui ne voient pas les essais, les repentirs, lesdésespoirs, les sacrifices, les emprunts, les subterfuges, les années, et enfin les hasards favorables – tout ce qui disparaît,tout ce qui est masqué, dissipé, résorbé, tu et nié, tout ce qui est conforme à la nature humaine et contraire à la soifde merveilleux, – laquelle est toutefois un instinct essentiel de cette nature 10.

Écrire sur son propre travail apparaît alors comme une manière de réintroduire un peu desobriété en rendant au moins compte de certains éléments qui ont été « masqués […] tus etniés » ou – de manière plus neutre – absorbés par l’œuvre. Si je propose d’introduire le termed’absorption ici, c’est qu’il s’agit d’un processus naturel et inévitable de la création. Une piècede théâtre, une peinture, une symphonie doivent leur existence à des centaines d’heures de

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travail, dont chacune apporte son lot de trouvailles, subterfuges, emprunts ou désespoirs. Euégard à ce taux d’absorption inévitable, le fait d’écrire sur son propre travail présente unavantage méthodologique considérable par rapport à la critique plus classique dans laquellecritique et artiste se distinguent : disposer de l’information dont on a besoin quand on en abesoin. Car même si l'intention n’est pas constitutive de la signification d’une œuvre,connaître le processus de création est souvent indispensable pour bien comprendre uneœuvre. Ainsi une analyse précise de Hockey Seen est impossible dans le cas où j’ignore si lesmouvements de danse et la musique s’appuient uniquement sur les dessins ou font, comme lesdessins, également référence de manière directe à des parties de hockey réelles. C’est aussi l’importance de la genèse que nous apprenons dans Pierre Ménard, auteur de DonQuichotte de Jorge Luis Borges, œuvre devenue chère aux philosophes de l’art. Dans ce petittexte, Borges rend compte de la ré-écriture du Don Quichotte par le français Pierre Ménardqui ne recopie pas l’œuvre de Cervantes, mais s’applique à penser comme lui pour ré-écrirele texte. Le narrateur du texte de Borges souligne en quoi l’œuvre de Ménard, pourtantconstituée des mêmes mots et phrases que les chapitres correspondants de l’œuvre deCervantes, en diffère de manière fondamentale, simplement parce que le contexte decréation, l’auteur et la genèse diffèrent.

Symbolisation, activation, effet. Des concepts connectésOn peut penser que le travail sur l’activation et le fonctionnement des œuvres que Goodmanmène selon toute apparence après avoir exploré les voies de la référence fait, en réalité, encorepartie de celui-ci. Il est effectivement difficile de penser la signification d’une œuvre d’art sansréfléchir sur sa réception et impossible de penser sa réception sans réfléchir sur ses conditionsd’activation. Comme l’usage joue un rôle essentiel pour la signification des expressions dulangage verbal, l’activation joue un rôle important pour les langages de l’art. La suite de monarticle s’inscrit dans la lignée du travail de Goodman consacré à cette notion, qui se trouveêtre celle qui se rapproche le plus de ses réflexions sur l’effet que j’ai évoqué plus haut. Jetenterai de montrer comment les questions qui se sont posées lorsqu’il s’agissait de réaliser,activer, déplacer ou ré-activer certaines de mes œuvres et d’en assurer le fonctionnement,éclairent leur statut symbolique.

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Dans un article d’abord publié dans les Cahiers du Musée national d’art moderne et repris dans lerecueil Esthétique contemporaine. Art, représentation et fiction, Goodman affirme :

Bien que l’activation d’une œuvre ne soit habituellement pas effectuée par l’artiste et en appelle souvent à desprocédures routinières, voire serviles, accomplies par des techniciens, elle ne doit pas être négligée comme unequestion purement pratique et artistiquement accessoire ; car ce que les œuvres sont dépend en dernier ressort de cequ’elles font 11.

C’est ici que Goodman, qui avait travaillé sur les signes et leur mode de signifier d’unemanière qui pouvait sembler le rapprocher de la sémiologie 12, semble le plus explicitements’approprier les idées fondamentales de l’esthétique de l’effet ou de la réception, car ce quefont les œuvres est réellement « ce qu’elles nous font ». À partir du début des années quatre-vingt, Goodman insiste beaucoup sur les transformations de notre vision que les œuvres d’artpeuvent induire. Dans un entretien, il affirme ainsi que même « des images ou de la musiquequi ne sont pas révolutionnaires peuvent avoir des qualités qui permettent de modifierquelque peu notre façon de voir ou d’entendre, de discerner des différences et de faire desconnexions que nous ne pouvions pas faire auparavant, de voir les choses en fonction denouveaux modèles, visuels ou auditifs 13 ». Or, cette transformation n’est possible qu’àcondition d’une activation réussie. À l'instar de Paul valéry, on peut même penser que c’estelle qui fait foi : « […] Si j’ai fait le portrait de Pierre, et si quelqu’un trouve que mon ouvrageressemble à Jacques plus qu’à Pierre, je ne puis rien lui opposer – et son affirmation vaut lamienne. / Mon intention n’est que mon intention et l’œuvre est l’œuvre 14. » Au début d’un article sur le concept d’activation publié dans le Journal of Aesthetics and Art-Criticism, Jean-Pierre Cometti tente de montrer les connexions entre les réflexions deGoodman dans Langages de l'art (1968) et le concept d’activation qui n’apparaît sous sa plumequ’en 1982 et ce sous le nom d’« implémentation 15 ». Cometti suggère ainsi que les « conditions ou aspects qui contribuent au fonctionnement esthétique d’un symbole » les plusimportants sont « ceux qui appartiennent directement aux symboles 16 ». Mais comme il lesouligne par la suite, ceux-ci ne sont pas toujours indépendants de l’activation. Ce sont cesréflexions que je vais poursuivre en tentant de montrer comment activation, réalisation etsymbolisation sont liées.

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Réalisation, implémentation, activation. Conditions du fonctionnement d’une œuvre d’art

L’implémentation d’une œuvre d’art peut être distinguée de sa réalisation (execution) – qu’elle soit à une oudeux phases. Le roman est achevé lorsqu’il est écrit, la toile lorsqu’elle est peinte, la pièce lorsqu’elle est jouée.Mais le roman abandonné dans un tiroir, la toile stockée dans un magasin, la pièce jouée dans un théâtre vide neremplissent pas leur fonction. […] La publication, l’exposition, la production devant un public sont des moyensd’implémentation – et c’est ainsi que les arts entrent dans la culture. La réalisation consiste à produire uneœuvre, l’implémentation consiste à la faire fonctionner 17.

J’ai appelé implémentation le problème et le processus qui vise à gérer de tels facteurs positifs et négatifs dans lebut d’optimiser le fonctionnement d’une œuvre, mais comme le mot pourrait évoquer l’utilisation d’un objetinerte, je préfère souvent parler d’activation. Car je considère davantage les œuvres d’art comme des machines oudes personnes, c’est-à-dire comme des entités dynamiques qui ont souvent besoin d’être mises en marche, remises enmarche et maintenues en fonctionnement 18.

Goodman traite donc « activation » et « implémentation » largement comme dessynonymes, et finit par remplacer le deuxième terme par le premier pour rendre comptede l’aspect dynamique du phénomène qu’il souhaite décrire. Il me semble, quant à moi,qu’il est utile de disposer des deux termes pour désigner des phénomènes liés maisdistincts. Plus précisément, il me semble judicieux de traiter l’implémentation comme l’unedes conditions de l’activation. Ce sont des artistes, curateurs ou employés d’institutionsculturelles qui implémentent les œuvres, mais ce sont des spectateurs qui peuvent lesactiver. Pour reprendre l’exemple de Goodman : jouer une pièce dans une salle avec desspectateurs c’est l’implémenter, mais si les spectateurs sont distraits, l’activation ne peutpas avoir lieu. Accrocher une œuvre dans un musée accessible et bien éclairé, c’estl’implémenter, mais tant que les visiteurs ne lui consacrent pas l’attention adéquate, ellen’est pas activée et ne peut pas fonctionner. Plus généralement, l’activation demandel’implémentation et la réception adéquate par les spectateurs. Cesser de regarder unepeinture avant de l’avoir fait complètement avec attention, revient au mieux à uneactivation partielle. Le tableau Scène de naufrage de Théodore Géricault (aujourd’hui appeléLe Radeau de la Méduse, 1818-1819) a, par exemple, été implémenté par le Louvre, mais je

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doute que tous les spectateurs l’activent. Ainsi, une activation complète du tableau estimpossible avant que le navire à l’horizon, qui promet un sauvetage, ne soit découvert. Mais l’activation n’est pas seulement une question d’appréhension complète. Il faut quel’œuvre soit reçue de manière intégrale avec l’attention requise pour qu’elle soit activée. Sil’expression « attention requise » manque de spécificité, c’est que différentes œuvresrequièrent différents types d’attention. Regarder un tableau du dernier Titien sans porterattention à la touche ne permet probablement pas de l’activer. Traiter « femme » et « dame »comme synonymes lorsqu’on lit un aphorisme de Karl Kraus empêche très probablement sonactivation. S’intéresser aux qualités formelles de Dessin de De Kooning effacé (1953) deRauschenberg n’est probablement pas une condition d’activation de l’œuvre alors qu’uncertain intérêt pour les aspects formels est indispensable lorsqu’on regarde une peinture deJackson Pollock. Mais quoi qu’il en soit des conditions d’activation d’œuvres spécifiques – dont la critique et l’histoire des arts peuvent tenter de rendre compte – toute activationdemande une réception adéquate. L’implémentation n’est qu’une première conditionnécessaire, mais non suffisante des fonctionnements d’une œuvre. Pour être activée, celle-cidoit également être reçue avec le type ou, plus précisément, l’un des types d’attentionadéquats. Avant de confronter ces concepts aux œuvres, il me reste donc à souligner deuxéléments concernant cet ensemble de concepts : d’abord, « nous ferions mieux de parler d’un,plutôt que du fonctionnement approprié d’une œuvre – étant entendu qu’il peut y avoirplusieurs façons correctes, également possibles, d’en assurer l’activation 19 » (etl’implémentation). Ensuite, il faut envisager le caractère graduel de l’implémentation, del’activation et du fonctionnement. Une œuvre peut en effet être implémentée ou activéepartiellement et fonctionne donc plus ou moins bien à différentes occasions.

Sans titre (Sac en plastique, Promesse), 2007-2014L’œuvre Sans titre (Sac en plastique, Promesse) qui a été réalisée en 2007 pour la première foisappartient à la forme du ready-made, un genre qui naît au début du xxe siècle. Matériellement,l’œuvre est constituée d’un sac en plastique et d’un livre, qui ont simplement été assemblés.Comme nous allons le voir, elle correspond particulièrement à l’idée de l’ambivalenceconstitutive des œuvres d’art, à leur open-endedness 20. Cette ouverture du sens pourrait bienêtre liée à la genèse même de l’œuvre. Au contraire de beaucoup d’autres de mes œuvres – au

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moins celles que je ne produis pas uniquement pour moi-même – je ne suis pas parti d’uneidée ou d’un effet précis que je voulais obtenir, mais d’une observation. J’ai trouvé l’œuvreSans titre (Sac en plastique, Promesse) plutôt que je ne l’ai faite. C’était il y a six ans, au momentdu montage d’une exposition à l’École nationale supérieure d’art villa Arson à Nice, qui étaitintitulée L’exposition des idées et regroupait des artistes et des philosophes autour de la notion deconcept en philosophie et en art. C’est au retour d’une pause sandwich en ville que j’ai réalisél’œuvre sans en avoir l’intention. La description de la création artistique que donne MonroeBeardsley correspond en ce sens parfaitement à ce qui s’est passé dans ce cas. Selon Beardsley,(qui s’appuie ici explicitement sur Paul valéry), un artiste « ne cherche pas tant à savoir si cequ’il dit est ce qu’il voulait déjà dire, mais essaie de déterminer s’il veut dire ce qu’il dit 21 ».J’avais dans un kiosque acheté un livre dont le titre était Promesse, que je n’avais pas envie delire et dont l’auteure ne m’était connue que par son nom. frappé par la beauté du livre(d’occasion), je l’ai acheté comme j’achète ou récupère occasionnellement d’autres objets « pour un jour en faire quelque chose ». Je ne l’ai toujours pas lu et ne pense plus le faire. Enun certain sens, lire le livre détruirait, pour moi, son intérêt. Ce n’est qu’à condition de nepas être lu que le livre reste à l’état de promesse. En sortant du kiosque, je l’ai mis dans un sacen plastique blanc – à moins que ce ne soit le vendeur... En remontant les longs escaliers enpierre vers la villa Arson, l’apparence du livre dans le sac blanc semi-transparent m’a frappé.Je crois que l’on peut dire que l’œuvre est née à ce moment-là. À un premier niveau, NelsonGoodman serait peut-être d’accord avec cette idée, car dans l’un de ses textes sur l’activation,il souligne son opposition à la théorie institutionnelle en indiquant que rien ne s’oppose àl’idée qu’une pierre trouvée à la plage soit directement activée comme œuvre d’art, et ce,sans jamais être transférée dans un musée 22. Tout d’abord, il est intéressant de noter que mon ready-made répond, malgré sa genèsehasardeuse, à un grand nombre des symptômes de l’art de Goodman et qu’il présente un casintéressant de mise en relation de l’implémentation et de la réalisation. On peut penser quel’œuvre a été réalisée au moment où le livre a été mis dans le sac. Mais cela n’est pas tout à faitexact. Il se pourrait que l’œuvre ait été faite et défaite à plusieurs reprises pendant le trajet dukiosque à la villa Arson et ce sans que je n’y ai prêté attention. Car il était, pour sa formefinale, essentiel que l’on reconnaisse le titre, sous certaines conditions – il fallait qu’il ne soitni trop lisible ni illisible – mais qu’on ne puisse en aucun cas voir les noms de l’auteur ou del’éditeur. L’accès à ces informations aurait réduit le champ ouvert par le seul titre. D’autre

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part, le sac devait être disposé de façon à lui donner certaines qualités sculpturales. Pourobtenir ces différents effets, il fallait froisser le sac de manière précise. S’il n’est pasimprobable que la relation « juste » entre sac et livre ait été réalisée par hasard lors du trajet,il est clair que la plupart des froissements ne remplissaient pas les conditions recherchées. Comme la relation entre sac et livre était précise et que le sac, disposé de manière adéquateacquérait une certaine présence sculpturale, la moindre modification de la relation sac-livremettait en péril l’œuvre. En ce sens, on peut peut-être dire que l’œuvre est relativementsaturée. En fait, l’aspect instable des ondulations du plastique exemplifiait de manière métaphoriquel’insécurité d’une promesse dont on ne sait jamais si elle sera tenue. Le sac en plastique encourageait également une mise en relation avec ce que les publicitairesappellent des « promesses de vente ». En ce sens, l’objet Promesse pouvait être un tenant-lieu detous les objets que nous achetons, avec l’espérance qu’ils contribuent à nous procurer une viemeilleure. Mais le sac blanc posé dans la vitrine où l’œuvre était exposée, exemplifiait de même uncertain nombre des qualités des sacs dans lesquels on dépose généralement des ordures etpouvait ainsi faire penser à une promesse qui n’aurait pas été tenue. L’aspect sculpturalpouvait contribuer à cette interprétation : le sac s’apparentait à du marbre et pouvait évoquerune pierre tombale. Le spectre des significations allait donc de la promesse à réaliser jusqu’à lapromesse non tenue. Ce dernier ensemble de significations n’avait pas été celui auquel j’avaispensé le plus. Mais pendant les deux semaines où j’ai accompagné des visiteurs dansl’exposition pendant l'été 2007 (en me gardant bien de leur dire que j’étais à l’origine decertaines œuvres), plusieurs spectateurs activaient l’œuvre de la sorte. Je me souviens enparticulier d’une visite avec un groupe d’employées des hôpitaux de Nice, où l’une desspectatrices s’approchait et reculait rapidement à la vue de l’œuvre, en me disant que l’œuvreavait un effet « étouffant ». Elle le liait au sac en plastique. L’œuvre lui semblait parler dudésenchantement et de la fin des promesses. Personnellement, je l’avais plutôt perçue commeévocation d’un bonheur à venir que l’inverse. Je la percevais éventuellement comme critique,mais nullement comme angoissante. Toutefois, rien ne me semblait permettre de rejeterl’interprétation de la spectatrice en question et l’intensité de sa réaction me réjouissait. Euégard à sa réaction, il ne me semblait pas possible de dire que le type d’attention avec lequelelle avait considéré l’œuvre était inadéquat.

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Apparemment l’œuvre présentait beaucoup de ces aspects que l’esthétique de l’effet appelled’indétermination (Leerstellen ou Unbestimmtheitsstellen). Selon Wolfgang Iser, l’un des fondateursde l’esthétique de la réception, ce fait pourrait même expliquer l’intensité de son effet carselon lui, « les ambiguïtés dans la forme font fonction d’énergie motrice 23 » pour l’auto-enchevêtrement (Selbstverstrickung) du récepteur. Selon Iser, notre implication augmenteraitavec le degré de la contribution que nous apportons à la constitution de l’œuvre 24.Il me semble que plusieurs des symptômes de l’esthétique selon Goodman étaient présentsdans l’œuvre. J’ai déjà évoqué la saturation relativement élevée. Celle-ci n’est toutefois pastotale, car il y avait probablement un grand nombre de positions du sac et du livre qui étaientcompatibles avec l’œuvre d’art à laquelle je voulais donner existence et à chaque fois quej’implémente l’œuvre à nouveau, la relation est légèrement différente. Cela tient, commenous allons le voir, au fait que l’implémentation et la réalisation ont ici lieu en même temps.Mais une infinité de positions – notamment celles où le titre est trop immédiatement lisible oucelles où le nom de l’éditeur ou celui de l’auteur apparaissent – sont incompatibles avec laréalisation de l’œuvre. Après un déplacement physique, je passe parfois plusieurs minutes àredisposer livre et sac pour recréer l’œuvre. L’histoire de la pièce confirme la pertinence dudéplacement que Goodman effectue quand il demande « Quand y-a-t-il art ? ». Il s’agit d’une œuvre extrêmement fragile, non pas au sens où ses matériaux le seraient, maisau sens où une petite modification peut toujours entraîner la perte de son statut d’œuvred’art. Elle risque toujours de re-basculer vers un état de fait banal : un livre est dans un sac enplastique. D’ailleurs, le rôle de l’implémentation ici n’est pas seulement celui de rendrevisible l’œuvre, mais aussi de la destiner à un type particulier d’attention. En somme, lemême assemblage que celui qui a été exposé, peut parfaitement exister dans un contexteordinaire. Mais tant qu’il n’y est pas perçu avec l’attention requise, son potentiel esthétiquen’est pas activé. En ce sens, l’implémentation a aussi la fonction de distinguer l’œuvre commetelle et de la destiner à un type d’attention particulier. Mais cela ne veut pas dire que l’œuvren’existerait pas comme œuvre d’art sans ce type d’attention. C’est simplement son activationqui en dépend. Lorsque celle-ci a eu lieu et que l’œuvre a fait l’objet d’une contemplationavec un type d’attention adéquat, Sans titre (Sac en plastique, Promesse) peut égalementtransformer notre vision de l’ordinaire en faisant apparaître le potentiel esthétique desassemblages sac en plastique – contenu dans notre vie quotidienne.

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D’ailleurs, lors d’un déplacement, les différents éléments de l’œuvre redeviennent objetsbanals. Le temps du trajet et de stockage, le sac, qui en est pourtant un élément constitutif,redevient un sac en plastique dans lequel on transporte (ou conserve) un livre. Ce cas estdifférent de celui d’une peinture de Rembrandt utilisée pour boucher un trou dans l’exemplede Goodman. Le Rembrandt reste une œuvre d’art, même lorsqu’il ne fonctionne plus entant que telle. Mon œuvre cesse d’en être une lorsqu’elle n’est plus implémentée. Cettefragilité de l’œuvre en tant qu’œuvre participe pour moi de ce qui la rend intéressante. faired’un sac en plastique et d’un exemplaire d’une traduction française du livre Promesse de Pearl S. Buck l’œuvre d’art Sans titre (Sac en plastique, Promesse), c’est toujours à nouveautransfigurer le banal. C’est aussi par sa ressemblance de surface avec le réel non-artistique qu’ilpeut contribuer à transfigurer notre vision de ce dernier. Un élément qui m’a moins intéressé lors de la réalisation, mais qui mériterait peut-êtrequelques réflexions d'un point de vue goodmanien, est le fait que le livre Promesse est lui-même une œuvre d’art (allographique). Pour en faire une partie de l’œuvre Sans titre (Sac enplastique, Promesse), je dois empêcher le fonctionnement du livre comme œuvre d’art à titreindividuel. L’implication du livre de Pearl S. Buck dans mon œuvre est donc contraire à celledes dessins de Sturgis dans Hockey Seen. Car – du moins selon l’interprétation qu'en donneGoodman lui-même – l’activation des dessins était possible et même nécessaire pour lefonctionnement de l’œuvre Hockey Seen dans son ensemble, alors que Sans titre (Sac enplastique, Promesse), n’existe qu’à condition que le livre Promesse soit mis hors fonction. Lelivre et mon œuvre ne peuvent pas être implémentés simultanément. Une activation du livrecomme livre détruirait l’œuvre Sans titre (Sac en plastique, Promesse).En ce qui concerne la genèse, cet exemple montre bien l’importance de la question dufonctionnement pour la réalisation d’une œuvre. Certains de mes choix sont, certes, denature sémiotique, ils concernent les sens potentiels de l’œuvre, mais je vise aussi des effetsparticuliers sur les spectateurs, qui ne sont pas que des effets de sens. Le fait d’être d'abordincapable de déchiffrer le mot et de devoir s’approcher pour pouvoir le lire, mais de nepouvoir lire que le titre et l’indétermination que cela génère éventuellement, ainsi que le faitde ne pas pouvoir toucher l’œuvre, sont constitutifs de l’expérience que je veux procurer. Laproximité de l’œuvre et d’un objet réel banal permet, lorsque l’œuvre fonctionnepleinement, de transformer la vision du réel ordinaire qu’ont les spectateurs.

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L’art conceptuel et la négation de la formeMême si le ready-made apparaît d’abord comme une pratique conceptuelle, nous voyons icique ce fait n’est ni exclusif d’un travail sur la forme et sur l’expérience sensible de l’œuvre, nimême de la sérendipité au moment de sa réalisation. Sans titre (Sac en plastique, Promesse) sedistingue en ce sens fondamentalement d’une œuvre comme Dessin de De Kooning effacé(1953), une œuvre de Robert Rauschenberg produite par l’effacement d’un dessin de DeKooning. Timothy Binkley affirme en effet que « l’aspect visuel de la “pièce” de Rauschenbergne nous apprend rien d’important à son sujet, si ce n’est peut-être ceci : le fait de lacontempler est sans importance pour sa pertinence artistique 25 ».Il ne s’agit nullement pour moi de contester la possibilité ou la légitimité de la réalisationd’œuvres d’art pour lesquelles l’esthétique ne joue aucun rôle. Mais cela ne fait pas disparaîtrel’esthétique. Je peux accepter que le papier, désormais jauni, et les autres aspects visuels deDessin de De Kooning effacé n’ont aucune importance pour l’œuvre, mais ils sont tout de mêmesignificatifs en eux-mêmes et il est impossible de retirer cette signification en la déclarantinexistante. L’une des illusions constitutives de l’art conceptuel que l’on retrouve aujourd’hui chezcertains artistes néo-conceptuels est l’idée que des formes neutres, non-esthétiques, existent.Or, nier l’esthétique ne revient pas à la supprimer ni à faire disparaître la signification desformes choisies. Même l’inscription d’un texte ou d’une phrase sur un mur donne existence à une formesignifiante dans la mesure où les typographies s’inscrivent dans une histoire des formes etévoquent des périodes, voire des idéologies. Dès qu’un artiste expose un lettrage, il ne donneplus simplement à lire une idée. Ainsi l’utilisation de la typographie Arial par l’artiste néo-conceptuel Stefan Brüggemann renvoie à Microsoft, dont c’était longtemps la typographiestandard. Conçue par Monotype, il s’agit d’une typographie qui ressemble à tel point àHelvetica qu’on la considère souvent comme une copie au rabais, censée éviter le paiement defrais de licence. Dans une exposition, le fait d’écrire un statement en Arial fait ainsi sens avec (etéventuellement contre) le contenu verbal 28. La maîtrise de ce type d’effets n’est possible qu’à condition de penser la forme, même dansl’art conceptuel. Une œuvre conceptuelle comme Art Works (1968) de Stephen Kaltenbach,constituée d’une plaque en cuivre qui porte l’inscription éponyme est un excellent exemplede l’efficacité d’une œuvre d’art conceptuelle qui joue le jeu de la forme. Elle donne lieu à un

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jeu référentiel plein de tensions et de contradictions. En lui-même, le jeu de mots (qui met enrelation « art works », l’art fonctionne, et « artworks », œuvres d’art) n’est pas particulièrementintéressant. Mais lorsqu’il se retrouve sur la plaque, la signification verbale des mots et lasignification du support contribuent de manière égale au sens de l’ensemble. Ainsi l’existenced’une plaque à la mémoire des œuvres d’art peut être interprétée comme un signe de leurdisparition. Mais l’affirmation « l’art fonctionne » semble en même temps contredire cetteidée. Si on combine les deux couches de signification, on peut en venir à penser que ladisparition des œuvres d’art n’empêche pas le fonctionnement de l’art. De manièrecondensée et en impliquant fortement le récepteur, l’œuvre affirme donc une idée centrale del’art conceptuel. Mais l’œuvre va encore plus loin : après tout Art Works est une œuvre d’art – qui fonctionne comme art. Son existence s’oppose donc à l’idée de la disparition des œuvresd’art qu'elle affirme. Lors d’une activation de l’œuvre qui prend en compte la forme et lecontenu verbal et en cherche les interactions, elle devient une merveilleuse machine à penser.

L’évaluation des œuvres et les symptômes de l’esthétiqueGoodman lui-même insistait sur le fait qu’il appartient au critique, et non au philosophe, defaire le travail de l’évaluation. Mais il ne nie pas que sa théorie peut donner des outils pour lacritique. Il me semble, quant à moi, que la qualité artistique augmente ceteris partibus lorsquele fonctionnement symbolique d’une œuvre est complexe et multiple, recèle éventuellementdes tensions, mais est exempte de contradictions malvenues. Ainsi, ce qu’Art Works exemplifiepar sa forme – l’œuvre est un échantillon de plaques commémoratives – joue un rôle nonmoins important pour son fonctionnement symbolique que la signification des mots, leurdécoupage et le contexte historique de l’œuvre. Or, en ce sens une œuvre comme Art Works est, par exemple, plus riche que la plupart desnéons d’exposition, si fréquents dans l’art conceptuel et dans l’art néo-conceptuel actuel.L’utilisation du néon y est rarement justifiée par le sens de l’œuvre. Il est seulement une jolieforme utilisée pour afficher un aperçu dans un espace. Les formes visuelles et matérielles n’yont alors pas de relations riches avec le contenu verbal de l’œuvre. Si une relation claire entre contenu verbal et forme existe dans les nombreuses « tautologies » del’art que l’artiste Joseph Kosuth a mises à l’honneur dès les années soixante, cette relation estrarement intéressante ou riche. Une œuvre comme Five words in blue neon (1965) du même Kosuth

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donne à voir exactement ce que son contenu verbal décrit. Mais en tant que telle, elle n’enrichitnullement notre expérience. Elle ne (nous) fait rien. Je ne résiste pas à citer une remarque de KarlKraus sur l’écriture qui s’applique aussi dans ce contexte : « ce que les bouffons prennent pouraphorisme ou poésie, est tout au plus “une forme réussie” que le poète emprunte pour y mettreune idée de toute façon achevée ou un sentiment qui serait déjà présentable en lui-même, afin quele spectateur s’en réjouisse 27. » Pour Kraus, forme et contenu doivent au contraire avoir unerelation que l’on pourrait qualifier de fusionnelle. Or, au contraire de l’idéal revendiqué par Kraus – qu’il s’agisse de poésie ou d’art contemporain – trop souvent il est possible de séparerinformation et forme sans pertes significatives. La forme sert alors d’enveloppe qui ajoute uneplus-value esthétique à un concept, une idée ou un aperçu. Il me semble aussi que les œuvres où ilen est ainsi ne répondent qu’à fort peu de symptômes de l’esthétique. Nulle densité syntaxique ousémantique, peu de saturation, pas d’exemplification ou une exemplification très littérale commechez Kosuth. Enfin, une référence simple et sans complexité. Si ces manques ne permettent certespas de nier le caractère artistique (ou esthétique) d’œuvres comme celle de Kosuth – cela n’auraitd’ailleurs aucun intérêt – je me demande tout de même s’il ne s’agit pas de symptômes d’unmanque de qualité artistique. La réception de l’art entraîne parfois la création artistique chez moi, mais l’impulsion pour créerune œuvre me vient presque aussi souvent de l’aspect insatisfaisant de ce que je vois, que de lasatisfaction que les œuvres existantes me procurent. L’exploration des interactions entre les motset leur mise en forme est un élément central de mon travail. Plus précisément, c’est la questiondes effets sur un public qui m’attire, la possibilité d’atteindre cette transformation de la vision dontparle aussi Goodman au sujet de Hockey Seen. Même lorsqu’une œuvre est seulement basée sur lamise en espace d’un texte, le fait de connaître l’environnement où les spectateurs en prennentconnaissance donne des possibilités qui n’ont pas d’équivalent dans l’écriture, qu’elle soitphilosophique ou littéraire. La raison en est simple : la forme du livre ne permet pas de maîtriserquand, où et comment un lecteur prend connaissance de ce qui a été écrit. Une deuxième œuvre,beaucoup plus minimale que la première, aidera peut-être à éclairer ce point.

Sens de la visite, 2007-2014Réalisée à la même occasion que Sans titre (Sac en plastique, Promesse), il s’agit d’une œuvredont l’implémentation correcte peut cacher qu’il s'agit d’une œuvre. Autrement dit : là où

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l’implémentation de Sans titre (Sac en plastique, Promesse) vise entre autre la distinction del’œuvre d’autres objets ordinaires, celle de Sens de la visite vise, dans un premier temps, laconfusion de l’œuvre avec un objet ordinaire et les qualités esthétiques n’y jouent qu’un rôlesubordonné, même si sa forme est essentielle pour camoufler qu’il s’agit d’une œuvre et pourl’ancrer dans un contexte précis : celui de la signalétique. Une conséquence particulière decette approche est que la première activation de Sens de la visite peut avoir lieu sans que lesspectateurs réalisent qu’il s’agit d'une œuvre. Dans la version dont je vais parler ici, il s’agitd’une petite plaque apposée sur un pilier face à l’entrée de l’exposition et qui reprend lesconventions formelles de la signalétique du lieu d’exposition, à ceci près qu’une flèche estabsente et que rien dans l’accrochage des œuvres de l’exposition n’imposait un accès par lagauche ou par la droite. voici le texte que j’ai rédigé à l’attention des visiteurs dans le petit fascicule qu’on leurdonnait une fois qu’ils avaient pénétré dans l’exposition (et donc après avoir été confronté àl’œuvre) :

Reprenant la typographie des affichages à la Villa Arson, l’œuvre mime la signalétique des musées et questionne ainsil’acception purement conventionnelle des mots dans un contexte donné. En effet, dans un contexte particulier – comme celui du musée, de l’autoroute, etc. –, n’importe quelle signalétique acquiert un sens immédiat, donnéd’avance en quelque sorte, au détriment des autres sens des mots qui disparaissent derrière le sens utilitaire. Àl’inverse des indications homonymes habituelles dans les musées, qui limitent la liberté du spectateur, l’absence deflèche est ici une invitation à la constitution du sens de la visite par le visiteur.

Dans le catalogue, avec un petit tirage pour l'exposition, j’ai mis mon travail en relation avecun élément central du projet philosophique de Wittgenstein – dont il est l’exacte contraire. Làoù ce dernier indique qu’il souhaite reconduire « les mots de leur usage métaphysique versleur usage ordinaire 28 », projet philosophique auquel je suis sensible, je souhaitais avec cettepetite pièce faire l’inverse. Le sens du mot « sens » qui prime dans un contexte d’expositionest celui de « direction ». En raison de l’omission de la flèche, l’indication devenait inopérantecomme indication de direction. La réaction de beaucoup de visiteurs était alors un légertrouble puis le libre choix d’une direction – qui devait maintenant se faire de manière plusconsciente. C’était là déjà un premier effet intéressant. Mais il y avait plus : un ensembleverbal qui est dans le contexte institutionnel une indication du sens, donnée par celui qui

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connaît le sens à celui qui ne le connaît pas, devenait ici plutôt une invitation à la déterminationdu sens de la visite – et ce dans le sens directionnel autant que sémantique.Ainsi, un visiteur m’a dit l’avoir compris lorsqu’il entendait le mot « sens » dans un entretienqui faisait partie d’une autre installation de l’exposition. Et c’est bien à un effet deretardement que visait l’œuvre. Peut-être a-t-elle permis à certains habitués des « visitesculturelles » de s’interroger sur le sens de leur activité lorsqu’ils voyaient le même typed’indication dans un musée où il fonctionnait de manière habituelle.C'est lorsqu’un collectionneur m’a demandé s’il était possible d’acquérir l’œuvre que j’airéalisé que je ne fus plus du tout sûr de son statut ontologique. Le collectionneur voulait selontoute apparence acquérir la plaque exposée. Mais l’œuvre me semblait dans sa version « Arson » perdre son sens lorsqu’on la sortait de son contexte. L’installation telle quelle àl’entrée d’une villa qu’envisageait le collectionneur ne constituerait pas une implémentationadéquate et empêcherait à coup sûr l’activation de l’œuvre. Dans la forme où elle étaitexposée elle était adaptée au seul contexte d’une exposition à la villa Arson. Installée ailleurs,en particulier dans un contexte non-institutionnel, elle apparaîtrait immédiatement commeun élément étranger. On ne pourrait pas se tromper sur son sens. Or le fait que l’on tendd’abord à se tromper est essentiel à son fonctionnement. Ce fait même révèle quelque chosesur notre manière habituelle de prendre pour acquis que nous comprenons ce que l'on nousdit. Si on déracine d’un lieu d’exposition la plaque telle quelle, elle devient comme un objetde culte que l’on exposerait pour ses seules qualités historiques ou esthétiques. Il fait partie des conditions d’implémentation de l’œuvre qu’elle soit installée dans le contexteinstitutionnel d’une exposition (et chaque nouvelle implémentation de l’œuvre demande unenouvelle réalisation préalable en fonction du contexte donné). Ici encore, c’est ce que l’œuvre peut faire à son public plus que ce qu’elle veut dire quim’intéresse. Le contenu verbal est essentiel et l’œuvre tourne autour du sens des mots, maispour une implémentation réussie, les choix de forme sont également indispensables. Ce sonteux qui permettent que l’on se trompe, dans un premier temps, sur son sens.Il y a un dernier élément que cette œuvre met en exergue : l’information sur la nature d’uneœuvre peut la rendre inopérante. Sens de la visite ne peut plus avoir l’effet désiré sur un visiteurqui la verrait juste après avoir été informé de son existence et de sa nature. D'ailleurs, lesfeuilles d’information sur l’exposition étaient disposées à l’intérieur de la première salle pouréviter que les explications ne viennent troubler l’activation naturelle de l’œuvre.

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J’espère avoir réussi à montrer que Goodman se rapproche par endroits de l’esthétique del’effet plus que de la sémiologie et de la logique et que mes réflexions contribueront à clarifierles concepts d’implémentation et d’activation. Même si Nelson Goodman les introduitrelativement tard dans sa philosophie, il me semble difficile de rendre compte de la pratiqueartistique sans eux. J’espère plus généralement que l’analyse philosophique de certaines de mes propres œuvresainsi que l’évocation d’analyses de pièces plus classiques ont permis de montrer l’intérêtd’une démarche critique qui prend appui sur la conceptualisation philosophique et vice versa.Enfin, il me semble important de vérifier avec un corpus élargi d’œuvres et en concertationavec d’autres critiques d’art si les symptômes de l’esthétique peuvent effectivementcontribuer à l’évaluation des œuvres.

NOTES1. Jacques Morizot/Roger Pouivet, La Philosophie de Nelson Goodman. Repères, Vrin,

Paris, 2011, p. 10.

2. « Introduction. Aims and Claim », Journal of Aesthetic Education, Vol. 22, n° 1, 1988,

p. 1-2, p. 1.

3. Rabbit, Run, une seconde œuvre est créée avec Martha Gray et le compositeur Joel

Kabakov en 1973. Variations : An Illustrated Lecture Concert a été créée en 1985.

L’œuvre combine une projection de diapositives des Ménines de Velázquez, un choix des

variations que Picasso a réalisées à partir de l’œuvre de Velázquez et l’œuvre musicale

Las Meninas créée par le compositeur David Alphers à partir du travail de Picasso.

Selon la page web du compositeur, Nelson Goodman lui aurait passé commande de l’œuvre

musicale et celle-ci aurait été présentée plus de 25 fois dans différents pays du

monde. Goodman a réalisé l’arrangement des différents éléments visuels et de l’œuvre

musicale. Variations serait sans doute un objet particulièrement riche pour analyser

les relations transesthétiques.

4. « His efforts to oversee even the most minute aspects of the project are

remarkable for someone whose scholarly contributions deal mainly with

abstract’theoretical issues. » (Curtis L. Carter « Nelson Goodman’s Hockey Seen : A

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Philosopher’s Approach to Performance », Jale N. Erzen (ed.), Congress Book 2 :

Selected Papers: XVIIth International Congress of Aesthetics, Sanart Association

of Aesthetics and Visual Culture 2009, Ankara, p. 57-67, p. 63).

5. « Werk gewordene Vorstellung von der Wirkung des Werkes » (Wolfgang Kemp,

« Zeitgenössische Kunst und ihre Betrachter. Positionen und Positionszuschreibungen »,

Wolfgang Kemp (dir.), Zeitgenössische Kunst und ihre Betrachter. Jahresring. 43.

Jahrbuch für moderne Kunst, Köln, 1996, p. 22, ma traduction.

6. « [Hockey Seen] demonstrates how our whole perception and conception of the game

alters drastically by association with the distilled dynamism of the drawings, dance

and music, while these take on new characteristics and intelligibility in relation to

the familiar subject-matter as it also is being transformed » (Nelson Goodman,

unpublished manuscript dated January 15, 1980, Hockey Seen Archives, Haggerty Museum of

Art at Marquette University, cité par Curtis L. Carter, art. cit., p. 64).

7. Voir Bernard Vouilloux, Langages de l'art et relations transesthétiques, Éditions de

l'Éclat, Paris, 1997.

8. Voir pour une introduction de certains de ses enjeux centraux : Isabelle Kalinowski,

« Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », Revue germanique internationale,

8, 1997.

9. Voir Wolfgang Kemp, Der Anteil des Betrachters, Mäander-Kunstverlag, Mittenwald,

1983.

10. Paul Valéry, Tel quel, Gallimard collection « Folio », Paris, 2001, p. 13.

11. Nelson Goodman, « L'art en action », Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot,

Roger Pouivet (éds), Esthétique contemporaine, Vrin, Paris, 2005, p. 143-157, p. 145.

12. Voir Bernard Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, op. cit.,

p. 9-22 pour une analyse très différenciée de la réception sémiologique de l’œuvre de

Goodman et les différences fondamentales qui l’en séparent.

13. Nelson Goodman, « Conversation avec Frans Boenders et Mia Gosseli », L’Art en théorie et en

action, Jean-Pierre Cometti & Roger Pouivet (trads.), Éditions de l'éclat, 1996, p. 121/122.

14. Paul Valéry, Tel quel, op. cit., p. 146.

15. Voir Jean-Pierre Cometti, « Activating Art », The Journal of Aesthetics and Art

Criticism, Vol. 58, n° 3, p. 237-243, p. 237.

16. « For functionalism, any condition or aspect contributing to the aesthetic

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CORPUS

functioning of a symbol is significant, though such conditions and aspects may be

various. Those that actually pertain to the symbol as such seem to play the main role

in such functioning; they are the means by which a symbol refers, whether by way of

denotation, depiction, or exemplification. » (Ibidem, ma traduction).

17. Nelson Goodman, « L’implémentation dans les arts », L’Art en théorie et en action,

op. cit., p. 54-59, p. 54-55.

18. Nelson Goodman, « L'art en action », L’Art en théorie et en action, op. cit., p. 144-145.

19. Nelson Goodman, « L'art en action », L’Art en théorie et en action, op. cit., p. 145.

20. Voir Kendall L. Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the

Representational Arts, Harvard University Press, Cambridge/London, 1990, p. 307.

21. « As the poet moves from stage to stage, it is not that he is looking to see whether he is

saying what he already meant, but that he is looking to see whether he wants to mean what he is

saying » (Monroe C. Beardsley, « The Creation of Art », Journal of Aesthetics and Art Criticism,

Vol. 23, n° 3, 1965, p. 299). Dans son article, Beardsley s'oppose à une vision déterministe de

la création (qu’il attribue à Rudolf Arnheim) selon laquelle la création d’une œuvre d'art

correspondrait à l’exécution d’un plan.

22. Voir Nelson Goodman, L’Art en théorie et en action, op. cit., p. 57-58. Soulignons

toutefois que l’association de la théorie institutionnelle au musée est réductrice.

George Dickie, principal défenseur de la théorie institutionnelle, pourrait tout à fait

accommoder l’idée d’un devenir œuvre d'art de la pierre à la plage même,

puisqu’il’suffit selon Dickie que la personne qui effectue la transformation considère

d’elle-même qu'elle appartient au monde de l’art.

23. « Ambiguitäten im Gestaltbildungsprozess […] funktionieren als Antriebsenergie »

(Wolfgang Iser, Der Akt des Lesens, Wilhelm Fink Verlag, München, 1976, p. 211).

24. Voir ibidem.

25. Timothy Binkley, « “Pièce” : Contre l’esthétique », Gérard Genette (éd.)/Claude Hary-Schaeffer

(trad.), Esthétique et poétique, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p. 33-66, p. 4.

26. Pour une analyse du travail de Brüggemann et des problèmes qu’il pose voir Klaus Speidel,

« Stefan Bruügemann au FRAC Bourgogne », Art 21, 20, Novembre/Janvier 2009, p. 56-59.

27. Karl Kraus, Die Fackel 345/346, Vienne 1912, p. 36, ma traduction.

28. Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Françoise Dastur (et al.), (trads.),

Gallimard, Paris,2004, § 116, p. 85.

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