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Marcel Nicolet Prison ferme B ERNARD C AMPICHE E DITEUR

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Marcel Nicolet

Prison ferme

B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R

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« PRISON FERME »,TROIS CENT SOIXANTE-QUATRIÈME OUVRAGE

PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR,A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION

DE JANINE GOUMAZ ET DE BETTY SERMAN

COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE

PHOTOGRAPHIE DE COUVERTURE : « À LA PRISON DE GORGIER,SEUL LE BÉTON EST ARMÉ »

UN MUR, QUELQUE PART, À BELLEVUE

(© MARCO BONIFAZI, ANIMATEUR SOCIOCULTUREL DE LA PRISON)PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PIERRE-YVES MASSOT, FRIBOURG

PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY

IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,CLERMONT-FERRAND

(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)

ISBN 978-2-88241-402-1TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2016 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH

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Tous ces souvenirs se perdront dans l’oublicomme des larmes se perdent dans la pluie.

D’après Blade Runner,film de Ridley Scott, 1982,

inspiré d’un roman de Philip K. Dick

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SUITE À UNE REQUÊTE DES FILLES DE L’AUTEUR, QUELQUES PAGES

ONT ÉTÉ RETIRÉES DE L’OUVRAGE

AVEC L’ACCORD DE MARCEL NICOLET

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J’AI FAIM

I L FA U T que je mange. Un besoin irrépres-sible. Un gouffre sans fond. Mais pas maintenant.Je dois attendre. Encore un patient. Habituelle-ment, je les aime bien. Partager leur souffrance etsurtout pouvoir les aider. L’essence de mon travail.Mais quand j’ai faim, plus rien n’existe. Et là, je faisface à un boulimique hypocondriaque ballottéentre la culpabilité de son trouble alimentaire et lapeur d’un cancer induit. De l’estomac, évidem-ment. Ce n’est pas le cancer qui le ronge. Mais laboulimie. Comme moi. Entendre mes propresplaintes dans la bouche d’un autre, tout en perce-vant mon incapacité à les traiter, est une intensefrustration déclenchant en elle-même le besoin decompenser. En mangeant. Alors, je pense à autrechose. Pas à l’histoire de mon malade. Mais à monmenu. Celui que je mangerai une fois qu’il seraparti. Celui que j’irai acheter en catimini dans la

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grande surface à côté de mon cabinet. Celui quej’avalerai seul dans mon bureau, masqué par un cor-net banalisé. Comme ces Américains qui cachentleur alcoolisme. Pour me donner l’illusion que cen’est pas de la nourriture. Le plus pratique, c’est enfin d’après-midi, lorsque les secrétaires tapent lesrapports de consultations ou stérilisent le matérield’endoscopie. Juste le temps de faire les courses,puis s’empiffrer dans le bureau. Mais pas trop. Ilfaut éviter de devoir vomir au cabinet. Lesemployées finiraient par savoir. Ce qui est mauvaispour la gestion du personnel. En outre, en find’après-midi, c’est juste avant le souper. Ainsi, jepeux manger normalement en famille, en me pré-remplissant avant de passer à table. Puis, je me sou-lage dans les toilettes publiques du parking. Carévidemment je parque la voiture après souper. Enne vomissant pas à la maison, je garde l’illusion quepersonne ne s’en rend compte. Comme si c’étaitpossible. Bien sûr, je l’avais dit à ma femme. Avantqu’on se marie. Elle tolérait. Au moins au début.Mes revenus conséquents de gastro-entérologuecompensaient. Du moins je le croyais. Unecroyance devenue vérité par la force de mon déni.Avec les enfants, cela devint plus délicat. Ilsvoyaient que papa mangeait beaucoup, malgré sesexcès de plus en plus fréquents avant de rentrer dutravail. On comprenait de moins en moins mesallers et retours au parking. Et surtout, j’avaispeur de le transmettre à mes filles. Les réunions defamille ou les soupers entre amis n’étaient plus qu’unprétexte pour assouvir ma boulimie. Plus d’un s’enétonnait, d’ailleurs, en me voyant avaler autant

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d’aliments et d’alcool. « En plus, il ne grossit mêmepas ! Comment fait-il ?» Une question embarras-sante pour ma propre femme, Stéphanie. L’aspectludique d’Obélix à table devait lui échapper. Maispas à moi, qui continuai de m’alcooliser et de man-ger, tel un Romain orgiaque et décadent. Chercherde l’aide à l’extérieur était une évidence que je merefusais à voir. Je n’arrivais toujours pas à accepterce que pourtant je n’hésitais pas à proposer à mespatients. Puis un jour Stéphanie m’a trompé. Lasséesans doute de mes excès, elle fut séduite par unhomme regardant ses beaux yeux plutôt que sonassiette. Elle voulait divorcer. Alors, je suis alléconsulter.

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LE PSY

C ’ E S T la deuxième fois que j’en vois un, luiai-je dit. Racontez-moi m’a-t-il répondu. La pre-mière fois, je voulais divorcer de celle qui allaitdevenir mon ex-femme. J’ai arrêté les consultationsaprès le divorce. Cette fois, c’est ma deuxièmefemme qui veut divorcer. Alors je m’inquiète. For-cément. Et je viens vous voir. Ah ! Vous avez certai-nement deviné que ma dérision masque ma souf-france. Mais pas suffisamment pour être efficace. Jesuis à la dérive. Ma femme veut divorcer. Mon uni-vers s’effondre et je ne peux pas rejeter la faute surelle sans me remettre en question. Je suis bouli-mique depuis mon adolescence et je m’en accom-mode en feignant l’ignorer. Ce qui convient dansune relation superficielle s’avère impossible faceaux personnes que j’aime et qui m’aiment. Lasuperficialité me permet de cacher mon vice auxautres. Comme ils ne le voient pas, il n’existe pas.

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Mais, proche des gens que j’aime, il me revient enpleine figure comme un boomerang. De l’ignoreraccroît le fossé de l’incompréhension et la souf-france de tous. La boulimie, c’est comme unedrogue. Lorsque vous êtes en manque, plus rienn’existe. Vous n’avez pas d’autres choix que d’as-souvir votre dépendance. Et là, je venais de déballerma souffrance. Vomir en quelque sorte. Pour compenser, il m’a proposé un suivi hebdomadaire.Vu mon humeur déprimée, il m’a aussi prescrit unantidépresseur. De la Fluctine®. C’est bon pour laboulimie. Paraît-il.

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SOUTIEN THÉRAPEUTIQUE

J E S U I S viscéralement attaché à mes filles, etne plus les voir est un crève-cœur. Si l’amour pater-nel se comprend aisément, le viscéralement est plusflou. Surtout pour un boulimique. Alors j’ai dûexpliquer. En fait, c’est lui qui m’a fait comprendre.L’histoire de mes parents m’avait toujours intrigué.Je ne les voyais pas faits l’un pour l’autre. Appa-remment mon père non plus. Du moins, c’est cequ’il a dit à ma mère quand il a voulu rompre.Peine perdue. Elle était enceinte. De moi. Je n’étaispas encore né que déjà je dérangeais. Il voulaitqu’elle avorte. Pas elle ! Pourquoi ? Parce qu’ellem’aimait ? Non. Simplement, elle avait peur del’opération. Et cela coûtait cher aussi. À l’époque,ils n’avaient pas le sou. Pas davantage après,d’ailleurs. J’exagère ? Fantasmes d’un ado aigri ?Non. J’ai eu la confirmation du scénario de labouche même de mon père. Lors d’une discussion

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en tête à tête. Il a pleuré. Beaucoup pleuré. Il m’aaussi dit qu’il m’a aimé. Ensemble. Quand j’aigrandi. Que maintenant il était fier de moi et demes études de médecine. D’avoir réussi dans la vie.Les faits, je les connais, mais leur sens, ce n’estqu’aujourd’hui que je les perçois. Quand je suis né,ils m’ont appelé Marco. Il n’aurait pas pu m’appelerDésiré. Parce que je ne l’étais pas. Ils m’ont laissébrailler et m’ont alimenté pour que je me taise. Unschéma moteur coulé dans le bronze de mes neu-rones me poussant irrésistiblement à manger quandje suis contrarié. Ils m’ont négligé et laissé grandirdans la rue. Je n’étais pas l’enfant battu souffre-douleur. Simplement, je n’existais pas aux yeux demes parents. Alors oui. Divorcer, quelque part,pour moi, c’est abandonner mes filles. Toujours etencore, je retrouve l’abandon à chaque tournant dema vie. Une destinée tragique qui se répète. J’aimemes filles. Je veux les voir grandir. Et je ne peuxplus parce que je dois impérativement travailler.Sans fin. Sans repos. Sans espoir. C’est vrai, je vismal l’abandon. Surtout parce que je le revis. Tropsouvent à mon goût. Lorsque j’étudiais la médecineà Genève, j’étais très lié à une étudiante de mavolée, au point que je vivais pratiquement dans sonstudio. Un jour, elle m’a mis à la porte. Sans expli-cation. Une souffrance profonde que j’ai avidementcomblée en sortant avec une autre étudiante. Peut-être aussi par quelques crises boulimiques. Mais decela, je ne me souviens plus. Quinze jours plus tard,elle m’a appelé : «Viens me chercher Marco… jesuis à l’hôpital. » Elle venait de se faire avorter.Contrairement à ma mère.

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RÉVEIL

L A R A D I O somnole ses mélodies matinales,le programme des lève-tôt entrecoupé de flashes-info. Dans les deux cents mètres carrés vides del’appartement familial. À part moi. Seul à sirotermon litre de café. Pour rester éveillé. Aujourd’hui,j’ai un gros programme d’endoscopie à l’hôpital.Mes mains tremblent. Est-ce le café ? La Fluctine® ?Le manque de sommeil ? Sûrement un peu des trois.Ce matin, je commence une heure plutôt. Pour finiren avance. Je vais chercher les filles à 15 heures. J’aiprévu d’aller à la piscine. Je leur ai appris à nager. Àskier aussi. Puis on ira faire des courses et je leurferai à souper : des cordons-bleus, des pâtes et unecrème chocolat pour le dessert. Pas très diététique,mais elles adorent. Moi aussi. Puis on regardera unevidéo ensemble. Je leur ai acheté la série TV de LaPetite Maison dans la prairie. Une image idyllique defamille modèle. D’une famille que je n’ai pas eue et

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que mes filles n’auront pas non plus. On se met lestrois sur le divan, moi au milieu, une fille de chaquecôté. Le bonheur. La larme à l’œil aussi. Une larmede crocodile divorcé. Une larme d’abandon. Puis, jeles couche. Parfois, je leur lis une histoire. Le plussouvent, je leur donne simplement la main, couchéprès d’elles, en attendant qu’elles s’endorment.Depuis que Stéphanie est partie, elles veulent dor-mir ensemble dans la chambre d’amis. Alors je memets au milieu et, fréquemment, je m’endors lepremier. Cette fois, elles se sont réveillées plus tôtque d’habitude. Elles voulaient rentrer chez leurmère. Pas de problème. Je n’aurais pas dû. Mamann’était pas seule. Ah ! On a dû repasser une heureplus tard. Le temps que l’amant se douche, s’habilleet déjeune. Avant de s’en aller. Évidemment, àcause de moi, elle a dû présenter son amant auxfilles. Ce qui est perturbant. Pour les filles. «Maisc’est toi notre papa !», m’ont dit en chœur Marie etMarion.

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RENCONTRE HEBDOMADAIRE

J E PA S S E mes nuits à ruminer. Parce que jene dors pas. Parce que je souffre. Parce que je penseà mes filles. Parce que je les abandonne. Commemes parents et apparemment leurs parents avanteux. Ah oui ? Expliquez-moi ! Je savais que mongrand-père paternel n’aimait pas son fils, mon père.Parce qu’il me l’a dit. Sans toutefois préciser com-ment cela se traduisait. J’imagine qu’il savait dequoi il parlait et qu’inconsciemment je ne voulaispas en savoir plus. En revanche, ma mère ne parlaitjamais de ses parents. Alors que j’étais étudiant dedernière année de médecine à Genève, en 1981,j’appris que mon grand-père maternel venait d’ydécéder. Dans l’anonymat. Seul. Comment l’ai-jesu ? Mes parents ont reçu la facture d’incinérationde la Ville de Genève. Il était indigent. Clochard.L’administration communale avait retrouvé la tracedes descendants. D’où la facture. Ma mère refusait

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de payer. Elle ne voulait rien savoir, et mon pères’en est finalement acquitté. Il se sentait obligé.Parce que cela se fait. Et ? Rien. Mon père n’a pasconnu son beau-père. Ma mère ne voulait pas enparler. Je suis depuis quatre ans à Genève où vitmon grand-père maternel comme clodo. Il estdécédé et on n’a rien à me dire. On ne veut paspayer. Pas d’autres commentaires. Ma mère agrandi à la ferme familiale de Porsel, un petit vil-lage rural du canton de Fribourg. Je ne sais pas sielle est allée à l’école, mais le résultat des courses etdes cours est qu’elle est illettrée. Elle reconnaît leslettres et les chiffres. Mais rien de plus. À dix-huitans, elle est venue à Bulle, comme sommelière. Elley a connu mon père et je suis né lorsqu’elle avaitvingt ans. Pourquoi détester son père ? Aucuneréponse. Est-ce qu’il t’a fait des choses ? A-t-ilabusé ? Aucune réponse. Il buvait. Il est parti àGenève et le frère de ma mère a repris le domaineagricole. Est-ce que ton frère et ta sœur vont payerune partie des frais d’incinération ? Je ne sais pas.J’ai essayé à plusieurs reprises, des années plus tard,de revenir sur le sujet. Toujours rien. Quel terriblesecret est enfoui à Porsel ? Un secret qui sembletoucher toute la fratrie. Jamais je ne le saurai, ce quin’empêche pas d’échafauder des hypothèses. Et depenser qu’un jour je décéderai à Genève ou ailleurset que, peut-être, mes filles ne lèveront pas le petitdoigt.

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MON PSY PRÉFÉRÉ

I L PA R A Î T que je suis très dur avec mesparents. C’est vrai, mon père voulait me faire pas-ser. Mais surtout, on a pu en parler et on s’estretrouvés. Si lui a pleuré, moi aussi. Et cela justeavant qu’il décède. Ah ! Racontez-moi ! Mon père seplaisait à Bulle, la ville de son enfance, avec sonchâteau, sa Grand-Rue et sa place du Marché. Enfin de semaine, il retrouvait ses amis dans sa tour-née des bistrots. Son préféré était le Fribourgeois, le«Frib» pour les habitués, célèbre à la ronde pourson orchestrion et ses fondues. Il y récitait despoèmes de Robert Lamoureux et refaisait le mondeautour de trois décis de vaudois. Il jouait aussi de laguitare. Bien sûr, on ne pouvait pas échapper auxJeux Interdits. Mais c’est surtout avec son groupe,Les Cigales qu’il préférait jouer. Une à deux fois paran, il donnait un concert à la Maison Bourgeoisiale,pour les retraités. En fait, il jouait surtout pour se

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retrouver entre amis. La semaine, il avait son maga-sin. Un commerce de fruits et légumes où j’ai travaillétoute mon adolescence pour payer mes études demédecine. Puis un matin, il a eu mal ventre. Il n’apas appelé son fils gastro-entérologue dont c’est laspécialité. Il ne voulait pas déranger. On posa tardi-vement un diagnostic d’appendicite. Il fut opéré etdécéda au quatrième jour postopératoire. Sans êtreranimé. Il a fait un choc probablement septique enpleine nuit. L’assistante de garde l’a vu alors qu’ilétait toujours conscient. Quand il est devenu coma-teux, elle a appelé l’anesthésiste de piquet qui n’a puque constater le décès une demi-heure plus tard, àson arrivée. Une expertise extrajudiciaire a conclu àl’absence de responsabilité de l’hôpital. Néanmoins,sur cette base, l’assurance responsabilité civile a versé100000 francs à ma mère. Pour solde de toutcompte. L’alternative, c’était le procès. Dix ans deprocédure et de souffrance. Au minimum. Alors, j’airenoncé. Pour moi, c’était trop dur. J’avais vu monpère le soir de son décès. J’avais vu qu’il n’était pasbien et appelé le médecin de garde. Le même qui nel’a pas réanimé. On a parlé d’une infection et d’autrespossibilités diagnostiques. Surtout, j’avais hésité à lefaire transférer à l’hôpital cantonal. En effet, il n’yavait pas de soins intensifs dans l’hôpital périphé-rique où il avait été opéré. «C’est difficile de soignerla famille d’un confrère», m’a-t-il dit. Peut-être.Mais maintenant, je me sens coupable d’avoir laissémourir mon père. Je me sens coupable d’être bouli-mique face à mes filles. Je me sens coupable d’avoirdivorcé à cause de ma boulimie. Je me sens coupableface à Stéphanie. Je me sens coupable d’exister.

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HUIT MÈTRES CARRÉS

L’ A M P O U L E diffusait une lumière cruedans la cellule au mur blanc. Un cauchemar blancpour idées noires. J’avais tiré. Les yeux de Stépha-nie me regardaient et j’avais tiré. J’ai fermé lesyeux et j’ai tiré. Je l’ai tuée. Les filles étaientaccourues. Je leur ai dit, j’ai tué Maman. « Pourdu semblant ? », avait répondu Marie. Quel cau-chemar. Je me réveillais en plein cauchemar. Alorsje les ai conduites chez la voisine. Ils m’ont enlevémes habits. Tous mes habits. Les besoins de l’en-quête, sans doute. Je grelotte dans le trainingréglementaire. Quelle heure est-il ? Quelle impor-tance. Le temps, comme ma vie, s’est arrêté. Sté-phanie et nos filles étaient ma raison de vivre. J’aitué Stéphanie. Et toujours ses yeux qui me regar-dent. Huit mètres carrés, un lit, une table, un W.-C.,une télévision et le vide de mon existence. Ledésarroi. L’angoisse. La solitude. L’isolement.

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Même libre, je serais prisonnier des huit mètrescarrés de mon esprit. Peut-être que je l’étais déjàavant, avant qu’il soit trop tard. Pourquoi n’ai-jepas tourné l’arme vers moi ? Une question sansréponse, mais toujours d’actualité. À quoi boncontinuer quand la vie s’est arrêtée ? La télévisionest fixée à une potence. Elle supporte mon poidset, hasard ou pas, le câble d’alimentation a juste lalongueur qu’il faut. Je fais le nœud, passe la cordeautour du cou et je me laisse glisser. J’ai l’impres-sion que ma tête enfle, que mes yeux sortent desorbites. Stéphanie me regarde. Mes filles aussi.Alors, je desserre le nœud. Le lendemain, le psy-chiatre de la prison me convoque. Un meurtrierest à risque. Il a l’obligation de me voir. Que celame plaise ou non. Je me sens totalement inhibé,sans pouvoir me rendre compte que j’ai besoind’aide. Le dialogue tourne rapidement au rapportde force. Si vous ne prenez pas ces médicaments ousi vous refusez de me parler, je devrai vous consi-dérer comme dangereux pour vous-même et voushospitaliser contre votre gré. En plus d’unmeurtre, je me retrouverais fou chez les fous.Alors, oui, je suis venu au rendez-vous. Mais lesmédicaments ont fini dans les W.-C. Apparem-ment, le risque de suicide inquiète aussi l’Admi-nistration pénitentiaire et le surveillant chefadjoint suppléant par intérim est venu me propo-ser un colocataire. « Vous verrez, il est sympa. Ilest un peu comme vous, il a cogné sa femme », medit-il avec tout le tact d’un fonctionnaire des pri-sons. J’ai refusé. Je ne veux pas partager ma souf-france. Ni subir celle d’un autre. Je préfère pleurer

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seul dans ma solitude face au regard de Stéphanie.En revanche, lui, il s’est suicidé quelques semainesplus tard.

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VIOLENCE

J E L’ A I V U E de près, au CICR 1, lorsque jevisitais des camps de prisonniers en Iran. Avec letemps, les souvenirs s’estompent, mais les impres-sions restent. Je me souviens d’un trajet intermi-nable sur une route sans fin entre Téhéran et la merCaspienne. Je revois les camions surchargés ne res-pectant pas la priorité, et tout au bout, Gorgan,peuplée des descendants de Tamerlan, aux yeux bri-dés et au sourire énigmatiquement vissé sur levisage. Je ressens toujours les effluves du bazar auxmille et une épices. Je revis la chaleur et la transpi-ration coulant au bas du dos lorsque nous étions surl’estrade, dans le camp, face à deux mille cinq centsprisonniers, alignés en carré de vingt, immobilesdans le vent chaud. L’instant qui dura une éternité,avant que, sur ordre des militaires, ils hurlent le

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1 CICR, Comité international de la Croix-Rouge.

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takbir (Allah Akhbar). Ils ne l’ont pas crié, maischuchoté. Deux mille cinq cents hommes qui chu-chotent. Un bruit d’enfer. Une fois la visite com-mencée, seul dans la cour avec les prisonniers,l’émeute. Deux mille hommes tabassant les cinqcents autres à coup de barres de fer provenant deslits démontées pour l’occasion. Un carnage. Cer-tains tentaient de s’échapper en grimpant les barbe-lés à mains nues. L’armée tirait, secouant de soubre-sauts les pantins suspendus. Bousculé dans la cohuegénérale, je me suis retrouvé isolé dans un canton-nement, face à quatre cents prisonniers. Seulmon badge CICR faisait office de protection. Je necomprenais pas très bien ce qui se passait. Alors,pour tromper la mort, et comme j’ai été envoyépour faire les visites médicales, j’ai fait des visites.J’ai trouvé un prisonnier parlant quelques motsd’anglais pour expliquer aux autres que j’étaismédecin et que, s’ils étaient d’accord, je pouvais lesexaminer pour les enregistrer, car les blessés deguerre et les impotents pouvaient être libérés. Enprincipe. La foule qui m’entourait s’est mise en fileindienne. Je les ai enregistrés, les uns après lesautres, ceux qui le voulaient, plus de deux cents.Puis l’armée a encerclé le baraquement, aboyant unordre que je ne comprenais pas. Les prisonniersm’ont dit de sortir. L’armée m’attendait. Tous lesdélégués éparpillés se sont retrouvés dans la cour, lecommandant nous priant de quitter le camp. Noussommes repartis à l’hôtel, un cinq étoiles du tempsde la splendeur du shah. Rien que des bungalows,tous aussi grands que des villas, situés au bord de lamer Caspienne. Mais la révolution était passée par

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là. Non seulement il était désert, mais, à part lesmurs et le toit, tout avait disparu : meubles, portes,fenêtres, robinetteries (en or paraît-il), cuisine. Il nerestait plus que le vent chaud et humide de la Cas-pienne. Personne ne parlait. On s’est baigné dans lamer. Nus comme des vers. Nous étions tout seuls etnus sous le soleil de l’Iran. Le soir, un vendeurambulant est venu nous proposer du caviar, dubélouga gris à gros grains, en boîtes d’un kilo et dupain arabe. On l’a mangé à la main, sans services, àen être écœuré. Une bonne excuse pour mal dormir,à même le sol. Au retour à Téhéran, comme ausiège à Genève, le débriefing fut politique : com-prendre le pourquoi et le comment. Mais le vécu, lapeur de la mort, je n’en ai pas parlé, ou alors en labanalisant. Mais maintenant, la nuit, je revois lespantins tressaillant dans les barbelés sous les balles.Et les yeux de Stéphanie.

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LA VISITE

… de deux fillesLa prison intrigue les deux filles d’un ami.

Elles voudraient voir. Leur père, prudent, estpassé leur montrer le mur d’enceinte, en voiture.Elles ont hésité quelques mois, mais la curiositéétait trop forte. Alors, elles sont venues. La petite,déjà bien grande, a l’âge de Marie et un souriremutin. Elle voulait savoir si j’avais un boulet etdes habits rayés, comme les Dalton. J’ai bien ri.Elles aussi. La grande est plus réservée. Forcé-ment, elle pense plus à mon acte… qu’au boulet.Moi aussi. Pour détendre l’atmosphère, je leur aiparlé des petites histoires de prison. Seulementcelles qui font rire. Et elles ont bien ri, comme lesparents. Moi aussi. J’avais pris une tourte forêt-noire. Pour la récré. Elles ont bien aimé. Surtoutles parents. Moi aussi. Puis on a joué au Scrabble.Avec des règles souples, permettant de choisir à

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nouveau des lettres si on n’est pas satisfait de sontirage. En effet, on a le choix car le règlement dela prison ne prescrit aucune directive à propos duScrabble. En plus, elles sont très fortes pour lesnouveaux mots, souvent jolis. C’est pour celaqu’on les accepte. Et ce qui devait arriverarriva : la petite a posé TUÉ. Oui c’est vrai. C’est ceque j’ai fait. C’est très mal. Je le regrette et c’estnormal que je sois puni. J’ai pu le leur dire, etaussi le leur écrire. Comme à mes filles. Maisquand je pense à mes filles, je ressens le besoin decomprendre ce qu’elles vivent, comment elles levivent et se reconstruisent. Sans informationdirecte, je n’ai accès qu’à des échos lointains. Cer-tains sont inquiétants, laissant entendre que jevoulais attenter à leur vie. Je suis triste de savoirque mes filles pourraient le penser. « On le leur adit ! », fut ma première réaction. En fait, c’estnormal dans leur traumatisme. En vivant de prèsla mort de Stéphanie, elles ne peuvent pas faireautrement ! Comme n’importe quelle survivanted’une tragédie. Et c’est moi l’agresseur, moi qui aifait ça, à mes propres filles ! C’est insupportableet je ne peux pas revenir en arrière. Je ne peuxqu’espérer pouvoir les aider. Ce traumatisme estgravé dans leur mémoire, et chaque évocationindirecte de leur père, même banale, les replon -gera dans le drame. Alors, une visite en prison, jepeux oublier. Elles vont être terrorisées. Pas parles murs. Par moi !

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… de la vieille dameLa Justice m’a autorisé une conduite 1 pour ren-

dre visite à ma mère, hospitalisée, sans menottesmais avec deux gardiens en civil. Le trajet par l’au-toroute me replonge dans les souvenirs d’unevie antérieure où je prenais ce même trajet avecMarion, Marie et Stéphanie. Les larmes me mon-tent aux yeux. Le pèlerinage se poursuit. Jeretrouve le CHUV 2 et le cortège des émotions quej’y ai vécues durant quatre ans. Les horaires d’enfer,le stress des endoscopies, les corvées des publica-tions, mais aussi et surtout de bons souvenirs, desrelations intenses avec les patients, et des momentsd’amitié avec des collègues. Les murs n’ont paschangé, mais les gens sont différents. Ce n’est pasun pèlerinage dans un lieu, mais dans le temps.Enfin, j’ouvre la porte et je pénètre dans la chambrede ma mère. Nos regards se croisent et noustombons dans les bras l’un de l’autre. Nous pleu-rons. Quelques larmes seulement. Du coin de l’œil.Elle a changé. Elle paraît beaucoup plus frêle que

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1 Une conduite est… une sortie accompagnée, accordée en rai-son d’un motif particulier… De plus… l’autorisation de sor-tie ne doit enlever à la condamnation ni ses caractères de pré-vention, ni nuire à la sécurité ou mettre en danger lacollectivité, en particulier pour les cas d’internement… selonl’article 1 du Règlement du 25 septembre 2008 concer-nant l’octroi d’autorisations de sortie aux personnescondamnées adultes et jeunes adultes publié par LaConférence Latine des Autorités Cantonales Compé-tentes en Matières d’Exécution des Peines et desMesures.

2 CHUV, Centre hospitalier universitaire vaudois.

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dans mes souvenirs. Fragile même. L’opération s’estbien déroulée et elle ne souffre pas. De fait, mêmesi elle a mal, elle a tellement l’habitude de dire quetout va bien qu’elle en oublierait ses douleurs. Et del’encourager à parler de sa souffrance, celle del’opération. Il est certainement prématuré de parlerde l’autre souffrance, celle de la prison, celle de monmeurtre, de Stéphanie et de mes filles. Elle réussitnéanmoins à glisser qu’elle va toujours à la chapelledes capucins mettre un cierge pour Stéphanie, lesfilles et moi. Mais très vite, elle bascule dans le concret : les infirmières sont adorables, les voisinesgentilles, comme tous les docteurs, sans oublier letraditionnel « merci pour les fleurs, mais fallaitpas». Au-delà de sa tristesse, je comprends enfinque je suis un handicapé de l’amour avec mesproches, mes parents et mes semblables. Mes rela-tions existaient mais je ne les vivais pas. J’existaissans vivre. Et maintenant, ma mère est un peudésorientée, évoluant inexorablement versl’alzheimer. Comme une bougie, elle s’éteint peu àpeu. Avec parfois une belle flamme. Commeaujourd’hui.

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DE L’ESTIME DE SOI

S A N S Ê T R E A I M É , il est difficile de grandiren s’aimant soi-même. Difficile d’avoir une estimede soi suffisante pour aller vers l’autre, vers lesautres où les relations sont potentiellement dange-reuses par l’abandon sous-jacent qu’elles véhicu-lent. La vie est faite de liens qui se nouent et sedénouent. C’est normal. Chez moi, ces dénoue-ments sont vécus comme menaçants pour mon exis-tence. Et sans lien, on ne survit pas. Je n’avaisaucune estime pour ma mère. Mais je l’aimais et jel’aime encore. Surtout, je n’en ai pas d’autre. À lapuberté, je m’opposais à mon père. Intensément,mais sans violence physique. Ma mère, en revanche,je l’ignorais. Aucune parole sensée ne sortait de sabouche. Je n’entendais qu’un bruit de fond, commeune télévision qui marche mais que personnen’écoute. Maintenant, par une ironie du sort,son alzheimer empêche tout échange, toute

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compréhension alors qu’enfin je suis disposé à l’en-tendre. Comme je suis disposé à entendre ce quedisait Stéphanie. Mais elle n’est plus là. Sans estimede soi, sans l’estime d’une mère, sans estime pourma mère, je n’avais pas d’estime pour Stéphanie,non pas parce qu’elle m’avait trompé, mais parcequ’elle m’abandonnait. Stéphanie était une mèreaimante pour ses filles, ce que je perçois maintenantdans toute sa profondeur, donnant d’autant plus desouffrance et de remords à mon geste. Mais àl’époque, avant les faits, avant le meurtre, l’imageétait autre. L’image était celle de ma propre mère.Elle m’abandonnait.

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LE PROCÈS

L A V I E s’arrête quand on a tué. Pour la vic-time et ses proches d’abord. Mais aussi pour le cou-pable. Ainsi, je n’ai pas envie de me défendre. Cequi facilite le travail de l’accusation. Mais peut-êtrepas celui de la Justice. Je reste intimement per-suadé que ma boulimie joue un rôle central dansmon histoire. Inacceptable pour l’accusation. Onrisquerait d’y voir une circonstance atténuante.Qu’en est-il de la dimension passionnelle ? Il suffit !Vous n’êtes qu’un assassin froid et calculateur. Leparadoxe d’une telle approche est qu’on adopteral’attitude opposée si d’aventure, un jour, je sors. Levil coupable sanguinaire devient un passionnel nesachant pas gérer ses émotions et souffrant d’ungrave trouble de la personnalité. Au fond, quelleimportance, puisque ma vie s’est arrêtée. En effet.Mais, m’accuser d’avoir voulu attenter à la vie demes filles est inacceptable. Parce que c’est faux et

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que je n’en ai jamais eu l’intention. Alors j’ai faitrecours. Pour cela uniquement. Et les juges ontreconnu publiquement que j’aime mes filles. Unevictoire pour moi, et cela quelle que soit la durée dela peine. Dans ce contexte, le rôle des antidépres-seurs paraît anecdotique. Toutefois, le sujet rested’actualité et tôt ou tard la société devra prendreposition sur ce thème sensible. Certes, il est plusaisé de parler du suicide de l’adolescent traité parrétinoïdes que du passage à l’acte violent sous anti-dépresseur 1 chez un homme ayant tué sa femme.Même si la Justice d’autre pays l’a reconnu 2.«Encore une manœuvre fallacieuse de la défense »,dirait le procureur. C’est bon. Ma vie s’est arrêtée etj’accepte ma peine.

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1 ISRS, Inhibiteur Spécifique de la Recapture de la Séro-tonine.

2 TSR, Émission Temps Présent du 8 mars 2012, La Molé-cule qui rend fou, www.rts.ch.

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BIENVENUE À BELLEVUE

A P R È S L E J U G E M E N T, pour l’exécution dema peine, on m’a transféré à l’EEPB 1 de Gorgier.L’Administration sait déjà qui je suis. Tout a été ditau procès. Reste à évaluer mes compétences et mesaptitudes psychomotrices. C’est pourquoi je passe lestrois premiers mois à l’atelier d’évaluation que cer-tains n’hésitent pas à qualifier de protégé. En raisondes détenus qui y restent à l’année. Le travail est obli-gatoire en prison et participe, entre autre, à la reso-cialisation sous la maxime Savoir Faire et Savoir Être 2.

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1 EEPB, Établissement d’Exécution des Peines de Belle-vue, Rue du Tronchet 6, CP 238, 2023 Gorgier (NE).

2 La resocialisation des détenus par le travail : cet idéal de la findu XVIIIe siècle est-il encore réaliste aujourd’hui? par leProf. Nicolas Queloz, faculté de droit, université de Fri-bourg, lors du 34e colloque du Concordat latin pour lescadres en charge des privations de liberté, Neuchâtel,12-13 mai 2011.

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En revanche, on ne casse plus de caillou, suite auconstat avéré de l’inefficacité des peines privativesde liberté dans le cadre d’un régime délibérémentsévère. Ouf. D’ailleurs, les règles pénitentiaireseuropéennes de 2006 et les normes suisses du codepénal sont à cet égard éloquentes. Le travail en pri-son doit être considéré comme un élément positif du régimecarcéral et en aucun cas être imposé comme une punition(RPE 26.1 1) ou encore Les autorités pénitentiaires doi-vent… procurer un travail suffisant et utile (RPE 26.2)et Ce travail doit permettre, dans la mesure du possible,d’entretenir ou d’augmenter la capacité du détenu àgagner sa vie après sa sortie de prison (RPE 26.2). Pourtravailler dans la légèreté et l’allégresse, l’atelierdispose d’un fond musical genre Musik zum Arbeitenalternant avec l’enregistrement complet des ren -contres folkloriques internationales du Val-de-Ruz,haut lieu de la culture neuchâteloise. Sur la table,du matériel de bricolage, de petits paniers en osier,un pot à fleurs fanées en plastique et un puzzle enbois dont toutes les pièces sont carrées. Mais, sitoutes les pièces sont carrées, ce n’est plus unpuzzle. Non ? Il faut retourner les pièces. Ah ? Il y aun dessin de pyrogravure. De l’autre côté. Jen’aurais jamais imaginé, chef. C’est difficile, chef.Vous avez raison, j’ai le temps pour apprendre. Vuma condamnation, effectivement.

Qui dit travail, dit salaire. Forcément. Au1er janvier 2007, le montant maximal brut a été fixé

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1 RPE, règles pénitentiaires européennes de 2006, www.justice.gouv.fr/art_prix/RPE1.pdf et www.justice. gouv.fr/art_prix/RPE2.pdf.

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à 33 francs par jour de travail effectué. De ce mon-tant sont déduits 8 francs par jour de travail, autitre de compensation partielle des prestations four-nies en nature tel que logement, encadrement,etc. 1. En outre, selon l’aptitude motrice réévaluéemensuellement au sein d’une sous-commissionad hoc, les prisonniers sont classés en cinq niveauxsalariaux correspondant à un salaire net horaire de2,25 à 2,45 francs. Après déduction d’un montantfixe à l’usage des victimes (25 francs par mois, en cequi me concerne), les reste est réparti en raison d’untiers à disposition du détenu, un tiers bloqué pourla sortie et un tiers réservé. Je suis sûr que Marie etMarion seront émues de recevoir le fruit du labeurde leur père faisant des puzzles carrés à lapyrogravure. J’y ai passé six mois. Au lieu de trois.Un retard psychomoteur ? Dans un certain sens oui.D’abord, il y a différents motifs de puzzle. Ensuite,j’ai toujours un livre sur moi et j’ai la fâcheuse habi-tude de l’ouvrir un peu trop souvent. Le livre et labouche. Ce qui contribue à diminuer mon rende-ment et mes évaluations. En effet, seules de bonnesévaluations administratives sont garantes d’uneréinsertion future. En conséquence, mon passagedans la phase deux de mon apprentissage, les calu-mets, fut âprement discuté au colloque interneavant d’être entériné par la hiérarchie. Pour ceuxqui l’ignorent, les calumets sont un plus offert dans

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1 Conférence latine des autorités cantonales compétentesen matière d’exécution des peines et des mesures, déci-sion du 25 septembre 2008, relative à la rémunérationet aux indemnités versées aux personnes détenues pla-cées dans les établissements concordataires.

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l’ensemble des prisons suisses. Ils sont mêmes pro-posés aux requérants d’asile récalcitrants en attented’expulsion musclée. C’est ce que j’ai pu voir dansle film Vol spécial 1.

Les calumets sont un concept pédagogiqueéminemment profond élaboré au colloque descadres, en droite ligne du Savoir Faire et Savoir Être.Le savoir-faire de l’habileté manuelle rémunéré à2,25 francs de l’heure et le savoir-être en fumant lecalumet de la paix pour méditer sur le sens de sonacte. Comme le précise le RAC, le règlement d’ap-plication des calumets, les calumets sont desallume-feux vendus également en Suisse allemandesous le label Kalumet-Hallume-Feuer, une idée issuedu groupe de travail marketing, lui-même rattachéhiérarchiquement au CC, le comité des cadres (voirorganigramme du RAC page 123, dans lesannexes). La chaîne de montage mobilise plusieursunités productives. D’abord la menuiserie quidécoupe des planches en segments de 6,28 cm delong (6,28 pour deux fois π, page 15 du RAC). Lesdits segments, dont au sujet duquel ils avaient étépréalablement et valablement découpés à la menuiserie(RAC page 46) servent d’input à l’unité suivantequi, à l’aide d’une machine spécialement conçuedans ce but, reprocesse 2 les segments de planches enpetits bâtonnets de 6,28 cm de long (vous aviezdeviné… évidemment) et de 3 à 5 millimètres de

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1 Film de Fernand Melgar, primé au festival de Locarno en2011, http://www.filmages.ch.

2 Reprocesse, un anglicisme figurant dans la version alle-mande d’origine, repris tel quel pour la clarté du texte.

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diamètre. En cas de doute, l’atelier dispose de calibreen métal d’un kilo (si les détenus le volent, on ledépiste plus facilement) percé d’un trou à la dimen-sion requise permettant de vérifier que ledit bâton-net avait la bonne taille. Puis, l’équipe suivanteassemble les petits bâtonnets en petits paquets,maintenus par un anneau de carton de 3,14 cm dediamètre, sans oublier de mettre au centre la mèched’allumage. C’est la phase délicate de l’opération. Eneffet, s’il n’y a pas assez de bâtonnets, le cartontombe, et si on en met un de trop, le carton casse.Combien de bâtonnets faut-il mettre alors? C’estpeut-être là le point faible de la chaîne de montage(relevé dans les Remarques du RAC page 97). Lesbâtonnets n’ont pas tous le même diamètre, un pointd’importance qui sera abordé aux prochains col-loques. Les anneaux de carton, quant à eux, provien-nent de la récupération, au sein de la prison, des rou-leaux de papier W.-C. après usage (le carton, pas lepapier). Vous noterez l’aspect pédagogique du concept detri des déchets/récupération (RAC page 47). En effet,chaque rouleau de carton est découpé en trois partieségales par une machine spécialement conçue formantdes anneaux réguliers. Qui plus est, cette machineest élaborée de façon à ce que les ouvriers (ou les déte-nus) ne puissent pas se blesser (voir chapitre Sécuritéau Travail RAC page 75). En fin de chaîne, le chefvérifie le produit, éliminant systématiquement lesnon conformes, permettant ainsi aux ateliers de Gor-gier de fournir une qualité irréprochable, en droiteligne du label Swissmade dont l’EEPB est coutumier.Vous avez des questions? N’hésitez à les poser à votremaître d’atelier.

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LA MÉNAGERIE

E N P R É V E N T I V E , on est enfermé vingt-trois heures sur vingt-quatre. On ne connaît pra-tiquement pas son voisin. Ce n’est plus le cas enexécution de peine. Au début, on reste sur saréserve. On est inquiet. Après tout, ce sont descriminels. Ce que je suis aussi au regard desautres. Alors prudence. Peu à peu, avec le temps,on s’ouvre et, comme le petit prince sur sa pla-nète, on tisse des liens. Le tissage de liens,contrairement à celui de la corde, est toléré en cel-lule. En revanche, on ne trouve pas de renard.Normal. Les renards sont difficiles à attraper. Latortue est plus commune. Toute protégée dans sacarapace, elle finit par se laisser apprivoiser. Mal-heureusement, elle ne brille pas par sa conversa-tion. Son flot de paroles est à l’image de son pas,quand ce n’est pas à celle de sa pensée, au pointqu’il faille parfois attendre le lendemain pour

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connaître la réponse à une simple question. Lelion n’est pas si rare. Il soigne sa musculature à lasalle de sport et lit la revue photos Lion musclédont il parle abondamment, ne doutant pas que lesujet passionne son auditoire. Il sait maintenir lesuspense, ne commentant pas plus d’une photopar jour. Les vaches ne sont pas admises. À causedes taureaux. Mais le plus drôle, c’est qu’il n’y ena pas. Des bœufs oui, mais pas de taureaux. Enfin,c’est une question de définition. Un bœuf est untaureau qui prend des tranquillisants. C’est mieuxainsi. Ils sont plus calmes sous pilule. Ils broutentpaisiblement, somnolent en digérant et ronflenten dormant. Et contrairement aux vaches, il n’y apas besoin de les traire. Le hibou est une rareté et,si on en trouve, il s’agit, à n’en pas douter, d’uneerreur de jugement. Car la Justice est aveugle,confondant pigeon et hibou. Mais il a de la res-source et prouvera son innocence, quitte à passerpour une blanche colombe. À défaut de messe, laliberté vaut bien un plumage. Pour le reste, saconversation est docte. Il parle comme la collec-tion Marabout et réfléchit comme la couverture. Iln’est pas avare de conseils et n’hésite pas à refairel’histoire de la tortue, des bœufs ou des moutons.Ah ! si on l’avait connu plus tôt, la ménagerieserait vide ! Devinette : dans une ménagerie, unhibou fait sortir tous les animaux qui n’arriventpas à sortir eux-mêmes. Est-ce que le hibou estlibéré ? Selon l’énoncé, il ne sort que s’il n’arrivepas à sortir lui-même. Alors il reste. Mais, s’il nesort pas, le hibou devrait l’aider. Mais commentpeut-il s’aider s’il ne sort pas ? Bref, le problème

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est sans solution et le hibou reste 1. On trouveaussi quelques animaux exotiques. On se demandece qu’ils font ici tellement ils ont l’air perdu. C’estpour cela qu’on les renvoie chez eux. Après. Levoyage est offert, paraît-il. La ménagerie ne seraitpas complète s’il n’y avait pas de chiens. Des chiensde garde évidemment. Et ils en ont, du travail.Tenez, par exemple, l’histoire de ce taureau devenubœuf. Il avait conservé sa vache qui broutait à l’ex-térieur et parfois lui apportait des pommes. Nor-mal. Elle s’appelait Ève. Figurez-vous que l’on aretrouvé de l’herbe dans la pomme. De l’herbedéfendue, immédiatement flairée par les chiens degarde. En prison, on ne broute que l’herbe maison,estampillée conforme par l’Administration.

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1 Il s’agit de l’illustration carcérale d’un paradoxe de lathéorie des ensembles aussi appelé paradoxe de Cantor-Russell-Skolem démontrant, en l’occurrence, l’inutilitéd’assumer sa propre défense.

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LETTRE À MON PÈRE

T U M ’ A S M A N Q U É au procès. Je me sentaisseul, oublié de tous. Je ne te dis pas cela pour te culpa-biliser. Je sais que tu étais dans l’impossibilité de venir.En revanche, de t’en parler, comme de te l’écrire, c’est unepeu comme si, quelque part, tu pouvais m’entendre et melire. Peut-être que les échos de la presse te sont parvenus.Là où tu es. Je suis passé à l’acte. J’ai tué Stéphanie.J’imagine que, pour toi aussi, cela a été un choc. La stu-peur passée, d’autres souvenirs ont dû émerger. Ce fameuxsoir d’hiver où, excédé par maman, tu pensais à attenter àses jours. Tu m’as demandé de retenir ta main. Ce que j’aifait. Je suis venu. J’ai récupéré toutes les armes, le mous-queton du grand-père, le tien et les balles, cachées au fonddu tiroir. Je t’ai pris une chambre à l’hôtel, dans un pre-mier temps. Puis, une fois le calme revenu, j’ai séparé lestâches de l’un et de l’autre en définissant avec chacun devous la frontière à ne pas franchir et les points de contactsoù la discussion pouvait se faire. Et cela a fonctionné. À

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satisfaction des parties. D’ailleurs, tu m’en as remercié.Longtemps après. Quelques années plus tard, alors que jem’enfonçais, il m’était impossible de te joindre. Horrifiépar mes propres idées de meurtre, je n’ai pas osé en parler.À personne. Tu m’as beaucoup manqué, cette triste nuitd’hiver. Je t’aime.

Ton fils.

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TÉLÉPHONES

C H A Q U E S E C T E U R dispose d’une cabineet, afin d’éviter tout abus, le règlement d’applica-tion du téléphone précise que les communications àl’avocat se font sur demande dûment motivée pen-dant les heures de travail et les téléphones privés lesoir uniquement, de 17 h00 à 20 h30. Comme leplus souvent les proches sont atteignables de19h00 à 20 h30, la concurrence est rude. Le Bébertparle… des frites belges… du camembert… du selmarin… de son article… des tatouages… de lamétéo d’hier, d’aujourd’hui et de demain… des sty-los de l’atelier… des gardiens qui… du psychiatreque… «Raccroche, c’est à moi ! »… de ce qu’il amangé hier et aujourd’hui… du menu dedemain… «Ça suffit !…» …bon, je te rappelle plustard… j’ai des choses importantes à te dire. Chicoest substitué à la méthadone, ce qui le détend, maisreste sans effet sur sa frustration. Comme il est aussi

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accro au téléphone, les tours montent vite… « LeBébert, faut qui raccroche… j’vais péter un câble ! »En plus, une fois sur deux, son correspondant nerépond pas… ce qui exacerbe ses insomnies malgréles somnifères. Les mauvais jours, il veut… « Tousles cogner… gardiens… détenus…». Pour l’ins-tant, cela reste verbal et malheureusement pour luienregistré, notamment quand il traite les sur-veillants de « C…ards de fils de P… ». Et de leconvoquer pour s’excuser, verbalement et par écrit.Alors, il vient me voir pour rédiger sa lettre. Paulo,c’est autre chose. C’est la version carcérale et télé-phonique de Deseperate Housewife avec scènes deménage à répétition. Toutefois, le scénario est plusprolétaire. Les appartements de luxe de New Yorkfont place à l’atmosphère horlogère neuchâteloise.À force de répéter, la scène est rôdée, il n’y a plusqu’à filmer. C’est pratique, si vous manquez un épi-sode, vous n’êtes pas perdus le lendemain. À heurefixe, comme à la TV : «Mon amour je t’aime chou-chou… pourquoi tu dis ça… aujourd’hui on amangé des pâtes… pourquoi tu cries… et à l’atelieron a fait des stylos… mais ne pleure pas… il a faitbeau aujourd’hui mon petit lapin en sucre d’orge…non… non… oui… non… oui… c’est chaque foisla même chose, je peux rien dire… tu le prends tou-jours mal… aujourd’hui on a fait de l’horlogerie…mon cœur ne pleure pas… ils annoncent de la neigepour demain… tu crois que c’est facile pour moi…on a eu des pâtes à midi… je sais, c’est pas facilepour toi… ce soir on a eu des pâtes… pourquoi tucries… demain on aura des pâtes… bien sûr jet’aime mon lapin en chocolat… pourquoi tu

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P R I S O N F E R M E

pleures… à midi on a eu des pâtes… oui je t’aimemon sucre d’orge je t’embrasse… à demain monamour, bisous bisous. » Ouf. Je respire. Quel sus-pense intenable ! Que se passera-t-il demain ? Est-ce que Paulo aura des pâtes ? Qu’aura-t-il fait àl’atelier ? Vont-ils se séparer ? Comme vous, cherstéléspectateurs, je trépigne d’impatience. À demainmême heure, même chaîne. Et moi, alors ? Je télé-phone aussi. Toutefois, je ne sais pas si je parle dutemps ou des pâtes. Le moral fluctue, on s’épancheet, comme les jours se suivent, on rejoue la mêmescène, sans s’en rendre compte. Oui. Mais moi, jedis des choses intelligentes.

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