A.comte Sponville, L'Etre-temps

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  • 7/27/2019 A.comte Sponville, L'Etre-temps

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    Andr Comte-Sponville

    L'TRE-TEMPS

    Quelques rflexionssurletemps de laconscience

    Presses Universitaires de France

  • 7/27/2019 A.comte Sponville, L'Etre-temps

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    ISBN213 049798 5

    Dpt lgal 1" dition:1999, janvier2edition : 1999, fvrier

    Presses Universitaires de France, 1999

    108,boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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    Marcel Conche

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    Ce livre tait termin lorsque j'ai appris l'existence - il estvrai postrieure la premire publication de mon propretexte d'une traduction rcente d'un des essais du Shb-

    gewpde Dgen, bouddhiste japonais du XIIIesicle, sous un

    titre presque identique: tre-temps, trad. E. S. Roshi etCh.Vacher, La Versanne, Encre marine, 1997. Je remerciel'diteur de m'avoir autoris garder mon titre initial.Quant au fond, cette rencontre, qui n'est pas seulementdans le titre, avec l'un des plus grands penseurs de l'Orient

    bouddhiste ne peut bien sr que me rjouir.

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    Avant-propos

    Le 8 dcembre 1993, un colloque sur le temps s'est tenu Paris, l'initiativede la division Champs et particules de

    la Socit franaise de physique. Il rassemblait presqueexclusive-

    mentdesscientifiques, dont la plupart taientphysiciens. Etienne

    Klein et MichelSpiro,qui l'organisaient, avaient pourtant sou

    hait qu'un philosophe s'yexprimt: ils medemandrentdpar

    ier du temps de laconscience.Je le fis volontiers, et du mieux

    que jepus. Mais mon intervention, qui fut publie dans les Actes

    ducolloque,taitsoumiseauxcontraintes decegenrederencontre

    il fallait trebrefet mes propres limites: ellemelaissa, cela

    nesemblera contradictoirequ' ceux qui n'ontjamais crit, la

    fois content etinsatisfait.Les limitesdemeurent, certes, mais ilarrive qu'elles sedplacent. C'estcequi nous permet parfois de

    progresser, et notrecolloque mme, par sa richesse, m'en avait

    donn, me semblait-il,les moyens... Toujours est-il que je n'ai

    cess, depuislors, devouloir reprendremon texte, leretravailler, le

    dvelopper,pour prciser certains points, lever certainesambigu-

    1. Letempsetsaflche,sous la directiond'EtienneKlein et Michel Spiro,ditions Frontires, 1994, rd. Champs-Flammarion, 1996.

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    ts, enfin pour rpondre,cela semblait ncessaire, plusieurs

    objectionsqu'on m'avait adresses. C'estmaintenant chose faite :

    c'estcetexte,considrablementaugment, quiconstituela matire

    decepetit livre. Merci ceux qui l'ontsuscit et qui ont bien

    voulu,par leurscritiques,m'aider l'enrichirJe n'ai pas voulu escamoter ou dissimuler ce qui, dans ces

    pages, porte la marque de leurorigine : une intervention orale,

    devant un public constituprincipalement non de philosophes

    mais descientifiques. D'abord parce qu'on ne peut, surletemps,

    souhaiter meilleur public. Ensuite, et surtout, par attachement

    ce qui fut. Que seul le prsentexiste,puisque telle est la thsecentralede cetopuscule, cen'est pas une raison pour tre infidle

    au pass.

    Ce n'en est pas une non plus pour se dsintresser del'avenir.

    C'esto la mtaphysique touche l'thique,et l'un des enjeux

    principaux, pour nous, de la question du temps. Vivre au prsent,cen'est pas vivredansl'instant.Car le prsentdure :c'est

    cequ'onappelle letemps, et quej'ai voulu essayer decomprendre.

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    L'tre-temps,

    Quelquesrflexionssurletemps de laconscience

    Les organisateurs du colloque m'ont demand de parler du temps de la conscience. Merci eux de m'avoir

    confi te beau sujet, et pardon si je le prends en un senslarge. C'est pour gagner dutemps.Je n'ai pas cru devoirdvelopper ce que chacun exprimente suffisamment ensoi, par quoi le temps de la conscience se distingue dutemps des horloges, par quoi le tempssubjectif, comme

    disent les philosophes, diffre du tempsobjectif.A quoibon reprendre toujours les mmes banalits sur le tempsqui passe plus ou moins vite, selon qu'on jouit ou qu'onsouffre, qu'on s'ennuie ou qu'on se divertit, sur le tempsde la jeunesse et celui de la vieillesse, sur les intermittences du cur ou de l'me, sur les langueurs ou les accl

    rations, tantt voluptueuses, tantt tragiques, de notrevie intrieure ? Que le malheur vientvite,et qu'il est lentquand il s'installe ! Oui. Mais la vie suffit nousl'apprendre. Comme le bonheur se fait vif et lger,presque impalpable, presque insaisissable! Commel'avenir se fait attendre, comme le prsent chappe,

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    comme le pass, parfois, ne passe pas!Sans doute. Maisqui l'ignore ? Ce savoir qui n'en est pas un et qui les prcde tous, c'est ce qu'on appelle la conscience. Qu'ellesoit temporelle de part en part, c'est une vidence, qu'il

    suffit de rappeler. Et que son temps propre n'a ni largularit ni l'homognit de celui du monde ou deshorloges. Aurions-nous autrement besoin d'horloges ?Y aurait-il autrement un monde ? Notre temps - letemps vcu, celui de la conscience ou du curest multiple,htrogne, ingal. C'est comme s'il ne cessait de

    se diffracter ou de se dmultiplier en nous, selon qu'il seheurte ou pas nos dsirs, selon qu'il les accompagne ouleur rsiste, selon qu'il les use ou les exalte... C'est pourquoi il y a un temps pour l'attente et un autre pour leregret, un temps pour l'angoisse et un autre pour la nostalgie, un temps pour la souffrance et un autre pour le

    plaisir, un temps pour la passion et un autre pour lecouple, un temps pour l'action ou le travail et un autre,ou plusieurs, pour le repos... Inutile de s'y attarder. La

    philosophie n'est pas l pour dcrire, analyser ou commenter sans fin les vidences de la conscience com

    mune, qui se suffisent elles-mmes et valent mieux,presque toujours, que les discours qu'on fait autour.Quoi de plus ennuyeux qu'une phnomnologie ? Quoide plus passionnant qu'une mtaphysique ? Quant auvcu de la conscience, chacun en sait autant que le philosophe, et les potes diront mieux, et plus brivement, le

    peu qui mrite d'en tre dit. La philosophie n'est pas lpour dcrire, mais pour comprendre.

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    Je parlerai bien du temps de la conscience pourtant,si Ton entend par l que j'essaierai de penser le tempstel qu'une conscience peut l'apprhender. Commentautrement? Mais la conscience qui m'intresse, c'est

    surtout la conscience vraie, pour autant qu'elle puissel'tre, disons la conscience lucide ou dsillusionne :celle qui parvient atteindre quelque chose du rel.Qu'il n'y ait de pense que pour une conscience, c'est

    bien clair. Mais que vaudrait-elle, cette conscience, sielle ne pouvait penser que soi ? De quelle connaissance

    serait-elle capable ? De quelle physique ? De quellemtaphysique ? C'est dire que, m'interrogeant sur laconscience vraie du temps, puisque tel est mon propos,

    j'essaierai de savoir ce qu'est le temps lui-mme, pourautant du moins que la conscience puisse le connatreou s'en faire une ide. Merci d'avance pour votre indulgence : c'est un sujet trop difficile pour une conscience,fut-elle philosophique. Mais enfin il faut se tenir audifficile, comme dit Rilke, donc se tenir au temps, quinous tient.

    I

    On peut partir de saint Augustin, puisque personne,sur le temps de la conscience, n'a mieux dit l'essentiel.La difficult du sujet, d'abord, et c'est l'interrogationfameuse ou le constat dubitatif : Qu'est-ce donc quele temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ;

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    mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer,je ne le sais plus.1 Le temps semble indfinissable,insaisissable, comme s'il n'existait que dans sa fuite,comme s'il n'apparaissait qu' la condition toujours de

    disparatre, et d'autant plus obscur, comme concept,qu'il est plus clair comme exprience. C'est une vidence et un mystre : il ne se rvle qu'en se dro

    bant ; il ne se donne que dans sa perte ; il ne s'impose tous que dans le mouvement mme par quoi il leurchappe. Chacun le connat, ou le reconnat ;nul ne le

    voit face face.C'est aussi ce que remarquera Pascal. Le temps fait

    partie de ces choses dont il estimpossible et inutile de donner une dfinition satisfaisante : Qui le pourradfinir ? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous leshommes conoivent ce qu'on veut dire en parlant detemps, sans qu'on le dsigne davantage?2Non, certes,qu'ils conoivent tous la mme chose quand ils en parlent (les opinions diffrent sur le temps comme surtout), mais parce qu'ils conoivent le mme rapportentre le nom et la chose. Disons que le mot est clair,

    que chacun comprend ; mais ni la chose ni le conceptne le sont, qu'il s'agit donc de penser.

    C'est que le temps apparat comme essentiellement

    1. Saint Augustin, Confessions,XI, 14 (trad, J. Trabucco, rd. Garnier-

    Flammarion, 1964, p. 264).2. Pascal,De l'espritgomtriqueetdel'art depersuader,I, uvrescompltes,d.Lafuma, Seuil, coll. L'Intgrale , 1963, p. 350-351.

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    aportique. Son tre est de fuir ; la fuite est son moded'tre. Mais qu'est-ce qu'un tre qui n'est qu'en cessantd'tre ?)

    Le temps, pour la conscience, c'est d'abord la suc

    cession du pass, du prsent et de l'avenir. Or le passn'est paSj puisqu'il n'est plus ; ni l'avenir, puisqu'iln'est pas encore ; quant au prsent, ou bien il se diviseen un pass et un avenir, qui ne sont pas, ou bien iln'est qu'un point de temps sans aucune tenduede dure et n'est donc plus du temps1. Nant, donc,

    entre deux nants : le temps ne serait rien d'autre quecette nantisation perptuelle de tout. Saint Augustin,encore :

    Comment donc ces deux temps, le pass et l'avenir,sont-ils, puisque le pass n'est plus et que l'avenir n'est

    pas encore?Quant au prsent, s'il tait toujours prsent,s'il n'allait pas rejoindre le pass, il ne serait pas du temps,il serait l'ternit. Donc, si le prsent, pour tre du temps,doit rejoindre le pass, comment pouvons-nous dclarerqu'il est, lui qui ne peut tre qu'en cessant d'tre?Si bienque ce qui nous autorise affirmer que le temps est, c'est

    qu'il tend n'treplus.

    2

    Le temps est cette abolition de tout, qui sembles'abolir elle-mme : la fuite du temps, c'est le tempsmme.

    1.Saint Augustin,ibieL,XI, 14-15. Voir aussiDu librearbitre,III, 7,21.2. Confessions,XI, 14.

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    L'argumentation, qu'on trouvait dj chez Aristote1

    ou chez les stociens2, se retrouvera chez Montaignecomme, aprs lui, chez la plupart des modernes.Qu'est-ce que le temps ?

    Ce n'est pas chose qui soit;car ce serait grande sottiseet fausset tout apparente de dire que cela soit, qui n'est

    pas encore en tre ou qui dj a cess d'tre. Et quant ces mots "prsent, instant, maintenant", par lesquels ilsemble que principalement nous soutenons et fondonsl'intelligence du temps, la raison le dcouvrant le dtruit

    tout sur-le-champ:car elle le fend incontinent et le part[le divise] en futur et en pass, comme le voulant voirncessairement dparti en deux. 3

    Le temps semble indfiniment divisible ; tout lapsde temps ne serait pour cela compos que de pass et

    d'avenir, qui ne sont plus ou pas encore. Maintenant? C'est ce qui les spare ou les unit, et c'est

    pourquoi, pour Montaigne, ce n'est rien (si c'taitquelque chose, ce serait une dure, qui devrait sontour tre divise en pass et futur...). Cerien,pourtant,est la seule chose qui nous soit donne. C'est ce qui

    nous spare de l'tre, de l'ternit, de nous-mmes

    1. Physique, IV, 10, 217 -218 a.2. Voir par exemple Plutarque, Des notions communes contre les stociens,

    41 et 42, ainsi que les textes cits par V. Goldschmidt,Lesystme stocienetl'idede temps,Paris, Vrin, 1953, rd. 1985, 10 19, p. 30 et s.

    3. Montaigne,Apologie de Raimond Sebond{Essais,II, 12, p. 603 de Pd.Villey-Saulnier, PUF, 1924, rd. 1978). Tout le passage est dcalqu de

    Plutarque.

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    - de tout1. tre dans le temps, c'est tre prsent oun'tre pas. Mais tre prsent, c'est dj cesser d'tre...^ Nihilisme ? Non pas, puisque cet anantissement

    suppose l'tre - le nant ne saurait s'anantir - et le

    confirme en le niant. voquant ce qu'il appellele nihilisme du temps , Marcel Conche en voit juste titreune formule chez Hamelin: Le pass n'est plus,l'avenir n'est pas, et le prsent n'est rien. 2Mais si leprsent n'tait absolument rien, il n'y aurait pas detemps, ni d'tre (le nihilisme chronologique dbouche,

    comme l'a bien vu Marcel Conche, sur un nihilismeontologique3), et c'est ce que l'exprience suffit rfuter. Que le pass ne soit plus ou que le prsent ne cessede nous chapper, cela, au moins, est un fait, qui n'est

    pas rien. Essayez un peu d'arrter le temps... Vousreconnatrez, l'impossible, son poids de ralit. C'esto l'on chappe au nihilisme. Le temps n'est ni un treni un pur nant: il est le passage perptuel de l'un enl'autre, et leur confirmation, si l'on peut dire, rci-

    1. Ibid,p. 601-603.

    2.M. Conche,Temps etdestin,I, ditions de Mgare, 1980, rd. PUF,1992,p. 20 et n. 2 (la phrase d'Hamelin est emprunte YEssai sur leslments principaux delareprsentation, d. Darbon, p. 57). Ce nihilisme dutemps n'tait pas inconnu des Anciens:on le trouvait dj formul, parexemple, chez Sextus Empiricus: Puisque n'existent ni le prsent, ni le

    pass, ni le futur, le temps non plus n'existe pas, car ce qui est form de lacombinaison de choses irrelles est irrel (Hypotyposes pyrrhonien-

    nes, III, 19, 146, trad. J.-P. Dumont, dansLessceptiquesgrecs,PUF, 1989,p.150).

    3. Temps etdestin,ibid.

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    proque. tre dans le temps, c'est tre en train de neplus tre. Mais tre en train de ne plus tre, c'est treencore... Ne soyons pas trop dupes de l'impermanence,ni de la nostalgie, ni de leurs prophtes fatigus. Vivre,

    c'est mourir, disent-ils, durer, c'est changer... Certes.Mais rien ne meurt que le vivant ; rien ne change que lerel. Le temps est ngation et confirmation de l'tre :ngation, puisqu'il le supprime ; confirmation, puisqu'ille suppose. C'est pourquoi il y a du mouvement, duchangement, de l'histoire. C'est pourquoi sans doute il

    n'y a que cela. Ni tre pur, ni nant pur, qui ne sont quedeux abstractions : seul est vrai le devenir qui les unit etles dpasse. Le thme, avant d'tre hglien1, est hra-cliten, comme Hegel d'ailleurs le reconnat2, et c'est ce titre qu'il se retrouve che les stociens ou Montaigne. Tout coule, tout change, tout branle, commedisait Montaigne, et c'est ce qu'on appelle le monde :

    Le monde n'est qu'une branloire prenne. Toutes choses y branlent sans cesse:la terre, les rochers du Caucase,les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. Laconstance mme n'est autre chose qu'un branle plus

    languissant.3

    Il faut donc qu'il y ait de l'tre (pas d'tre, pas dedevenir), il faut donc qu'il y ait du temps (pas de

    1. Hegel, Science de la logique, I, 1, chap. 1 (trad. P.-J. Labarrire et

    G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, p. 58 82).2. Ibid, p. 60 de la trad. cite.3. Montaigne,Essais, III, 2 (p. 804-805 de l'd. Villey-Saulnier).

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    temps, pas de changement), et c'est ce qui rcuse, nouveau et doublement, le nihilisme aussi bien ontologique que chronologique. Certes, c'est chose mobileque le temps, et qui apparat comme en ombre, avec

    la matire coulante et fluante toujours, sans jamaisdemeurer stable ni permanente...1 Mais cetteombren'est pas rien, qui prouve au moins la lumire oul'tre ; et cette impermanence de tout, dans le temps,est une donne permanente. L'hraclitisme, y com

    pris chez Montaigne, est le contraire d'un nihilisme.

    Tout passe, tout change, tout disparat sauf le tempsmme et cette apparition-disparition de tout, qu'onappelle le monde ou le prsent.

    C'estce qui donne raison Parmnide, ou qui rconcilie,pour mieux dire, Parmnide et Heraclite2. Que toutchange,c'estune vrit ternelle. Et qu'il y ait toujoursquelque chosel'tre,ledevenir,c'estl'ternit mme.

    II

    Car le temps ne fait pas que passer :il fuit, il est insaisissable, il se drobe l'analyse comme la pense,

    1. Montaigne, Essais, II, 12 ( Apologie de Raimond Sebond ),p.603 de Pd. Villey-Saulnier.

    2. Sur ces deux auteurs, il faut dsormais renvoyer aux commentaires

    dcisifs de Marcel Conche, dans les deux ditions critiques qu'il leur a respectivement consacres:Heraclite,Fragments,PUF,1986, et Parmnide,LePome: Fragments,PUF, 1996.

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    mais toujours il demeure. Comment n'existerait-il pas,lui qui rsiste tout, quoi rien ne rsiste ?

    Comment n'existerait-il pas, lui qui contient tout cequi existe ?

    tre, c'est tre dans le temps ; il faut donc que letemps soit.Il contient tout, il enveloppe tout, il emporte tout :

    tout ce qui arrive arrive dans le temps et rien, sans lui,ne pourrait ni tre ni devenir. Il est, exactement, lacondition du rel.

    Comme l'espace ? Sans doute. Plus que l'espace ?Peut-tre. Car un phnomne, par exemple logique ouaffectif, peut sembler n'tre pas rigoureusement situ,ni situable. Si je vous dis que 2 + 2 font 4 ou que je suisamoureux, il peut y avoir quelque ridicule me demander o a?. Mais qu'on me demande depuisquand?,rien de plus lgitimece qui ne veut pas direque la rponse, dans les deux cas, soit facile. Oublionsun instant ce que nous savons, ou croyons savoir, de laRelativit1. Pour la simple conscience, le temps semble

    plus vaste, si l'on peut dire, que l'espace :celui-ci peut

    avoir commenc (dans le temps) ; on ne voit gure ocelui-l pourrait s'arrter (dans l'espace)... Tout ce qui alieu (dans l'espace) advient ou dure (dans le temps).Mais tout ce qui advient ou dure n'a pas forcment lieu.

    1. J'crisRelativit,avec un R majuscule, quand ils'agitde la thorie de

    la relativit d'Einstein et de ses successeurs : non par dfrence, mais pourla distinguer du simple concept (qui ne saurait se rduire la physique) derelativit.

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    Qui peut me dire o se trouvent la mcanique quan-tique, la justice ou la Symphonie inacheve de Schubert ?Elles n'en ont pas moins une histoire dans le temps...Cela rejoint, par d'autres voies, l'asymtrie releve par

    Kant: le temps, disait-il, est la condition formellea priori de tous les phnomnes en gnral, quandl'espace n'est la condition que des phnomnes ext-rieursVJe dirais plutt:l'espace est la condition de tousles corps ; le temps, de tous les vnements. Or toutcorps sans doute est un vnement ; mais tout vne

    ment n'est pas un corps2. Cela donne au temps uneespce de suprmatie au moins formelle :il est la condition sinequanon de tout. Du moins dans notre monde,mais c'est le seul auquel la conscience ait accs.

    Qu'est-ce alors que le temps, qui contient tout, et qui

    n'est pourtant qu'une limite entre deux nants (qu'uninstant, entre pass et avenir) ? Est-ce un tre, sedemandait dj Aristote, ou un non-tre ? Et derpondre ceci: Que d'abord il n'existe absolument

    pas,ou qu'il n'a qu'une existence imparfaite et obscure,

    1. Critique de laraisonpure,Esthtique transcendantale,6,p.63-64de la trad. Tremesaygues et Pacaud,PUF,1944, rd. 1963.2. Sur les notions de corps et d'vnement, que j'emprunte ici (pour

    en faire un autre usage) au stocisme, voirV.Goldschmidt,Lesystmestocien etl'idede temps, p. 106. Pour une approche contemporaine de lanotion, voir aussi Gilles Deleuze, Logique du sens(spcialement ladeuxime srie), d. de Minuit, rd. 10-18,1972, Marcel Conche,Temps et

    destin (Appendice: La question du rel et la question de l'vnement),ainsi que l'tonnant et admirable livre de FrancisWolff,Dire lemonde,PUF,1997.

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    on peut le supposer d'aprs ce qui suit:pour une part ila t et n'est plus, pour l'autre il va tre et n'est pasencore ;[...] or, ce qui est compos de non-tres semblene pouvoir pas participer la substance ou l'tre

    (ousia).*Mais il ne peut pas non plus n'exister pas ; carcomment, sans le temps, y aurait-il changement, mouvement, devenir? Le temps ne peut ni exister absolument, ni n'exister absolument pas :il n'existe que relativement. Relativement quoi ? Au changement :

    Puisque nous ne prenons pas conscience du tempsquand nous ne distinguons aucun changement mais quel'me semble demeurer dans un tat un et indivisible, etqu'au contraire quand nous percevons et distinguons unchangement, alors nous disons qu'ils'estpass du temps,il est clair qu'il n'y a pas d temps sans mouvement ni

    changement...2

    Je ne m'attarde pas sur la solution aristotlicienne.Sans se rduire au mouvement, le temps pourtant endpend (il n'est ni le mouvement ni sans le mouve

    ment) et le mesure : il est, la dfinition est fameuse,le nombre du mouvement selon lyavant et lyaprs1.Cettedfinition en vaut une autre, ou plutt elle vaut davan-

    1. Physique, IV, 10, 217 b31-218 a 3 (trad. H. Carteron, Les BellesLettres, 1983, p. 147).

    2. Ibid., IV, 11, 218 b 30 (trad. Goldschmidt, dans Temps physique ettemps tragiqueche^Aristote,Vrin, 1982, p. 23).

    3. Ibid.,IV, 10-11,218 b9-220a26 (trad. Carteron, p. 148 153 ; trad.Goldschmidt, p. 23-24, 30-31 et 36-38).

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    tage que la plupart, par ce qu'elle permet de penser.Qu'elle ne soit pas pour autant sans dfaut, c'est cequ'on peut suggrer sans outrecuidance, et cela pourraitexpliquer qu'elle soit plus souvent cite qu'utilise.

    D'abord, d'un point de vue logique, parce qu'il est difficile de dfinir le mouvement sans faire rfrence autemps : la dfinition d'Aristote, comme toute dfinitiondu temps peut-tre, semble supposer cela mme qu'elleveut dfinir. Ensuite, d'un point de vue physique, parcequ'il n'est pas sr que le temps ne puisse exister sans le

    changement : supposer par exemple une espce demort thermique de l'univers, de zro absolu o plusrien ne bougerait ni ne changerait, est-on absolumentcertain que le temps serait pour cela aboli ? qu'il n'yaurait aucun sens se demander depuis combien de temps

    plus rien ne change ? On m'objectera que plus personne ne pourrait se poser cette question, ni quelquequestion que ce soit. Certes. Mais cela n'autorise pas dire que la question, d'un point de vue philosophique,ne se pose pas. Pourquoi l'immobilit serait-elle inca

    pable de durer?Comment, si elle ne durait pas, reste

    rait-elle immobile ?Enfin; d'un point de vue ontologique, il se pourrait

    que la dfinition d'Aristote, pour gnial que soit le texteo elle apparat (sans doute, avec le livre XI des Confessions de saint Augustin, le plus formidable effort philosophique jamais consacr au temps), laisse passerl'essentiel : puisque le temps n'est pas un nombre, ausens ordinaire du terme, et puisque aucun nombre n'est

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    le temps. Si l'univers n'tait qu'une arithmtique ou unealgbre, il n'y aurait pas de temps. S'il n'y avait que desnombres, il n'y aurait pas d'univers. Prendre le tempsau srieux, c'est rompre d'entre de jeu avec Pytha-

    gore : si les nombres taient l'essence du monde,comme il le voulait, on ne voit pas pourquoi, ni comment, le monde serait temporel. Mais c'est peut-treaussi ce qui interdit de se satisfaire tout fait de la dfinition d'Aristote. Que le temps nous serve mesurer lemouvement ou que le mouvement nous serve mesu

    rer le temps (les deux sont vrais et Aristote ne l'ignorepas1), cela en dit plus sur nous et sur la mesure, mesemble-t-il, que sur le temps. Ou cela dit quoi letemps sert, ou nous sert, non ce qu'il est. Or c'est cequ'il est qui fait question et- qui mriterait, si nous entions capables, une dfinition...

    Je m'intresse davantage l'embarras d'Aristote.Laquestion est embarrassante, reconnat-il en effet, desavoir si, sans l'me, le temps existerait ou non. 2Pourquoi embarrassante ? Parce que, explique Aristote, s'ilne peut y avoir rien qui nombre, il n'y aura rien de nom-

    brable, par suite pas de nombre3

    et par suite pas detemps (puisque le temps est lenombre du mouvement).Pourtant le mouvement n'en existerait pas moins :comment serait-il possible sans le temps ?

    1. Physique, IV, 12, 220 h14-31.2. ML, IV,14,223a21sq.3. Ibid

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    Cet embarras peut sembler bien embarrassant. Quele temps ait besoin de l'me pour tre compt oumesur, soit ; mais pour tre comptable et mesurable ?Et donc : pour tre ? Dans la mesure o nombre

    s'entend de deux faons (comme ce qui est compt etcomme ce qui sert compter), et puisque le temps,c'est le nombre et que le moyen de nombrer et lachose ombre sont distincts*,on ne voit gure o estle problme, ni ce qui pourrait embarrasser un espritcomme celui d'Aristote. L'absence d'me supprime

    rait-elle le nombre des fruits d'un arbre, sous prtexteque nul ne saurait plus les compter?Bien sr que non !Pourquoi en irait-il autrement du nombre du mouvement? Mme sans l'me, il y aurait du mouvement,donc du temps :L'avant et l'aprs sont dans le mouvement, reconnat Aristote, et, en tant que nombrables,constituent le temps. 2 Les jours n'en passeraient pasmoins, si nulle me n'tait l pour voir se coucher lesoleil ; ils ne s'en succderaient pas moins, si nul n'taitl pour le voir se lever. Imaginons que toute vie disparaisse sur terre. Qu'est-ce qui interdirait, intellectuelle

    ment, de se demander depuis combien de jours plus personne n'a vu se lever le soleil?Pour tre impossible enfait, la question n'en serait pas pour autant, arithmti-quement parlant, sans pertinence ni rponse. Il y aurait

    1. 7^4 IV, il.2. Ibid., IV, 14, 223a28. Voir aussi Plotin,nnades, III, 7, 9 (trad.Brhier, Les Belles Lettres,rd.1981,p. 138 141).

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    donc du temps, puisqu'il y aurait mouvement etnombre (nombrable, sinon nombre) du mouvement.Oui: le temps d'Aristote est temps du monde, non del'me1 - ou n'est temps de l'me que parce qu'il est,

    d'abord, temps du monde. Mais alors, pourquoi laquestion est-elle embarrassante ?C'est peut-tre que le temps n'est pas un arbre, dont

    les instants seraient les fruits. Sur l'arbre, les fruitscoexistent; c'est pourquoi (et qu'on les compte ounon) ils font nombre. Dans le temps, au contraire,

    quand le prsent est l, le pass n'y est plus :les instantsne font jamais nombre, ontologiquement parlant, puisqu'il n'en existe jamais qu'un seul la fois. Comment,ds lors, pourraient-ils mesurer ou nombrer quoi que cesoit?Ou comment pourrait-on, sans l'me, mesurer cequi les spare, puisqu'ils n'existent jamais simultanment ? Comment mesurer l'cart entre quelque choseet rien? entre rien et quelque chose ? Ce n'est pasun problme d'arithmtique, mais d'ontologie et de

    1. Voir P. Ricur,Temps etrt,t. 3, IV, 1, chap. 1,Temps de l'me et

    temps du monde (Le dbat entre Augustin et Aristote) , Seuil, 1985,rd. coll. Points, 1991, p. 21 et s. Voir aussi le livre dj cit de

    V. Goldschmidt (Tempsphysique ettemps tragiqueche^Aristote, spcialementaux p. 111 et s.), qui montre bien que, contrairement ce que croyait

    Hamelin {Lesystmed'Aristote,rd. Vrin, 1976, p. 296), il n'y a pas trace ici

    d'idalisme. C'est ce que confirme Catherine Collobert, dans son dition

    commente du Trait du tempsd'Aristote (Paris, ditions Kim, 1994,

    p. 121), en remarquant d'ailleurs, sans doute juste titre, que touteconception idaliste du temps est profondment trangre l'esprit

    grec .

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    logique. Deux instants successifs (ou deux positionssuccessives d'un mobile) ne sauraient, par dfinition,exister ensemble : ils ne sauraient donc tre deux, nitrois, ni de quelque nombre que ce soit. L'instant, sans

    l'me, n'est jamais qu'un, et cette unit, qui ne sauraitmesurer aucun mouvement ni aucune dure, n'est pasun nombre. Mais alors : est-ce encore du temps ?

    Je ner sais si c'est cela qui embarrassait Aristote(auquel cas son texte serait pour le moins elliptique) ;mais enfin c'est ce qui m'embarrasse, moi. Il n'y aurait

    certes, sans l'me, personne pour mesurer le temps.Mais le problme n'est pas l, puisque le nombrable n'a

    pas besoin, pour exister, d'un nombrant. Le vrai problme, me semble-t-il, est plutt celui-ci:si le temps estce qui mesure le mouvement selon l'avant et l'aprs^comme dit Aristote, il n'y aurait, sans l'me, plus rien mesurer, puisque l'avant et l'aprs n'existeraient plus,

    puisqu'il n'y aurait plus que du prsent, que du simultan, que aupendant... Le temps aurait alors besoin del'me, non pour tre nombre ou mesur, mais bien

    pour tre : pour qu'il y ait quelque chose nombrer ou

    mesurer !Sans l'me, il n'y aurait que du prsent; et s'il n'y

    avait que du prsent, il n'y aurait pas de temps.Cet embarras d'Aristote, tel que je le comprends, ou

    le mien, tel qu'Aristote m'y a conduit, me parat aucur de notre problme. Tout laps de temps spare unavant et un aprs ; mais l'avant n'est plus, quand l'aprsa lieu:comment celui-ci, et par quoi, serait-il spar du

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    nant de celui-l? Ce que nous appelons le temps (lefait qu'il y ait du prsent, du pass et de l'avenir) sembledonc bien n'exister que dans l'me, qui seule peut faireexister ensemble, dans une mme prsence soi, un

    avant et un aprs, qui seule peut donner l'tre, ou unsemblant au moins d'existence, ce qui n'est plus (lepass) ou pas encore (le futur). L'meparce qu'elle sesouvient, parce qu'elle prvoit, parce qu'elle espre oucraint... - est ce qui fait qu'autre chose que le prsentexiste. Orautre chose que le prsent,ce ne peut tre

    que le pass et le futur :ce ne peut tre que le temps, silong, si lourd, comme une immense chane pourl'infime perle du prsent... L'esprit est ce joaillier: laperle lui est donne ; la chane, il la fabrique.

    Idalisme ? Non pas, puisque le mouvement n'a pasbesoin de l'me pour exister, et suffit faire exister letemps1. Imaginons nouveau que toute vie, toute conscience disparaisse de l'univers. La Terre n'en continuerait pas moins de tourner autour du Soleil, disais-je, ceque nous appelons les jours n'en continueraient pasmoins de se succder... La question : Depuis combien

    de jours la vie a-t-elle disparu?, pour n'tre formuleen fait par personne, ne perdrait, en droit, ni sa pertinence ni, arithmtiquement, sa rponse. Il y aurait doncdu temps, du point de vue d'Aristote, puisqu'il y auraitdu mouvement, du changement, du devenir. Mais ce

    1. Aristote, Physique, IV, 14, 223 a 28-29. Et V. Goldschmidt, Tempsphysique..., p. 111 122.

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    temps n'ajouterait pas des jours passs, qui n'existentque pour l'esprit ; il n'ajouterait que des jours prsents,que desaujourd'hui,ou plutt il serait cet ajout perptuelde soi (aujourd'hui, puis encore aujourd'hui, puis

    encore aujourd'hui...), cette diffrenciation perptuellede soi (c'est toujours aujourd'hui, mais ce n'est jamais lemme), et serait pour cela trs diffrent de ce que nousappelons, nous, le temps : ce ne serait plus la somme du

    pass, du prsent et de l'avenir, mais la simple continuation - ou perduration - du prsent. Ni idalisme,

    donc,ni ralismenaf.Le temps a besoin de l'me, nonpour tre ce qu'il est (le temps prsent), mais pour trece qu'il n'est plus ou pas encore (la somme d'un passet d'un avenir), autrement dit pour tre ce que nousappelons, nous, le temps : il a besoin de l'me, non

    pour tre le temps rel, le temps du monde ou de lanature, mais pour tre, et c'est assez logique, le temps...de l'me.

    III

    C'est o l'on retrouve saint Augustin. Seul le prsentexiste, reconnat-il, et s'il y a trois temps, c'est uniquement par une espce de diffraction, dans l'me, de ceprsent :

    Ce qui m'apparat maintenant avec la clart del'vidence, c'est que ni l'avenir ni le pass n'existent. Cen'est pas user de termes propres que de dire:"Il y a trois

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    temps, le pass, le prsent et l'avenir." Peut-tre dirait-onplus justement :"Il y a trois temps : le prsent du pass, leprsent du prsent, le prsent du futur." Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit, et je ne les vois

    pas ailleurs. Le prsent du pass, c'est la mmoire ; le prsent du prsent, c'est l'intuition directe ; le prsent del'avenir, c'est l'attente.*

    Mais ce temps-l n'est pas le temps rel, n'est pas le

    temps du monde, n'est pas le temps de la nature : c'est

    le temps de l'me, c'est le temps de l'esprit, et ce qu'on

    appellerait mieux la temporalit^ entendant par l l'unit

    dans la conscience, par elle, pour elle du pass, du

    prsent et du futur. Or, cette temporalit, Marcel

    Conche a bien vu qu'elle n'tait pas la vrit du temps,

    mais sa ngation : elle fait *en effet exister ensemble

    (comme unit ek-statique du pass, du prsent et dufutur 2) ce qui ne saurait, en vrit, coexister3 ; elle unit

    ce que le temps au contraire spare et ne cesse de spa

    rer; elle retient ce que le temps emporte, inclut ce

    qu'il exclut, maintient ce qu'il supprime. Comment

    serait-elle le temps, puisqu'elle lui appartient et le nie ?

    Elle lui appartient, puisqu'elle est prsente, puisqu'elle dure, puisqu'elle change. La conscience passera

    comme le reste, ou plutt elle passe dj et c'est par

    quoi elle est temporelle avant d'tre temporalisante.

    1. Confessions,XI, 20.2. Marcel Conche, Tempset destin,p. 37.

    3. Marcel Conche,Tempset destin,p. 37-38,41-42,105-106 et 108-109.

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    Mais ce mouvement qui l'emporte, elle le nie ou en toutcas lui rsiste. C'est par quoi elle est temporalisantesans cesser d'tre temporelle.

    Il n'y a temporalit que parce que nous nous souve

    nons du pass, que parce que nous anticipons l'avenir,que parce que nous chappons, au moins de ce point devue, l'coulement du temps rel, qui leur interdit aucontraire d'tre encore ou dj. Deux instants successifs, dans le temps, n'existent jamais ensemble ; maisnous ne prenons conscience du temps (temporalit)

    que parce que nous les saisissons dans une mme vise,leur donnant par l comme un semblant d'existencesimultane. Cela, toutefois, ne vaut que pour l'esprit. Latemporalit n'est pas le temps tel qu'il est, c'est--diretel qu'il passe ; c'est le temps tel qu'on s'en souvient ou

    qu'on l'imagine, c'est le temps tel qu'on le peroit etqu'on le nie (puisqu'on retient ce qui n'est plus, puisqu'on se projette vers ce qui n'est pas encore), c'estletemps de la conscience*,si l'on veut, mais de la conscience vcue ou spontane (non philosophique), c'est letemps dont on croit illusoirement qu'il est compos

    surtout de pass et d'avenir, alors qu'il ne cesse aucontraire de les exclure au seul bnfice de ce qui est,de ce qu'il est: l'irrsistible, et irrversible apparition-disparition de saprsence. La temporalit est toujoursdistendue entre pass et avenir; le temps, toujoursconcentr dans le prsent. La temporalit n'existe qu'en

    1. M. Conche, Tempset destin,p. 108.

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    nous ; nous n'existons que dans le temps. Nous la portons ;il nous emporte. C'est donc de la temporalit - etd'elle seulement qu'il faut dire ce que saint Augustindisait du temps : que ce n'est rien d'autre qu'une dis

    tension ; une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l'me elle-mme 1.Que cela ne soit vrai que de la temporalit (le temps

    de la conscience:pass, prsent, avenir), non du tempsrel (le temps du monde : le toujours-prsent du prsent), il le faut pour que l'me mme puisse naturelle

    ment advenir. Car, si le temps n'tait qu'une distensionde l'me, il ne pourraithprcder,et la survenue de celle-ci dans la nature serait pour cela inintelligible: sile tempsn'existait que dans l'me, l'me ne saurait advenir dans letemps. Il faudrait donc qu'elle vienne d'ailleurs : del'ternit divine, dirait saint Augustin, et c'est quoi je nepuis croire. Admettons donc que l'me (ou, si l'on prfre,la conscience) apparat dans le temps, comme je lecrois et comme les sciences de la nature autorisent de

    plus en plus le penser ; elle ne saurait ds lors le contenir ni le constituer tout entier. La temporalit (qui est

    dans l'me, qui est l'me mme, toujours tendue et distendue) n'est donc pas le temps (qui contient l'me et nesaurait tre sa distension). Sur la temporalit, je nem'attarde pas. C'est o une phnomnologie serait utile

    1. Confessions, XI, 26. Cette distensio animi, chez saint Augustin, est

    d'origine noplatonicienne : elle fait cho la diastasis (la distension, ouextension, ou dissociation de la vie de l'me) qui, selon Plotin, produit letemps : voirEnnades, III, 7 (11-12).

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    sans doute, qui d'ailleurs a dj t faite. L'analyse phnomnologique de la conscience de temps ne permetcertes pas de trouver la moindre miette de tempsobjectif, comme le reconnat Husserl1, maisellepermet

    de dgager les intentionnalits spcifiques (rtention,protention) par quoi la conscience, et toute conscience,est temporelle ou, mieux, temporalisante.C'estce qu'on

    peut appeler les formes de la temporalit, par lesquelles,comme dira Merleau-Ponty, la conscience dploieou constitue le temps comme le rseau des intention

    nalits qui relient notre prsent l'avenir et au pass, detelle sorte que la conscience cesse enfin d'treenferme dans le prsentet quela temporalit se tem-

    poralise comme avenir-qui-va-au-pass-en-venant-au-prsent2.Soit ; mais cela nous en apprend plus (pourautant que cela nous apprenne quelque chose...) sur laconscience, phnomnologie oblige, que sur le temps.Or, c'est le temps qui nous intresse : le temps de laconscience, soit, mais non pas simplement la consciencedu temps !S'il est clair que le prsent de la conscience esttoujours distendu entre un pass et un avenir (pas de

    conscience instantane ou purement prsente : pasde conscience sans mmoire et sans anticipation), celane nous dit pas ce qu'est le temps lui-mme. Pourquoi la

    1. Husserl,Leons pour unephnomnologiede laconscience intime du temps,

    Introduction, trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1964, rd. 1983, p. 9.2. Merleau-Ponty, Phnomnologiede la perception, III, 2 (La temporalit), Paris, Gallimard, 1945, rd. 1969, p. 474 481.

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    conscience renoncerait-elle le penser en tant que tel ?La phnomnologie de la temporalit ne saurait ysuffire :en tant que la temporalit est l'unit ek-statique du

    pass, du prsent et du futur (ce qui suppose que pass et

    futur sont comme retenus ou projets dans l'tre, puisqu'ils coexistent dans une mme conscience), la temporalit, rptons-le, est bien plutt le contraire du temps,comme la coexistence est le contraire de la succession,comme le pass et l'avenir sont le contraire du prsent,et comme l'esprit, peut-tre bien, est le contraire de la

    matire. Mais sans la temporalit, que saurions-nous dutemps ?

    Par quoi, comme l'crit Marcel Conche,le temps nese laisse pas saisir en lui-mme : il ne se montre queni1.

    Il faudrait en effet, pour le saisir, penser ensemble cequ'il spare (le pass et l'avenir) et maintenir ce qu'il sup

    prime (le prsent) ; mais alors ce n'est plus lui que l'onsaisit, mais la temporalit. Penser le temps, ce serait lemconnatre.

    IV

    Essayons, pourtant. Considrons pour cela le tempslui-mme, tel qu'une conscience peut l'apprhender. Le

    phnomnologue bute ici sur la mme difficult que

    1. Temps etdestin^p. 39. Voir aussi laNote sur le temps , p. 211-213.

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    saint Augustin ou Bergson : penser le temps dans savrit, la conscience n'y trouve que du prsent ; mais leprsent seul, est-ce encore du temps ? Considrons parexemple cette horloge: ce n'est pas du temps, c'est de

    l'espace, et les aiguilles n'y occupent jamais qu'uneseule position la fois. Quant leurs positions successives, elles n'ont de sens, remarquait Bergson, quepour un spectateur conscient qui se remmore lepasset les compare les unes aux autres. Supprimez laconscience, vous n'avez plus de temps ni mme de suc

    cession: vous n'avez plus qu'une position donne desaiguilles, vous n'avez plus qu'une extriorit rci

    proque sans succession, comme disait encore Bergson, vous n'avez plus que du prsent1.

    Sur ce point au moins les phnomnologues ne

    diront gure autre chose. Si l'on dtache le mondeobjectif des perspectives finies qui ouvrent sur lui etqu'on le pose en soi, crit Merleau-Ponty, on ne peut ytrouver de toutes parts que des "maintenant". Davantage, ces maintenants, n'tant prsents personne,n'ont aucun caractre temporel et ne sauraient se succ

    der. 2

    Dans le monde objectif, il n'y aurait donc nipass, ni avenir, ni mme succession... Que reste-t-il dutemps ? Rien, semble-t-il. Si l'on entend par tempsla

    1. Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, p. 80-82{uvres, PUF, d. du Centenaire, 1970, p. 72-73). Voir aussi les p. 89-90

    (Ed. du Centenaire, p. 80), ainsi queDure etsimultanit, p. 60-61 (rditdans le volume deMlanges,PUF, 1972, p. 101-102).

    2. Phnomnologie dela perception,p. 471.

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    succession d'un pass, d'un prsent et d'un avenir, ilfaut en conclure que le temps n'existe que pour et par laconscience :Le pass restdonc pas pass, ni le futurfutur. Il n'existe que lorsqu'une subjectivit vient briser

    la plnitude de l'tre en soi, y dessiner une perspective,y introduire le non-tre. Un pass et un avenir jaillissentquand je m'tends vers eux.* Le temps n'existe pasdans lemonde (le monde objectif est trop plein pourqu'il y ait du temps 2), maisdans la conscienceou, commedirait saint Augustin, et cela revient au mme, dans

    l'me : ce que nous appelons le temps ne serait qu'uneobjectivation abusive ou nave de latemporalit, commedimension extatique, ou diastatique, de la conscience3.Le temps n'existe donc que pour le sujet, et par lui: Ilfaut comprendre le temps comme sujet et le sujetcomme temps. 4La subjectivit n'est pasdans le temps,qui la prcderait :elle est, plutt, ce qui le fait adveniren le creusant rtention, protention dans le trop

    plein du prsent. Le temps ne nous prcde pas ; c'estnous qui le dployons ou le constituons : Nous sommes le surgissement du temps. 5

    1. Merleau-Ponty, op.cit.,p. 481.2. Ibid,p. 471.3. Sur lesekstasesde la temporalit, voir par exemple Heidegger,tre et

    temps, 65 (p. 228 232 de la trad. Martineau, Authentica, 1985). Sur lanotion dediastasis(dont saint Augustin fera ladistensioanimi),voir le majestueux septime trait de la troisime desEnnadesde Plotn.

    4. Merleau-Ponty, op.cit.,p. 483.5. Ibid.,p. 489. Voir aussi p. 474:c'est la conscience qui dploie ou

    constitue le temps .

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    Les mmes thmes se retrouvent, pour l'essentiel,chez Jean-Paul Sartre. Le pass, le prsent et l'avenirn'existent pas en eux-mmes (car alors ils ne seraientrien: Le pass n'est plus, l'avenir n'est pas encore,

    quant au prsent instantan, chacun sait bien qu'il n'estpas du tout1),mais seulement comme des momentsstructurs d'une synthse originelle2,qui est la temporalit elle-mme. Encore celle-ci n'existe-t-elle pas indpendamment de la conscience (la Temporalit n'estpas, mais le Pour-soi se temporalise en existant3), ni

    donc dans le monde objectif: La Temporalit n'estpas un temps universel contenant tous les tres et enparticulier les ralits humaines. Elle n'est pas non plusune loi de dveloppement qui s'imposerait du dehors l'tre. Elle n'est pas non plus l'tre, mais elle est l'intra-structure de l'tre qui est sa propre nantisation, c'est--dire le mode d'tre propre Ptre-pour-soi4, autrement dit la ralit humaine, comme dit Sartre (c'taitalors la traduction usuelle pour leDaseinde Heidegger),ou la conscience. Et puisqu'il n'y a pas de temps sanstemporalit (il n'y a plus qu'une multiplicit absolue

    1. L'tre et lenant, II, chap. 2 (La temporalit), Paris, Gallimard,1943,rd. 1969, p. 150.

    2. Ibid.3. Ibid.,p. 182. Voir aussi p. 715: La temporalit vient l'tre par le

    pour-soi. Il n'y aurait donc aucun sens se demander ce qu'tait l'tre

    avant l'apparition du pour-soi. C'est pourtant, notons-le en passant, ceque ne cessent de faire les scientifiques.

    4. J.-P. Sartre,ibid.,p. 188.

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    d'instants qui, considrs sparment, perdent toutenature temporelle et se rduisent purement et simplement la totale a-temporalit du ceci1), puisque leTemps est pur nant en soi, qui ne peut sembler avoir

    un treque par l'acte dans lequel le Pour-soi le franchitpour l'utiliser2,bref,puisque le temps ne se rvle que comme chatoiement de nant la surface d'un trerigoureusement a-temporel 3, il faut en conclure que letemps n'est pas, ou qu'il n'est que par nous, que pournous, enfin qu'il ne vient au monde, comme dit

    Sartre4, que pour autant que nous y sommes.Je n'en crois rien, bien sr ; car si c'tait vrai, com

    ment aurions-nous pu surgir dans le temps, c'est--direadvenir? Si le temps ne venait au monde que parnous, comment aurions1nous pu, nous, y venir ? Etcomment douter que ce soit le cas, puisque nous ne

    pourrions autrement nous poser la question ? SiY egose constitue pour lui-mme en quelque sorte dansl'unit d'une histoire, comme le reconnat Husserl5,il faut que le temps prcde la temporalit : cela suppose qu'il existe indpendamment de quelque subjecti

    vit que ce soit. Comme le remarque Jean-Toussaint

    1. Ibid,II, chap. 3, 4 (Le temps du Monde), p. 267.2.Ibid3. Ibid,p. 268.4. Ibid., p. 255 (Le temps universel vient au monde par le Pour-

    soi).5. Husserl,Mditationscartsiennes,IV, 37 (trad. G. Peiffer et E. Levi-

    nas,Vrin, 1969, p. 64).

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    Desanti, contre Husserl, l'Ego ne peut tirer son originedutemps et tre au mme moment l'origine dutemps,ilne ]peut tre prsent comme origine au cur de cequi le constitue toujours comme produit1. Mais alors

    il faut choisir entre la phnomnologie et l'histoire,entre la conscience comme principe et la consciencecomme effet - entre l'ego transcendantal et l'immanence sans ego. Le choix, du point de vue qui est lentre, n'est pas trop difficile. Si l'on entend par tem

    poralit la dimension ou la distension temporelle

    de la conscience, il est clair (du moins pour qui,comme moi, prend la physique et la biologie davantage au srieux que la phnomnologie), il est clair,donc, que le temps (le temps objectif: le temps dumonde) prcde la temporalit (le temps subjectif: letemps de l'me) et ne saurait par consquent s'yrduire ni mme en dpendre. Si l'ego est dans letemps, il ne saurait tre son origine. S'il est de part en

    part historique, il ne saurait tre transcendantal.La mme objection vaut aussi, remarquons-le en

    passant, contre l'idalisme transcendantal de Kant. Si le

    temps n'tait qu'une forme aprioride la sensibilit, il nesaurait par dfinitionprcdercette sensibilit. Mais alorscomment celle-ci aurait-elle pu advenir?Si Kant avaitraison sur le temps (si le temps n'avait de ralit quesubjective), l'existence mme de la subjectivit devien-

    1. J.-T. Desanti, Introduction laphnomnologie^ III, Gallimard, coll.Ides, 1976, p. 94-95.

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    drait inintelligible ou surnaturelle : puisque la subjectivit n'a pu se constituer naturellement que dans letemps, ce qui suppose que celui-ci la prcde. Si Kantavait raison, ni l'humanit ni Kant n'auraient eu le

    temps de natre : il y a l une contradiction performa-tive, comme disent les logiciens, qui m'a toujours parurdhibitoire. Si le temps n'avait de ralit qu'empirique,comment l'empiricit aurait-elle pu se construire dansle temps ?

    Au reste, quand bien mme on accorderait Kant

    tout ce qu'il prtend avoir dmontr dans l'Esthtiquetranscendantale (et spcialement que le temps est uneforme apriorizla sensibilit), cela ne saurait nous contraindre accepter ce qu'il n'a dmontr nulle part, ceque personne n'a jamais dmontr, et qui sans doute ne

    peut l'tre, savoir que le temps ne soitquecela1. Pourquoi le temps ne serait-il pas lafoisune forme de notresensibilit et une forme de l'tre ? Comment dmontrerque la chose en soi - ds lors qu'elle est par dfinitioninconnue et inconnaissable - n'est pastemporelle ? Kantrpondrait peut-tre que ce temps non sensible n'aurait

    1. Voir la Note sur Kantet le texte A propos de la thorie kantienne de Tidalit transcendantale du temps , que Marcel Conche avaitd'abord publis dans la premire dition de son Orientation philosophique(d. de Mgare, 1974, p. 132 146), et qu'on trouve dsormais en appendice Temps et destin(p. 187 210). Des objections du mme genre ont t

    faites en Allemagne, spcialement par Maass (ds 1788), Trendelenburg etVaihinger. Voir ce propos l'article de Francis Kaplan, Kant et la ralitdu temps ,Revue de l'enseignementphilosophique,juin-juillet 1972, p. 1 11.

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    alors d'existence qu'intellectuelle, comme chez Leibniz(ce serait Tordre des successions 1), et ne serait pasdavantage du temps que, par exemple, Tordre de succession des propositions dans un livre de gomtrie, ou

    que celui des nombres entiers, en arithmtique. Ce neserait pas une dimension de Ttre mais une relation,purement idale, entre les tres - pas une dure, maisune srie. Et sans doute est-ce l une possibilit qu'onpeut envisager, celle d'un rel purement intelligible (parexemple, mme sic'estpeu kantien, un universmoregeo-

    metrico, ou more arithmetico), qui ne serait temporel quepour nous. Cette possibilit, toutefois, ne saurait valoircomme certitude, puisque cette succession, si Kant a raison sur tout le reste, serait pour nous hors d'atteinte.Au nom de quoi puisque nous ne la connaissonspas - lui interdire la dure, Teffectivit, la matrialit ?Pourquoi serait-ce de la gomtrie et non de l'histoire ?De l'arithmtique, et non du temps ? Du sriel, et nondu duratif? Si nous faisons abstraction de notre moded'intuition, crit Kant, et si par consquent nous prenons les objets comme ils peuvent tre en eux-mmes,

    alors letempsn'estrien.2

    Mais qu'en sait-il, puisque les

    1. Leibniz, Correspondance avec Clarke,troisime crit de Leibniz,25 fvrier 1716 (d. A. Robinet, PUF, 1957, p. 53-54; voir aussi, dans lemme volume, les p. 42, 62,117-118,134,137,147,151 et 171-172).

    2. Critique de laraison pure,Esthtique transcendantale, 6, p. 64 de

    la trad. Tremesaygues et Pacaud (c'est moi qui souligne). Voir aussi quelques lignes plus bas: L'idalit transcendantale du temps est donc telleque,sion fait abstraction des conditions subjectives de l'intuition sensible,

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    objets tels qu'ils sont en eux-mmes chappent selonlui toute exprience possible et nous sont ds lors tout faits inconnus1? Le temps, crit-il encore, n'est pas inhrent aux objets eux-mmes, mais sim

    plement au sujet qui les intuitionne2

    .Cesimplementestde trop3, ou en tout cas indmontr, puisque les deuxhypothses ne s'excluent pas : le temps pourrait treinhrent et aux objets eux-mmes et au sujet qui lesintuitionne (d'autant plus facilement, suggrerait unmatrialiste, que le sujet est lui-mme un objet...). Le

    fait qu'il soit une forme de notre subjectivit, ce que nulne conteste, n'interdit pas qu'il soit aussi une dimensionobjective de l'tre.

    Ces objections ne prtendent pas rfuter Kant, sinondans la prtention qu'il aHerfuter les philosophes ralistes, ceux qui affirment l'objectivit du temps. Lavrit c'est que nous sommes confronts deux positions certes incompatibles - le temps existe ou pasindpendamment de nous mais qui sont l'une etl'autre galement possibles et galement indmontra

    bles.Cela, qui ne retire rien au gnie de Kant, relativise

    le temps n'est rien et qu'il ne peut tre attribu aux objets en soi, ni enqualit de substance, ni en qualit d'accidents (abstraction fait de leur rap

    port avec notre intuition).

    1. Ibid., Remarques gnrales sur l'esthtique transcendantale, 8,p. 68 de la trad. cite.

    2. Ibid, 7, p. 65 de la trad. cite.3. Comme le remarquait M. Conche, propos d'un autre passage de

    l'Esthtique transcendantale :Tempset destin,p. 200.

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    pourtant la porte de son idalisme critique. Pourquoi ?Parce que l'idalit transcendantale du temps, qui en estl'un des fondements principaux, n'est ds lors qu'unehypothse comme une autre, tout aussi invrifiable que

    sa contradictoire (qu'on pourrait appeler le matrialisme et que Kant appelle le spinozisme)1, et d'autantmoins vraisemblable, pour un esprit sans religion,qu'elle interdit d'expliquer l'apparition, dans le temps,d'une subjectivit cense le contenir tout entier...

    Les kantiens m'objecteront que toute connaissance

    de l'histoire de la subjectivit (par exemple toute anthropologie scientifique) reste soumise ces conditionsanhistoriques de la connaissance que sont les formesaprioride la sensibilit et de l'entendement, et qu'on nesaurait en consquence expliquer celles-ci par celle-l.L'histoire (comme connaissance) suppose le transcen-dantal (comme a priori). Comment pourrait-elle enrendre compte ? Il me semble que c'est confondrel'histoire comme discipline et l'histoire comme devenir,autrement dit l'ordre de la pense (o la facult deconnatre doit bien sr prcder, au moins logiquement,

    ses objets) et l'ordre de l'tre (o rien n'empche que lesobjets que nous connaissons soient antrieurs notre

    1. Si Ton n'admet pas cette idalit du temps et de l'espace, il nereste plus que le Spinozisme...{Critique de laraisonpratique,Examen critique de l'analytique, p. 108 de la trad. F. Picavet,PUF,1943, rd. 1971).

    Cette remarque, pourtant dcisive, est ordinairement sous-estime parceux qui voudraient garder Kant sans s'encombrer de la chose en soi oude l'idalisme.

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    facult de les connatre :les sciences de la nature en donnent mille exemples), mais peu importe. Ce que je voulais suggrer, c'est simplement que cantonner le tempsdans le sujet(vouloir, avec Kant ou les phnomnologues,

    qu'il n'ait de ralit que subjective), c'est s'interdired'expliquer l'apparition du sujetdans letemps. Au fond,c'est ce que signifie l'ide mme d'un sujet transcendan-tal,etqui,d'un point de vue naturaliste ou matrialiste, larcuse. Carsila subjectivit n'apparat que dans le temps(s'il n'est de sujet qu'empirique et historique), il faut que

    le temps la prcde :il ne saurait donc, rptons-le, ni s'yrduire ni mme absolument en dpendre.

    Libre ceux qui croient en un sujet atemporel (nou-mnal ou transcendantal, comme on voudra) d'expliquer par lui le temps. Pour les autres, dont je fais partie,c'est pluttlecontraire qu'il faut faire :expliquerlesujet,sinon par le temps, du moinsdans letemps. Or cela sup

    pose que le temps existe indpendamment du sujet...S'il n'est de sujet que dans le temps, il faut que le

    temps existe en dehors du sujet. Si tout sujet est temporel (historique), le temps ne peut tre uniquement

    subjectif.

    V

    Mais alors, nouveau, qu'en est-il de ce temps, etcomment peut-on le penser, s'il n'est constitu qued'un nant (l'instant sans dure) entre deux nants (le

    pass qui n'est plus, l'avenir qui n'est pas encore) ?

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    C'tait le point de dpart de saint Augustin, on s'ensouvient, mais aussi de Husserl, Sartre ou Merleau-Ponty. Avant mme qu'il y ait remmoration ou antici

    pation, explique Husserl, le temps est vcu comme

    l'unit originaire du pass immdiat (rtention) et del'avenir immdiat (protention) dans un prsent vivant,qui n'est ds lors temporel que pour et par le fluxabsolu de la conscience, constitutif du temps , ce queHusserl appelle aussi la subjectivit absolue1. Quantau temps objectif, il est mis, phnomnologie oblige,

    hors circuit2.Veut-on essayer de le penser?Ce n'estqu'un prsent mort (par opposition au prsentvivant de la conscience) ou vanescent. Le temps dumonde n'est rien, ou comme rien: L'avenir n'est pasencore, le pass n'est plus, et le prsent, la rigueur,n'est qu'une limite, de sorte que le temps s'effondre. 3

    Ni le pass ni l'avenir n'ont d'existence objective. Leprsent? Il n'est que la limite d'une division infinie,

    1. Husserl,Leons pour unephnomnologiede laconscience intime du temps,spcialement aux 2, 7,12, 24 et 34-36 (p. 97 et 99 de la traduction fran

    aise, pour les deux expressions cites). Voir aussi Paul Ricur,Tempsetrcit, t. 3, chap. 2, p. 43 82, ainsi que Franoise Dastur, Husserl, Des

    mathmatiques l'histoire, PUF, 1995, p. 42 74 (Phnomnologie ettemporalit).

    2. Leons..., 1.3. Merleau-Ponty, Phnomnologie de la perception, p. 471. Je ne peux

    entrer ici dans les diffrences, bien connues des spcialistes, entre Husserl

    et tel ou tel de ses continuateurs :la phnomnologie n'est pas mon objet ;je ne l'voque ici, allusivement et en bloc, que pour justifier mon refus dem'y enfermer.

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    comme le point sans dimension , et c'est pourquoi, onl'a vu,il n'est pas du tout \ Un point sans dimensionn'est pas de l'espace ; un instant sans dure n'est pas dutemps. Le temps ne serait donc, en toute rigueur, que la

    sommation impossible de ces trois nants : c'est pourquoi il n'est rien ou n'est que par la conscience qui le dploie,comme disait Merleau-Ponty, ou le constitue2. C'est toujours saint Augustin qui renat. Nantdu pass (qui n'est plus), nant de l'avenir (qui n'est pasencore), nant du prsent (qui n'est qu'une limite sans

    dure) : le temps ne serait rien d'objectif ;il ne viendrait l'tre que par nous.

    Ces trois nants sont d'ingale porte, me semble-t-il,ou plutt ingalement convaincants.

    Que le pass ne soit pas, puisqu'il n'est plus, j'en suisvidemment d'accord. Souvenez-vous de votre premier

    baiser... Cela n'existe plus, cela n'existera jamais plus.Voudriez-vous le recommencer que ce serait dj, auminimum, le second, et vous n'auriez rien recommencdu tout... Quant au souvenir que vous en avez, ce n'estqu'un morceau du prsent : loin de sauver l'tre du

    pass, il ne vous permet, ici et maintenant, que de

    1. Sartre,L'tre etlenant,p. 150. La notion depoint limite se trouvait dj chez Husserl (le prsent est un point limite, Leons,.., 31,p.89 de la traduction cite). Tout cela, qui est ordinairement et lgitimement rfr saint Augustin (y compris par Husserl lui-mme, dansrintroduction des Leons, p. 3), prolonge en vrit l'analyse fulgurante

    d'Aristote (Physique, IV, 10-14), superbement revue et corrige, dans unsens spiritualiste, par Plotin {Ennades,III, 7).

    2. Phnomnologie de la perception, p. 474.

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    prendre conscience de son non-tre comme n'tre-plus. Ni temps pass, ni les amours reviennent..Lammoire n'y change rien, que la conscience que nous

    pouvons, grce elle, en avoir. Le temps pass ne

    revient pas, et c'est ce qu'on appelle le pass.Je dirai la mme chose, pour l'essentiel, concernantle futur :il n'est pas, puisqu'il n'est pas encore, et votredernier baiser (sauf pour ceux qui l'auraient dj donn,mais alors ce ne serait plus de l'avenir...) n'a pas plus deralit que le premier. Nos projets ou nos espoirs, tout

    autant que nos souvenirs, ne sont que des morceaux duprsent, qui peuvent certes viser ou prparer le futur,mais qui ne sauraient lui donner l'tre qui lui manque etqui comme non-tre les justifie ou les hante.L'avenir n'est jamais donn (s'il l'tait, il serait prsent) :

    l'avenir est venir, s'il vient, et c'est pourquoi il n'estpas.S'agissant du prsent, en revanche, la chose me

    parat moins simple. Le prsent n'est rien, disait saintAugustin, puisqu'il n'est qu'en cessant d'tre. Ce n'estpas mon exprience : le prsent ne m'a jamais fait

    dfaut, je ne l'ai jamais vu cesser, jamais vu disparatre,mais seulement durer, toujours durer, avec des contenus certes diffrents, mais sans cesser pour autant decontinuer et d'tre prsent. Avez-vous jamais vcuautre chose ? Pour ma part, en tout cas, je suis bien certain de n'avoir jamais quitt le prsent, fut-ce un instant, ou que le prsent, plutt, ne m'a jamais quitt,jamais abandonn, jamais manqu. Tous les jours

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    que j'ai vcus, c'tait toujours aujourd'hui. Tous lesmoments, c'tait toujours maintenant.

    Il m'est arriv d'esprer ou de craindre, comme toutle monde ; mais c'taient esprances prsentes, craintes

    prsentes.Il m'est arriv de regretter ou de bnir ce quiavait t. Mais c'taient nostalgie prsente, gratitude

    prsente.Le prsent est mon lieu, depuis le commencement ;

    le prsent est mon temps, et le seul.

    Je n'ai jamais vu qu'il en soit autrement pour unautre, ni pour le monde... La nature, crit jolimentMarcel Conche, est la toute-prsente. tre, pourelle, en elle, c'est tre maintenant1: rien ne s'ydroule au futur ou au pass, rien ne s'y passe qui nesoit actuel.

    Tout ce que l'on connat de la nature est dj pass,m'objecte un physicien, puisqu'il faut du temps pourqu'on en prenne connaissance : la Relativit restreintene fait que prendre ce dcalage en compte.Dont acte.Mais la connaissance n'existe elle-mme qu'au prsent,

    comme le rel sur quoi elle porte : ce que la Relativitoblige penser, j'y reviendrai, c'est que ces deux prsents ne sauraient tre absolument simultans. Mais ilsn'en sont pas moins prsents l'un et l'autre. Exister,

    pour un tre naturel quelconque, c'est occuper unepartie de l'espace-temps actuel (une partie du prsent).

    1. Tempsetdestin,X, p. 95-96.

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    Quant aux humains, ils font partie de la nature:comment chapperaient-ils son prsent ?

    Il vitdanslepass,dit-on parfois ; ou bien:il vitdans l'avenir...Mais il vit, et c'est du prsent. La

    nvrose, qui nous enferme dans le pass, n'est pasmoins ,actuelle que la sant, qui nous en libre.L'esprance, qui nous enferme dans l'avenir, pas moinsactuelle que la sagesse, qui nous ouvre au prsent.A supposer mme qu'on voyage un jour dans le temps,comme l'imaginent nos films de science-fiction, ce ne

    serait que changer de prsent, et non se dplacer,comme on voudrait nous le faire croire, dans le passou le futur... Le prsent est le seul temps disponible, leseul temps rel, et loin qu'il ne soit qu'en cessant d'tre,comme le voulait saint Augustin, il ne cesse au con

    traire de durer, de continuer, de se maintenir. Quandj'aicommenc cette communication, le prsent tait l.Il est l encore, en ce moment o je la continue. Et ilsera l toujours, quand je l'aurai termine, quand nousserons spars, quand nous penserons tout autrechose... Le prsent tait l notre naissance. Il sera l

    notre mort. Il sera l, sans la moindre interruption,durant tout le temps qui les spare. Il est l, toujours l :il est lelde l'tre.

    Il faut donc renverser la proposition de saint Augustin. Le prsent, disait-il, ne peut tre qu'en cessantd'tre ; si bien que ce qui nous autorise affirmer que letemps est, c'est qu'il tend n'tre plus... Ce quel'exprience nous apprend, c'est plutt le contraire :

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    que le prsent ne cesse jamais, ne s'interrompt jamais, sibien que ce qui nous autorise affirmer que le tempsest, c'est qu'il ne cesse de se maintenir. Un instant?Sil'on veut, mais pas comme limite (qui n'a d'existence

    qu'abstraite :pour la pense) entre un pass et un futur.L'instant prsent, comme instant rel, est bien plutt la continuit du temps , comme Aristote l'avait vu, et ce titre toujours le mme1. Ce n'est pas un point,ou si c'est un point il est mobile: il n'y a qu'un seultemps, depuis le dbut, et ce temps c'est le prsent.

    Qui,parmi nous, a jamais vcu autre chose, peru autrechose ? Le pass ? Ce n'est jamais lui que nous percevons, mais ses restes ou ses traces (monuments, documents, souvenirs...), qui sont prsents. L'avenir? Cen'est jamais lui que nous percevons, mais ses signes ouses causes, comme disait saint Augustin2, ou encore sesanticipations en nous (prvisions, projets, esprances...), et tout cela n'existe qu'au prsent. Je vousrenvoie votre exprience. Pour ma part, je le rpte, jesuis sr de n'avoir jamais habit ni le pass ni l'avenir,mais le prsent seul, qui dure et qui change. Dans le

    temps ? Non pas, puisqu'il est le temps mme (le pr-

    1. Physique,IV, 13, 222a10-20 (trad. Carteron, p. 157 ; Goldschmidt,p.96) ; voir aussi IV, 11, 219 b10-32. Sur le problme - difficile et dcisif de l'instant chez Aristote, on se reportera au remarquable commentaire (malheureusement introuvable en librairie) de Jacques Marcel

    Dubois,Le tempsetl'instantselonAristote,Paris, Descle de Brouwer, 1967,spcialement aux p. 136-143, 176-197, 235-243 et 303-314.

    2. Confessions,XI, 18.

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    sent n'est pas plus dans le temps que l'univers n'estdans l'espace). Ce n'est pas le prsent qui est dans letemps ; c'est le temps qui est prsent.

    J'entends bien que la journe d'hier, aujourd'hui, est

    du pass. Mais c'est qu'elle n'est plus : elle ne fut relle,et mme ellene fut,que lorsqu'elle tait l'aujourd'hui dumonde. Le prsent, objecte saint Augustin, s'il taittoujours prsent, s'il n'allait pas rejoindre le pass, il neserait pas du temps, il serait l'ternit1.Pourquoi non ?Cela n'est contradictoire que pour autant qu'on sup

    pose que le temps et l'ternit le sont, ce qui ne va pasde soi. Et crtiment le prsent irait-il rejoindre le pass,et o, puisque le pass n'est pas ? Autant dire que moncorps d'adulte rejoint mon corps d'enfant, ce qui estabsurde. Ce dont j'ai conscience, c'est bien plutt demon corps prsent, et de lui seul, et depuis le dbut.Comment serais-je ce qui n'est plus ou pas encore ? Ceserait n'tre pas n, ou tre dj mort... Je suis ce que jesuis, non ce que j'tais ou serai: je suis mon corpsactuel, mon corps en acte, et cette matrialit de monexistence n'est pas autre chose que ma prsence au

    monde que ma prsence au prsent. Nous sommesdans le temps comme nous sommes dans le monde :ouverts dans l'ouvert, passants dans le passage, prsents dans le prsent... C'est notre vie mme, par quoinous sommes au monde, toujours, par quoi nous sommes au prsent, toujours, et comme les contemporains

    1. Confessions,XI, 14.

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    de l'ternel. Non plus tard ou ailleurs, mais ici et maintenant. Non dans le possible ou le rvolu, mais dansFactuel. Non dans le futur ou le pass, mais dans le prsent. Au cur de l'tre. Au cur du rel. Au cur de

    tout - puisqu'il n'y a rien d'autre. Esprer?Croire ?A quoi bon ? Le rel suffit au rel, quoi rien nemanque. Le prsent suffit, toujours inesprable, commedisait Heraclite1, toujours inespr.C'est l'unique lieu dusalut, et le salut lui-mme peut-tre.

    Philosophie du prsent :philosophie de l'immanence,

    philosophie du corps et de la nature, philosophie dudevenir et de l'ternit, philosophie de la ncessit et del'acte. tre, c'est tre prsent dans l'espace et le temps :c'est donc trephysiquementetactuellementprsent.Comment, ds lors, serait-on autre chose que ce qu'on est ?autre chose que ce qu'on fait ? autre chose que ce qu'ondevient?Bref, ce que la conscience nous apprend ounous suggre, quand elle essaie de penser le temps telqu'il est (et non tel qu'elle le vit: comme temporalitextatique ou intentionnelle, comme rtention ou pro-tention, comme prospection ou rtrospection, comme

    esprance ou nostalgie...), c'est que le temps c'est le prsent, donc que le temps c'est l'ternit, donc que letemps c'est l'tre, donc que le temps c'est la matire,donc que le temps c'est la ncessit, donc que le tempsc'est l'acte. Voil les six propositions que je voudrais

    brivement dvelopper devant vous.

    1. Fr. 66 (18) de l'd. Marcel Conche.

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    VI

    Premire thse:le temps, c'estle prsent C'est la thseprincipale, dont toutes les autres dcoulent. Elle rsulte

    des seules dfinitions du pass, du prsent et de l'avenir,donc de la seule dfinition du temps comme unit ousuccession des trois. Le pass n'est pas, puisqu'il n'est

    plus,l'avenir n'estpas,puisqu'il n'est pas encore:il n'y aque le prsent, qui est l'unique temps rel.

    C'est ce qu'avait vu saint Augustin, sans oser s'y arrter. Mais c'est dj ce qu'avait vu Chrysippe, sans vouloir en sortir: Seul le prsent existe ; le pass et lefutur subsistent [comme objets incorporels : pour la

    pense], mais n'existent pas du tout [comme objetsrels : comme corps] 1. Cette subsistance est comme

    l'cho ou l'anticipation, pour l'esprit, du pass ou del'avenir, et leur seule ralit. Elle n'a donc d'existence

    1. Selon le tmoignage d'Arius Didyme, 26 (S.V.R, II, 509), cit ettraduit par V. Goldschmidt, Le systme stocien etl'idede temps, p. 31. Lespassages entre crochets sont ajouts par moi, titre d'explication ou de

    commentaire. Sur l'interprtation gnrale du stocisme ici mise en uvre,voir mon articleLa volont contre l'esprance ( propos du stocisme) ,Uneducationphilosophique,PUF, 1989, p. 189 et s. (spcialement, sur la question du temps, les p. 196 205). Rappelons simplement que, pour le matrialisme stocien, tout ce qui existe est corps , et que les incorporels n'ont ds lors de ralit que pour nous : ce ne sont pas des objets dumonde, ce sont des objets de la pense, ou pour la pense.

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    effective que dans l'me, et par elle. Que toute conscience disparaisse de l'univers, il n'y aurait plus qu'un

    prsent sans mmoire et sans anticipation. Qu'est-ced'autre que le monde ? Qu'est-ce d'autre que le rel ?

    On dira que mmoire et anticipation en font partie,qu'elles sont aussi relles que le reste... Sans doute. Maiselles n'existent elles-mmes que dans le temps, maiselles ne sont relles qu'au prsent : le pass et l'avenirn'existent pas du tout, mais subsistent dans cela seul quiexiste, le prsent, et pour autant seulement qu'un corps

    les vise ou les constitue, ici et maintenant, commedimensions, rtrospectives ou prospectives, de sa

    propre conscience. Rien n'existe que le prsent ; rien nesubsiste (du pass ou de l'avenir) quedansle prsent. Le

    prsent contient donc tout' ce qui existe ou subsiste : leprsent contient tout.

    Un instant?Non pas, si l'on entend par l une limiteentre le pass et l'avenir. Si le pass et l'avenir ne sontrien, rien ne les spare : il n'y a que le prsent, qui nesaurait tre une limite puisqu'il est tout.

    Objectera-t-on que, toute conscience suppose

    abolie, le rel garderait trace de son histoire passe etmme, en quelque chose, venir? Que les Alpes, parexemple, sont le rsultat d'une histoire ? Qu'un glacierest comme du temps cristallis, qui porte en lui son

    pass, qui annonce son avenir, qui ne saurait existersans durer? Qu'un corps vivant, afortiori, a forcmentun certain ge, donc un certain pass ? Que l'universmme n'est que la trace de sa propre histoire?J'en suis

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    bien sr d'accord. Mais tout rsultat est prsent, toutcorps est prsent, toute trace est prsente, et c'est cetitre seulement qu'ils peuvent, pour l'esprit, voquer le

    pass ou l'avenir. Supprimez l'esprit, reste le rsultat,

    reste le corps, reste la trace : reste le prsent.Dira-t-on qu'il n'en est pas moins vrai que le pass aeu lieu, et que cela, traces ou pas, ne saurait tre annul ?Que mme la fin du monde ou Dieu ne sauraient abolirla vrit de ce qui fut ?J'en suis nouveau d'accord. S'ilest vrai que nous sommes runis dans ce colloque, ici et

    maintenant, cela sera encore vrai demain ou aprs-demain, encore vrai dans dix mille ans, encore vrai danscent milliards d'annes, quand plus personne bien sr nesera l pour s'en souvenir. Mais cette vrit sera prsente, comme toute vrit !Que penseriez-vous de celuiqui vous dirait: Il tait vrai qu'on a pris la Bastille le14 juillet 1789 ? Qu'il ne sait pas ce que c'est qu'unevrit... Si c'tait vrai, cela l'est toujours. La mmeremarque vaut aussi apart ante. Une phrase commenant par Il sera vrai que... me semble offenser lalogique: si cela sera vrai, cela l'est dj. Imaginez par

    exemple qu'on dcouvre dans je ne sais quelle bibliothque un manuscrit du XVIe sicle, jusque-l inconnuet qui annoncerait une guerre mondiale pourl'anne 1914... Qui pourrait contester que ce manuscrit,lorsqu'il fut crit, disait alors la vrit ? Une vrit venir?Non. Une vrit prsente, comme elles sont tou

    tes.Une prvision, si elle est vraie, dit la vrit de ce quisera, non ce qui sera une vrit. Or peu importe, d'un

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    point de vue logique, qu'il y ait eu prvision oupas.Quenous soyons aujourd'hui runis dans ce colloque, c'taitdj vrai hier, avant-hier, il y a dix mille ans ou cent milliards d'annes :non pas parce que c'tait prvu, non pas

    parce que c'tait crit ou prdtermin - nous savonsbien que cela ne l'tait pas,mais simplement parce quec'est vrai et que la vrit n'a que faire du temps. Il n'y a

    pas d'histoire de la vrit ; il n'y a qu'une histoire desconnaissances.

    L'histoire des sciences ? Ce n'est pas l'histoire de la

    vrit :c'est l'histoire des conditions - techniques, thoriques, idologiques... - de sa dcouverte. Il n'y a pas devrit scientifique ; il n'y a que desconnaissancesscientifiques, qui sont toutes relatives et historiques. Cela ne

    prouve pas que la vrit, vers quoi elles tendent, le soit

    aussi. Considrons par exemple la pression atmosphrique. Qu'elle existe, on ne l'a pas toujours su:il a falludu temps et du travail (Galile, Torricelli, Pascal...) pourle comprendre. Mais elle n'en existait pas moins avantqu'on ne le sache, et mme j'accorde qu'il tait vraiintemporellement vrai - qu'elle existerait avant mme

    que l'atmosphre, elle, n'existt. C'est en quoi l'histoiredes sciences nous ouvre l'ternit du vrai: toutes nosconnaissances sont historiques, aucune vrit ne l'est. Si

    bien que nos connaissances ne sont des connaissances(aucune connaissance n'est la vrit, mais aucune neserait une connaissance si elle ne comportait au moinsune part de vrit) que par cela en elles qui chappe leur histoire. L'tre vrai d'une pense est indpendant du

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    temps, comme disait Frege, et c'est en quoi toute vrit,comme disait Spinoza, est ternelle1.

    O veux-je en venir ? A ceci que cette ternit, loind'invalider l'exclusive ralit du prsent, en serait plutt

    comme la confirmation logique : elle n'est pas autrechose que le toujours-prsent du vrai. Une propositionvraie peut certes porter sur le pass ou l'avenir ; maiselle n'a pas besoin pour cela qu'ils existent, ni ne sauraitleur appartenir. La vrit suffit, et se suffit, qui ne sepense qu'au prsent. Aucune proposition n'tait ni ne

    seravraie:une vrit estvraie, toujours vraie, et ce prsent, pour la pense, est l'ternit mme.

    Est-ce tomber dans une espce de fatalisme logiqueou propositionnel, qui ferait de nous comme les prisonniers du vrai ? Si des propositions portant sur l'avenirsont dj vraies, ne faut-il pas en conclure que l'avenirest dj crit, dj rel, ou en tout cas qu'on ne peut pasle changer? Nullement. Car cette ternit, purementlogique, n'a rien voir avec un destin:la vrit n'est niune cause ni une prison. Ce n'est pas parce qu'il tait djvrai de toute ternit que nous ferions ce colloque que

    nous le faisons aujourd'hui (car alors nous n'aurions paspu ne pas le faire, ce qui est invraisemblable) ;c'est parceque nous le faisons aujourd'hui que c'tait vrai, en effet,de toute ternit. Le vrai ne commande ni n'enferme le

    1. Frege,critslogiquesetphilosophiques,trad. franc., Seuil, 1971, spcialement p. 191 193 ; Spinoza,Ethique, passim. Voir aussi mon Trait dudsespoiretdelabatitude, t 2 (Vivre),PUF, 1988, chap. 5, p. 251 277.

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    rel, pas plus qu'une carte ne commande ou n'enferme lepaysage qu'elle dcrit. C'est le rel qui est vrai etqui,pour/apense, l'est intemporellement. La vrit n'est pas uneprison ; c'est une fentre sur l'ternit o nous sommes.

    Mais cette ternit, en retour, ne gouverne pas le prsent- puisqu'elle estleprsent mme, dans savrit.picurecontre Platon :le rel commande au vrai, non le vrai aurel. Que nul n'entre ici s'il n'est historien.

    Les mathmatiques ? Elles ne sont vraies, en ce sens,que pour autant que l'univers est mathmatique. Pour le

    reste,s'il y a un reste, elles ne sont que cohrentesetcette cohrence appartient encore, par le cerveau dumathmaticien, au rel qui la gouverne et la contient.

    Quant l'instant, considr comme limite oucomme infiniment petit, je n'ai jamais dit qu'il futl'essentiel du temps. Comment, en additionnant desinstants sans dure, ferait-on quelque dure que cesoit?Autant vouloir former un nombre, disait Spinoza,en additionnant des zros1... Cet instant-l, purementmathmatique ou intelligible, ne vaut que pour l'esprit :c'est un tre de raison ou un auxiliaire de l'imagination,

    aussi ncessaire que le nombre ou la mesure et aussiirrel2. L'instant existe-t-il ? Autant se demander si le 7

    1. Spinoza, Lettre 12, Louis Meyer (d. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1966, t. 4, p. 160).

    2. Ibid,Sur ce texte difficile, voir Martial Gueroult ,Spinoza,1.1, Aubier-

    Montaigne, 1968, Appendice 9, spcialement p. 514 519. Voir aussi lebeau livre de Chantai Jaquet,Sub specie aeternitatis (Etudes des concepts detemps,dureetternitche^Spinoza),Kim, 1997, spcialement aux p. 150 165.

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    ou le centimtre existent... Ce ne sont pas des tres, nipourtant de purs nants : ce sont des instruments pourla pense. Il en va de mme du temps, si l'on entend parl une sommation indfinie d'instants ou d'intervalles.

    Ce n'est pas rien, puisqu'on peut le mesurer ; mais celan'en fait pas un tre, puisqu'il n'additionne que des abstractions. Ce que Spinoza appelle la dure, et que

    j'appellerail'tre-temps, est autre : non le rsultat d'unesomme (le temps mathmatique) ou la limite d'unedivision (l'instant), mais la continuation indivise - qui

    n'est divisible que pour la pensed'une existence. Letemps, pour le dire autrement, ne peut se rduire au

    prsent que si le prsent dure: l'instant prsent doitdonc durer aussi, et rester le mme, donc, tout en changeant toujours. L'instant, disait Aristote, est, en unsens,le mme, en un sens non* :il est le mme en tantqu'il est la continuit du temps ; il est autre en tantqu'il le divise (mais seulement en puissance, remarquaitAristote), autrement dit en tant qu'il estle commencement d'une partie et la fin d'une autre2.Qu'un glacier,

    par exemple, ne puisse exister dans l'instant, cela est

    incontestable si l'on entend par instant ce qui divise,autrement dit une limite entre deux dures ou un pointde temps spar de tous les autres. Mais si les instantstaient spars les uns des autres, y aurait-il du temps ?Au reste, c'est une question de dfinition. On peut dire

    1. Physique,IV, 11,219 ^12.2. Ibid.,IV, 13, 222a10-19.

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    aussi bien que c'est un mme instant qui ne cesse dedurer (comme un point qui se dplace trace une ligne),ou que la dure est la continuit des instants (commeune ligne dont les instants seraient les points). Mais

    alors ce que nous appelons l'instant n'est qu'une limite,pour l'esprit, entre deux dures1. Supprimez l'esprit,reste la dure sans limite : reste le prsent.

    Une telle pense du temps comme prsent est-ellerendue caduque par la thorie de la relativit ? C'est ceque croit mon ami Etienne Klein :

    Tant que Ton a cru un temps universel, on a pu direque le pass n'existe plus, que l'avenir n'est pas encore, etdonc que le prsent seul existe (mme s'il ne dure qu'uninstant). La relativit rend caduc un tel discours:des vnements qui sont dans le "futur pour tel observateur sontdans le pass pour tel autre et dans le prsent pour untroisime. Ds lors, continuer considrer que seuls lesvnements prsents existent obligerait penser que desvnements lointains, certes, mais actuels, et donc existants, n'existent plus ou pas encore, pour quelqu'und'autre en dplacement par rapport nous. Que devientdans ce contexte le statut propre du temps?2

    L'objection, qui est d'un physicien, ne me parat pasinsurmontable. Quand bien mme la thorie de la relativit dirait la vrit du temps (et non simplement,

    1. IbL,IV, 10-13.

    2. Voir E. Klein, Le temps en physique, Etudes, septembre 1993,p.210. Le mme texte est partiellement repris et corrig dans Conversationsavec le Sphinx(Lesparadoxes en physique),Le Livre de Poche, 1994, p. 181.

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    comme le croit par exemple Marcel Conche, de samesure1), le temps en soi (et non le temps pour laconnaissance), elle ne saurait annuler le prsent ni fairetre ce qui n'est pas ou plus. Qu'un mme vnement

    puisse tre dans le futur, dans le pass et dans le prsentpour trois observateurs diffrents, cela ne change rienau fait que, pour chacun de ces trois observateurscomme pour l'vnement lui-mme (subjectivement,donc, aussi bien qu'objectivement), il n'existe qu'au

    prsent : cela n'empche pas, mais confirmerait plutt,

    1. Quant Einstein, m'crivit un jour Marcel Conche, je ne crois pasqu'il aborde le problme du temps, mais seulement de sa mesure. Tout cequ'il dit dpend de la vitessefiniede la lumire, ce dont le mtaphysicienn'a cure (Lettre Andr Comte-Sponville, du 2 dcembre 1993). C'estun point que je ne me sens pas capable de trancher. Il est vrai qu'on peut

    toujours concevoir une simultanit absolue, laquelle pourrait par exempletre dfinie en rfrence, purement hypothtique, la vitesse, supposeinfinie, d'un signal quelconque, voire sans rfrence physique. Que lavitesse de la lumire soit finie, ce n'est qu'une limite de fait (une limitephysique), qui ne vaut pas forcment en droit (pour la mtaphysique). Lachose, pour un matrialiste, reste pourtant difficile penser. Qu'est-cequ'une telle simultanit hypothtiquement absolue nous apprend sur

    l'univers, ds lors que rien de matriel (faute d'une vitesse infinie) ne luicorrespond ni ne permet de l'attester? J'observe en outre quel'exprimentation (il est vrai qu'elle suppose la mesure) donne raison Einstein; et de cela au moins, me semble-t-il, le mtaphysicien doit sesoucier... Voir ce propos Prigogine et Stengers,La NouvelleAlliance,Gallimard, 1979, p. 220 222, ainsi que les remarques d'Etienne Klein propos du clbre paradoxe (qui n'en est pas un pour la physique) des

    jumeaux de Langevin ,Conversations avec lesphinx,II, 2, p. 121 et s. Voiraussi, dansLe tempset saflche,les exposs de Jean-Pierre Luminet et MarcLachize-Rey, spcialement aux p. 66-68, 73-74 et 83-85.

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    que seul le prsent est rel. Simplement, comme l'avaitvu Bachelard, la Relativit (sous rserve de sa porteontologique) impose de penser le prsent - donc letempscomme irrductiblement local et pluriel :

    Ce que la pense d'Einstein frappe de relativit, c'est lelapsde temps, c'est la "longueur" du temps. [...] La relativit du laps de temps pour des systmes en mouvementest dsormais une donne scientifique. [...] Mais voicimaintenant ce qui mrite d'tre remarqu:l'instant, bien

    prcis, reste, dans ladoctrine d'Einstein, un absolu. Pour lui

    donner cette valeur d'absolu, il suffit de considrerl'instant dans son tat synthtique, comme un point del'espace-temps. Autrement dit, il faut prendre l'trecomme une synthse appuye la fois sur l'espace et letemps. Il est au point de concours du lieu et du prsent :hic et nunc\ non pas ici et demain, non pas l-bas et

    aujourd'hui. [...] Dans ce lieu mme et dans ce momentmme, voil o la simultanit est claire, vidente, prcise;voil o la succession s'ordonne sans dfaillance etsans obscurit.*

    Cela ne signifie pas, me semble-t-il, qu'il faille forc

    ment opposer l'instant la dure, comme fait Bachelard2, ou du moins cela ne vaut que contre la dure berg-sonienne, toujours grosse du pass, toujours tendue versl'avenir (dure cumulative, qualitative, spirituelle...), non

    1. L'intuition del'instant, I, 3, p. 29 31 de la rd. Denol, coll.Mdiations, 1985 (c'est Bachelard qui souligne).2. Ibid.,spcialement p. 15-20.

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    contre une dure qui serait celle de l'instant lui-mme,dure purement prsente, purement actuelle, et l'actemme ^'exister. Cette dernire dure, celle quin'estpasle contraire du prsent mais sa continuation indfinie,

    c'est la dure non de Bergson mais de Spinoza: Ladure estAune continuation indfinie de l'existence , lit-on dansYEthique1,ce qui revientdire que la duren'estautre que l'existence mme des choses,en tant qu'ellespersvrent dans leur existence actuelle2.Ici et maintenant, comme dit Bachelard, et cela ouvre la voie un

    atomisme qui serait la fois spatial et temporel3. Si letempsc'estleprsent, le temps peut tre multiple et relatif, comme le prsent mme ou, plutt, comme lesprsents mmes;maisiln'en est pas moins rel pour autant,ni, donc, moins actuel: l'espace-temps n'existe qu'auprsent (il est le lieu quadri-dimensionnel, pourrait-ondire, de la prsence de tout), et le tempsn'estpas autrechose sans doute que cette prsence soi de l'espace ou,

    j'yreviendrai, de la matire.Prenons l'exemple fameux desjumeaux de Lange-

    vin.C'estune exprience de pense, mais que les cal

    culs et l'exprimentation (au niveau des particules lmentaires) confirment. L'un de nos deux jumeaux faitun long voyage dans l'espace, une vitesse proche decelle de la lumire, pendant que son frre reste sur terre,

    1. Spinoza,thique,II, df. 5 (trad. Appuhn).

    2. Spinoza, Pensesmtaphysiques, I, 4 (p. 349 de Pd. Appuhn, G.-F.,t. 1,1964).

    3. Voir Bachelard, op. cit., III, p. 37.

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    cultiver son jardin... Au dpart, ils ont bien sr lemme ge: disons vingt ans chacun. Au retour duvoyageur, ce n'est plus vrai. Tout se passe comme sicelui qui a voyag avait vieilli sensiblement moins vite

    que son frre. La vrit, telle que la pense la physiquerelativiste, est autre:il a vieilli au mme rythme, biolo-giquement, que son frre, mais durant un temps sensiblement moins long ce que confirment d'ailleurs leshorloges installes sur terre et dans le vaisseau spatial. Ilsemble avoir vieilli moins vite, mais c'est qu'il a vieilli

    moins longtemps : si le sdentaire, au retour de sonfrre jumeau, a trente-quatre ans, notre astronaute, lui,n'en a que vingt-deux1! On en conclut, et on a sansdoute raison, que le temps varie en fonction de lavitesse: qu'il n'y a pas un "temps universel et absolu,comme le croyait Newton, mais des temps relatifs ou lastiques , susceptibles de dilatations plus ou moins(en fonction de la vitesse) prononces