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Maggie Robinson

Auteure de romance historique légère et sexy, elle écrit égale-ment de la romance historique érotique sous le pseudonyme deMargaret Rowe. Elle a été finaliste pour le prix Romantic Times.Elle vit dans le Maine.

Accordez-moi une nuit

Du même auteuraux Éditions J’ai lu

L’agence de Mme Evensong

Dans les bras d’une héritièreNº 10992

Accordez-moi une nuitNº 11170

MAGGIE

ROBINSONL’AGENCE DE MME EVENSONG – 2

Accordez-moi une nuit

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Anne Busnel

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Titre originalIN THE HEART OF THE HIGHLANDER

Éditeur originalPublished by Berkley Sensation Books,

an imprint of Penguin Group (USA) LLC

© Maggie Robinson, 2013

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2015

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Mount Street, Londres, le 31 mai 1904

Mary Evensong était fatiguée.Elle en avait assez de ces lunettes à verres fumés qui

masquaient ses yeux verts. Assez de cacher ses cheveuxauburn sous une perruque grise qui la grattait. Assez deces tonnes de soucis qui arrivaient par la poste chaquematin.

Et surtout, elle en avait assez de sa tante Mim, qui étaitla vraie Mary Evensong, l’originale en tout cas, et refusaitde prendre sa retraite.

Chaque jour, quand Mary fermait les bureaux del’agence Evensong pour rejoindre leur élégant apparte-ment, situé à l’étage supérieur, elle devait affronter undéluge de questions de sa tante, que son pied goutteuxrendait acariâtre.

C’était à cause de ce maudit pied que tout avaitcommencé. Après une carrière satisfaisante de gouver-nante chez un duc, Mim avait fondé cette agence de pla-cement en 1888. Depuis elle régentait la vie des gens quirequéraient ses services.

Au lieu de se prélasser dans le charmant cottage que leduc, après quarante années de bons et loyaux services, luiavait offert pour son cinquante-cinquième anniversaire,Mim l’avait vendu. Ses économies en poche, elle s’étaitinstallée à Londres et avait démarré son affaire, forte deses années d’expérience qui lui permettaient de satisfaire

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les exigences des bonnes – et moins bonnes – maisonstoujours à la recherche de personnel fiable.

Mim était également la bonne fée des débutantes. Elleavait réussi à trouver un mari aux cinq filles d’un duc, les-quelles étaient pourtant exigeantes. Des nuits entières,elle avait discuté avec ces demoiselles de l’humeur versa-tile des messieurs. Sa rigueur, sa débrouillardise et sonbon sens faisaient d’elle une perle rare, indispensablepour résoudre les problèmes domestiques divers et variés.

Mais un matin de l’année 1900, à l’aube d’un nouveaumillénaire, son gros orteil s’était mis à l’élancer doulou-reusement ; puis bientôt les autres orteils ; et la cheville.Désormais, tante Mim avait beaucoup de mal à quitterson fauteuil. Le simple fait de boitiller jusqu’à la fenêtrelui coûtait beaucoup. Dans ces conditions, il était impen-sable qu’elle descende au rez-de-chaussée afin d’audi-tionner un valet en quête d’un emploi, ou de recevoir unematrone atterrée par la tocade de sa fille pour un musi-cien sans le sou qui s’obstinait à jouer du jazz plutôt quedu Strauss.

Quatre ans plus tôt, Mim avait donc invité Mary, sanièce, qui portait le même nom qu’elle, à venir vivre chezelle pour apprendre le fonctionnement de l’agence et êtreen mesure de prendre le relais.

À l’époque, Mary avait vingt-six ans et était célibataire,comme sa tante qu’on appelait cependant « madame » àtitre honorifique quand elle occupait la fonction de gou-vernante chez le duc.

Mary avait accepté de prendre les rênes de l’agence carelle n’avait pas de meilleure perspective en vue. À la mortde ses parents, son frère avait repris l’épicerie familiale etil lui avait demandé de tenir la caisse. Au mieux, l’avenirqui s’annonçait était celui d’une parente pauvre qu’onlogeait gratuitement en échange de menus services,en particulier la surveillance de ses neveux, d’insupporta-bles petits diables.

Mary était pragmatique et raisonnable. L’idée d’unenouvelle vie à Londres l’avait séduite. Cela lui épargnerait

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les grenouilles dans son lit et la présence d’une belle-sœur bavarde et autoritaire. L’odeur du melon pourri etdu graillon ne lui manquerait pas, aussi avait-elle raccro-ché son tablier sans états d’âme.

Mais une fois qu’elle fut arrivée en ville, les projets deMim lui avaient paru moins mirifiques. Sa tante vou-lait se convaincre qu’un beau jour un miracle survien-drait et que son pied retrouverait sa taille normale, cequi lui permettrait de retrouver sa place derrière songrand bureau d’acajou.

Bien qu’ayant dépassé les soixante-dix ans, ellen’envisageait pas que l’agence puisse tourner sans elleet sa remarquable sagesse. Sa présence, estimait-elle,était indispensable pour conserver la confiance d’uneclientèle fortunée.

En dépit de son grand front et de son regard pétillantd’intelligence, la jeune Mary ne pouvait prétendre pos-séder la sagesse d’une vieille dame. De plus, elle étaitrousse, or certains tenaient les roux pour des gens peuéquilibrés. Et sa petite taille était un handicap, mêmes’il est vrai que tante Mim, qui n’était pas plus haute,intimidait même les plus arrogants.

L’idée du déguisement s’était donc imposée toutnaturellement. Si l’agence Evensong devait poursuivreses activités et prospérer, Mary devait se glisser dans lapeau de sa tante. Elle se retrouva ainsi affublée d’uneperruque grise et de grosses lunettes fumées. C’étaittemporaire, bien sûr, lui assura Mim. Dès qu’elle seraitde nouveau sur pied – au sens littéral –, elle repren-drait ses fonctions au sein de l’agence. En attendant,personne ne se douterait de la supercherie, Maryn’avait aucun souci à se faire. Il y avait des vieillesdames à chapeau plein les rues, et qui les regardait ?

Une armée de médecins avait été consultée depuis, etil apparaissait que tante Mim n’était pas plus près dedanser la valse que de descendre l’escalier qui menait àl’agence.

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Mary, elle, n’avait jamais l’occasion de danser. Elleétait trop occupée à jouer les vieilles dames et à perfec-tionner son rôle davantage chaque jour.

Cela ne pouvait plus durer. Il fallait faire quelquechose.

Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui… elle avaitd’autres chats à fouetter.

Quelqu’un tapota contre la vitre en verre cathédraleenchâssée dans la porte du bureau. L’instant d’aprèsOliver Palmer, le jeune assistant, glissa sa tête blondedans l’entrebâillement :

— Lord Raeburn demande à vous voir, madame.Le bel Oliver avait des manières irréprochables. Il fai-

sait toujours excellente impression et savait se montrerd’une discrétion absolue. Et s’il soupçonnait Mary den’être pas celle qu’elle prétendait être, il n’en avaitjamais soufflé mot. Lui-même avait ses petits secrets.

Le jour où Mary lui avait accordé un entretiend’embauche, Oliver s’était montré franc. Il n’avait pasun sou en poche et il avait faim. Bien qu’il soit venupostuler à un autre emploi, Mary l’avait engagé pourêtre son assistant personnel. Et aujourd’hui, elle auraitété incapable de se passer de lui.

Oliver savait prendre le pouls de la haute société enrestant à l’affût de la moindre rumeur. C’est lui parexemple qui avait fourni les coupures de presse concer-nant lord Raeburn, même si Mary n’avait nul besoin dece pense-bête, car elle se rappelait parfaitement lesmauvais clichés entrevus à la une des journaux un anplus tôt.

Il était question d’un « accident » – les guillemets n’yétaient pas mais c’était tout comme. De fenêtre ouverte.De preuves insuffisantes.

— Seigneur ! De quoi ai-je l’air ? s’inquiéta-t-elle.Puis elle se mordit la langue. Jamais elle ne posait

une question pareille à son assistant quand elle rece-vait un client, fût-il un aristocrate de très haut rang. Etlord Raeburn n’était que baron, après tout. De surcroît,

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vu les événements relatés dans la presse, quelle femmeconvenable se serait souciée de son opinion ?

— Vous êtes parfaite, comme toujours, madameEvensong. Ce chapeau vous va à ravir.

C’était certes ridicule de garder son chapeau à l’inté-rieur, mais les épingles judicieusement placées mainte-naient la perruque bien droite.

— Faites-le entrer. Et servez-nous du thé, s’il vousplaît.

— À votre place, je lui proposerais un whisky.— Vous avez sans doute raison. Faites donc, Oliver.Il y avait une carafe de pur malt quelque part, dans un

placard. À l’agence Evensong, on parait toujours à touteéventualité. Durant les quatre années écoulées, Maryavait déniché des maris à des héritières, des valets à desvicomtes, et même une vachère à une marquise qui, augrand désespoir de sa cuisinière, avait décidé d’installerune vache Hereford dans sa cuisine. L’agence Evensongétait connue pour réussir là où les autres échouaient,ainsi que le proclamaient ses encarts publicitaires :Pour vous et depuis 1888, l’agence Evensong réalisel’impossible !

Certains membres de l’aristocratie, telle cette mar-quise amateur de lait frais, étaient célèbres pour leursexcentricités. Lord Alec Raeburn appartenait à uneautre catégorie. Et les raisons de sa célébrité alimen-taient à juste titre l’appréhension de Mary. Cet hommene se serait pas déplacé en personne s’il avait eu un sim-ple problème d’ordre domestique. Sa visite devait doncêtre de nature plus personnelle.

Mary doutait qu’il soit à la recherche d’une nouvelleépouse. Son veuvage était trop récent et le scandale quien avait découlé n’était pas près de s’apaiser. Ellen’avait certes pas la naïveté de croire qu’il vivait dans lachasteté, mais qu’il vienne requérir ses talents demarieuse lui semblait prématuré.

Elle se racla la gorge, pianota du bout des doigts surle plateau du bureau. Dans ses gants de chevreau, ses

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paumes étaient moites. Mais elle n’avait pas le choix,elle était obligée de cacher ses mains lisses.

Dans la pièce voisine, le cliquètement des machines àécrire s’interrompit. L’entrée de lord Raeburn n’avaitpas dû passer inaperçue des dactylos, devinait-elle ?« Pourvu que ces sottes ne se pâment pas », se dit-elle.Puis Oliver ouvrit la porte du bureau pour introduire levisiteur, et elle faillit bel et bien se pâmer.

Comment ne pas remarquer un tel homme ? Il auraitfallu être aveugle ou morte pour ne pas réagir à sa pré-sence physique. Tout d’abord parce qu’il avait presquela stature d’un géant, au sens le plus fascinant du terme.

Un jour, à la foire, Mary avait vu une attraction intitu-lée « L’homme le plus grand d’Angleterre ». Mais ce der-nier aurait également pu concourir pour un premierprix de laideur. Alors qu’il n’y avait rien de laid chezlord Raeburn. Sauf peut-être sa tenue.

Il portait un kilt coupé dans le tartan de son clan, unmélange pas très heureux de jaune et de noir qui évo-quait un essaim de guêpes en colère. Toutefois sa vestenoire soulignait ses épaules massives et s’harmonisaitavec ses cheveux plutôt longs et sa barbe bien taillée.

Mary se méfiait des hommes à barbe, mais son ins-tinct lui soufflait que celle de lord Raeburn n’était pas làpour dissimuler un menton fuyant.

Il posa sur elle un regard sombre, aussi perçantqu’inquisiteur, tandis qu’elle se levait en trébuchantpour lui tendre la main.

— Bonjour, lord Raeburn, articula-t-elle d’une voixbrusque censée lui redonner de l’assurance. Asseyez-vous, je vous en prie. Oliver, voulez-vous nous apporterdes rafraîchissements ?

Elle-même n’aurait pas refusé à un petit remontant.Elle se sentait un peu comme une écolière gloussantdevant un bellâtre. Sauf que le baron était magnifique.Pas étonnant que les femmes tombent à ses piedscomme des mouches.

Et par la fenêtre.

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Lord Raeburn prit place dans le fauteuil en cuirréservé aux clients qui se révéla un peu étroit pourquelqu’un d’une telle carrure.

— Merci de me recevoir au débotté. Je dois rentreren Écosse d’ici quelques jours, et je dois absolumentsavoir auparavant s’il vous sera possible de m’aider.

— Et que pouvons-nous faire pour vous, milord ?— Peut-être pas grand-chose. Mais j’aimerais au

moins que vous essayiez. Je ne tournerai pas autour dupot. Pensez-vous que j’aie assassiné ma femme ?

Mary retint son souffle, puis gagna un peu de tempsen demandant à son tour :

— Mon avis sur la question importe-t-il vraiment ?— Cela se pourrait. Si vous vous contentez de pren-

dre mon argent sans traiter ma demande, il n’est pasutile que je vous engage, pas vrai ? Nous autres Écos-sais n’aimons pas perdre notre temps. Ni notre or.

Mary se raidit.— Je peux vous certifier que l’agence Evensong

n’accepte pas les dossiers de ses clients simplementpour leur faire plaisir et remplir son compte en ban-que. Si c’est dans le domaine du possible, nous feronstout pour remplir notre mission.

— Vous ne me direz donc pas si vous avez des soup-çons à mon égard.

— Je crains de ne pas être suffisamment familiariséeavec l’affaire en question, mentit Mary.

En réalité, Oliver avait constitué un dossier qui étaitrangé avec les autres sous son bureau. Lord Raeburn enavait un à lui seul.

Son assistant choisit cet instant pour revenir avec unplateau en argent sur lequel se trouvaient une carafe dewhisky et une jolie théière. Dans le silence qui étaitretombé, il fit le service. Mary, qui préférait garder lesidées claires, opta pour une tasse d’oolong. À sa grandesurprise, lord Raeburn l’imita.

— Merci, Oliver. Ce sera tout.

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— Je reste à côté au cas où vous auriez besoin demoi, madame. Juste à côté, précisa Oliver.

Lord Raeburn lui adressa un sourire narquois.— Ne vous inquiétez pas, mon garçon, je ne vais pas

me jeter sur votre patronne. Je suis peut-être un sou-dard aux yeux du monde, mais je respecte certains cri-tères de sélection.

Pouvait-on se montrer plus mufle ?Mary n’aurait pas dû se sentir offensée – après tout,

elle était grimée et fagotée pour ressembler à une vieillerombière. Il n’empêche que la femme de vingt-neuf anscachée sous cet énorme chapeau était quand même untantinet vexée.

Elle reposa sa tasse d’un mouvement un peu vif etquelques gouttes éclaboussèrent la soucoupe.

— Peut-être pourriez-vous m’exposer l’objet de votrevisite.

— Il me faut une femme, pour un mois.Frémissante d’indignation, Mary se dressa de toute sa

modeste taille.— Nous ne sommes pas ce genre d’agence ! Je vous

souhaite une bonne journée, lord Raeburn.— Inutile de monter sur vos grands chevaux. Asseyez-

vous. Je me suis mal exprimé. Je souhaite engager unejeune femme pour infiltrer la clientèle de ce nouveau cen-tre d’hydrothérapie, le Forsyth Palace Hotel. Il se trouveen Écosse. En avez-vous entendu parler ?

Évidemment. À l’ouverture de l’établissement, l’annéepassée, des annonces publicitaires pleine page avaientenvahi les journaux londoniens. L’hôtel, dont l’architec-ture copiait celle des baronnies écossaises, avait unecapacité d’accueil de deux cents personnes, auxquelles iloffrait de luxueuses prestations, dont divers traitementsd’hydrothérapie pour les clients à la santé précaire.

Mary avait même songé à y envoyer sa tante, maisjamais cette dernière ne l’aurait laissée seule à la tête del’agence. Il fallait admettre qu’elle lui dispensait desconseils avisés. Elle était d’une redoutable perspicacité,

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surtout en ce qui concernait les clients les plus retors. Etlord Raeburn allait peut-être rejoindre cette liste, si Maryparvenait à comprendre ce qu’il souhaitait exactement.

— Vous avez employé le mot « infiltrer ». Pourquoi nepas engager un détective ? Je connais plusieurs agencesde bonne réputation dont je peux vous communiquer lescoordonnées.

— Ce sont tous des hommes, madame Evensong. J’aibesoin d’une femme afin de piéger le médecin qui faitpartie de la direction de l’établissement. L’homme qui estresponsable de la mort de ma femme.

Mary fit tourner sa tasse entre ses mains. Dieu qu’elleaurait aimé être capable de lire dans les feuilles de thé…

— Pourquoi ne pas vous adresser aux autorités pourleur faire part de vos suspicions ?

— À quoi bon ? La police me croit coupable. Si on nem’a pas arrêté, c’est uniquement par manque de preuves.Mais je sais, moi, que ma femme a été séduite par ce filsde p… par cette ordure, ce Josef Bauer, cracha-t-il. Edithtenait un journal intime dans lequel elle a tout raconté. Ill’a séduite, puis l’a fait chanter et lui a extorqué unefortune.

Le baron avait les joues marbrées de rouge. Il se conte-nait, mais Mary, qui l’étudiait avec attention, voyait bienqu’il tremblait de rage. Et aucune personne senséen’aurait eu envie d’assister à un déchaînement de fureurchez ce colosse. Comment imaginer qu’une femme soitassez téméraire pour lui être infidèle en se moquant desconséquences ?

— Quelle serait la mission de cette personne ? s’enquitMary.

— Elle ferait semblant d’être une patiente et dépense-rait ostensiblement mon argent pour attirer l’attention deBauer, se lier avec lui…

— Hum. Comme je vous l’ai déjà expliqué, milord,nous n’employons pas ce genre de…

— Elle n’aurait pas à bais… à avoir des relationsintimes avec lui. Je veux juste qu’elle le surprenne en

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train de commettre un acte contraire à la déontologiemédicale. Comme par exemple essayer de la tuer et fairepasser cela pour un accident après qu’elle eut rédigé sontestament en sa faveur.

— Je doute que quiconque se porte volontaire pourune telle mission si elle risque de se solder par un meur-tre, observa Mary avec flegme.

— Il n’est pas besoin d’aller si loin, bien entendu. Si cethomme est convaincu d’entretenir une relation inappro-priée avec une de ses patientes, cela suffira à ruiner saréputation. Quel époux ou quel père lui confierait lasanté de sa femme ou de sa fille ? De toute façon je serailà pour garantir la sécurité de votre employée.

Mary en resta bouche bée. Bonté divine, elle devaitavoir l’air d’une parfaite idiote.

— Vous serez là ?— Oui. J’ai déjà réservé une suite là-bas. Maintenant

qu’Edith est… partie, j’ai entrepris des travaux de rénova-tion à Raeburn Court. C’est le seul hôtel correct dans lecoin – c’est le seul hôtel tout court –, il est donc normalque j’y séjourne. L’endroit est assez isolé.

Le Forsyth en avait d’ailleurs fait un argument publici-taire : un environnement sauvage en altitude, de l’air etune eau purs, une faune locale et une cascade qui ravi-raient les amateurs de photographie. Et l’endroit étaitquand même desservi par la petite gare de Pitcarran, unebourgade charmante que l’on rejoignait grâce àl’omnibus que l’hôtel mettait à la disposition de sesclients. Mary se souvenait des encarts parus dans lapresse. Elle se demandait si Oliver avait conservé quel-ques articles sur le sujet.

— Bauer me connaît, reprit Raeburn. Ma présence lerend nerveux. Il est susceptible de faire un faux pas et dese trahir.

— Ou au contraire de se surveiller, rétorqua Mary.Sait-il qu’il doit vous compter au nombre de sesennemis ?

— Oh oui !

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Les yeux noirs de lord Raeburn étincelèrent et Mary neput réprimer un frisson.

— Si j’ai bien compris, vous voudriez que le Dr Bauersoit découvert dans une situation compromettante avecune prétendue patiente. Alors même qu’il se sauraitobservé de vous ?

— L’ego de Bauer – vous avez entendu parler des théo-ries de ce psychiatre, Freud ? –, l’ego de Bauer est sanslimites. Cet homme est imbu de lui-même. À mon avis, ilprendra un malin plaisir à faire des allusions sous monnez parce qu’il est convaincu que je ne peux rien contrelui. D’ailleurs qui me croirait si je tentais de le dénigrer,moi, l’homme qui a tué sa femme ?

Lord Raeburn s’adossa à son siège. Pour la premièrefois, il avait l’air vulnérable. Mary décida qu’il lui fallaitabsolument relire tous les articles concernant la mort delady Edith Raeburn.

— Laissez-moi le temps de la réflexion, plaida-t-elle.— Je n’ai pas le temps, madame Evensong. Si vous

n’avez personne sous la main, je serai obligé d’engagerune actrice. J’en connais quelques-unes.

En effet, Mary l’avait entendu dire. Lord Raeburn etson épouse n’avaient quasiment pas vécu ensembledurant leur mariage. On ne pouvait guère s’étonner quela pauvre créature ait cherché un peu de réconfort dansles bras du Dr Bauer dès lors que celui-ci lui avait témoi-gné un peu de sollicitude.

— Pourquoi n’avez-vous pas choisi cette solution ?voulut-elle savoir.

— Disons que les filles que je connais sont plus douéespour le french cancan que pour jouer les héritières. Il mefaut quelqu’un de candide, que Bauer pensera pouvoircorrompre en toute impunité. D’après ce que je sais, il nes’attaque qu’aux vierges, qui sont ensuite trop mortifiéespour confier ce qui leur est arrivé.

— Alors comment se fait-il qu’il s’en soit pris à ladyRaeburn ? s’étonna Mary.

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Elle sut dans l’instant qu’elle avait commis une erreuren posant cette question. Lord Raeburn réponditposément :

— Lorsque nous nous sommes mariés, ma femmeétait très jeune et très… délicate. Toute idée d’intimitécharnelle lui répugnait. Ou peut-être était-ce simple-ment moi qui la révulsais. Quoi qu’il en soit, JosefBauer a manifestement su la persuader de surmonterson dégoût.

En dépit de sa relative inexpérience des choses de lavie, Mary était rarement déstabilisée par les histoiresque lui racontaient ses clients. Mais en l’occurrence,lord Raeburn mettait son cœur à nu, et dévoilait sasouffrance. Il n’avait encore jamais révélé la vérité à quique ce soit, devinait-elle.

Edith Raeburn était vierge. Et stupide.Mary prit sa décision, en espérant ne pas avoir à le

regretter plus tard.— Très bien. Je le ferai. Enfin, je veux dire que je

vous trouverai quelqu’un, se reprit-elle précipitam-ment. Quand la personne doit-elle se tenir prête àpartir ?

— Il ne faut pas que nous arrivions à l’hôtel ensem-ble. Envoyez-la là-bas dans une dizaine de jours. Il fautmettre un terme au plus vite aux agissements de Bauer.Avez-vous quelqu’un en tête ?

— Oui, acquiesça Mary, en priant pour que tanteMim approuve son plan.

Mary n’était pas une écervelée. Elle était plutôt pon-dérée, réfléchie. Voire ennuyeuse. Mais cela allaitchanger.

Ignorant l’essaim de guêpes furieuses qui semblaitavoir envahi sa tête, elle sortit un contrat-type et entre-prit d’en énumérer les différentes clauses.

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Forsyth, Perthshire, Écosse, le 9 juin 1904

Alec Raeburn tirait sur son cigare dans l’une des tou-relles du Forsyth Palace Hotel réservée à ce vice simasculin.

À l’autre bout du toit d’ardoise, dans la tourelle desdames, plusieurs jeunes personnes vêtues de blanc,indifférentes au spectacle du mont Ben-y-Vrackie dontla silhouette bleue se détachait sur l’horizon, l’épiaientsans prendre la peine de se cacher. Elles essayaientmême d’attirer son attention, agitaient leurs mou-choirs, mais Alec les ignorait, les yeux fixés sur l’alléecirculaire.

Ces péronnelles ignoraient encore qui il était. Bien-tôt leurs mères débarqueraient et, horrifiées, explique-raient à leur progéniture naïve quel crime affreux ilétait censé avoir commis. Au bout d’un an, Alec s’étaitpresque habitué aux brusques silences qui saluaientson entrée dans une pièce, aux regards qui se détour-naient, aux gens qui se souvenaient tout à coup qu’onles attendait ailleurs…

Il avait toujours attiré l’attention – un homme de songabarit ne passe pas inaperçu –, mais désormais, il pro-voquait des réactions dont il se serait bien passé.

Il en avait assez. Quand tout cela serait fini, il vien-drait se réfugier ici, au pays. Quitter l’Angleterre ne luicoûterait guère, car l’Écosse était son foyer. Néanmoins

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la mort d’Edith avait assombri l’atmosphère de soncher Raeburn Court. Changer quelques meubles et ten-tures n’égaierait pas beaucoup les lieux. Ce serait uncrève-cœur de s’isoler là-bas, mais partout ailleurs ilétait devenu un paria, et sa vie sociale n’était pas prèsde s’améliorer.

Il ne pouvait pas dire la vérité. Il aurait fallu avoir lecœur encore plus noir qu’il ne l’était pour avouerqu’Edith était folle. Ses beaux-parents le méprisaientdéjà. Leur haine, qui s’était manifestée dès le début deson mariage, ne le touchait pas beaucoup, mais iln’avait pas envie de déclencher une nouvelle vague dechagrin en dévoilant la raison qui avait poussé leur filleau désespoir.

Edith n’avait jamais eu confiance en lui, quoi qu’ilfasse. Au bout d’un moment, il avait renoncé et s’étaitdébrouillé à sa façon, comme tant d’hommes de sonmilieu. Il n’était pas un saint. Personne ne l’était. Il suf-fisait de regarder le roi – « Kingie » –, qui avait eu plusque sa part d’aventures extraconjugales.

Au moins n’était-il pas tombé amoureux. Ses liaisonsavaient toujours été brèves et sans conséquences. Ilavait sincèrement aimé Edith, et vu le bénéfice qu’il enavait retiré, il n’avait pas l’intention de s’éprendre ànouveau d’une femme. Il n’avait plus qu’un seul but :obtenir justice. Et celle qui allait l’y aider était en routepour le Forsyth Palace Hotel.

La veille, il avait reçu un télégramme de Mme Evensongqui l’avertissait que ses deux employés, un homme et unefemme, arriveraient par le train du lendemain, dansl’après-midi.

Alec n’avait pas formulé d’objection quand, dans sonbureau londonien, Mme Evensong lui avait expliquéqu’une dame comme il faut ne voyagerait jamais seule,même pour rejoindre un établissement à la réputationirréprochable qui fournissait femmes de chambre etvalets à ses clients.

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Alec se moquait de ce que cela lui coûterait. Il necomptait pas se remarier et n’aurait donc pas d’héritierà qui transmettre son titre et son domaine. Sa fortuneirait à son frère Evan, qui possédait une distillerie flo-rissante, produisait un whisky dont le roi Edouard raf-folait, et était à cette heure plus riche qu’Alec lui-même.

Il tendit soudain le cou. Une voiture noire tirée pardeux chevaux montait la route sinueuse qui longeait leseaux étincelantes de la rivière Tummel, célèbre pourses succulents saumons. Il reconnut l’omnibus qui reve-nait de la gare.

Le véhicule dépassa un groupe de clients amateurs depêche qu’on avait déposés un peu plus tôt sur lesberges, et à qui le chef cuisinier avait promis de prépa-rer leurs prises pour le dîner. Puis il croisa une équipede golfeurs égaillés sur le parcours à neuf trous del’hôtel.

Le complexe touristique avait été créé pour satisfairele plus grand nombre : sportifs, douairières hypocon-driaques, matrones désireuses d’habituer à la vie ensociété leurs timides débutantes… Et force étaitd’admettre que le concept était ingénieux. Feue la reineVictoria avait fait des Highlands une destination à lamode des décennies plus tôt, et aujourd’hui il n’y avaitpas d’hôtel plus chic que le Forsyth Palace.

Alec se pencha pour étudier les passagers qui descen-daient de l’omnibus. Qui, parmi ces gens, était MaryArden, accompagnée de son « frère » ? De sa positionsurélevée, il ne voyait que les couvre-chefs des voya-geurs, canotiers ou capelines si volumineuses qu’ellesdissimulaient la silhouette de leurs propriétaires.

Il écrasa son cigare dans le cendrier en cristal. Il allaitrejoindre le hall de réception mine de rien et tenter dedeviner laquelle de ces femmes était l’actrice engagéepar Mme Evensong. Il fallait absolument qu’elle aitl’air d’une ingénue, voire légèrement godiche. À lirele journal intime d’Edith, il apparaissait évident quele Dr Bauer ne s’attaquait qu’aux jeunes femmes

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vulnérables, qui trouvaient ses attentions flatteuses. Ilpouvait ainsi se glisser aisément dans leur lit, puis lesdétrousser. Le bougre ne risquait pas d’être contraintun jour d’épouser une de ses proies : il était déjà mariéet avait une tripotée d’enfants cachés quelque part àÉdimbourg.

Alec avait du mal à comprendre que ses victimes hési-tent à dénoncer au grand jour les agissements de ce scé-lérat, mais bien sûr il n’était pas une femme. Quandbien même le monde changeait à toute allure, lesconvenances sociales demeuraient. Un scandale étaitun scandale, et une femme était censée rester viergejusqu’au mariage.

Parfois même elle le demeurait après, songea-t-il avecamertume.

Dédaignant l’ascenseur, il descendit rapidement l’esca-lier jusqu’au rez-de-chaussée et déboucha dans le hall,grandiose avec ses piliers et ses passages voûtés. Ilouvrait sur une immense véranda vitrée qui courait surtout l’arrière du bâtiment. De là, le panorama était spec-taculaire. Même Alec, pourtant né dans les Highlands, nese lassait pas de cette splendeur bucolique.

À cette heure, la véranda accueillait une petite foulede clients qui prenaient le thé, installés dans de char-mants fauteuils en rotin. Par-delà le brouhaha desconversations, on distinguait le cliquetis des four-chettes contre la porcelaine. Lorsqu’il apparut, quel-ques têtes pivotèrent, avant de se détourner à la hâte.Comme d’habitude.

Devant la réception, on assistait à une noria de baga-gistes qui poussaient des chariots en laiton débordantsde valises en direction des rampes d’accès de stylebyzantin qui menaient aux étages. Les architectesavaient veillé à aménager plusieurs itinéraires, afin quele personnel puisse circuler dans l’hôtel en toute discré-tion. Il fallait aussi parer aux incendies, qui n’étaientpas rares dans ces grandes demeures. Ici, toutes lesmesures de sécurité avaient été prises.

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L’hôtel était équipé d’ascenseurs modernes, d’issuesde secours, et de nombreux escaliers et rampes de ser-vice afin que la vue des seaux et serpillières ne heurtepas la sensibilité des clients.

La douzaine de nouveaux arrivants fut accueillie parle Dr Josef Bauer en personne, superbe dans sa vested’un blanc immaculé. Sa barbe blonde était taillée aumillimètre. Alec était passé devant l’échoppe du barbierle matin même, et l’avait aperçu en train de se faire toi-letter comme un bichon.

Bauer aurait été moins détendu si Alec lui avait posésur la carotide la lame affûtée du rasoir. Il ne pouvaitpas faire cela, bien sûr. D’où l’intervention de MaryArden. Alec ne voyait pas bien la nécessité de l’escortemasculine, mais c’était toujours une paire de mains,d’yeux et d’oreilles en sus, et cela ne pouvait pas faire demal. Ce qu’il ne tolérerait pas en revanche, c’est que lapetite Mary fricote avec celui qui jouait le rôle de sonfrère. Il ne la payait pas pour cela, mais pour qu’ellepiège Bauer.

Alec s’accordait une semaine pour faire tomber cedernier. Les travaux de rénovation à Raeburn Court neprendraient guère plus. Les ouvriers n’auraient pasgrand-chose à faire, une fois enlevés les meubles auxpieds graciles et les tentures de chintz qu’Edith affec-tionnait. Aux débuts de leur mariage, il avait donnécarte blanche à sa jeune épouse pour modifier la déco-ration quelque peu rustique de sa demeure ancestrale.Edith n’avait pas fait les choses à moitié. Mais laisserlibre cours à ses élans créatifs ne l’avait pas libérée pourautant, et en plus d’être confronté à la froideur de sonépouse, Alec s’était retrouvé prisonnier d’un décor oùaucun siège n’était à sa mesure.

Dieu Tout-Puissant ! D’un bond, il se retrancha der-rière un pilier. Mme Evensong était là elle aussi, vêtuede noir de la tête aux pieds, les yeux dissimulés derrièreses grosses lunettes à verres teintés. Elle s’appuyait surune canne. La domestique qui s’activait autour d’elle la

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dirigea vers un canapé tandis que le Dr Bauer débitaitson petit laïus de bienvenue.

La vieille dame n’imaginait tout de même pas que lemédecin allait tenter de la séduire elle ? Non, évidem-ment. Elle était sans doute venue pour garder un œilsur ses deux comédiens. Alec était favorablementimpressionné. Il ne s’était pas attendu à un service aussiattentif en signant le contrat.

D’autres clients suivirent l’exemple de Mme Evensonget prirent place sur les canapés du hall. Seuls demeurè-rent debout une jeune femme rousse vêtue d’une robebleue toute simple et coiffée d’une élégante petite capote,ainsi qu’un jeune homme fort séduisant. Ce dernier parutfamilier à Alec. Il crut reconnaître le secrétaire deMme Evensong. La rousse devait donc être Mary Arden.Les autres femmes présentes étaient trop âgées, même siMlle Arden n’était pas non plus une perdrix de l’année.

Alec l’étudia avec curiosité. Elle n’était pas vraimentbelle, mais Bauer était davantage attiré par l’argent quepar la beauté. Et à sa manière discrète, elle était jolieavec son petit nez droit et ses lèvres pleines, sans êtreoutrageusement charnues. Son front large dénotait unevive intelligence. Quant à sa silhouette, Alec, qui appré-ciait les appas féminins, la trouvait fort plaisante. Bienque petite, Mary Arden était tout en courbes, avec sataille étranglée par le corset. Sa peau était claire, pres-que translucide, comme si elle n’avait pas vu le soleildepuis une éternité. Mais Alec se doutait que cettepâleur était due au maquillage.

Mlle Arden ne jouait pas le rôle d’une touriste nor-male venue se détendre, profiter du terrain de tennis oudes joies de la photographie. Le Dr Bauer ne s’intéres-sait pas à cette catégorie de clients qui avaient affaire àM. Prescott, le directeur de l’établissement. Bauer, lui,s’occupait des « patients » qui souhaitaient bénéficierdes traitements du centre d’hydrothérapie. Ceux-ciétaient dispensés dans une aile particulière de l’hôtel :hammam, cataplasmes à la tourbe, bains iodés,

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massages et rituels de purification corporelle. Bauerétait assisté d’infirmiers, mais prodiguait parfois lui-même certains soins – autant profiter sans attendre dejeunes femmes vulnérables, et dénudées.

Mlle Arden devait être charmante toute nue, avec sachevelure auburn cascadant sur ses épaules de neige. Ilespérait qu’elle ne serait pas obligée d’en arriver là.Mme Evensong risquait en tout cas de s’y opposerfarouchement, quand bien même il ne s’agissait qued’une actrice embauchée pour ce rôle.

Apparemment la pièce de théâtre avait déjàcommencé : la jeune femme venait de saisir le bras deson prétendu frère qui se dégagea d’un mouvementbrusque. Mlle Arden vacilla et Alec faillit jaillir de sacachette pour l’empêcher de tomber. Mais déjà elles’était rattrapée au dossier du canapé sur lequel étaitassise Mme Evensong. La vieille dame pivota pour luimurmurer quelques mots. Mlle Arden acquiesça d’unhochement de tête, contourna le canapé et s’y laissachoir d’un air alangui.

Josef Bauer le remarqua et interrompit son discourspour lui demander si elle se sentait bien. La petite mali-gne s’arrangeait pour attirer l’attention du médecin dèsson arrivée. Elle leva sur ce dernier son regard vert silimpide, et Alec se retint de rire. Elle était l’incarnationmême de la candeur. Du grand art.

Il en avait assez vu, décida-t-il. Fidèle à sa réputa-tion, Mme Evensong avait tapé dans le mille. La petiteArden était assez séduisante pour éveiller l’intérêt den’importe quel homme. Alec se débrouillerait pour luivoler un moment en tête à tête avant le dîner. Il venaitde mettre au point un plan brillant pour inciter leDr Bauer à se lancer sans tarder dans une entreprise deséduction.

Il était temps pour lui de rejoindre ses appartementsafin de passer un moment en compagnie du meilleurwhisky de son frère Evan. Le Forsyth Palace Hotel prô-nait la tempérance et ne proposait pas d’alcool à sa

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table. Heureusement, les portiers ne fouillaient pas lesbagages pour confisquer les bouteilles. Ainsi la plupartdes clients, hommes et femmes confondus, pouvaientse rasséréner en toute discrétion dans la quiétude deleur chambre.

Alec avait apporté une caisse de la cuvée spécialeRaeburn, et depuis son arrivée, il avait entrepris de lavider de manière méthodique. Ni trop ni trop peu.

À la mort d’Edith, il avait un peu déraillé, ce qui avaitalimenté les rumeurs malveillantes le concernant.Saoul comme un goret, il avait hurlé, vociféré, renversédes meubles. Dans la foulée, la plupart de ses domesti-ques avaient rendu leur tablier, de peur de passer par lafenêtre à leur tour.

Il n’avait pas fallu longtemps pour que les commé-rages des serviteurs atteignent la capitale. Il n’y avaitprobablement plus un seul endroit dans tout l’Empirebritannique où l’on n’avait pas entendu parler del’infâme lord Raeburn. Alec n’avait certes pas arrangéses affaires lorsqu’il était allé s’installer dans son hôtelparticulier de Londres et s’était mis à fréquenteractrices et courtisanes. Mais bon sang, il n’allait paspasser le reste de sa vie à jouer les moines ! Il s’était déjàimposé l’abstinence pour faire plaisir à Edith, sans quecela améliore quoi que ce soit à sa situation.

Ce mariage avait été un désastre. Mais la vengeanceserait un réconfort lors des longues nuits solitaires quil’attendaient à Raeburn Court.

Il gagna sa suite, située au dernier étage. Son valet,Mackenzie, lui avait déjà servi un verre. Sans mot dire,Alec le vida avant d’en réclamer un autre. Pouraujourd’hui, cela devrait suffire à émousser sa colère.

Il allait prendre un bain, se déguiser en homme civi-lisé, et il cacherait ses secrets sous sa langue telle unepilule amère qu’on tarde à avaler.

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Tante Mim posa le pied sur un guéridon capitonné etdéclara :

— La vue est potable.— Potable ? Miséricorde, elle est divine ! C’est sans

doute le plus bel endroit au monde !Mary ouvrit la fenêtre et inspira à fond. Elle avait

l’impression de s’imprégner de soleil. Cela la changeaitdes rues sales de Londres ! De la chambre de sa tantesituée dans une des tourelles, on voyait des montagnes,des forêts et de l’eau à des kilomètres à la ronde. La spa-cieuse suite composée de deux chambres que Marypartageait avec Oliver jouissait d’une vue beaucoupmoins spectaculaire.

— Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai eu tortde venir, maugréa tante Mim. Es-tu bien sûre queMlle Benson est capable de tenir l’agence seule, Mary ?

Mary savait que sa tante la jugeait elle-même peucompétente, en dépit de ses quatre années d’expé-rience. Tout récemment encore, elle avait marié LouisaStratton, l’héritière de la banque du même nom, àCharles Cooper, un héros de guerre. Quelques semainesplus tôt, elle avait reçu une lettre enjouée de New York,signée de la main de Louisa, et dans le même courrierde jolis dividendes provenant de la Pegasus MotorCompany, qui lui avaient permis de s’offrir une nouvellegarde-robe pour son séjour au Forsyth Palace Hotel.

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— Nous en avons déjà parlé mille fois. Ce séjour vousfera le plus grand bien, ma tante. Le Dr Bauer est peut-être une fripouille, mais ses traitements se sont révéléstrès efficaces pour de nombreux patients. Et Harriet estune perle. Rappelez-vous, vous l’avez engagée avantmême de me faire venir. S’il se passe quoi que ce soitd’inhabituel, elle enverra un télégramme.

— Oliver aurait peut-être mieux fait de rester là-bas.Dieu que cette femme était têtue.— Balivernes. Nous avons besoin de lui ici, et en

outre, il n’a pas son pareil pour divertir en société.Oliver l’avait suppliée de l’emmener quand elle avait

mentionné ce voyage, et Mary n’avait pas eu le cœur delui refuser cette parenthèse écossaise.

— Mais ce docteur risque de le considérer comme unobstacle, objecta encore tante Mim.

— Pas du tout. Oliver va jouer le frère exaspéré,coincé entre sa sœur de santé fragile et sa tante ron-chon. Nous nous chamaillerons à chacune de nos appa-ritions en public. Le reste du temps, il jouera au golf etflirtera avec…

Mary s’interrompit. Avec qui Oliver allait-il flirter ?Haussant les épaules, elle enchaîna :

— Bref, il me laissera me débrouiller de mon côté. Jeserai là, mélancolique et esseulée, mûre à point pourêtre cueillie par le Dr Bauer.

— Et moi ? Je suis censée être ta tutrice.— Je suis trop vieille pour avoir une tutrice. J’ai pres-

que trente ans et plus aucun espoir de trouver chaus-sure à mon pied. Quant à vous, vous êtes tellementobsédée par votre santé que vous ne faites pas trèsattention à moi. Songez-y, tante Mim, c’est une occa-sion inespérée : vous pourrez être aussi hautaine que laduchesse douairière, et deux fois plus malpolie si celavous chante. Vous allez terrifier tout le monde et vousamuser comme une folle.

Et ainsi Mary aurait une plus grande marge demanœuvre.

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Mlle Arden avait une malle entière de toilettes plusélégantes les unes que les autres, et elle était coiffée à ladernière mode. Elle n’était pas obligée de porter uneperruque, des gants et des habits qui la faisaient ressem-bler à une corneille. Dans son travail, Mary engageaitsouvent des comédiens chargés de jouer divers rôlespour ses clients. Aujourd’hui, c’était son tour de montersur scène. À dire vrai, sous les baleines de son corset elleavait l’estomac noué par un mélange d’appréhension etd’impatience. Elle avait hâte de séduire…

Le Dr Bauer, se rappela-t-elle.— Où est passé Oliver ? s’enquit soudain tante Mim.— Il est allé vous chercher un fauteuil roulant. Non,

ne refusez pas. Il va falloir que vous vous promeniez unpeu pour répandre des cancans. Nous comptons survous.

Sa tante fit la grimace, mais ne dit rien. Mary étaitcertaine qu’au fond, elle était tout excitée par leur esca-pade écossaise. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’étaitpas retrouvée mêlée à une aventure pareille.

— Hamblen va vous aider à vous installer. Cela nevous ennuie pas, j’espère, de prendre votre repas dansvotre chambre ce soir plutôt que dans la salle à man-ger ? Vous avez voyagé toute la journée et il ne faudraitpas que vous soyez épuisée demain, alors que le rideauva se lever sur notre petite pièce de théâtre.

— Tu as raison, j’imagine. La journée a été rude etmon pied est en feu.

Tante Mim se plaignait rarement. Le trajet avait étééprouvant pour tout le monde, mais ils avaient unesemaine pour se reposer dans un cadre luxueux.

Le Forsyth Palace Hotel était connu pour « mélan-ger » ses clients. Dans la grande salle à manger, on netrouvait pas de petites tables intimes, mais quatre lon-gues tables auxquelles les convives prenaient place auhasard. On les incitait d’ailleurs à changer de placerégulièrement au cours de leur séjour. Les matronesamenaient leurs filles afin qu’elles aiguisent leur don

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pour la conversation, mais Mary comptait bien faire ensorte qu’aucune débutante ne tombe sous la coupe duperfide Dr Bauer.

Elle déposa un baiser sur la joue de sa tante ets’empressa d’aller se préparer pour le dîner.

Cela faisait des années qu’elle ne s’était pas préoccu-pée de son apparence autrement que pour se dissimu-ler sous des robes noires informes. Plus jeune, elle avaitrêvé du grand amour, mais la mort de ses parents avaitmis un terme à son rêve. Elle avait quitté l’École pourjeunes filles de Mlle Ambrose afin de travailler dans lemagasin de son frère. Sa femme et lui avaient fait pros-pérer leur petite entreprise et possédaient désormaistrois boutiques. La famille s’était agrandie, ils avaientaujourd’hui cinq garçons. Mary était bien mieux à Lon-dres, même si elle était obligée de se déguiser à lon-gueur de journées.

Ce séjour en Écosse, aussi bref soit-il, était l’occasionde briller un peu, et elle avait l’intention d’en profiter.

Hamblen, leur femme de chambre, avait déballé sesaffaires pendant qu’elle discutait avec sa tante. Maryouvrit l’armoire et admira la rangée de chemisiersblancs et les robes de soirée multicolores qui for-maient un charmant arc-en-ciel. Quatre cartons à cha-peau étaient empilés sur une étagère. Un seul contenaitun chapeau noir, en cas d’urgence.

Mary s’autorisa une pirouette, puis se retrouva face àson premier dilemme vestimentaire : quelle robe allait-elle porter ce soir ?

Il était possible qu’elle revoie lord Raeburn, et cettefois, elle pourrait lui parler. Cela l’avait agacée del’apercevoir tapi derrière un pilier du hall lorsqu’ilsétaient arrivés. Croyait-il vraiment qu’une pauvrecolonne corinthienne pouvait cacher une telle carrure ?Il ne portait pas son kilt, mais une veste en tweed biencoupée et un jodhpur ; une casquette à carreaux cachaità demi ses cheveux en désordre.

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Mary avait fait semblant de ne pas le voir, mais elleavait noté son hâle, et surtout son regard méfiantquand le Dr Bauer avait pris la parole pour souhaiter labienvenue aux nouveaux clients. Le sachant à proxi-mité, elle avait eu du mal à se concentrer sur les proposde Bauer. À l’avenir, il lui faudrait faire un effort pourdissimuler son animosité, sans quoi leur petite masca-rade allait rapidement tourner court. Elle se promit delui en toucher deux mots.

Bien sûr, Alec Raeburn ignorait qu’ils s’étaient déjàrencontrés. Il la prenait pour une inconnue engagée partante Mim pour piéger le Dr Bauer.

Maryse se débarrassa de sa robe de voyage et se tintdevant la porte-miroir de l’armoire, vêtue de sa cami-sole, de son corset et de ses sous-vêtements. Il faisaitchaud pour une journée de juin en Écosse, et elle sesentait un peu moite. Elle gagna la salle de bains, ouvritle robinet d’eau chaude, et s’épongea le cou et le visageavec un linge, ôtant la couche de poudre de riz destinéeà accroître sa pâleur. C’était vraiment dommage d’enremettre, mais puisqu’elle était censée paraître mala-dive… Elle essaya un soupir un peu sifflant, et priapour faire illusion lorsque le Dr Bauer l’ausculterait.

Toute malade qu’elle soit, ce n’était pas une raisonpour porter des haillons. Comme prévu, Hamblenrevint l’aider à lacer son corset et à passer la robe cou-leur pêche qu’elle avait finalement choisie. Un ruché dedentelle ornait le corsage, et un camée avait été piqué àun endroit stratégique afin d’attirer l’attention sur sesseins. Elle ne s’était pas autorisé d’autre extravagance.En comparaison, les autres clientes seraient paréescomme des châsses, mais elle comptait sur Oliver ettante Mim pour glisser dans la conversation qu’elleétait une riche héritière. Cela ne manquerait pasd’aiguiser l’intérêt de Bauer.

Il avait été décidé que la famille Arden avait fait for-tune dans l’industrie de la laine, ainsi Oliver pourraits’appuyer sur sa propre expérience familiale, au cas où

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un curieux serait assez grossier pour poser des ques-tions. Son parvenu de père s’était en effet enrichi grâceà la guerre des Boers, bien que la laine ne conviennepas du tout pour les uniformes de soldats qui se bat-taient en Afrique.

Mary positionna une boucle sur sa tempe.— Qu’en pensez-vous, Hamblen ? s’enquit-elle.— Vous êtes ravissante, mademoiselle Mary. Mais je

pense pouvoir arranger encore un peu votre coiffure.Mary alla s’asseoir devant le miroir de la coiffeuse.— Cela me change de mes oripeaux habituels, pas

vrai ?— Je ne comprends pas pourquoi votre tante vous

oblige à vous habiller de cette façon. Vous êtes jeune,c’est injuste. Et depuis quatre ans ! Après tout ce quevous avez fait pour l’agence, je suis sûre que sa réputa-tion n’en souffrirait pas si la vérité éclatait.

Mary secoua la tête.— Je n’en suis pas si sûre. Les gens font confiance à

Mme Evensong à cause de ses années d’expérience.Quatre ans, ce n’est pas beaucoup. Et c’est difficile pourune femme d’être prise au sérieux.

— On voit bien que vous ne connaissez pas ma mère !Les choses étaient différentes dans les classes popu-

laires – les femmes étaient censées tenir leur maisontout en travaillant. Mais les riches clientes du ForsythPalace Hotel étaient sans doute incapables de fairebouillir de l’eau. Elles n’étaient pas même fichues des’habiller seules – ni de se déshabiller du reste –, avectoutes ces couches de vêtements superposées. Leurspères et époux les préféraient impuissantes, ligotéesdans leurs corsets et les conventions. En vérité c’étaitun monde très étrange dans lequel Mary était censéenaviguer et tenir sa place.

Oliver frappa à la porte de communication et entraavant que Mary ait le temps de l’y inviter, exactementcomme aurait pu le faire un jeune frère insolent.

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Les cheveux luisants d’huile de macassar, il était surson trente et un, et vraiment superbe. Mary le lui dit.

— Vous n’êtes pas mal non plus, sœurette,répondit-il en s’asseyant sur le bras d’un fauteuil. J’aivraiment du mal à m’habituer à voir ma patronne habil-lée en demoiselle !

Mary ouvrit un tiroir de la coiffeuse et en sortit unmouchoir en dentelle qu’elle glissa dans son réticule.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est que pour unesemaine. Ensuite, les affaires reprendront commeavant.

— Je ne sais pas comment j’ai pu ne pas deviner.Votre déguisement m’a dupé pendant un an !

— Vous et tout le monde, j’espère. Et je compte survotre discrétion lorsque nous serons de retour àLondres, Oliver. L’agence Evensong a une réputationirréprochable, et toute rumeur serait susceptible de luinuire.

Mary avait confiance en son jeune assistant, mais ilfallait admettre qu’il adorait les commérages.

— Ne vous inquiétez pas Mary, je ne vais pas mordrela main qui me nourrit. Seigneur, cela me fait tout drôlede vous appeler par votre prénom ! Il y a deux Mary.Cela défie l’entendement. Je comprends maintenantpourquoi vous ne m’avez jamais invité à prendre le thédans votre appartement.

Elle haussa les épaules :— Vous connaissez ma tante, maintenant. Et vous

avez déjà compris à quel point elle était têtue. Ce secretest capital à ses yeux pour la bonne marche de l’agence.Et jusqu’à ce qu’elle soit capable de reprendre sa placeau bureau, je continuerai cette mascarade.

— C’est bien dommage. Vous êtes plutôt plaisante,une fois débarbouillée, remarqua-t-il avec un sourireimpertinent.

— Merci beaucoup, répondit Mary avec flegme. Maisravalez vos compliments, mon cher frère. N’oubliez pasque vous êtes fort dépité d’être coincé en Écosse alors

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que vous pourriez profiter de la saison à Londres oucourir la campagne pour tirer sur de pauvres bêtes sansdéfense. Vous devez vous lamenter longuement devanttoute personne qui aura la patience de vous écouter.

— Je serai assommant au possible, je vous le pro-mets. Cet hôtel est extraordinaire, vous ne trouvez pas ?

— Il est certes doté de tout le confort.Oliver lui coula un regard entendu.— Et votre baron est là. Vous l’avez repéré dans le

hall tout à l’heure, n’est-ce pas ?Oliver avait apparemment remarqué son émoi lors-

que lord Raeburn était venu à l’agence. Pour sa défense,elle n’était pas vraiment une vieille dame et le physiqueavantageux du baron aurait causé des palpitations àn’importe quelle femme, quel que soit son âge.

— Ce n’est pas « mon » baron. Juste un client enversqui nous avons des engagements. Alors, allons-y !

Elle pivota vers le miroir, puis, s’estimant satisfaite del’image qu’il lui renvoyait, elle ajouta à l’intention de lacamériste :

— Vous avez fait de votre mieux, Hamblen. S’il vousplaît, gardez un œil sur tante Mim en notre absence etveillez à lui servir son tonique après le repas.

Les ascenseurs étant bondés, Mary et Oliver gagnè-rent le rez-de-chaussée par le grand escalier. Une petitefoule était déjà rassemblée dans le hall, et attendait queles portes de la salle à manger s’ouvrent.

Mary constata que la plupart des femmes présentesétaient plus âgées qu’elle, ce qui les arrangeait pourmener à bien leur plan. L’hôtel n’était pas plein, et leDr Bauer aurait moins le choix pour sélectionner saprochaine victime.

Elle toussota discrètement. Oliver, qui lui donnait lebras, se dégagea d’un mouvement vif.

— Nous n’avons pas de places attitrées, aussi tu nem’en voudras pas de m’asseoir près de quelqu’unde plus intéressant que toi, Mary. J’en ai assez de

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t’entendre renifler et larmoyer à longueur de temps,dit-il d’une voix forte.

Mary sortit son mouchoir de son réticule et se tam-ponna les yeux.

— Dieu que tu peux être cruel, Oliver !— Ne t’inquiète pas, tu es en sécurité. Vu ton âge,

quel homme aurait l’idée de venir t’importuner ?— Moi, fit une voix près d’eux.Mary et Oliver sursautèrent. Ils pivotèrent pour se

retrouver face à lord Raeburn en habit de soirée. Unéclat espiègle faisait briller ses yeux noirs.

— Fichez le camp, jeune homme. Je vais dîner aveccette dame, dit-il en s’emparant de la main de Mary.

Cette dernière sentit ses paumes devenir moites d’uncoup. Heureusement, elle portait des gants de soirée.

— Raeburn, se présenta-t-il. Pardonnez mon audace,mais je n’aime pas qu’on traite mal une jolie femme.J’imagine que ce freluquet est votre frère ?

— O… oui, bredouilla Mary.Dîner à côté de lord Raeburn ne faisait pas partie de

ses plans.— Les petits frères ne valent rien. J’en ai moi-même

deux, et ils me flanquent la migraine. Venez donc,mademoiselle… ?

— Arden. Mary Arden, chuchota Mary, qui n’avaitaucun mal à simuler l’embarras et la confusion.

— Ils ouvrent la salle à manger. Je vous garantis quevous ne serez pas déçue par la chère. Je séjourne quel-ques jours ici car le manoir familial subit des travaux derénovation, et je dois déjà avoir pris trois kilos.

— Croyez-vous que ce soit prudent ? murmura-t-ellecomme les clients se pressaient autour d’eux en bavar-dant bruyamment.

— Bauer est un prédateur. S’il pense que je m’inté-resse à vous, il voudra s’interposer. Je vous trouve unair familier. Vous ai-je déjà vue sur scène ?

— J’en doute. C’est… mon premier emploi.

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— Bon, j’espère au moins que cette vieille bique deMme Evensong vous paie correctement. Elle me prendune petite fortune.

Mary se hérissa.— Je vous assure que vous n’aurez pas à vous plain-

dre. Mais parlons d’autre chose. Si vous êtes censé mecourtiser, faites-le convenablement.

Lord Raeburn l’enveloppa d’un regard scrutateur.— Je vais m’appliquer. Vous êtes charmante, même

si vous avez la langue bien pendue. Qui est ce garçonqui vous escorte ? N’est-ce pas le secrétaire de l’agence ?

— Quel mot ne comprenez-vous pas dans la phrase« parlons d’autre chose », milord ? Vous allez toutfaire rater avant même que le poisson ait mordu àl’hameçon.

Lord Raeburn rejeta la tête en arrière et éclata de rire,s’attirant les regards de plusieurs personnes. Il guidaMary jusqu’à l’extrémité d’une des grandes tables et,plutôt que de s’asseoir en face d’elle, il prit place sur lesiège voisin.

La salle à manger se remplissait lentement, mais per-sonne n’avait, semblait-il, très envie de dîner à proxi-mité de lord Raeburn. Sa réputation le suivait partout.S’il n’avait entraîné Mary à sa suite, il aurait sans doutedîné seul dans son coin.

Un groupe d’hommes en habits de soirée s’installa unpeu plus loin, mais aucun ne daigna saluer le baron.

Mary ignorait depuis combien de temps lordRaeburn avait pris ses quartiers à l’hôtel ; quoi qu’il ensoit, elle devait l’avertir de ne pas interférer dans leursplans.

Cela dit, il avait raison sur un point : les hommesavaient un comportement territorial et convoitaientsouvent ce qui ne leur appartenait pas. Loin d’elle l’idéede se considérer comme un os que deux beaux mes-sieurs se disputeraient en grognant, néanmoins si celapouvait servir leurs plans…

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11170CompositionFACOMPO

Achevé d’imprimer en Italiepar GRAFICA VENETA

le 20 juillet 2015.

Dépôt légal : juillet 2015.EAN 9782290116579

OTP L21EPSN001436N001

ÉDITIONS J’AI LU87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion