A quoi sert l'écologie

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Anne Frémaux A quoi sert l’écologie ? En 1945, dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry écrivait : « Le temps du monde fini commence ». Cette phrase résume admirablement la découverte historique qu’est en train de faire l’homme occidental du XXIème siècle. En effet, après quatre siècles de développement scientifique sans précédent visant à réaliser le projet cartésien d’une nature entièrement « maîtrisée » et « possédée », capable de satisfaire des besoins devenus illimités, L’homme moderne est confronté à la figure d’un « nouveau monde » : un monde fini et revêche à sa propre exploitation, disposant de ressources limitées et de capacités de renouvellement réduites. Telle est la découverte qui a accompagné le développement de l’écologie, notamment dans sa dimension politique. En ce sens, l’écologie apparaît comme une pensée des limites. Il faut noter d’ores et déjà que les sociétés traditionnelles ne connaissent pas le concept d’écologie 1 , ni dans sa forme scientifique (c’est-à-dire comme étude des milieux naturels), ni dans sa forme politique (comme aménagement, gestion de l’habitat humain). Il n’y a pas d’écologie chez les peuples dont l’activité sur le milieu est négligeable. Le souci écologique n’apparaît que lorsqu’il y a perturbation, altération du milieu de vie et prise de conscience de celle-ci. Ce souci écologique apparaît donc dans les pays développés au cours des années 60-70 avec le développement des dégradations imposées au milieu par l’activité technique et industrielle ou encore par le technosphère (pollution de l’air, de l’eau, des sols, raréfaction des ressources etc.) Dès lors, le but, l’utilité de l’écologie, semble clair et univoque : il s’agirait de protéger ou même de restaurer ce qui a été détruit par l’activité anthropique. On peut cependant se demander si cet idéal est vraiment celui de l’écologie que nous qualifierons de « réformiste » et d’« environnementaliste » (par opposition à l’écologie radicale et systémique qui touche l’ensemble des activités humaines). Cette écologie institutionnalisée que Romain Felli nomme « l’écologie par le haut » 2 (c’est-à-dire imposée par le haut), permet d’asseoir la domination à la fois économique et technicienne de l’homme sur la nature sans réviser le rapport pathologique qu’il entretient avec elle. « L’écologie par le haut » amplifie les rapports de force actuels e, suggérant par exemple que la réponse à la crise écologique sera non pas d’ordre politique et démocratique mais d’ordre purement gestionnaire et technologique. L’écologie, dans cette conception, est ainsi réduite à une forme supérieure de l’efficacité économique qui ne remet en cause ni le mode de production ni le mode de consommation actuel des pays occidentaux, pourtant largement responsable, comme nous essaierons de le montrer, du 1 Composé de deux mots grecs : Oikos : habitat, demeure et logos : discours, raison ou encore)discours rationnel, sensé), 2 Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie, une critique du développement durable, L’Harmattan, Paris, 2008, p.13 1

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Anne Frémaux

A quoi sert l’écologie ?

En 1945, dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry écrivait : « Le temps du monde fini commence ». Cette phrase résume admirablement la découverte historique qu’est en train de faire l’homme occidental du XXIème siècle. En effet, après quatre siècles de développement scientifique sans précédent visant à réaliser le projet cartésien d’une nature entièrement « maîtrisée » et « possédée », capable de satisfaire des besoins devenus illimités, L’homme moderne est confronté à la figure d’un « nouveau monde » : un monde fini et revêche à sa propre exploitation, disposant de ressources limitées et de capacités de renouvellement réduites. Telle est la découverte qui a accompagné le développement de l’écologie, notamment dans sa dimension politique. En ce sens, l’écologie apparaît comme une pensée des limites.

Il faut noter d’ores et déjà que les sociétés traditionnelles ne connaissent pas le concept d’écologie1, ni dans sa forme scientifique (c’est-à-dire comme étude des milieux naturels), ni dans sa forme politique (comme aménagement, gestion de l’habitat humain). Il n’y a pas d’écologie chez les peuples dont l’activité sur le milieu est négligeable. Le souci écologique n’apparaît que lorsqu’il y a perturbation, altération du milieu de vie et prise de conscience de celle-ci. Ce souci écologique apparaît donc dans les pays développés au cours des années 60-70 avec le développement des dégradations imposées au milieu par l’activité technique et industrielle ou encore par le technosphère (pollution de l’air, de l’eau, des sols, raréfaction des ressources etc.)

Dès lors, le but, l’utilité de l’écologie, semble clair et univoque : il s’agirait de protéger ou même de restaurer ce qui a été détruit par l’activité anthropique. On peut cependant se demander si cet idéal est vraiment celui de l’écologie que nous qualifierons de « réformiste » et d’« environnementaliste » (par opposition à l’écologie radicale et systémique qui touche l’ensemble des activités humaines). Cette écologie institutionnalisée que Romain Felli nomme « l’écologie par le haut »2(c’est-à-dire imposée par le haut), permet d’asseoir la domination à la fois économique et technicienne de l’homme sur la nature sans réviser le rapport pathologique qu’il entretient avec elle. « L’écologie par le haut » amplifie les rapports de force actuels e, suggérant par exemple que la réponse à la crise écologique sera non pas d’ordre politique et démocratique mais d’ordre purement gestionnaire et technologique. L’écologie, dans cette conception, est ainsi réduite à une forme supérieure de l’efficacité économique qui ne remet en cause ni le mode de production ni le mode de consommation actuel des pays occidentaux, pourtant largement responsable, comme nous essaierons de le montrer, du drame que nous vivons. Il semble dès lors que nous soyons très loin du niveau de radicalité exigé par la situation prenant le mal pour le remède. Certes, tout est dans la dose, comme le disait Paracelse, mais sommes-nous vraiment prêts à reprendre une gorgée supplémentaire de libéralisme économique (par le biais du capitalisme vert et de l’augmentation de la part du privé dans la gestion des affaires publiques) pour résoudre les maux qu’il a lui-même largement contribué à engendrer ?

Se demander « A quoi sert l’écologie ? » c’est s’interroger sur son utilité mais c’est aussi se demander dans quelle mesure celle-ci peut être instrumentalisée (quels profits peut on bien en retirer ? ) De la même façon que l’on se demanderait « à qui profite le crime », on peut en effet s’interroger sur l’utilité réelle et non plus simplement idéalisée ou présupposée de l’écologie réformiste et du concept de développement durable qui en est le bras armé. Nous verrons, dans un premier temps, que la prise en charge de la crise environnementale par les acteurs du marché et les environnementalistes est en réalité un moyen de maintenir, voire d’approfondir, les rapports de force actuels : domination économique du marché, domination politique par la technostructre et domination anthropologique de la nature (aspect descriptif). Nous verrons ensuite que l’écologie, entendue cette fois dans sa dimension radicale et subversive, peut renverser ces rapports de force et engendrer la remise en question nécessaire des paradigmes anthropocentriques, économicistes et centralisateurs qui sont les principaux responsables de la crise écologique que nous traversons. (aspect normatif)

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L’hypocrisie, comme le rappelle La Rochefoucauld, est « l’hommage que le vice rend à la vertu.» « Hommage » car, contrairement au cynisme qui s’affiche clairement comme négation des valeurs morales ou consensuelles, l’hypocrisie montre qu’il est nécessaire d’avancer masqué, drapé de vertu, pour

1 Composé de deux mots grecs : Oikos : habitat, demeure et logos : discours, raison ou encore)discours rationnel, sensé),2 Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie, une critique du développement durable, L’Harmattan, Paris, 2008, p.13

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parvenir à ses fins. Ainsi pourrait-on qualifier la nouvelle et récente prise en charge de la crise écologique par les acteurs du marché et le dévoiement progressif de la notion de « développement durable » qui l’accompagne. Le nouveau « capitalisme vert » permet en effet d’asseoir la domination des acteurs économiques et de réorienter le système existant afin de le rendre « durable ».

L’apparition du concept de développement durable

La préoccupation écologique est apparue dans les années 60-70. La première grande date de l’écologie institutionnelle est la Conférence de Stockholm en 1972 qui constitue la première conférence des Nations Unies sur l’environnement, dénommée aussi « premier sommet de la terre » (CNUEH ou encore Conférence des Nations Unies sur l’Environnement Humain). En 1992, soit vingt ans plus tard, lui succède la Conférence de Rio qui devient la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (CNUED). Il faut donc noter qu’entre temps, à la préoccupation environnementale s’est adjointe celle du « développement », relative au concept de « sustainable development » (« développement durable », ou « soutenable »), défini en 1987 dans le Rapport Bruntland, comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs». Il s’agissait alors de mettre en œuvre un développement à la fois viable (qui n’épuise pas les ressources terrestres plus vite qu’elles ne se renouvellent) et moralement acceptable. Derrière ce noble objectif se cache cependant la question du contenu du développement que nous entendons ainsi promouvoir. En effet, force est de constater qu’après plusieurs décennies de « politique de développement », le désenchantement est au rendez-vous : le développement, promu par les grandes instances internationales, FMI et OMC en tête, a créé du sous-développement, à tel point qu’Edgar Morin évoque la « tragédie du développement » :

« Après trente années vouées au développement, le grand déséquilibre Nord/Sud demeure et des inégalités s’aggravent. 25% de la population du Globe, vivant dans les pays riches consomme 75% de l’énergie (…) Dès qu’il y a des guerres civiles ou désastres naturels, l’aide charitable momentanée est dévorée par des parasites bureaucratiques ou affairistes. Le tiers monde continue à subir l’exploitation économique, mais il subit aussi la cécité, la pensée bornée, le sous-développement moral et intellectuel du monde développé. »3

Les chiffres sont en effet alarmants : les revenus moyens comme l’espérance de vie sont quasiment partout en recul dans les pays du sud. L'écart de revenu entre le milliard d'humains le plus riche et le milliard le plus pauvre, de 1 à 30 en 1960, serait passé de 1 à 150 en 19904. Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial aux Nations Unies pour le droit à l’alimentation, rappelle dans L’empire de la honte que les 500 plus grandes sociétés transcontinentales du monde contrôlent 52 % des richesses produites sur la planète. Dans sa réalité « réelle » (et non plus mythique), le développement est une nouvelle forme de féodalité : de « nouveaux seigneurs de la guerre économique » dominent le monde. Pendant que le patron de Novartis (produits pharmaceutiques) engrange plus de 22 millions d’euros par an et celui de Nestlé plus de 19 millions, le nombre des martyrs, de ceux qui souffrent de la faim, des épidémies, du manque d’eau potable etc. augmente de façon ininterrompue :

« En Afrique, les sols s’épuisent, le climat se dégrade, la population croît, le sida ravage. A une polyculture satisfaisant des besoins familiaux et locaux se substitue une monoculture soumise aux aléas du marché mondial. Sous le coup de ces aléas, la monoculture subit crise sur crise ; les capitaux investis dans les secteurs en crise s’enfuient. L’exode des ruraux remplit les bidonvilles de sans-travail. La monétarisation et la marchandisation de toutes choses détruisent la vie communautaire, les services rendus et de convivialité. Le meilleur des cultures indigènes disparaît au profit du pire de la civilisation occidentale. »5

La notion de développement, telle que nous la connaissons, va de pair avec l’indicateur de richesse des pays imposé par les pays occidentaux qu’est le PIB (indicateur de croissance économique évaluant la quantité de biens finis et de services marchands produits et échangés sur un territoire). Or, la rationalité purement comptable de cet indicateur peut devenir totalement irrationnelle lorsqu’elle en vient à comptabiliser

3 E. Morin, Terre-Patrie, éditions du Seuil, Paris, 1993, p.904 Pour plus de données chiffrées voir le site des « renseignements généreux », fichier « développement ».5 Ibidem, p.90

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comme positive toute activité génératrice de flux monétaires, y compris les catastrophes comme le naufrage de l'Erika ou la tempête de 1999, et lorsqu'elle méconnaît les activités bénéfiques gratuites. En effet, tout ce qui est produit et vendu entre dans le calcul de cet « indicateur de richesses » : packaging ou encore emballages perdus, appareils qui vont être jetés ou métaux qui vont finir dans les décharges ; tout cela est comptabilisé comme une richesse car dans notre système de production et de consommation, les destructions sont considérées comme une source d’enrichissement, tout ce qui est cassé, jeté, perdu, devant être remplacé. On peut ainsi se demander si une société qui s’appuie, pour son développement, sur la destruction des biens (plus on détruit, plus on produit, plus les gens achètent !), est une société viable à long terme. Au-delà de l’aspect social et civilisationnel du problème, se pose bien sûr la question de l’impasse écologique à laquelle conduit une telle conception du développement. Comme le dit Arundathi Roy  :

« Nous n'avons qu'une quantité limitée de forêts, d'eau, de terre. Si vous transformez tout en climatiseurs, en pommes frites, en voitures, à un moment vous n'aurez plus rien. »6

Le concept de développement durable au service du marché

Le « faire savoir », de nos jours, est sans conteste plus important que le « savoir-faire ». Aussi le concept de développement durable est-il largement mis au service de l’entreprise de communication verte de nos dirigeants. L’usage récurrent de l’expression « développement durable » dans les campagnes de com’ des entreprises est symptomatique du tournant environnemental pris par les grandes marques pour se forger un capital de sympathie auprès des éco-consommateurs de plus en plus nombreux. Plusieurs formules maladroites de patrons du CAC 40 illustrent admirablement le but normalement inavoué de cette entreprise : «Le développement durable n'est ni une utopie ni même une contestation, mais la condition de survie de l'économie de marché. »7 Ainsi, ce qu’est censé permettre le « développement durable », ce n’est ni la protection de la planète ni la restauration des écosystèmes, mais la continuation pure et simple de « l’économie de marché». Ou encore, «Le développement durable, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s'assurer que cela ne se fait pas au détriment de l'environnement. »8 (!)

Le concept de « Greenwashing » vient du terme anglais « Brainwashing » (lavage de cerveau). Il désigne les efforts de communication verte faits par les entreprises et qui, comme tels, ne s’accompagnent pas forcément de véritables effets sur l’environnement. L’industrie la plus utilisatrice de greenwashing est certainement l’industrie automobile qui entend ainsi véhiculer le mythe d’une voiture propre.9

On peut ainsi conclure avec la philosophe Catherine Larrère que:

« Sans nier l’importance d’une évaluation économique des différentes opérations de protection de la nature, on peut se demander si, ainsi reconverti dans le calcul économique, l’environnement ne disparaît pas complètement. Trop souvent dans “développement durable”, on n’entend que “développement”, et, dans “développement”, on n’entend que “croissance”: les économistes ont entouré leurs préoccupations d’un vernis environnemental, mais ils continuent fondamentalement à parler de la même chose et à aspirer à la poursuite du même mécanisme : l’indéfinie reconduction de la croissance. »10

L’apparition des droits à polluer : Une dérive économique de droit

La prise en charge de l’écologie par le marché issue principalement du Protocole de Kyoto a également débouché sur le concept problématique de « droits à polluer », application du principe pigouvien du « pollueur-

6 Arundathi Roy (Défaire le développement, sauver le climat, revue L'Écologiste n°6.)7 Louis Schweitzer, PDG de Renault, formule extraite d’un entretien avec le journal mensuel Enjeux Les échos (décembre 2004) :8 Michel de Fabiani, président de BP France, rencontres parlementaires sur l'énergie, 2001. 9 Voir par exemple les messages publicitaires de volvo (« la nature est si belle ») ou du dernier 4X4 de Peugeot (« une technologie plus propre pour plus de plaisir ») 10 Catherine Larrere, entretien avec Sandrine Bergès : http://ethiqueeconomique.neuf.fr/ENTREVUE-LARR%C8RE.pdf

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payeur » (reconnu depuis 1990 comme un « principe général de droit international de l’environnement »11). Or, nous sommes là face à un principe problématique qui consiste à vendre des droits et, a fortiori, des « droits à ne pas faire attention ». On peut s’interroger, en effet sur la validité éthique et juridique d’un tel concept, puisqu’on transforme, par ce biais, un état de fait négatif, la pollution, en droit. Agnès Sinaï dans un article du monde diplomatique d’octobre 2009 évoque à leur sujet un marché mondial des indulgences à l’avantage des pays industrialisés. Les indulgences, rappelons-le, étaient des « droits à pécher » (rémissions totales ou partielles) que l’Eglise catholique accordait en échange de rétributions financières. Filant la métaphore, ils signifient que nous pouvons polluer (ou encore «pécher») dès lors que nous payons. Or, nous le disions, une telle marchandisation de la pollution pose des problèmes éthiques et juridiques auxquels s’ajoutent des difficultés d’ordre technique.

En effet, notre milieu de vie peut-il être considéré comme une valeur marchande ? Monique Chemillier-Gendrau12 se demande ainsi si l’intérêt général peut-être subordonné à la logique marchande et aux grandes stratégies diplomatiques et économiques des Etats ou des multinationales. Le droit de chacun à vivre et à naître dans un environnement sain peut-il être tributaire des intérêts économiques ? Contre une conception universaliste du droit, les droits à polluer sont en effet monnayables et donc relatifs au pouvoir d’achat des entreprises qui en bénéficient (dérive qui ne manquera pas d’apparaître choquante aux yeux de tout un chacun lorsque seront mis en place des droits à polluer individuels). Que penserait-on, en effet, d’un droit à la liberté ou à la dignité qui serait monnayable ? L’internalisation de l’environnement par la voie de la marchandisation revient ainsi à permettre aux plus riches d’en abuser. Que penser des inégalités entre ceux qui pourront s’octroyer des droits à polluer et ceux qui ne le pourront pas ? Il n’y a guère à s’étonner, dès lors, que ce « droit à polluer pour les riches » n’ait guère suscité l’enthousiasme des pays pauvres lors du dernier sommet de Copenhague.

A ce problème juridique et éthique, s’ajoute une série de problèmes techniques dont la solution n’est toujours pas envisagée et n’apparaît guère envisageable : comment évaluer économiquement le coût de l’environnement et de ses dégradations (ou encore, ce que l’on appelle l’internalisation des coût écologiques, c’est-à-dire la prise en charge par l’agent économique des coûts infligés à un tiers par son activité)  ? Il s’agit tout d’abord d’un coût diffus dans l’espace, en raison de l’aspect systémique des pollutions (ainsi la côte ouest des Etats-unis est-elle affectée par la pollution de la Chine), mais aussi en raison des effets de boucle, de seuil et des effets papillon qui rendent difficile l’établissement de liens de causalité précis. Il s‘agit ensuite d’un coût diffus dans le temps : comment évaluer le coût économique de la dégradation écologique pour les générations futures ? Qui peut chiffrer, en termes de santé publique, le coût des émissions de CO2 ?

Quoiqu’il en soit, ces problèmes ne semblent pas constituer des obstacles dirimants aux yeux des financiers. En l’absence de régulation, un nouveau marché spéculatif fort attractif est en effet apparu qui fait le jeu des spéculateurs et même des industriels13. Comme le signale Robert Shapiro, ancien sous-secrétaire au commerce de M. Clinton, on voit bien que «nous sommes sur le point de créer un nouveau marché qui va brasser des milliards de dollars d’actifs financiers en produits sécurisés, dérivés et spéculés à Wall Street, du même type que ces marchés à terme et autres bulles inflationnistes qui finissent par éclater»14. Nous assistons donc à la financiarisation de la crise écologique et à la création de nouveaux débouchés spéculatifs qui auront sans doute pour conséquence d’asseoir encore un peu davantage la puissance des jeunes loups de la finance tout en aggravant la situation du climat. Le système des crédits Kyoto instaure également une prime à la dépollution dans les pays en développement (par exemple, si on va dépolluer en Inde, on génère des crédits Kyoto plus ou moins fongible avec des fonds européen). Il s’agit, comme le disait le chef du syndicat patronal allemand (T.Necker) dans les années 90 : « de faire de l’environnement le troisième facteur de production après le capital et le travail ». Cet énorme et très juteux marché de la dépollution conduit à privilégier les solutions techniques

11 Convention internationale sur la préparation, la lutte et la coopération en matière de pollution par les hydrocarbures, OMI, Londres, novembre 199012 « Marchandisation de la survie planétaire, Monde diplomatique, janvier 199813 Avec l’Emission Trading scheme de janvier 2005, l’UE a finalement cédé aux lobbies qui ont récolté pour l’industrie lourde plus de quotas qu’ils n’en avaient besoin : par exemple, Arcellor Mittal a reçu gratuitement en 2008 un surplus de 32% d’une valeur de 536 millions d’euros, ce surplus pouvant être échangé sur les marchés secondaires et rapporter du profit. 14 Cité par Agnès Sinaï, in Article du Monde diplomatique, octobre 2009

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coûteuses (épuration de l’eau, traitement des déchets, captage-stockage du CO2 …) plutôt que la prévention, ce qui signifie que l’aggravation même de la situation constitue une perspective de profits. Les projets délirants de la géo-ingéniérie ne manquent pas en ce domaine (création d’un immense bouclier artificiel autour de la Terre pour la protéger des rayons du Soleil, projet de répandre un million de tonnes de poussières d’aluminium et de souffre dans l’atmosphère afin de faire baisser la température terrestre, arbres OGM mangeurs de CO2, couverture de mousse de PVC sur les glaciers, etc.) Ainsi, certaines firmes privées, comme Climos Inc. ou Planktos Science développent des projets d’écorestauration en dépit de la méfiance affichée par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies, pour qui la géo-ingéniérie est « largement spéculative et non démontrée, avec des risques inconnus de dommages collatéraux. »15

La prise en charge des enjeux écologiques par les marchés illustre à merveille la célèbre formule de Lampedusa dans Le Guépard: « il faut que tout change pour que rien ne change » (en l’occurrence il fallait, en 1860, que l’aristocratie italienne accepte une forme de révolution, qu’elle accepte de perdre son pouvoir en apparence, pour le conserver en réalité). Il faut que l’économie de marché accorde quelques concessions au besoin de changement généré par l’urgence écologique pour que l’économie de marché demeure le modèle incontesté.

Du despotisme doux à la dictature technocratique

Il y a, selon Castoriadis, deux schèmes par lesquels l’ensemble des individus adhèrent à la société de consommation. Le premier, nous dit-il est le « schème [anthropologique] du besoin »16. C’est par la fabrication social de l’individu, ou encore par l’instillation, dès la plus tendre enfance, d’un certain nombre de besoins à la satisfaction desquels les individus consacreront la majeure partie de leur vie, que cette société suscite l’adhésion de tous. Tous les besoins sont socialement situés. Or, notre société a cela de particulier qu’elle joue sur le ressort indéfiniment reconductible du besoin : changer de voiture tous les trois ans, acheter la dernière génération d’I-Phone, partir en vacances à l’autre bout du monde etc. sont des moteurs de convoitise fort puissants pour un occidental. Le bonheur se réduit même, dans le cadre d’un imaginaire social construit à coups de publicités, à la satisfaction des besoins matériels (auxquels j’adjoins les corps : le corps de l’autre comme le corps propre, objets de consommation de l’industrie du sexe comme de la chirurgie esthétique). Le grand atout du capitalisme, nous dit Castoriadis, c’est qu’il satisfait les besoins : « He promises the goods and he delivers the goods ». Il instaure ainsi un « despotisme doux », selon l’expression de Tocqueville, bienveillant et prévoyant, qui ôte aux individus la nécessité de penser et de régir leur existence17.

Cet hébétement dans le ronron de la consommation fonctionne tant que le « travailler plus pour gagner plus et dépenser plus » est rendu possible par la croissance. Par contre, que celle-ci s’enraye, que l’on ne puisse plus mettre de l’essence dans nos voitures et le système s’effondre. D’où l’injonction constante à laquelle sont soumis les citoyens : il faut coût que coûte consommer, quitte à s’endetter, au péril, sinon, de voir la croissance s’effondrer. Ainsi, l’individu est-il asservi, qu’il le veuille ou non, à la « tyrannie de la consommation » et à enchaîné à l’absurde situation qui consiste à travailler pour consommer (des biens le plus souvent futiles et éphémères) et à consommer pour travailler. Et puisque les grands industriels acceptent de céder à la mode écologiste (« green is gold »), nous consommerons, exactement comme avant, mais « vert », « bio », ou labellisé « écolo ». Tout semble ainsi pouvoir continuer comme avant. Sauf qu’il y a un hic qui vient du système libéral lui-même (Marx avait déjà vu que le capitalisme était condamné à s’auto-détruire): du fait de la mondialisation, notre consommation stimule la croissance chinoise et non la nôtre. Nous aurons donc, quoi qu’il arrive, le chômage, les dettes et la décroissance imposée : rien de plus terrible dans un monde uniquement

15 4ème rapport du GIEC, novembre 200716 Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Paris Seuil, 1981, p.36-3717 « Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime qu’ils se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins (…) Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II (1840), IV, chap. VI Œuvres, Tome 2, Gallimard, La Pléiade, 1992, pages 836-837

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fondé sur la croissance, où l’alpha et l’oméga de la vie se situent dans la propension à posséder et le statut social conféré par le travail. La décroissance (ou récession) dans un monde régi par l’idéologie de la croissance semble effectivement un cauchemar (qu’incarne la figure du déclassé, du chômeur ou du Rmiste mais aussi de ces salariés sommés d’être toujours plus productifs pour conserver leur pouvoir d’achat déclinant).

Mais le pire n’est peut-être pas encore là : le deuxième schème, selon Castoriadis, qui maintient l’institution de notre société, est celui de l’autorité. Or, au pouvoir de la religion s’est substitué celui de la science et de la technique car c’est au nom du prétendu savoir que l’autorité est légitimée dans nos sociétés. A cela s’ajoute la spécialisation et la professionnalisation de la politique qui justifient l’accaparement du pouvoir souverain par nos représentants (élus ou non, dans la mesure où les cabinets ministériels, composés d’énarques, ont un rôle déterminant dans les choix effectués). Nous sommes donc à l’heure de l’expertocratie et de la technocratie. En témoigne par exemple, le choix du nucléaire, fait en dehors de toute délibération publique. Or, celui-ci, par le risque qu’il génère, suppose une société centralisée et policière. Comme le dit André Gorz, le nucléaire est un « électrofascisme »18 . Le processus, ajoute-t-il, est toujours le même: il s’agit d’empêcher les gens de satisfaire leurs besoins de manière autonome afin qu’ils dépendent, pour leur satisfaction, de moyens institutionnels et industriels qu’ils devront payer. Une fois la dépendance assurée, l’horizon des possibles se réduit à ce seul choix possible (« seule option réaliste » in fine car seule option proposée). Or, le privilège donné aujourd’hui aux solutions techniques sur toute forme de prévention en amont nous fait courir le risque majeur de dépendre des industries et des technologies dépolluantes, filtrantes, captatrices etc. pour assurer nos besoins vitaux. Ne faudrait-il pas lutter au contraire pour que l’eau soit un bien gratuit accessible à tous plutôt que nous dépendions, pour son approvisionnement, d’entreprises d’épuration et peut-être un jour, de désalinisation ? Ainsi se développe « l’écologie par le haut », centralisatrice, élitiste et planificatrice qui nous fait courir le risque de l’hétéronomie et de l’hétérorégulation (c’est-à-dire d’une régulation qui ne serait pas librement consentie comme le sont les rationnements ou la fiscalité contraignante… autant de moyens de déposséder encore un peu davantage le citoyen de son pouvoir). Ainsi partageons-nous cette mis en garde de Castoriadis :

« Le totalitarisme qui nous pend au nez n’est pas celui qui surgirait d’une révolution, c’est celui d’un gouvernement, (peut-être mondial) qui, après une catastrophe écologique, dirait peut-être : vous êtes-vous assez amusés ? La fête est finie, voici deux litres d’essence et vos dix litres d’air pur pour le mois de décembre et ceux qui protestent mettent en danger la survie de l’humanité et sont ses ennemis publics.» 19

*******On attribue généralement l’origine de la crise écologique que nous traversons au commencement

cartésien de la philosophie moderne et à son maître-mot célèbre dans Le Discours de la Méthode (1637) : « Il faut nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cornélius Castoriadis y voit là « la plus belle et la plus concise formulation de l’esprit du capitalisme »20 dans la mesure où le programme d’appropriation et de chosification de la nature qui sera le sien y apparaissent on ne peut plus clairement. Cette idée étant également présente dans le marxisme21, comme le remarque lui-même Castoriadis, il conviendra d’évoquer plus fondamentalement l’ « idéologie de la croissance » qui sera à la fois celle du capitalisme et du communisme (celui-ci plaidant pour une plus juste répartition des fruits de la production) et dont le point commun est de prôner une appropriation sans limite des ressources limitées de la planète, en vue de réaliser une représentation mythique du bonheur sur terre. La crise environnementale apparaît dès lors comme la résultante du rapport de domination que nous entretenons avec la nature et avec le monde animal (paradigme de l’oppressé) et dont le capitalisme s’est fait l’héritier. La crise environnementale nous apparaît donc comme le symptôme d’une crise plus profonde qui est celle de la modernité occidentale, celle-ci reposant sur la séparation homme-nature et sur le primat progressif de l’économie sur toute autre valeur (ce que nous appelons l’économicisme). Posée en termes de nouveauté, de globalité et d’urgence, la question écologique appelle dès lors une réponse radicale, profonde et révolutionnaire (au sens de volte-face complète, de changement de paradigme).

18 André Gorz, Ecologie et liberté, Paris, Seuil, 1978, p.2819 Cornélius Catoriadis, « l’idée de révolution », in Les carrefours du labyrinthe, tome III, Seuil, « Points Essais », Paris, 199020Intervention de Castoriadis à Louvain-La-neuve avec http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article6921 Marx considère la Terre comme le « magasin de vivres primitif [de l’homme] », tout comme, «  l’arsenal primitif de ses moyens de travail. » Le Capital, Livre I, IIIème section, chapitre VII, « Production de valeurs d’usage »

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La Remise en question de l’anthropocentrisme dualiste 

Du point de vue biologique, la séparation stricte de l’homme et de l’animal, qui justifie la domination de celui-ci par celui-là, est largement remise en question par les travaux des éthologues. S’agissant de définir l’humanité et son rapport à l’animalité, on ne peut plus, comme le dit le paléoanthropologue Pascal Picq22, le faire « en termes de rupture, d’exclusion et de supériorité»23 :

Contrairement à ceux qui considèrent l’animal d’élevage comme un pur artefact, une création technique de la société, nous considérons, au contraire, qu’il représente le paradigme de cette exploitation humaniste de la nature par l’homme. Eloigné de la vue humaine, l’immense sacrifice animal dont se repaît la société de croissance s’apparente à un véritable « beastwashing ». La moralisation superficielle des consciences à l’égard des animaux domestiques, ou la prise de conscience subite (et très à la mode) de la disparition exponentielle des espèces naturelles ne suffiront pas à exorciser l’épineuse question de l’exploitation de l’animal par l’homme: celle-ci nécessite que nous nous interrogions, sans tabou, sur la légitimité de l’alimentation carnée de l’homme qui est la source de ce génocide banal. « Banal », en effet, car au XIXème s. la mise à mort des animaux devient un processus purement industriel et normalisé. « Banal » aussi , pour la « banalité du mal » dont il faut se méfier pour nous-même, car de l’animal à l’homme, la frontière n’est jamais aussi nette que l’humanisme voudrait le montrer. Ainsi, c’est en visitant les abattoirs de Chicago qu’Henri Ford précisa le processus de travail à la chaîne et d’aucuns connaissent la proximité qu’entretenait ce dernier avec le régime nazi. Comme le dit fort bien Elizabeth de Fontenay, il est question de l’animal dans l’être humain :

« Depuis le commencement de l’humanité, l’homme se définit dans son rapport à l’animal. Si nous n’avons plus d’autre rapport à l’animal que celui de le massacrer pour en faire de la matière première ou une denrée (…), nous allons vers une société machiniste et totalitaire, une sorte de Métropolis où l’effervescence de la vie et du vivant sera absente. Nous nous mécanisons nous-même… Cette extermination industrielle d’animaux ne peut avoir que des conséquences profondément déshumanisantes… »24

Du point de vue physique, la conception qui prévaut aujourd’hui, pour expliquer le vivant comme la nature dans son ensemble, c’est le holisme, du grec ολoς (holos)  qui signifie « entier ». Ce système de pensée met en avant le fait qu’une entité ne peut être connue que lorsqu'on la considère et l'appréhende dans l’ensemble auquel elle appartient ou encore, dans sa totalité. C’est une conception relationnelle du réel qui met en avant l’interconnexion de l’ensemble des éléments de la réalité. La pensée holistique remet à l’honneur l’écologie , science globale avant l’heure inventée par le biologiste allemand Haeckel au XIXème s.. Ainsi, comme le dit Edgar Morin dans le passage suivant, la nature se définit par l’inter-rétro-action des éléments qu la composent :

« L écosystème » signifie que, dans un milieu donné, les instances géologiques, géographiques, physiques, climatologiques (biotope) et les êtres vivants de toutes sortes, unicellulaires, bactéries, végétaux, animaux (biocénose), inter-rétro-agissent les uns avec les autres pour générer et régénérer sans cesse un système organique ou écosystème produit par ces inter-rétro-actions mêmes (…) Nous sommes donc en présence d’une science de type nouveau, portant sur un système complexe, faisant appel à la fois aux interactions particulières et à l’ensemble global.»25

La conception écosystémique ne repose donc plus sur la dichotomie entre l’homme et la nature, mais sur la radicale inter-dépendance des deux entités que l’humanisme a par trop séparées. L’écologie nous invite alors à abandonner la vision insulaire de l’homme : on ne peut disjoindre l’évolution d’un être de celle de son milieu ni connaître le milieu sans connaître ses interactions avec l’homme. La

22 Enseignant au Collège de France 23 « Voilà qui rend la question de l’animal et de l’humain si insaisissable. D’un côté les différences entre un homme et un chimpanzé et un gorille sont patentes. De l’autre, l’anthropologie évolutionniste, éthologie incluse, faillit à révéler une faculté ou une fonction qui fait l’humain. Peut-être nous faut-il reconnaître que ces différences là ne sont pas là où on les attendait et que la question humanité-animalité est dangereusement posée lorsqu’on tente d’y répondre en termes de rupture, d’exclusion et de supériorité. »P. Picq, « Qu'est ce que l'humain ? » extrait de l’ouvrage collectif L'humain à l'aube de l'humanité,  éditions Pommier, 200324 E. De Fontenay, Le silence des bêtes.25 Edgar Morin, « La pensée écologisée » in Introduction à une politique de l’homme, pp.129-131

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biosphère et l’anthroposphère sont en relation. La nature est donc bien, à cet égard, une nature « culturelle ». Ce nouveau rapport à la nature qui ne peut plus être celui de la domination doit-il être celui du respect ? La notion de « sujet de droit » pour la nature semble impraticable dans la mesure où, l’homme seul, est à l’origine de l’attribution de valeurs. Seul il demeure sujet de droits et de devoirs. En revanche, il semble nécessaire de réintroduire comme objet politique ce que M. Serres appelle le « tiers-exclu » (la nature). On a jusque là considéré la nature comme un élément négligeable. Ce n’est aujourd’hui plus possible. l’écologie radicale requiert un nouvel humanisme, résolument post-moderne, et fondé sur le caractère indissociable de l’homme et de la nature, sur le respect non instrumental de la nature et de l’humanité toute entière (c’est-à-dire sans les exclusions auxquelles l’humanisme occidental s’est parfois livré) : nous l’appellerons l’écocentrisme humaniste.

La sortie de l’économicisme : la décroissance

« Seul un fou ou un économiste peut penser qu’une croissance illimitée est possible dans un monde fini. » (Kenneth Boulding)

Par opposition à l’extension du pouvoir techno-bureaucratique et à l’abolition de l’autonomie individuelle à laquelle nous conduit l’écologie gestionnaire, « l’écologie par en bas »26 se rattache à la tradition démocratique, décentralisatrice et autogestionnaire. Celle-ci pose la question fondamentale, centrale et éternelle : qu’est-ce que le bien vivre ? L’écologie par le bas prône un changement radical de nos modes de vie, renouant avec l’idéal subversif des années 70 : « l’écologisme utilise l’écologie comme le levier d’une critique radicale de cette civilisation et de cette société »27. Il serait en effet illusoire de s’occuper de l’environnement (ou de prétendre le faire) sans s’attaquer aux causes de la crise. Or, celle–ci n’est que la résultante de l’idéologie de croissance, qu’elle soit, comme nous l’avons vu, d’origine capitaliste ou bureaucratique.

La question des limites physiques de la planète a été introduite par Georgescu-Roegen, dans son livre daté de 1971, The entropy law and the economic process (traduit en 1979 sous le titre : Demain la décroissance : entropie-écologie-économie) : il y montre que l’économie, comme toute dépense d’énergie, n’échappe pas au deuxième principe de la thermodynamique (c’est-à-dire au principe d’entropie qui décrit l’augmentation du désordre énergétique régnant dans un système). Le processus économique ne peut ignorer l’environnement matériel et le système quasi-clos (la Terre) dans lequel il prend place. L’homme, contrairement à son idéal prométhéen, ne peut rien créer : ni matière ni énergie. Il ne fait que les transformer et les dégrader. Nous consommons de l’énergie pour produire de l’énergie, et nous le faisons même, en raison de la diminution des ressources pétrolières et gazières aisément accessibles, avec des rendements de plus en plus faibles (agrocarburants, sables asphaltiques, extraction de l’énergie depuis des micro-algues…ont un faible rendement énergétique). C’est ce que signifie l’expression « fin du pétrole bon marché » : il faudra de plus en plus d’énergie et des techniques de plus en plus coûteuses pour l’extraire. Nous sommes donc condamnés à la déperdition énergétique. Cela signifie que même à croissance nulle, les matières énergétiques seront un jour épuisées. Nous ne pouvons qu’espérer éloigner le plus possible de nous cette échéance (il faut noter que la seule source d’énergie extra-terrestre dont dispose l’humanité est l’énergie du soleil mais que celle-ci nécessite également de l’énergie terrestre pour être apprivoisée.)Le principe d’entropie plaide donc pour la décroissance  : seule une économie économe en énergie et en matière serait raisonnable (la meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas). Le mythe d’une « croissance durable », « soutenable » ou même d’une « croissance zéro » (état stationnaire) est à ce titre dangereux, nous dit Georgescu-Roegen car la dégradation entropique est la destinée de l’homme.

Les détracteurs de la décroissance s’emploient à faire passer les décroissants pour des partisans de la récession. Pourtant les grands penseurs de la décroissance ne cessent de le répéter : « leur récession n’est pas notre décroissance ! » La décroissance volontaire s’oppose en tous points à l’idéologie de la croissance. Ainsi, nul doute que dans une société fondée sur le travail et l’unique reconnaissance par le travail, le chômage est une catastrophe sociale. Ce n’est pas le cas dans une société qui promeut la réduction et le partage du temps de

26 Toujours selon la distinction effectuée par Romain Felli27 André Gorz, Ecologie et liberté, Paris, Seuil, 1978, p.24

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travail pour se consacrer à des activités épanouissantes (cf. le temps « skolaïque » ou la skolé grecque, c’est-à-dire le temps de loisir que les grecs dédiaient à l’étude et à la contemplation, les machines d’aujourd’hui puvant remplacer les esclaves d’antan). La décroissance est donc toute autre chose que le modèle de société promu par le capitalisme (qui repose sur le progrès quantitatif : « toujours plus »). Il s’agit de définir le progrès humain autrement que par le productivisme et la foi aveugle dans l’avancée des sciences et des techniques et de définir de nouvelle modalités du « vivre-ensemble.» La décroissance, ce n’est pas non plus l’imposition de normes autoritaires de rationnement comme le signifient ses détracteurs ; ce n’est pas un chemin vers la « dictature », contrairement au « capitalisme vert » prétendument démocratique, qui fait en réalité de la question écologique une affaire de spécialistes, de savants (« l’éco-pouvoir ») dont le jargon technocratique est inaccessible au plus grand nombre, contribuant ainsi à dépolitiser les enjeux de l’écologie. La décroissance, au contraire, comme le rappelle Paul Ariès28, se situe pleinement dans la tradition républicaine émancipatrice.

Si nous devions lui trouver une filiation philosophique, nous la ferions remonter à Epicure qui, plaçant le bonheur dans le plaisir, a suscité de nombreux contresens sur sa doctrine (conçue ordinairement comme un hédonisme vulgaire). Or, c’est tout sauf cela. On oublie en effet souvent de regarder quelle est la définition de plaisir qu’il donne : « le plaisir, c’est l’absence de souffrance ». Autrement dit, quand mon corps est en bonne santé, quand je n’ai ni faim, ni soif, que je n’ai pas de déplaisir moral (comme l’angoisse liée à la mort qu’Epicure tente de conjurer par son matérialisme), eh bien je suis heureux. C’est ce qui fait dire au philosophe : « Avec un peu de pain et d’eau, je rivalise de bonheur avec Jupiter. » Sobriété, simplicité : « moins de biens et plus de liens », comme le dit la formule consacrée. Le bien et le bonheur peuvent en effet s’accomplir à moindres frais. La plupart des sagesses considèrent ainsi que le bonheur se réalise dans la satisfaction d’un nombre limité de besoins : une nourriture et un environnement sains, de l’amour, de l’amitié, une bonne santé, un climat tempéré, des activités non aliénantes…pourraient suffire à faire notre bonheur.

Comme le dit Hervé Martin,29, « une personne heureuse ne consomme pas d’antidépresseurs, ne consulte pas de psychiatres, ne tente pas de se suicider, ne casse pas les vitrines des magasins, n’achète pas à longueur de journées des objets aussi coûteux qu’inutiles, bref, ne participe que très faiblement à l’activité économique de la société. » On comprend dès lors que la décroissance ne soit pas compatible avec le « capitalisme vert » et qu’elle suscite tant de rejet. Elle est cependant un impératif de survie, à la fois physique et spirituel, pour l’humanité.

La sortie du système capitaliste ne sera pour autant pas simple à accomplir. Comme le dit Serge Latouche, « L’élimination des capitalistes, l’interdiction de la propriété privée des biens de production, l’abolition du rapport salarial ou de la monnaie plongeraient la société dans le chaos à travers un terrorisme massif qui ne suffirait pas pour autant à détruire l’imaginaire marchand.»30 Et l’économiste d’analyser les innombrables et délicats problèmes de transition qui se poseront dans ce passage d’une société capitaliste de surproduction à une société de décroissance. Ce ne sont pas les solutions qui manquent (relocalisation des activités, restauration de l’agriculture paysanne, production de biens relationnels, autonomie énergétique, reconversions industrielles, moratoire sur les innovations technologiques, etc.), mais l’acceptation de leur adoption.

Si notre société ne s’y résout pas d’elle-même, ce qui est fort probable étant donné la forte imprégnation du schème capitalisme (du schème des besoins, dirait Castoriadis), il y a fort à parier que pour éviter l’effondrement, cette décroissance soit un jour imposée de façon autoritaire dans le cadre d’un écofascisme (exercé au nom de la survie de l’humanité). L’alternative, dès lors, n’est plus « socialisme ou barbarie » mais « écofascisme ou écodémocratie», « dictature globale ou démocratie locale», Hobbes ou Rousseau.

Conclusion : Ecologie et démocratie, le projet d’autonomie

28 La décroissance, un nouveau projet politique, Golias, 200729 Cité par Serge Latouche dans « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! » in Objectif décroissance, Parangon 200330 ibid.

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Comme le rappelait André Gorz31, l’écologie en elle-même n’a rien de moral : elle peut servir des objectifs tout à fait opposés : écrasement technofasciste et continuation des rapports de domination avec l’écologie réformiste (capitalisme vert et développement durable) ou émancipation autogestionnaire avec renouvellement des formes de participation publique du côté de l’écologie radicale et de la décroissance (anticipée) :

En ce sens la question écologique représente un véritable enjeu pour la démocratie et la véritable utilité de l’écologie serait d’œuvrer à une transformation révolutionnaire de nos modes de pensée, d’organisation et d’action (c’est-à-dire d’œuvrer à une révolution anthropologique, sociale et économique). Dans son texte fondamental de 1974 intitulé « leur écologie ou la nôtre », André Gorz résume admirablement l’alternative :

« C’est pourquoi il faut poser d’emblée la question franchement : que voulons- nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme, et par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature  ? Réforme ou révolution ? »32

Alors, réforme ou révolution ?

31 « Si l’on part (…) de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste. » André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008, p1532 Repris dans André Gorz, Ecologie et Politique, Paris, seuil, 1978, p.9-16

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