À fleur de pierre

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À travers une grande fresque de sang, d’amour, de sueur et d’aventures, ce roman nous plonge au coeur de la vie de ce peuple des carrières au caractère bien trempée.

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© En couverture, en haut : coll. privéeen bas : diapo-club Léhon

© Éditions Apogée, 2011ISBN 978-2-84398-403-7

Ricardo Montserrat& l’atelier Saga

À fleur de pierre

Éditions Apogée

Remerciements

Ce roman populaire est le résultat du travail d’écriture mené dans l’atelier Saga du Peuple des carrières. Encadré par l’écri-vain malouin Ricardo Montserrat, il s’inscrit dans le projet de valorisation des cultures granitières en Pays de Dinan initié en 2007 dans le cadre associatif du Comité Hinglézien d’Anima-tion Culturelle (CHAC).

Cet ouvrage a vu le jour grâce à l’investissement important de ses auteurs :

Ricardo Montserrat, écrivainJacqueline Besrets, Danielle Corvellec-Oger, Carmen Einin-

ger-Lebreton, Monig Feuvrier, Jean Guérin, Yolande Jouanno, Jean-Yves Ménez, Gérard Pourcel, Nadine Prado, membres de l’atelier Saga.

Plusieurs personnes ont apporté leur concours à la réali-sation de cette saga en témoignant et en nous fournissant des informations. Qu’elles en soient chaleureusement remerciées ainsi que toutes celles qui ont soutenu l’action.

Nous remercions également les mairies de Bobital, Brusvily, Languédias, Le Hinglé et Trébédan qui nous ont accueillis lors des ateliers.

Enfin, ce projet a pu se réaliser grâce au financement : du Programme européen Leader, du conseil régional de Bretagne, du conseil général des Côtes-d’Armor, de la communauté de communes (CODI), des communes de Bobital, Brusvily et Le Hinglé.

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Préface Le grain de la pierre et la paille des rêves

par Robin Renucci,comédien, directeur du Centre dramatique national « Les Tréteaux de France »

Il y a quelque part en Bretagne un pays d’Astérix, un pays de pierre et de terre où dort un patrimoine majeur. Quand la crise a affamé les paysans, quand la guerre a détruit les ports et les villes, sous les bombes et le feu, des hommes ont taillé les pierres, ont relevé les pierres, ont assemblé les pierres, celles des monuments aux morts, celles des monuments funéraires, mais aussi celles des maisons, des fours, des places, des rues. Des hommes ont donné aux morts les palais que méritait leur courage, aux vivants des maisons qui résisteraient aux tempêtes de la modernité. Elles sont toujours debout, même si, trop souvent, des pancartes À LOUER, À VENDRE, les défi-gurent.

La commune du Hinglé et les communes proches, Bobital, Saint-Carné, Trévron, Brusvily, Plumaudan, Languédias, Trébédan, Mégrit sont profondément marquées par l’histoire des carrières de granit. Ce patri-moine ne peut disparaître avec la poussière des granits bleus, jaunes ou gris parce que des technocrates affir-ment qu’il est plus rentable de paver les rues piétonnes de pavés chinois.

L’histoire des carrières représente un patrimoine unique en Bretagne. L’économie du granit a généré des

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savoirs professionnels dignes des compagnons du temps des cathédrales, fondé une culture ouvrière émancipa-trice. Durant un petit siècle, les granitiers ont constitué un monde à part dans l’espace rural du nord de la Bretagne. Le brassage des origines, la capacité des ouvriers à « trimarder », circuler d’une carrière à une autre, ont renforcé la singularité d’une culture qui, dans le jus de la pierre, le sang et la sueur, s’est mariée à la bretonne, la rendant plus combative, mais aussi plus joyeuse.

Le travail de la pierre accompagne les hommes depuis l’aube des temps. Le premier site granitique néoli-thique se trouve au Hinglé, nombril du pays du Peuple des carrières. La pierre conserve donc une signification profonde : l’imaginaire. Et l’on voudrait que demain le touriste ne sache plus lire ces témoignages de l’intelli-gence populaire, comme il ne sait plus lire les tablettes de l’île de Pâques ? Il ne reste plus que cinq carrières ouvertes, employant une petite centaine d’ouvriers.

Les autres ont été laissées à la friche. La nature a repris ses droits et en a fait des écosystèmes uniques, des espaces naturels sensibles à protéger, tant est belle la nouvelle alliance entre le minéral et le végétal, l’animal. Oui, cette terre et cette pierre ont fait souffrir l’homme. Mais l’homme a tiré de cette souffrance tant de beauté. Même quand l’homme n’y travaille plus, la beauté demeure. Le déclin ne doit pas conduire à l’oubli. Ceux qui s’y installent pour ouvrir de nouvelles entreprises, pour fuir la ville et ses folies, doivent en connaître l’histoire. Mener une réflexion sur la dimension environnementale et le devenir des sites est nécessaire si on ne veut pas que les gens vivent dans des décors eurodisneyens sans âme, des musées morts.

Il faut mettre en chantier des productions artistiques et documentaires avec les habitants, qui permettront à leurs enfants et aux nouveaux arrivants d’interpréter le passé et d’en révéler les arcanes. Il faut contribuer au

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développement par l’élaboration d’un outil culturel et éducatif tourné vers le grand public.

À fleur de pierre est une magnifique illustration de ce qui peut se faire. Grâce à ses auteurs, sous la baguette magique de mon ami Ricardo Montserrat, nous compre-nons à travers l’histoire héroïque de Victoire, Victor, Nathalie, et Stéphane, à quel point derrière chaque pierre, chaque porche, dans chaque âtre, chaque banc, il y a d’amour, d’humanité, mais aussi de douleur et d’émotion. Moi qui suis le petit-fils d’un forgeron corse, ai été touché par la lecture de ce beau feuilleton digne de ceux que publiaient les journaux du xixe siècle, soucieux d’éduquer avant que d’informer leurs lecteurs. Je songe au-delà des lecteurs, à ceux qui, réunis devant le feu, écoutaient celui qui savait lire, tandis que le forgeron redonnait aux outils le fil qui permettait au picotou de fendre l’impossible.

Quelle leçon nous donnent ces « petites gens » qui affirment aujourd’hui que l’histoire est leur et que c’est le peuple qui l’écrit ! Quelle leçon nous donnent ces héros du quotidien qui, en reprenant aux « spécialistes » le droit de raconter leur histoire, redeviennent les héros et les auteurs de leur vie !

- I - La mort de Victoire

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- 1 - Prologue

Daniel Lalande, retraité de l’agriculture, est le frère cadet de Jacques Lalande, ingénieur et minéralogiste vivant à l’étran-ger ; tous deux sont fils de feu Léon Lalande (fusillé en 1943) et de Victoire, propriétaire de la ferme des Roches après que la comtesse la lui eut donnée en remerciement d’un service rendu pendant la Résistance. Daniel est l’époux d’Anastasia, jeune Russe, ancienne secrétaire de la comtesse, qui lui a donné une fille, Nathalie, dont il ne serait pas le père.

Daniel ne peut pas dormir. Il tourne, se retourne, gigote, tourne encore dans le grand lit trop mou qu’Anas-tasia a déserté depuis qu’il a pris sa retraite. Elle disait qu’il bougeait trop, qu’il lui gâchait ses nuits. Désormais, elle dort dans le bourg, au-dessus du commerce qu’elle a ouvert avec sa copine Jeanne, la « Pommière ». Elle ne rentre plus le soir. Bon débarras ! Il peut bouger comme il veut sans qu’elle soit là à regimber, fumer au lit si ça lui chante. La fumée la fait tousser, la mijaurée ! Ah, quand elle est arrivée dans la maison, c’est elle qui bougeait. Elle ne tenait pas en place. Tous les soirs, elle partait faire le tour du pays à pied. Tu crois qu’il était dupe ? Elle allait tourner autour du château, des fois que le bon à rien qui l’avait engrossée revienne ! Elle rentrait, le visage fermé, et, toute la nuit, elle s’agitait, comme prise de fièvre. Mais bon, à l’époque, il lui pardonnait tout tellement elle le

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faisait rêver. Rien que son nom, « Anastasia », ses robes, ses manières, son accent, les idées qu’elle avait dans la tête, et ces histoires qu’elle racontait ! Il n’avait pas besoin de télé, avec elle. De toute façon, Victoire n’en voulait pas de la télévision. « La radio suffit bien, pour ce qu’il y a à prendre de bon ! » Et maintenant la boutique avec l’autre bourrique ! Celle-là, il préfère ne même pas y penser. Elle l’a roulé, c’est sûr. D’accord, il n’en faisait plus rien des vergers, n’empêche qu’elle l’a roulé ! La boutique, il n’a rien contre. Ce n’est pas avec ce que lui reverse la Mutualité qu’ils y arriveraient. Rien que l’entretien des bâtiments… Si Victoire avait vendu quand la terre valait. Mais aujourd’hui ! À qui ? Aux Anglais, à la rigueur ! Manquerait plus que ça, vendre à des étrangers ! Déjà que quand il a épousé une Moscovite, ce que les gens n’ont pas dit ! Ah, demain, ils vont se régaler ! Ça va jaser !

C’est dimanche demain, et quel dimanche ! Le banquet offert en l’honneur de notre Victoire à tous, sa maman, la maman de tout le village qui a cassé sa pipe l’année de son centenaire ! Anastasia s’est occupée de tout. Ça, on ne peut pas lui retirer, elle sait faire. Elle a appris chez la Comtesse, du temps où elle se laissait tripoter par son bon à rien de fils. On aurait dû lui régler son compte à celui-là aussi. Dans le même trou que son père. Si Victoire ne s’était pas interposée, Jacques et lui l’auraient châtré comme un mouton. Va savoir en échange de quoi tout ça s’était fait. Victoire avait ses secrets. Capable qu’il vienne demain, le petit monsieur ! Anastasia a invité tout le monde. Il ne manquerait plus que ça. Il ne regrettera pas d’être venu. Pas un qui aura refusé l’invitation. Ils vont s’en mettre plein la panse. Et, bien, ils vont s’en mettre plein les oreilles aussi.

Ce serait une grande première. « Une Cène sans Marie Madeleine ! » a dit le curé qui ne pouvait pas la saquer parce qu’elle ne cachait pas pour qui elle votait. Une tablée sans Victoire ! Du jamais vu. Elle était de tous

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les coups, les cérémonies, les conseils municipaux, les assemblées devant le monument, et tout et tout.

Et peut-être même sans le frangin ! On l’a prévenu, le Jacques. Bien obligé. Fax, maille. Pas répondu. Va savoir où Môssieur l’ingénieur traîne ses guêtres. Par contre, si Nathalie ne vient pas, ça ne se passera pas comme ça, elle n’aura rien. Un franc symbolique. Ça lui apprendra. Elle aussi, avec le mal qu’ils se sont donné pour qu’elle devienne quelqu’un… Le portrait craché de sa mère. Des rêves à la place des idées et des idées où je pense. Jamais une lettre, pas un mot. Genre : « Mon petit papa, excuse-moi ! » Il aurait pardonné. Il sait ce que c’est que de voir ses illusions s’effondrer du jour au lendemain.

Lui, Daniel Lalande, si Victoire l’avait laissé, jamais il serait resté au pays. Son salaud de frangin ! Avec ses grandes idées ! Il n’avait qu’à les appliquer aux vaches, ses idées ! Lui serait devenu mécano, mécanicien de vélos comme Michel dans le village d’à côté, ou bien sur un crevettier, il en a visité à Saint-Malo à la Sainte-Ouine. Oh, oui, ça lui aurait convenu, mécano. Au lieu, il a moisi sur pied. Pourri. Et maintenant cette lettre ! Cette putain de lettre qui l’empêche de dormir depuis qu’il l’a trouvée. La visite qu’elle annonce de ce, ce… Il n’y a pas de nom pour des gens comme eux ! C’est écrit, il va venir. C’est pas écrit en français, mais c’est écrit. Il ne manquait plus que ça. Toutes ces années passées à effacer les traces, et je te reviens, la gueule enfarinée, réclamer. Réclamer quoi ? Va-t’en dormir avec ça ! Sa tête va éclater, il voit passer les heures, les unes après les autres. Et l’horloge qui martèle les minutes de son tac-tac obsédant, qui se moque de sa langueur. « Langueur », c’était un mot d’Anastasia. Lui, il aurait dit : dépré. Il y a de quoi déprimer, non ? Victoire ne pouvait pas s’en aller il y a vingt ou trente ans, comme toutes ses copines de l’année 1900 ? Non ! Jusqu’au bout, elle aura résisté, Madame la Résistante ! Pour un peu, elle l’enterrait quand il s’est fichu dans le fossé avec le trac-teur ! Il ferait mieux de dormir.

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Sept heures, déjà ! Ces dames doivent être en cuisine. Anastasia est capable de faire ses machins épicés qui ont goût à tout et n’ont de goût à rien. Des machins biaux ! Il devrait aller voir. Si Jacques ne vient pas, c’est lui le chef de famille. Attends que l’enterrement soit passé, avec « la surprise du chef », ils vont voir ce qu’ils vont voir. Anastasia n’a pas intérêt à renauder. Quant à l’invité de dernière heure, il va voir comment on sait recevoir dans les carrières ! Encore un quart d’heure, il se lève. La tête sous l’oreiller, caché, couvé, caparaçonné sous les draps pour se protéger de la peur. Peur de quoi ? Il ne sait pas, il a une boule dans l’estomac. Il a forcé sur le vin et le pâté hier soir. Il doit s’extirper de son cocon, secouer ses ailes déployées, et y aller. Il est trop vieux pour faire le papillon. Le taureau, oui. Le taureau qui va à l’abat-toir. Ses jambes flageolent. Rien que l’idée d’entrer dans l’arène, et affronter le souvenir du drame. Sa pire corrida ! Attends, attends, Daniel, tu n’es jamais que le complice d’un crime commis par tout un pays. Tout le monde était au courant. Les sourires qu’on lui a faits le lendemain. « Salut, Dani, beau temps, hein ? On dirait que ça ne tombera plus ! Ça ne peut plus, dame ! » Alors pourquoi il a peur ? S’ils lui cherchent des poux, ils le trouveront ! C’est pas les espingouins qui vont faire la loi ici !

Dès qu’il aura sorti sa tête de là, les remords vont s’évaporer. Des remords ? Des regrets, plutôt. On ne lui en a pas fait assez ! On aurait dû le pendre à l’entrée du bourg pour que ça leur serve de leçon à ces voleurs de poules et de poulettes. Pour toujours, à jamais, comme disait la mère, pour les siècles des siècles, amen. N’em-pêche, il a peur ! Il est devenu paysan pour de bon, avec le temps. Il sent l’orage, la grêle, les calamités avant que ça ne s’abatte. Et cette sacrée lettre va tous les abattre, comme elle a abattu l’indéracinable Victoire !

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- 3 - Le fils du mort

Maintenant, il est là. Devant elle ! Pedro ! Enfin ! Elle serait morte pour le revoir ne serait-ce qu’un instant, le sentir, le toucher. Ça y est, déjà, elle le sent, elle imagine la chaleur de ses mains, elles caressaient si bien, leurs doigts s’emboîtaient, leurs phalanges, longuement, jurant de ne jamais se lâcher. Jamais. ¡ Toda la vida, siempre ! ¡ Te lo juro ! ¡ Jamas !

Elle lève sa tête que soutient délicatement sa mère. Anastasia ne comprend rien à ce remue-ménage. Mon Dieu, est-ce possible ? Non, c’est impossible ! Ce ne peut être que son fils. Le fils de Pedro ? Le fils d’une autre ? Sa gorge se noue, coulent sur ses joues des larmes aussi brûlantes que celles qu’elle a versées quand Pedro est parti pour ne pas revenir.

Si certains s’interrogent à voix haute, la plupart ont compris. À tout le moins, ceux du pays.

Daniel sait. Il sait tout, lui. Il a lu la lettre qui a choqué Victoire et l’a tuée. Il n’a jamais eu aussi honte qu’à cette seconde où le jeune homme est entré dans la lumière comme le Jésus du vitrail de l’église. Comment avaient-ils pu être aussi barbares ?

Jacques est debout. Lui aussi a deviné qui est le gamin, Daniel le voit bien. La ressemblance est trop frappante. Incroyable ! Impossible ! Y peut pas ! Non, bon Dieu, y peut pas avoir ressuscité ! Y peut pas être ressorti du trou. Maurice, qui aide au bar, (la cuite de la veille lui serre les tempes dans un étau) est bouleversé. Il a déjà vu ce type. Ça ne se peut pas, quand même ! On a fait ce qu’il fallait

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pour qu’il ne remonte pas. Il lance à Daniel trois ques-tions qui brisent le brouhaha.

– Il n’est pas mort ? On l’a pas dézingué ? Daniel, réponds, dis quelque chose ! Jacquot, t’es au courant ?

Silence. Nathalie peine à lever la main pour essuyer ses larmes. Le jeune homme la regarde tendrement.

– Tu es Nathalie ? demande-t-il avec un accent enso-leillé. Tu paraisses trop à la photo, à ce que Papito m’a conté avant de passer, pauvre papito !

Tout va trop vite pour le garçon, cloué au seuil de la porte, impressionné par l’émotion de Nathalie, son évanouissement, les éclaboussures de jus de canard, qui ont taché de rouge son pantalon de Tergal beige.

Il jette un regard sur le papier qu’il tient à la main. Il ne doit pas oublier ce qu’il doit dire et qu’il a traduit patiemment pendant le voyage. Il se racle la gorge.

– Con su permiso, Nathalie.Il se relève.– Bonjour todos, j’ai appris un poquito le français à

l’école, dans mon pays, l’Espagne. Pardonnez-moi, je parle pas bien. J’ai écrit à madame Victoire la cause de ma venue, elle n’a pas répondu, j’ai appris sa morte. Je vous en présente mes regrets. Papa disait qu’elle était la meilleure de vous tous.

« C’est ça, petit con, Victoire, la meilleure ! Avec tout le monde, sauf avec ses fils ! » gronde Daniel.

– Le chauffeur de taxi m’a dit que vous étiez réunis là pour elle. Je suis venu pour mon papa. Il s’appelait Pedro. Vous le connaissez tous.

On retient sa respiration, on attend la suite. Ses mots sèchent ceux qui savent. Nathalie est pendue à ses lèvres, chavirée, choquée, chancelante.

Il déplie le papier.– Voici ce qu’il m’a dicté, le cœur en miettes, et que j’ai

retranscrit du mieux que je pouvais.

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« Pedro Pedrero, mon père, est venu ici par amour, par amour de la Liberté. Il a aimé ce pays, il a travaillé pour le rendre plus libre, il a aimé la liberté comme un fou, mais avec respect, en bon picotou qu’il était. Il a aimé une femme, il en a fait sa fiancée, su novia, il l’a aimée comme un fou, mais avec respect. Forts d’un amour partagé, Nathalie et lui regardaient, je crois, vers l’avenir avec confiance.

Tous se retournent vers Nathalie. Elle voudrait dispa-raître dans l’encre des regards.

« Certains d’entre vous, ici présents, qui étiez pour-tant devenus sa famille, son village, son pays, qui étiez ses compagnons de travail, de jeu, n’avez pas admis leur union. Pour l’obliger à partir, vous l’avez harcelé, vous lui avez volé ce qu’il avait gagné de ses mains aux écorchures béantes, vous avez versé son sang sur la pierre. Vous lui avez fait subir le plus horrible des outrages. Quel crime lui reprochiez-vous ? Son identité. Son identité d’Espin-gouin, comme vous le lui crachiez au visage, chaque fois que vous le pouviez. Trop fier ! Son intelligence. Vous lui en vouliez de savoir dire les choses comme elles étaient, et d’être incapables de lui répondre par autre chose que des jurons ou des coups ! Sa joie. Dans les moments les plus noirs, mon père riait, chantait, dansait ! Sa beauté. Si, vraiment, Pedro était une belle personne ! Il refusait de se laisser abîmer par le boulot. Il courait à vélo, il tapait dans la balle, il dansait, il nageait. « Il n’y a pas de raison de laisser le plaisir aux riches ! », il disait. Son amour surtout, son amour de la vie, son amour pour une fille d’ici, la fille la plus douée du village, Nathalie, l’institutrice, la petite-fille de Victoire, la femme la plus courageuse du pays, et que vous enterrez aujourd’hui avec des larmes hypo-crites car vous la détestiez tout autant que vous avez haï mon père. Pour les mêmes raisons ! Victoire avait tenu tête pendant la guerre aux salauds, aux collabos, comme

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sa petite-fille a tenu tête pendant la paix aux jaloux, aux envieux.

« L’amour de Pedro et Nathalie résistait à tous vos efforts pour qu’il casse, à vos pressions, à vos calomnies. Mieux, sous vos coups, il s’est renforcé jusqu’à devenir plus dur que le granit. La dislocation de leur union étant impossible, alors vous avez décidé de le faire disparaître. Vous auriez pu le mettre dans un train comme vous l’avez fait avec tant d’autres « indésirables » qui avaient osé s’approcher de vos filles. Non, vous avez voulu l’hu-milier. Papa m’a raconté cent fois les tortures que vous lui avez infligées avant de le balancer dans le trou.

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« Ce soir-là, il cueillait sur le talus des violettes pour son amoureuse avant d’aller la chercher à l’école où elle finissait ses préparations. Il les cacherait derrière son dos pour les lui offrir. Chaque soir, il lui faisait une surprise différente : une pierre, une fleur, une sculpture, un poème. Violette du soir, amour et espoir ! C’est là qu’il a vu surgir comme des fous les fils de Victoire, Daniel, le père de sa fiancée, Jacques, son frère, et Maurice, le meilleur ami de Nathalie, presque son petit frère. »

« Des coups, des injures, un croche-pied, Pedro tombe. Daniel le prend par les bras, Maurice par les pieds, Jacques détache son ceinturon et lui tanne la peau sans lui arracher un seul gémissement. Ils le ligotent. Papa appelle au secours. En pure perte, les premières habita-tions sont trop loin, nul ne peut l’entendre. Du moins il veut le croire. Le contraire serait trop honteux pour ce pays rouge. La carrière de la comtesse est proche. Ils le jettent dans l’excavation. « Je l’ai bien ficelé, il ne bougera plus ! » lance Maurice. Le corps de mon père rebondit, s’écorche et se brise sur les dénivelés de la paroi.

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Le jeune homme cesse de lire, il regarde Nathalie dans les yeux. Daniel et Jacques vident d’un trait leur verre et s’en servent un second.

– Il a survécu à votre haine ! Il n’a rien oublié. Pas un seul mot, pas une seule seconde. Il a eu le temps de se repasser le film et de le graver dans sa mémoire. Il a passé la nuit, le torse dans l’eau. L’amour fait des miracles. Il a hurlé le prénom de son amour, il a accroché ses doigts déchiquetés à la paroi hérissée de granit bleu, il s’est cramponné aux excroissances les plus pointues, les plus râpeuses pour ne pas glisser vers le fond du gouffre. La mort l’y attendait. Tout le village savait qu’au fond du trou, il y avait d’autres cadavres, des Allemands, des collabos… dont personne ne voulait plus entendre parler, y compris le mari de la comtesse. Officiellement, Monsieur le comte était parti en croisière dans le Paci-fique et avait été emporté par une lame. Tout le pays le savait. Lorsque la comtesse avait cédé la ferme et les terres à Victoire à la fin de la guerre, elle avait mis comme clause au contrat l’interdiction de rouvrir la carrière. Pourtant, on y trouvait de la bonne pierre, et l’exploita-tion en aurait été facile, affirmait papa. Il avait souvent demandé à Nathalie de convaincre sa grand-mère de faire annuler cette clause. Il voulait rouvrir la carrière, en faire un modèle de gestion. Il n’imaginait pas y mourir. Il était picotou alors il a tenu. Le sang de ses doigts sans peau teignait chaque centimètre de son ascension. Une seule maladresse aurait pu le précipiter en bas. La lune clignait de l’œil sur l’eau sale du fond sans fond. La roche cédait sous ses pieds. Il glissait, remontait cherchant à tâtons d’autres points d’appui. Au matin, ses yeux étaient au ras du sol rocailleux. Il avait gagné. Il était vivant ! Avec rage et douleur, il a rejoint sa maison juste avant le lever du jour. Il a pansé ses plaies mais il n’a pu soigner son cœur. Que devait-il faire ? Porter plainte ? Il craignait que vous vous en preniez à son amoureuse. Vous en étiez capables ! Alors, le cœur brisé, il a choisi de partir, pour la protéger.