A ceux qui pensent le Même

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A ceux qu i p e n s e n t le M ê m e dans la r ichesse de son ê t r e - m ê m e , d u r e est la l o n g u e u r des c h e m i n s qu i von t au t o u j o u r s plus un i , au s imple — dans l ' inaccess ib le , il r e n o n c e à se d i re , son site.

( Pensivement )

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H E I D E G G E R jean-pierre cotten

é c r i v a i n s de. t o u j o u r s / seui l

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Fribourg-en-Brisgau.

Quand il s'agit d 'un philosophe, d'une œuvre philosophique, ne convient-il pas de ne considérer qu'une seule et unique chose, en laissant tomber prolégomènes et préambules, cet objet résis- tant qui semble se refermer sur soi : le texte, l'écrit ? Le philo- sophe ne nous a-t-il pas donné rendez-vous dans ses livres, les livres qu'il a écrits ne l'ont-ils pas constitué comme tel ? On n'aura garde de l'oublier, à propos de Heidegger. Hegel, bien sûr, nous y invite : « En quoi pourrait s'exprimer la signification interne d'une œuvre philosophique mieux que dans les buts et les résultats de cette œuvre 1 ? » L'œuvre philosophique possé- derait l'autonomie, elle serait même la seule à la posséder véri- tablement. Certes, l'œuvre ne prend corps que dans une langue particulière (c'est un pléonasme), mais elle ne dépend pas de tout ce qui n'est point elle.

Telle serait, peut-être, la première précaution à prendre avec Heidegger : il faudrait dire de son œuvre, comme de la philoso- phie dont il veut répéter le texte, qu'elle n'a point d'extérieur, qu'elle se fonde elle-même, quand bien même elle serait de part en part historique, historiale 2 Elle n'obéirait qu'à sa propre loi, qu'à sa propre règle : elle serait souveraine. Ainsi, le lecteur n'aurait point à se justifier : tout se passerait comme si l'œuvre de Heidegger pouvait s'offrir tout naturellement à un regard vierge et neuf, se donner à lire, d'elle-même, transparente. Comme s'il ne fallait pas démêler et dévoiler des intérêts, une situation, qui conditionnent une approche qui ne peut se vouloir intemporelle, omnitemporelle - voire intempestive - que dans l'espace d'une illusion ; comme si toute lecture, et toute écriture philosophiques pouvaient être autre chose que des interventions s'inscrivant dans une conjoncture, même si elles possèdent, à n'en

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pas douter, une spécificité certaine. Parce que cette réserve est inévitable, on ne saurait s'attendre à un discours exhaustif ou e n c y c l o p é d i q u e Une seule question sera donc sérieusement posée : comment, pourquoi - et de quel lieu - lire de nos jours Heidegger en France ? L'époque ne sera pas une réalité de fait qu'il est facile, commode - légitime - de passer sous silence ; car ce n'est qu'à partir de la configuration de notre savoir qu'une lecture peut prendre sa signification, sans dénier ses attaches. Heidegger n'est pas un philosophe - ou un écrivain - de toujours, mais un symptôme, une butte témoin, que sais-je encore, rien moins qu 'un représentant d'une (problématique) philosophia perennis. C'est pour des raisons précises qu'il nous intéresse, actuellement, notre culture étant ce qu'elle est.

Or, chez nous, l'horizon est quasiment bouché : on a déjà beaucoup écrit sur la « philosophie » de Heidegger (l'explica- tion des guillemets ne fera qu 'un avec l'analyse de la pensée de l 'auteur), ainsi qu'en témoigne la plus récente bibliographie complète 4 Et pourtant, tout se passe comme si un gel s'était produit, car tous les discours, de par une nécessité invincible, doivent nécessairement prendre place dans l 'une des deux régions où séjournent les discours critiques déjà proférés. Bien sûr, cela désole les meilleurs 5 Mais est-il possible d'échapper à pareille impasse ? En effet, pour l'instant, parler de Heidegger c'est l'encenser et le vénérer, ou le rejeter et l'écarter, voire - ce qui est pire encore - prendre par-ci par-là quelques « concepts », quelques « thèmes », quelques expressions. Ce n'est jamais le lire de manière critique.

L'encenser et le vénérer : Paul Ricœur parle des deux périls qui menacent toute interprétation de Heidegger, « celui de la glose et celui du pastiche 6 ». L'instituteur de cette tradition en France (ce qui ne veut pas dire le premier commentateur 7 ce pourrait bien être Jean Beaufret. Mais il ne faut pas prendre cette remarque en mauvaise part. Question d'époque! Il n'est que de relire deux articles fort significatifs, A propos de l'existen- tialisme et M. Heidegger et le Problème de la vérité 8 pour noter la netteté de la pensée et le blocage théorique qui ne pouvait pas ne pas s'ensuivre : pour des raisons qui ont pesé très lourd, une lecture sérieuse des textes se devait de marquer les distances entre Heidegger et cette « philosophie à la mode » qu'était alors l'existentialisme, version sartrienne. Pour préserver Heidegger de trop faciles rapprochements, d 'une lecture politique immédiate, affirmer que « chez Heidegger, en effet, tout se tient d 'un bout à l 'autre 9 », ce n'était pas illégitime. Écrire, c'est - aussi - se

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situer par rapport à tout un horizon institutionnel : ne pas faire de Heidegger « je ne sais quel amateur d'âme 10 », c'était d'abord réagir. Et voilà lancée la grande tradition de la lecture interne, lecture qui se fermera d'autant plus que de l'autre côté seront tenus des discours tels qu'il ne semblera possible de survivre qu'en s'enfermant un peu plus dans la paraphrase, dans une « orthodoxie » qui confine à la plus plate hagiographie.

Que le respect du texte constitue une sorte d'impératif, qui le contesterait? Mais que ce respect conduise en fai t à repousser toute interprétation désacralisante qui prend le texte heidegge- rien comme un objet, comme un symptôme, c'est-à-dire à repousser aux calendes (grecques, bien évidemment) une expli- cation avec Heidegger, cela ne peut qu'éveiller la circonspection. Or, à propos de Heidegger, il sera question de politique - com- ment en pourrait-il aller autrement ? Certains, fidèles continua- teurs de l'œuvre de Jean Beaufret, se sont évertués à défendre Heidegger contre des imputations qui, parfois, étaient erronées, voire calomnieuses (nous en dirons quelques mots au moment venu). Et de nous renvoyer au texte 11 : ce qui est indispensable, c'est une « interprétation préalable de l 'œuvre 12 ». Et l 'on s'en tiendra là... Il y a, n'en doutons pas, toute une politique dans ces prolégomènes indéfinis, aussi sûre qu'une politique de neu- tralité dans l'espace scolaire qui repousserait pour plus tard - toujours plus tard! - l'examen des problèmes brûlants, cela au nom de l'objectivité et de la patience nécessaires au savant.

De l'autre côté - il serait injurieux de dire : de l'autre bord - , ce n'était guère plus satisfaisant. Que l'on distinguât ou non l 'homme de son œuvre, cela ne change rien à l'affaire. Certes, ce n'était pas une mauvaise chose que de vouloir lire historiquement la philosophie heideggerienne, de tenter de la replacer dans l'histoire réelle. Encore fallait-il que la matérialité des faits et la signification exacte des textes incriminés soient correctement établies, que le type d'efficacité de la réalité historico-sociale ne soit pas simplement précisé à l'aide de métaphores approxima- tives, et, surtout, qu'il soit possible - une fois les divers éléments mis en place - de déchiffrer ligne à ligne les œuvres maîtresses. Ce n'était pas le cas. Serons-nous mieux lotis, aujourd'hui ?

Un exemple, un modèle presque : le texte de Karl Löwith, les Implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger, rédigé dès 1939, selon les dires de l 'auteur, et publié en traduction dans la toute jeune revue qu'étaient alors les Temps modernes 13 Pour nos « existentialistes », la question était d'importance 14 avec le recul elle paraît décisive, et, justement,

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il semble bien qu'aucune position quelque peu ferme ne se soit dégagée sur ce problème parmi les membres de la revue 15 Dans l'article, deux choses frappent : l'imprécision des concepts dont il est fait usage pour caractériser la pensée heideggerienne. Celle-ci est définie comme une théorie qui « prend son origine d'une façon consciente dans un fait suprême, l'existence histo- rique (n.s.*) 16 ». C'est donc une pensée existentielle, une pensée de l'existence « radicalement » historique. Que cela soit suffisant ou non, Löwith ne va guère plus loin. De plus, lorsqu'il s'agit de relier cette pensée à l'histoire réelle, on se contente d'une débauche de métaphores. Du nazisme, nulle analyse, nulle défi- nition. Étrange! Peut-on alors insinuer que c'est l'insuffisance de l'analyse de la réalité historique, de l'explication scientifique (et non pas moralisante) du nazisme, qui rend compréhensible l'insuffisance de la lecture de la philosophie elle-même? Tout compte fait, l'article est plus moralisateur que politique, d'autant plus que l 'auteur reste fasciné par Heidegger sans pouvoir prendre du recul : « Je considère Heidegger en vérité comme le " bon " philosophe (voire le meilleur) d 'un mauvais " instant " historique 17 » Les attaques politiques - politistes, faudrait-il dire, pour être plus exact - seront d'autant plus vives que sera grande la séduction exercée par l'œuvre : une certaine violence est - et ne peut être - qu'un symptôme.

Et, de cette situation, l'on ne va nullement sortir : laissons cette querelle de l 'immédiat après-guerre pour la voir se répéter (et non se renouveler et s'enrichir) par exemple chez Robert Min- der 18 Il s'agit ici de mettre en relation le contenu du discours, voire le rapport au langage comme tel (le retour au parler paysan, au dialecte, à la Muttersprache : en un mot, à un mythique lan- gage originel, originaire), et une attitude politique bien précise, le « conservatisme agraire », attitude qui « devait déboucher d'elle-même sur la vision d'une espèce de national-socialisme idéal 19 ». La thèse de Minder n'est certes pas négligeable : les médiations qu'il met en place demanderont à être précisées. Mais on ne peut qu'être frappé par l'insuffisance des matériaux rassemblés pour lire les grands textes de Heidegger : oui ou non, la question de l'être et la problématique du Dasein en tant que telles - et non point de manière indirecte - sont-elles idéolo- giques ? Le problème n'est jamais posé avec netteté. Certains diraient - et auraient-ils tort ? - : le terme d'idéologie n'a de sens qu'à l'intérieur de la théorie (et de la pratique) du matéria-

* Ici, et dans tout ce qu i suit, l 'abréviat ion (n.s.) signifie c'est nous qui soulignons.

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Interview à la télévision ouest-allemande, 1969.

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lisme historique et dialectique. Que peut dire une analyse qui n'est pas véritablement marxiste ? De plus, une analyse textuelle ne progresse qu'en relation avec l'affinement de l'investigation de la base.

Reste l'éclectisme, cette dangereuse troisième voie qui ne mène nulle part sinon à la confusion la plus complète (ce qui n'est pas sans servir certains intérêts des plus précis). On n'en finirait pas de recenser les « allusions » à Heidegger, les références tronquées, les approximations. Ce serait récrire - écrire, enfin? - l'histoire de la « philosophie française », universitaire ou non (il est de belles, de sublimes dénégations). Pour le moins, l 'entre- prise ne manquerait ni de charme ni de drôlerie. Toute l'histoire de l'existentialisme français, il faudrait l 'aborder par ce biais. Jamais Sartre n'a pu adopter une position nette et définitive au sujet de Heidegger, des malheureuses traductions de l'Être et le Néant 20 jusqu'à la petite note de la Critique de la Raison dialectique : « Le cas de Heidegger est trop complexe pour que je puisse l'exposer ici 21 » Il en va de même pour Merleau- Ponty 22 Ce fut - c'est encore ? - l 'époque où l 'on rangeait Heidegger parmi les existentialistes athées 23 Pire : ce fut l'ère des horribles mélanges ; un seul présente quelque intérêt, que dans les années soixante il se soit trouvé des personnes pour rapprocher Marx (baptisé, pour la circonstance, « philosophe », « métaphysicien ») et Heidegger 24 Faut-il, ici, parler de l'effet d 'une idéologie dominante qui, désormais incapable de pro- duire un système cohérent, ne peut plus se manifester que par des tentatives de brouillage?

Tou t ce qui précède permet de dessiner le sens et la portée de la lecture à laquelle on peut prétendre. Qu'il faille se priver de l'objectivité de l'écrit, du texte, il n'en saurait être question. De toute manière, un certain loisir rend ce choix possible. Mais, sauf à vouloir produire des effets bien précis, se priver de la possibilité de contester constamment l'autonomie du texte, certes non! L 'on n'est que trop persuadé de l'impossibilité actuelle de mener à son achèvement pareille entreprise. On ne dispose pas d'une histoire scientifique suffisamment avancée de l'époque dans laquelle s'inscrit le texte, il n'est pas certain que le texte sera entièrement déchiffré. Mais il est urgent d'in- tervenir*.

Cela dit, comment procéder ? Une première « couche » ne saurait être passée sous silence : l'espace familial, institutionnel

* Je tiens à remercier ici Gerhard Höhn pour sa très amicale collaboration.

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dans lequel s'est formé l'auteur. Premier temps, donc : la mise en place de la configuration qui rend possible l'œuvre de Hei- degger, cette œuvre qui va se retourner sur ses conditions de possibilité, à partir de Être et Temps (Sein und Zeit), 1927, et de Kant et le Problème de la métaphysique (Kant und das Problem der Metaphysik), 1929. Une « logique » de la philosophie et une « logique » de l'histoire de la philosophie. Mettons entre paren- thèses l'histoire réelle, et voyons, ensuite, si le reste de l'œuvre s'enchaîne de par une sorte de nécessité interne, les ruptures - si elles sont réelles - s'expliquant à l 'intérieur de l'évolution autonome de la problématique. Il sera toujours temps de voir jusqu'où l'on peut aller, s'il est nécessaire de sortir du texte et de quelle manière. Alors, nous saurons peut-être ce qu'est Heidegger, où nous en sommes avec Heidegger, où nous en sommes, nous-mêmes...

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M a r t i n Heidegger écolier, en 1899.

Johanna (1858-1927) et Friedrich (1851-1924) Heidegger.

Messkirch, en 1890.

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Enfance, formation, carrière

Une esquisse biographique, pourquoi pas ?

Le « jeune » Marx écrivait que « les philosophes ne sortent pas de terre, tels des champignons 25 ». Pure et simple métaphore qui n'avait pour rôle et fonction que de nous introduire à une lecture - faut-il dire hégélienne? - de la situation propre à la conscience philosophique et philosophante : « ils sont le pro- duit de leur temps, de leur peuple, dont les énergies les plus subtiles, les plus précieuses et les plus invisibles roulent dans les idées philosophiques. L'esprit qui construit les systèmes phi- losophiques dans les cerveaux des philosophes est identique à celui qui construit les lignes de chemin de fer par les bras des ouvriers. » Comme on le voit, nulle nostalgie de l'origine, du commencement.

Heidegger, lui, cite quelque part une phrase de Nietzsche : « le philosophe est une plante rare 26 » Filons la métaphore, ce n'est peut-être qu'un jeu, peut-être aussi la pratique sauvage d'une sorte d'attention flottante : une plante ne pousse pas naturellement en n'importe quel endroit, de préférence elle s'épanouit à la campagne, loin de la ville, en pleine nature. Il lui faut des racines solides autant que vigoureuses, sinon elle s'étiole et dépérit. Loin de son sol, elle ne peut croître et pros- pérer. Quand il est question de ce bizarre animal que l 'on nomme philosophe, il ne serait donc pas possible d'éluder la question des origines, de ses origines, celles-ci seraient-elles ce qui ne se laisse oublier que pour mieux réapparaître d'une autre manière. Nietzsche n'a cessé de le dire, quoique de façon spéculative. Il ne faudrait donc pas dédaigner quelque chose comme une biographie de Heidegger, celui-ci serait-il

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des plus secrets sur ses débuts dans l' « existence », sur sa nais- sance - sur sa terre natale. Il s'en explique : « Ce qui par la suite a réussi et a échoué sur la route choisie échappe à la bio- graphie qui pouvait seulement donner un nom à ce qui n'ap- partient pas à soi en propre 27 » Une biographie, fi !, dira-t-on. Le genre est, de nos jours, décrié, discrédité même. Qu'il s'agisse d'une entreprise des plus problématiques, certes! Ce fut le lieu où la naïveté intéressée de l'idéologie spiritualiste et idéaliste pouvait se donner libre cours il n'y a pas encore si longtemps, par exemple dans la trop célèbre « histoire littéraire ». Combien se sont laissé prendre au modèle religieux de l'his- toire de l'âme - itinerarium mentis in deum - , combien ont cru s'en tirer à peu de frais en laïcisant cette âme qui n'osait plus, alors, se nommer qu'esprit ou conscience ?

Cela dit, il est une réalité qu'il faudra un jour refléter, même si personne ne met en doute que manquent encore les instru- ments conceptuels. Quelques questions, à ce propos, théoriques et non pas spéculatives : qui parle, qui écrit, comment s'arti- culent la « vie » de celui qui écrit et les textes qui le représentent, le masquent, et pourtant le constituent d'une certaine manière ? Nous n'avons pas présentement de théorie du sujet - pourquoi ne pas le dire : de la personnalité - , ce qui ne veut nullement signifier que le sujet se soit évanoui, ainsi que le disaient certains savants en mal de philosophie, à propos de la matière, lors de la révolution scientifique du début du XX siècle. Bien sûr, le matérialisme dialectique et historique nous indique qu'une théorie des formes historiques de l'individualité, formes qui n'épuisent nullement l'individualité concrète, n'est pas chose qui soit extérieure à son propos - on songe aux Grundrisse de Marx. La psychanalyse, dans son travail épistémologique actuel, élabore ce qui a pour nom moi, conscience - sujet. Mais aucune articulation quelque peu consistante n'est pour l'instant pro- posée entre l'essence de l 'homme comme « ensemble des rap- ports sociaux » et la détermination de celui-ci comme sujet du désir. On conçoit aisément que, dans ces conditions, la question du rapport spécifique du texte et de la « vie » n'avance guère, mis à part les confusionnismes et les déclarations d'intention.

Ces quelques précautions n'auront pas paru tout à fait inutiles si elles ont permis de faire comprendre la nécessité, à propos de Heidegger, de commencer par présenter quelques maté- riaux incomplets et fort peu élaborés, à titre de pierres d'at- tente pour la construction d'une biographie future aussi indis- pensable que problématique.

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Une famille, un village, un paysage

Parler de Heidegger, laisser parler Heidegger, c'est d'abord décrire une famille, un village, un paysage, une « époque ». Heidegger est des plus laconiques lorsqu'il lui faut, pour satis- faire aux exigences universitaires, rédiger un très bref curri- culum vitae : « Je suis né, Martin Heidegger, à Messkirch (pays de Bade), le 26 septembre 1889, fils d 'un sacristain et maître tonnelier, Friedrich Heidegger et sa femme Johanna, née Kempf, tous deux de confession catholique 28 » Rien, ou presque, qui nous parle directement du père et de la mère dans toute l'œuvre, sinon quelques lignes du Feldweg (le Chemin de campagne, 1949) : « Quand parfois, au cœur de la forêt, un chêne tombait sous la cognée, mon père aussitôt partait, traversant futaies et clai- rières ensoleillées, à la recherche du stère de bois accordé à son atelier. C'est là, dans son atelier, qu'il travaillait, attentif et réfléchi, dans les intervalles de son service, à l'horloge de la tour et aux cloches qui, l 'une comme les autres, ont leur relation propre au temps et à la temporalité 29 » Un peu plus loin, c'est la présence de la mère, du village maternel (s'il est possible de dissocier les deux). Son frère, lui, est un peu plus disert : « Nous devons notre enfance sans problèmes à la maison familiale. Une telle compréhension n'apparaît pas qu'à un âge avancé. Du point de vue matériel, nos parents n'étaient ni pauvres ni riches ; c'était des petits-bourgeois aisés ( kleinbürgerlich wohlhabend) ; il ne régnait ni le besoin ni l 'abondance ; le verbe " faire des économies " était écrit en grosses lettres [...] Ce qui était déter- minant, avant toutes choses, c'était le climat, l 'atmosphère spirituelle de la maison du sacristain. Garder la mesure en toutes circonstances valait comme règle fondamentale non écrite 30 » Sans anachronisme aucun, si on qualifiait cette famille de petite- bourgeoise, si on remarquait l'idéologie catholique tradition- nelle (que l'on ne saurait raisonnablement séparer de la place réelle du père de Heidegger dans le procès de production), tous les problèmes serai ent loin d'être résolus. Mais cela n'est pas sans circonscrire un espace dont il faudra montrer l'efficace sur un discours, une « problématique », qui, par certains côtés, n'en est peut-être que l'élaboration secondaire. - Une famille, une maison. Mais pas n'importe quelle maison : un lieu où l'on habite, un chez-soi. Le thème est constant, il est presque obsédant 31 Le thème du foyer, de la proximité rassurante de la demeure qui, en aucune manière, ne saurait être un simple appartement dans une grande ville.

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Un village, aussi : Messkirch. Un petit village rural que le mode de production capitaliste n'a pas encore investi, un petit village préindustriel. On n'y rencontre que des artisans, des laboureurs. Il y a une église avec son clocher. Le rythme des travaux et des jours est lent, les tâches ne sont pas parcellaires et répétitives. Qu'est-ce qui symboliserait le mieux cet établis- sement humain sinon le pont, le vieux pont? « Le pont laisse au fleuve son cours et en même temps il accorde aux mortels un chemin, afin qu'à pied ou en voiture, ils aillent de pays en pays. Les ponts conduisent de façons variées. Le pont de la ville relie le quartier du château à la place de la cathédrale, le pont sur le fleuve devant le chef-lieu achemine voitures et atte- lages vers les villages des alentours. Au-dessus du petit cours d'eau, le vieux pont de pierre sans apparence donne passage au char de la moisson, des champs vers le village, et porte la charretée de bois du chemin rural à la grand-route 32 »

Un paysage, enfin : la terre, les bois surtout, la forêt - la Forêt-Noire. Dire que l'œuvre de Heidegger est comme hantée par celle-ci n'est rien. L 'un des principaux livres de Heidegger, Sein und Zeit, a été rédigé pour partie dans la fameuse petite cabane de Todtnauberg. Il n'a de cesse de décrire cette maison de campagne qui n'est rien moins, pour lui, qu'une simple résidence secondaire : « Pensons un instant à une demeure pay- sanne de la Forêt-Noire, qu'un " habiter " paysan bâtissait encore il y a deux cents ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c'est la persistance sur place d 'un (certain) pouvoir : celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité. C'est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l'abri du vent et face au midi, entre les prairies et près de la source. Il lui a donné le toit de bardeaux à grande avancée, qui porte les charges de neige à l'inclinaison convenable et qui, descendant très bas, protège les pièces contre les tempêtes des longues nuits d'hiver. Il n'a pas oublié le " coin du Seigneur Dieu " derrière la table com- mune, il a " ménagé " dans les chambres les endroits sanctifiés, qui sont ceux de la naissance et l' " arbre de la mort " [...] Un métier, lui-même né de l' " habiter " et qui se sert encore de ses outils et échafaudages comme de choses, a bâti la demeure 33 » Dans un autre texte, Heidegger dira l 'appar- tenance de son travail au paysage de la Forêt-Noire et à ses habitants, il parlera d 'un enracinement alémanique et souabe tout à la fois comme de quelque chose d'irremplaçable 34. Terre natale, langue maternelle? S'agirait-il d'habiter la langue

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de la mère? « Le dialecte est la source secrète de toute langue parvenue à maturité. De lui continue d'affluer vers nous tout ce que recèle et sauvegarde l'esprit de la l a n g u e »

Mais, pour l'instant, il ne faut pas conclure : le plus impor- tant, le plus étrange aussi, c'est que tous ces éléments n'appa- raissent ni constamment ni directement dans le texte qu'écrit Heidegger, bien qu'ils y soient toujours présents. Nous ne connaissons l'enfance de Freud qu'après coup, grâce aux Lettres à Fliess ou à la Traumdeutung tout particulièrement, il en va de même pour Heidegger : c'est surtout dans les textes de la vieillesse que l'enfance reparaît de manière insistante. Peut-on parler d'une élaboration secondaire ? Mais qu'est-ce qui est élaboré, et suivant quel processus ? Bon nombre de commentateurs ont essayé de trouver là l'origine de la pensée de Heidegger : Adorno, Hühnerfeld, Minder, et quelques autres 36 On a parlé de conservatisme agraire, d'idéologie rurale, campagnarde. On a rapproché ces thèmes de thèmes nazis, de la littérature de terroir ultra-réactionnaire (la patrie, le sol natal, le « sang », etc.). Tout cela est des plus suggestifs. Mais, pour dépasser les approximations, il faudrait pouvoir articuler la phantasmatique « privée » de Heidegger, cette manière de vivre le corps, le temps qui passe, le ciel, la terre, les « éléments » - tout ce que recouvre et déguise le concept fourre-tout de sensi- bilité - , l 'institution familiale dans laquelle s'inscrit le sujet, et les rapports sociaux. Et ensuite, il faudrait relier le texte et le sujet.

Une carrière universitaire, ou

comment l'on devenait professeur d'université avant le nazisme

Lorsque l'on retrace la biographie d 'un homme, tout se passe comme si, à un certain moment, il était possible de laisser de côté la « vie privée ». C'est vrai, tout du moins, quand cet homme commence de se manifester dans la vie publique, quand il joue un rôle social important, décisif. La configuration familiale ne s'est pas évanouie, bien entendu, la constellation phantasmatique « personnelle » non plus, mais il semble que l'on ne puisse plus déchiffrer immédiatement ce qu'est le « sujet » en se contentant de rechercher une origine simple. Il n'est pas de « biographie analytique » qui épuiserait la réalité de ce qu'il faut bien appeler une personne. Laissons donc Heidegger et son enfance, retrou- vons-le en train de se former, avant qu'il ne parvienne, à son

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tour, au sommet de la « hiérarchie » de l'ancienne (?) Univer- sité allemande : Heidegger écolier, étudiant, jeune enseignant, puis, finalement, professeur, Ordinarius.

« J'ai fréquenté l'école communale de mon pays, de 1903 à 1906 le Gymnasium de Constance, puis, après la seconde, le Bertholdgymnasium de Fribourg-en-Brisgau. Après avoir obtenu le diplôme de fin d'études en 1909, j'ai étudié à Fribourg jus- qu'au Rigorosum. J'ai suivi le premier semestre les cours de théologie et philosophie, depuis 1911, surtout de philosophie, mathématiques et sciences naturelles, et aussi au dernier semes- tre des cours d'histoire 37 » Heidegger fait souvent allusion à un livre dont la lecture aurait constitué comme la source inépui- sable de sa méditation tout entière : « Le premier écrit philo- sophique, que depuis 1907 je n'ai cessé de travailler à fond, fut la dissertation de Franz Brentano : De la signification multiple de l'étant chez Aristote (1862). Brentano met en exergue à son livre la phrase d'Aristote : to on legetai pollakhôs. Je traduis : " l 'étant se manifeste (à savoir conformément à son être) de multiples manières " » Ce serait « un compatriote, ami de [son] père, le futur archevêque de Fribourg-en-Brisgau, le Dr Conrad Grober 39 », qui lui aurait fait lire l'ouvrage lors de l'été 1907, à la fin de ses années de gymnase. Et cette origine simple, cette « source » intellectuelle, permettrait de laisser quelque peu de côté l'itinéraire : « Cependant une dizaine d'années s'écoulèrent ; il fallut en passer par bien des détours et bien des fourvoiements dont le lieu fut l'histoire de la philo- sophie occidentale, avant que lesdites questions parvinssent à une première c l a r t é » Tel est le procédé. Il est vrai que la logique de la rétrospection a pour effet de gommer tout ce qu'il y a de problématique dans une formation théorique.

On peut passer rapidement sur la formation première de Heidegger : elle fut classique, solide, et théologique : l'anecdote qui met en scène C. Gröber est, sur ce point, révélatrice. Bien sûr, il ne faut pas surestimer l 'importance de Brentano. Heidegger le critique dans sa dissertation, il dit également l'insuffisance de la philosophie ar i s to té l ico-scolas t ique Toujours est-il que Heidegger doit sa première formation aux théologiens, que ce soient les néo-scolastiques ou ceux de l'école spéculative de Tübingen 42 Plus : les toutes premières recensions de Heidegger sont publiées dans une revue catholique 43 Heidegger connaît fort bien la pensée médiévale : sa thèse d'habilitation, le Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot 44 constitue une sorte de point d'aboutissement.

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Ce texte remplit une fonction bien précise : c'est - d'abord et avant tout - une thèse, présentée au cours de l'été 1915. Le travail porte tout spécialement sur un ouvrage que l'on attri- buait alors à Duns Scot, le De modis significandi, avant que Mgr Grabmann n'établisse qu'il s'agit, en réalité, d'une œuvre de Thomas d'Erfurt. Le problème que Heidegger veut traiter, dans son commentaire qui confine un peu à la paraphrase, c'est celui de la signification (Bedeutung), de la place et du lieu du sens dans l'œuvre de Duns Scot. Le livre débute par une analyse des grandes catégories, de ce que les médiévaux nom- maient les transcendantaux (« Un Transcendens est ce qui n'a au-dessus de soi aucune catégorie dans laquelle il pourrait être compris ; on ne peut rien en dire de plus 45 ») : Ens, unum, verum. L'Ens n'est, pour le moment, cerné que dans sa généralité et

Bachelier, en 1909.

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Pour René Char en mémoire du grand ami

Georges Braque.

(devant une lithographie pour « Lettera amorosa »)

La seule interprétation fidèle de son art, c'est l'artiste lui-même qui nous en fait don par l'accomplissement de son œuvre dans le presque rien du tout simple. Elle advient comme la mutation du divers dans l'univers du Même, où c'est le vrai qui apparaît. La mutation du divers en univers est cette liberté laissée à l'absence, en grâce de quoi l'universel devient présent.

L'absence déclôt la présence. La mort est porteuse d'approche.

Avec mon salut amical

Votre Martin Heidegger.

Fribourg-en-Brisgau, le 16 septembre 1963.

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Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

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La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.