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à la fin des années 1990, le succès de différents mouvements sociaux pour-tant non relayés par des partis, de même que le développement d’associations et de réseaux altermondialistes indépendants des partis, esquissait une nouvelle configuration. de part et d’autre, on jugeait que les partis cessaient de consti-tuer la référence centrale des confrontations politiques. dix ans plus tard, en raison peut-être de l’échec de ces mouvements et réseaux à assurer durablement leur convergence et leur développement, en raison sans doute de l’épuisement des clivages partisans issus du xxe siècle et des divisions et recompositions qui s’en suivent, la question des partis ressurgit sur le devant de la scène.

c’est à la nature et à la signification de ce renversement qu’est consacré le dossier de ce numéro d’Actuel Marx1. trois précisions doivent d’emblée être apportées. Premièrement, la question du rapport des partis et des mouvements, bien loin d’être imposée par la seule actualité, remonte aux origines du mouve-ment ouvrier. ce dernier s’est toujours considéré comme une entreprise d’unifi-cation et d’organisation du mouvement social, que ce soit par des syndicats ou par des partis. aujourd’hui encore, le débat sur le rapport parti/mouvement est indissociable d’une réflexion sur le rapport des partis avec les syndicats, et des syndicats avec les formes du mouvement social qui les excèdent (du mutualisme au mouvement associatif en passant par les réseaux et les formes de mobilisa-tions sociales faiblement institutionnalisées). c’est bien du rapport des partis avec l’ensemble des composantes du mouvement social qu’il sera question ici. deuxièmement, la reconfiguration des rapports entre partis, syndicats et mou-vements ne sera examinée ici que dans un cadre français là où elle aurait pu être envisagée à l’échelle européenne (en analysant notamment les transformations contrastées de la gauche allemande et italienne) et internationale (tout parti-culièrement en amérique latine2). troisièmement, nous n’avons pas cherché à proposer un état des lieux exhaustif mais une mise en perspective historique et théorique de différents débats traversant aujourd’hui la gauche de la gauche. au lieu de mesurer la portée de l’émergence de nouveaux partis comme le nPa et le Parti de gauche, au lieu confronter les stratégies « nouveau parti » à celles qui visent plutôt à construire des alliances unitaires entre des forces politiques constituées et des mouvements sociaux, au lieu de décrire l’état des forces entre les différents partis, syndicats et mouvements à gauche, au lieu d’analyser la

1. errata : Le précédent numéro contient deux oublis regrettables : 1) L’article de Terry Eagelton, « Beckett politique » a été publié dans sa version originale dans la New Left Review, n°40, July/Aug 2006, pp. 67-74 ; les réponses de l’entretien avec Judith Butler ont été traduites par Brigitte Marrec.

2. Voir à ce propos Actuel Marx, n°42, 2007 : « L’Amérique latine en lutte. Hier et aujourd’hui ».

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nature et les facteurs des formes de resyndicalisation observables aujourd’hui et des recompositions syndicales qui s’annoncent, au lieu de spéculer sur l’avenir de l’altermondialisme ou encore sur les éventuels débouchés politiques des crises économiques et écologiques actuelles, nous avons plutôt cherché à expliciter un certain nombre d’enjeux politiques, sociologiques et philosophiques des débats actuels tout en tenant compte de leur urgence en situation de crise.

avant de nous engager dans cette mise en perspective historique et théori-que, nous avons voulu fixer les termes du débat en interrogeant des personnalités représentatives de différentes options politiques et de différents types d’engage-ments à gauche de la gauche. Daniel Bensaid, Philippe Khalfa, Claire Villiers et Pierre Zarka commencent donc par expliquer quels rôles devraient selon eux revenir aux partis, aux syndicats et aux mouvements compte tenu de la situation sociale et politique contemporaine.

dans la mesure où les débats actuels sont souvent structurés par une réfé-rence politique à la conception marxiste, ou marxiste-léniniste du parti, il nous a semblé utile de souligner la variété des conceptions marxistes et marxistes-léninistes du parti. Michael Löwy rappelle que chez rosa luxemburg, lukács, gramsci et trotski, on trouve des approches beaucoup plus équilibrées du parti, des syndicats et de l’action autonome des masses que celles qu’on attribue d’ordinaire au marxisme. et il montre que lénine lui-même a développé une critique du point de vue qui est resté attaché à son nom. si le marxisme a sur-tout conçu le parti comme un instrument d’unification de la classe ouvrière et d’intervention tactique et stratégique, comme un organe d’éducation politique et d’élaboration programmatique, les controverses quant au rôle et à la na-ture des partis posent également des problèmes philosophiques fondamentaux. Jean-Philippe Deranty et Stéphane Haber montrent ainsi que les enjeux de l’affrontement entre sartre et Merleau-Ponty relèvent aussi bien de l’ontologie sociale et de la philosophie de l’histoire que de la philosophie politique. alors qu’en soulignant l’aliénation du prolétariat, sartre développe une conception décisionniste et volontariste du parti, Merleau-Ponty le présente comme une forme de partage d’expérience en développant une conception expressiviste du parti : tout autant qu’en instrument tactique et stratégique, le parti doit alors se constituer en espace démocratique interne.

les articles qui suivent abordent plus directement la configuration actuelle. Philippe Corcuff et Lilian Mathieu veulent démystifier les illusions de rupture et de nouveauté, de même que les mythologies élitistes ou basistes qui condui-sent à surévaluer ou diaboliser les partis ou les mouvements. ils soulignent la diversité des acteurs et des logiques sociales qui se déploient dans l’espace des mouvements sociaux et dans le champ politique, ils militent par conséquent pour une forme d’engagement pluraliste. Michel Vakaloulis s’attache plus spécifiquement aux défis que les syndicats ont aujourd’hui à relever. il soutient

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notamment que l’isolationnisme et la méfiance réciproque, qui gouvernent trop souvent les rapports entre partis, syndicats et mouvements associatifs, consti-tuent un obstacle réel à la construction d’une nouvelle hégémonie. abordant ces mêmes questions du point de vue de la crise actuelle et des dynamiques de radicalisation qu’elle est susceptible de porter, Jean-Lojkine pointe quant à lui un certain nombre de conséquences néfastes de la méfiance des partis et des syndicats envers les formes de démocratie directe. il montre également com-ment les projets révolutionnaires et autogestionnaires ont butté sur la division du travail qui réserve aux partis les questions politiques et économiques, et aux syndicats les questions sociales. enfin, Jacques Bidet rapporte l’articulation partis/mouvements aux rapports de classes qui structurent les distinctions de partis. c’est alors l’adéquation des anciens clivages partisans aux nouveaux rapports de classes impliqués dans le néolibéralisme et dans sa crise qui est en jeu. Mais le problème est également la prise en charge politique des formes de la domination de genre et de « race » (traditionnellement délaissées par les partis) et des modalités de leurs imbrications dans les rapports de classes.

les textes réunis dans la partie hors dossier tournent quant à eux autour de deux grands thèmes : les crises économiques et politiques, et la philosophie de Marx. Irene Viparelli étudie la manière dont Marx, en analysant les conjonc-tures révolutionnaires de 1848, a élaboré un modèle pour penser le rapport des crises économiques, sociales et politiques qui retrouve de nos jours une actualité. en écho, c’est à la nature et aux conséquences de la crise financière, économi-que et sociale actuelle qu’est consacré un entretien avec Gérard Duménil et Dominique Lévy, à l’occasion de la sortie de leur prochain livre The Crisis of Neoliberalism. les autres interventions concernent le statut de la philosophie chez Marx, examiné ici par Emmanuel Renault, et la portée de la philosophie politi-que de Marx, considérée par comparaison avec tocqueville dans la contribution de Nestor Capdevila, et au travers de la lecture d’andré gorz par Richard Sobel.

alors que nous étions en train de boucler ce numéro, nous avons appris avec grande tristesse le décès de georges labica. c’est dans le laboratoire cnrs de philosophie politique qu’il avait créé, suite lointaine du moment 1968, que la revue Actuel Marx est née. longtemps membre du comité de rédaction, il contribua grandement à son rayonnement. certains d’entre nous se souviennent de l’importance de son engagement politique en algérie. tous savent que par l’intermédiaire d’ouvrages comme Le statut marxiste de la philosophie (complexes, 1976) et de la direction de l’entreprise collective du Dictionnaire critique du marxisme (PuF, 1985), il a joué un rôle irremplaçable dans la diffusion du marxisme dans le monde francophone. Pour tout cela, nous souhaitions, après tant d’autres, lui rendre tout l’hommage qu’il mérite.

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Discussion avec D. BensaiD, p. KHaLFa, C. viLLiers et p. ZarKa

quelle articulation entre Partis, syndicats et MouveMents ?Discussion avec Daniel BENSAID,Philippe KHALFA, Claire VILLIERS et Pierre ZARKA

Pour introduire ce dossier consa-cré aux rapports entre partis, syndi-cats et mouvements, nous avons voulu interroger quatre personna-lités représentatives de différentes options politiques et de différents types d’engagements à gauche de gauche, Daniel Bensaid (membre du nouveau Parti anticapitaliste), Philippe Khalfa (membre du Conseil scientifique d’attac et porte-paro-le de l’Union syndicale solidaires), Claire Villiers (membre fondateur du mouvement ac et conseillè-re régionale Île-de-France) et Pierre Zarka (ancien directeur du journal l’humanité).

Alors que la gauche européen-ne semblait solidement ancrée sur une division du travail entre partis et syndicats, les vingt dernières années ont vu se développer des mouvements sociaux qui cherchaient délibé-rément à affirmer leur autono-mie et leur radicalité en réponse à l’affaiblissement de la gauche traditionnelle face à la montée du néolibéralisme. Des associations

comme Attac cherchent à peser sur les politiques partisanes sans les concurrencer directement, des formes organisationnelles comme les coordinations tentent de s’affranchir des formes de mobili-sation collectives traditionnel-les, des associations comme Act Up, AC ou Droit au logement s’efforcent de rendre visibles et publiques des questions socia-les peu prises en charge par les partis et les syndicats, des mouve-ments comme ceux des sans-pa-piers mobilisent des populations non représentées dans les partis et les syndicats. Vingt ans plus tard, quel diagnostic peut-on porter sur ces formes de lutte collecti-ve ? Doivent-elles être considérées comme des facteurs de fragmenta-tion, comme des forces de pression sur les partis ou les syndicats ou comme des facteurs de recompo-sition ?

P.K. : à mon avis, il y a une spécificité française s’agissant de la question des rapports entre partis et syndicats. à la fin du xixe siècle et au

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début du xxe, trois grands modèles apparaissent : le modèle trade-unioniste britannique, le modèle social-démocrate allemand et le modèle français du syndicalisme révolutionnaire. dans ce dernier, il y a une coupure nette entre le parti et le syndicat. la charte d’amiens de la cgt en 1906 théorise cette conception, qui s’appuie sur deux piliers : indépendance par rapport aux partis politiques et « double besogne » pour le syndicalisme : défense des intérêts immédiats des salariés et lutte pour « l’émanci-pation intégrale ». il y a donc une spécificité du syndicalisme français dans son rapport au politique qui perdure encore aujourd’hui.

au-delà, la création d’associa-tions a correspondu à une double crise au tournant des années 1980. d’une part, une crise profonde du projet de transformation sociale, qu’il soit réformiste ou révolution-naire. liée à l’effondrement du « socialisme réel », à la remise en cause des régulations keynésiennes par la globalisation du capital, cette crise a abouti à une capitulation en rase campagne de la gauche tradi-tionnelle et à sa conversion au social-libéralisme, c’est-à-dire, au mieux, à l’accompagnement, au pire, à la mise en œuvre des contre-réformes demandées par le capital. d’autre part, et c’est évidemment lié à ce premier élément, on a assisté à une crise profonde du syndicalisme, qui, confronté à une offensive majeure des différents gouvernements et

du patronat, n’a pas été capable de trouver les voies et les moyens de la bloquer et, pour certaines de ses composantes, l’a même soutenue.

cette double crise a entraî-né un éclatement des manières de procéder et d’agir. auparavant, les interventions sur les diffé-rents terrains convergeaient plus ou moins spontanément vers un projet politique. cela a été le cas, par exemple, avec l’union de la gauche et le Programme commun. à partir des années 1980, non seulement ces luttes partielles ne convergent plus spontanément, mais, surtout, elles existent de façon autonome. on a des mouve-ments ciblés, des luttes ad hoc sur des terrains précis. cela explique en partie le renouveau des associa-tions, qui interviennent chacune sur leur terrain propre, même si un fonctionnement en réseau existe parfois. de plus, la crise du syndi-calisme laisse un espace pour des interventions sur des terrains qu’il n’arrive pas à couvrir, comme dans le cas du logement ou des droits des chômeurs (et des droits des femmes auparavant). enfin, il y a une forte volonté de s’approprier le combat mené, de ne pas dépen-dre d’appareils dont on considè-re qu’ils ont failli. les associations répondent à ce besoin d’autonomie et de contrôle de ses actions. act up est, par exemple, emblémati-que de cette démarche.

la création d’attac, en 1998, correspond en partie à un change-

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ment de période. attac n’est pas une association thématique inter-venant sur un terrain précis. c’est une association politique non partidaire qui entend proposer des alternatives au néolibéralisme. sa création correspond à l’entrée en crise du modèle néolibéral au milieu des années 1990 et à l’inca-pacité de la gauche social-libérale à y répondre. attac joue, dans ce cadre, un double rôle : déconstruc-tion du discours néolibéral et inter-vention sur un terrain directement politique, bien que non partidaire.

D.B. : Je pense également que la floraison d’associations diver-ses correspond probablement à la fois à une tendance lourde et à un phénomène plus conjoncturel. la tendance lourde est celle de la complexité croissante des sociétés contemporaines et de la pluralité des champs sociaux : de multiples contradictions et modes de subjec-tivation se révèlent ainsi irréducti-bles aux grandes synthèses a priori et à l’absorption dans un grand sujet historique unificateur. le phénomène plus conjoncturel est la perte de légitimité des partis et des syndicats coulés dans le moule de l’état providence. ils n’ont pas été capables de répondre au redéploie-ment des modes de résistance à la contre-réforme libérale. les syndi-cats avaient restreint leur fonction à la négociation du rapport capital-travail à l’intérieur de l’entreprise ou de la branche, alors que l’épui-

sement du compromis fordiste et la déconcentration industrielle obligent à réinvestir les pratiques territoriales.

il est probable que certaines formes d’organisation autonome seront des composantes durables d’un mouvement social protéi-forme débordant largement la fonction syndicale de négociation de la force de travail, à moins que les syndicats ne renouent avec les pratiques initiales du syndicalis-me des bourses du travail. il est en effet avéré que les grandes centrales tendent à hiérarchiser leurs objec-tifs et à relativiser certaines reven-dications qui sont mieux prises en compte par des organisations spécifiques comme les comités de chômeurs, les collectifs de sans-pa-piers ou les associations sur le droit au logement. c’est particulière-ment le cas en France, où moins de 10 % de la force de travail (5 % dans le privé !) sont syndiqués.

il serait cependant imprudent d’en tirer des conclusions trop générales. droit au logement, act up ou ac sont des associations qui luttent sur une question spécifique, et les coordinations ou comités de grève sont des organes de mobilisa-tion d’autant plus nécessaires qu’en France, la représentativité syndica-le est faible. Mais ce sont aussi des formes très fluctuantes. dans les luttes récentes, le phénomène des coordinations a été moins fréquent et moins spectaculaire qu’il ne le fut au début des années 1990 dans les

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grèves d’infirmières et de chemi-nots, comme si, face à la brutalité de la crise, les centrales syndicales avaient repris du poil de la bête.

P.Z. : la dissociation mouve-ment sociaux/partis reproduit la dissociation social/politique, qui est une production historique. elle est issue de la résistance de la bourgeoisie, au xixe siècle, à la progression des exploités vers l’accès à la politique et au suffrage univer-sel. si la Première internationale avait voulu combler ce fossé, il est revenu avec la seconde, puis fut repris par lénine. cette disso-ciation reproduit des inégalités qu’elle est censée combattre. que des mouvements investissent des domaines nouveaux est produc-teur d’un élargissement du champ considéré comme le terrain de la lutte des classes. la plupart du temps, leur pratique exprime et induit une exigence de démocra-tie et d’accès partagé aux respon-sabilités. enfin, ils sont le fait de catégories et de tranches d’âge que le mouvement ouvrier tradition-nel – ce dernier terme n’étant pas dépréciatif – n’entraîne pas.

cependant, ces caractéristi-ques ne suffisent pas à résoudre la question de la fragmentation des luttes, et donc la fragmentation des regards sur la société. cette fragmentation ne fait pas qu’affai-blir par l’éparpillement des forces, elle induit des limites aux objectifs fixés, faute de pouvoir appréhender

un problème social déterminé en cohérence avec les autres. lorsque des ouvriers séquestrent un patron pour garantir leurs indemnités de licenciement, à mes yeux, le problè-me ne réside pas dans la séquestra-tion, mais dans le fait que l’objectif soit si limité. l’idée de « vouloir peser sur les politiques partisanes » me semble induire une posture d’extériorité et de subordination vis-à-vis du politique.

C.V. : Je dirais pour ma part que le développement des différents mouvements qui viennent d’être évoqués a notamment eu le mérite de faire apparaître une multiplicité de formes de mobilisations socia-les et de cultures politiques avec lesquelles les partis et les syndicats restent aujourd’hui encore en trop grand décalage. ces mouvements ont constitué un facteur d’inno-vation en même temps qu’ils ont rendu possible un partage d’expé-rience entre ceux qui ne se retrou-vaient ni dans les partis ni dans les syndicats.

les associations qui viennent d’être mentionnées entretiennent pour la plupart un lien assez direct avec des formes politiques classi-ques (l’espace publique politique qu’il s’agit d’interpeller, les partis ou les syndicats sur lesquels il s’agit de peser), et dans cette catégorie de mouvements sociaux, il faudrait aujourd’hui ajouter l’appel des appels, Jeudi noir, acleFeu, Macaq... Mais il faut également

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tenir compte des types de mobili-sation collectives relevant de toute la diversité du mouvement associa-tif, et des mouvements constitués par des formes de réseaux assez informels (comme les réseaux du logiciel libre).

en raison d’une part de la tradi-tion jacobiniste et centraliste de la vie politique française, d’autre part de la forte tradition léniniste à gauche de la gauche, je perçois un mépris profond de la part des syndicats et des partis pour la diversité de ces acteurs sociaux. Mon expérience de vice-Présidente à « démocratie régionale » au conseil régional Île-de-France, m’a permis de prendre la mesure de la puissance de transforma-tion sociale et de la vitalité des associations locales, ou des réseaux ancrés dans des associations locales (comme le Forum social des quartiers Populaires), qui consti-tuent aujourd’hui les princi-paux acteurs politiques dans les quartiers populaires de banlieues. l’impuissance de la gauche de la gauche aujourd’hui s’expli-que notamment par son incapaci-té à fédérer ces mouvements et à rendre possible la transversalité qui permettrait d’en tirer tout le profit politique.

Pour moi, la question du bilan des mouvements se pose également de mon point de vue de membre fondatrice et militante d’ac. à l’origine, ac ne voulait pas être une organisation de chômeurs, mais un

réseau posant des questions politi-ques du point de vue des chômeurs et de ceux qui n’étaient ni dans des syndicats ni dans des partis (professionnels et associations de chômeurs comme l’aPeis et le MncP). il s’agissait de suppléer des syndicats incapables d’orga-niser les chômeurs, mais aussi de relancer des questions politiques désertées par les syndicats et les partis, comme celle du travail à une époque où elle avait été éclip-sée par celle de l’emploi. dans les années 1990, ac est devenu l’un des seuls lieux où l’on parlait de travail. ac n’avait pas vocation à se substituer aux syndicats et selon moi, ceux-ci devraient devenir des organisations de chômeurs. Mais l’expérience ac s’est heurtée à une double difficulté. la première a été de parvenir à faire vivre un réseau de façon démocratique ; la seconde de pérenniser un réseau sans qu’il ne se transforme en organisation. ac s’est transformé en organisa-tion de chômeurs.

Mais je ne dirais pas pour autant que les limites des mouve-ments tiennent à une absence de débouché politique. le problème n’est pas que les partis et les syndi-cats offrent des débouchés politi-ques aux mouvements, mais plutôt qu’ils construisent démocrati-quement des formes de transver-salité et de partage d’expérience qui permettent l’élaboration d’un projet et d’une stratégie en résonan-ce avec l’inventivité sociale.

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Alors que la question de la forme-parti suscitait peu de discus-sions ces dernières décennies, elle semble redevenir d’actualité. Comment l’expliquer ? Est-ce l’effet d’une crise des partis existants : crise de la représentation politique en général, épuisement du princi-pe des découpages partisans de la gauche du XXe siècle ? Est-ce le symptôme d’une crise de l’articula-tion partis/syndicats ou des impas-ses de l’alternative mouvementiste ? Est-ce, plus généralement, la consé-quence d’une carence stratégique de la gauche face au néolibéralisme et à sa crise ?

P. K. : la discussion sur la

forme-parti est récurrente. elle date de la création même des grands partis sociaux-démocra-tes de masse. rappelons, pour mémoire, l’ouvrage canonique de robert Michels, publié au début du xxe siècle, dont la thèse centra-le – la bureaucratisation et la trans-formation irrésistible des partis en organismes oligarchiques – reste tout à fait d’actualité. d’ailleurs, nombre de ses remarques valent pour d’autres types d’organisation.

la transformation du Parti socialiste en parti d’accompa-gnement des politiques néo- libérales, l’effondrement du Parti communiste, incapable de se trans-former, le positionnement unique-ment protestataire de l’extrême gauche sont les symptômes d’un problème fondamental, celui de

l’incapacité de construire une straté-gie de transformation sociale dans un pays capitaliste développé plus ou moins démocratique et ayant une tradition de mouvement de contestation populaire. de ce point de vue, la logique mouvementiste, qui fait l’impasse sur le politique, se trouve aussi dans une situation d’échec.

comme il y a une spécifici-té du politique, les partis restent indispensables, car ils permet-tent la cristallisation d’orienta-tions politiques, nourrissant ainsi le débat démocratique. un des enjeux est, d’une part, qu’ils soient le moins anti-démocratiques possi-ble et, d’autre part, qu’ils puissent travailler en symbiose avec les mouvements réels d’émancipation qui peuvent naître dans la société.

D.B. : Je n’aime guère le cliché sur la crise de la « forme-parti », qui recouvre trop facilement des questions distinctes. si crise il y a, c’est d’abord celle de la politi-que elle-même ou, si l’on veut, de la représentation démocratique, dont le désengagement partisan peut être une conséquence. c’est, ensuite, celle du contenu (des programmes, des projets) avant d’être celle de la forme, et cette crise manifeste l’incapacité de partis qui s’étaient faits les loyaux gestionnai-res de l’état providence à faire face à la contre-réforme libérale initiée au début des années 1980. c’est, enfin, celle d’une redéfinition

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des pratiques militantes, animées d’une exigence démocratique et culturelle nouvelle, en rapport avec les transformations sociales, avec l’émergence de nouvelles questions majeures comme la crise écologi-que, et avec l’usage de nouveaux outils de communication qui brisent le monopole de l’informa-tion dont se nourrissaient les grands appareils bureaucratiques. ceci dit, il serait simpliste d’opposer une culture décentralisée, réticulaire, aux formes syndicales ou partisa-nes centralisées isomorphes à une certaine figure de l’état. il s’avère que le discours sur les réseaux et la fluidité est tout aussi isomorphe à la société liquide d’un capitalis-me libéral qui n’en conjugue pas moins, avec efficacité, centralisa-tion et décentralisation, comme l’illustre à merveille l’organisation de wal-Mart. la chute du Mur de Berlin et la disparition de l’union soviétique ont marqué la fin d’une longue séquence historique et l’amorce d’une nouvelle séquence obligeant tous les acteurs, politi-ques et sociaux, à se redéfinir. d’où cette mode des « re » : rénovation, refondation, reconstruction, etc.

dans un premier temps, comme c’est le cas après de grandes défaites (et comme ce le fut dans les années 1830 sous la restauration), se produit ce que j’appelle un moment utopique, un moment de fermenta-tion, d’expérimentation, de tâton-nement. c’est ce qui s’est passé à la fin des années 1990 et au début

de cette décennie, notamment dans le mouvement altermondia-liste : une effervescence utopique nécessaire, mais accompagnée d’un discours simplificateur opposant le « bon » mouvement social à la « sale » politique. ceci a commen-cé à changer depuis quelques années ; un déclic s’est produit et ce changement s’accélère avec la crise. la prétention à l’autosuffisance des mouvements sociaux (qui leur a été prêtée par certains idéologues bien plus qu’ils ne l’ont eux-mê-mes théorisée) montre ses limites. la question politique revient en force et, avec elle, un certain goût du réengagement, y compris dans ses formes partisanes.

C.V. : Je crois moi aussi que les discussions actuelles concer-nent moins la forme-parti que les raisons de l’échec des partis de gauche et la nature des solutions. les deux septennats socialistes de 1981 et 1988 ont prouvé l’inca-pacité du Parti socialiste à répon-dre au néolibéralisme et aucun parti à sa gauche n’est parvenu à construire une alternative. les partis traditionnels de la gauche ont fait la preuve de leur incapacité à construire le rapport de force, à développer des formes de mobili-sation collective démocratiques et à élaborer des projets et des straté-gies pertinents. les syndicats n’y sont pas davantage parvenus.

il me semble que ces problè-mes ne doivent pas être posés en

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termes de crise de la représenta-tion politique. en tant qu’élue, je vois comment les forces sociales de droite participent constamment à l’élaboration d’un rapport de force visant à obtenir des compromis en leur faveur. rien de tel ne se fait à gauche. Par exemple, lors de l’éla-boration de la loi sur les 35 heures, nous aurions dû chercher à dévelop-per des mobilisations collectives de toute nature pour faire pression sur le cabinet aubry, contrebalancer le lobbying patronal et chercher à infléchir plus à gauche cette reven-dication historique de la gauche. cet exemple montre bien que les solutions à l’échec des partis de gauche ne peuvent pas résider seulement dans un nouveau parti, ou de nouveaux rapports partis-syndicats, mais dans une entrepri-se transversale de construction de rapport de force et d’élaboration stratégique.

P.Z. : le problème est que les partis se considèrent comme seuls aptes à penser la société, à élaborer des solutions. ils reposent sur des démarches délégataires avec une cascade de hiérarchies : entre partis et mouvements, entre adhérents et non-adhérents, entre dirigeants et dirigés. cette hiérarchisation est souvent intégrée par les mouve-ments eux-mêmes. et, finalement, au moment où émergent dans la société des aspirations à l’éga-lité devant les responsabilités, ce sont les individus qui ne trouvent

plus leur place dans ce système. le « non » au tce a été majori-taire dans la mesure où la quanti-té et la diversité des organisations engagées sur un pied d’égalité ont conduit des individus qui ne se retrouvaient dans aucune d’entre elles à considérer qu’il y avait une place pour eux et pour les initia-tives qu’ils pouvaient prendre (notamment sur internet).

Comment faudrait-il articu-ler aujourd’hui les forces partisa-nes de gauche, les forces syndicales et les mouvements ? Comment redéfinir le type d’intervention spécifique de ces différentes forces, par exemple dans des domaines où elles interviennent conjointe-ment, comme le travail salarié, les services publics, les discrimi-nations ? Comment penser cette articulation dans une perspective de convergence et de complémen-tarité ?

C.V. : Pour répondre à cette question, je me référerai à mon tour au modèle du syndicalisme des Bourses du travail qui recon-naît la centralité du travail et donne toute son importance à la transver-salité. de mon expérience dans la cFdt des années 1970-1980, je retiens l’importance d’un syndica-lisme à forte dimension interpro-fessionnelle et ouvert sur toutes les questions sociales (féminisme, écologie, premières grèves d’os et d’immigrés). le Parti communiste

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a pendant longtemps rempli une fonction de construction de trans-versalité (entre luttes syndica-les, sociales et politiques), mais il n’est plus en mesure de le faire. un syndicat comme la cFdt s’est également efforcé de la construi-re, mais ce n’est plus le cas depuis le milieu des années 1980. il sera impossible, à mon avis, d’élabo-rer une nouvelle hégémonie politi-que sans repartir du travail, et cette élaboration devra aussi se nourrir de la puissance de transforma-tion sociale de toutes les formes de mobilisation collective. la solution passe par des formes fédératives favorisant le pluralisme, le partage d’expérience et l’élaboration collec-tive des projets et des stratégies dont la Première internationale donne un exemple.

Plus généralement, je pense qu’il faut éviter de poser la question de l’articulation entre partis, syndicats et mouvements selon le modèle de la division du travail. de même que de nombreuses composantes du mouvement associatif posent des problèmes politiques généraux, de même que les syndicats devraient promouvoir la transversalité, de même les partis devraient davantage tenir compte des questions locales. Plutôt qu’en termes de division du travail, il est préférable de poser le problème en termes de plurali-té des temporalités. d’un côté, il est illusoire d’espérer qu’une forme de mobilisation particulière puisse fournir la clef de tous les problè-

mes (c’était notamment l’une des limites du projet autogestionnaire des années 1970 que de croire que l’appropriation démocratique de la production d’un bien particulier pourrait résoudre tous les problè-mes politiques liés à sa produc-tion). d’un autre côté, même si l’on se trouve porté par un proces-sus de mobilisation dynamique et démocratique, on n’en a pas pour autant envie de s’occuper de tout et tout le temps. d’où l’intérêt de formes institutionnelles transver-sales, démocratiques et dynami-ques favorisant l’articulation de formes de mobilisation diverses et le passage d’une position militante à une autre.

D.B. : Je crois aussi que l’arti-

ficialité d’une forme de division du travail, entre ce qui relèverait du social et ce qui relèverait de la politique, apparaît de plus en plus clairement. les mouvements sociaux, à l’évidence, produi-sent de la politique au bon sens du terme : le mouvement des sans-papiers, quand il oblige à repen-ser la citoyenneté et les rapports entre le national et l’étranger ; les mouvements de chômeurs, quand ils obligent à repenser le rapport salarial ; les associations de patients ou de chercheurs, quand ils remet-tent en cause le statut de la science et de l’expertise ; le mouvement des femmes, évidemment, quand il conteste la division du travail et des rôles sociaux, etc.

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réciproquement, les partis, dès lors qu’ils ne se contentent pas d’être des machines électora-les, se nourrissent de ces expérien-ces ; ils les inscrivent dans la durée et ils irriguent en retour les luttes sociales de tentatives de synthèses programmatiques. il y a donc, entre mouvements sociaux et partis, une différence, non de nature, mais de fonction. leur rapport peut être fondé sur la claire perception de cette différence et sur le respect réciproque de leur indépendan-ce. cela se juge pratiquement par la capacité des militants de partis (qui ne sont pas des zombis étran-gers ou extérieurs aux mouvements sociaux, mais qui sont eux-mê-mes des salariés, des femmes, des habitants, des patients, des syndi-qués, etc.) à articuler des propo-sitions en respectant l’autonomie et les règles démocratiques des mouvements auxquels ils partici-pent. récemment, l’expérience du lkP guadeloupéen ou du mouve-ment du 5 février en Martinique ont montré que le rassemblement dans un même cadre unitaire de syndicats, d’associations, de partis, pouvait être une arme redoutable-ment efficace.

P.K. : il est évident qu’un travail en commun des partis politiques, des organisations syndicales et des mouvements est tout à fait nécessai-re. Mais il suppose néanmoins que deux conditions soient remplies. tout d’abord, il ne peut y avoir

un partage des tâches entre, d’une part, l’organisation syndicale, qui serait chargée des batailles quoti-diennes, et, d’autre part, le parti, à qui serait dévolue la vision stratégi-que. ensuite, la spécificité des uns et des autres doit être respectée. une organisation syndicale a une fonction particulière qui a trait à la défense quotidienne des salariés. c’est à partir de ce point d’entrée que les questions liées à la transfor-mation de la société peuvent être posées. un syndicat ne peut donc pas être dans la logique de posture ou de témoignage qui peut être une tentation pour un parti politi-que radical.

un travail en commun suppose donc à la fois l’indépendance des prises de décision des uns et des autres, le refus de la subordination et donc l’égalité entre les partenai-res. une des difficultés de ce travail en commun apparaît lors des échéances électorales qui scandent la vie des partis, y compris de ceux qui, officiellement, font mine de les mépriser. le risque est grand, dans cette période marquée par la concurrence entre partis, que les mouvements sociaux soient instru-mentalisés à des fins électorales.

P. Z. : certes, mais où sont les points de rupture avec le capita-lisme ? comment faire en sorte que ces points de rupture produi-sent du commun ? cela pose la question de la nature des mouve-ments. n’est-il pas nécessaire d’éla-

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borer des éléments de connaissance et une identité collective propres à ce que j’appellerais le mouvement populaire ? qui va faire ce travail ? comment pourrait-on construire des éléments de réponses commu-nes aux luttes si nous restions sagement dans une division des tâches qui le rend impossible ? si l’on considère qu’il n’y a pas de hiérarchie pour ce type de produc-tion, cela implique de considé-rer qu’il y a des portes d’entrées et des parcours différents : politi-ques, syndicaux, associatifs, cultu-rels, mais que toute construction ne peut qu’être commune. et, contrairement à ce que l’on en dit souvent, l’exercice de la démocra-tie, c’est d’abord de la confron-tation, de la tension, du conflit partagé comme un bien commun.

cela pousse à une coopé-ration consciente avec des élus comme nouvelle normalité de la vie démocratique. Je pense à une démarche dont les mouvements, dans la diversité de leurs approches, seraient le point de départ, « convo-quant » l’élu même si c’est avec sa complicité. ce renversement des rapports revient à modifier l’enjeu de l’élection et change la nature du « vote utile ». élire un représentant que l’on reverra plus tard (peut-être), ce n’est pas la même chose qu’élire un partenaire avec lequel on va co-élaborer et co-intervenir. dans un cas, on vote pour celui qui est déjà le plus fort, dans l’autre, on vote pour celui qui nous rend plus forts.

cela ne supprime ni les élections, ni l’état, mais déverse une grande part de ce qu’ils sont dans un exercice nouveau de la citoyenneté. cela réduit la distance entre état et citoyens. il s’agit, pour chaque mouvement, de ne pas s’arrêter à la porte des institutions avec la liste de ses doléances, mais d’investir les pouvoirs de décision. le « dépéris-sement de l’état » abordé par Marx retrouve de son actualité.

Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à une telle articulation au sein d’un projet de transformation sociale radicale ? Et sous quelles formes pourraient-ils être surmontés ?

D.B. : les obstacles sont de diverses natures. le premier est, bien sûr, la division entretenue par la logique concurrentielle du capital, qui oppose les travailleurs entre eux, individualise les statuts, les revenus, le temps de travail ; qui atomise les collectifs, oppose le public au privé, les usagers aux grévistes, les Français aux immigrés, etc.

l’autre obstacle, qui n’est pas moindre, est qu’il existe un projet « partagé de transformation sociale radicale ». on en est loin. non pas en raison des inconséquen-ces ou de la mauvaise volonté de tel ou tel appareil, mais en raison des effets de l’aliénation au travail, du fétichisme marchand, du cercle vicieux de la domination. il arrive que ce cercle puisse être brisé,

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comme il arrive que soit interrom-pue la routine des travaux et des jours, mais cela se produit dans des situations particulières, des situations de crise sociale et politi-que. car le temps politique n’est pas le temps linéaire, « homogène et vide », des Pénélopes électora-les ; c’est un temps brisé, disconti-nu, scandé de hoquets. il s’agit de se préparer à de telles situations de multiples manières ou sur plusieurs plans simultanément. au niveau partisan, en mémorisant et en synthétisant les expériences les plus fécondes, en travaillant quotidien-nement à ce que les idées tirées de ces expériences fassent leur chemin. dans les syndicats et les associa-tions, en disputant quotidienne-ment le terrain aux inerties et aux intérêts d’appareil, en y modifiant les rapports de force internes. dans les luttes, en favorisant autant que possible l’émergence de formes unitaires et démocratiques d’auto-organisation et d’auto-gestion.

C.V. : Parmi les obstacles, il faut également compter l’igno-rance, voire le mépris, que les partis et les syndicats affichent généralement face à la multipli-cité des mouvements, sous l’effet, déjà mentionné, du centralisme républicain et de la conception léniniste de l’avant-garde. on touche également là à l’interpréta-tion de la conjoncture actuelle. la crise du néolibéralisme est l’occa-sion d’une multiplication des résis-

tances et d’un affaiblissement de l’idéologie néolibérale. Mais l’heure n’est pas encore à la transforma-tion sociale radicale. le défi est plutôt de parvenir à développer la mobilisation en fédérant l’ensem-ble des acteurs sociaux engagés dans la critique du néolibéralisme et la transformation sociale.

P.K. : à ce propos, comme on l’a constaté, la véritable difficul-té n’est pas de mener des actions ponctuelles, ce qui arrive réguliè-rement, sur tel ou tel sujet, mais d’être capable de construire des cadres unitaires pérennes pour des campagnes prolongées. le cas de l’europe est une bonne illustra-tion des difficultés rencontrées. la campagne contre le traité constitu-tionnel européen (tce) a permis un travail fructueux avec les partis qui s’y étaient engagés. ce travail n’a pas survécu à l’approche des présidentielles. à l’occasion de la présidence française de l’union européenne, un nouveau collectif relativement large s’est formé, qui n’a pas réussi réellement à organi-ser des initiatives significatives et qui s’est mis, de fait, en sommeil à l’approche des élections européen-nes. certes, l’europe ne semble pas être un sujet porteur aujourd’hui, mais cela n’explique pas tout.

P.Z. : Je pense plus générale-ment qu’un obstacle important tient à une culture qui hypertro-phie la dimension institutionnel-

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le – aussi bien de l’état que des appareils, pour la plupart constitués sur son modèle. historiquement, la recherche de l’efficacité – dans toutes les sphères d’activité – légiti-me les phénomènes de dépossession et de substitution. avec sincérité, les « organisateurs », quels qu’ils soient, pensent que leur pouvoir d’entraînement ne doit pas être contrarié par de l’intempestif. ils confondent le scepticisme justifié devant le culte de la spontanéité des masses et la volonté de tout contrô-ler. toute la vie politique issue de la révolution française a fonctionné sur le mode de « l’incarnation ». et les institutions de la ve république aggravent ces traits.

inversement, les cicatrices laissées par le dogmatisme ont tendance à inciter à transformer le pragmatisme, et même l’ignoran-ce, en vertus. souvent, le recours à l’expérience est invoqué comme seul critère de vérité. cette référen-ce tend alors à se substituer à toute construction intellectuelle. il ne s’agit pas de prétendre tout plani-fier – et il est vrai que les mouve-ments génèrent leurs propres dynamiques –, mais cela n’empê-che pas que, pour devenir une force politique, un minimum de sens partagé soit nécessaire. il est illusoire d’attendre du « vécu » qu’il conduise de lui-même à boulever-ser l’ordre social. la somme des situations et des luttes ne fait pas un mouvement d’ensemble ni une vision de la totalité. il est donc

nécessaire de poser la question du cheminement vers quelque chose de commun, d’aller vers une « utopie concrète » ou un idéal – comme on voudra –, c’est-à-dire d’effectuer un travail qui permette une représen-tation de soi dans un avenir collec-tif, ce dernier intégrant le rôle et la place de chacun(e) comme base de développement du tout.

Faire du travail d’élaboration collective un moment insépara-ble de l’action me semble indis-pensable. et je pense, moi aussi, que l’expérience de la Première internationale donne à penser que des organisations de nature diffé-rente peuvent agir dans un cadre permanent commun, tout en gardant leur spécificité.

Pour défier la centralité du capitalisme, cette articulation devrait-elle se fonder exclusive-ment sur l’égale dignité de toutes les luttes contre la domination et l’exploitation ? Pourrait-elle également admettre des principes de hiérarchisation des pratiques ?

P.Z. : hiérarchisation des prati-ques ? certainement pas. « l’égale dignité de toutes les luttes » est fondamentale. la convergence souhaitée ne peut résulter que de la conscience de chaque mouve-ment d’avoir besoin de l’apport des autres, y compris pour se penser lui-même. le féminisme a apporté une approche plus large de la notion de domination. les

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migrants ou enfants de migrants poussent à mesurer que la confu-sion entre citoyenneté et nationali-té date essentiellement de l’essor du capitalisme et interrogent le mythe de l’unicité. l’écologie conduit à se demander si dominations, exploi-tation et épuisement de la nature ne partent pas au fond de la même inspiration. le mouvement ouvrier traditionnel peut permettre d’ins-crire ces apports dans le cadre de la lutte des classes, non pour les y noyer, mais pour affronter les structures de la société. la politi-que, débarrassée de tout sentiment de supériorité, pourrait tirer le centre de gravité de tout cela vers la construction d’une cohérence.

C.V. : il faut évidemment éviter toute hiérarchie entre partis, syndicats et mouvements au nom d’une hiérarchie des acteurs ou des pratiques. Mais il faut également tenir compte du fait que tous les groupes sociaux n’ont pas le même type d’accès à la politique. c’est en effet une illusion de croire que les individus sont d’emblée des citoyens égaux, et c’est une illusion qui imprègne la politique institu-tionnelle, certains partis et certains projets de démocratie partici-pative. les dominés ne peuvent porter leurs revendications dans le champ des dominants que s’ils ont d’abord construit collective-ment leur parole. cette leçon du féminisme reste toujours d’actua-lité, la question de la représenta-

tion politique de la diversité dans les quartiers populaires lui donne même une nouvelle actualité, et il faut en tenir compte dans le débat sur le rôle des partis, des syndicats et des mouvements aujourd’hui.

P. K : il existe en effet dans la société de multiples oppressions. l’exploitation du travail est au fondement de la domination du capital, mais d’autres oppressions existaient avant cette dernière et ont été utilisées et transformées par elle, comme, par exemple, l’oppres-sion masculine. de plus, la tendan-ce lourde à la marchandisation de toutes les activités humaines, et de la vie elle-même, portée à l’extrême par le capitalisme néolibéral, trans-forme les conditions de lutte pour « l’émancipation intégrale ».

en outre, les solutions à appor-ter à la crise écologique, si elles ne sont pas neutres socialement, comme le montre la volonté de développer un capitalisme vert, concernent l’humanité tout entière. enfin, la question de la démocratie redevient primordiale, non seule-ment parce que les expériences passées ont montré les conséquen-ces de sa relativisation, mais aussi parce que le capitalisme néolibé-ral, en naturalisant les processus économiques et sociaux, tend à la vider de son contenu. cela en fait donc un enjeu politique majeur.

c’est pour toutes ces raisons que, à la différence du mouve-ment ouvrier, l’altermondialis-

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me apparaît comme a-classiste, se voulant un mouvement citoyen représentant l’intérêt général de la société face à une petite minorité. une stratégie pour l’émancipation doit donc prendre en compte tous ces éléments et ne peut en privi-légier aucun. les terrains d’inter-vention se superposent, mais ne se combinent pas automatiquement et il sera très difficile pour une seule organisation, quelle qu’elle soit, de prétendre pouvoir représenter tous les mouvements qui s’y déploient.

surtout, il paraît difficile de privilégier une stratégie qui englo-berait toutes les luttes pour les diriger vers un objectif unique. ainsi, le développement de l’éco-nomie sociale et solidaire peut mettre des grains de sable dans le fonctionnement du système, les luttes des salariés peuvent obtenir une meilleure répartition de la richesse produite et les mobili-sations citoyennes des services publics échapper, au moins en partie, à la logique de la renta-bilité capitaliste. Mais ces trois mouvements peuvent se mener parallèlement, même s’ils font partie, pour reprendre la défini-tion que donne Marx du commu-nisme dans L’Idéologie allemande, du « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ».

D.B. : on peut et on doit en

effet partir de ce que vous appelez « l’égale dignité de ces luttes », sans se résigner pour autant à ce que leur pluralité se traduise par leur émiettement. leur grand unifica-teur, c’est la domination systémique du capital lui-même. c’est elle qui explique que des mouvements aussi divers que des syndicats industriels, des mouvements féministes, des associations culturelles, des mouve-ments écologistes, des mouvements indigènes, des syndicats paysans, et bien d’autres encore, aient pu si facilement se rassembler dans les forums sociaux. sans qu’il soit besoin de parler de hiérarchie, on peut cependant constater que les divers champs sociaux ne jouent pas le même rôle. Bourdieu lui-même admettait que le champ économi-que ne pèse pas du même poids que le champ médiatique ou le champ scolaire. on peut aussi constater que certains mouvements (le mouve-ment anti-guerre, par exemple) sont plus intermittents que d’autres (le mouvement syndical). ces différen-ces sont révélatrices d’une articu-lation « surdéterminée » par la domination impersonnelle et systé-mique du capital, de sorte que les rapports de classe et de genre sont sans doute les deux grandes diago-nales autour desquelles peuvent se rassembler de façon non hiérarchi-que les différentes résistances. n

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Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

la théorie Marxiste du Parti

Par Michael LÖWY

cet article passe en revue certaines des conceptions du parti révolu-tionnaire dans la théorie marxiste au cours du xxe siècle. rappelons, tout d’abord, très brièvement, quelques traits de la théorie du parti chez Marx lui-même.

Pour Marx, comme pour engels, la révolution sociale ne pouvait être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes. dès les années 1846-1848, ils com-mencent à réfléchir sur la place d’un parti communiste dans le processus révolutionnaire. selon eux, le rôle des communistes, ou des révolutionnai-res, consiste non pas à rester, comme les diverses sectes utopistes, en marge du mouvement ouvrier, en prêchant la vérité au peuple par la propagande, mais à participer étroitement à la lutte des classes, en aidant le prolétariat à trouver, dans sa propre pratique historique, le chemin de la révolution. Par ailleurs, le parti ne peut pas non plus jouer le rôle du chef jacobin ou de la société conspiratrice babouviste (ou blanquiste) ; il ne peut pas s’ériger au-dessus des masses et « faire la révolution » à leur place.

en d’autres termes, l’intérêt général des classes dominées ne doit pas être aliéné dans la personne d’un « chef incorruptible » ou une « minorité éclairée », placés au dessus des masses. Pour la philosophie de la praxis de Marx, les opprimés, les travailleurs, tendent au contraire vers la totalité à travers leur pratique de la lutte des classes. le parti communiste n’est pas la cristallisation aliénée de la totalité ; il est le médiateur théorique et pratique entre cette totalité – le but final du mouvement ouvrier – et chaque moment partiel du processus historique de la lutte des classes.

en somme, le parti révolutionnaire de Marx n’est pas l’héritier du « sauveur suprême » bourgeois et utopiste ; il est l’avant-garde des classes dominées qui luttent pour s’émanciper ; il est l’instrument de la prise de conscience et de l’action révolutionnaire des masses. son rôle n’est pas d’agir à la place ou « au-dessus » de la classe ouvrière, mais d’orienter celle-ci vers le chemin de son auto-libération, vers la révolution sociale.

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c’est cette conception du parti que Marx et engels vont proposer dans le Manifeste du Parti Communiste (1848) et, plus tard, dans la Première internationale, dont le préambule des Statuts (1864), rédigé par Marx, proclame : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». et c’est à partir de cette perspective qu’il vont se solidariser avec la commune de Paris en 1871 et combattre, au sein du Parti social-démocrate allemand, les tendances autoritaires et dictatoriales représen-tées par Ferdinand lassalle – le fondateur de la première association des ouvriers allemands (1863) – ainsi que, plus tard, les tendances réformistes représentées par l’aile droite autour d’eduard Bernstein.

il est bien évident qu’il ne s’agit nullement, ici, d’entreprendre l’étude générale des théories marxistes du xxe siècle consacrées à la problémati-que de l’auto-émancipation révolutionnaire et du rapport entre masses prolétariennes et partis communistes. le tableau que nous dresserons sera très partiel : il y manquera, entre autres, l’étude des principaux penseurs de la social-démocratie d’avant-guerre (Plékhanov, kautsky, etc.), ainsi que celle de staline et ses disciples ; il y manquera aussi, et surtout, une analyse de la pensée de Mao tsé-toung.

nous esquisserons quelques hypothèses et suggestions – encore une fois, très sommaires – quant aux cadres sociaux des diverses théories. quant aux théories elles-mêmes, nous les analyserons à travers trois thè-mes essentiels, étroitement liés : 1) niveaux de la conscience de classe ; 2) rapport entre le parti et les masses, en particulier au cours de la révolu-tion ; 3) structure interne du parti.

il nous semble que les penseurs choisis (lénine, rosa luxemburg, gramsci, lukács, trotsky) appartiennent à un même « courant » à l’in-térieur du marxisme, qui reprend, dans les conditions du xxe siècle, les thèses de Marx sur la révolution communiste et l’auto-émancipation du prolétariat, courant contradictoire et nuancé, à l’intérieur duquel lénine et rosa luxemburg représentent deux pôles partiellement opposés, par-tiellement complémentaires, mais fondamentalement homogènes.

le centralisMe de lénineles écrits de lénine sur les problèmes d’organisation du Parti social-

démocrate russe dans la période 1900-1904 – en particulier Que faire ? (1902) et Un pas en avant, deux pas en arrière (1904) – constituent un en-semble cohérent, exprimant une conception typiquement « centraliste » du mouvement socialiste.

on explique habituellement cette tendance par les « sources russes du bolchévisme » : le machiavélisme et l’omniscience des chefs dans netchaïev, le « subjectivisme » de lavrov et Mikhailovsky, le jacobino-

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blanquisme de tkatchev, etc1. en effet, il est indiscutable que les tradi-tions du xixe siècle russe – surtout la structure conspirative du groupe terroriste narodnaïa volia (« la volonté du peuple ») – sont un des cadres socioculturels des théories développées dans Que faire ? lénine lui-même le reconnaît, dans la mesure où il ne cache pas son admiration pour le groupe terre et liberté (précurseur de la narodnaïa volia formé en 1876 par les populistes et Plekhanov), qu’il considère comme une « excellente organisation », « qui devrait nous servir de modèle à tous »2. enfin, les hé-ritiers directs des « narodniki », les social-révolutionnaires, futurs ennemis mortels du bolchévisme, approuvaient chaleureusement le centralisme de lénine avant 19053.

cependant, il faut se garder des caricatures du genre : « lénine égale netchaïev ». surtout, il ne faut pas oublier que les « sources » n’expli-quent pas grand-chose, mais demandent, au contraire, à être expliquées. autrement dit, il faut montrer pourquoi lénine s’est inspiré, précisément dans la période 1901-1904, des schémas centralistes des « blanquistes » russes du xixe siècle.

il nous semble que c’est dans les conditions particulières du mou-vement social-démocrate russe avant 1905 qu’il faut chercher les bases sociales des théories de lénine : a) caractère isolé, fermé, extrêmement minoritaire et débutant de la social-démocratie, réduite à quelques petits cercles de « révolutionnaires professionnels », relativement coupés d’un mouvement de masse, alors de tendance plus « économiste » que politique ; b) dispersion, division et désorganisation des noyaux social-démocrates ; c) clandestinité rigoureuse du mouvement face à la répression policière du régime tsariste et, par conséquent, caractère restreint, « profession-nel » et non démocratique de l’organisation. d’ailleurs, lénine lui-même présente les exigences de la lutte clandestine comme une des principales justifications de ses thèses centralistes4 ; d) le combat des dirigeants social-démocrates rassemblés dans la vieille Iskra d’avant 1903 – et de lénine en particulier – contre la tendance « économiste » (Martynov, akimov, les journaux Rabotachaia Mysl et Rabotchéié Diélo), qui tendaient à réduire le mouvement ouvrier au syndicalisme et à la lutte pour les réformes, en refusant de mettre le combat politique révolutionnaire à l’ordre du jour. les « économistes » se caractérisaient par le culte de la spontanéité trade-unioniste des masses ouvrières non politisées et niaient par conséquent le

1. Voir M. Collinet, Du bolchévisme, Paris, Le Livre contemporain, Amiot-Dumont, 1957 ; Nicolas Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe, Paris, Gallimard, 1963 ; D. Shub, Lenin, New York, Mentor Book, 1951 ; G. Lichtheim, Marxism, New York, Praeger, 1962.2. V. I. Lénine, Que faire ? Moscou, Éditions en langues étrangères, 1958, p. 151.3. Voir I. Deutscher, Trotsky. I - Le Prophète armé, Paris, Julliard, 1962, p. 137. L’un d’eux écrivait à propos de Que faire ? : « Ici s’efface toute la ligne de démarcation entre les narodo-voltny et les social-démocrates » (Que faire ? Paris, Seuil, 1966, p. 248, « ‘Que faire ?’ et les socialistes révolutionnaires »).

4. V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., pp. 132, 139, 156, 164, etc.

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besoin d’une organisation clandestine centralisée. Plus tard, lénine sou-lignera à plusieurs reprises que l’on ne peut comprendre Que faire ? que dans le contexte spécifique d’une polémique contre l’« économisme ».

le fondement théorique plus général des conceptions organisationnel-les de Que faire ? et d’Un pas en avant, deux pas en arrière est la distinction radicale que lénine établit entre deux formes de la conscience de classe du prolétariat, diverses par leur nature et par leur origine historique : a) les formes « spontanées » de cette conscience, qui jaillissent organique-ment des premières luttes prolétariennes, au début avec un caractère émotionnel – « expression de désespoir et de vengeance » – pour attein-dre plus tard leur plein développement dans la « conscience syndicale », c’est-à-dire dans la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, lutter contre les patrons, exiger du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc.5 ces réactions constituent le niveau le plus élevé de la conscience que la classe ouvrière saurait atteindre par elle-même, livrée à ses propres forces, à l’intérieur de la sphère limitée des luttes économiques et des rapports entre ouvriers et patrons. Même quand cette conscience prend un caractère politique, elle reste entièrement étrangère à la politique socialiste, se limitant à la lutte pour des réformes juridico-économiques (droit de grève, lois de protection du travail, etc.) ; b) la conscience social-démocrate, qui ne surgit pas spontanément dans le mouvement ouvrier, mais y est introduite « du dehors » par les intellectuels socialistes, origi-naires des classes possédantes. elle ne s’impose qu’à travers un combat idéologique, contre la spontanéité et les tendances trade-unionistes du prolétariat, qui le mènent à l’asservissement à l’idéologie bourgeoise6. la conscience socialiste est, essentiellement, la conscience de l’antagonisme fondamental entre les intérêts du prolétariat et le régime politico-social existant. elle n’attire pas seulement l’attention de la classe ouvrière sur elle-même, mais aussi sur les rapports de toutes les classes entre elles, sur l’ensemble de la société de classes, insérant chaque événement singulier dans le tableau général de l’exploitation capitaliste7. c’est à partir de cette analyse de la structure de la conscience de classe du prolétariat que lénine va construire sa théorie du parti, qui se propose d’institutionnaliser, en termes organisationnels, les différents niveaux de conscience.

tout d’abord, lénine établit une ligne de démarcation nette entre le parti et la classe, l’avant-garde-organisation et le mouvement-masse, la minorité consciente et la majorité hésitante au sein du prolétariat, tout en cherchant à créer des liens entre les deux compartiments. dans Un pas

5. Ibid., pp. 33-34.

6. Ibid., pp. 34, 43, 45. À l’origine, la thèse de l’introduction du socialisme « du dehors » n’est pas de Lénine, mais de Kautsky.

7. Ibid., pp. 34, 78.

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en avant, deux pas en arrière, il suggère cinq niveaux hiérarchisés selon le degré d’organisation et de conscience. dans le parti : 1) les organisations de révolutionnaires (professionnels) ; 2) les organisations d’ouvriers (révo-lutionnaires). hors du parti : 3) les organisations d’ouvriers se rattachant au parti ; 4) les organisations d’ouvriers ne se rattachant pas au parti, mais soumises en fait à son contrôle et à sa direction ; 5) les éléments non organisés de la classe ouvrière qui obéissent, pendant les grandes manifes-tations de la lutte des classes, à la direction de la social-démocratie8.

les principes qui constituent le schéma des rapports entre le parti et les masses sont également appliqués par lénine à la structure interne de l’organisation révolutionnaire par l’élaboration des règles suivantes : a) le contenu politique de la lutte social-démocrate et la clandestinité obligatoire de son action exigent que l’organisation des révolutionnaires englobe « avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolutionnaire », au contraire des grandes organisations adaptées à la lutte économique, qui doivent être le plus larges possible9 ; b) pour les mêmes raisons, il est impossible de donner un caractère « démocratique » au parti (avec élections, contrôle sur les dirigeants, etc.). la structure du parti doit être « bureaucratique » et centraliste, fondée sur le principe de construction du parti du « sommet à la base », de « haut en bas ». le dé-mocratisme, l’autonomisme et le principe d’organisation « de la base au sommet » sont l’apanage de l’opportunisme dans la social-démocratie10 ; c) par conséquent, la direction du parti doit être entre les mains d’un groupe de chefs « fermes et résolus », « professionnellement préparés et instruits par une longue pratique ». les pires ennemis de la classe ouvrière sont les démagogues qui sèment la méfiance à l’égard des chefs et éveillent « les instincts mauvais, les instincts de vanité » de la foule11 ; d) finale-ment, une discipline de fer doit régler la vie interne du parti, discipline pour laquelle les ouvriers sont naturellement préparés par l’« école de la fabrique », mais à laquelle la petite-bourgeoisie, anarchique du fait de ses propres conditions d’existence, cherche à échapper12. Face à ses adversaires dans la social-démocratie, qui l’accusaient de « jacobinisme » sur le plan organisationnel, lénine répondait que le social-démocrate révolutionnaire n’était autre chose qu’un « jacobin lié indissolublement à l’organisation du prolétariat »13...

sans doute les écrits de lénine pendant la période 1902-1904 consti-

8. V. I. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, Paris, Éditions Sociales, 1953, p. 39.

9. V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., p. 127.

10. V. I. Lénine, Un pas en avant..., op. cit., pp. 6, 78, 86.

11. V. I. Lénine, Que faire ? op. cit., p. 136.

12. V. I. Lénine, Un pas en avant..., op. cit., pp. 73-74.

13. Ibid., p. 66.

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tuent-ils un tout cohérent, qui doit être étudié en tant que tel. Mais, ce tout constitue-t-il « l’essence du bolchévisme » ou « l’expression accom-plie du léninisme », comme le prétendent beaucoup de ses partisans et de ses adversaires ?

Pendant l’époque « stalinienne », Que faire ? a été traduit et diffusé dans l’ensemble du mouvement communiste international comme le dernier mot de lénine sur les problèmes d’organisation14. or, en 1921, lénine considérait la traduction de cette œuvre comme « non désirable » et exigeait qu’une éventuelle publication en langues non russes fût ac-compagnée au moins d’« un bon commentaire », « pour éviter de fausses applications »15 !

dès 1907, dans une nouvelle préface, lénine émettait des réserves sur ce texte, soulignant qu’il contenait des expressions « plus ou moins maladroites ou imprécises », qu’il ne devait pas être détaché « de la situa-tion déterminée qui lui a donné naissance, à une période déjà lointaine du développement de notre parti », enfin qu’il est « une œuvre de polé-mique dirigée contre les erreurs de l’économisme et c’est de ce point de vue qu’il faut l’apprécier ». Par ailleurs, lénine proclame n’avoir jamais songé à « ériger en programme, en principes spéciaux, les formules de Que faire ? » il suggère que ces formules correspondaient à l’époque où la social-démocratie était enfermée dans le cadre étroit des « cercles », et il ajoute : « seule l’affluence des éléments prolétariens dans le parti, ainsi que l’action de masses ouverte fera disparaître toute trace de la mentalité des cercles, laquelle ne serait présentement qu’une entrave. et le prin-cipe d’une organisation démocratique, proclamé par les bolcheviks, en novembre 1905, dans la Novaia Jizn, dès que les circonstances eurent permis l’action ouverte, a été déjà, au fond, une rupture sans retour avec ce qu’il y avait de périmé dans les anciens cercles »16.

de toute évidence, ce changement profond des thèses de lénine entre 1904 et 1907 est en rapport étroit avec un événement historique qui se si-tue entre ces deux dates et qui a montré la prodigieuse initiative politique des masses ouvrières russes : la révolution de 1905-1906. il suffit, pour s’en convaincre, de lire les écrits de lénine pendant 1905, qui esquissent toute une nouvelle vision d’ensemble du mouvement ouvrier et social-démocrate, conception qui n’est pas éloignée, par moments, de celle de rosa luxemburg.

tout d’abord, lénine ne parle plus de conscience « introduite du de-

14. Dans l’histoire du PCUS (b), écrite sous l’inspiration directe de Staline, il est dit que « les thèses théoriques exposées dans Que faire ? sont devenues le fondement de l’idéologie du parti bolchevik » (voir History of the CPSU (b), Moscou, Short Course, 1939, p. 38).

15. T. Cliff, Rosa Luxemburg, London, International Socialism, 1959, p. 48.

16. V. I. Lénine, Préface (1907), in Que faire ? Paris, Librairie de l’Humanité, 1925, pp. Ix-xV.

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hors », mais d’une prise de conscience des masses par leur propre pratique, par leur expérience révolutionnaire concrète : « les masses [...] intervien-nent activement sur la scène et combattent. ces masses s’éduquent par la pratique, sous les yeux de tous, à force d’essais, de tâtonnements, de jalonnements, en se mettant à l’épreuve et en mettant à l’épreuve leurs idéologues. [...] on ne pourra jamais rien comparer, quant à l’importance, à cette éducation directe des masses et des classes dans le cours même de la lutte révolutionnaire »17. dans son célèbre article de janvier 1905, « le début de la révolution en russie », il écrit, à propos du « dimanche san-glant » du 9 janvier à saint-Pétersbourg : « l’éducation révolutionnaire du prolétariat a fait, en l’espace d’un jour, plus de progrès qu’elle n’en aurait pu faire en des mois et des années d’existence monotone, grise et soumise »18. il va jusqu’à affirmer, vers la fin de 1905, que « la classe ouvrière est instinctivement, spontanément social-démocrate, et plus de dix ans de travail de la social-démocratie ont fait beaucoup pour transformer cette spontanéité en conscience »19. il voit maintenant le rapport entre les dirigeants et la classe sous une lumière nouvelle et souligne, dans un com-mentaire de 1906 sur l’insurrection de Moscou (décembre 1905) que « la modification des conditions objectives de la lutte et, par suite, la nécessité de passer de la grève à l’insurrection ont été senties par le prolétariat avant de l’être par ses dirigeants. la pratique, comme toujours, a précédé la théorie »20.

une nouvelle conception du rapport entre le parti et les masses apparaît donc chez lénine, qui souligne avec insistance le rôle décisif de l’initiative propre des masses : « l’initiative des ouvriers eux-mêmes va maintenant se manifester dans des proportions dont nous n’osions rêver, hier encore, dans notre illégalité et nos ‘petits cercles’ de militants »21. c’est pour cette raison qu’il propose – à l’encontre des « comitards » du parti – la transformation du soviet de députés ouvriers en centre politique de la révolution, en gou-vernement provisoire révolutionnaire. il esquisse même une proclamation publique de ce futur gouvernement, autour du thème central suivant : « nous ne nous isolons pas du peuple révolutionnaire, mais au contraire,

17. V. I. Lénine, « Journées révolutionnaires » (janvier 1905), in Œuvres complètes, Paris, Éditions Sociales Internationales, 1928, vol. VII, p. 105.

18. V. I. Lénine, Œuvres, Paris, Éditions Sociales, 1964, tome VIII, p. 90.

19. V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti » (1905), in Œuvres complètes, Paris, Éditions Sociales Internationales, 1928, vol. VIII, p. 472 (souligné par nous). Voir aussi l’article de novembre 1905, « Parti socialiste et révolutionnaires sans parti » : « La situation particulière du prolétariat dans la société capitaliste conduit à ce fait que l’aspiration des travailleurs au socialisme et à leur union avec un parti socialiste surgit avec une force spontanée dès les premières étapes du mouvement » (in r. Garaudy, Lénine, Paris, P.U.F., 1968, pp. 27-28).

20. Dans un essai de 1907, Lénine compare l’attitude de Marx envers la Commune avec celle des dirigeants social-démocrates envers la révolution de 1905 et il s’écrie : « Marx estime par-dessus tout l’initiative historique des masses. Ah ! si nos social-démocrates russes avaient appris chez Marx à apprécier l’initiative historique des ouvriers et des paysans russes en octobre et en décembre 1905 ! ».

21. V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti », in Œuvres, VIII, op. cit., p. 472.

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nous soumettons à son verdict chacun de nos pas, chacune de nos déci-sions ; nous nous appuyons entièrement et exclusivement sur l’initiative libre qui émane des propres masses laborieuses »22.

enfin, le « cours nouveau » se manifeste aussi au niveau de l’organi-sation interne du parti, qui reçoit l’adhésion en masse d’ouvriers révo-lutionnaires. un ive congrès du Parti est convoqué, et lénine exige que des délégués des nouveaux adhérents ouvriers y soient admis, à côté des représentants des anciens « comités ». d’ailleurs, il voit dans la décision de convoquer le ive congrès « un pas décisif vers l’application entière du principe démocratique dans nos organisations »23.

il est instructif de comparer l’attitude de lénine face à l’éclatement de la révolution en janvier 1905 avec celle de staline, qui est typique des « comitards » du parti : dans un tract adressé aux « ouvriers du caucase », ce dernier écrivait en effet : « tendons-nous la main et serrons-nous autour des comités du parti ! nous ne devons pas oublier un instant que seuls, les comités du parti peuvent nous diriger dignement : eux seuls sauront nous éclairer la route qui mène à cette ‘terre promise’ : le monde socialiste ! »24. à la même époque, lénine appelait à la formation de comités révolution-naires – c’est-à-dire de comités où se rassembleraient tous les révolution-naires, social-démocrates ou non – « dans chaque fabrique, dans chaque quartier, dans chaque bourgade importante »25.

le « sPontanéisMe » de rosa luxeMBurgles formules organisationnelles de rosa luxemburg, exposées dans

les articles publiés en 1903-1904 dans la Neue Zeit, organe théorique de la social-démocratie allemande et dans la brochure Grève générale, parti et syndicats de 1906, s’opposent radicalement au centralisme de lénine d’avant 1905, par leur insistance sur l’initiative révolutionnaire des mas-ses elles-mêmes et par les réserves qu’elles émettent sur la concentration du pouvoir entre les mains du noyau dirigeant du parti.

il nous semble, encore une fois, que c’est dans la situation du mouve-ment ouvrier allemand en général et, en particulier, de son aile révolution-naire qu’il faut chercher les racines des thèses de rosa luxemburg : a) le parti social-démocrate allemand était une organisation de masse, légale et hautement organisée ; b) des tendances opportunistes et « révisionnistes » se manifestaient déjà à cette époque (1903-1906) dans la direction du parti, surtout dans le groupe parlementaire. l’aile radicale du Psd plaçait

22. V. I. Lénine, « Our tasks and the soviet of workers’ deputies », Collected Works, Moscow, Foreign Languages Publishing House, 1962, p. 27.

23. V. I. Lénine, « De la réorganisation du Parti », in Œuvres, VIII, op. cit., pp. 467-469.

24. J. Staline, « Ouvriers du Caucase, il est temps de se venger ! », in Œuvres, Paris, Éditions Sociales, tome I, 1954, p. 78.

25. V. I. Lénine, « Le début de la révolution en russie » (janvier 1905), in Œuvres, Éditions Sociales, tome VIII, 1964, p. 92.

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ses espoirs dans les potentialités révolutionnaires des masses, et non dans la capacité d’initiative des dirigeants bureaucratiques, lesquels étaient à leurs yeux un élément essentiellement timoré et conservateur. dans les syndicats, liés au Psd, la minorité de gauche menait depuis longtemps un combat acharné contre les tendances antidémocratiques et centralistes de la bureaucratie syndicale réformiste26. Par ailleurs, certains intellec-tuels révisionnistes (georg Bernhard, Maximilien harden) soulignaient avec complaisance dans leurs essais politico-littéraires la supériorité des « dirigeants cultivés » sur la « masse aveugle », s’attirant les foudres de la critique de rosa luxemburg27.) c) Pour rosa luxemburg, comme pour toute la tendance marxiste du Psd, « l’écroulement » du capitalisme en allemagne était envisagé en termes surtout économiques – au contraire de la russie tsariste, où les seules limites imaginables du capitalisme étaient politiques. cela nous permet de mieux comprendre non seulement les divergences entre luxemburg et lénine sur l’accumulation du capital28, mais aussi leur désaccord organisationnel : pour rosa luxemburg, la crise « catastrophique » de l’économie capitaliste conduirait les plus larges masses à une position révolutionnaire, indépendamment de l’action « consciente » des dirigeants – et même contre les dirigeants, s’ils devien-nent un obstacle. d) la tradition qui inspirait la gauche marxiste du parti allemand était celle du « parti ouvrier social-démocrate » fondé en 1869 à eisenach (avec l’appui de Marx et engels). la tendance démocratique et « autonomiste » s’y opposait au centralisme dictatorial de l’union gé-nérale des ouvriers allemands fondée par lassalle29.

les thèses de rosa luxemburg n’ont pas changé, de 1903 à 1906, la révolution russe de 1905 n’ayant que confirmé ses espoirs dans la capa-cité révolutionnaire des masses prolétariennes. ses deux articles sur les problèmes d’organisation, parus dans la Neue Zeit, ainsi que sa brochure sur la grève générale expriment la même théorie, à travers trois thèmes caractéristiques : conscience de classe, rapports parti-masses, organisation interne du parti.

Pour rosa luxemburg, le processus de prise de conscience des masses ouvrières découle moins de la propagande des brochures et tracts du parti que de l’expérience de la lutte révolutionnaire, de l’action directe et auto-nome du prolétariat : « c’est par le prolétariat que l’absolutisme doit

26. Voir C. E. Schorske, German Social-Democracy 1905-1917, New York, J. Wiley, 1965, pp. 10-11, 133, 249.

27. r. Luxemburg, « Espoirs déçus », Neue Zeit 1903-1904 ; trad. fr. « Masses et chefs », in Marxisme contre dictature, Spar-tacus, Paris, 1946.

28. Voir L. Goldmann, Sciences humaines et Philosophie, Paris, Gallimard, 1970, pp. 72-73.

29. Voir r. Luxemburg, « Questions d’organisation de la social-démocratie russe », Neue Zeit 1903-1904, trad. fr. « Centralisme et Démocratie », in Marxisme contre dictature, op. cit., p 29. Selon T. Cliff (Rosa Luxemburg, op. cit., p. 42), une des sources pos-sibles des conceptions de rosa Luxemburg est sa lutte contre le Parti socialiste polonais (PPS), de tendance « social-patriote », d’une part, conspiratrice et terroriste, d’autre part.

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être renversé en russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. toutes ces conditions [...] ne lui viendront que de l’école politique vi-vante, de la lutte et dans la lutte, au cours de la révolution en marche. [...] le soudain soulèvement général du prolétariat en janvier, sous la forte impulsion des événements de saint-Pétersbourg était, dans son action vers le dehors, un acte politique de déclaration de guerre révo-lutionnaire à l’absolutisme. Mais cette première action générale directe de classe n’en eut qu’un plus puissant contrecoup vers l’intérieur, en éveillant pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes »30. ici, rosa luxemburg se montre disciple fidèle de la théo-rie de la révolution de Marx : c’est dans la praxis révolutionnaire des masses que changent en même temps le « dehors », les « circonstances » et l’ « intérieur », la conscience de classe. la conscience révolutionnaire ne peut se généraliser qu’au cours d’un mouvement « pratique », le changement « massif » des hommes ne peut s’opérer que dans la révo-lution elle-même. la catégorie de la praxis – qui est, chez elle comme chez Marx, l’unité dialectique de l’objectif et du subjectif, la médiation par laquelle la classe en soi devient pour soi – lui permet de dépasser le dilemme figé et métaphysique de la social-démocratie allemande, entre le moralisme abstrait de Bernstein et l’économisme mécanique de kautsky : tandis que, pour le premier, le changement « subjectif », mo-ral et spirituel du peuple est la condition de l’avènement de la « justice sociale », pour le deuxième, c’est l’évolution économique objective qui mène « fatalement » au socialisme. cela permet de mieux comprendre pourquoi rosa luxemburg s’opposait non seulement aux révisionnistes néo-kantiens, mais aussi, à partir de 1905, à la stratégie d’attentisme passif prônée par le « centre orthodoxe ». de même, c’est la dialectique de la praxis qui lui permet de dépasser le traditionnel dualisme incarné dans le Programme d’erfurt, entre les réformes, ou le « programme mi-nimum », et la révolution, ou « le but final ». Par la stratégie de la grève de masse, qu’elle propose en 1906 (contre la bureaucratie syndicale) et en 1910 (contre kautsky), rosa luxemburg trouve précisément une voie capable de transformer les luttes économiques ou le combat pour le suffrage universel en un mouvement révolutionnaire général.

Par ailleurs, selon rosa luxemburg, au cours d’un soulèvement radical des masses ouvrières, la séparation que le « pédantisme schématique » veut établir entre la lutte économique (syndicale) et la lutte politique (social-démocrate) disparaît : elles deviennent deux faces entremêlées de la lutte

30. r. Luxemburg, Grève des masses, parti et syndicats (1906), Paris, Maspero, 1964, pp. 114 et suiv.

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des classes, et la limite artificielle tracée entre syndicat et parti socialiste est effacée31. refusant ainsi l’opposition entre « conscience trade-unioniste » et « conscience social-démocrate » (lénine), elle suggère une distinction entre la conscience théorique latente, caractéristique du mouvement ouvrier pendant la période de domination du parlementarisme bourgeois, et la conscience pratique et active, qui surgit dans le processus révolutionnaire, quand la masse elle-même (et non seulement les députés et dirigeants du parti) apparaît sur la scène politique, cristallisant son « éducation idéologi-que » directement dans la praxis. c’est grâce à cette conscience pratico-active que les couches arriérées et non organisées constitueront, en période de lutte révolutionnaire, l’élément le plus radical, et non l’élément à la traîne32.

évidemment, cette théorie de la conscience de classe conduit à une conception des rapports entre le parti et les masses très différente de celle esquissée dans Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière. tout en s’opposant aux tendances du parlementarisme opportuniste, qui prétend ef-facer toute distinction entre le parti et les couches populaires non organisées, pour « noyer l’élite active et consciente du prolétariat dans la masse amorphe du ‘corps électoral’ », rosa luxemburg se refuse à dresser des cloisons étan-ches entre le noyau socialiste, solidement encadré par le parti, et les couches ambiantes du prolétariat, « déjà entraînées dans la lutte des classes et chez lesquelles la conscience de classe s’accroît chaque jour davantage »33.

Pour cette raison, elle critique ceux qui fondent leur stratégie politique sur ce qu’elle considère comme une surestimation du rôle de l’organisation dans la lutte des classes – laquelle se complète d’habitude par une sous-estimation de la maturité politique du prolétariat encore non organisé –, oubliant l’ac-tion éducatrice de « l’orage des grandes luttes de classes », pendant lequel l’influence des idées socialistes va bien au-delà des limites que suggèrent les listes des organisations, ou même les statistiques électorales des temps cal-mes. cela ne signifie pas, évidemment, que l’avant-garde consciente doive attendre les bras croisés la venue « spontanée » d’un mouvement révolu-tionnaire. au contraire, son rôle est précisément de « devancer l’évolution des choses et de chercher à la précipiter »34. enfin, résumant en une phrase ses thèses organisationnelles et répondant à la célèbre image de lénine, qui compare le social-démocrate à un « jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat », rosa luxemburg proclame : « en vérité, la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière »35.

31. Ibid., pp. 129, 154.

32. Ibid., p. 60.

33. r. Luxemburg, « Centralisme et démocratie », op. cit., pp. 21, 28.

34. r. Luxemburg, Grève de masse..., op. cit., pp. 59, 61.

35. r. Luxemburg, « Centralisme et démocratie », op. cit., p. 21.

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Par ailleurs, selon rosa luxemburg, la social-démocratie a comme tâche l’abolition de l’antithèse entre « dirigeants » et « masse dirigée », entre les « chefs », hommes d’état consommés, et la molle argile humaine du « troupeau aveugle », antithèse qui constitue le fondement historique de toute domination de classe36. la conscience claire que les masses ont d’elles-mêmes est « pour l’action socialiste une condition historique indis-pensable tout comme l’inconscience de la masse fut autrefois la condition des actions des classes dominantes »37. Par conséquent, le rôle des diri-geants doit être précisément de se dépouiller de leur qualité de « chefs », « dans la mesure où ils font de la masse la dirigeante, et d’eux-mêmes les organes exécutifs de l’action consciente de la masse »38. en somme, le seul « sujet » auquel incombe le rôle de dirigeant est le « moi » collectif de la classe ouvrière révolutionnaire, dont les erreurs sont historiquement beaucoup plus fécondes que l’infaillibilité du meilleur comité central39.

Partant de ces présuppositions, rosa luxemburg refuse ce qu’elle appelle l’« ultra-centralisme » de lénine dans Un pas en avant... ce centralisme revêt, à son avis, un caractère nettement « jacobino-blan-quiste », tendant à faire du comité central le seul noyau actif du parti. « imprégné de l’esprit stérile du veilleur de nuit », le noyau directeur se souciera plus de contrôler et encadrer le mouvement que de le développer et le féconder. à ce type de centralisme, adéquat à une organisation de conjurés, elle oppose le centralisme socialiste, qui ne saurait être autre chose qu’un « autocentralisme » : le règne de la majorité à l’intérieur du parti, la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde, contre les particularismes d’ordre national, religieux ou professionnel40. quant à la discipline acquise dans l’« école de la fabrique », discipline qui, se-lon lénine, rend le prolétaire naturellement adapté à la discipline du parti, elle est, pour rosa luxemburg, « la docilité bien réglée d’une classe opprimée ». elle n’a rien de commun avec l’autodiscipline librement consentie de la social-démocratie, que la classe ouvrière ne peut acquérir qu’en extirpant jusqu’à la dernière racine les habitudes d’obéissance et de servitude imposées par la société capitaliste41.

en conclusion, s’il est vrai que rosa luxemburg a sous-estimé le rôle de l’organisation dans la lutte révolutionnaire, il faut souligner qu’elle n’a pas, comme certains « luxemburgistes », érigé le spontanéisme des

36. r. Luxemburg, « Masses et chefs », op. cit., pp. 37-39. Ces remarques de rosa Luxemburg ne sont pas dirigées contre Lé-nine, mais contre les révisionnistes allemands, français (Jaurès) et italiens (Turati). Elle cite comme exemple historique de cette attitude Bruno Bauer, qui voyait dans la « masse » le pire ennemi de l’« esprit »...

37. Ibid., p. 37.

38. Id.

39. r. Luxemburg, « Centralisme et démocratie », op. cit., p. 33. Cette fois la critique est adressée à Lénine.

40. r. Luxemburg, « Centralisme et démocratie », op. cit., pp. 19-25.

41. Ibid., pp. 22-23.

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masses en principe absolu et abstrait. Même dans son écrit le plus « spon-tanéiste », Grève de masse, Parti et syndicat (1906), elle reconnaît que le Parti socialiste doit prendre « la direction politique » de la grève de masses, ce qui consiste à « donner à la bataille son mot d’ordre, sa tendance, régler la tactique de la lutte politique, etc. » ; elle reconnaît même que l’organisation socialiste est « l’avant-garde directrice de tout le peuple travailleur » et que « la clarté politique, la force, l’unité du mouvement découlent précisément de cette organisation »42. il faut ajouter que l’or-ganisation polonaise dirigée par rosa luxemburg (sdkPil), clandestine et révolutionnaire, ressemblait beaucoup plus au parti bolchevik qu’à la social-démocratie allemande... Finalement, un aspect méconnu doit être pris en considération : il s’agit de l’attitude de rosa luxemburg envers l’internationale (surtout après 1914), qu’elle concevait comme un parti mondial centralisé et discipliné. ce n’est pas la moindre des ironies que karl liebknecht, dans une lettre à rosa luxemburg, critique sa conception de l’internationale comme étant « trop centraliste-mécanique », avec « trop de ‘discipline’, trop peu de spontanéité », considérant les masses « trop comme instruments de l’action, non comme porteurs de la volonté ; en tant qu’instruments de l’action voulue et décidée par l’internationale, non en tant que voulant et décidant elles-mêmes »43.

l’échec de janvier 1919 a montré clairement les limites du spontanéis-me et le rôle vital d’une avant-garde révolutionnaire puissante. Peut-être rosa luxemburg, dans ses derniers articles en 1919, s’en est-elle rendu compte plus que jamais, puisqu’elle insiste, cette fois, sur le fait que « les masses ont besoin d’une direction claire et de dirigeants impitoyablement déterminés »44.

graMsci : du conseil ouvrier à Machiavelles idées d’antonio gramsci sur les problèmes d’organisation ont

connu, entre 1919 et 1934, une évolution si profonde et si radicale qu’on pourrait presque parler de « rupture idéologique ». tandis que ses articles, publiés pendant les années qui précédèrent la fondation du Parti communiste italien (1921), dans l’édition piémontaise du Avanti, organe officiel du Parti socialiste italien, et dans l’hebdomadaire Ordine Nuovo, périodique de l’aile communiste du Psi, posent les questions organisa-tionnelles dans des termes très proches du « luxemburgisme », les cahiers rédigés en prison vers 1933-1934 (publiés après la guerre par einaudi sous le titre Note sui Machiavelli) dépassent le « jacobino-blanquisme »

42. r. Luxemburg, Grève de masse..., op. cit., pp. 49, 58.

43. Voir K. Liebknecht, « A rosa Luxemburg : remarques à propos de son projet de thèses pour le groupe ‘Internationale’ », Partisans, no 45, janvier 1969, p. 113.

44. J.-P. Nettl, Rosa Luxemburg, London, Oxford University Press, 1966, vol. II, p. 765.

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et se situent directement sous l’égide du Prince de Machiavel. certains indices suggèrent clairement que cette évolution idéologique découle des transformations profondes que le mouvement ouvrier et communiste a connues au cours de ces quinze années, dans le monde en général, et en italie en particulier.

tout d’abord, pour comprendre le « spontanéisme » implicite dans les écrits de gramsci pendant la période 1919-1920, il faut les insérer dans leur contexte historico-social : a) sur l’ensemble du continent, après la guerre, et sous l’influence de la révolution soviétique, le mouvement ouvrier était dans une période d’ « essor de masses », avec l’éclosion ininterrompue de mouvements de grève, de révolutions sociales et même de soulèvements communistes (allemagne et hongrie, en 1919). b) en italie, en particulier, les masses prolétariennes montraient beaucoup plus d’initiative et de com-bativité que les directions des syndicats ou du Parti socialiste45. à turin, au cours d’un mouvement historique, dont gramsci fut le témoin direct et le participant, les ouvriers révoltés sont allés jusqu’à occuper les usines et organiser spontanément des conseils ouvriers. c) la direction du parti, dominée par des éléments « centristes », était très en retard par rapport au niveau révolutionnaire des masses, au point qu’au cours de la grève générale de turin, elle refusa son appui intégral au mouvement, qu’elle critiquait âprement comme une « déviation anarchiste ». comme rosa luxemburg en 1904, gramsci était devant un parti formellement révolutionnaire – le Parti socialiste italien se prétendait « section de la iiie internationale » – mais miné intérieurement par le parlementarisme et le réformisme.

il n’est donc pas surprenant que gramsci emploie, dans ses articles des années 1919-1920, des formules très proches du programme de la ligue spartacus46 et qu’il nomme rosa luxemburg, à côté de Marx et lénine, parmi les inspirateurs de sa conviction fondamentale : « la révolution com-muniste ne peut être réalisée que par les masses et non par un secrétaire de parti ou un président de la république, à coups de décrets »47. Pour gramsci, comme pour rosa luxemburg, ce sont les mouvements spontanés et in-coercibles des masses laborieuses qui indiquent le sens précis du dévelop-pement historique. ces mouvements sont préparés souterrainement, dans l’obscurité des usines et de la conscience des foules, où se forgent peu à peu l’autonomie spirituelle et l’initiative historique de la masse48.

45. A. Gramsci souligne le « paradoxe historique par lequel en Italie ce sont les masses qui poussent et ‘éduquent’ le Parti de la classe ouvrière et ce n’est pas le Parti qui guide et éduque les masses ». Il ajoute : « Ce parti socialiste, qui se proclame guide et maître des masses, n’est pas autre chose qu’un pauvre notaire qui enregistre les opérations exécutées spontanément par les masses » (Ordine Nuovo, Torino, Einaudi, 1954, pp. 161, 162).

46. A. Gramsci, Ordine Nuovo, op. cit., p. 399 : « La société communiste ne peut pas être construite impérativement, avec des lois et décrets : elle naît spontanément de l’activité historique de la classe ouvrière... ». Voir « Que veut Spartacus », in A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, Paris, Éditions Spartacus, 1949, pp. 89-98.

47. A. Gramsci, Ordine Nuovo, op. cit., p. 489.

48. Ibid., pp. 96, 124, 139.

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en italie, la grande manifestation historique de la spontanéité ré-volutionnaire du prolétariat s’est concrétisée dans les conseils ouvriers de 1919-1920, au sein desquels les travailleurs se formaient à la gestion sociale, se préparaient à l’autogouvernement dans l’état ouvrier49. Par conséquent, le pouvoir politique de la masse, le pouvoir de guider le mouvement, doit appartenir aux organismes représentatifs de la masse elle-même – le conseil et le système des conseils – tandis que les tech-niciens de l’organisation (qui, en tant que techniciens, spécialistes, ne peuvent être révoqués), doivent être cantonnés à des fonctions purement administratives, sans aucun pouvoir politique50.

quel doit être le rôle du parti dans cette situation ? selon gramsci, le parti ne doit jamais essayer de limiter mécaniquement le mouvement au cadre étroit de son organisation : il deviendrait inconsciemment un organe de conservation et verrait le processus révolutionnaire échapper à son contrôle et à son influence. dans le cas concret du conseil d’usine, le parti et les syndicats ne doivent pas se poser comme des tuteurs ou comme les superstructures déjà constituées de ces nouvelles institutions51. Bien au contraire, le parti doit être l’instrument du « processus de libé-ration intime par lequel l’ouvrier d’exécutant devient initiateur, de masse devient chef et guide, de bras devient cerveau et volonté »52. en somme : le parti communiste ne doit pas être un rassemblement de doctrinaires, de « petits Machiavel », ni « un parti qui se sert de la masse pour tenter une imitation héroïque des jacobins français », mais « le parti des masses qui veulent se libérer par leurs propres moyens, de façon autonome », de l’esclavage capitaliste53.

cette structure des rapports entre le parti et la masse se reflète au niveau de son organisation interne, qui doit, selon gramsci, se consti-tuer « de la base au sommet » : « dans chaque usine (de turin), il existe un groupe communiste permanent avec son propre corps dirigeant. les groupes isolés se rassemblent selon la position topographique de leurs usines dans des groupes de quartier, lesquels créent un comité dirigeant au sein de la section du parti »54.

Pendant la période qui va de 1927 à 1935, le mouvement ouvrier en europe a souffert de l’impact de transformations radicales, aussi bien dans son rapport de force avec l’adversaire que dans sa propre structure : a) recul général du mouvement révolutionnaire, stagnation politique

49. Ibid., p. 95.

50. Ibid., p. 100.

51. Ibid., pp. 70, 127.

52. Ibid., p. 157.

53. Ibid., pp. 139-140.

54. Ibid., p. 178.

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des masses, défaites répétées du communisme, ce qui provoque, chez les dirigeants, une tendance à accorder une importance extrême au parti et aux « chefs »55 ; b) la défaite des partis ouvriers coïncide, en italie et en allemagne, avec la prise du pouvoir par le fascisme, appuyé par de larges couches populaires politiquement arriérées de la ville et des campagnes – événements qui produisirent, dans certains secteurs de l’intelligentsia so-cial-démocrate (karl Mannheim, erich Fromm) un profond ressentiment et une grande méfiance envers les « tendances irrationnelles » et la « peur de la liberté » des grandes masses et, parallèlement, chez les dirigeants communistes, un repliement vers l’appareil du parti et un renforcement de l’autorité des « chefs » sur la « masse » ; c) enfin, à cette époque (1927-1935) commençait à se cristalliser le processus de bureaucratisation interne du mouvement communiste – le « stalinisme » –, qui a atteint l’un de ses points culminants en 1935, avec les procès de Moscou et la liquidation de l’ancienne direction bolchévique. ces trois événements : recul des masses, victoire du fascisme et développement du stalinisme constituent, à notre avis, la clé pour la compréhension de la métamorphose des idées politiques de gramsci.

un des symptômes les plus clairs de cette métamorphose est sa posi-tion face aux thèses de r. luxemburg, qui, explicitement approuvées en 1919, sont maintenant classées comme des théories « hâtivement et même superficiellement » développées, à partir de l’expérience de 1905. il repro-che notamment à rosa luxemburg d’avoir sous-estimé les éléments « vo-lontaires » et organisationnels de la lutte révolutionnaire, portée qu’elle était par ses préjugés « économistes » et spontanéistes ; elle aboutit ainsi à une forme de déterminisme économique rigide, aggravé par un véritable « mysticisme historique »56. d’après les Notes sur Machiavelli, écrites par gramsci en prison, le spontanéisme, partant de présuppositions mécanis-tes, ignore la résistance de la « société civile » aux irruptions de l’élément économique immédiat (crises, etc.) et oublie que les prémisses objectives ne conduisent à des conséquences révolutionnaires que lorsqu’elles sont « activées » politiquement par des partis et des hommes capables57.

Pour le gramsci de 1933, le parti doit exercer le rôle d’un « prince moderne », héritier légitime de la tradition de Machiavel et des jacobins. en tant que tel, il « prend la place, dans les consciences, de la divinité ou de l’impératif catégorique » et devient le point de référence pour définir ce qui est utile ou nuisible, ce qui est vertueux ou scélérat. il a enfin une « fonction de police progressiste »58. en d’autres termes : « Partant du

55. Voir C. Lefort, « Le marxisme et Sartre », Les Temps modernes, no 89, avril 1953, p. 1566.

56. A. Gramsci, Notes sur Machiavelli, Sulla Politisa e sullo Stato Modern, Torino, Einaudi, 1955, 4e edizione, p. 65.

57. Ibid., pp. 5, 66, 78.

58. Ibid., pp. 6-8, 26.

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principe de ce qu’il existe des dirigés et des dirigeants, des gouvernants et des gouvernés, la vérité est que les ‘partis’ ont été jusqu’à présent le moyen le plus adéquat pour l’élaboration des dirigeants »59.

l’organisation interne du parti révolutionnaire obéirait, à son tour, aux principes du centralisme démocratique, défini comme « l’insertion continuelle des éléments naissant du fond des masses dans la structure solide de l’appareil de direction »60. cela implique nécessairement une hiérarchie interne bien délimitée : à la base, un élément diffus d’« hommes communs, dont la participation est caractérisée par la discipline et par la fidélité et non par l’esprit créateur » ; au sommet, le groupe dirigeant, « doté d’une force hautement cohérente, centralisatrice et disciplinante, et peut-être pour cela inventive » ; entre les deux, un élément intermé-diaire, qui articule les extrêmes61. ajoutons cependant que gramsci n’était pas insensible aux dangers d’un tel programme organisationnel ». ses critiques à l’égard du « centralisme bureaucratique », des habitudes conservatrices des bureaucraties dirigeantes et du fétichisme aliénant du parti62 suggèrent, malgré tout, une certaine continuité entre l’auteur des Notes sur Machiavelli et celui des éditoriaux de Ordine Nuovo.

la synthèse théorique de lukácsl’idée d’effectuer une synthèse qui surmonte dialectiquement le spon-

tanéisme et le sectarisme a été probablement suggérée à georg lukács par sa propre expérience de commissaire du Peuple dans l’éphémère république des conseils ouvriers de Bela kun en hongrie (mars-juillet 1919). dans cette expérience révolutionnaire, « les énergies révolution-naires spontanées de la classe ouvrière représentaient une force immense », mais sa défaite rapide a montré que « si la spontanéité révolutionnaire de la classe ouvrière est à la base de la révolution prolétarienne, on ne peut fonder sur cette unique force la dictature du prolétariat »63.

Par ailleurs, après la victoire de la révolution bolchévique d’octobre et l’échec du soulèvement « spartakiste » de janvier 1919, il était né-cessaire d’établir un bilan idéologique des thèses organisationnelles qui subissaient, dans le processus révolutionnaire, un test décisif. dans cette situation historique, ce bilan ne pouvait qu’être défavorable au « luxem-burgisme ». cependant, l’œuvre de lukács, Histoire et conscience de classe, a été écrite dans une période de transition (1919-1922), pendant laquelle

59. Ibid., p. 18.

60. Ibid., p. 76.

61. Ibid., p. 53.

62. Ibid., pp. 51, 76, 157.

63. E. Molnar, « Le rôle historique de la république hongroise des Conseils », Acta Historica, revue de l’Académie des Sciences de Hongrie, t. VI, 1959, pp. 234-235.

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la situation en allemagne était encore potentiellement révolutionnaire et le « luxemburgisme » un courant encore puissant du mouvement communiste européen. ajoutons que son auteur vivait à cette époque en allemagne, où ce courant était particulièrement influent. tout cela nous permet de comprendre pourquoi, malgré ses réserves, cette œuvre reste profondément « imprégnée » par les conceptions de rosa luxemburg.

Pour lukács, les erreurs fondamentales du spontanéisme luxemburgis-te sont, d’une part, la conviction que la prise de conscience du prolétariat est la simple actualisation d’un contenu latent et, d’autre part, l’oubli de l’influence idéologique de la bourgeoisie, grâce à laquelle, même pendant les pires crises économiques, certaines couches de la classe ouvrière restent politiquement arriérées. les actions de masse spontanées sont l’expres-sion psychologique des lois économiques, mais la véritable conscience de classe n’est pas le produit automatique des crises objectives64.

il introduit ainsi une distinction, qui constitue un des thèmes centraux de l’œuvre, entre la « conscience psychologique » des ouvriers, c’est-à-dire les pensées empiriques effectives de la masse, psychologiquement descrip-tibles et explicables, et la véritable « conscience de classe du prolétariat », qui est « le sens, devenu conscient, de la situation historique de la classe ». cette vraie conscience de classe n’est pas la somme ou la moyenne de ce que les membres de la classe pensent, mais une « possibilité objective » : la réaction rationnelle la plus adéquate qu’on pourrait « adjuger » (zurech-nen) à cette classe, c’est-à-dire la conscience que celle-ci aurait si elle était capable de saisir la totalité de sa situation historique65.

cependant, la conscience de classe « adjugée » ne constitue pas une entité transcendantale, une « valeur absolue », flottant dans le monde des idées ; elle prend, au contraire, une figure historique, concrète et révolutionnaire : le parti communiste. en effet, pour lukács, le parti communiste est la forme organisationnelle de la conscience de classe qui, en tant que porteur de la plus haute possibilité objective de conscience et d’action révolutionnaire, exerce une médiation entre la théorie et la pratique, entre l’homme et l’histoire66. dans le débat sur les rapports entre ce parti et les larges masses non organisées, il faut surtout éviter la tendance caractéristique de la vision bourgeoise de l’histoire, qui consiste à considérer le processus historique réel séparément de l’évolution des masses. dans cette erreur tombent tant le sectarisme de parti que le spontanéisme, qui, en posant le faux dilemme « terrorisme contre op-portunisme », se trouvent, en dernière analyse, à l’intérieur du dilemme

64. G. Lukács, Geschichte und Klanssenbewustsein, Malik Verlag, Berlin, 1923 ; éd. fr. Histoire et Conscience de classe, Paris, Minuit, 1960, pp. 343-350.

65. Ibid., pp. 73, 99.

66. Ibid., pp. 338, 358, 368.

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bourgeois « volontarisme ou fatalisme »67.le sectarisme, en surestimant le rôle de l’organisation dans le proces-

sus révolutionnaire, tend à mettre le parti à la place des masses, agissant pour le prolétariat (comme les blanquistes), et à figer en une scission permanente la séparation organisationnelle, historiquement nécessaire, entre le parti et la masse. on dissocie ainsi artificiellement la conscience de classe « correcte » de la vie et de l’évolution de la classe. quant au spontanéisme, en sous-estimant l’importance des éléments organisation-nels, il situe sur le même plan la conscience de classe du prolétariat et les sentiments momentanés des masses, nivelant les stratifications réelles de la conscience à leur degré le plus bas – ou, dans le meilleur des cas, au niveau moyen. il renonce ainsi à faire avancer le processus d’unification de ces stratifications au plus haut niveau possible68.

la solution dialectique du problème organisationnel, qui dépasserait l’alternative « jacobinisme de parti » contre « autonomie des masses », se trouverait, d’après lukács, dans l’interaction vivante entre le parti et les masses non organisées. la structure de cette interaction serait façon-née par le processus d’évolution de la conscience de classe. en d’autres termes, la séparation organisationnelle entre le parti communiste et la classe découlerait de l’hétérogénéité du prolétariat du point de vue de la conscience, mais elle serait seulement un moment du processus dia-lectique d’unification de la conscience de toute la classe. l’autonomie de l’organisation de l’avant-garde serait un moyen d’égaliser la tension entre la plus haute possibilité objective et le niveau de conscience effectif de la moyenne, dans un sens qui fasse avancer le processus de prise de conscience révolutionnaire69.

envisageant le problème sous l’angle de la structure interne du parti communiste, lukács cherche, encore une fois, à éviter les schémas réifiés du centralisme bureaucratique et de l’« autonomisme » à outrance. s’il souligne que la capacité d’initiative révolutionnaire suppose une forte centralisation et une division du travail poussée, il signale, cependant, les risques de bureaucratisation que représente l’opposition entre une hiérarchie fermée de fonctionnaires et une masse passive d’adhérents qui suivent avec une certaine indifférence, où se mêlent confiance aveugle et apathie. en conclusion, lukács insiste sur la nécessité d’une interaction concrète entre la volonté des membres et celle de la direction centrale du parti. Par cette relation peut être abolie l’opposition abrupte – héritée des partis bourgeois – entre chefs actifs et masse passive, entre dirigeants qui

67. Ibid., pp. 367, 373.

68. Ibid., pp. 363, 367.

69. Ibid., p. 367-369, 381.

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agissent à la place des masses et masses contemplatives et fatalistes70.

trotsky et le BolchévisMetrotsky considérait sa méfiance envers le bolchévisme léniniste

avant 1917 comme une des grandes erreurs de sa vie politique71. cette méfiance, qui s’est exprimée pour la première fois pendant l’historique congrès de la rupture en 1903, a été justifiée par lui, dans des termes très proches de ceux qu’on trouve chez rosa luxemburg, dans le pamphlet Nos tâches politiques (1904). comme rosa luxemburg, le jeune trotsky soulignait qu’il fallait choisir entre le jacobinisme et le marxisme, parce que le social-démocrate révolutionnaire et le jacobin représentent « deux mondes, deux doctrines, deux tactiques et deux mentalités op-posés ». le leitmotiv du pamphlet était le danger de « substitutisme » représenté par les méthodes prônées par lénine, méthodes qui tendent à substituer le parti à la classe ouvrière et qui, à l’intérieur du parti lui-même, aboutissent à l’évolution suivante : « l’organisation du parti (un petit comité) commence par se substituer à l’ensemble du parti ; puis le comité central se substitue à l’organisation et finalement un ‘dictateur’ se substitue au comité central ». contre ce danger, trotsky proclame fièrement son espoir qu’« un prolétariat capable d’exercer sa dictature sur la société ne tolérera pas un pouvoir dictatorial »72.

s’il critique les bolcheviks, il ne se rallie pas pour autant aux thèses purement spontanéistes des « économistes », mais tend à renvoyer les deux dos à dos : aucun d’eux ne peut diriger le prolétariat, les premiers (qu’il appelle « les politiques ») parce qu’ils veulent le remplacer, les autres parce qu’ils se traînent derrière lui. tandis que les « économis-tes » « marchent à la queue de l’histoire », les « politiques » « tentent de transformer l’histoire en leur propre queue »73. cette double démar-cation apparaît aussi dans ses écrits sur la révolution de 1905, où il oppose le social-démocrate marxiste – pour lequel la prise du pouvoir est « l’action consciente d’une classe révolutionnaire » – à la fois au blanquisme, qui ne mise que sur l’initiative d’organisations conspi-ratrices formées indépendamment des masses, et à l’anarchisme, qui s’en remet à l’éruption spontanée et élémentaire des masses. en réalité, derrière cette « symétrie » apparente se cache une tendance visible à

70. Ibid., pp. 378-380.

71. Lénine, en revanche, insistait dans son « Testament » de décembre 1922 : il ne fallait pas reprocher à Trotsky son « non-bolchévisme » passé.

72. I. Deutscher, Trotsky, 1 - Le prophète armé, op. cit., pp. 134, 132, 135. De l’avis de Deutscher, ce pamphlet était tout à fait injuste envers Lénine, mais constituait, en revanche – avec une intuition visionnaire –, un miroir fidèle de l’avenir stalinien de l’UrSS (pp. 138-140).

73. L. Trotsky, Nos tâches politiques, Paris, P. Belfond, 1970, p. 127.

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effacer le rôle du parti dans le processus révolutionnaire, tendance qui s’exprime clairement dans des passages comme celui-ci : « la volonté subjective du parti [...] n’est qu’une force entre mille et elle est bien loin d’apparaître comme la plus importante »74.

un autre thème commun à trotsky et rosa luxemburg, qui surgit après 1905 – thème qui ne sera pas abandonné par trotsky dans sa phase bolchévique, bien au contraire –, est celui du conservatisme ou de l’inertie organisationnelle des grands partis socialistes, dont il pense cependant que le prolétariat européen saura se délivrer, grâce à l’in-fluence de la future révolution russe75.

le processus de « conversion » de trotsky au bolchévisme a com-mencé surtout pendant la guerre mondiale. les principaux jalons de cette « longue marche vers lénine » ont été : a) la rupture en février 1915 du « bloc d’août » (auquel trotsky participait, dès 1912, à côté des mencheviks et de certains bolcheviks dissidents) ; b) l’orientation probolchévique du journal de trotsky, Naché Slovo, à partir de 1916 ; c) la collaboration de trotsky exilé en amérique avec le cercle bolché-vique qui publiait Novyi Mir (1917). l’adhésion finale s’est achevée dans le feu de la révolution, en juillet 1917. on ne peut comprendre la « bolchévisation » de trotsky qu’à la lumière des événements boule-versants de l’année 1917, qui lui ont montré les limites du mouvement spontané des masses, qui, laissé à lui-même, permet les manœuvres des « modérés » bourgeois (février) ou aboutit à des échecs terribles (juillet) ; ainsi que le besoin pressant d’une organisation d’avant-garde solidement enracinée dans le prolétariat et capable de diriger l’insurrection pour la prise du pouvoir.

deux autres considérations permettent d’éclairer la décision de trotsky : a) puisque son « conciliationisme » de 1912-1914 était fondé surtout sur l’hypothèse qu’une crise révolutionnaire conduirait à la fu-sion des deux fractions de la social-démocratie russe, la crise de 1917, creusant un abîme entre le réformisme menchevik et la radicalisation révolutionnaire du parti de lénine, l’obligeait à abandonner cette prémisse erronée et à choisir un des deux courants. c’est pour cette raison que lénine a souligné, dans un discours du 14 novembre 1917, que depuis que trotsky avait compris que l’unité avec les mencheviks était impossible, « il n’y a pas eu de meilleur bolchevik que trotsky » ;

74. Voir L. Trotsky, Results and Prospects (1906), London, New Park Publications, 1962, p. 229 et 1905 (1909), Paris, Librairie de l’Humanité, 1923, p. 221.

75. L. Trotsky, Results and Prospects, op. cit., p. 246 : « Les partis socialistes d’Europe, surtout le plus large d’eux, le parti social-démocrate allemand, ont développé leur conservatisme à mesure que les grandes masses ont embrassé le socialisme et sont devenues organisées et disciplinées [...]. L’énorme influence de la révolution russe montre qu’elle détruira la routine et le conservatisme de parti, et mettra la question, de l’épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste à l’ordre du jour ». Trotsky citera le début de ce passage en 1917, mais en en tirant une autre conclusion.

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b) le parti bolchévique auquel il adhérait n’était pas identique à celui de 1904. non seulement il était devenu un parti inséré dans le mouvement des masses, mais il avait opéré, sous l’impulsion des thèses d’avril de lénine, un tournant à gauche qui incorporait l’essentiel de la stratégie de la révolution permanente de trotsky (certains « vieux bolcheviks » accusaient même lénine d’être devenu « trotskyste »...).

Par ailleurs, cette adhésion ne pouvait se faire sans une « révision déchirante » chez trotsky de ses anciennes conceptions organisation-nelles, révision non seulement par rapport au bolchévisme, mais, en général, au sujet du rôle de l’organisation d’avant-garde dans la révolu-tion prolétarienne. une lecture « symptomatique » des premiers articles « bolchéviques » de trotsky en 1917 permet de déceler le début du tournant dans sa pensée. Particulièrement éclairant est un essai sur la « tactique internationale » de septembre 1917, où il cite ses remarques de 1906 (du livre Bilan et perspectives) sur le conservatisme des partis socialistes européens. Mais tandis qu’en 1906, cette analyse s’achevait par une proclamation vague sur la capacité du prolétariat à briser le carcan de la routine bureaucratique conservatrice, en 1917, trotsky en tire une conclusion tout à fait différente : « des temps nouveaux de-mandent des organisations nouvelles. dans le baptême du feu, des partis révolutionnaires sont maintenant créés partout »76.

l’échec des spartakistes allemands en 1919 a probablement été aux yeux de trotsky la confirmation finale de la justesse des principes organi-sationnels du bolchévisme. il voit la cause principale des difficultés que connaît la révolution allemande précisément dans « l’absence d’un parti révolutionnaire centralisé, avec à sa tête une direction de combat dont l’autorité soit universellement acceptée par les masses travailleuses »77. à partir de cette époque (1917-1919) et jusqu’à sa mort, la conviction de l’importance cruciale du parti en tant que direction révolutionnaire des masses et condition absolument nécessaire pour la prise du pouvoir par le prolétariat devient un des axes centraux du système théorique élaboré par trotsky.

Pendant une courte période (1920-1921), cette conviction prendra une forme outrancière, caractérisée par un ultra-centralisme autoritaire (d’ailleurs condamné par lénine et par la majorité du parti bolchévi-que) : la militarisation du travail et l’étatisation des syndicats. après le dépassement de l’épisode « autoritaire-militariste », trotsky commence

76. L. Trotsky, What Next ? (1917), Colombo, 1967, Ceylon, A Young Socialisa Publication, p. 42 (souligné par nous). Dans un autre article de la même période, Trotsky déclare, en tant que bolchevik : « Il incombe maintenant à notre parti, à son énergie, à sa sollicitude, à son insistance, de tirer toutes les conclusions inexorables de la situation présente, et à la tête des masses épuisées et déshéritées, d’engager une bataille décidée pour leur dictature révolutionnaire » (p. 33).

77. L. Trotsky, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23 avril 1919, in La Révolution allemande de 1918-1919, supplément à La Vérité, 1-2-1959, p. 13.

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à développer une conception nouvelle du parti, qu’il considérera tou-jours comme la continuation authentique du bolchévisme (son mouve-ment oppositionnel en urss puis en exil se nommera « bolchevik-lé-niniste »). cette conception traduit une confiance inébranlable dans la potentialité révolutionnaire des masses, tout en attribuant une impor-tance absolument décisive au parti d’avant-garde. le thème qui soude ces thèses apparemment contradictoires est celui du rôle conservateur des directions bureaucratiques au sein du mouvement ouvrier.

ce thème est aussi le premier qui apparaît dans ses écrits après l’in-terlude de 1920-1921. il surgit dès 1922, presque insensiblement78, et devient le centre de ses préoccupations en 1923, quand il dénonce, dans Cours nouveau, la tendance progressive de l’appareil à « opposer [...] les cadres dirigeants au reste de la masse, qui n’est pour eux qu’un objet d’action », ainsi que le danger de « substitutisme », qui surgit quand les méthodes de l’appareil effacent la démocratie vivante et ac-tive à l’intérieur du parti, c’est-à-dire quand « la direction par le parti fait place à l’administration par ses organes exécutifs (comité, bureau, secrétaire, etc.) »79.

la première formulation articulée et développée de la théorie trots-kyste du parti se trouve dans l’Histoire de la révolution russe (1932), où il étudie le problème du rôle de la direction et des masses dans la crise révolutionnaire, à la lumière de l’expérience de 1917 (mais aussi de celle des échecs de 1919 et 1923 en allemagne, de 1925-1927 en chine et de 1931 en espagne). cette théorie est construite sur deux axes dia-lectiquement complémentaires : a) le trait le plus incontestable de toute révolution, c’est l’intervention directe des masses dans l’histoire ; b) « de même qu’un forgeron ne peut saisir de sa main nue un fer chauffé à blanc, le prolétariat ne peut, les mains nues, s’emparer du pouvoir : il lui faut une organisation appropriée à cette tâche » : le parti, instrument nécessaire et irremplaçable des masses ouvrières révolutionnaires.

au début de la révolution, les masses sont surtout mises en mou-vement par « l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime ». ce n’est que la direction de la classe, le parti, qui possède un programme politique clair. Mais ce programme, à son tour, ne devient effectif que lorsqu’il est approuvé par les masses, quand les masses prennent conscience des problèmes grâce à leur expérience concrète au cours du processus révolutionnaire. c’est à la lumière de cette dialectique complexe parti/classe qu’il faut comprendre le rôle des bolcheviks en 1917 : d’une part, « le bolchévisme était absolument

78. Voir à ce sujet I. Deutscher, Trotsky, 2 - Le prophète désarmé, Paris, Julliard, 1964, pp. 84-87.

79. L. Trotsky, Cours nouveau (1923), in Les bolcheviks contre Staline 1923-1928, Paris, IVe Internationale, 1957, pp. 13, 19.

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M. Löwy, La théorie marxiste du parti.

étranger au mépris aristocratique de l’expérience spontanée des masses. au contraire, les bolcheviks partaient de cette expérience et bâtissaient sur elle. en cela était un de leurs grands avantages » ; d’autre part, en octobre, le parti a su combiner la conspiration avec l’insurrection des masses, conspiration non en style blanquiste, à la place de l’insurrection, mais au contraire, à l’intérieur de celle-ci, réglée sur l’état d’esprit des masses80.

en 1933, après l’échec catastrophique du Pc allemand (ou, plus exactement, de la « ligne allemande » du komintern), trotsky dé-cide d’entreprendre la construction d’un nouveau parti mondial, la quatrième internationale. la critique implacable des directions bu-reaucratiques (social-démocrates et/ou staliniennes) sera donc un des thèmes politiques caractéristiques du mouvement trotskyste en train de se constituer. dans cette critique, trotsky revendique hautement l’hé-ritage spirituel de rosa luxemburg, laquelle « a passionnément opposé la spontanéité des actions des masses à la politique conservatrice de la direction social-démocrate, particulièrement après la révolution de 1905 », opposition qui était « d’un bout à l’autre révolutionnaire et progressiste »81.

s’il rend volontiers hommage à rosa luxemburg, trotsky voit sur-tout son mouvement comme l’héritier légitime du bolchévisme, qu’il défend dans un texte polémique contre Boris souvarine et autres, en rejetant catégoriquement la thèse qui rend les bolcheviks responsables du stalinisme et en soulignant à nouveau le rôle d’un parti de type bolchevik comme instrument indispensable de l’auto-émancipation des masses82. cette problématique se retrouve dans un célèbre pamphlet de la même époque, Leur morale et la nôtre (1938), où il défend la tradition bolchévique contre les accusations d’ « immoralisme machiavélique ». son point de départ méthodologique est l’interdépendance dialectique de la fin et des moyens. or, comme « l’émancipation des ouvriers ne peut être que l’œuvre des ouvriers eux-mêmes », un vrai parti révo-lutionnaire ne peut pas employer des moyens, des procédés et des méthodes qui « tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l’adoration des ‘chefs’ ».

toutefois, dans un écrit de janvier 1940, peu avant son assassinat,

80. Voir L. Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, Paris, Le Seuil, 1962, pp. 13, 908, 13, 717, 909-911.

81. L. Trotsky, « rosa Luxemburg et la Quatrième Internationale » (1935), in « La révolution allemande de 1919-1920 », La Vérité, 1-2-1959, p. 14.

82. L. Trotsky, Bolchévisme ou stalinisme (1937) : « Dans l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat organisée en parti se cristallise la tendance des masses à parvenir à leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l’avant-garde, sans soutien de l’avant-garde par la classe, il ne peut être question de la conquête du pouvoir ».

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trotsky83 reconnaît que sa critique du centralisme bolchevik, en 1904, dans Nos tâches politiques, n’était pas entièrement fausse : s’il est vrai que le pamphlet était injuste envers lénine, il ne contenait pas moins une appréciation correcte des attitudes des « hommes de comité » de l’appareil bolchevik . n

83. L. Trotsky, Stalin (1940), London, Panther, 1969, vol. 1, p. 97.

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PhilosoPhie de l’histoire et théorie du Parti cheZ sartre et Merleau-Pontypar Jean-Philippe DERANTY et Stéphane HABER

dans le champ de la pensée française d’après-guerre, c’est l’ouvrage de Merleau-Ponty paru en 1947, Humanisme et terreur, qui constitua le parti en objet théorique autonome, appelé à jouer un rôle central dans une philosophie de l’histoire marxiste libérée du dogmatisme et stimulée par les apports de la pensée existentielle. interprétant les « procès de Moscou » et, plus généralement, le bolchévisme à la lumière de son approche phénoménologique de la liberté1, Merleau-Ponty désignait alors le parti comme le modèle même d’une subjectivité dont l’activité, créatrice d’his-toire, peut et doit aussi rester attentive à la complexité et à l’incertitude des conjonctures. si donc la liberté est cette manière inventive, ambiguë, d’assumer la parenté entre le sujet et l’objet que s’engage à faire apparaître la phénoménologie, autrement dit si elle est cette manière de réaliser un sens qui, en étant pleinement nôtre, se dessine aussi déjà en pointillés dans le réel, le monde contemporain peut voir dans le parti, affirmait-il, l’agent par excellence de sa promotion. Mais pour quelle raison de fond ce parti devrait-il être communiste, ce qui, eu égard à la conjoncture de l’époque, impliquait l’acceptation d’une certaine proximité par rapport aux forces politiques les plus proches de l’urss ? c’est en tentant de répondre à cette question que l’argumentation de Humanisme et terreur rencontre probablement sa limite principale. en effet, Merleau-Ponty, développant le vocabulaire utilisé par Marx dans les années 1843-1844, voyait dans le prolétariat une « classe universelle » dans laquelle se réalise une « inter-subjectivité authentique », exempte des pesanteurs traditionnelles, et qui, pour cette raison, incarne désormais à elle seule les valeurs les plus hautes de l’humanité2. Bref, on sautait directement d’une conception essentielle-

1. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, Troisième partie, ch. 3.

2. Même s’il admet que « le prolétaire » pur n’est qu’un type idéal, Merleau-Ponty affirme, enchaînant sur la critique marxienne de Hegel en 1843, que « le prolétariat est universel en fait, visiblement et dans sa vie même ». Et cela, ajoute-t-il, parce qu’il « accomplit ce qui est valable pour tous parce qu’il est seul au-delà des particularités, seul en situation universelle » (Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 125).

J.-p. Deranty et s. HaBer, Philosophie de l’histoire et théorie du parti chez Sartre et Merleau-Ponty

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

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ment morale – sociologiquement très indéterminée – du prolétariat à une Realpolitik philosophique qui nous demandait de voir dans le stalinisme un épisode peut-être inévitable dans l’avènement progressif de l’humanité authentique telle qu’elle s’esquisse dans la classe ouvrière. le moins que l’on puisse dire est que cette approche laissait peu de place à une réflexion sur ce que pourrait être l’action d’un parti une fois mise de côté la fiction délétère du « centralisme démocratique ».

au milieu des années cinquante, la situation philosophico-politique se trouve profondément modifiée. Merleau-Ponty continue à affirmer que le cœur du marxisme consiste en une « philosophie de l’histoire », au sens d’une pensée de l’action historique présente et de ses ambivalences – à la fois imposition d’une volonté rationnelle et confirmation d’un sens objectif, les deux éléments se médiatisant dans des conjonctures chaque fois singulières. Mais, de plus en plus, il tend à voir le communisme existant comme une déviation dramatique par rapport à ce modèle et cherche, conjointement, à développer une philosophie sociale axée sur la positivité de l’expérience de classe qui soit plus en prise avec la réalité so-ciologique, moins dépendante de l’espèce de messianisme encore adopté sans distance dans son premier ouvrage politique. apparemment, il espère que le thème de la vie politique démocratique du parti, conçue comme condition d’une action historique fondée, pourra s’épanouir dans ces conditions. c’est à ce moment, et alors que la guerre de corée accentue extrêmement les tensions de la guerre froide, qu’intervient une prise de position spectaculaire de sartre (celle des « communistes et la paix »), qui contrarie cette évolution. sartre y reprend en effet très claire-ment le principe de la position caractéristique de Humanisme et terreur (le marxisme comme philosophie de l’action historique, le parti comme agent historique par excellence, l’ensemble des deux thèmes se présentant comme une justification du communisme existant3), mais pour la radica-liser dans le cadre de sa propre conception de la liberté et lui donner donc un sens tout nouveau.

Les Aventures de la dialectique constituent une tentative d’explicitation par Merleau-Ponty de sa nouvelle position, essentiellement sous la forme d’une longue critique de sartre, qu’il avait vu s’approprier, avec un style et une audace certes très personnels, sa propre problématique de 1947. Plus précisément, la critique élaborée par Merleau-Ponty vise la manière dont sartre tentait de justifier théoriquement sa proximité politique par

3. Même s’il a sous-estimé sa dette théorique à son égard, Sartre a clairement admis le rôle du livre de Merleau-Ponty dans son évolution philosophico-politique : « C’est Humanisme et terreur qui me fit sauter le pas. Ce petit livre si dense me découvrit la méthode et l’objet : il me donna là la chiquenaude qu’il fallait » (Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 215). En effet, en 1946, dans « Matérialisme et révolution », Sartre en était encore à opposer l’inspiration existentielle à la théorie marxiste (ramenée globalement à un matérialisme dialectique intenable). Désormais, cette inspiration prend conscience qu’elle peut travailler dans le marxisme comme philosophie.

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rapport au Parti communiste au début des années 1950, principalement dans « les communistes et la paix » (1952-1954) et dans « réponse à claude lefort » (1953).

la théorie du Parti dans « les coMMunistes et la Paix »

indépendamment des questions de stratégie politique – qui n’étaient pas délaissées pour autant –, sartre, dans ces textes, s’appuyait surtout sur une vision sombre de la situation de la classe ouvrière française de l’après-guerre. celle-ci, vérifiant le thème marxien de la destruction inévitable de l’ouvrier dans les conditions du salariat capitaliste4, serait marquée par une exploitation extrême, entraînant dénuement et épuisement total. l’organisation tayloriste du travail, mise en avant par le philosophe, qui s’appuie sur les travaux de Friedmann5, ne constituerait qu’un élément parmi d’autres, le plus rationnel en l’occurrence, de cette paupérisation voulue par une bourgeoisie à la fois revancharde et languissante. on le voit, nous sommes loin ici de la tentative merleau-pontienne, certes peu articulée, de saisir la manière dont l’expérience du travail exploité donne un sens concret – comme expérience et comme projet – à la valeur de fraternité. car, dans ces conditions, qui sont celles de la dépossession et de la réification intégrales, explique sartre, aucune sorte de lucidité, aucun principe d’action autonome ne sont envisageables ; la conscience de classe et la capacité de faire l’histoire ne peuvent donc advenir que de l’extérieur, du fait d’une autorité grâce à laquelle se cristallise soudaine-ment la possibilité, jusque-là étouffée, de s’affirmer dans sa liberté contre les produits figés d’une exploitation devenue nature.

on peut donc affirmer que, confronté aux dilemmes de l’univers po-litique de son temps, sartre a tiré son ontologie existentielle de la liberté dans le sens d’une pensée de la conversion rédemptrice6 et du ralliement libérateur à un pouvoir transcendant dans lequel il doit être possible, pour les individus atomisés et exténués, de reconnaître l’incarnation d’une puissance souveraine de renversement de l’existant : « loin d’être le

4. Négligeant les prétentions marxiennes à isoler les lois d’un système économique traversé de contradictions, Sartre fait donc du Capital une sorte de long acte d’accusation moral contre le capitalisme. Il parle ainsi de « cette terrible déchéance progressive que Marx prévoit à chaque page dans son œuvre », laquelle consisterait dans une mise en valeur du « caractère dégradant du travail salarié » : « il l’a montré minant physiquement l’ouvrier, le déformant jusqu’à l’infirmité, l’abrutissant ou l’exposant à toutes les tromperies » (Situations VI, op. cit., p. 65). Le corrélat de cet acte d’accusation ne serait donc pas la prédiction de l’effondrement du système (ce qui, dans l’optique sartrienne, nous ramènerait à un déterminisme), mais une invitation muette à la révolte ici et maintenant. La difficulté de cette position tient naturellement à ce que, tout en excluant le fait que la lutte des classes possède pour le prolétariat une profondeur historique, elle vide de sa substance la théorie marxienne du capitalisme en excluant de la discussion ses concepts et ses hypothèses explicites.

5. Ibid. p. 334.

6. Le thème anti-intellectualiste de la « conversion » comme garantie d’une authenticité personnelle non contaminée par l’impu-reté de la réflexion et de ses illusions constitutives avait été esquissé dans les Cahiers pour une morale (Paris, Gallimard, 1983, pp. 488 et suiv.).

J.-p. Deranty et s. HaBer, Philosophie de l’histoire et théorie du parti chez Sartre et Merleau-Ponty

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délicieux produit de la spontanéité ouvrière, [le parti] s’impose à chaque individu comme un impératif. il s’agit d’un ordre qui fait régner l’ordre et qui donne des ordres. la ‘générosité’, l’enthousiasme viendront après, s’ils viennent : mais d’abord le parti figure pour chacun la morale la plus austère : il s’agit d’accéder à une vie neuve en se dépouillant de sa person-nalité présente »7.

ce n’est donc pas, comme dans le léninisme, la question de l’effica-cité de l’action partidaire qui se trouve au centre de l’argumentation, ni même l’intention de compenser une insuffisante maturité du prolétariat réel quant à ses propres intérêts par la constitution de porte-parole dé-cidés – ne serait-ce que parce que, pour sartre, cette maturité n’est pas insuffisante, mais nulle. car ce qu’incarne le parti, ce qui le rend attrayant pour l’ouvrier exploité, ce n’est ni la pertinence stratégique de l’action qu’il est censé mettre en œuvre ni la lucidité politique supérieure dont ses dirigeants peuvent se prévaloir en principe, mais le fait qu’il incarne la dignité de la révolte, de la liberté humaine humiliée par l’exploitation. dans ces conditions, la lutte des classes peut se comprendre comme la continuation sur un autre terrain du combat métaphysique de l’être-pour-soi contre l’être-en-soi. s’orientant en fonction de cette intuition, sartre ne nivelle certes pas l’ontologique et le politique, car, à ses yeux, le Parti communiste français ne représente assurément qu’une réalisation imparfaite et contingente de ce type d’incarnation. Mais comme c’est la seule dont nous disposons, la seule qui soit crédible aux yeux de la classe ouvrière, la seule, pour finir, qui possède une signification incontestable du point de vue des rapports de force mondiaux, pour un intellectuel, toutes les raisons militent – et ces arguments sont plus approfondis que ceux que l’on trouvait, à ce propos, dans Humanisme et terreur – en faveur d’un compagnonnage responsable.

cependant, l’adhésion philosophique au principe de la politique com-muniste reposait, chez l’auteur de L’Être et le néant, sur une ambiguïté, contrepartie d’un certain engagement, courageux d’ailleurs, sur le terrain sociologique : le parti est-il d’abord l’agent d’une négation historique de l’exploitation (misère et fatigue) ou bien de l’aliénation (dépendance à l’égard d’un système constitué qui oppresse et limite) ? autrement dit : est-ce d’abord l’homme des besoins insatisfaits qui est censé se recon-naître dans la politique du Pc, ainsi promoteur supposé d’une société plus juste, ou bien le sujet opprimé par un système de dominations et de contraintes auquel devra faire suite une société plus libre ?

dans « les communistes et la paix », certains passages semblent dé-signer le premier aspect comme plus fondamental : « ce qui les arrache

7. Ibid, p. 247.

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[les prolétaires] à leur état de masse, c’est une impossibilité [de] supporter leurs besoins plus longtemps ; devant cette impossibilité majeure, tous les interdits s’effondrent et c’est le changement qui devient leur possibilité la plus immédiate ; le désespoir engendre l’espoir, la cristallisation des masses en foule engendre la croyance que tout est possible. l’ouvrier qualifié peut se limiter à quelques revendications ; les masses veulent tout parce qu’elles n’ont rien »8. Pourtant, ce même passage peut aussi être lu comme la preuve que ce qui compte pour sartre, c’est finalement moins le contenu de possibles revendications que l’exigence absolue d’un changement radical opéré par nos œuvres, et presque pour lui-même. les intérêts de la classe ouvrière coïncideraient alors avec l’intérêt pour la liberté humaine en général et l’exploitation ne constituerait qu’une forme extrême de la contrainte (au lieu de contredire certains besoins ou certains intérêts humains centraux). la suite de l’itinéraire politique et philosophique de l’auteur ne laisse aucun doute sur la primauté du second élément. en effet, dans la Critique de la raison dialectique (1960), il ne sera plus question, abstraction ayant été définitivement faite de la nature particulière de l’exploitation capitaliste et de la façon dont elle contredit les besoins, que de la nécessité, pour la liberté humaine, engluée dans ses propres productions (le « pratico-inerte »), de se retrouver sous la forme d’une insurrection dont le sens est précisément de s’arracher à cet ordre aliénant.

le « communisme » de sartre, avec sa façon si caractéristique d’enchaî-ner – y compris jusqu’à une radicalisation autoritaire provocatrice – sur le thème léniniste du parti d’avant-garde, n’aura été qu’un épisode de transition. un épisode décisif pourtant, en ce qu’il aura permis au philo-sophe d’accrocher, après L’Être et le néant, le collectif à son ontologie de la liberté. elle laissera vite place à une sorte de spontanéisme désenchanté de la révolte, qui verra dans l’inévitable institutionnalisation des mouve-ments sociaux et des révolutions le préalable à de nouvelles aliénations qu’il faudra combattre, jusqu’à l’enclenchement d’un nouveau cycle. la fascination anarchiste pour la dynamique immanente du « groupe en fu-sion » aura remplacé la focalisation sur le pouvoir d’attraction irrésistible de l’appareil censé symboliser la négation en marche de l’ordre actuel.

une radicalisation sartriennelefort et Merleau-Ponty se sont montrés sensibles aux difficultés posées

par cette formation de compromis que constitue la théorie sartrienne du parti, appui d’un compagnonnage politique décidé. leur tentative peut être décrite rétrospectivement comme une façon de chercher à explorer

8. Ibid, p. 355.

J.-p. Deranty et s. HaBer, Philosophie de l’histoire et théorie du parti chez Sartre et Merleau-Ponty

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une voie moyenne entre l’approbation de la surinstitutionnalisation poli-tique du mouvement ouvrier que ne peut manquer d’engendrer l’appareil partidaire et une sorte de néoanarchisme, dont ils devinent les contours, pour qui le moment de fusion du groupe constitue la manifestation im-placable et intrinsèquement positive d’une histoire en train de se faire.

ainsi, dans ses écrits du début des années 1950 parus dans Les Temps modernes et surtout dans Socialisme et barbarie, lefort avait cherché à prolonger dans un sens original la critique trotskiste de la bureaucratie et de l’autoritarisme. l’idée générale était que cette critique exige, pour être fondée, que soit reconnue la positivité de l’expérience ouvrière, tout à la fois expérience du travail et d’une certaine situation dans la division du travail – thème peu investi chez sartre et Merleau-Ponty –, et expérience de la constitution d’une subjectivité historique autonome rattachée à la première9. avec un tel propos, lefort, d’une certaine manière, se situe à la source de ce large courant d’idées qui, de rancière à scott en passant par Thompson10, a cherché à sortir d’une certaine imagerie avant-gar-diste, pseudo-socialiste, dans laquelle le prolétariat se trouve assimilé à une classe-objet, incapable de résistance, de réflexivité, de lucidité et de créativité – et qui a aussi cherché à rendre cette intuition productive sur le plan de l’investigation historique et sociologique.

la réaction de sartre aux premières formulations lefortiennes de ces thématiques fut négative et même très agressive, et elle conduisit à une nouvelle radicalisation philosophique dont il faut dire quelques mots. d’une part, il assimila, cette fois de façon claire et provoca-trice, la classe exploitée à l’être-en-soi de L’Être et le néant, autrement dit à un genre d’être qui se définit précisément par le contraire de la liberté ; d’autre part, il introduisit le schéma de la lutte pour la reconnaissance – structurant pour sa théorie initiale de l’intersubjec-tivité – pour expliquer comment la lutte des classes peut engendrer l’histoire : « il y a […] une expérience de soi-même comme classe, qui se développe avec l’évolution du prolétariat : mais cette subjectivité même est à arracher à l’ennemi [puisque] la conscience de l’opprimé n’est pas l’accompagnement d’un processus naturel : elle s’invente. Par le double mouvement qui le porte à refuser d’être une chose et à reprendre pour soi dans la fierté les caractères objectifs qu’on lui impose, le prolétariat se constitue comme conscience. sa subjectivité

9. C. Lefort, « L’expérience prolétarienne » (1952), in Éléments pour une critique de la bureaucratie (1971), Paris, Gallimard, 1979, p. 79 : « La question à notre sens fondamental – comment les hommes placés dans des conditions de travail industriel s’appro-prient-ils ce travail, nouent-ils entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-ils pratiquement leurs relations avec le reste de la société, d’une façon singulière, composent-ils une expérience en commun qui fait d’eux une force historique [ ?] – cette question n’a pas été directement abordée. On la délaisse ordinairement au profit d’une conception plus abstraite dont l’objet est, par exemple, la Société Capitaliste – considérée dans sa généralité – et les forces qui la composent ».

10. Voir J. rancière, Les Scènes du peuple, Lyon, Horlieu, 2003 ; E. P. Thomson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988 ; J. Scott, La Domination et les arts de la résistance, Paris, Amsterdam, 2008.

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est à la fois la négation de la conscience de l’autre et de sa propre objectivité »11.

comme dans Les Réflexions sur la question juive et comme dans son ouvrage sur Jean genet12, sartre se montre donc attentif à la façon dont les individus humiliés et les groupes dominés se constituent en agents dans la mesure où, mus par le sentiment de fierté, ils s’approprient les termes mêmes qui servent ordinairement à les réifier et à les disqualifier. Mais de l’autre côté, cette position séduisante – que redécouvriront, des décennies plus tard, les théoriciens proches de la « politique de l’identité »13 – se trouve fragilisée par le fait que ladite réappropriation ne semble créatrice que dans la mesure (étroite) où elle transforme un contenu qui provient de « l’ennemi », qui donc n’exprime aucunement une expérience possédant un intérêt intrinsèque indépendant du fait qu’elle est minoritaire et méprisée, c’est-à-dire assignée au statut d’ob-jet pur. ce qui était vrai de la marginalité sociale de l’individu genet, constitué – dans la vision sartrienne, singulièrement romancée – par le discours de l’autre en délinquant et en homosexuel, s’applique globale-ment à la position du prolétariat : ce qui importe, c’est le geste brutal, provocateur, du détournement subversif et du retournement contre le dominant, expression d’une puissance de négation de l’existant par laquelle l’estime de soi peut se trouver toniquement restaurée, plus que l’affirmation de la valeur intrinsèque d’une quelconque forme de vie, d’une culture ou d’une histoire.

la classe pour soi, celle qui est parvenue à s’affirmer dans la lutte pour la reconnaissance, n’est donc pas, comme dans le marxisme, celle qui est devenue plus consciente de ses intérêts et des projets qu’elle porte ; c’est celle qui désamorce le langage de la domination en se révoltant. Malgré l’intérêt évident d’une telle approche, on voit difficilement, dans ces conditions, sur quelle base sartre peut estimer avoir répondu, mieux que lefort lui-même, à l’injonction de désigner les sources de « l’expé-rience de soi-même » propre à la classe ouvrière. dans sa description, elle est en effet « conscience », c’est-à-dire pur mouvement intentionnel instantané, pur projet, plus qu’« expérience », c’est-à-dire capacité à apprendre et à se transformer au contact des choses et des personnes.

les oBJections Merleau-Pontiennes : organisation Politique et exPérience de classe

l’espace théorique délaissé par sartre est donc celui dans lequel peut

11. J.-P. Sartre, Situations VII, Paris, Gallimard, 1964, pp. 46-47.

12. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952.

13. Voir par exemple J. Butler, Le Pouvoir des mots, Paris, Amsterdam, 2007.

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se conceptualiser différemment la relation entre le mouvement social, né d’une expérience du travail et d’une expérience sociale spécifiques, et sa reprise dans l’organisation politique.

du point de vue de Merleau-Ponty, le cœur philosophique de la dis-pute concerne avant tout l’indifférence de sartre envers les structures et la signification du social. son dualisme ontologique intransigeant l’empê-che de donner toute sa place à une dimension ontologique essentielle, à savoir la dimension tierce entre l’en-soi et le pour-soi, cet « intermonde », combinant éléments matériels (notamment la situation économique et sociale) et symboliques (les formes de représentation et de signification de cette réalité), qui met en relation les consciences. les traits les plus marquants de la position politique de sartre, son décisionnisme et son volontarisme, qui aboutissent à une apologie provocatrice de l’autori-tarisme, du centralisme et du terrorisme politiques proviennent selon Merleau-Ponty d’une ontologie sociale tronquée, qui, au final, reste imperméable à la dialectique.

la première conséquence néfaste de l’ignorance de l’« intermonde » concerne ce qu’on pourrait appeler la phénoménologie de l’expérience de classe et le rôle joué par celle-ci dans la conception du politique. Pour sartre, comme on l’a vu, la « facticité » de l’expérience ouvrière est des-tructrice de toute possibilité d’auto-affirmation de la classe comme sujet politique. c’est pourquoi il faut s’en remettre à un parti qui, de l’extérieur, permette à une « masse » ou « foule » éclatée, simple « cohésion passive » de « désespérés » rassemblés en négatif par leur isolement identique, de se transformer en agent collectif14. à la conversion individuelle décrite dans L’Être et le néant correspond, comme on l’a dit, une conversion politique, transformation des masses aliénées en une classe révolutionnaire. ici, c’est l’organisation politique qui crée la classe, et non pas un mouvement social latent qui s’exprimerait et s’organiserait en mouvement politique. on pourrait donc dire que sartre développe une vision décisionniste du rapport entre la classe et le parti15.

Pour Merleau-Ponty au contraire, le terreau originaire d’une politi-que d’émancipation est justement le milieu social et historique mettant en communication implicite les individus partageant une expérience comparable de l’oppression et de l’exploitation. on peut mettre au compte de Merleau-Ponty lui-même la référence à « un certain passé

14. J.-P. Sartre, « Les Communistes et la paix », op. cit., Situations VI, pp. 204-210.

15. Ce schéma d’une subjectivation politique faisant apparaître rétrospectivement le contexte social de son émergence évoque fortement un certain nombre de modèles contemporains de philosophie politique, notamment celui d’Alain Badiou. Plus généra-lement, le débat sur l’ancrage social de la politique est constitutif de la pensée politique d’après-guerre. On notera que, malgré leurs désaccords avec elle sur de nombreux autres points, Badiou et rancière partagent avec Arendt la distinction radicale entre expérience sociale et subjectivation politique. Ils sont tous trois du côté de Sartre contre Merleau-Ponty sur cette question.

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de souffrance qui se fait action politique »16. déjà, les passages de la Phénoménologie de la perception dédiés à l’action révolutionnaire mon-traient que la conscience de classe naît dans l’expérience d’une situation sociale partagée. selon ce point de vue, il est simpliste d’opposer une action politique transparente à soi et une situation sociale vécue sur le mode du destin. au contraire, les différentes sections de la société se re-trouvent et s’unissent dans l’action révolutionnaire : « la révolution est au bout de leurs démarches et dans leurs projets sous la forme d’un ‘il faut que ça change’, que chacun éprouve concrètement dans ses difficul-tés propres et du fond de ses préjugés particuliers »17. les mots d’ordre venant des militants et du parti sont compris et suivis « parce qu’ils font cristalliser ce qui est latent dans la vie de tous les producteurs »18.

dès 1945, Merleau-Ponty semblait pressentir la polémique à venir. déjà à l’époque, il écrivait, en une objection explicite au décisionnisme existentiel sartrien : « l’ouvrier ne se fait pas ouvrier et révolutionnaire ex nihilo, mais sur un certain sol de coexistence »19. dix ans plus tard, dans un article contemporain des Aventures de la dialectique, deux ans donc après son départ des Temps modernes et au beau milieu de son soi-disant tournant libéral, Merleau-Ponty trouvait la formule qui résumait sa vision du rapport entre mouvement social et organisation politique : « Pour changer en civilisation les besoins, la souffrance et l’exploitation des prolétaires, il faut compter, plutôt que sur une dictature établie en leur nom, sur leurs revendications rendues à leur virulence immé-diate »20. c’est là une vision expressiviste du parti.

cette vision est aussi clairement exposée dans Les Aventures de la dialectique, notamment dans les pages où Merleau-Ponty s’efforce de restituer la théorie de l’action historique au cœur d’Histoire et conscience de classe. il écrit ainsi, sans distance critique perceptible : « la théorie s’atteste comme expression rigoureuse de ce qui est vécu par les pro-létaires, et simultanément la vie des prolétaires se transpose dans le registre de la lutte politique ». et un peu plus loin : il y a une « praxis prolétarienne », et puis « une praxis de degré supérieur », laquelle est « la vie du prolétariat dans le parti ». cette dernière « n’est pas un reflet de la première, elle n’est pas contenue en elle en raccourci, elle entraîne la classe ouvrière au-delà de ce qu’elle est immédiatement, elle l’exprime, et, ici comme partout, l’expression est créatrice. Mais non arbitraire : il

16. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la Dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 150.

17. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 508.

18. Id.

19. Ibid., p. 509.

20. M. Merleau-Ponty, « L’Avenir de la révolution », repris dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 471. On voit ici comment la posture « acommuniste » de Merleau-Ponty pouvait directement inspirer Lefort (et aussi Castoriadis) dans leur critique des bureaucraties d’État au nom même des intérêts du prolétariat.

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faut que le parti s’avère l’expression de la classe ouvrière en se faisant accepter d’elle »21.

le ProBlèMe de la radicalité Politique : liBéralisMe et lutte des classes

la polémique entre sartre et Merleau-Ponty est donc en son essence l’opposition entre deux interprétations, ancrées dans deux ontologies sociales opposées, du même impératif complexe de toute politique pro-létarienne, que Merleau-Ponty résume en ces termes : « l’action révolu-tionnaire repose sur ces deux principes que le parti a toujours raison en dernière instance, et qu’en dernière analyse on n’a jamais raison contre le prolétariat »22. Pour sartre, puisque le prolétariat n’est rien avant son ordonnancement dans et par le parti, la seconde proposition est en fait impliquée analytiquement dans la première. Puisque le parti crée le prolé-tariat comme classe révolutionnaire, il ne peut, par définition, agir contre lui. c’est donc sur le premier principe qu’il faut insister sans trembler. Pour Merleau-Ponty, au contraire, du fait de sa lecture de l’évolution his-torique réelle du communisme, c’est la seconde proposition qui exprime l’exigence première.

certes, il reconnaît que le parti joue un rôle essentiel d’éducation et d’encadrement du mouvement social et que le spontanéisme est tout autant que l’autoritarisme une déviation par rapport à Marx. la « formule algébrique » de la révolution commande en théorie une équivalence entre les deux principes. Mais, comme, selon sa lecture de l’histoire du com-munisme, le raidissement de l’organisation politique des mouvements prolétariens a conduit à leur dévoiement, la situation géopolitique spéci-fique de l’après-guerre demande en fait de mettre le premier principe sous le boisseau du second. l’exigence principale pour notre époque consiste à reprendre à nouveaux frais le problème de la « médiation » entre mou-vement social et organisation politique, mais, contrairement à sartre, en insistant sur le principe populaire de la souveraineté du parti, c’est-à-dire, sur sa nécessaire dimension démocratique. on voit ainsi comment la polé-mique philosophique sur l’ontologie du social débouche directement sur le problème de la structure du parti.

l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty sur ces points est intimement liée à ce que nombre de commentateurs décrivent comme son « tournant libéral », conséquence de sa rupture avec la conception orthodoxe de la

21. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la Dialectique, op. cit., p. 74.

22. Ibid., p. 451. Merleau-Ponty aime aussi à répéter la formule de Lénine : « le Parti marche en avant du Prolétariat, mais d’un pas seulement » (voir par exemple p. 76).

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politique prolétarienne23. effectivement, Les Aventures de la dialectique prononcent une prise de distance vis-à-vis de Marx, une critique de l’idée de révolution comme catégorie politique contradictoire, ainsi qu’un rejet du modèle léniniste de l’organisation politique. l’épilogue conclut en faveur d’un « nouveau libéralisme ». une telle évolution de sa position, quelques années seulement après Humanisme et terreur, ne pouvait man-quer d’être interprétée par tous les contemporains radicaux, communistes ou compagnons de route, comme une trahison de la classe ouvrière24. Pour sartre, les tendances spéculatives de son ancien ami lui avaient fait graduellement perdre de vue les nécessités d’une politique organisée selon le principe directeur de la lutte des classes et l’avaient mené à une forme de quiétisme philosophique25.

de telles accusations, si elles sont compréhensibles dans le combat politique de l’époque, se méprenaient sur le sens exact du libéralisme de Merleau-Ponty. Pour lui, le terme signifie strictement respect du principe démocratique. or un tel principe reste tout à fait compatible avec une ac-tion et une organisation politiques dont le référent social est le prolétariat, sa situation d’exploitation et sa lutte contre d’autres classes. c’est ainsi que Merleau-Ponty n’hésitait pas à identifier un « libéralisme ‘sui gene-ris’ » dans les pratiques du régime est-allemand des années cinquante, en référence aux formes de consultation qui restent en cours dans ce pays26. libéralisme, pris en ce sens, reste aussi compatible avec « suppression de la propriété des instruments de production »27. le fameux épilogue de 1955 dira explicitement que la position de gauche qu’il entend articuler « n’est pas plus liée à la libre entreprise qu’à la dictature du prolétariat. elle ne croit pas que les institutions capitalistes soient les seuls mécanis-mes d’exploitation, mais elle ne les juge pas plus naturels ni plus sacrés que la hache de pierre polie ou que la bicyclette »28. Merleau-Ponty met les points sur les « i » : le rejet de la thèse de la dictature du prolétariat « n’implique nullement par là des lois éternelles de l’ordre capitaliste, ni

23. Comme le montre la polémique récente entre Philippe Corcuff et Vincent Peillon, l’exégèse du « tournant libéral » de Mer-leau-Ponty continue d’avoir des effets politiques directs. Voir notamment le « blog » de Corcuff : http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/190109/elements-de-reponse-a-vincent-peillon-sur-merleau-ponty-et-la-pol-0

24. La Nouvelle Critique avait lancé une première attaque dans le numéro spécial de juin 1955 (n°67) consacré aux « Mésa-ventures de l’antimarxisme ». Merleau-Ponty y était pris à parti (à travers l’article de François Châtelet, « M. Merleau-Ponty lance l’acommunisme ») au même titre que Weber, Aron, Etiemble et Malraux. Un an plus tard, l’attaque qui visait initialement le « marxisme occidental » en général se recentre sur Merleau-Ponty, avec le livre publié sous la direction de Garaudy, Les Mé-saventures de l’antimarxisme. Les malheurs de Maurice Merleau-Ponty (Paris, Éditions Sociales, 1956). Par ailleurs, Simone de Beauvoir avait pris la défense de Sartre dans un long article polémique « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », publié dans les Temps Modernes (n°114-155, juin-juillet 1955), repris dans Faut-il brûler Sade ? (Paris, Gallimard, 1972, pp. 185-250). Beauvoir attaquait Merleau-Ponty à la fois sur la question de l’« intermonde » et sur son positionnement politique.

25. Voir notamment les « lettres de la rupture » échangées pendant l’été 1953, dans Parcours Deux, Paris, Verdier, 2000, pp. 129-170.

26. M. Merleau-Ponty, « L’Avenir de la révolution », op. cit., p. 463.

27. Ibid., p. 462.

28. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 314 (nous soulignons).

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aucun respect de cet ordre »29. étrange libéralisme pour notre époque qui, éprouvant les plus grandes difficultés à s’extraire de l’épistèmè néolibérale, ne peut penser la démocratisation de la société qu’en exemptant toujours d’avance l’organisation économique. l’épilogue de 1955 est d’ailleurs très explicite quant à la démarcation de cette position de gauche « acommu-niste » par rapport aux autres formes, classiques et néo, de libéralisme : « on voit en quel sens il faut parler d’un nouveau libéralisme : il ne s’agit pas de revenir à la philosophie optimiste et superficielle qui réduit l’his-toire d’une société à des conflits d’opinion spéculatifs, la lutte politique à des échanges de vue sur un problème clairement posé, et la coexistence des hommes aux rapports des concitoyens dans l’empyrée politique. […] il y a une lutte des classes et il faut qu’il y en ait une, puisqu’il y a, et tant qu’il y a, des classes »30.

le « libéralisme » de Merleau-Ponty correspond à la « résolution de garder en main les deux bouts de la chaîne, le problème social et la li-berté »31. en cela, c’est un libéralisme paradoxal qui veut rester une arme critique contre la « mystification libérale »32 à qui « Marx a bien fait de reprocher, comme une fraude comptable, les artifices par lesquels elle met hors bilan le chômage, le travail colonial, l’inégalité raciale, imputés à la nature ou au hasard »33. le « nouveau libéralisme » reste à l’antipode des libéralismes classiques et contemporains pour qui « entre citoyens et sur le terrain des droits strictement politiques – déduction faite des coloniaux, des chômeurs et des salariés mal payés –, nous sommes en pleine liberté »34.

le social coMMe Milieu de la Politique« garder en main les deux bouts de la chaîne » : voilà, pour Merleau-

Ponty, la formule qui résume la tâche difficile du monde d’après-guerre : comment organiser le mouvement issu de la lutte contre l’exploitation et la domination ? la vision du parti comme cristallisation du prolé-tariat débouchait logiquement sur les conséquences suivantes, devant lesquelles sartre ne reculait pas : centralisme décisionnaire, puisque les volontés laissées à elles-mêmes retombent dans la multiplicité où elles s’opposent sans merci ; autoritarisme, puisque la situation objective des ouvriers est une force d’inertie formidable à laquelle il faut opposer

29. Ibid., p. 315 (il souligne).

30. Ibid., p. 313.

31. Ibid., p. 314. Ou encore, « ce double parti pris de poser le problème social en termes de lutte et de refuser la dictature du prolétariat », p. 313.

32. M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, op. cit., pp. 9 et 18.

33. M. Merleau-Ponty, « L’UrSS et les camps », repris dans Signes, op. cit., p. 437.

34. Ibid. Même si ces derniers passages datent de 1950, Merleau-Ponty choisit de les republier en 1960, sans aucune correc-tion.

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une volonté de fer ; interdiction de toute critique interne et exclusion des minorités d’opinion qui risquent à tout moment de détruire l’unité si difficile à établir. du point de vue de Merleau-Ponty, une telle vi-sion rigide de la structure et du mode de fonctionnement du parti se condamne elle-même. surtout, elle se saborde dans son efficace, en tant qu’action cherchant à produire des effets et à s’imposer, car le pouvoir absolu accordé au parti de déterminer à tout moment le sens des évé-nements rend ses décisions imperméables au jugement par les faits et le condamne ainsi à l’inconséquence et à la paralysie face au réel.

on en revient à l’intermonde, cette fois en tant que milieu où se déploie l’action politique. la faute la plus grave, aux yeux de Merleau-Ponty, n’est pas tant l’immoralisme, un immoralisme qu’il avait lui-même endossé quelques années auparavant. la vraie faute est philoso-phique, c’est l’incapacité à penser les médiations. le concept de parti comme « action pure », l’idée que rien, dans le milieu social, ne peut déterminer son action, tout cela retombe dans l’idéalisme, la position selon laquelle le sens des évolutions historiques peut se décréter de l’ex-térieur et à partir d’une position idéologique a priori. au contraire, il est essentiel, pour une conception adéquate de l’action politique, de tirer les conclusions du fait que celle-ci se déroule dans une chair historique qui est par essence radicalement ambiguë.

cette ambiguïté n’est pas seulement due à la coexistence de ten-dances, développements et potentialités multiples qui souvent se contredisent, ou encore à la coprésence de forces favorables et défavo-rables avec lesquelles il faut savoir composer pour mener à bien sa po-litique. l’ambiguïté plus profonde, ontologique, du milieu historique provient du fait qu’il n’est pas une matière récalcitrante à laquelle la liberté humaine tente de donner sa marque, mais une réalité symboli-que. Merleau-Ponty entend par là que le milieu historique est constitué d’une multitude de relations signifiantes liant entre elles les différentes régions de la réalité sociale (les représentations des hommes, les entités matérielles, les institutions, l’environnement naturel, etc.), si bien que ce grand tout doit se concevoir plutôt comme un immense « fonction-nement de signes qui a son efficacité propre ». dans le milieu histo-rique, tout renvoie significativement à tout35. ce symbolisme général du milieu social est foncièrement ambigu parce qu’en lui, il n’est plus possible de dissocier nettement la dimension du sujet de celle de l’objet. les structures matérielles, les mondes des artefacts, des machines, des techniques, les réalités institutionnelles, les forces économiques, toutes ces régions du milieu social ont leur dynamique propre, dont l’action

35. Voir notamment Les Aventures de la dialectique, op. cit., pp. 56-57.

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doit tenir compte. certes, cette pesanteur du réel social et historique est toute imprégnée des valeurs, croyances et idées humaines. l’agent humain n’est donc pas démuni face à elle, puisque c’est d’une certaine façon lui-même qui s’y retrouve. toutefois, il ne peut échapper au fait que sa liberté y est effectivement empêtrée, que la capacité d’action reste dépendante de réalités qu’elle ne contrôle qu’indirectement, à retardement ou seulement partiellement. l’action politique se déploie dans des médiations qui ne la déterminent pas, mais dont elle ne décide pas non plus le sens (la signification et les tendances) a priori 36.

c’est cette vision « dialectique » de l’ambiguïté du milieu social dans lequel prend place l’action politique qui, au bout du compte, comman-de la prise de distance de Merleau-Ponty envers le Parti communiste de son époque et organise sa vision d’une autre organisation de gauche. c’est elle qui est au fondement de son insistance sur le principe démo-cratique. la liberté de critique au sein du parti est exigée en premier lieu par la structure même de l’action politique, en tant que celle-ci, dans son initiative même, reste soumise à la « lenteur des médiations ». à chaque moment d’une action politique de longue durée, les possibles et les probables doivent être évalués, les options discutées, les faits pris en compte, les moyens et les fins, les leçons tirées du passé et les projec-tions sur l’avenir articulés entre eux. tout cela requiert la confrontation des opinions et des connaissances : « s’il y a action, il faut bien évoquer des renseignements, des faits, une discussion, des arguments, une pré-férence donnée à ceci sur cela »37. l’ouverture d’un espace critique au sein de l’organisation, le maintien du principe démocratique répondent donc au moins autant aux nécessités d’une action politique efficace qu’à une demande morale de préserver la liberté pour elle-même. la liberté, autant qu’une fin, est le moyen de la politique d’émancipation. le nou-veau parti de gauche que la situation sociale exige sera donc « libéral » au sens où il sera fondé sur l’ouverture d’un espace de communication dans lequel seront possibles échanges contradictoires de vues, consul-tations des faits et tendances du développement socio-économique, et délibérations sur le probable. à l’ambiguïté du réel doit correspondre un parti lui-même structurellement organisé par la capacité de critique et d’autocritique.

Bornons-nous, pour conclure, à une brève remarque sur l’intérêt de la position que résume cette formulation. si, jusqu’à une date récente, les discussions marxistes en théorie politique se sont bien souvent

36. Merleau-Ponty se place ici très consciemment dans le sillage du Marx de L’Idéologie allemande et ne manque pas de relever les incompatibilités de la position de Sartre avec la philosophie marxienne de l’histoire.

37. M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 164.

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enlisées dans l’ornière de l’opposition entre « démocratie formelle » et « démocratie réelle », on mesure l’importance historique de la tentative de Merleau-Ponty pour voir dans une « vie démocratique de parti », grâce à laquelle s’élaboreraient des projets émancipateurs concrets en prise sur la vie des individus et sur les intérêts de classe, le moment clé d’une réalisation effective du principe démocratique. comprendre le parti comme un espace de délibération privilégié et d’invention de la subjectivité politique, c’est montrer, à la suite de La Guerre civile en France et de l’analyse marxienne de la commune de Paris, comment, dans certaines conditions, la dynamique de l’action collective conduit, dans une société de classes déterminée par le capitalisme, non pas seu-lement à contester et à contourner les pratiques liées à la démocratie représentative bourgeoise, mais aussi à réinventer la démocratie sur la base d’une compréhension radicale, plus immanente et plus créatrice, du principe de délibération. n

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Partis et MouveMents sociaux : des illusions de « l’actualité » à une Mise en PersPective sociologique

Par Philippe CORCUFF et Lilian MATHIEU

lorsqu’on a les yeux trop collés sur « l’actualité », cette série de lieux communs sélectionnés dans le cours du monde par les filtres média-tiques, on risque, en croyant faire œuvre de pensée, de n’être que les marionnettes non conscientes des conformismes du moment. d’où l’importance de l’effort pour « constituer comme faisant question ce qui paraît hors de question, évident, de cette évidence qui s’impose à l’indignation éthique, à la sympathie militante ou à la conviction rationnelle »1.

dans cette perspective, deux stéréotypes concurrents semblent par-ticulièrement présents dans les débats qui animent les gauches critiques et les mouvements sociaux. le premier, le plus ancien, a accompagné la réactivation de formes contestataires au cours des années 1990. on pourrait l’intituler : « la forme-parti est morte, vive les mouve-ments sociaux ! » le second stéréotype, beaucoup plus récent, paraît associé à la création de nouvelles organisations politiques (nouveau Parti anticapitaliste, Parti de gauche, la Fédération, Parti ouvrier indépendant, etc.). on pourrait le résumer ainsi : « Parti : le retour ! enfin les choses sérieuses commencent ! »

ces deux stéréotypes ont le désavantage d’associer trop étroitement visée analytique et prophéties auto-réalisatrices, en confondant la connaissance d’une situation et la visée souhaitée. en outre, ils apparais-sent trop dépendants des deux modèles cognitifs et pratiques qui ont été historiquement prégnants en France pour gérer les rapports entre partis et mouvements sociaux : le modèle « anarcho-syndicaliste », qui promeut la pri-mauté des mouvements sociaux, et le modèle « social-démocrate/léniniste », qui affirme la suprématie des partis2.

1. P. Bourdieu, « La science et l’actualité », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°61, mars 1986, p. 2.

2. Sur ces deux modèles, leur histoire et leur réactivation dans les années 1990, voir C. Aguiton et P. Corcuff, « Mouvements sociaux et politiques : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », Mouvements, n°3, mars-avril 1999.

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avant de clarifier l’ordre du souhaitable dans ce domaine, nous vou-drions recourir à une mise à distance de ce « cela va de soi », grâce à des ressources sociologiques, incluant quelques éléments de mise en perspec-tive historique, susceptibles d’éclairer d’un autre jour les prétentions à « la nouveauté ». nous nous contenterons de traiter le cas français.

des ProBlèMes transversaux aux Partis et aux MouveMents sociaux

une vision trop manichéenne, prisonnière d’un air du temps « mou-vementiste », brosse parfois un portrait de l’action contestataire en noir et blanc : une « crise de la forme-parti », à laquelle seraient associés tous les maux du « pouvoir », et une « renaissance des mouvements », dotés des couleurs sympathiques de « la rénovation ». sous un éclairage socio-logique, les choses apparaissent plus compliquées et contrastées. à l’écart du couple désenchantement (de la forme-parti)/enchantement (des mou-vements), des problèmes transversaux se dessinent, que les praticiens des mouvements sociaux risquent d’éluder s’ils en restent à une vision dicho-tomique projetant l’essentiel des difficultés sur les institutions partisanes.

le philosophe alain Badiou apparaît comme l’un des plus paradoxaux et des plus confus sur ce plan : 1) bien que principal dirigeant inamovi-ble d’un groupuscule nommé l’organisation politique, il propose 2) de « mettre en procès... le choix de s’organiser en parti », ce qui aurait pour inconvénient de « se définir à partir de l’état », d’où sa mise en cause du nPa3. 3) Mais, fort méfiant vis-à-vis de ce que Jacques rancière, plus nuancé, nomme assez justement un « état de droit oligarchique »4 comme celui de la France, il paraît plus conciliant et même franchement nostal-gique d’un état de non-droit particulièrement autoritaire et bureaucrati-que : celui de la chine maoïste5, tout en moquant « les antitotalitaires »6 en général (sans établir de distinctions dans la diversité des critiques des « totalitarismes »7). 4) il appelle à « résister » à un autre écueil que « la for-me-parti » : un « fétichisme du ‘mouvement’» associé à « l’anarchisme ». on se demande quelle ressource permettrait alors à cette dialectique de « casser des briques » : peut-être celle du philosophe-roi platonicien en-filant la défroque de Mao… alain Badiou himself ? Maurice Merleau-Ponty avait déjà observé, en son temps « une manie politique chez les

3. Entretien d’A. Badiou avec É. Aeschimann et L. Joffrin, Libération, 27 janvier 2009.

4. J. rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 81.

5. Voir notamment A. Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005.

6. Entretien d’A. Badiou avec É. Aeschimann et L. Joffrin, Libération, op. cit.

7. Sur la diversité des critiques du « totalitarisme » et la variété des usages du terme, voir E. Traverso (textes choisis et présentés par), Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001.

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philosophes qui n’a fait ni de bonne politique ni de bonne philosophie »8.Une sociologie de la professionnalisation politique et des logiques de mo-

nopolisation du pouvoir. les sciences sociales nous fournissent des outils pour appréhender la vieille question philosophique du « pouvoir », sans toutefois en faire une « nature » intemporelle et homogène. cela sup-pose de saisir des contextes socio-historiques différenciés où s’inscrivent de manière spécifique des logiques tendancielles de monopolisation du pouvoir. l’expression « logiques tendancielles de monopolisation du pou-voir » forme ici un concept analogique, qui rend possible la comparaison de ces divers contextes, dans leurs proximités comme dans leurs écarts9.

Max weber et roberto Michels, qui se sont nourris mutuellement de leurs travaux, ont, dès le début du xxe siècle, saisi l’amorce du processus de professionnalisation politique moderne. weber a contribué à inspirer théoriquement Michels, en particulier dans sa conférence de 1919 sur « le métier et la vocation d’homme politique »10. c’est dans la dynamique de construction des états modernes qu’il voit apparaître « une nouvelle sorte d’‘hommes politiques professionnels’»11. ces « professionnels de la politique » ne vivent pas seulement « pour la politique », mais aussi « de la politique », c’est-à-dire qu’ils en font « leur profession principale »12. ce processus générerait, selon weber, des intérêts spécifiques et des luttes spécifiques autour de ces intérêts : « de nos jours, ce sont des postes de toutes sortes dans les partis, dans les journaux, dans les coopératives, dans les caisses de sécurité sociale, dans les municipalités ou dans l’administra-tion de l’état que les chefs de parti distribuent à leurs partisans pour leurs bons et loyaux services »13.

le livre publié par Michels en 1911, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties14, qui consiste en l’étude du premier parti de masse européen, le Parti social-démocrate allemand, a permis d’affiner les liens entre division du travail, professionnalisation et domination politique. Michels a ainsi mis en évidence comment, même dans une organisation qui a des prétentions démocratiques, la division du travail favorise la domination des spécialistes sur les non-spécialistes, et donc des dirigeants sur les adhérents. c’est ce qu’il a appelé « la loi

8. M. Merleau-Ponty, préface de Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. x.

9. Sur la conceptualisation analogique de la sociologie, voir J.-C. Passeron, « L’inflation des diplômes. remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue française de sociologie, tome xxIII, n°4, 1982 et « Analogie, connaissance et poésie », Revue européenne des sciences sociales, tome xxxVIII, n°117, 2000.

10. reprise in M. Weber, Le savant et le politique, trad. fr., Paris, Plon/10-18, 1963.

11. Ibid., p. 108.

12. Ibid., p. 111.

13. Ibid., p. 115.

14. r. Michels, Les partis politiques, trad. fr., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1971.

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de la nécessité historique de l’oligarchie »15. cette tendance oligarchique s’enracinerait, au départ, dans la logique technique de division des tâches au sein d’une organisation. Puis, progressivement, les tâches se spécialise-raient et se professionnaliseraient. se créerait alors, parmi les dirigeants, « un intérêt spécial »16. le parti ouvrier démocratique moderne tendrait ainsi à s’autonomiser, tant par rapport à ses adhérents que par rapport à la classe sociale qu’il prétend représenter.

Michels a généralisé ses constats empiriques, en énonçant qu’« une représentation permanente équivaudra toujours à une hégémonie des représentants sur les représentés »17. toutefois, Michels ne se révèle pas complètement pessimiste, puisqu’il pense que « l’oligarchie » ne constitue qu’une tendance à laquelle s’oppose une autre tendance, démocratique quant à elle, ayant pour effet « de fortifier et d’exciter chez l’individu l’aptitude intellectuelle à la critique et au contrôle »18.

Proche des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes français, Michels ne se satisfait pas pour autant d’une simple opposition entre partis bureaucratisés et syndicats libertaires19. Bien que ce soit dans une moindre mesure, les syndicalistes révolutionnaires sont affectés par une logique analogue à celle des partis : « le syndicalisme se trompe, lorsqu’il attribue à la seule démocratie parlementaire les inconvénients qui découlent du principe de délégation en général »20. selon lui, « même en France, il y a une grande distance de la théorie à la pratique. et, tout d’abord, les chefs y exercent une forte influence sur les camarades organisés par l’intermédiaire des journaux qui, chacun le sait, ne sont pas rédigés par les masses »21.

d’ailleurs, pour Michels, même les anarchistes, qui ont eu « le mérite d’avoir été les premiers à insister avec énergie sur les conséquences hié-rarchiques et oligarchiques des organisations de parti »22, n’y échappent pas complètement. si « l’anarchisme ne dispose pas d’une organisation de parti susceptible d’offrir des prébendes et [si] le sentier qu’il suit ne conduit pas aux honneurs du parlementarisme »23, il rencontre « la loi de l’autoritarisme, dès qu’il abandonne la région de la pensée pure et dès que ses prosélytes s’unissent en associations ayant pour but l’exercice d’une activité politique quelconque »24.

15. Ibid., p. 295.

16. Ibid., p. 290.

17. Ibid., p. 38.

18. Ibid., p. 301.

19. Voir J.-L. Pouthier, « roberto Michels et les syndicalistes révolutionnaires français », Cahiers Georges Sorel, vol. 4, n°4, 1986.

20. r. Michels, Les partis politiques, op. cit., p. 255.

21. Ibid., pp. 259-260.

22. Ibid., p. 263.

23. Id.

24. Ibid., p. 266.

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dans sa sociologie des champs politiques contemporains, Pierre Bourdieu a prolongé les analyses de weber et de Michels25. selon lui, la domination politique, autour de mécanismes de capitalisation politique (d’appropriation et de monopolisation d’un capital politique), est un des modes de domination propres à nos sociétés. la représentation politique est alors analysée par Bourdieu comme une dépossession des profanes au profit des professionnels, des représentés au profit des représentants. d’où « l’ambiguïté même de la lutte politique, ce combat pour des ‘idées’ et des ‘idéaux’, qui est inséparablement un combat pour des pouvoirs et, qu’on le veuille ou non, des privilèges... au principe de la contradiction qui hante toutes les entreprises politiques aménagées en vue de la subversion de l’ordre établi »26. il faut vraisemblablement prendre garde à la pente trop exclusivement utilitariste de certaines analogies auxquelles recourt Bourdieu (« marché politique » pour champ, « entreprises politiques », « intérêts », « privilèges », « concurrence », etc.)27, en faisant l’hypothèse qu’elles se révèlent moins adéquates à mesure qu’on s’éloigne des univers les plus rationalisés et les plus professionnalisés, et qu’on aborde les pra-tiques militantes ordinaires.

toutefois, l’important, ici, est la façon dont Bourdieu pointe une tension dans les politiques émancipatrices. ce qui débouche, chez lui, sur l’amorce d’une philosophie politique fondée sur un équilibre instable entre la critique libertaire de la représentation politique et une certaine nécessité de la représentation pour faire exister les groupes dominés dans les espaces publics. « il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique », avance-t-il ainsi28. comme chez Michels, la lucidité sociologique nourrit une politique de tensions dépla-çables mais pas dépassables.

Écueils et impensés contemporains. loin des visions idylliques et di-chotomiques des adeptes, dans les milieux journalistiques ou militants, d’une rhétorique de « la nouveauté » des mouvements sociaux actuels, les réalités contemporaines de ces mouvements gardent des points communs avec celles des partis, comme à l’époque de Michels. certes, Jacques ion a justement identifié, dans certaines formes contemporaines d’action militante, l’activation d’un esprit critique à l’égard de la délégation nour-rissant un « engagement distancié »29. Mais ce n’est qu’une composante, non exclusive de tendances contraires, d’une configuration moins homo-

25. Voir P. Bourdieu, « La représentation politique » (1981), repris in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2001.

26. Ibid., p. 257.

27. Sur les apports et les limites de ces analogies utilitaristes, voir P. Corcuff, Bourdieu autrement, Paris, Textuel, 2003, pp. 94-109.

28. P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique » (1984), repris in Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 261.

29. Dans J. Ion, La fin des militants ? Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1997.

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gène et moins nouvelle que ion ne l’a laissé entendre dans un premier temps30. Par la suite, il a d’ailleurs davantage insisté sur « la coexistence de formes multiples d’engagement » dans la période31.

des exemples ? attac France, lieu supposé de la « novation » alter-mondialiste, n’a-t-elle pas connu une grave crise interne accompagnée d’une fraude électorale32 ? le dal (droit au logement), autre figure des « nouveaux mouvements », n’a-t-il pas à sa tête le même « leader » depuis les origines ? les groupes anarchistes les plus locaux n’ont-ils pas également leurs « chefs » assez stables, même si on n’a pas affaire aux mêmes contraintes et enjeux que dans les organisations les plus profes-sionnalisées et/ou bureaucratisées33 ? se réclamer d’un fonctionnement « horizontal » et « en réseau » ne suffit pas à garantir l’égal accès de tous à la prise de parole et à la décision, lesquelles ont toutes les chances d’être réservées aux seuls individus disposant d’une compétence militante suf-fisante pour se sentir autorisés à intervenir dans les débats et, ce faisant, de produire des rapports de dépossession et de domination d’autant plus efficaces qu’ils sont niés34. dans les logiques composites qui travaillent les pratiques contemporaines, il n’y a vraisemblablement pas que la critique de la délégation. les caractéristiques de l’objet complexe qu’on nomme « individualisme contemporain »35 peuvent ainsi produire des effets op-posés : d’une part, une critique de la délégation au nom de l’autonomie individuelle et des risques d’écrasement du « je » sous le « nous » et, d’autre part, une plus grande valorisation de la vie personnelle et familiale, qui entraîne une certaine délégation des tâches militantes à d’autres. d’où l’existence d’une figure paradoxale dans des syndicats et associations : celle d’adhérents demandant à des « chefs » abondamment critiqués de continuer cependant à assumer leurs fonctions. cette seconde dimension rend, par exemple, difficile, dans les syndicats sud, l’application des rè-gles de rotation des responsabilités et pousse à leur assouplissement36. Par

30. Pour une critique des thèses de Ion, voir A. Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements mi-litants », in A. Collovald (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements, rennes, Presses Universitaires de rennes, 2002 ; pour une vue balancée des apports et des limites croisées des analyses de Ion et de Collovald, voir P. Corcuff, « Le pari démocratique à l’épreuve de l’individualisme contemporain », Revue du M.A.U.S.S., n°25, 1er semestre 2005.

31. J. Ion, « Introduction », in J. Ion (dir.), L’engagement au pluriel, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 11.

32. Voir r. Wintrebert, Attac, la politique autrement ? Enquête sur l’histoire et la crise d’une organisation militante, Paris, La Découverte, 2007.

33. Voir W. Pelletier, « Les anarchistes et la reproduction de l’anarchisme », ContreTemps, n°6, février 2003.

34. Jo Freeman avait remarqué que l’« informalité » promue par les groupes de parole féministes des années 1970 tendait dans les faits à exclure les femmes qui se sentaient les moins légitimes à prendre la parole et reproduisait les rapports de pouvoir et de monopolisation de la parole qu’ils prétendaient pourtant neutraliser : « The Tyranny of Structurelessness », Berkeley Journal of Sociology, xVII, 1972-1973. Voir également L. Mathieu, « Un ‘nouveau militantisme’? À propos de quelques idées reçues », Contretemps web, octobre 2008, http://contretemps.eu/node/127]

35. Voir la contribution de P. Corcuff, à P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, Paris, Textuel, 2005, et C. Le Bart, L’individualisation, Paris, Presses de la FNSP, 2008.

36. Voir H. Pernot, « Des thématiques marxistes, un esprit libertaire. L’exemple de Sud-PTT », ContreTemps, n°6, février 2003.

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ailleurs, on peut faire également l’hypothèse que, dans ces conditions, la délégation s’effectue plus facilement vers des « personnalités » que vers des organisations.

autre impensé qui travaille nombre de discours contemporains : les fantasmes contradictoires dont « le populaire » est souvent l’objet. on tend à l’essentialiser, en négatif ou en positif, en ne se donnant pas les moyens d’appréhender les ambivalences et la diversité des pratiques populaires37. dans les mythologies élitistes, il est la source du « Mal », soumis à des « passions » inaccessibles à « la raison »38. ce qui justifie la confiscation du pouvoir par des professionnels et autres « experts ». Mais les chantres de la fin de la forme-parti et de l’avènement corrélatif des mouvements peuvent endosser une mythologie inverse : une mytholo-gie basiste homogénéisant « le populaire » en positif, en en faisant une solution sans faille plutôt qu’une construction mouvante. dans les deux cas, on oublie que la domination des gouvernants sur les gouvernés, des représentants sur les représentés, suppose, le plus souvent, une certaine adhésion de ceux qui y sont soumis, comme toute une tradition l’a mis en évidence, de « la servitude volontaire » de la Boétie à « la violence symbolique » de Bourdieu et Passeron. Plutôt que d’envisager les deux pôles séparément (les gouvernants et les gouvernés) sous un angle exclusi-vement négatif ou positif, ne perdons pas de vue que, si les premiers pro-fitent de la situation, c’est dans le cadre d’une relation gouvernants/gouvernés contribuant à modeler les deux pôles.

dans cette relation, on se doit d’être attentif à la diversité des mécanis-mes de capitalisation du pouvoir dans les différents jeux sociaux. l’historien Marc Ferro, prenant de la distance vis-à-vis de telles mythologies élitiste et basiste, a pu ainsi repérer deux des sources de la bureaucratisation de la révolution russe, ce qu’il qualifie d’« absolutisme à double foyer » : 1) un « absolutisme bolchevik », monopolisation du pouvoir classiquement mise en cause par les anarchistes, et 2) un « absolutisme populaire », éliminant les opposants, y compris dans des soviets où il n’y avait pas de bolcheviks39. d’un point de vue sociologique, la démocratie apparaît davantage comme un problème compliqué que comme une panacée idyllique.

sans nous conduire à rabattre tout sur le même plan, sans nous empê-cher de saisir des déplacements et des novations, de constater des degrés de bureaucratisation et de rigidité ou, inversement, de souplesse et de

37. Pour une critique équilibrée de ces penchants contradictoires, voir C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 1989.

38. Pour une critique générale de cette mythologie, voir J. rancière, La haine de la démocratie, op. cit., et sur le terrain spé-cifique de l’analyse du « vote Le Pen », A. Collovald, Le « populisme du FN » un dangereux contresens, Broissieux, Éditions du Croquant, 2004.

39. M. Ferro (présenté par), Des soviets au communisme bureaucratique, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1980, pp. 135-175.

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mobilité, la lucidité sociologique nous oblige à plus de retenue quant aux différences entre partis et mouvements. elle nous invite également à moins de manichéisme dans l’analyse des relations de leurs espaces respectifs.

esPace des MouveMents sociaux et chaMP Politiqueque le monde social soit divisé en une multiplicité de domaines

d’activité distincts – qu’on les appelle « champs », « espaces », « secteurs » ou encore « mondes » importe peu ici – passe difficilement pour une découverte sociologique, et il est désormais acquis qu’on « ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographe »40. Pour autant, les conséquences de cette différenciation sociale tant pour l’analyse que pour la conduite de l’action politique sont fréquemment sous-estimées ou négligées, et cela spécialement du point de vue de ce qui rapproche, mais aussi sépare, la conduite des partis et celle des mouvements sociaux. le concept d’espace des mouvements sociaux41 a précisément été proposé afin de souligner les spécificités de l’univers constitué par les mobilisa-tions protestataires, comme le type de liens, complexes et fluctuants, qui l’unissent à celui de la politique institutionnelle et partisane.

Des univers distincts aux logiques spécifiques. la théorie bourdieusienne du champ politique a souligné les particularités de cet univers, composé d’un effectif limité de professionnels vivant de et pour la politique, et qui sont en concurrence pour l’obtention ou la conservation de ces trophées (weber parlerait de prébendes) que sont les postes de permanent ou de dirigeant, les investitures ou les postes électifs. ces différents enjeux sont obtenus en attirant sur son nom une majorité de suffrages, soit ceux des adhérents – pour les postes de direction du parti –, soit ceux des électeurs, pour les postes d’élus du peuple. tout comme dans le champ religieux, qui en constitue le modèle, ces profanes de la politique que sont les électeurs occupent une position aussi décisive que dominée. s’ils n’ont aucune légitimité à intervenir en tant que tels dans la conduite des affaires publiques (ils ne le peuvent qu’en se dépossédant de leur parcelle de pouvoir au profit d’un professionnel), ils sont l’objet d’une attention constante – dont la démagogie est une expression privilégiée – des élus ou aspirants à l’élection, qui dépendent de leurs suffrages. ainsi le champ politique est-il « le lieu d’une concurrence pour le pouvoir qui s’accom-plit par l’intermédiaire d’une concurrence pour les profanes ou, mieux, pour le monopole du droit de parler et d’agir au nom d’une partie plus ou moins étendue des profanes »42. domaine réservé aux professionnels,

40. P. Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 114.

41. Pour une présentation de ce concept, voir L. Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », Politix, n°77, 2007.

42. P. Bourdieu, « La représentation politique », op. cit., p. 238.

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le champ politique est l’objet d’une clôture implicite, qui a tendu, ces dernières décennies, à se renforcer : alors que, spécialement dans les partis de gauche, une carrière de militant dévoué pouvait permettre de grimper les échelons et d’accéder à des postes de responsabilité, c’est désormais la possession d’un capital scolaire spécialisé, celui acquis au sein d’écoles de pouvoir (sciences Po, ena), qui prévaut et explique l’homogénéisation tendancielle du recrutement du personnel politique43.

l’activité des mouvements sociaux relève de logiques sociales qui, pour être parfois proches, n’en sont pas moins distinctes de celles qui structurent le champ politique. le domaine qu’ils forment, l’espace des mouvements sociaux, peut être sommairement défini comme le domaine de pratiques et de sens qui rassemble toutes les mobilisations collectives protestataires d’une société. ces mobilisations, ainsi que les organisations et les militants qui les font vivre, sont unis par des relations fluctuantes qui peuvent aller de la coopération (entre les différents mouvements de « sans », par exemple) à la concurrence (telle celle entre les diverses asso-ciations de chômeurs), voire au conflit ouvert (comme celui qui oppose défenseurs et opposants à l’ivg). il se distingue du champ politique par le fait que sa « marche » n’est pas déterminée par le calendrier électoral, ni orientée vers la conquête de postes électifs. en d’autres termes, les trophées que propose l’espace des mouvements sociaux – satisfaction des revendications, reconnaissance institutionnelle, captation de ressources organisationnelles et militantes – sont différents de ceux qui sont convoi-tés au sein du champ politique.

la mouvance altermondialiste offre une bonne illustration de cette configuration sociale particulière et des mécanismes ou processus qui la traversent. elle est en effet composée de différentes organisations qui, si elles partagent des visions du monde proches (en l’occurrence unies par une dénonciation commune du néolibéralisme), n’en sont pas moins prises dans des rapports d’interdépendance complexes. attac et la Fondation copernic, par exemple, occupent, certes, des positions dis-tinctes du fait de leurs différences de ressources ou de stature : l’une est une association de masse présente sur l’ensemble du territoire, l’autre ne compte que quelques centaines d’adhérents fortement dotés en ca-pitaux intellectuels ou organisationnels. Mais toutes deux sont actives dans un même domaine – la production d’expertises sur le capitalisme contemporain –, ce qui les conduit à entretenir des rapports à la fois de concurrence (attac s’était initialement tenue à l’écart de l’« appel des 200 » lancé par copernic au début de la campagne référendaire

43. Sur les évolutions du recrutement des dirigeants du PS, voir r. Lefebvre et F. Sawicki, La société des socialistes, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006.

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sur le tce) et de coopération (cette même campagne fut, une fois les premières réserves surmontées, largement portée par les comités locaux d’attac). de même, la réussite d’un mouvement peut être la cause de son affaiblissement : en réhabilitant et en renouvelant le principe de l’éducation populaire, attac a inspiré une multiplicité d’initiatives vi-sant, elles aussi, à la diffusion d’outils de lecture critique du monde et qui, à l’instar des nouvelles universités populaires, ont pu tendre dans certaines zones géographiques à se substituer aux débats publics qu’elle organisait précédemment.

l’espace des mouvements sociaux se distingue également du champ politique par son caractère informel et sa faible institutionnalisation44. les mobilisations protestataires sont ainsi le plus souvent perçues com-me une irruption des profanes – à ce titre profanatrice – dans la gestion des affaires publiques et comme une remise en cause illégitime du mo-nopole des professionnels, comme en témoigne le célèbre : « ce n’est pas la rue qui gouverne » de Jean-Pierre raffarin, lors du mouvement contre la loi Fillon de 2003. il convient cependant de ne pas se laisser abuser par l’image quelque peu enchantée (la révolte de dominés ayant enfin pris conscience de leur domination) que certains mouvements sociaux tendent à donner d’eux-mêmes. tout comme celui des partis politiques, le profil des leaders et des militants des mouvements sociaux est généralement très localisé socialement : recrutés massivement au sein du secteur public, parmi des agents pourvus en capital scolaire, ils disposent d’un haut niveau de compétence politique et leur trajectoire (familiale, étudiante, professionnelle, etc.) les a dotés d’une sensibilité sociale particulière. un regard attentif sur la consistance réelle des mou-vements de groupes dominés ou stigmatisés (sans-papiers, chômeurs, sans-logis, prostituées, etc.) repère rapidement la présence de « soutiens » extérieurs au groupe concerné (syndicalistes auprès des chômeurs, fémi-nistes auprès des prostituées, enseignants auprès des élèves sans-papiers, etc.), mais qui, disposant des savoirs et savoir-faire requis par l’action protestataire, sont à même d’en permettre le déploiement.

une des expressions de cette relative homogénéité de recrutement social, et de cette inscription de l’action contestataire dans un univers de pratique et de sens délimité, est la prégnance de schèmes cognitifs spécifi-ques à travers lesquels sont décodés enjeux de lutte, prises de position ou état des rapports de force. on pourrait qualifier d’ethnocentrisme militant cette propension à lire le monde au travers de schèmes informés et tramés par la pratique de la contestation, qui peut s’exprimer (à des degrés bien

44. C’est ce qui conduit à lui dénier au sens strict le titre de champ, dans l’acception de Bourdieu, et à lui préférer le terme d’espace.

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évidemment divers selon les agents et les mouvances) par une humeur volontiers critique à l’égard des partis ou des médias ou par une tendance à juger l’attitude du reste de la population à l’aune de critères militants. la croyance répandue, après le référendum, parmi les opposants au tce que le « non » exprimait un clair refus du néolibéralisme et qu’il existait désormais un « électorat antilibéral » prêt à voter pour le candidat à la présidentielle qui s’en réclamerait relevait de cet ethnocentrisme militant, consistant à prêter une motivation et une signification politiques à un vote dont les ressorts, comme ceux de tout vote, obéissaient à des logi-ques beaucoup plus floues et diverses45.

Des rapports conjoncturellement fluctuants. ces deux épisodes récents – la campagne pour un « non de gauche » au tce et la candidature Bové à la présidentielle – éclairent également les fluctuations des rapports entre l’espace des mouvements sociaux et le champ politique. la sociologie bourdieusienne est, ici encore, utile lorsqu’elle souligne que tout champ dispose d’une autonomie relative. dire cela, c’est pointer que, si chaque univers est caractérisé par des logiques et des principes de fonctionnement qui lui sont propres, il n’en est pas moins soumis à l’influence plus ou moins grande des autres champs avec lesquels il entretient des rapports d’interdépendance divers et variables. de ce point de vue, l’histoire ré-cente est riche d’enseignements sur les recompositions des rapports entre champ politique et espace des mouvements sociaux.

on peut dater des années 1990, et de ce que l’on a alors qualifié de « retour de la question sociale »46, la nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux à l’égard du champ politique. alors que la vague protestataire des années 1970 (improprement désignée comme celle des « nouveaux mouvements sociaux » par l’école tourainienne) avait été en grande partie absorbée par le gouvernement socialiste après 1981 et que les années 1980 avaient été marquées par une nette atonie militante, la précarisation croissante de la société française comme les nouvelles menaces pesant sur les acquis des luttes antérieures ont fourni de nou-veaux thèmes de mobilisation. les années 1990 ont ainsi été marquées par les mobilisations des chômeurs, des sans-logis, des sans-papiers, des malades du sida, des féministes, etc. le vaste mouvement de grève de la fonction publique de novembre-décembre 1995 a joué un rôle décisif dans cette nouvelle autonomisation de l’espace des mouvements sociaux,

45. On sait que les ressorts d’un acte politique comme le vote ne sont pas nécessairement politiques, et cela principalement chez les agents qui maîtrisent le moins des enjeux, thèmes et codes du débat politique ; voir P. Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, et D. Gaxie, Le Cens caché, Paris, Seuil, 1978. Sur les décalages entre espace des mouvements sociaux et champ politique au principe de l’échec de la candidature Bové, voir L. Mathieu, « Trouble dans le genre militant : L’échec de la candida-ture unitaire au regard des décalages entre champ politique et espace des mouvements sociaux », in B. Geay et L. Willemez (dir.), Pour une gauche de gauche, Broissieux, Éditions du Croquant, 2008.

46. C. Aguiton et D. Bensaïd, Le retour de la question sociale, Lausanne, Page deux, 1997.

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principalement parce que le retrait partiel du plan Juppé a montré qu’une mobilisation d’ampleur était apte à faire reculer le gouvernement par elle-même, c’est-à-dire sans le relais des partis de gauche. les relatifs succès ar-rachés par cet ensemble de mobilisations ont consolidé l’autoréférence de l’espace des mouvements sociaux47, c’est-à-dire le sentiment, partagé par nombre de ses membres, de constituer un univers distinct qui, quoique situé à distance du champ partisan, n’en est pas moins capable de peser significativement sur le cours de la vie politique. en ont témoigné des initiatives telles que les états généraux du mouvement social, organisés en 1996 avec le soutien de Bourdieu, ou l’appel « nous sommes la gauche », lancé par act up en 1997 afin de rappeler aux partis de gauche que les mouvements sociaux sont une force d’action et de proposition qu’ils auraient tort de tenir pour négligeable48.

cette dynamique protestataire a trouvé une forme de prolongement et d’unification dans le mouvement altermondialiste, comme en témoi-gne le fait que nombre d’organisations emblématiques des luttes des années 1990 (ac !, aPeis, MncP, cadac, dal, sud, etc.) font partie des membres fondateurs d’attac. la visibilité et l’influence consi-dérables qu’a rapidement acquises l’altermondialisme ont contribué à exacerber la question de la préservation de son autonomie à l’égard du champ politique. c’est ainsi qu’attac interdit à ses membres de se prévaloir de leur appartenance à l’association s’ils s’engagent dans la compétition électorale et que la charte des forums sociaux prend soin de définir ceux-ci comme un « espace pluriel et diversifié, non confes-sionnel, non gouvernemental et non partisan ». un certain discrédit des partis, la crainte de la « récupération » de la critique altermondialiste à des fins électorales et la volonté de préserver un espace de militantisme « désintéressé », car dépourvu d’enjeux de carrière, contribuent à expli-quer cette fermeture à l’égard de l’univers partisan.

cette autonomie s’avère cependant difficile à préserver, en raison de la porosité entre espace des mouvements sociaux et champ politique, po-rosité en partie due à la multipositionnalité de nombreux militants alter-mondialistes, membres ou issus de partis de gauche ou d’extrême gauche. la difficulté est également liée au fait que les partis, qui ne pouvaient rester longtemps indifférents au succès des thématiques altermondialistes, ont entrepris (tout au moins les premières années, pour les plus modérés d’entre eux) de se connecter au mouvement qui les porte. elle témoigne,

47. On emprunte le concept d’autoréférence à N. Luhmann, The Differenciation of Society, New York, Columbia University Press, 1982.

48. Sur cette séquence historique, voir L. Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », op. cit. ; sur ce dernier épisode, voir L. Mathieu, « Act Up ou la tentation du politique. Sur les recompositions de la gauche contestataire de 1997 à 2002 », Modern and Contemporary France, 15 (2), 2007.

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enfin et surtout, du dilemme auquel s’est trouvé confronté un mouve-ment parvenu à un développement rapide et porteur de propositions alternatives au néolibéralisme qu’aucune force partisane n’a paru disposée ou à même de mettre en œuvre. la tentation s’est par suite faite jour chez certains animateurs du mouvement de transformer celui-ci, d’instance de critique extérieure au jeu partisan, en force électorale à même de porter la critique altermondialiste au cœur du débat politique – c’est-à-dire de se transférer de l’espace des mouvements sociaux au champ politique. cette tentation s’est exprimée au sein d’attac sous la forme du projet de listes « 100 % altermondialistes » aux élections européennes de 200449, puis par la tentative de pérenniser la campagne pour un « non de gauche » au tce en entreprise électorale lors de la présidentielle de 2007.

or, si la spécificité du vote référendaire (qui ne vise pas à pourvoir des postes de pouvoir) a permis une coalition temporaire des forces antilibé-rales relevant respectivement de l’espace des mouvements sociaux et du champ politique, il n’en allait pas de même pour l’élection présidentielle. le champ politique (ou plus exactement ses composantes les plus inves-ties dans la campagne référendaire, à savoir la gauche du Ps, le PcF et la lcr) a montré en cette occasion qu’il conservait une forte autonomie et qu’il n’était pas disposé à se voir disputer le monopole de la compétition électorale par de nouveaux prétendants issus de l’extérieur. du côté des animateurs de mouvements sociaux, on a tendu par ailleurs, sous l’effet d’un ethnocentrisme militant, à confondre la popularité de porte-parole syndicaux ou associatifs dans des cadres militants restreints et l’écho dont ils pouvaient bénéficier à l’échelle plus large d’un électorat politique. Mais la légitimité d’un leader de mouvement social et le vote pour un candidat à une élection ne sont pas immédiatement convertibles, à cause non seulement de la différence de taille des populations concernées, mais aussi d’une plus grande hétérogénéité des publics d’électeurs par rapport aux publics militants. Même la popularité médiatique (qui était celle, d’une certaine manière, de Bové) ne se convertit pas automatiquement de l’espace des mouvements sociaux à celui de la politique électorale. ces diverses observations confirment, ce faisant, que la distinction entre espace des mouvements sociaux et champ politique reste une caractéristi-que structurelle de la société française.

notre esquisse de mise en perspective sociologique de la question des différences et des relations entre partis et mouvements en France aujourd’hui débouche sur des exigences cognitives aux effets politiques. tout d’abord, il s’agit de refuser les manichéismes, les constats unilatéraux

49. Sur cet épisode, voir r. Wintrebert, Attac, la politique autrement ? op. cit.

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et les formules magiques, propres aux discours désenchanteurs/enchan-teurs. les nuances et les complications constituent alors des repères du savoir propres à alimenter une prudence politique, au sens aristotélicien d’une meilleure adaptation aux circonstances variées de l’action. ensuite, si les jugements de faits gardent bien des liens avec le registre des valeurs – et notre propre point de vue est nourri de valeurs –, on doit s’efforcer de mieux dissocier le niveau analytique et le niveau prescriptif, afin juste-ment de lester nos visées éthico-politiques d’une meilleure connaissance des contraintes et des possibilités du réel.

nos valeurs pluralistes et libertaires, renforcées par les impasses auto-ritaires de l’émancipation au xxe siècle, les insuffisances historiques et actuelles des modèles anciens, « anarcho-syndicaliste » et « social-démo-crate/léniniste », comme l’inadéquation des stéréotypes actifs aujourd’hui vis-à-vis des réalités observables nous conduisent à privilégier, sur le plan d’une philosophie politique prescriptive, un modèle pluridimensionnel de contestation et de transformation sociales, faisant place à une pluralité d’institutions autonomes (syndicats, associations, mouvements, partis, etc.), non hiérarchisées, ayant des zones d’intervention pour une part communes, pour une part distinctes, engagées tout à la fois dans des tensions et des coopérations, dans le cadre d’un équilibre instable et dy-namique. dans cette configuration, nous faisons l’hypothèse que le nPa a un rôle important, mais ni principal, ni dominant, à jouer.

cependant, on ne doit pas oublier que ce registre prescriptif de la philosophie politique, nourri de connaissances sociologiques, ne renvoie qu’à des paris raisonnés en situation d’incertitude relative50. n

50. Sur la question des paris raisonnés, travaillée à partir de M. Merleau-Ponty, voir P. Corcuff, « Actualité de la philoso-phie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) », Mediapart : « (I) - Politique et raison critique », 5 janvier 2009, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/050109/actualite-de-la-philosophie-politique-de-maurice-merleau-ponty-190], et « (II) - Politique et histoire », 7 janvier 2009, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/070109/actualite-de-la-philoso-phie-politique-de-maurice-merleau-ponty-190]

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syndicats, MouveMents et dynaMique d’éManciPation : le déFi de la nouvelle radicalitéPar Michel VAKALOULIS

depuis ses origines, le mouvement ouvrier fut confronté soit à des mouvements sociaux qui se sont développés en son sein, quitte à s’auto-nomiser progressivement, soit à des mouvements qui sont nés en dehors de lui, tantôt en connivence, tantôt en concurrence. chemin faisant, il est apparu que si les syndicats constituent le principal pilier de l’éman-cipation du travail salarié, ils ne peuvent pas prétendre porter, à eux seuls, le poids de l’émancipation universelle. non seulement le rôle du politique est fondamental, mais le mouvement social dans ses confi-gurations historiques « excède » constamment la forme syndicale. le féminisme, l’écologie, les manifestations de reconnaissance culturelle, et plus proches de nous, les mobilisations de chômeurs, les collectifs de sans-papiers ou le mouvement altermondialiste témoignent de l’émer-gence d’une radicalité irréductible à la problématique traditionnelle du mouvement ouvrier.

il serait inexact de qualifier sommairement toutes ces thématiques de « subversives ». elles conduisent pourtant les acteurs sociaux, et beaucoup de syndicalistes parmi eux, à s’interroger sur les déplacements et les réagencements des pouvoirs institués. elles animent la critique sociale et la résistance contre les rapports de domination. les analyses d’inspiration altermondialiste, par exemple, éclairent les processus de « déterritorialisation » et de financiarisation des structures économi-ques que les militants dans les entreprises peinent à appréhender et à anticiper. les luttes de chômeurs et de précaires permettent de replacer les « marges » au centre de la question sociale et, partant, d’apercevoir la pauvreté de masse, non pas sous le signe de l’« exclusion » honnie, mais comme un enjeu essentiel de la recomposition de la classe exploitée. les mobilisations associatives pour la défense des libertés, des droits sociaux

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

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M. vaKaLoULis, Syndicats, mouvements et dynamique d’émancipation : le défi de la nouvelle radicalité

et de la dignité humaine font renaître l’idée que les dominés peuvent toujours s’attaquer aux origines de l’oppression en créant du collectif à la place des situations individuelles vécues dans la culpabilité, la honte, la dégradation. la mise en mouvement des « exclus » montre que les sans-voix peuvent, eux aussi, avoir une « grande gueule ».

toutes ces thématiques n’interpellent pas de la même manière le syndicalisme. extériorité ne signifie pas forcément mise en concurrence ni, a fortiori, hostilité. Mais elles émergent douloureusement, au mi-lieu de tensions et de contradictions, surtout lorsque les organisations syndicales n’ont pas pu se renouveler à temps. la perméabilité des orga-nisations à l’emprise de ces mouvements de contestation « hors travail » varie selon les traditions syndicales et leur évolution à moyen et à long terme1.

des questions qui Fâchentde même que le système des partis n’est pas le propriétaire exclusif

de l’action politique, le mouvement syndical ne saurait prétendre que la légitimité du social passe intégralement par son truchement. il est évi-dent que, dans plusieurs domaines, son apport est rudimentaire, sinon inexistant. il est encore plus évident qu’il ne peut pas se déployer sur tous les fronts, faute de motivation, d’ambition, de projection. Faute de spécialisation, aussi. ou, inversement, par obligation de ne pas diluer sa spécificité en s’éloignant trop de son périmètre d’action.

Par exemple, l’intervention syndicale ne peut viser que certaines di-mensions, certes cruciales, de la lutte contre les discriminations sexistes ou raciales, notamment dans les domaines de l’emploi et de l’égalité professionnelle. c’est l’intégration de cette préoccupation dans les prio-rités de l’action syndicale dans l’entreprise qui permet de féconder la coopération syndicale (de la coprésence dans une manifestation jusqu’au compagnonnage militant) avec les organisations féministes ou antiracis-tes au sein de l’espace public. abandonner le combat contre le sexisme ou le racisme aux seules organisations « spécialisées » serait pratiquement le condamner à la marginalisation. Mais cela n’implique en aucune manière que le syndicalisme puisse ignorer ou remplacer les structures existantes.

rester à ce niveau de généralité risquerait pourtant d’occulter le fait que l’implication sociale et « sociétale » des syndicats est très déficitaire. c’est notamment le sentiment d’un très grand nombre de militants asso-

1. Cette contribution est issue d’une enquête sociologique sur le syndicalisme, les associations mouvementistes et les rapports au politique, réalisée dans le cadre d’une convention IrES-CGT. La démarche de l’enquête s’est notamment appuyée sur la réali-sation d’une cinquantaine d’entretiens sociologiques semi-directifs avec les premiers responsables des principales organisations syndicales (de salariés, patronales, agricoles, étudiantes) et des partis politiques français, ainsi qu’avec des porte-parole de plu-sieurs associations nationales. Le texte est une version remaniée et abrégée du chapitre VIII du rapport de synthèse. L’intégralité de l’étude fera l’objet prochainement d’une publication autonome.

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ciatifs. dans beaucoup de secteurs, la bonne volonté syndicale exprimée à l’égard de certaines « causes » n’est pas suivie d’effets. ou alors il s’agit de purs effets d’annonce. le problème se complique si l’on considère que plusieurs structures de lutte (associations, coordinations, initiatives ci-toyennes, etc.) ont été créées pour combler les lacunes et les non-réponses du mouvement syndical. la « crise » du syndicalisme n’a pas seulement laissé derrière elle un paysage dévasté, elle a aussi entraîné dans son sillon des engagements qui, par défaut, ont pris la forme associative.

des vocations militantes ont été forgées dans de nombreux domaines laissés en friche par les organisations syndicales. le silence du syndica-lisme sur la question des désaffiliations de masse, question qui n’incombe pas aux seuls déclassés mais interpelle la classe exploitée dans son ensem-ble, a ouvert un boulevard à l’action humanitaire et conforté les discours édulcorés sur l’« exclusion »2. il ne s’agit pas de contester que les restos du cœur ou le secours catholique font œuvre utile, mais de pointer les responsabilités propres du syndicalisme, qui a déserté ces lieux de lutte comme s’ils constituaient le hors-champ de son projet stratégique. or, l’intervention concrète sur des éléments de solidarité matérielle de la vie des travailleurs n’est-il pas une base historique de la création du syndica-lisme en France, au même titre que la dimension revendicative ?

une fois ce mouvement enclenché, il est extrêmement difficile de revenir en arrière pour occuper le terrain perdu. il faudra sans doute créer et faire vivre des partenariats avec les collectifs et les organisations du mouvement social, au lieu de considérer que certains motifs revendicatifs (le chômage, la santé, les transports, etc.) relèvent de la chasse gardée des syndicats. Mais c’est sur ce point que « ça coince ». de part et d’autre, les comportements d’incompréhension et de suspicion sont nombreux. l’isolationnisme de certaines organisations est un problème récurrent qui tend à minimiser les interactions entre les différents mouvements et uni-vers militants. Par exemple, le syndicalisme apparaît comme l’expert des problèmes du travail, attac comme le grossiste primo-arrivant de l’alter-mondialisme, artisans du Monde comme la petite fabrique de commerce équitable. chacun s’occupe de ses propres « affaires », soucieux de la préservation de ce qu’il croit être son périmètre d’intervention exclusif.

en l’absence de points de jonction transversaux, chacun entend veiller au grain. on appréhende les tiraillements, les débordements. on craint que le voisin ne se renforce et ne « grignote » le territoire d’autrui. on le surveille donc attentivement, comme on surveille le lait sur le feu. dans ces conditions, il est difficile de faire un bout de chemin ensemble, et pas

2. Pour une critique théorique du paradigme de l’exclusion sociale, voir Michel Vakaloulis, « Antagonisme social et action collective », in Michel Vakaloulis (dir.), Travail salarié et conflit social, Paris, PUF, 1999.

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seulement pour des raisons de rivalité. en fait, nombre de syndicalistes voient dans certaines composantes « mouvementistes » les relais de stra-tégies politiques qui avanceraient, si l’on peut dire, « masquées ». Face à des espèces de partis embryonnaires (ou « proto-partis »), l’impératif de l’indépendance du syndicalisme devrait s’appliquer avec la même rigueur que vis-à-vis des formations politiques. il en est de même d’un grand nombre d’ong, dont la représentativité, la composition sociologique propice au recyclage de catégories fortement diplômées d’origine bour-geoise, l’opacité du financement et les liens de dépendance (ou d’instru-mentalisation) avec les pouvoirs publics et les grandes entreprises sont montrés du doigt.

d’autres syndicalistes, tout en étant attentifs aux messages véhiculés par les mouvements associatifs dont ils sont prêts à reconnaître la per-tinence thématique, insistent sur la logique purement protestataire de ceux-ci : toute possibilité de compromis est bannie. d’ailleurs, l’attitude de ces mouvements à l’égard du combat syndical est loin d’être claire. en fait, ils ont parfois une vision injuste, voire caricaturale, du monde du travail, de la façon de produire les normes dans l’entreprise, de défendre les droits sociaux dans la société. ils ne veulent ou ne peuvent pas com-prendre que les syndicats, quelles que soient les convictions intimes des dirigeants, s’adressent en principe à l’ensemble du salariat et non pas à une fraction minoritaire, radicalisée politiquement. le premier souci syn-dical n’est pas de monter au créneau, ni forcément de se situer à la pointe de la protestation, mais d’élargir le front, de faire avancer les frontières du possible en direction du souhaitable.

cette incompréhension est source de conflits récurrents. d’une part, les confédérations regardent souvent avec circonspection le « mouve-mentisme » de certaines associations réputées cultiver la contestation, les initiatives médiatiques et les actions minoritaires mais spectaculaires. elles ont parfois l’impression que ces associations consacrent plus de moyens à occuper la scène qu’à se battre pour réaliser les objectifs qu’elles se donnent. d’autre part, il existe, dans certains secteurs du mouvement social, une forte tendance au rejet du mouvement syndical, notamment confédéral, accusé d’être passif ou complaisant à l’égard du système. cela ne facilite pas les échanges et la coopération. un travail d’explication et de mise en confiance s’avère donc nécessaire.

certes, les noces du syndicalisme et des mouvements associatifs ne pourraient être exemptes de frictions temporaires. la mise en cohérence n’est pas une donnée préalable mais un work in progress. elle présuppose l’existence de nombreuses interfaces, requiert l’émergence de passerelles

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qui font défaut. aujourd’hui, le seul lieu « institutionnel » de rencontres transversales est celui des forums sociaux. Mais, là encore, le syndicalisme confédéré a beaucoup de mal à intégrer la culture des réseaux. en dehors de cet espace, c’est la dispersion, l’empilement de positions développées à l’abri de toute confrontation constructive.

de leur côté, des porte-parole associatifs regrettent que les institu-tions syndicales confédérales les ignorent, évitent de les rencontrer, les traitent parfois avec mépris. l’absence d’interlocuteurs dédiés pour as-surer les liaisons avec la mouvance associative est fortement soulignée. Manifestement, les grands syndicats ont des efforts à faire pour « enten-dre » les sollicitations qui leur sont adressées. au vu de leurs faiblesses sur les questions de société, ils ont beaucoup à apprendre et à gagner en s’ouvrant au-delà du domaine strictement « travailliste ». encore faut-il que cette « ouverture » dépasse le petit cercle d’initiés et s’accompagne de mobilisations communes. sans que l’action des uns se sente menacée par l’action des autres. il est important, par exemple, que les syndicalistes du secteur des transports établissent de solides liens avec les associations d’usagers, que les professions de santé nouent des contacts avec les as-sociations de malades, que les électriciens et les gaziers qui défendent le droit à l’énergie pour tous collaborent avec des collectifs citoyens anti-coupures3.

Paradoxalement, ce détour favorise le retour du syndicalisme au centre du jeu social. l’expérience associative peut effectivement inciter à mieux prendre la mesure de ce que vivent certaines catégories sociales avec lesquelles le syndicalisme n’est pas directement en contact ni symbo-liquement en phase. en ce sens, l’émergence d’un mouvement associatif « spécialisé » n’abolit pas les fonctions de représentation syndicale, mais permet de les repositionner dans une appréciation plus globale de l’inté-rêt collectif des salariés. le développement durable du syndicalisme passe ainsi, non pas par l’élimination des voix discordantes, mais par l’accepta-tion et la coopération durable avec d’autres composantes du mouvement social. Par ailleurs, l’efficacité et la légitimité de l’associatif se renforce-raient dans l’interaction structurante avec le mouvement syndical.

sortir du non-ditPar un mouvement de balancier de l’histoire, la subordination du

social au politique a perdu sa légitimité d’antan. le raisonnement hié-rarchisant du passé et ses avatars dichotomiques – les syndicats et les associations s’occupent des revendications de portée immédiate, les partis

3. Voir Olivier Frachon, Michel Vakaloulis (dir.), Le droit à l’énergie. Modernité d’une exigence démocratique, Paris, Éditions Syllepse, 2002.

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des objectifs généraux et de la mise en perspective de l’ensemble – tom-bent en désuétude. les acteurs sociaux ont suffisamment de ressources intellectuelles, de convictions démocratiques et d’estime de soi pour ne pas admettre que le fruit de leur délibération collective soit remanié par une élaboration extérieure. on ne peut pas accepter qu’un parti dicte sa ligne de conduite aux syndicats, aux associations, aux mouvements. l’indépendance à l’égard du politique est revendiquée avec force et conviction, tout en restant un combat quotidien. il faut se convaincre qu’il ne s’agit guère d’une attitude de frilosité, mais d’une posture mûrie et exigeante, en phase avec la nouvelle donne « participationniste » qui refaçonne les pratiques et les motivations du militantisme.

la portée de l’évolution en cours est considérable. Même si la démo-cratie politique a le dernier mot dans la définition et la représentation de l’intérêt collectif, le système des partis n’a pas le monopole de la projection politique. la désouvriérisation partisane et la déradicali-sation idéologique du système politique rendent encore plus patente cette affirmation. le niveau syndical ne représente pas une courroie de transmission. il ne reste d’ailleurs pas grand-chose à transmettre pour que la courroie puisse fonctionner effectivement : le respect mutuel de la souveraineté et de l’égale dignité de chaque acteur d’enjeux concrets. l’étagement des trois instances (partis, syndicats, associations) est récusé dans son principe. Mais comment réconcilier tendance à l’autonomie et articulation des différents niveaux ? les remarques suivantes proposent de résumer provisoirement la discussion.

1. le rapport du syndicalisme et du mouvement social à la politique reste une question ouverte qui n’admet pas un équilibre stable et défi-nitif. du côté des militants syndicaux et associatifs, subsiste toujours l’appréhension de servir de caution aux politiques, de devenir l’alibi social et sociétal d’une alternance, d’être récupérés et instrumentalisés. en définitive, de fonctionner sur un terrain qui n’est pas le leur. le fait que les partis institutionnels soient dans l’incapacité de proposer un projet progressiste de transformation sociale accentue la tendance à vouloir fuir la politique à force de ne pas pouvoir s’y reconnaître.

en particulier, l’ancienne génération de syndicalistes, qui a vécu des engagements politiques forts avec beaucoup de sincérité, puis avec désillusion, se sent parfois obligée d’en faire le deuil. la perspective de s’associer de manière étroite à une organisation politique devient intenable. cela conduit à une certaine désaffiliation partisane (fin de la « double appartenance »), voire à un évitement systématique de toute prise de contact avec les partis politiques.

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2. les acteurs du mouvement social n’admettent pas que la politique partisane commande comme autrefois. le droit de contester en toutes circonstances un parti ou un gouvernement, fussent-ils bienveillants à l’égard de la « cause » des travailleurs ou des dominés, est un droit ina-liénable. Mais les acteurs sociaux engagés constatent aussi que les mili-tants politiques sont de moins en moins présents dans le syndicalisme. la crise de socialisation partisane du militantisme risque de refouler l’intérêt transversal pour des questions de société. d’autres formes de culture politique sont à l’œuvre chez les jeunes générations, mais les effets de substitution sont très limités et ne concernent que la fraction la mieux scolarisée des jeunes salariés. le désinvestissement politique du militantisme syndical comporte le danger de renforcer la fracture politique, de laisser le jeu politique se faire et se défaire « entre pairs et experts », dont l’objectif commun est de maintenir les dépossédés dans la servitude politique.

les militants syndicaux et associatifs souhaitent vivement la reprise du projet politique de transformation sociale, qui est aujourd’hui en panne. il est impossible de construire l’indépendance syndicale sur les ruines de la crédibilité partisane. ni de mettre en perspective la dé-marche syndicale dans un paysage politique marqué par la dépression projectuelle. l’offre politique doit sortir de la résignation, reprendre des couleurs, occuper la place qui est la sienne, organiser des mises en mouvement et des confrontations majeures avec les pouvoirs économi-ques dominants. le rôle des syndicats et des associations est d’expliquer aux citoyens le fonctionnement du système et la manière de le dépas-ser, en améliorant ce qui est réformable, en identifiant les leviers de la transformation sociale. il consiste également à éclairer les décisions de la politique institutionnelle, à mettre les gouvernants (ou ceux qui aspirent à le devenir) face à leurs responsabilités et, surtout, face à leurs renoncements.

il ne s’agit pas de participer à la construction politique elle-même (unions de partis, alliances, etc.), mais d’intervenir dans le débat public pour défendre les intérêts du monde du travail. il incombe aux poli-tiques de réaliser la synthèse finale dans la confrontation des intérêts particuliers. toute la difficulté est de savoir quelle est l’emprise (en termes de structuration des rapports de force) et l’ampleur (la ligne de démarcation entre la loi et le contrat) de l’intervention du pouvoir politique dans la définition des compromis sociaux.

3. la crise de l’offre partisane est un obstacle majeur au développe-ment du mouvement social. inversement, l’état du syndicalisme – qui a

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partiellement cessé de décliner, mais qui peine à « décoller » –, l’extrême spécialisation et la fragmentation de la galaxie associative ne donnent aucune prise à la recomposition politique. c’est l’un des grands problè-mes de la période actuelle : le désarroi politique gagne le militantisme. dans les syndicats et les milieux associatifs, l’internalisation de certains débats qui ne sont pas menés par les partis politiques conduit à une bifurcation.

la première tentative consiste à faire l’impasse sur le politique, en se recentrant exclusivement sur la revendication professionnelle, en se « libéralisant » pour se faire entendre par les dominants (quitte à se complaire dans une posture avant-gardiste s’opposant à l’incompré-hension des salariés), en fonctionnant quasiment comme un groupe de pression. cela conduit à faire du rapport aux partis un pur rapport d’influence, voire une démarche de lobbying.

la deuxième tentation est de faire à la place des politiques. sans l’assumer complètement, par petites touches, imperceptiblement. tantôt discrètement, tantôt maladroitement. les phénomènes de néo-anarcho-syndicalisme observés au sein du mouvement social ramènent à ce dénominateur commun : prendre acte de l’absence d’une dynami-que conjointe entre mouvements et politique institutionnelle, servir de moteur (avec ou contre les partis) à une recomposition de la politique « en direct ». c’est une réaction compréhensible au niveau des affectivi-tés humaines que de vouloir se préserver contre une situation objective de schizophrénie. tout en voulant accélérer l’avènement du renouveau, le risque encouru est de se tromper de lieu de débat et de brouiller la lisibilité de la démarche engagée. il est vrai que le syndicalisme et les mouvements associatifs sont, à leur manière, des acteurs politiques cen-traux. ils conduisent des mobilisations collectives dont l’onde de choc et les effets différés dépassent le strict périmètre de l’impact initial. Mais ils n’ont pas pour mission de remplacer les partis, dont la vocation, précisément, est d’organiser et de diriger la société globalement. ni de combler, par un effet de substitution périlleux, le « trou noir » de la politique institutionnelle.

4. de leur côté, les partis politiques admettent que l’indépendance du mouvement social vis-à-vis du champ partisan est un acquis marquant de la période actuelle. en particulier, les responsables politiques de la gauche reconnaissent que les liens avec le mouvement social sont équi-voques et nourrissent beaucoup de suspicions réciproques. en même temps, ils ont du mal à se faire une idée claire, et surtout convaincante, du nouveau type de rapports qu’il faudrait construire avec le mouve-

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ment social. ils se disent, certes, entièrement débarrassés de la volonté d’instrumentaliser la contestation sociale ou de la traiter comme une « force d’appui » pour faire valoir la rente électorale. Mais récuser un comportement typique d’une tentative de contrôle et de mainmise sur les mobilisations est une chose, créer les conditions d’une confronta-tion prolongée et constructive avec le mouvement social en vue d’une alternative politique en est une autre. les partis de gauche hésitent ainsi, selon les circonstances, entre une attitude d’assimilation/incorporation des démonstrations contestataires et une attitude de rejet pur et simple. de toute façon, leur posture apparaît indécise et contradictoire.

une illustration de la première attitude, assimilatrice, est celle de la courroie de transmission à l’envers : faire du couper-coller, en prenant, le cas échéant, certaines revendications syndicales ou altermondialistes (la sécurité sociale professionnelle proposée par la cgt ou la taxe tobin popularisée par attac) pour les intégrer, sans modification, dans le pro-gramme politique. or, ce n’est pas parce qu’un parti reprend certaines revendications du mouvement social qu’il devient ipso facto plus crédible aux yeux des acteurs de ce mouvement. en l’absence d’un projet com-muniste à la hauteur des défis contemporains, le PcF a payé très cher l’illusion selon laquelle son alignement mouvementiste conforterait ses positions antilibérales et contribuerait, à terme, à le renforcer électo-ralement. inversement, l’attitude de rejet est illustrée par l’embarras du gouvernement de la gauche plurielle devant le mouvement social, voire sa réaction ouvertement hostile à l’agenda de certaines actions collectives, comme les luttes des sans-emploi et des sans-papiers.

5. Faire de la question sociale une priorité politique : telle est l’idée qui travaille de fond en comble les mobilisations collectives contempo-raines. le problème fondamental des forces politiques dominantes est qu’elles ont renoncé à changer réellement le monde, en se résignant à l’aménager. c’est précisément la racine profonde de leur crise. en revan-che, le mouvement social a pour idée directrice qu’il est possible d’agir pour transformer le monde qui nous entoure, et cette mobilisation n’est pas seulement porteuse d’espoir, elle constitue, également, une tâche réaliste de réappropriation démocratique de la vie en commun. d’où la nécessité pour les acteurs sociaux d’échanger, de se confronter, d’acter les accords et les discordes avec les formations politiques.

cependant, les syndicalistes et les porte-parole associatifs rejettent la perspective d’une co-élaboration avec les partis. s’il est souhaitable qu’un parti politique puisse s’inspirer des positions et des propositions d’un syndicat ou d’une association, s’accoler à un projet assimilé à une

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construction partisane ne peut que conduire à la confusion. cela n’in-terdit pas des interactions et des débats croisés en amont des processus de prise de décision, ni le travail en commun susceptible de tisser des liens de confiance dans la confrontation des positions respectives, de relater les contradictions existantes, les points d’entente, les compro-mis envisageables. Mais les acteurs sociaux n’ont pas à s’engager sur un contrat de législature ni à servir d’exutoire démocratique. encore une fois, la traduction politique des enjeux sociaux reste entièrement à la charge des forces politiques à qui incombe, par ailleurs, la responsabi-lité des décisions et la mise en œuvre programmatique.

la condition sine qua non est que les partis abandonnent le double langage, mais aussi la prétention d’occuper, à eux seuls, l’espace politi-que selon la vieille conception hiérarchique du partage des tâches entre forces politiques et acteurs sociaux. cela présuppose, surtout, que la politique institutionnelle cesse de capituler devant le pouvoir écono-mique et résiste à son instrumentalisation par les possédants. en fait, telle qu’elle fonctionne actuellement, elle est de moins en moins le lieu d’arbitrages démocratiquement arrêtés et, paradoxalement, de plus en plus la courroie de transmission de « contraintes économiques » liées à la domination des marchés financiers auprès des populations qu’elle est censée représenter dans les instances nationales ou internationales.

or, nous le savons, la politique dominante ne marche qu’au rapport de forces. Pour reconstruire une perspective d’émancipation, il faut s’attaquer aux dispositifs de dépossession politique qui cloisonnent institutionnellement la vie politique et paralysent la participation du grand nombre aux affaires de la cité. on ne saurait se contenter, dans ce domaine, d’appréciations sommaires, de rafistolages de fortune. les concepts qui gouvernent le monde moderne sont à revisiter. l’apport du mouvement social dans la repolitisation du jeu de la représentation n’est pas une panacée ; il peut néanmoins servir de ballon d’oxygène pour revivifier le projet politique. n

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crise du caPitalisMe et crise de la rePrésentation Politique

Par Jean LOJKINE

en même temps qu’elle porte un coup sévère à l’idéologie libérale qui dominait depuis trente ans, la grave crise systémique du capitalisme qui vient de se déclencher remet au premier plan les difficultés qu’ont rencontrées Marx et les marxistes pour relier crise capitaliste et révolu-tion politique. il s’agit, en premier lieu, du lien entre la « maturation » économique de la crise et sa traduction politique. Marx, et surtout engels, souligneront les illusions qu’ils ont entretenues sur la corré-lation entre les crises économiques européennes et le déclenchement des révolutions de 1830 et 1848. en revanche, ils resteront persuadés du lien étroit qui existait entre « maturation » économique objective et « clarification », aux yeux des masses populaires, du caractère obsolète du système capitaliste.

une illusion reste tenace, celle d’une « clarification » des luttes des classes par le seul jeu du « mûrissement » de l’accumulation capitaliste, qui aurait engendré une « simplification » des rapports de classe et l’émergence d’une « véritable » bourgeoisie et d’un « véritable » pro-létariat, les poussant l’un et l’autre au premier plan. comme si deux maturations s’épaulaient l’une l’autre : d’une part, celle, objective, du capitalisme, de sa contradiction interne (entre forces productives et rap-ports de production) ; d’autre part, celle, subjective, du prolétariat (son organisation politique, sa conscience de classe), comme si l’évolution de la « classe en soi » ouvrait la porte à la classe « pour soi », rendait de plus en plus « visible » l’antagonisme capital/travail. l’expérience politique, historique, que vont vivre les fondateurs du marxisme, les amènera à dialectiser les relations complexes entre la base économique et les facteurs politiques, idéologiques et religieux, dont l’interaction construit les formes concrètes des représentations politiques.

ce fut notamment le cas à l’occasion des répercussions politiques des révolutions européennes de 1830 et 1848. dans sa célèbre in-troduction de 1895 à La lutte des classes en France. 1848-1850, son testament politique, engels critique sans aucune ambiguïté la « tacti-que (blanquiste) du coup de main, imaginé d’après le modèle de la

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révolution française » ; il rompt avec l’illusion politique d’une minorité agissante capable « d’entraîner la masse du peuple dans la révolution », à laquelle il oppose le concept nouveau de « république démocratique débureaucratisée », à l’image de la commune de Paris, ouvrant ainsi la voie à une vision nouvelle de la fonction de la république démocratique dans le processus de passage au socialisme1. il condamne par là même la « centralisation dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nou-veau gouvernement révolutionnaire », que Marx appelait de ses vœux en 18502, et privilégie désormais la bataille de l’opinion publique pour conquérir la majorité des citoyens dans le cadre du suffrage universel et d’un projet d’autogouvernement socialiste.

la complexité de la représentation politique partisane sous la iiie république en France, ainsi que les oscillations des ouvriers pari-siens entre césarisme (le général Boulanger, napoléon iii), blanquisme et anarcho-syndicalisme conduisirent engels à adopter une approche beaucoup plus dialectique et « évolutionniste » de la conquête du pou-voir politique par le mouvement socialiste, dans la lignée des thèses que développera plus tard gramsci. Mais les formes nouvelles prises par la lutte des classes dans les républiques parlementaires n’ont pas trouvé à ses yeux de débouché politique satisfaisant : tantôt les alliances parlementaires entre les socialistes français et les radicaux lui paraissent pleines de promesses (clémenceau aurait repris la moitié du programme des socialistes !), tantôt il n’y voit qu’illusion opportuniste et critique sévèrement Jaurès et Millerand pour leur participation à des gouverne-ments « bourgeois ».

est-on plus au clair aujourd’hui, après les déconvenues des différen-tes expériences de la gauche unie : 1936, 1945, 1981, 1997 ?

quelle stratégie auJourd’hui ?la coupure entre les mouvements sociaux et les partis politiques de

« gauche » semble toujours aussi grande au xxie siècle qu’elle le fut, à la fin du xixe siècle, pour engels et les fondateurs des partis « ouvriers », pris dans les méandres du parlementarisme bourgeois et des alliances entre partis de gouvernement.

l’histoire a tranché ; les révolutions « prolétariennes » n’ont pas surgi dans les pays capitalistes où les forces productives étaient les plus déve-loppées, là où le capitalisme était le plus « mûr », comme le croyaient Marx et lénine (avant 1917), mais dans des pays arriérés, à forte popu-lation rurale et précapitaliste (russie, chine). l’expérience historique

1. Voir J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, PUF, Collection Actuel Marx Confrontation, 1998.

2. K. Marx, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, mars 1850, in Œuvres, Politique I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, pp. 547-559.

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nous a obligés à rompre avec les conceptions mécanistes du marxisme, qui ne prenaient pas en compte la complexité et l’autonomie relative des représentations politiques. Puisque la comparaison avec la grande crise capitaliste de 1929 revient aujourd’hui en force, il faut rappeler que cette crise engendra à la fois les fascismes allemands et italiens, le New Deal américain et le Front populaire français. Même si la crise de 1929 suscita partout une intervention massive de l’état dans l’éco-nomie, elle ne provoqua pas une révolution socialiste mondiale. dans quelques pays européens, cette intervention de l’état s’accompagna d’une intervention décisive du mouvement ouvrier pour la conquête de nouveaux droits et de nouvelles protections sociales, mais toujours dans le cadre de rapports de production capitalistes.

ce qui fut alors décisif, ce fut la capacité politique à rassembler sans sectarisme classe ouvrière, paysans et petite bourgeoisie, à travers l’alliance entre radicaux, socialistes et communistes. en allemagne, le nazisme bé-néficia au contraire de la division entre un parti communiste sectaire et une social-démocratie opportuniste. en France, le ciment de l’alliance de classe au sein du Front populaire fut la conquête syndicale et politique, par la classe ouvrière, d’une solidarité collective entre actifs ainsi qu’entre actifs et inactifs, traduite à l’échelle des conventions collectives de bran-che, de la retraite par répartition et de la sécurité sociale.

depuis trente ans, les néolibéraux ont peu à peu sapé les fondements de cette protection sociale, tandis que l’étatisation de la sécurité sociale a mis fin au contrôle des usagers et des salariés, la solidarité nationale cédant la place à l’individualisme marchand, à la concurrence de tous contre tous. Pour recréer du lien social, de la solidarité collective, les luttes actuelles ne peuvent plus se contenter de « résister » aux « ré-formes » libérales et de défendre les « acquis sociaux ». l’effondrement actuel du système capitaliste, le tableau journalier de l’injustice scan-daleuse dont a bénéficié la petite élite dirigeante, qu’il faudrait main-tenant renflouer, cette conjoncture exceptionnelle, où les fondements du capitalisme apparaissent pour ce qu’ils sont, ouvrent une nouvelle phase politique, un nouvel espace de possibles politiques : à côté de la demande de ceux qui, comme une partie des libéraux et les sociaux-démocrates, réclament « plus d’état » et le « retour à keynes », monte aujourd’hui une nouvelle revendication autogestionnaire dans le cadre de la révolution informationnelle. il faudrait inventer des dispositifs institutionnels pour dépasser à la fois le recours au marché et le recours à l’état, en privilégiant l’intervention directe des salariés et des usagers dans la gestion des banques, des entreprises et de la cité.

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Pour ce faire, il convient d’analyser les raisons profondes du double échec du socialisme soviétique et de la social-démocratie occidentale, de l’étatisme non marchand et du libéralisme marchand3. certes, les plans alternatifs destinés à contrer la crise capitaliste mondiale existent dès aujourd’hui (relance d’un grand pôle public, bancaire et industriel, fixa-tion de critères sélectifs rigoureux pour que l’argent aille prioritairement à la satisfaction des besoins sociaux et non à la spéculation financière), mais leur réussite dépend d’abord, non d’un simple retour à l’état tech-nocratique, mais de l’intervention réelle des couches populaires et des tra-vailleurs intellectuels pour orienter et contrôler l’usage des fonds publics et les investissements des entreprises dans le secteur productif.

les raisons d’un échecc’est justement l’absence de cette intervention d’en bas qui expli-

que à la fois l’échec de l’expérience soviétique et celui de l’expérience social-démocrate. en urss, comme dans tous les pays ayant adopté la centralisation étatique, le sommet était aveugle et la base muette. il y eut bien, au départ, en russie, un élan autogestionnaire en faveur d’un « contrôle ouvrier », mais les comités d’usine qui, en 1917, pri-rent directement en main la gestion des entreprises désertées par leurs directions furent rapidement subordonnés aux instances centrales du parti-état bolchévique. il y eut bien des tentatives de coordination ho-rizontale, mais elles n’aboutirent pas : un « comité central » des comités d’usine tenta, en vain, de former un conseil économique national en-raciné organiquement dans le contrôle démocratique de chaque unité de travail. les historiens savent finalement très peu de choses sur ce que fut réellement le « contrôle » ouvrier dans les soviets de russie, dans les conseils d’usine d’allemagne, d’autriche et de hongrie ou dans la Fiat de turin en 19214. Faut-il incriminer l’incompétence des ouvriers pour examiner les comptes, la mauvaise volonté des anciens gestionnaires, un absentéisme massif, l’opposition entre les ouvriers très qualifiés syndiqués et proches de la social-démocratie et les ouvriers non qualifiés venus de la campagne, les conflits entre les conseils de paysans, de soldats et les conseils d’usine ? comment dépasser les revendications corporatistes et l’opposition entre les villes et les campagnes au sujet des réquisitions des exploitations agricoles5 ? comment les conseils peuvent-ils « représenter » la majorité du peuple, alors que les ouvriers d’usine sont minoritaires dans la population laborieuse ? comment développer

3. Voir J. Lojkine, La crise des deux socialismes, Pantin, Le Temps des Cerises, 2008.

4. Voir M. Burnier, Fiat : Conseils ouvriers et syndicat (Turin 1918-1980), Paris, Les éditions ouvrières, 1980.

5. Voir M. Adler, Démocratie et conseils ouvriers (1919), Paris, Maspero, 1967.

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l’industrie sans prélever un « tribut » sur les exploitations agricoles et dresser la masse des petits paysans contre le pouvoir socialiste et un parti bolchévique coupé de la population des campagnes6 ?

l’incapacité à mener une lutte idéologique et politique dans les villages aboutira à une bureaucratisation croissante des institutions soviétiques et du pouvoir central. l’étatisme conduira à la répression de masse (dix millions de paysans déportés) et à la collectivisation forcée, qui sapera dé-finitivement l’agriculture soviétique et les tentatives d’instauration d’une économie mixte efficace, répondant aux besoins de la population.

dans la yougoslavie « socialiste », le double échec du plan centralisé à la soviétique, puis de la pseudo « décentralisation » marchande est, lui aussi, plein d’enseignements. comme dans l’urss des années soixante et dans un certain nombre de pays de l’est (hongrie et Pologne notam-ment), de nombreux économistes et dirigeants « réformateurs » nourri-rent l’illusion que la véritable alternative au plan intégral centralisé était la décentralisation insérée dans l’économie de marché, autrement dit dans l’économie capitaliste. a. Meister et c. samary montrent fort bien com-ment la décentralisation marchande des années soixante en yougoslavie développa la concurrence individualiste de chaque unité économique, y compris des collectifs autogestionnaires, aux dépens des investissements à long terme, de la coopération interentreprises et interrégionales7. l’esprit « localiste » et le clientélisme régional ou ethnique triompheront dans les collectivités locales, sans aboutir à une coopération harmonieuse entre régions développées et régions sous-développées.

le système économique fut en réalité bloqué par la contradiction majeure entre l’intérêt général, les biens communs et l’individualisme marchand. les collectifs autogestionnaires protégeaient l’emploi et les salaires et privilégiaient une conception égalitariste des rémunérations, alors que les directeurs des entreprises, convertis à la culture de la renta-bilité à court terme, voulaient augmenter la productivité du travail vivant (et non du capital) en licenciant une partie de la main-d’œuvre et en hiérarchisant les salaires. la recherche d’une nouvelle coopération entre unités – réellement – autogérées (dégagées du contrôle bureaucratique du parti unique) ne fut pas mise en œuvre, faute d’une intervention directe des salariés, tenus en dehors des instances de décision et de gestion, et on ne définit pas de nouveaux critères d’évaluation de l’efficacité sociale susceptibles de se substituer aux critères de la rentabilité capitaliste.

lénine rencontra les mêmes difficultés durant la période de la neP (nouvelle Politique économique), lorsqu’il instaura un retour au « capita-

6. Voir M. Lewin, La paysannerie et le pouvoir soviétique, 1928-1930, Mouton, 1966.

7. C. Samary, Le marché contre l’autogestion. L’expérience yougoslave, Paris, La Brèche, 1988 ; A. Meister, Où va l’autogestion yougoslave ? Paris, Anthropos, 1970.

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lisme d’état » : d’un côté, il dut engager une lutte idéologique et politique contre les bureaucrates bolchéviques, de l’autre, il se heurta à l’absence, chez les militants, de culture gestionnaire alternative à la gestion capita-liste. contre l’aile gauchiste des bolcheviks qui voulaient « tout organiser de manière communiste » et pratiquer une collectivisation forcée des paysans alors que la famine menaçait, lénine proposa de commencer par instaurer un libre commerce des excédents agricoles et par rétablir le petit capitalisme industriel et commercial. il fallait, selon lui, bâtir sur l’intérêt personnel du paysan, intéresser chaque spécialiste, de façon à ce qu’il ait intérêt au développement de la production : « vous aurez à côté de vous des capitalistes… qu’ils s’enrichissent et vous, vous apprendrez d’eux à gérer l’économie »8. Mais la lutte contre la bureaucratie demande des compétences particulières : « on ne peut mener cette lutte avec la pro-pagande seule : on ne peut la mener qu’avec l’aide de la masse populaire elle-même […]. lire et écrire ne suffit pas ; il faut la culture qui enseigne à lutter contre la paperasserie et les pots de vin »9.

l’opposition avec le lénine de L’État et la révolution est totale. avant la révolution d’octobre 1917, il estimait que l’appropriation des ancien-nes fonctions de l’état par les masses populaires pourrait être réduite à de « simples opérations d’enregistrement, d’inscription, de contrôle […], elle sera à la portée de toute personne pourvue d’une instruction primaire »10. en 1921, après la guerre civile, alors que la famine menace les villes, il pense qu’il faut avant tout relancer l’économie et, pour ce faire, « appren-dre des capitalistes la culture marchande », alors que le prolétariat russe est, selon ses dires, composé de « demi-sauvages » incultes.

Mais il y a plus. ni lénine ni Marx n’ont su prendre l’exacte mesure de la force d’attraction idéologique des méthodes de gestion capitalistes. l’idée d’une gestion efficace et alternative aux critères de gestion capitalistes n’est pas présente dans la matrice marxiste. la plu-part des marxistes oscilleront entre une conception neutre, apolitique, de la gestion économique (comme simple technique de comptabilité) et une conception étatiste (le contrôle centralisé par en haut). ainsi, lénine (comme gramsci) verra dans le taylorisme un progrès dans la « rationalité » économique et technique, alors que certains dirigeants bolchéviques de gauche, comme osinsky, opposeront, en vain, à l’augmentation de la productivité du travail vivant sur le modèle de la gestion capitaliste (intensification du travail, salaires aux pièces), l’aug-mentation de la productivité du capital par la lutte contre l’usure des

8. V. Lénine, Œuvres complètes, 14 octobre 1921, Éditions sociales, Paris, E.S., tome 33, 1963, pp. 50-51.

9. Ibid., p. 70.

10. V. Lénine, L’État et la révolution, in Œuvres complètes, tome xxV, E. S., 1957, p. 455.

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machines, le manque de matières premières et la mauvaise organisation de la production11.

le manque de culture « technique » du prolétariat russe n’est donc pas seul en cause. le tabou de la gestion frappe tout autant les peuples les plus « civilisés », à l’instar de la classe ouvrière française et allemande ou même des salariés russes, qui ont, depuis, bénéficié d’une éducation de qualité. l’aliénation du travail de gestion ressortit d’une culture po-litique qui « neutralise », « technicise » les critères de gestion et en fait le monopole des « experts », sans voir le lien entre la culture capitaliste, les politiques économiques libérales et les normes comptables.

les tentatives pour maîtriser l’économie de marché dans un système « mixte » confrontant secteur public et secteur privé ont échoué à la fois dans les pays se réclamant du socialisme et dans les social-démo-craties européennes où a été institué un « état social ». il vaut donc la peine de comparer les débats qui marquèrent, d’un côté, l’échec de la neP soviétique et de l’autogestion yougoslave (après le grand tournant « libéral » de 1965) et, de l’autre, les discussions portant sur l’impact des nationalisations en France et en europe occidentale. des deux côtés prévalurent (et continuent à prévaloir) des conceptions unilaté-rales privilégiant tantôt le refus radical de toute mixité économique au nom de la puissante attractivité de la logique marchande, tantôt une acceptation idéaliste de l’économie de marché, qui sous-estimait complètement la dureté des rapports de force et la nécessité d’une lutte idéologique intense contre l’hégémonie libérale. dépasser ces deux conceptions unilatérales, défensives (le tout état et le tout marché), supposerait avant tout de démystifier l’enjeu politique d’une gestion économique alternative en mettant fin au clivage, si puissant dans la tête des salariés, entre l’économique (réservé aux patrons) et le social (réservé aux syndicats).

dans les pays capitalistes occidentaux, l’état « social » a servi de béquille aux groupes capitalistes qui se sont restructurés après 1945 ; la logique du profit et de la spéculation n’a pas été mise en cause par les administrateurs publics dans les conseils d’administration des groupes nationalisés, où ont continué à prospérer scandales financiers et gestion à courte vue selon les aléas de la Bourse. rappelons-nous l’affaire du crédit lyonnais, cette entreprise nationalisée qui fut prise dans les rets de la spéculation immobilière, sans que les dirigeants économiques ni les ministères de tutelle en tirent la moindre leçon.

l’étatisation du capital et la présence de représentants de l’état dans les conseils d’administration n’ont aucunement empêché les directions de

11. C. Siriani, Workers control and socialist democracy. The soviet experience, Londres, NLB, 1982.

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ces entreprises de gouverner en fonction des règles de rentabilité édictées par les marchés financiers et les cabinets d’audit anglo-saxons. tant que l’hégémonie de la culture de gestion capitaliste n’aura pas été mise en cause, les « interventions de l’état » resteront dominées par la logique capitaliste du profit et de la rentabilité. dans les pays scandinaves comme dans les pays anglo-saxons, « l’état social », centralisé et dirigiste pour les usagers des services publics, s’avère totalement impuissant face à la financiarisation du capital qui a précarisé la main-d’œuvre, fragilisé le secteur productif et brisé la solidarité collective entre actifs et inactifs.

le capitalisme d’état n’aboutit pas au socialisme. Même si l’on ne peut comparer le despotisme soviétique et l’état social occidental, on ne peut que constater que, dans les deux cas, la neP et l’économie mixte européenne, le grand absent fut l’intervention des classes populaires et des travailleurs intellectuels sur la gestion économique ; le clivage profond entre représentants et représentés transforma la mixité économique en une nette domination de la logique du profit sur la logique du service public.

l’exeMPle Françaisl’exemple français est à cet égard remarquable. en 1945, le PcF

recueille 26 % des voix aux élections législatives, compte au gouverne-ment plusieurs ministres d’état et bénéficie de la présence dominante de la cgt dans les entreprises, les organismes de sécurité sociale et les comités d’entreprise. Pourtant, les expérimentations autogestionnaires de 1944-1946 dans les usines d’armement et les usines réquisitionnées (à Berliet-vénissieux, dans les usines métallurgiques de Marseille, de limoges, etc.) ne seront pas généralisées et se heurteront à l’extrême réticence des directions de la cgt et du PcF12.

nés spontanément dans la centaine d’entreprises réquisitionnées, les co-mités de gestion à participation ouvrière furent mis en cause par le patronat et les ministères concernés, soucieux d’éviter une « soviétisation » de l’économie française. de vifs débats eurent lieu entre une minorité de militants commu-nistes soucieux d’intervenir dans la gestion et la majorité des dirigeants qui n’y voyaient qu’une démarche « réformiste » et ne souhaitaient pas retarder le grand soir et la prise de pouvoir politique « par en haut ». henri Jourdain, partisan passionné de l’intervention des comités d’entreprise dans la gestion, se verra accusé par ses camarades de la cgt de « collaboration de classe » et de technocratisme, mais sera néanmoins soutenu par des ministres commu-nistes comme ambroise croizat ou charles tillon, ministre de l’armement13.

12. Voir C. Andrieu, L. Le Van, A. Prost, Les nationalisations de la Libération, Paris, PFNSP, 1987, notamment le chapitre d’An-toine Prost, « Un mouvement venu d’en bas » ; r. Mencherini, La Libération et les entreprises sous gestion ouvrière, Marseille, 1944-1948, Paris, L’Harmattan, 1994 ; J. Lojkine, Le tabou de la gestion, Paris, Éditions de L’Atelier, 1996.

13. Voir J. Lojkine, Le tabou de la gestion, op. cit.

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ce qui est vrai pour 1945 l’est tout autant du grand mouvement social de mai 1968 et de la période 1981-1984 : deux occasions uni-ques de développer un mouvement autogestionnaire qui ne bénéfi-cièrent pas du relais politique attendu. votées par la gauche unie en 1982, les lois auroux, fruit d’une longue et âpre négociation entre les syndicats et les représentants patronaux, étaient riches de promesses. ne disposent-elles pas en effet : « les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exer-cice et l’organisation de leur travail. cette expression a pour objet de définir les actions à mettre en œuvre pour améliorer leurs conditions de travail, l’organisation de l’activité et la qualité de la production dans l’unité de travail à laquelle ils appartiennent et dans l’entreprise » ?

répercussion lointaine du mai 1968 autogestionnaire, les groupes d’expression directe et les conseils d’atelier auraient pu être le tremplin d’un grand mouvement autogestionnaire, à condition que les organisa-tions syndicales et politiques n’aient pas peur de la démocratie directe, qu’elles aient mobilisé les salariés pour maîtriser l’évaluation de cette expression directe et qu’elles aient eu l’audace politique de mettre en débat non seulement l’organisation du travail, mais aussi les critères de gestion des entreprises.

comme en 1945 avec les usines réquisitionnées, des expériences autogestionnaires locales furent menées, souvent dans des entreprises riches d’une ancienne tradition de démocratie directe et de proposi-tions industrielles alternatives, mais ce processus révolutionnaire resta local et minoritaire14, faute d’un projet politique global pour généra-liser et coordonner les initiatives locales. alors que le patronat tentera de récupérer à son profit la vague autogestionnaire de mai 1968 en multipliant les dispositifs participatifs destinés à court-circuiter les organisations syndicales et à casser la solidarité des collectifs de travail en individualisant les tâches et les rémunérations15, les organisations syndicales peineront à reprendre à leur compte les aspirations à une véritable démocratie autogestionnaire, en construisant des formes de solidarité conformes aux idéaux du nouveau salariat.

l’idée, gramscienne, d’une conquête graduelle de l’hégémonie culturelle et économique par l’intervention des masses populaires d’« en bas » était totalement étrangère à la culture politique communiste, comme à celle de la social-démocratie. la division entre, d’une part, la sphère du social, celle des mouvements sociaux et des revendications syndicales, et, d’autre part, la sphère politico-économique réservée au

14. Ibid. et J. Lojkine, Entreprise et Société, Paris, PUF, 1998.

15. Voir L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

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parti d’avant-garde ou aux élites éclairées domine l’espace politique des démocraties parlementaires. le peuple français a, certes, bénéficié d’une exceptionnelle culture politique liée aux acquis historiques de la révolution française, mais dans des limites qui sont aujourd’hui à dépasser. ni le babouvisme de l’action directe ni le recours à la solution dirigiste et délégataire ne peuvent plus répondre à l’actuelle bataille de l’opinion.

alliances MultiPolaires et autogestionla gauche politique dans son ensemble n’a pas tiré toutes les leçons de

ce double échec de l’étatisme et du libéralisme. Paradoxalement, les appels à la démocratie directe, participative, sont contredits par des pratiques politiques à l’ancienne, où dominent toujours le volontarisme dirigiste et l’élitisme. comment, par exemple, lutter efficacement contre les déloca-lisations et les licenciements économiques en se contentant d’« interdire » par décret tout licenciement ? comment mettre en place une sécurité sociale professionnelle et une gestion prévisionnelle des emplois et des qualifications sans faire intervenir les salariés concernés ? Permettre à la communauté de travail, à tous les salariés, d’anticiper les mutations dans l’entreprise et de maîtriser une mobilité volontaire suppose une véritable concertation de tous les acteurs de l’entreprise, du bassin d’emploi. Même si des conflits surgissent souvent entre ouvriers, cadres et direction, le recours au décret imposé d’« en haut » est toujours contourné par les gens d’« en bas », dès lors qu’il déclenche une spirale de méfiance réciproque et le repli sur le chacun pour soi.

d’autant qu’il y a un véritable fossé entre les représentations du tra-vail dans le monde syndical héritées du capitalisme industriel (les années 1930-1960) et celles qui prévalent aujourd’hui dans le nouveau salariat du capitalisme informationnel. le salariat actuel n’est plus, en effet, celui de 1936. il s’est profondément diversifié et complexifié avec la montée des travailleurs diplômés. le monde ouvrier ne représente plus la majo-rité du salariat et il est profondément imbriqué dans celui des employés (50 % travaillent dans les services), tandis que les travailleurs intellectuels (enseignants, professions de l’information et de la culture, ingénieurs, cadres) subissent à leur tour des formes nouvelles de prolétarisation, sans s’identifier pour autant à la classe ouvrière, du fait des clivages culturels entre couches populaires et couches intellectuelles. l’aspiration à l’auto-nomie dans un travail plus intellectualisé dépasse aujourd’hui largement le seul milieu des cadres et met en cause « l’autonomie contrôlée » du

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management participatif (autonomie dans l’organisation du travail, mais imposition d’« en haut » des normes de rendement). en revanche, la coo-pération et la construction de nouvelles solidarités sont plus complexes ; elles interpellent le mode de fonctionnement délégataire des organisations syndicales et politiques où domine une profonde méfiance des salariés de la maison mère à l’égard des travailleurs des entreprises sous-traitantes, souvent immigrés et sous-payés.

les revendications syndicales fondées sur le modèle du contrat à durée indéterminée et d’une relation quasi immuable avec la même entreprise heurtent également les aspirations d’une grande partie des jeunes diplô-més, qui sont plongés dans la précarité… mais rêvent d’une flexibilité « heureuse », aspirent à une mobilité professionnelle volontaire et refu-sent d’être enfermés à vie dans un métier et une entreprise16. l’heure n’est plus à « l’hégémonie » du groupe des ouvriers métallurgistes qui furent les pionniers des conventions collectives et de la protection sociale en 1936. l’alliance de classe aujourd’hui, pour être majoritaire, devra être multipolaire, décentralisée et contrôlée par les citoyens eux-mêmes.

Mais le point noir reste la participation des citoyens à ces transfor-mations sociales : pourquoi la mobilisation collective d’« en bas » a-t-elle toujours manqué lors des grands bouleversements politiques du siècle dernier, lorsque les expériences autogestionnaires locales se sont heurtées au pouvoir central et à la coalition des organisations patronales ? Pourquoi l’autogestion a-t-elle toujours échoué malgré ses multiples renaissances : conseils ouvriers des années 1920, usines occupées en mai 1936, usines réquisitionnées en 1944-1946, mai 1968 et, bien sûr, l’autogestion you-goslave des années 1950-1960 ?

arendt ouvre une piste. selon elle, l’échec des expériences de type conseilliste tiendrait essentiellement à la confusion entre choix politiques (idéologiques) et compétences gestionnaires : les militants sélectionnés, élus par la base aux postes de direction des conseils ouvriers, furent tou-jours de piètres gestionnaires. Faudrait-il donc maintenir la gestion hors du champ politique ? arendt privilégie pourtant explicitement la démocratie autogestionnaire. en effet, alors que habermas l’accuse d’avoir choisi la « bonne » révolution (américaine) contre la « mauvaise » (la française)17, l’essai d’arendt sur la révolution se termine par une très vive critique de la révolution américaine, qui n’a pas su inclure dans sa constitution, comme le demandait Jefferson, des espaces décentralisés, les communes, ces « petites républiques » qui auraient dû permettre l’intervention réelle des gens dans leurs affaires. si le projet de « républiques élémentaires » de

16. Voir J. Lojkine, L’Adieu à la classe moyenne, Paris, La Dispute, 2005.

17. J. Habermas, « Die Geschichte von den zwei revolutionen », Merkur, 1966, repris in Kultur und Kritik, Francfort/Main, Surhkamp, 1973.

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Jefferson avait été réalisé, selon arendt, « il aurait surpassé de beaucoup les faibles germes d’une forme nouvelle de gouvernement qu’on peut dé-celer dans les sections de la commune de Paris et des sociétés populaires de la révolution française [...]. si la fin ultime de la révolution est la constitution d’un ‘espace public’ dans lequel pourrait apparaître la liberté [...], alors les républiques élémentaires que sont les arrondissements [...] étaient vraiment l’aboutissement de la grande république »18.

la référence explicite de arendt aux conseils ouvriers de 1919-1920, à rosa luxembourg ou aux conseils ouvriers hongrois de 1956 est en général passée sous silence aujourd’hui, au profit d’une réduction confor-miste de l’espace public démocratique à l’exercice de la démocratie parle-mentaire classique. telle n’est pas la conception d’arendt, qui oppose le système de représentation parlementaire (qui assure au mieux le respect des libertés constitutionnelles, un certain « contrôle des gouvernants par les gouvernés ») et la forme politique des « conseils », qui « assure la par-ticipation proprement dite aux affaires publiques des citoyens »19, mais également le dépassement de la forme parti, comme de toute forme de « gouvernement du grand nombre par quelques-uns ».

Paradoxalement, sa référence très nette à la démocratie directe conduit arendt à renforcer la division dichotomique entre un espace politique de discussion (de formation des opinions) et un espace économique où régnerait la violence, l’injustice et l’inégalité sociale. l’échec des soviets et des conseils ouvriers des années 1920 tiendrait justement, pour elle, à leur intrusion malheureuse dans le domaine de la gestion : « les conseils étaient incapables de comprendre dans quelle énorme mesure la machine du gouvernement dans les sociétés modernes effectivement doit assumer les fonctions d’administration. la faute fatale des ‘conseils’ a toujours été qu’eux-mêmes ne distinguaient pas clairement entre la participation aux affaires publiques et l’administration ou la direction des choses dans l’intérêt public. sous la forme de conseils d’ouvriers, ils ont, d’innom-brables fois, tenté de prendre en main la direction des usines et toutes ces tentatives se sont terminées par un fiasco navrant »20. on retrouve ici les positions de touraine et de habermas : la politique comme mise en œuvre de moyens administratifs et financiers serait hors de portée du simple citoyen et serait le monopole des experts, d’une élite gouvernante. toute tentative d’autogouvernement ne pourrait mener qu’au chaos ou à l’instrumentalisation des institutions populaires par un parti totalitaire. arendt en appelle donc à l’autoexpression, à l’autodélibération, à l’auto-

18. H. Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, pp. 368-377.

19. Ibid., p. 397.

20. Ibid., pp. 405-406.

M. vaKaLoULis, Syndicats, mouvements et dynamique d’émancipation : le défi de la nouvelle radicalité

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formation des opinions des citoyens, mais non à leur autogouvernement : la « machine » du gouvernement est acceptée comme le règne de la né-cessité, au même titre que les deux « medium » des pouvoirs étatiques et économiques selon habermas.

avec des nuances cependant. ainsi arendt note-t-elle que « le désir des travailleurs de diriger eux-mêmes les usines traduisait le désir, com-préhensible, mais politiquement inopportun, des individus pour s’élever à des situations qui, jusque-là, n’avaient été accessibles qu’aux classes moyennes ». et elle ajoute que « le talent ‘gestionnaire’ (Managerial) ne doit pas manquer sans doute dans la classe ouvrière : l’ennui, c’est que les conseils ouvriers constituaient le plus détestable organisme possible de détection desdites aptitudes et d’orientation professionnelle en général. ceux qui se trouvaient choisis l’étaient en fonction de critères politiques, en raison de la confiance qu’ils inspiraient (et non en fonction de leurs qualités de directeur ou d’administrateur) »21.

on notera la conception techniciste implicite qui ressort ici de la fonction gestionnaire réservée aux « experts ». certes, bien des expérien-ces conseillistes tombent sous cette critique, car elles furent souvent trop courtes et trop immergées dans les pressions du quotidien (lutte armée, famine, ravitaillement, division entre paysans et ouvriers) pour répondre aux problèmes de gestion. Mais il y eut de notables exceptions. la gestion des usines réquisitionnées en 1945, l’autogestion yougoslave durant les années 1950, l’expérience de la fabrication et de la vente des montres liP, les propositions industrielles dans certains conseils d’ateliers en 1982, la coopérative Mondragon dans le pays basque, etc. prouvent qu’il n’y a aucune fatalité dans l’échec gestionnaire de ces expériences. Par contre, l’échec, s’il n’est pas technique, est politique : il renvoie à la conception même de la politique économique et à la définition des critères de gestion des entreprises et des services publics.

c’est d’une certaine manière contre cette conception restreinte de la temporalité révolutionnaire, comme événement fondateur, instaurant un novus ordo saeclorum, une rupture radicale entre l’avant (l’ancien régime) et l’après (le nouveau régime) que s’inscrit ce que Marx et engels appel-leront le communisme, « mouvement transformant la société actuelle à partir de ses propres prémisses », à condition de bien définir ce mou-vement comme un processus, dans la longue durée, d’apprentissage de l’autogouvernement, processus graduel de conquête de l’hégémonie dans le domaine culturel comme dans le domaine économique. n

21. Ibid., pp. 406-407.

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J. BiDet, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

classe, Parti, MouveMent – classe, « race », sexePar Jacques BIDET

la tradition issue de Marx rattache la configuration des partis à celle des classes sociales. on peut accepter cette idée et néanmoins penser que l’analyse que le marxisme classique propose des classes, et donc des partis, appelle une profonde révision. il y a bien, en effet, deux classes. Mais la classe dominante est une hydre à deux têtes – désignons-les comme « la finance » et « l’élite ». Pour cette raison, la politique qui vise à l’abattre est un jeu à trois, et non simplement un affrontement entre deux classes. dans ces conditions, la lutte populaire pour l’éman-cipation n’a pas pour ultime horizon le « socialisme », qui porte encore une marque d’en haut, mais, comme du reste Marx le suggérait, le « communisme », si l’on désigne par là le triomphe, également partagé entre tous, de la parole et de la vie. elle se trouve ainsi mise au défi de faire converger les conflits apparemment disparates qui traversent la société moderne et les mouvements qui les assument. et cela suppose en tout premier lieu de déchiffrer – selon un concept emprunté au féminisme matérialiste contemporain1 – la « consubstantialité » des rapports sociaux de classe, de « race » et de sexe, en ce qu’ils sont co-constitutifs de la « forme moderne de société ». Pour cette raison, un parti de l’émancipation n’est pas seulement une organisation de classe : c’est tout autant un parti féministe, internationaliste et écologique. c’est du moins la thèse que je chercherai à établir, dans les termes d’un élargissement – que j’appelle « métastructurel » – de la théorie de Marx2.

1. Voir, par exemple, les derniers travaux de Danielle Kergoat, auteure de cette expression, et de Jules Falquet, dans Elsa Dorlin (dir., avec la coll. d’Annie Bidet-Mordrel), Classe /Race /Genre. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, collection Actuel Marx Confrontation, qui s’inscrivent dans une lignée notamment marquée par Colette Guillaumin et Christine Delphy, pour se borner à la bibliographie française.

2. Les présupposés en sont élaborés à travers Théorie générale, Paris, PUF, 1999, Explication et reconstruction du Capital, PUF, 2004, pp. 219-265, et Altermarxisme (en coll. avec Gérard Duménil), PUF, 2007, chapitre Ix. G. Duménil et D. Lévy ont, de leur côté, produit une approche économique et sociale des classes sociales, en termes de « capito-cadrisme ». Voir notamment Éco-nomie politique marxiste, Paris, La Découverte, 2003, et The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, prévu pour 2009. On trouvera ici les échos d’une recherche convergente à divers égards. Les deux matrices théoriques sont cependant de nature très différente. Précisions sur le site http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.

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aPProche Métastructurelle des classesMarx met en avant deux opérateurs sociaux fondamentaux, deux

« médiations » (Vermittlungen), le marché et l’organisation, qui relaient dans une société complexe la relation discursive « immédiate » entre les individus. Mais, de cette matrice, il a fait un usage inadéquat en l’insé-rant dans un « grand récit » qui conduit du premier terme au second : du marché capitaliste à son abolition dans l’organisation socialiste supposée concertée. il a « vu sans voir » que l’organisation était aussi, en elle-même, facteur de classe. et, dans cette mesure, son discours révolutionnaire se trouve être, en même temps, un discours de classe. Il dit le communisme en termes de socialisme : la révolution du point de vue des organisateurs, des « cadres et compétents ». telle est du moins sa part d’ambiguïté, qui a infiniment pesé sur le concept ultérieur de parti.

La classe dominante. Pour lever cette ambiguïté, il faut considérer de plus près le couple marché/organisation, qu’il avait si justement mis au centre de l’analyse. ce sont là en effet les deux principes de la coordination rationnelle à l’échelle sociale. s’il est vrai que la modernité capitaliste se fonde sur une « instrumentalisation de la raison », il s’agit là des deux « facteurs de classe » qui se combinent dans le « rapport moderne de classe ». la classe dominante comporte ainsi deux pôles : celui du pouvoir marchand, fondé sur des titres de propriété, celui du pouvoir organisa-tionnel-culturel, fondé sur des titres d’autorité compétente. la propriété permet de disposer formellement des moyens de production ; l’autorité-compétence permet de mettre en œuvre le procès productif, au sens le plus large du terme. l’exploitation suppose le propriétaire et le manager (Marx et weber…), la propriété et l’autorité compétente, dans une rela-tion à la fois de connivence et d’antagonisme. quant à la continuité entre « cadres » et « compétents », de la production à la culture, elle tient à ce que, dans l’organisation, il s’agit toujours de la relation entre les moyens, supposés rationnels, et les fins, supposées raisonnables.

cette analyse reprend le trope initial fondateur du Capital : l’échange marchand entre des êtres supposés libres, égaux et rationnels (comme ils le disent dans l’échange même) ne se pose comme universel qu’en se retournant en domination de classe, par la marchandisation de la force de travail. Marx comprend la structure de la classe comme un renverse-ment de ce qu’il faut appeler la « métastructure » marchande. il convient d’élargir le point de départ de son analyse. car les modernes s’interpellent ainsi, comme des êtres rationnels et raisonnables, à travers les deux figures, contrastées et combinées, du marché et de l’organisation. la métastructure est donc à comprendre comme le présupposé marchand et organisationnel

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de la structure moderne de classe, que celle-ci ne pose qu’en le renversant en son contraire : en deux « facteurs de classe » qui s’unissent pour former le rapport de classe. elle énonce que nous fondons notre communauté sur notre libre relation marchande et organisationnelle (jusqu’au « contrat social »). telle est la fiction-prétention moderne – inter-interpellation dans le cadre de l’État-nation –, qui se retourne en rapport de classe. cet élargis-sement de la conceptualité de Marx permet non seulement d’identifier la « bipolarité » de la classe dominante, mais aussi de décrire l’autre classe.

La classe fondamentale. J’ai proposé le concept de « classe fonda-mentale » pour désigner en positif, comme des acteurs historiques, ceux qu’un langage paternaliste traite unilatéralement comme des « dominés ». on ne déchiffre cette positivité qu’à condition de consi-dérer, en deçà du rapport de classe, les facteurs de classe eux-mêmes – marché et organisation – en tant qu’ils sont d’abord les formes so-ciales de notre rationalité-raison communes, instrumentalisées, il est vrai, en leur contraire. ainsi comprise, la classe fondamentale apparaît d’emblée comme divisée en un certain nombre de fractions, selon que prédominent des relations de marché (travailleurs « indépen-dants »), d’organisation (salariés d’institutions publiques) ou une plus forte interaction entre les deux facteurs (salariés du privé). quant à la condition de l’« exclu » moderne – chômage, armée de réserve, etc. –, elle tient à ce que ces facteurs de classe, marché et organisation, pos-sèdent un extérieur. celui dont la force de travail elle-même, ultime marchandise, ou le savoir-faire spécifique n’intéressent plus le capital, se trouve jeté hors d’un monde qui, pourtant, ne possède pas d’espace vital au dehors : une exclusion qui les inclut comme « sans part »3.

en résumé, dans une société moderne, la classe fondamentale ne se définit pas seulement par le fait qu’elle est exploitée, dominée. Mais d’abord par le fait qu’elle se constitue socialement – produit, consomme, invente, crée des monde de reconnaissance et de solidarité, des modèles culturels – à travers des relations marchandes et organisées co-imbri-quées. et c’est dans ces conditions qu’elle est exploitée, à travers ces médiations qui sont aussi ses atouts pour une émancipation ; et c’est en cela qu’elle se distingue des classes fondamentales des sociétés antérieu-res. il existe d’autres clivages au sein de cette classe (protégés/précaires, etc.). Mais ce fractionnement, de caractère métastructurel, que le pro-cès social total reproduit continûment, est significatif de la constitution économico-politique de classes au sein de l’état-nation. au prisme des

3. Je développe ce paradoxe dans « La pauvreté dans la forme moderne de société », Alain Leroux (éd.), Leçons de philosophie économique IV : La pauvreté dans les pays riches, Paris, Economica, 2009. On retrouve ici des thèmes de J. rancière et d’E. Balibar, mais par une autre voie, celle de l’analyse du rapport de classe à partir des facteurs de classe. Ce qui peut conduire à des conclusions différentes.

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facteurs de classe, la classe fondamentale apparaît en positif, dans son unité et sa diversité dynamique. comme une entité politique. comme « puissance ». comme puissance fragile et divisée.

Le paradoxe de l’alliance-lutte de classe. on comprend pourquoi le marxisme, orienté vers « l’organisation concertée », se trouvait programmé pour être la doctrine officielle d’un « socialisme » historiquement fondé sur l’alliance entre la classe fondamentale (sous l’impulsion du prolétariat industriel) et le pôle des cadres-et-compétents, lequel relève de la classe dominante. si une telle alliance était fondée – et si elle l’est toujours dans son principe – , c’est, d’une part, parce que l’émancipation des rapports de classe ne peut advenir sans que soit disjoint l’étau que forment, dans leur complémentarité, les deux pôles de la classe dominante et, d’autre part, parce que le pouvoir de la compétence est d’une autre nature que celui de la propriété. en très bref, il ne s’exerce qu’en s’exposant et en se communiquant de quelque façon. c’est ainsi qu’il se reproduit, certes, mais dans des conditions plus ouvertes à la critique et à la subversion. son rapport à la logique de « l’abstraction » ne présente pas la même radica-lité que celui qu’entretient la propriété capitaliste à la richesse abstraite comme telle.

on notera que les fondements de cette alliance – et donc tout autant les dangers qu’elle recèle – demeurent, jusqu’à ce jour, me semble-t-il, extérieurs au discours théorique du marxisme classique : comme un re-foulé. il existe en effet un décalage entre un discours théorique de classe, issu de Marx, qui met en scène un jeu présumé à deux classes, identifiées comme celle des capitalistes et celle des salariés, et une pratique politique constante, censément inspirée de la même théorie, qui engage en réalité subrepticement non pas deux, mais trois protagonistes : la classe fonda-mentale et les deux éléments de la classe dominante, soit, d’une part, les propriétaires capitalistes et, d’autre part, les cadres-et-compétents.

les succès du mouvement socialiste tiennent en effet à la rencon-tre entre le prolétariat et ce pôle de l’organisation-compétence. et cela selon deux lignes d’évolution dissemblables. celle qui devait conduire au « socialisme réel », jusqu’à la confiscation du pouvoir par les organisa-teurs. et celle qui aboutit au compromis social-démocrate à l’ouest, des années 1930 à 1970 – un « état social », que la droite désigne comme « état-providence », mais qui n’exista jamais qu’au prix d’intenses luttes de classes, inégales il est vrai, et dans des limites étroitement nationales. les révolutions technologiques (informatique, etc.) de la fin du siècle dernier changent la donne. elles permettent le développement du capital financier et des multinationales, qui ébranle le réseau des états-nations.

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ainsi émerge un nouvel ordre social, celui du néolibéralisme, dont le trait spécifique est qu’il ajoute à l’articulation ancienne de l’état-nation et du système-monde la dimension d’une étaticité capitaliste rampante à l’échelle d’un état-monde, donnant force de « loi mondiale » au libre déploiement asymétrique du capital, sous domination « systémique »4 impérialiste.

l’alliance entre la classe fondamentale et les cadres-et-compétents s’inscrivait dans le contexte de l’état-nation en tant que le lieu d’organi-sation économique et de projet politique, intégrant, censément du moins, la logique du profit, supportée par les rapports marchands, à un principe d’organisation rationnel-raisonnable collectif : soit l’état-nation comme état social national. les cadres-et-compétents et la classe fondamentale, tout en restant dans leur contradiction de classe, convergeaient sur des objectifs dans lesquels chacun pouvait, pour une part, se reconnaître. quand triomphe la ligne néolibérale, les cadres-et-compétents cessent d’avoir un espace de projet propre qui puisse être partagé avec la classe fondamentale. ils tendent alors spontanément à mettre leurs « compéten-ces » au service de l’ordre nouveau dominé par la finance capitaliste. dans ces conditions aussi, les partis de tradition ouvrière perdent leurs repères et commencent à tourner à vide.

aPProche Métastructurelle des PartisLe paradoxe « classes/partis ». le paradoxe de l’alliance révèle sa com-

plexité dans le paradoxe « classes/partis ». le clivage en deux classes, tel qu’il était compris par le marxisme classique (capitalistes/salariés), pou-vait sembler se traduire tout naturellement dans la dichotomie politique entre droite et gauche. or, certes, la lutte sociale est bien à comprendre comme un affrontement entre deux classes, en l’occurrence la dominante contre la fondamentale. Mais, on l’a vu, la domination moderne de classe implique deux forces sociales polairement distinctes, la finance et l’élite. elle doit donc s’interpréter comme un jeu à trois protagonistes. et cela sur une scène politique qui ne comporte pourtant que deux places, la droite et la gauche. Lesquelles – et c’est là le comble du paradoxe – ne correspondent pas à la dualité des classes en présence, mais, de prime abord, à la dualité des pôles de la domination. il me semble que le marxisme classique, précisément parce qu’il était bridé par une certaine position de classe, laquelle s’exprimait dans le discours ambigu de « l’organisation concertée », n’a jamais maîtrisé ce complexe dialectique, qu’une politique de l’émancipation se doit pourtant de déchiffrer.

4. Il me semble que l’abus du terme « systémique » dans le marxisme contemporain est une source de confusion théorique et politique. Le capitalisme n’est pas un système. Le marxisme, en tout cas, répugne à analyser la société dans les termes d’une « théorie du système ». Le concept de « structure », relié à celui de métastructure, circonscrit un champ théorique qui définit la forme dialectique de la société moderne et son historicité ouverte. Celui de « système » est ici à prendre au sens particulier (faible) de système-monde, que théorisent des travaux inspirés de Braudel, tels que ceux d’I. Wallerstein et de G. Arrighi.

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le dispositif politique légitime à l’époque moderne implique un gou-vernement dans lequel prévaut la décision de la majorité. cela n’empêche pas que l’on puisse trafiquer cette majorité en tous sens : instaurer un droit de vote sélectif (masculin, censitaire ou ethnique), un habile découpage des circonscriptions, une seconde chambre, un exécutif « royal », etc. il s’agit pourtant là d’une donnée normative irréductible. Mais – c’est, là encore, le paradoxe – ce principe de légitimité formelle, qui divise en deux la scène politique, ne dit par lui-même rien de la substance du différend entre les deux « partis » susceptibles de figurer la majorité ou la minorité. or, il est remarquable que ce couple formel majorité/minorité se décline régulièrement dans les termes substantiels d’un clivage droite/gauche significatif d’un contenu économico-socio-idéologique très déterminé. voilà ce qui devrait susciter un étonnement théorique.

Pour faire bref, la droite donne plus de pouvoir à la propriété, la gauche, plus de pouvoir à l’organisation. ce plus de l’un ou de l’autre facteur de classe peut, il est vrai, varier de façon considérable. selon que les forces de l’organisation se trouvent hégémonisées par celles de la propriété ou inversement (ce qui suppose une alliance avec la classe fondamentale), les contenus socio-économiques respectifs d’une politique de droite ou de gau-che varient en effet considérablement. une gauche us fut longtemps l’ana-logue d’une droite française. Mais, dans les deux cas, s’affirme une polarité droite/gauche qui, sous des formes diverses, renvoie au couple propriété/organisation. il s’agit là d’une donnée structurelle de la forme moderne de société : à la structure bipolaire (de domination) de classe – clivée selon marché et organisation ou selon propriété et compétence – correspond une structure bipolaire de parti. la droite et la gauche ne correspondent pas au clivage de classes, mais à la bipolarité de la classe dominante.

Le paradoxe du concept de gauche. qu’en est-il alors de la classe fonda-mentale ? dans le système de légitimité moderne, fondée sur la majorité, le tiers est exclu. c’est dire que la classe fondamentale – sauf à refuser le jeu parlementaire, ce qu’elle a fait dans des épisodes révolutionnaires – n’a pas véritablement le choix. sa place, par vocation du moins, est « à gauche » : dans le lieu politique qui est aussi celui du pôle « compétent » de la classe dominante, avec lequel l’alliance lui est structurellement re-commandée. Pas nécessairement dans le même parti. en ce sens, les partis de gauche présentent toujours un certain élément « interclasse ». dans les partis sociaux-démocrates de la fin du xixe siècle, la prépondérance ouvrière fut notable. l’éclatement du mouvement socialiste avec l’apparition de la iiie internationale sépara deux forces politiques – socialistes et communistes –, marquées par une relative prépondérance de l’influence de l’élément ouvrier chez l’un,

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de l’élément cadres-et-compétents chez l’autre. Mais, dans chacune des deux familles, on retrouve l’héritage d’une alliance de classe ancienne, toujours manifeste.

Les « affinités électives ». Force est pourtant de constater que les mem-bres de la classe fondamentale ne se retrouvent pas très spécifiquement à gauche. la raison en est, me semble-t-il, que les diverses fractions de la classe fondamentale sont marquées par une certaine prévalence soit du principe marchand, soit du principe organisationnel, médiations ration-nelles qui sont aussi facteurs de classe : de ce trait positif découle une affinité élective avec les forces sociales dominantes qui en ont respectivement le contrôle.

Affinités à gauche. les salariés de la fonction publique se trouvent insérés et exploités dans un réseau de relations marchandes capitalistes, à commencer par leur salaire, qui mesure leurs achats de marchandises. Mais ils se trouvent plus directement que d’autres inscrits dans une rela-tion organisationnelle de compétence statutaire hiérarchique. c’est aussi sur ce terrain qu’ils peuvent trouver un moyen de défense collective. et par conséquent de promotion individuelle, pour eux et pour leur pro-géniture. avec plus de chances de succès que d’autres, en raison d’une familiarité plus grande avec les voies et mécanismes de la promotion. Bref, relativement plus organisés que marchandisés, ils sont portés du côté d’une logique de l’organisation, dans laquelle ils ont plus de chance de se faire entendre individuellement et collectivement ; du côté de la gauche. Le salariat de la grande entreprise se divise en strates diverses. on peut deviner lesquelles se tourneront spontanément plutôt vers la gauche. non pas les plus exploitées, mais celles qui peuvent faire fond sur la compétence reconnue, celles qui ont conscience que la relative sé-curité et la reconnaissance sociale dont elles bénéficient reposent sur leur faculté à s’organiser collectivement. cette faculté est elle-même liée à la prévalence, dans ces secteurs, du schéma organisationnel (dans la mesure, décroissante, il est vrai, où il reste encore celui de la grande entreprise), sur lequel ils peuvent ensemble exercer un certain contrôle, en contraste avec le schéma marchand, qui les laisse, collectivement et individuelle-ment, démunis. où l’on retrouve les éléments constitutifs de la capacité politique qui fut celle de la « classe ouvrière » historique, et de certains corps de fonctionnaires.

Affinités à droite. la position socio-économique des travailleurs indé-pendants se définit, par contraste, dans un contexte plus spécifiquement marchand, qui masque leur exploitation à travers un processus de sous-valorisation différentielle de leurs produits. dans ces conditions, chaque

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acteur attend essentiellement son salut de sa propre capacité d’initiative sur le marché. ses références, ses modèles et ses valeurs, sont donc tendan-ciellement celles des forces sociales de la propriété, qui dominent celui-ci. on ne s’étonnera donc pas que ces travailleurs se portent plus souvent à droite. une telle affinité à droite s’étend, on le sait, à toute une part du salariat de la très petite entreprise, dont les leaders d’opinion s’identifient volontiers à des patrons potentiels – ce qu’ils deviennent éventuellement. il s’agit là d’une part significative de ceux que les statistiques désignent comme « ouvriers ». une autre partie des salariés est, elle aussi, portée à évaluer son destin en termes de marché : celle qui a le moins de chances de promotion à travers la compétence et une moindre possibilité d’y projeter le sort de sa descendance. Prime alors la sécurité de la relation marchande salariale, souvent vécue dans une relation imaginaire de proximité bien-veillante, supposée assurée au mieux par la marche paisible des affaires. la droite, en retour, cultive des représentations traditionnelles – souvent plus familières à ces fractions – sans rapport avec la culture de ses propres cercles dirigeants. Paris vaut bien une messe.

La politique de la classe fondamentale : lutte, alliance et unité. l’analytique méta/structurelle des classes et des partis ici présentée peut sembler bien schématique. elle repose sur une analyse de classe encore incomplète, qui néglige notamment les services domestiques. elle est encore purement formelle, laissant notamment de côté le fait que les partis, même s’ils sont pris dans ce tropisme bipolaire, épousent souvent des clivages culturels, linguistiques, religieux, issus d’une histoire antérieure (manifestant parfois que l’unité nationale n’est pas acquise), ou des monopoles géographiques qui déterminent des intérêts très puissants. surtout, elle s’inscrit encore dans le contexte abstrait de l’état-nation, laissant de côté la relation des partis au système-monde, à travers les phénomènes migratoires et les rapports réels ou imaginaires, culturels ou matériels, que tel ou tel groupe social entretient avec la totalité environnante. l’extrême droite, on le sait, attire les plus délaissés de la « compétence », les plus exposés à un contexte international de concurrence. les professions intellectuelles, du fait des intérêts qui s’attachent à leur position dans une noosphère mondialisée, sont plus spontanément « verts » ou « alters », etc.

si l’on désigne par « libéralisme » la perspective de la finance (celle des propriétaires du capital5) et, par « socialisme », celle de l’élite (celle des organisateurs-compétents), il reste le « communisme » pour dé-signer celle de la classe fondamentale. il s’agit, à chaque fois, d’une perspective hégémonique, selon laquelle l’un des acteurs tend à se mettre

5. Si l’antilibéralisme et l’anticapitalisme se rejoignent, c’est parce que le libéralisme est l’idéologie propre aux capitalistes : son axiome essentiel est celui de l’identité entre le marché et la démocratie. L’antilibéralisme, qui connote l’alliance avec les cadres-et-compétents (inséparable de la lutte contre eux pour l’hégémonie), semble bien être l’anticapitalisme le plus conséquent.

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en position d’influence sur les autres. le parti, en ce sens, ne peut être l’image rigoureuse de la classe. il y a toujours en lui quelque chose d’interclasse. il doit proposer aux adversaires dont il fait aussi des par-tenaires un horizon de quelque façon acceptable dans une conjoncture déterminée. cela s’exprime bien sûr dans une ligne politique. Mais aussi dans le fait que les partis accueillent en leur sein, voire parmi leurs dirigeants, des personnes dont la place semblerait devoir se situer ailleurs – des ensembles médiateurs. les partis communistes ont long-temps attiré les intellectuels, les partis sociaux-démocrates, les cadres (ce qui suggère qu’il faudrait examiner de plus près ce clivage secondaire au sein des cadres-et-compétents). les formations d’extrême-gauche, en europe, ont typiquement regroupé des « élites » radicalisées. cette nature hégémonique (de classe) des partis se retrouve jusque dans le « parti unique », lorsqu’il persévère à s’affirmer comme tel au-delà de l’expérience socialiste, comme c’est le cas du Pcc, qui intègre des capi-talistes. un parti est ainsi une force d’emprise d’une classe sur d’autres, plus précisément de l’un des trois acteurs primaires sur les deux autres, dans une perspective, proche ou lointaine, d’hégémonie totale. c’est là le principe d’universalisme dynamique qui lui est propre. le secret de sa puissance d’attrait et de fascination.

la perspective rationnelle de la classe fondamentale est de « briser » la classe dominante, de mettre fin à la connivence fonctionnelle entre ses deux pôles constitutifs, et donc de libérer la « compétence » de l’emprise de la « propriété ». cela suppose qu’elle assure elle-même son hégémo-nie sur les cadres-et-compétents par la prévalence de sa ligne politique au sein d’une gauche capable de l’emporter sur la droite. L’alliance est un combat : l’élite doit être vaincue comme adversaire, par un combat constant contre ses prérogatives, pour être élue comme partenaire. ce n’est que dans ces conditions que l’on peut parler d’une gauche en majuscule, assumant quelque peu les valeurs qu’elle proclame. cette « gauche », dotée d’un tel contenu, n’est pas un fait de structure. elle est un évènement qui ne se produit que lorsque la classe fondamentale se montre capable de dépasser ses divisions et réalise l’unité entre ses frac-tions. dans le concret de la vie, dans la dynamique des mouvements.

la « consuBstantialité » des raPPortssociaux Modernes

un tel discours théorique, de classe en parti et de parti en lutte sociale, semble cependant avoir perdu son évidence. la crise de la gau-che politique et syndicale au tournant des années 1970 et 1980 vient

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brusquement changer la donne. l’histoire moderne a, certes, connu, en dehors de tout parti organisé, un flot incessant de révoltes. la nou-veauté est que les « nouveaux mouvements sociaux », d’une part, font émerger des luttes sociales, à commencer par celles du féminisme, de l’antiracisme et de l’écologie, qui semblent d’une autre nature que les luttes de classes 6, et, d’autre part, qu’ils sont parfois tentés de s’attribuer le rôle émancipateur que s’étaient historiquement arrogé les partis. Je tenterai plutôt de montrer la relation de consubstantialité entre les rap-ports sociaux de classe, de « race » et de sexe – et les conséquences qui en découlent sur la relation entre mouvements et partis.

« Race » et classe. la société moderne se constitue dans l’état-nation : c’est dans cette forme nationale-étatique que les facteurs modernes de classe, marché et organisation s’articulent en rapport de classe capitalis-te7. la totalité non-étatique que les états-nations constituent ensemble ne présente pas la forme méta/structurelle étatique de classe, mais une forme que je désigne, à la suite de wallerstein, comme systémique, tout en soulignant qu’elle se caractérise par le fait d’être dépourvue du pré-supposé métastructurel moderne posé par une communauté politique8. la conflictualité sociale y est donc d’une autre nature. seules des situa-tions d’équilibre entre les forces en présence limitent le déferlement de la violence guerrière : pillage et extermination. le rapport de « race » renvoie au système (-monde) comme le rapport de classe à la struc-ture (nationale-étatique). le racisme est un phénomène fort variable selon les conjonctures. Mais, considéré dans ses contenus différenciés, il se calque assez rigoureusement sur les hiérarchies centre-périphéries (jusque dans leur retournement postcolonial) et sur les contradictions au sein du système9. structure et système sont les deux dimensions géo-politiques consubstantielles de la forme (capitaliste organisée) moderne de société, depuis son origine historique. le concept de « classe » relève immédiatement d’une ontologie sociale de la structure. celui de « race » renvoie à une ontologie du système-monde, même si c’est de façon indirecte à travers la forme idéologico-pratique (d’où les guillemets) à laquelle celui-ci donne lieu ; et il est, en outre, significatif de l’imbri-cation du rapport de sexe, selon toutes ses dimensions, dans le rapport systémique. Mais il doit être analytiquement intégré à la configuration

6. La référence classique est ici l’ouvrage de Laclau et Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste (paru en anglais en 1985), avec une préface d’Étienne Balibar, Les Solitaires Intempestifs, 2009.7. Sur ce point, je m’écarte de certaines approches contemporaines, selon lesquelles l’État-nation n’était, pour le capitalisme, qu’une solution possible parmi d’autres, et sans doute provisoire. À mes yeux, le lien intrinsèque entre structure moderne de la classe et État moderne explique à lui seul le fait qu’émerge (derrière notre dos) un État-monde.8. La relation structure/système, qui m’apparaît comme une tâche centrale de la théorie de la modernité, est élaborée dans Théorie Générale, op. cit., livre II, et reprise dans Altermarxisme, op. cit., chapitre VIII.9. J’ai tenté de le montrer dans « La métastructure : concept de la reconnaissance / méconnaissance », La Reconnaissance aujourd’hui, sous la direction de A. Caillé et Chr. Lazzeri, Éditions CNrS, 2010, qui aborde entre autres la question de l’antisé-mitisme.

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totale, économico-politique, du système, qu’il ne représente pas à lui seul. la domination des centres systémiques comporte un double mou-vement : elle se déploie en exploitation, occupation, annexion et des-truction, et elle aspire en retour les dépossédés, de l’esclavage classique aux migrations contemporaines. la « race » se trouve ainsi soumise à un rapport de classes, et la classe (hiérarchiquement) racisée. La race ne se réalise comme telle que dans la classe. et vice versa : le rapport de classes, parce qu’il est par essence national-étatique, est fonction de sa relation à son extérieur systémique, qui lui est immanent. l’esclavagisme est le rapport de classe auquel tend le capitalisme quand il s’exerce sur des travailleurs tenus à l’état d’étrangers à la communauté politique qui les domine. la structure nationale étatique produit le rapport de classes comme rapport de « races ». rapports de classes et de « races » sont consubstantiels parce que la société capitaliste est indissociablement structure et système.

Sexe et classe. la relation entre ces deux termes est d’une nature diffé-rente. au-delà de certains arrangements propres à ses premières phases, la production capitaliste tend à se dissocier du contexte du domicile et à se réaliser sous forme de marchandises au sein de l’entreprise. les femmes restant astreintes aux tâches familiales, les hommes (et avec eux les jeunes filles et les enfants) sont les plus immédiatement disponibles, forces de travail « préparées » par le labeur féminin gratuit. une compé-tence est dès lors socialement et culturellement reconnue aux hommes par le fait qu’ils « s’échangent » eux-mêmes comme des marchandises, dont la valeur apparaît dans le salaire. la dévaluation corrélative du statut social des femmes indique en retour quelle place leur reviendra à mesure qu’elles entreront par le salariat dans l’ordre économico-politi-que moderne commun. les rapports sociaux de sexe s’inscrivent ainsi dans le rapport de classes sous la forme de la non-reconnaissance de la compétence du travail féminin : la force de travail domestique étant dé-pourvue d’une valeur socialement sanctionnée sur le marché capitaliste, le labeur des femmes se trouve, en termes de valeur d’usage, renvoyé au statut d’une activité naturelle. cette naturalisation, qui vaudra tout autant pour le mépris à l’égard du travail domestique salarié, marquera la place réservée aux femmes dans l’ensemble de la vie sociale, de la production à la politique. la modernité capitaliste invente et construit le sexe tout autant que la « race » ; et jusqu’à l’hétérosexualité, en ce qu’elle gouverne l’ordre étatique de la famille moderne10.

le féminisme matérialiste pousse plus loin l’analyse. il entend que le capitalisme comporte, en même temps que le rapport de classes, un rap-

10. Voir Jules Falquet, « La règle du jeu. repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de ‘race’ dans la mondialisation néolibérale », in Elsa Dorlin, op. cit.

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port social de sexe, entre les hommes et femmes. c’est là un rapport de production qui se reproduit structurellement, impliquant ses conditions juridiques, politiques, culturelles, idéologiques. en cela, il s’apparente au rapport de classes11. il n’est pas extérieur à celui-ci : il se compose avec lui. il en diffère dans ses mécanismes, dans son historicité et dans ses propriétés tendancielles. en cela, il est un rapport social spécifique. Mais il ne se constitue dans sa spécificité moderne qu’en s’inscrivant dans le rapport de classes (à travers les deux facteurs de classe), en termes éco-nomiques et politiques, symboliques et phantasmatiques. les hommes et les femmes ne constituent pas deux classes. Mais leur rapport social de sexe se réalise en rapport de classe. et il tend à cliver les hommes et les femmes selon le « rapport moderne de classe », au sens où celui-ci est bipolaire : hiérarchiquement organisé, selon une hiérarchie (des rôles, des emplois) sexuellement déterminée – ce fait d’organisation déterminant aussi des situations différentes sur le marché des forces de travail. c’est en ce sens que les rapports sociaux de classe et de sexe peuvent être dits consubstantiels.

Sexe et « race ». l’immanence de la relation entre ces deux termes se lit dans les modalités d’appropriation des corps et des descendances, propres au métissage colonial, aux constructions idéologiques qui les ac-compagnent12. la migration contemporaine, majoritairement féminine, et affectée aux emplois les moins valorisés du care, sans compter ceux du « travail sexuel », est un exemple accompli de la consubstantialité de ces trois rapports sociaux primaires – structure/système/genre – de la forme moderne de société. le centre pathétique de la classe fondamentale, le foyer de la passion critique et utopique moderne, se cache au cœur de cette relation triple de classe, de « race » et de sexe, surdétermination de toutes les contradictions.

Naturalisation versus inter-interpellation. les rapports de sexe et de « race » n’ont évidemment pas le monopole de tels processus de naturali-sation. Mais, dans le rapport moderne de classe, tel qu’il s’inscrit dans la structure de classe au sein de l’état-nation, cette assignation des dominés à une nature supposée différente (et d’autant plus « naturelle »), en même temps qu’elle revient sans cesse, se trouve constamment déniée. le statut ontologique de la métastructure est celui de la déclaration : nous nous déclarons libres, égaux et rationnels dans les formes de notre contrac-tualité (marchande/organisationnelle). la structure – qui circonscrit les pratiques (discursives) contradictoires dans lesquelles la métastructure se trouve constamment posée, recyclée – opère un effet en retour sur la mé-

11. Pour une plus ample bibliographie du féminisme matérialiste, voir Annie Bidet-Mordrel et Jacques Bidet, « Les rapports de sexe comme rapports sociaux », Actuel Marx n°30, Les rapports sociaux de sexe, PUF 2001, pp 13-43.12. Voir entre autres Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006.

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tastructure à travers cette amphibologie selon laquelle « liberté ! égalité ! » se trouve proclamé dans les termes d’un « différend » entre deux versions contrastées : « la chose est faite ! » (au sein de nos « démocraties ») ou « nous le ferons ! » (par une lutte de classe). l’inter-interpellation est foncièrement ambivalente parce que posée dans la contradiction de classe de la structure. révolutionnaire cependant, parce que les mécanismes ultérieurs, « structurels », de naturalisation ne peuvent que s’inscrire (en faux) sur le fond de cette interlocution dénaturalisante. elle engage sans cesse à nouveau la lutte pour la reconnaissance.

or ce présupposé métastructurel, posé dans la structure (nationale-étatique) de classe, ne l’est justement pas dans le système-monde. au-delà de la frontière nationale, commence en effet « l’état de nature » (au sens de hobbes). un état fort différencié, il est vrai. car c’est à mesure que l’on se déplace des centres vers les périphéries que l’étranger se trouve progressivement de plus en plus appréhendé en termes de nature, na-turalisé, altérisé, stigmatisé, racialisé. la modernité structurelle et la barbarité systémique de la « race » sont immanentes l’une à l’autre non seulement parce que cette frontière est interne aux nations elles-mêmes (entre citoyens et non-citoyens), mais aussi parce que l’exclusion de l’étranger s’est trouvée un nouveau fondement dans l’invention même de la citoyenneté.

les rapports sociaux modernes de sexe sont, on l’a vu, marqués par une semblable naturalisation. non pas que les hommes et les femmes ne soient pas en principe également convoqués dans l’interpellation13. en cela, le rapport de sexe diffère du rapport de « race ». Mais cette égalité se trouve pratiquement déniée dans les conditions mêmes de la division qu’instaure le capitalisme comme tel entre travail familial et travail salarié, et dans leur cumulation unilatérale ultérieure. naturalisation corrélative de la réduction des femmes à la sphère privée, de leur exclusion du politi-que – immense sujet14. ce n’est pas la barbarie exterminatrice de la race. c’est la violence patriarcale au quotidien, inscrite dans l’arrangement capitaliste du care, elle aussi meurtrière à l’occasion.

les clivages sociaux les plus profonds au sein de nos sociétés se rat-tachent à la relation intime entre contradictions « structurelle », « systé-mique » et « de genre ». les conflits de langue, de culture ou de religion (qui sont, entre autres, traitement de la famille, résistance de « race », etc.) ne sont jamais à prendre comme des retours, des replis identitaires, mais comme des effets actuels, genrés, racisés, du système-monde dans la structure de classe. ils s’analysent dans la structure sociale marchande-

13. On en trouvera mille exemples dans le théâtre classique, faisant jaillir un rire moderne, contrefactuel.14. Lire, entre autres, Eleni Varikas, « Genre et démocratie historique ou le paradoxe de l’égalité par le privilège », in Démocratie et Représentation, Tumultes, n°11, 1998 ; Penser le sexe et le genre, PUF, 2006.

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organisée capitaliste où ces populations s’affrontent autour du pouvoir et du sens qui s’y attachent. Pour toutes ces raisons, le parti de l’émancipa-tion – des rapports de domination – ne peut se définir que face au défi de surmonter des contradictions cumulées de classe, de race et de sexe.

quant à la contradiction écologique, celle de l’activité humaine des-tructrice d’un ordre naturel, elle advient à la conscience de l’humanité moderne au moment où la perspective de la catastrophe finale lui enjoint de se reconnaître comme ce qu’elle a déjà commencé à être, une commu-nauté politique (infiniment aliénée, il est vrai) à l’échelle du monde. c’est là en effet l’échelle de l’écologie, qui sonne l’heure de l’ultimodernité, celle de l’état-monde, lequel définit, non pas une utopie, mais une nou-veauté, chargée de contradictions, dans la condition humaine, ouvrant l’espace ultime de l’inter-interpellation. l’écologie est la tâche de la classe fondamentale, car elle ne peut être laissée au gré de ces deux facteurs d’abstraction et de destruction que sont, d’une part, le marché capitaliste et, d’autre part, l’organisation bureaucratique, et des forces sociales do-minantes qu’ils suscitent. Mais elle est aussi la tâche des peuples, se décli-nant, à partir du local et du détail, dans la géographie de l’impérialisme. elle suppose des partis internationalistes fraternisant dans un humanisme matérialiste, c’est-à dire écologique.

Partis et MouveMentsMouvements versus associations ? l’horizon d’un parti de la classe fon-

damentale a d’abord été défini comme celui de l’unité de ses diverses fractions, qui lui permette de promouvoir une alliance hégémonique avec les cadres-et-compétents contre les propriétaires du capital. Mais ce fractionnement se compose avec cette triple figure du rapport social mo-derne – classe, « race » et sexe –, qui fournit la matrice la plus générale des mouvements sociaux. ce décalage marque le défi à relever pour penser la relation entre mouvements et partis.

l’affrontement effectif, en effet, ne découle pas d’une programma-tion concertée des partis. ce sont les mouvements, actions conduites en commun, animées par des conseils ou coordinations éphémères, par des associations durables, par des syndicats, qui constituent l’épicentre mouvant et concret de la lutte de classe. leur variété tient à un grand nombre de facteurs et de circonstances. à la complexification du tissu social, sans cesse remodelé par l’évolution technique. à la diversité des atteintes que le capitalisme, dans sa double logique d’exploitation-domi-nation et d’abstraction, porte en différents points de l’ensemble social, selon des temporalités disparates, décalées. au caractère imprévisible et

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surdéterminé des conjonctures qui définissent à un moment donné des points de rupture. et ils portent la marque conjuguée de la classe, de la « race » et du sexe.

sans les associations, qui s’inscrivent dans des segments définis de la société de classe, avec des objectifs très amples, comme les syndicats, ou plus spécifiques (logement, santé, culture…), la lutte ne peut se struc-turer dans le long terme et dans sa continuité, dans sa mémoire et son suivi. elles jouent un rôle décisif dans le mouvement comme processus permanent. elles constituent des communautés, des solidarités durables. Mais elles ne peuvent se développer sans se bureaucratiser, oscillant entre leur être parole-et-mouvement et leur être organisé. le mouvement vient en contrepoint et en contradiction des hiérarchies, de leurs privilèges reproductibles. en cela, il est un principe de dérangement démocratique et de recyclage de la pratique de classe. il en est la respiration vivante.

Le nouvel esprit de parti. la classe fondamentale a cependant besoin d’un parti qui lui soit propre, capable d’affronter la question politique dans son ensemble et le plus long terme, de se poser en acteur fonda-mental face aux deux acteurs dominants, désignés comme « la finance » et « l’élite ». la construction d’un tel parti suppose un nouvel esprit de parti, où « parti » est à prendre au sens ancien de connivence organique au sein d’un mouvement historique. le parti, en ce sens large, comprend toute la gamme des syndicats et associations, dont chacune a sa spéci-ficité (chômeurs, mal logés, précaires, discriminés, etc.), sa temporalité propre (génération de migrants ou de contaminés, vague d’étudiants, etc.). le nouvel esprit de parti est mouvementiste. il se meut dans tous les mouvements de la classe fondamentale. il procède de l’idée que la pensée stratégique circule transversalement entre les diverses instances du mouvement et de la conviction que les associations qui se projettent dans le temps long réapprennent l’essentiel de l’irruption éphémère de la parole. il donne la priorité à la formation des acteurs pour la lutte de classe au quotidien, c’est-à-dire pour la mise en mouvement – versus des cadres institutionnels. y compris sa propre mise en mouvement. ce qui est autre chose que de se constituer comme un « parti d’avant-garde ».

l’analyse métastructurelle a pour ambition d’aider à comprendre de quelle façon, dans la substance profonde du tissu social où se forgent les subjectivités et les mémoires, toutes ces déterminations, toutes ces contradictions communiquent entre elles. elle cherche à fonder théo-riquement le nouvel esprit de parti et l’identité collective de la classe fondamentale15.

la classe dominante se déploie désormais quasi spontanément en

15. Pour une concrétisation de mon propos, on pourra se reporter, sur mon site, à un ensemble d’articles récemment publiés dans Le Monde, Libération, L’Humanité, Sarkophage et (avec Gérard Duménil) dans Le Monde Diplomatique.

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bipartisme, sous l’effet de la contrainte majoritaire qui la voue à une certaine alternance autour d’une ligne mouvante de partage, âprement disputée. la classe fondamentale se trouve, au contraire, d’emblée écartelée, dispersée, en proie à ses affinités électives. l’unité entre ses diverses fractions et les situations contrastées en termes de précarité et de reconnaissance est d’autant plus difficile que le néolibéralisme poursuit d’instinct la fragmentation et la dissolution des solidarités. un parti de l’alternative était né du foyer que représentait la classe ouvrière du fait du pouvoir solidaire que lui donnait sa concentration dans l’orbite de l’organisation industrielle. quand ces conditions ne sont plus données, il ne peut que régresser. d’autres pôles de radicalité, d’autres contextes de solidarité politiques sont depuis lors apparus, autour de nouvelles possibilités de reconnaissance mutuelle et d’organisation au sein d’autres couches sociales, d’activités plus intellectuelles et d’institutions plus diffuses. le cauchemar de la gauche d’alternative tient à la concurrence destructrice entre ces divers foyers. elle se trouvait naguère divisée quant aux mécanismes qui devaient conduire au seuil des changements structu-rels historiquement irréversibles qu’illustrait le « grand récit ». une fois ce mirage dissipé, il ne s’agit plus tant de différences entre les programmes. tous partagent un semblable schème de résistance incessante, de trans-formations ou révolutions, grandes ou petites, à définir dans le possible de chaque conjoncture. les clivages souterrains tiennent plutôt à tout ce que l’engagement partisan représente dans la vie des uns et des autres, en fonction de leurs places respectives, présentes et futures, dans la société, aux cultures et identités collectives contrastées qui se construisent dans ces conditions – car un parti est aussi un lieu de socialité, un moment dans l’existence des individus. la classe fondamentale aura le parti qu’elle mérite quand on prendra la mesure de ce que la puissance commune tient précisément à cette diversité critique, aux richesses culturelles-politiques que chaque composante apporte aux autres.

la thèse fut autrefois avancée que, tandis que le prolétariat se structu-rait comme classe dans le parti et le syndicat, la bourgeoisie se constituait en classe dirigeante par l’exercice même de son pouvoir institutionnel. il semble qu’en réalité, la classe fondamentale s’affirme, elle aussi, dans les institutions publiques. comme le dit gramsci, la classe devient l’état. le parti de l’alternative n’est pas là pour prendre le pouvoir, mais pour que les citoyens dans leur grand nombre, celui de la classe fondamentale, gouvernent. Mais les institutions publiques de la démocratie ne sont pas seulement des espaces à conquérir : ce sont aussi des lieux décisifs de la formation d’une conscience et d’une pratique politique de masse. la classe fondamentale trouve notamment un terrain d’existence dans ces

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lieux du pouvoir que sont entreprises16 et communautés territoriales (à commencer par les communes), via les formes syndicat et parti. toutefois, elle serait impuissante si elle ne se recyclait sans cesse dans le creuset – hautement politique, hanté qu’il est par la classe, la « race » et le sexe – des associations locales et nationales qui affrontent, sous toutes leurs facettes, les politiques publiques du néolibéralisme, et d’où jaillissent, en général, les mouvements. cela aussi est « le parti ».

le pouvoir est partout, mais le centre est décisif. et il n’existe pas d’extérieur à partir duquel on pourrait peser sur lui. y participer centra-lement est donc nécessairement un objectif. l’alliance oblige toujours à des compromis. s’engager dans cette voie suppose que soit constamment fournie l’explication publique du choix entre le mal et le pire : telle est la condition du « prince moderne » dont parlait gramsci. la politique de la classe fondamentale ne peut être menée qu’à la façon savante d’une expérience dont tous les protocoles seraient publics. une politique expé-rimentale, toujours posée comme réversible.

et cela suppose une culture de classe, fondée sur une analyse et une pratique de classe. on doit pouvoir à chaque instant répondre à un en-semble de questions, qui sont au cœur de la politique. qui sommes-nous ? qui sont nos amis ? qui sont nos ennemis ? qui sont nos adversaires ? nos alliés potentiels ? on ne lutte ni contre le marché, ni contre la bu-reaucratie, qui sont des abstractions. on lutte contre des forces sociales, des acteurs sociaux, sujets contre sujets. la lutte de classe se mène au grand jour. Publicité, disait kant. affaire de reconnaissance. n

16. Et cela suppose notamment que soit vaincu « le tabou de la gestion », selon le titre du livre de Jean Lojkine, Éditions de L’Atelier, 1996.

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crise et conJoncture révolutionnaire : Marx et 1848Par Irene VIPARELLI

quelle valeur faut-il accorder à la production journalistique marxienne de la période de la révolution européenne des années 1848-1853 ? cette question a trouvé les réponses les plus diverses. si l’on suit Barbier ou spencer, Marx y élabore une théorie politique originale, édifiée sur les principes de l’autonomie et de la substantialité de l’état. selon althusser ou negri, il s’inscrit plutôt dans les prémices de cette tradition qui se considère comme « la conscience théorique » des luttes du mouvement ouvrier. tronti y lit la découverte marxienne de la subjectivité ouvrière ré-volutionnaire. enfin, Balibar, dans la tradition léniniste, analyse son rôle dans une « théorie de l’état »1. néanmoins, ces points de vue convergent pour attribuer une valeur surtout politique à ces textes ; nous tenterons, quant à nous, d’en restituer l’intérêt théorique.

notre hypothèse est que l’expérience de la révolution de 1848 a contri-bué d’une façon décisive à combler un « vide théorique » qui, jusqu’alors, avait empêché la formulation d’une théorie révolutionnaire conséquente. alors que les analyses marxiennes des années quarante se rapportaient à deux temporalités – l’une linéaire, l’autre cyclique –, la première expri-mant le mouvement tendanciel de toute l’histoire, la seconde celui de sa réalisation effective dans le mode de production capitaliste, la révolution prolétarienne restait conçue comme le résultat de la seule tendance li-néaire. on voit donc en quoi consiste le « vide théorique » : il concerne l’absence de réflexion quant au lien entre le mouvement linéaire mettant en place les conditions objectives pour la révolution et la dynamique cyclique du capitalisme.

1. M. Barbier, La pensée politique de K. Marx, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 220-232 ; M. E. Spencer, Marx on the State : the Events in France between 1848-1850, in Karl Marx’s social and political thought : Critical assessment, Vol. III, sous la direction de C. M. Brown, London - New York, routledge, 1990, pp. 519-547 ; L. Althusser, Pour Marx, Maspero, Paris, 1966, pp. 80-86 ; A. Negri, John M. Keynes e la teoria capitalistica dello stato nel’ 29, in Operai e Stato, Milano, Feltrinelli, 1972, pp. 69-70 ; M. Tronti, Operai e capitale, Torino, Einaudi, 1966, pp. 159-162 ; E. Balibar, Cinq études de matérialisme historique, Paris, F. Maspero, 1974, pp. 23-26 ; V. Lénine, L’État et la révolution, in Œuvres, Paris, Éditions sociales, tome xxV, 1970, pp. 437-445.

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dans les premières pages de L’Idéologie allemande, Marx affirme : « le premier besoin lui-même une fois satisfait, l’action de le satisfaire et l’ins-trument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique »2. la tendance linéaire à la complexification graduelle du processus histori-que est définie ici comme l’effet du procès d’accroissement progressif des besoins humains et des moyens pour les satisfaire. cette linéarité n’est à concevoir ni comme une description du mouvement empirique de l’histoire ni comme une sorte de téléologie historique ; elle relève d’une « tendance » qui reste dissimulée au cours de l’histoire passée jusqu’à ce que le mode de production capitaliste la révèle et en même temps la réalise. c’est en effet le capital, et lui seul, qui, à la fois, la manifeste à travers ses lois contraignantes, imposant en même temps le dévelop-pement incessant de toutes les forces productives et l’universalisation progressive de l’histoire, et la réalise grâce à son mouvement cyclique et contradictoire, l’accroissement des forces productives étant aussi bien le principe que la conséquence des crises économiques périodiques de surproduction3. la dynamique de réalisation de la « tendance linéaire » du capitalisme dans l’histoire étant donc indissociable de la cyclicité, il fallait bien que cette dernière finisse par apparaître comme déterminante dans le processus au cours duquel les conditions requises pour la victoire de la révolution prolétaire peuvent concrètement se mettre en place. or, dans le Manifeste encore, la loi de la simplification des rapports de classes aussi bien que celle de la radicalisation progressive de l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat se réalisent au cours d’un processus absolument linéaire qui affirme, d’une part, la graduelle victoire de la bourgeoise sur les forces réactionnaires et, d’autre part, la progressive transformation du prolétariat en classe révolutionnaire. le « vide théorique » relatif au lien entre dynamique cyclique du capitalisme et révolution prenait ainsi la forme d’une « incohérence théorique » : alors que, pour Marx, c’est la cyclicité qui, seule, réalise la tendance linéaire du capitalisme, c’est la tendance linéaire à elle seule qui met en place les conditions objectives de la révolution prolétarienne.

notre hypothèse est que la révolution de 1848 contribue à combler ce vide théorique et à résoudre cette incohérence théorique, en fondant une « théorie conjoncturelle de la révolution » sur de nouveaux principes théo-riques relatifs au lien entre crises cycliques du capitalisme et conjonctures révolutionnaires. l’examen de cette hypothèse se déroulera en trois temps.

2. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, trad. fr. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, r. Cartelle, présentée et annotée par G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1968, pp. 57-58.3. Voir G. M. Cazzaniga, Funzione e conflitto. Forme e classi nella teoria marxiana dello sviluppo, Napoli, Liguori, 1981, pp. 25-28 et r. Fineschi, Hegel e Marx. Contributi a una rilettura, roma, Carocci, 2006, pp. 30-32.

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tout d’abord, il nous faudra préciser la nature des principes théoriques qui émergent des réflexions marxiennes développées autour de la révolution de 1848. ensuite, il s’agira de comprendre en quoi consiste exactement la nouvelle cohérence de la théorie marxienne. enfin, à travers une confron-tation avec la conception althussérienne de la conjoncture révolutionnaire, il sera possible d’expliciter les implications théoriques et politiques de cette « nouvelle théorie conjoncturelle de la révolution ».

les nouveaux PrinciPes théoriques Marxiensest-il possible d’attribuer une véritable valeur théorique aux multiples

articles de journaux, développant les arguments les plus divers et relatifs aux événements les plus contingents, qui constituent le corpus des textes marxiens relatifs à la révolution de 18484 ? s’il est possible de retenir cette hypothèse, c’est que les articles marxiens – ceux consacrés à la France (notoirement recueillis dans Les luttes des classes en France et dans le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte), ceux relatifs à l’allemagne (parus dans La Nouvelle Gazette Rhénane) et à l’angleterre (rédigés pour le New York Daily Tribune) – participent d’une même réflexion centrée sur le sujet suivant : la dynamique de déroulement des événements historiques dans les conjonctures révolutionnaires impliquées par les crises capitalistes.

Marx lui-même autorise une analyse unitaire de ces textes lorsqu’il affirme : « londres, le 10 avril ; Paris, le 15 mai et le 25 juin ; Milan, le 6 août ; vienne, le 1er novembre, voilà cinq grandes dates de la contre-ré-volution européenne […]. à londres, le 10 avril, ce ne fut pas seulement la puissance révolutionnaire des chartistes, ce fut aussi la propagande révolutionnaire de février qui fut brisée pour la première fois […]. Paris, le 15 mai, offrit aussitôt le pendant à la victoire du parti anglais de l’im-mobilisme […]. il manquait encore quelque chose ; non seulement il fallait que le mouvement révolutionnaire fût battu à Paris, il fallait que l’insurrection armée fût dépouillée à Paris même de la magie de l’invin-cibilité, alors seulement la contre-révolution pourrait être tranquille. et cela se produisit à Paris pendant une bataille de quatre jours, du 23 au 26 juin […]. nous avons tous vu avec quelle force irrésistible, la réaction a déferlé à partir de ce jour-là. il était impossible de l’arrêter ; le pouvoir conservateur avait vaincu le peuple de Paris avec des grenades et de la mitraille, et ce qui était possible à Paris, on pouvait le refaire n’importe où »5. c’est donc d’une même histoire qu’on parle, dont les événements particuliers, loin de se dérouler d’une façon indépendante, constituent les différents moments d’une conjoncture internationale spécifique, qui

4. Pour une réévaluation de la valeur théorique de l’activité journalistique de Marx, voir notamment M. Krätke, « Journalisme et science. L’importance des travaux journalistiques de Marx pour sa critique de l’Économie politique », Actuel Marx, n°42, 2007.5. K. Marx, F. Engels, La nouvelle Gazette Rhénane, II, traduction et notes par L. Netter, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 192-195.

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a été inaugurée par la crise économique des années 1845-1847 et qui se conclut par l’affirmation générale de la contre-révolution.

Mais la physionomie de cette conjoncture de crise générale fait manifestement problème. en effet, comment pourrait-on la considé-rer comme un « modèle » général, alors que l’angleterre, c’est-à-dire le pays dominant le marché mondial, a échappé à la révolution ? ne faudrait-il pas la considérer plutôt comme une conjoncture spécifique exprimant l’immaturité du capitalisme sur le continent européen ainsi que la lutte pour l’hégémonie entre la bourgeoisie et les survivances des pouvoirs féodaux ?

une telle interprétation est, certes, possible, mais elle gommerait le rôle fondamental joué, selon Marx, par l’angleterre dans le déroulement des événements révolutionnaires : la lutte menée par la bourgeoisie anglaise contre les lois céréales en 1847 a constitué la prémisse des révolutions bourgeoises du printemps de 1848, de même que le massacre des chartistes anglais en avril 1848 a rendu possible le massacre du prolétariat français en juin. qui plus est, on peut penser que l’angleterre a également joué un rôle déterminant dans la victoire de la contre-révolution sur l’ensemble du continent, précisément parce qu’elle s’est engagée dans cette direction. réfléchissant à la signification du gouvernement tory, Marx affirme en effet : « quel est donc maintenant leur objectif ? ils veulent maintenir un pouvoir politique dont la base sociale a cessé d’exister. et comment vont-ils atteindre leur objectif ? tout simplement par une contre-révolution, c’est-à-dire par une réaction de l’état contre la société »6.

le rôle de l’angleterre est donc à concevoir comme celui du « dé-miurge du cosmos bourgeois »7, qui, en anticipant les événements ré-volutionnaires d’une façon non révolutionnaire, avait déterminé tout à la fois la dynamique de déroulement et le destin de la conjoncture. le fait que ce soit en angleterre que l’on trouve les causes des événements révolutionnaires européens révèle l’essence proprement capitaliste de la conjoncture de 1848. aussi peut-on faire remonter la dynamique spéci-fique des conjonctures révolutionnaires, au-delà des événements histori-ques particuliers, à la logique générale de la cyclicité capitaliste.

la « théorie conjoncturelle de la révolution » qui, bien que jamais ex-plicitée et encore moins systématisée, existe pourtant entre les lignes du corpus journalistique marxien de 1848, et repose sur deux principes. le premier peut être formulé ainsi : « Une nouvelle révolution n’est possible qu’en conséquence d’une nouvelle crise. Mais l’une est aussi certaine que l’autre »8.

6. K. Marx, « Les Élections en Angleterre. Tories et Whigs », in Œuvres IV. Politiques I, présentée et annotée par M. rubel, Paris, Gallimard, 1994, pp. 680-681.7. K. Marx, Les luttes de classe en France, in Œuvres IV. Politiques I, op. cit., p. 332.8. Ibid., p. 333.

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en quoi la crise contribue-t-elle à la révolution ? elle envenime les rap-ports entre la bourgeoisie et les pouvoirs politiques improductifs d’état, entretenus par le crédit bourgeois à travers les impôts : à la suite de l’affai-blissement du crédit, la bourgeoisie est contrainte à réduire au minimum les coûts de la « production étatique », en effaçant tous les « faux frais » liés au fonctionnement de la machine improductive et parasitaire d’état. Pendant la conjoncture historique de 1848, cette exigence de soumission de l’état à ses intérêts de classe a abouti, en angleterre, à un compromis entre la bourgeoisie industrielle et le gouvernement tory, alors que sur le continent, elle a imposé l’explosion des révolutions.

il importe de relever cette double possibilité ouverte par la crise : soit le compromis politique, soit la révolution. cette alternative nous révèle clairement que, pour Marx, il n’existe pas de lien direct entre crise et révolution. en effet, la crise, produite par la cyclicité, est le moyen histo-rique de réalisation de toutes les tendances immanentes du capitalisme, aussi bien à l’accroissement des forces productives qu’à son autodépas-sement révolutionnaire. elle met à « l’ordre du jour » deux possibilités de transformation historique : soit l’inauguration d’un nouveau cycle économique, soit la rupture révolutionnaire. Mais la possibilité objective de l’explosion révolutionnaire est le résultat d’un processus complexe, au cours duquel tout un ensemble de circonstances, à la fois économiques, politiques et idéologiques, doivent se mettre en place. ce processus est décrit grâce à l’élaboration du concept d’« intensité de la crise ». qu’est-ce que l’« intensité de la crise » ? rien d’autre que l’« existence historique et concrète » de la crise en tant que processus à la fois politique, éco-nomique et idéologique, qui implique, en chaque nation et à tous les niveaux sociaux, une dynamique de radicalisation des antagonismes de classe et qui, lorsqu’elle atteint son degré d’intensité le plus haut, ouvre une conjoncture révolutionnaire.

il est utile, afin de comprendre tous les enjeux de ce concept, de s’at-tarder quelque peu sur les réflexions développées dans la Revue d’octobre de 1850, où Marx se demande pourquoi la révolution n’a pas éclaté en angleterre. toute une série de circonstances a contribué à la paix anglaise : tout d’abord, le bas degré de la crise économique, qui, en angleterre, n’a pas atteint sa forme la plus radicale, mais est restée circonscrite aux sphères superficielles de la spéculation et du commerce ; ensuite, la faible intensité des conflits sociaux : la bourgeoisie, grâce à sa victoire dans la bataille pour l’abolition des lois céréales, a réussi tout à la fois à soumettre le pouvoir politique conservateur à ses intérêts de classe de façon pacifi-que et à tromper idéologiquement le prolétariat en lui garantissant « pain

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à bon marché et salaires élevés »9. en un mot, l’intensité de la crise n’a atteint, ni du point de vue économique ni du point de vue politique, et encore moins du point de vue idéologique, le degré d’intensité qui aurait pu imposer l’ouverture d’une conjoncture révolutionnaire.

les circonstances étaient bien différentes sur le continent européen : étant donné que le canal d’exportation le plus important pour l’industrie continentale avait été fermé à la suite de la crise du commerce anglaise, la crise s’y est développée sous sa forme la plus radicale, celle d’une crise in-dustrielle provoquant la paralysie de tout le système productif européen. qui plus est, du fait de sa faiblesse et de son incapacité à soumettre les pouvoirs privilégiés d’état à ses propres intérêts économiques de façon pacifique, la bourgeoisie du continent a été contrainte de s’engager sur la voie révolutionnaire, réveillant, par là même, la puissance révolutionnaire du « peuple ». Pour le dire en un mot, sur le continent européen, c’est parce que la crise a atteint un haut degré d’intensité de tous les points de vue qu’elle a impliqué l’ouverture d’une conjoncture révolutionnaire.

d’où le second principe général, qui affirme que l’intensité de la crise est le facteur absolument déterminant pour la mise en place des conditions objectives de l’éclatement historique des révolutions. dans Les Luttes de classe en France, Marx révèle quel est le corollaire de ce second principe, lorsqu’il affirme : « naturellement, c’est aux extrémités de l’organisme bourgeois que les explosions violentes doivent se produire, plutôt qu’en son cœur, car ici la possibilité d’un accommodement est plus grande que là »10. c’est toujours dans les nations les plus faibles, dont les contradic-tions se révèlent, à tous niveaux, sous la forme la plus radicale, que la crise peut le plus facilement se transformer en une conjoncture révolutionnaire. cependant, la signification du concept d’« intensité de la crise » est plus large encore, parce qu’elle renvoie aussi à la dialectique entre révolution et contre-révolution qui s’impose à l’intérieur de toute conjoncture révolu-tionnaire. comment cette dynamique s’affirme-t-elle ?

le rôle spécifique de tout pouvoir politique formellement autonome est, selon Marx, d’apparaître, aux yeux du peuple, comme le responsable de toute injustice sociale, cachant ainsi derrière son « pouvoir apparent » le « pouvoir réel du capital »11. or la révolution bourgeoise, qui consiste dans la conquête du pouvoir politique par la bourgeoisie et la destruc-tion de tout « pouvoir métaphysique », démystifie les rapports sociaux et, en révélant les antagonismes de classe, réveille la lutte. qui plus est,

9. K. Marx, « Le Mouvement ouvrier en Angleterre », in Œuvres IV. Politiques I, op. cit., pp. 745-746.10. Ibid., p. 332.11. Voir E. Balibar, « L’idée d’une politique de classe chez Marx », in Marx en perspective, textes réunis par B. Chavance, Paris, Éditions. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1985, pp. 497-526 ; Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976, pp. 53-65 ; L. Althusser, Pour Marx, op. cit., pp. 428-449 ; A. Tosel, « Les critiques de la politique chez Marx », in E. Balibar, A. Tosel, C. Luporini, Marx et sa critique de la politique, Paris, Maspero, 1979, pp. 31-32.

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en affirmant toutes les libertés formelles – le droit de vote, la liberté de presse et d’association, etc. –, elle fourbit toutes les armes de la révolu-tion tandis qu’elle se prive, au cours de sa bataille contre les privilèges de la bureaucratie et de l’armée, de toutes ses armes de défense. il faut donc bien que la bourgeoisie, après avoir été révolutionnaire, trahisse la révolution en s’alliant à nouveau avec les forces contre-révolutionnaires : l’onéreuse machine bureaucratique et militaire contre laquelle elle avait conduit son entreprise révolutionnaire, face au danger de la radicalisation de la révolution, se révèle comme son unique allié et comme la seule force pouvant sauver sa domination sociale.

« le terrain contre-révolutionnaire lui aussi est révolutionnaire »12. voici la manière dont Marx synthétise la logique du développement des événements à l’intérieur de chaque conjoncture révolutionnaire : à la tendance « ascendante » de la révolution, visant à se transformer de révo-lution politique et bourgeoise en révolution sociale et prolétaire, s’oppose toujours celle, « descendante », de la contre-révolution, qui, en revanche, cherche à sauver le statu quo social13. l’un et l’autre de ces deux mouve-ments s’affirment nécessairement à tous les niveaux de la société : étant donné que les médiations structurelles de la société bourgeoise séparant la dimension politique, sous forme d’état, de la base sociale ont été brisées par la révolution bourgeoise, l’élément politique devient à la fois une force économique et idéologique. Par conséquent, lorsqu’une révolution est incapable de se radicaliser, elle permet à la contre-révolution de s’af-firmer à la fois comme répression politique, renaissance des idéologies bourgeoises et début d’un nouveau cycle de prospérité du capitalisme. tel a été le destin de la révolution de 1848. Par contre, le mouvement de déploiement progressif de la révolution serait tout à la fois le processus de l’affaiblissement politique et idéologique des forces contre-révolutionnai-res et celui de la radicalisation de la crise économique.

on peut donc voir que la dialectique sous-jacente au déroulement des événements révolutionnaires ne doit pas être réduite au simple dé-veloppement de la lutte politique de classe. étant bien plutôt l’existence concrète de la crise dans sa forme révolutionnaire, cette dialectique n’est rien d’autre que la continuation du processus, désigné par Marx par l’intermédiaire du concept d’« intensité de la crise », à l’intérieur de la conjoncture ouverte par la crise : d’une part, « révolution » est à concevoir ici comme la dynamique de radicalisation des conflits sociaux, c’est-à-dire comme la poursuite du mouvement qui impose l’éclatement de la

12. K. Marx, F. Engels, La nouvelle Gazette Rhénane, op. cit., p. 222.13. Voir la définition donnée par E. Balibar du terme « contre-révolution » dans G. Bensussan, G. Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982, p. 241 et L. Brownstein, « The Concept of Counterrevolution in Marxian Theory », in Karl Marx’s social and political thought : Critical assessment, op. cit., pp. 273-282.

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révolution ; d’autre part, « contre-révolution » désigne ici la dynamique d’affaiblissement du degré d’intensité de la lutte, c’est-à-dire la réaffir-mation du processus qui, soit empêche l’éclatement des révolutions, soit détermine la fermeture des conjonctures révolutionnaires.

il ne sera pas inutile d’éclaircir cette idée en confrontant deux affir-mations de Marx. la première est relative à la conjoncture de 1848 ; la deuxième concerne la dynamique présidant au déroulement de la pro-chaine conjoncture, que Marx supposait proche : « entre mars et mai, l’angleterre avait déjà tiré un avantage direct de la révolution, qui lui amena quantité de capitaux du continent »14. « l’angleterre subit pour la première fois, simultanément, une crise industrielle et une crise agricole. cette double crise anglaise est accélérée, élargie et rendue plus inflamma-ble par les convulsions concomitantes sur le continent »15.

on voit bien ici que, selon Marx, dans la conjoncture de 1848, les illusions idéologiques du prolétariat européen, en se traduisant en im-puissance révolutionnaire (la seule exception – partielle – étant celle du prolétariat parisien), ont contribué à la reprise économique. en revanche, étant donné la perte des illusions prolétaires à la suite de la défaite de 1848, le prolétariat aura acquis, lors de la prochaine crise, la force révolu-tionnaire nécessaire pour radicaliser la lutte de classe et, par conséquent, la crise économique16.

la nouvelle théorie de la révolutionMarx lui-même semble remettre en question notre hypothèse in-

terprétative quant aux avancées théoriques liées à l’analyse de 1848 lorsque, niant toute évolution de sa pensée, dans l’Adresse de mars 1850, il affirme : « la ligue s’est, en autre, affirmée en ce que sa conception du mouvement, telle qu’elle était formulée, tant dans les circulaires des congrès du comité central de 1847 que dans le Manifeste communiste, s’est révélée être la seule juste »17.

certes, les thèses fondamentales du Manifeste sont bien confirmées par les événements de 1848 : tout d’abord, la thèse de la simplification des rapports de classes, qui s’est réalisée dans l’opposition, absolument radicale et excluant toute position intermédiaire, entre le champ de la révolution et celui de la contre-révolution ; ensuite, la thèse de la radica-lisation progressive des antagonismes de classe, qui s’est manifestée dans

14. K. Marx, « revue mai-octobre 1850 », in Œuvres IV. Politiques I, op. cit., p. 396.15. Ibid., p. 387.16. Sur la question des tâches des représentations idéologiques pendant les périodes révolutionnaires, voir P. L. Assoun, Marx et la répétition historique, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, pp. 130-131 ; I. Garo, « représentation et politique chez Marx », La pensée, n°350, avril-juin 2007, pp. 77-88 et M. Tomba, « Il materialista storico al lavoro. La storiografia politica del Diciotto Brumaio », in Pensare con Marx, ripensare Marx, roma, Sped. Al. Graf, 2008.17. K. Marx, « Adresse du comité central de la Ligue des communistes (mars 1850) », in Œuvres IV. Politiques I, op. cit., p. 547.

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le passage des révolutions bourgeoises du printemps à la révolution du prolétariat français de juin 1848 ; enfin, si l’on considère que l’arriération du capitalisme dans les pays du continent a été la cause de la défaite de la révolution, on peut estimer qu’un troisième point a été confirmé, qui est exactement celui que nous avions identifié auparavant comme révélateur d’une « absence-incohérence » théorique : le principe de la subordination de la mise en place des conditions objectives de la révolution proléta-rienne au mouvement tendanciel et linéaire du capitalisme.

cependant, si l’on considère la révolution de 1848 d’un autre point de vue, elle peut tout aussi bien apparaître comme la falsification em-pirique de la théorie marxienne : l’issue contre-révolutionnaire d’une révolution n’avait en effet jamais été prise en compte par Marx, cette possibilité étant incompatible avec son hypothèse d’une réalisation de la tendance linéaire de l’histoire par le mouvement progressif du capita-lisme. nous voyons donc que si la logique sous-jacente au déroulement des événements révolutionnaires confirme d’une certaine manière la théorie présentée dans le Manifeste, son résultat en est tout autant l’in-firmation. comment sortir de ce paradoxe ?

le problème doit être posé à partir du constat que la révolution de 1848 a permis à Marx de formuler deux nouveaux principes théoriques : celui du lien entre crise et révolution et celui de l’« intensité de la crise ». ce qui est en jeu dans ces nouveaux principes est la relation entre la cyclicité et la révolution. à la lumière de cet enjeu, le paradoxe de la confirmation/négation de la théorie marxienne se dissout : d’une part, la contre-révolution, en tant que mouvement de réaction à la révolution, devient intelligible grâce à la définition de la dynamique de déroulement des événements à l’intérieur de la conjoncture ; d’autre part, la loi de la simplification des rapports de classe et celle de la radicalisation des anta-gonismes, plutôt que de confirmer la perspective théorique antécédente, acquièrent une signification nouvelle, dès lors qu’elles sont considérées dans leur dynamique de réalisation effective à l’intérieur d’une conjonc-ture révolutionnaire donnée. néanmoins, la question la plus problémati-que reste encore à résoudre : la révolution de 1848 est-elle véritablement la confirmation du principe de la réalisation des conditions objectives de la révolution par le mouvement linéaire et tendanciel du capitalisme ?

il ne s’agit pas de la question de savoir si, en 1848, le capitalisme avait déjà affirmé les conditions de son propre dépassement, mais plu-tôt de comprendre comment il faut concevoir le processus de réalisation des conditions objectives de la révolution à l’intérieur des conjonctures. le processus de radicalisation des conflits sociaux, nous l’avons vu, s’af-

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firme, à différents degrés d’intensité, dans toutes les formations sociales qui sont également prises dans la crise économique. ce qu’il faut ajouter maintenant est qu’à la suite de l’affirmation « universelle » de ce même processus, une convergence des intérêts de chaque classe s’impose en tous pays et réalise ainsi une sorte de « silencieuse alliance internatio-nale de classe », aussi bien du côté des forces réactionnaires que des forces révolutionnaires. d’une part, en effet, l’attitude de chaque classe à l’intérieur d’une nation se lie à l’attitude de la même classe dans les autres pays ; d’autre part, chaque victoire ou défaite nationale, aussi bien des forces révolutionnaires que de la réaction, affaiblit ou renforce tout le « parti » à un niveau international. ce phénomène des « silen-cieuses alliances internationales de classe » est absolument déterminant pour le destin des conjonctures révolutionnaires, étant donné qu’il transforme le processus d’intensification des conflits sociaux, qui s’était présenté originairement comme une dynamique analogue se répétant, à différents degrés d’intensité, en chaque pays, en une nouvelle relation de dépendance de chaque nation à l’égard du contexte international.

il faut pourtant bien préciser que cette dépendance a des significa-tions différentes pour la bourgeoisie et le prolétariat. dans le cas de la bourgeoisie, l’influence du contexte international s’affirme, d’une part, comme subordination de la bourgeoisie des pays les moins développés à celle des pays les plus avancés et, d’autre part, comme soutien inter-national aux bourgeoisies nationales les plus faibles et les plus menacées par la révolution. dans le cas du prolétariat, au contraire, cette dé-pendance internationale de classe est à concevoir comme une alliance de toute la classe ouvrière en vue de déployer la révolution grâce à un soutien réciproque des différentes luttes du prolétariat contre la réac-tion. en partant des révolutions bourgeoises, qui éclatent toujours « en périphérie » à la suite de la crise économique et préparent le « terrain de la lutte », il faut tout d’abord que le prolétariat radicalise la révolu-tion, en la transformant de révolution bourgeoise en révolution sociale. ensuite, grâce à la « silencieuse alliance internationale de classe », il faut que le prolétariat victorieux soutienne toutes les luttes prolétaires et bouleverse les rapports de force entre la révolution et la contre-révo-lution sur le terrain international. en partant de la périphérie, à travers ce mouvement d’auto-déploiement progressif, il faut que la révolution conquière enfin le cœur du mode de production capitaliste, en accédant à une dimension universelle qui, seule, lui permet de mettre en place les conditions objectives pour atteindre, en brisant le lien dialectique entre révolution et contre-révolution, sa victoire finale. cependant, il faut

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encore que toute une étape ultérieure de la révolution se déroule pour imposer en chaque nation, à travers la dictature politique du proléta-riat, les conditions économiques, politiques et théoriques nécessaires au dépassement définitif du mode de production capitaliste, c’est-à-dire à l’affirmation positive du communisme. c’est seulement à la fin de tout ce processus que la révolution s’achève.

le concePt Marxien de conJonctureMarx n’a évidemment pas été le dernier à réfléchir à la révolution

en tant qu’événement réel lié à une conjoncture historique déterminée. althusser, par exemple, s’engage exactement dans la même ligne de ré-flexion lorsqu’il affirme, dans les deux célèbres articles « contradiction et surdétermination » et « sur la dialectique matérialiste », qu’une « théorie conjoncturelle » de la révolution est la seule compatible avec la dialectique matérialiste.

alors qu’il s’interroge sur les causes de l’éclatement de la révolution en russie en 1917, althusser écrit : « Pourquoi la révolution a-t-elle été possible en russie […] ? elle a été possible en russie pour une raison qui dépassait la russie : parce qu’avec le déchaînement de la guerre impérialiste, l’humanité était entrée dans une situation objectivement révolutionnaire […]. l’expérience et l’horreur de la guerre allaient, en tous pays, servir de relais et de révélateur à la longue protestation d’un siècle entier contre l’exploitation capitaliste […]. Mais cette conclusion […] ne provoqua le triomphe de la révolution qu’en Russie […]. Pourquoi cette exception paradoxale ? »18. la relation établie par althusser en-tre la crise internationale et l’éclatement de la révolution est presque identique à celle que nous avons attribuée à Marx : la crise, en plaçant la révolution « à l’ordre du jour », en affirme la « pure possibilité for-melle », mais elle n’impose pas pour autant son effectivité historique. de ce fait, althusser part, lui aussi, à la recherche d’un principe qui puisse rendre compte de la dynamique concrète qui conduit à la réali-sation de la révolution. cependant, alors que les réflexions marxiennes autour de ce problème avaient abouti à la formulation de la notion d’« intensité de la crise », celles d’althusser conduisent au concept de « surdétermination ». quelle relation établir entre ces deux termes ? y a-t-il hétérogénéité, proximité partielle, identité complète ?

le concept marxien d’« intensité de la crise » n’exprime rien d’autre, comme on l’a vu, que l’existence concrète de la crise en tant que processus tout à la fois politique, idéologique et économique de radicalisation pro-gressive des antagonismes sociaux, s’affirmant en chaque nation touchée

18. L. Althusser, « Contradiction et surdétermination », in Pour Marx, op. cit., p. 93.

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par la crise à différents degrés d’intensité. il s’agit d’un processus qui revêt une dimension nationale et qui concerne les différents niveaux sociaux de chaque formation sociale, mais aussi une dimension internationale. on peut donc identifier une racine commune aux concepts marxien d’« in-tensité de la crise » et althussérien de « surdétermination », dans la mesure où l’un et l’autre reposent sur le principe qu’althusser nomme « le primat de l’inégalité interne » et qu’il définit de la façon suivante : « c’est parce que l’inégalité concerne toute formation sociale dans toute son existence, qu’elle concerne aussi les rapports de cette formation sociale avec d’autres formations sociales de maturités économique, politique, idéologique différentes, et qu’elle permet de comprendre la possibilité de ces rapports. c’est donc non pas l’inégalité externe qui fonde, quand elle intervient, l’existence d’une inégalité interne […], mais c’est au contraire l’inégalité interne qui est première, et qui fonde le rôle de l’inégalité externe et jusqu’aux effets que cette seconde inégalité exerce à l’intérieur des forma-tions sociales en présence »19.

il existe d’autres points de convergence entre les deux perspectives. il y a certainement une proximité entre le processus de radicalisation progressive de la crise à tous les niveaux dans chaque formation sociale et ce qu’althusser définit comme une « accumulation de ‘circonstances’ et de ‘courants’ telle que, quels qu’en soient l’origine et le sens […], ils ‘fusionnent’ en une unité de rupture »20. Plus fondamentalement, il y a bien une proximité entre le passage, décrit par althusser, des contra-dictions sociales de la phase de « non-antagonisme » à celle d’« antago-nisme » et d’« explosion », et les différentes étapes de radicalisation que la crise doit dépasser, selon Marx, pour s’affirmer, non pas simplement comme un épisode de tension sociale plus aiguë (comme dans le cas de l’angleterre en 1848), mais en tant que conjoncture révolutionnaire. c’est pourtant bien à deux conceptions différentes de la conjoncture que nous avons affaire.

on pourrait schématiser la théorie althussérienne de la révolution de la façon suivante :

conjoncture historique ––> événement révolutionnaire

subordonné à une pluralité de facteurs hétérogènes entre lesquels il est impossible d’établir une quelconque hiérarchie, l’événement révolutionnaire s’impose toujours dans l’espace et le temps qui sont propres aux conjonctures historiques particulières : d’une part, l’espace

19. L. Althusser « Sur la dialectique matérialiste », ibid., p. 218.20. L. Althusser « Contradiction et surdétermination », ibid., p. 98.

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spécifique de la révolution, étant donné qu’elle est produite par l’« ac-cumulation et l’exaspération de toutes les contradictions historiques […] possibles en un seul état »21, est la nation ; d’autre part, puisqu’elle est essentiellement le moment d’une coupure radicale dans le continuum historique, sa dimension temporelle spécifique est l’« instant présent » où s’affirme la rupture. ainsi, en se représentant la révolution comme « événement conjoncturel », althusser la libère des interprétations « mécanistes » et « déterministes »22. dans ce dispositif théorique, le contexte international est pris en compte en tant que facteur parmi d’autres à l’intérieur d’une conjoncture particulière. autrement dit, la crise, puisqu’elle n’est pas la « cause immédiatement déterminante » pour l’éclatement des révolutions, est réduite par althusser à un facteur de surdétermination parmi d’autres qui, lorsqu’il se mêle avec d’autres circonstances particulières, concourt à l’ouverture d’une conjoncture révolutionnaire dans une formation sociale déterminée. on peut donc conclure que la théorie althussérienne de la révolution se constitue à travers une minoration de la valeur de la crise internationale, réduite à un facteur de surdétermination parmi d’autres, à laquelle correspond une substantialisation du concept de conjoncture historique, conçue comme la seule dimension véritable de toute révolution, où se joue son destin, son échec ou sa victoire.

la perspective marxienne était différente. Pour Marx, s’il est possible qu’une crise internationale n’ait pas de conséquences révolutionnaires, en revanche, il n’est pas imaginable qu’une conjoncture révolutionnaire puisse s’ouvrir sans une crise internationale. c’est-à-dire que la définition de la crise en tant que condition formelle de possibilité des conjonctures révolutionnaires, loin d’impliquer une minoration de sa valeur et de sa réduction à une cause parmi les autres, implique sa position à un niveau différent d’abstraction de celui des causes conjoncturelles, ces dernières n’étant rien d’autre que son existence concrète et historique. ce qui im-plique une tout autre conception de la révolution, une représentation toute différente de son espace et de sa temporalité. alors qu’althusser conçoit la conjoncture historique comme la dimension propre à tous événements révolutionnaires, pour Marx la relation entre conjoncture et événement se présente d’une façon bien plus problématique.

21. Ibid., p. 94.22. Cette définition de l’espace conjoncturel et du temps événementiel de la révolution est ce qui permet à Althusser de consi-dérer la victoire de la révolution prolétarienne dans un seul pays, par exemple dans la russie en 1917, dans la Chine en 1949, ou à Cuba en 1958, comme une révolution accomplie.

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il faut noter, tout d’abord, que, dans la perspective de Marx, la re-lation entre conjoncture historique et conjoncture révolutionnaire définit un « espace double » de la révolution : la révolution éclate forcément dans le contexte national, mais ses conditions de possibilité sont liées à une conjoncture historique déterminée qui est celle de la crise interna-tionale. Par ailleurs, la relation entre événement historique et événement révolutionnaire révèle la double temporalité de la révolution, qui est tout à la fois celle de l’« instant présent » de la « rupture » dans le conti-nuum historique, mais aussi celle d’un processus historique ayant ses racines dans la structure sociale existante et se développant donc selon la dialectique de la révolution et de la contre-révolution.

la révolution, pour Marx, est donc à concevoir comme un événement conjoncturel qui nie sa spatialité conjoncturelle dans sa dépendance à l’égard du contexte international et sa temporalité événementielle dans son être historique. Puisqu’elle est un processus à la fois « interne » à la société capitaliste (posé par sa structure contradictoire) et « externe » (dans la mesure où elle vise au dépassement de cette structure contra-dictoire), elle est un processus historique essentiellement contradictoire qui, pourtant, vise à dépasser aussi bien les contradictions du capita-lisme que son propre caractère contradictoire, à travers une série de ruptures constituant les différentes étapes du processus révolutionnaire lui-même.

Pour conclure, attardons-nous quelques instants sur la théorie léni-niste du « maillon le plus faible », interprétée par althusser comme une preuve exemplaire du caractère essentiellement et forcément conjonc-turel de toute révolution. en réalité, dans tous les écrits de lénine des années 1917-1918 (c’est-à-dire dans les textes écrits pendant la conjoncture révolutionnaire), on retrouve la même tension, déjà relevée dans les écrits de Marx, entre « conjoncture » et « universalité », d’une part, entre « événement » et « processus », d’autre part. tout d’abord,

conjoncture historique

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lénine reconnaît la valeur absolument déterminante de la « silencieuse alliance internationale » pour l’éclatement des révolutions : « Mais si les défaites du début de la guerre ont joué le rôle d’un facteur négatif qui a accéléré l’explosion, il faut dire que la liaison entre le capital financier anglo-français, l’impérialisme anglo-français, et la capitale russe octo-briste a été le facteur qui a hâté cette crise en organisant un complot en règle contre nicolas romanov »23. si le rôle des défaites de l’armée russe est ici conçu comme « un » facteur d’accélération, c’est-à-dire un fac-teur de surdétermination parmi d’autres, en revanche, le lien entre les bourgeoisies russe et européenne est considéré comme « le » facteur par excellence, c’est-à-dire comme ce qui joue un rôle absolument décisif dans le processus de radicalisation de la crise et donc dans l’ouverture de la conjoncture révolutionnaire.

ensuite, le destin des révolutions est, lui aussi, lié, selon lénine, à cette « silencieuse alliance internationale » : loin de considérer la victoire du prolétariat en russie comme le « triomphe de la révolution », il l’in-terprète plutôt comme le premier acte d’un processus qui, en dépassant les frontières nationales, devrait s’accomplir sur le terrain international. la victoire du prolétariat russe, grâce à la « silencieuse alliance interna-tionale de classe », aurait dû renforcer la puissance révolutionnaire du prolétariat européen tout entier et, en le soutenant dans ses luttes, il aurait permis de bouleverser les rapports de force entre la révolution et la contre-révolution sur le terrain international.

il faut donc conclure que, pour Marx comme pour lénine, le contexte international, loin d’être conçu comme un facteur de surdétermination parmi d’autres, se présente plutôt comme un cadre déterminant et la seule dimension véritablement adéquate de l’accomplissement du pro-cessus révolutionnaire, dans la mesure où, pour l’un comme pour l’autre, la mise en place des conditions objectives du dépassement du mode de production capitaliste dépend elle-même de ce mouvement d’auto-déve-loppement du processus révolutionnaire à l’échelle internationale : c’est ainsi seulement que la révolution nie son apparence conjoncturelle tout en réalisant son « essence événementielle », c’est-à-dire ce qui, en elle, vaut comme « moment » de rupture radicale dans le continuum historique. n

23. V. Lénine, « Lettres de loin », in Œuvres, tome xxIII, Éditions sociales, Paris, 1959, p. 329.

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Marx et sa concePtion déFlationniste de la PhilosoPhiePar Emmanuel RENAULT

quelles sont les conséquences de l’intervention théorique et politique de Marx sur la philosophie ? dans l’histoire du marxisme, cette question fut longtemps posée sous une forme qui dépendait du projet d’articula-tion entre syndicalisme et parti de masse autour d’une vision du monde qu’il revenait à la philosophie de fonder. tout aussi déterminante était l’ambition de diriger le mouvement ouvrier au moyen d’une science de l’histoire (le matérialisme), dont la philosophie devait se charger de montrer la supériorité sur tout autre savoir positif de la société, de la politique et de l’histoire. aujourd’hui, pour différentes raisons qui tien-nent notamment à la crise des institutions du mouvement ouvrier, à la diversification des luttes contre la domination et au développement des savoirs spécialisés sur la société, cette division du travail, qui réserve à la philosophie la tâche de fonder une conception du monde et de défendre la supériorité d’une science matérialiste de l’histoire sur tout autre savoir, ne peut apparaître qu’anachronique. le débat sur la philosophie s’en trouve déplacé. Plutôt que d’orchestrer les thèmes de l’alliance de la phi-losophie et du prolétariat (Annales Franco-Allemandes), et de l’unité de la philosophie avec les sciences positives (Manuscrits de 1844), on est porté à retenir la manière dont le thème de la sortie de la philosophie (Idéologie allemande) exige de celle-ci qu’elle se recentre sur sa fonction critique et qu’elle abandonne ses prétentions à l’autonomie, tout en s’instruisant auprès des savoirs positifs de l’histoire et de la société et en prolongeant de façon réflexive les luttes orientées vers l’émancipation.

nous commencerons par rappeler les termes classiques du problème de la philosophie chez Marx, avant de soumettre à un examen critique quelques interprétations traditionnelles et, enfin, de plaider en faveur d’une conception déflationniste de la philosophie (ou d’une philosophie expurgée de ses prétentions excessives) dont l’intérêt et les enjeux appa-raissent plus facilement aujourd’hui que par le passé.

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

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Marx est-il PhilosoPhe ?cette question naïve engage immédiatement un problème de pério-

disation. Marx a indéniablement commencé sa carrière intellectuelle par l’écriture d’une thèse de philosophie portant sur La différence des systèmes de Démocrite et Épicure (1841), dans l’espoir d’obtenir un poste de professeur de philosophie. Jusqu’à L’Idéologie allemande (1845-1846), il a rédigé un grand nombre de textes qui sont indéniablement de facture philosophique. Mais, dans ce dernier ouvrage, il a formé le projet d’une « sortie de la philosophie » et il s’est consacré, par la suite, à une « critique de l’économie politique », dont il n’a presque rien dit des présuppositions et des conséquences philosophiques. si l’on se conten-tait d’entendre par philosophie un type d’écriture théorique reconnais-sable à des critères généraux tels que l’autoréflexion, l’analyse abstraite et systématique, l’évaluation des principes et des méthodes du savoir, la recherche des propriétés générales des objets de la connaissance, la réponse serait claire : Marx aurait cessé d’être philosophe pour devenir ce que nous appellons aujourd’hui un théoricien des sciences sociales (sciences économiques, sciences politiques et histoire). Mais les choses ne sont évidemment pas si simples, d’une part, parce qu’il est possible que le Marx de la maturité ait tenté de formuler, voire d’approfondir ses intuitions philosophiques de jeunesse par d’autres types d’écriture et, d’autre part, parce qu’il est légitime de parler de « philosophie », en général, pour désigner les présuppositions et les implications fonda-mentales de textes non philosophiques (voire pour parler des principes sur lesquels reposent des visions du monde1). Puisqu’il est donc im-possible d’exclure que la question de la philosophie de Marx concerne l’intégralité de l’œuvre, une première alternative se dessine.

selon une première interprétation, que l’on dira continuiste, la philosophie de Marx serait à chercher dans les textes philosophiques de jeunesse, le reste de l’œuvre ne faisant qu’appliquer à différents objets les principes et les méthodes qui y sont définis. c’est l’inter-prétation qui fut le plus souvent privilégiée dans le marxisme (et que l’on pourrait retrouver chez des auteurs aussi différents qu’engels, Plékhanov, korsch, lukács, Marcuse et henry2) : les écrits de jeunesse tendent alors à être présentés comme un parcours au cours duquel Marx accède progressivement à sa position philosophique définitive en combinant différentes influences philosophiques (principalement

1. C’est en ce sens que Gramsci, par exemple, entendait l’idée de philosophie. Voir notamment A. Gramsci, Textes, Paris, Éditions Sociales, 1983, pp. 107-119.2. F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886), Paris, Éditions sociales, 1979 ; G. Plékha-nov, Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire (1895), Éditions en langues étrangères, Moscou, 1956 ; K. Korsch, Karl Marx, Paris, Champ Libre (1938), 1971 ; G. Lukács, Le Jeune Marx. Son évolution philosophique de 1840 à 1844 (1955), Paris, Les éditions de la passion, 2002 ; H. Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale moderne (1954), Paris, Minuit, 1968 ; M. Henry, Marx, Paris, Gallimard, 2 vol., 1976.

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hegel, Feuerbach, le matérialisme français et les lumières écossaises).selon une seconde interprétation, que l’on dira discontinuiste, les

œuvres de la maturité se caractériseraient par une véritable rupture avec les principes et les méthodes élaborés dans la période de jeunesse, et ce serait précisément dans cette rupture avec la philosophie qu’il faudrait chercher la grandeur philosophique de l’œuvre de Marx. cette seconde interprétation est restée associée au nom d’althusser et à sa thèse d’une « coupure » entre le jeune Marx et le Marx de la maturité3. alors que la première interprétation identifie la philosophie de Marx à ce qui, dans les textes de Marx, est reconnaissable comme philosophique, la seconde se tourne au contraire vers la philosophie implicite de ce qui, dans ces textes, n’est pas reconnaissable comme philosophique, voire comme ce qui récuse explicitement le style philosophique (d’où le projet d’une « lecture symptômale » du Capital4).

ces deux options présentent des défauts symétriques. la première tend à sous-estimer les méthodes et les problématiques des textes de la maturité, en les rabattant abstraitement sous des principes invariables (la critique de l’aliénation, la méthode dialectique, le matérialisme et le fondement pratique) et en reconduisant parfois une image tradition-nelle de la philosophie que le jeune Marx déjà avait récusée. la seconde s’efforce, au contraire, de rendre compte de la spécificité de l’œuvre de maturité, mais en la détachant si radicalement des formulations phi-losophiques de jeunesse, et de leurs résurgences occasionnelles, qu’elle rend hautement improbable que Marx eût pu reconnaître comme la sienne propre la philosophie qui lui est attribuée par reconstruction. seule l’adoption d’une perspective contextualiste et génétique peut permettre d’éviter ces écueils. il convient en effet de commencer par reconstruire le contexte des interventions philosophiques de jeunesse pour déterminer l’idée que Marx se faisait alors de la philosophie. il faut ensuite retracer ses efforts constants en vue de transformer et de refon-der les pratiques philosophiques pour identifier les raisons, le sens et les conséquences du projet d’une « sortie de la philosophie ». l’analyse de ce projet, qui constitue également le point d’inflexion entre les écrits de jeunesse et de maturité, est certainement le seul moyen disponible pour identifier ce que Marx considérait comme définitivement périmé dans les pratiques traditionnelles de la philosophie et ce qui, au contraire, devait en être conservé5.

3. L. Althusser, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1965.4. L. Althusser, E. Balibar, r. Establet, P. Macherey, J. rancière, Lire le Capital (1965), Paris, PUF, 1996.5. La démarche consistant à interpréter la teneur philosophique du propos marxien à partir de l’idée de « sortie de la philosophie » a été empruntée notamment par G. Labica, Le statut marxiste de la philosophie, Bruxelles, Complexe, 1976, D. Brudney, Marx’s Attempt to Leave Philosophy, Harvard, Harvard University Press, 1998 et G. Bensussan, Marx le sortant. Une pensée en excès, Paris, Hermann, 2007.

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nouvelle PhilosoPhie ou nouvelle Pratique de la PhilosoPhie ?

quelle est la philosophie de Marx ? cette question peut être entendue en deux sens différents : elle concerne tout à la fois le statut philosophique de sa théorie et la nature de son positionnement philosophique. s’agissant du statut de la philosophie, la question est de savoir si Marx a conservé tellement peu de choses de la philosophie qu’il en a, en fait, proposé une liquidation ou si, au contraire, il a proposé une nouvelle pratique de la philosophie, voire une nouvelle philosophie. cette question a été posée sous bien des formes dans le marxisme. les premières interpré-tations de la théorie marxienne comme une nouvelle philosophie appar-tiennent à l’époque de la diffusion et de la systématisation du marxisme chez des auteurs comme g. Phlékanov et a. labriola6. chez kautsky notamment, se développa une tendance opposée, inspirée de certaines formulations d’engels, consistant à réduire la philosophie à une réflexion sur les résultats des sciences. c’est en réaction contre le scientisme de la seconde internationale et le quiétisme politique qui l’accompagnait que k. korsch s’est efforcé de réhabiliter la fonction critique attribuée par Marx à la philosophie7 ; c’est ensuite contre sa liquidation par le diamat de la troisième internationale qu’un auteur comme adorno défendra la philosophie8. Bientôt, des auteurs comme g. lukács, a. gramsci ou e. Bloch9 allaient chercher à expliciter tous les enjeux des idées de Marx en élaborant des positions philosophiques originales. selon une troisième ligne d’interprétation, tracée par les fondateurs de l’école de Francfort10 et althusser11, l’intervention théorique de Marx a contribué à définir une nouvelle pratique de la philosophie plutôt qu’une nouvelle philoso-phie, une réduction à la méthodologie ou encore une liquidation de la philosophie.

il n’est pas étonnant que les modalités de la division du travail intellec-tuel aient le plus souvent conduit les philosophes à croire que leur tâche spécifique était de défendre la valeur philosophique de l’œuvre de Marx en l’interprétant comme une philosophie aussi profonde qu’originale. l’alternative est alors la suivante : chercher à identifier pour elle-même le cœur d’une innovation philosophique, ou bien mesurer son l’originalité par comparaison avec d’autres figures philosophiques. dans les deux cas, les conflits d’interprétation sont légion. selon certains, la grandeur

6. G. Plékhanov, Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire, op. cit. ; A. Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire (1895-1899), Paris/Londres, Gordon and Breach, 1970.7. K. Korsch, Marxisme et philosophie (1923), Paris, Minuit, 1964.8. Voir, par exemple, T. W. Adorno, « À quoi sert encore la philosophie ? » (1963), in Modèles critiques, Paris, Payot, 1984.9. G. Lukács, Histoire et conscience de classe (1922), Paris, Minuit, 1960 ; A. Gramsci, Cahiers de prison (1927-1937), Paris, Gallimard, 1978-1992 ; E. Bloch, Le principe espérance (1954-1959), Paris, Gallimard, 1976-1991.10. Voir notamment H. Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, Paris, Minuit, 1970.11. L. Althusser, Lénine et la philosophie, Paris, Maspéro, 1972.

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philosophique de Marx tiendrait à sa redéfinition du matérialisme12 ou à l’invention d’une « philosophie de la praxis »13, alors que d’autres lui attri-buent plutôt le mérite d’avoir inventé une nouvelle dialectique14, d’autres encore célébrent l’originalité de son épistémologie (sa redéfinition socio-historique de la connaissance et de la science, voire de la raison)15. Par ailleurs, de nombreux auteurs ont tenté d’expliciter les intuitions fonda-mentales de Marx en procédant à des comparaisons avec d’autres grandes figures philosophiques. ainsi, pour certains, la philosophie de Marx serait fondamentalement spinoziste16, alors que pour d’autres, c’est plutôt vers kant17, hegel18 ou schelling19 qu’il conviendrait de se tourner.

interprétation matérialiste, praxique, dialectique ou épistémologique ? entre ces quatre orientations, les conflits sont d’autant plus indécidables que chacune est aussi féconde philosophiquement que problématique historiographiquement. deux raisons semblent relativiser la pertinence des interprétations dialectiques : l’idée de dialectique est assez rare dans les textes de jeunesse et, dans ses quelques occurrences à l’époque de la matu-rité, elle reste soit assez vague ou ambiguë, soit principalement program-matique ; la plupart des interprétations dialectiques de Marx reviennent à postuler une conception ultérieure de la dialectique (provenant de engels

12. On pourrait faire remonter cette option à l’interprétation de l’histoire de la philosophie comme opposant un camp idéaliste et un camp matérialiste dans le Ludwig Feuerbach d’Engels, puis à la manière dont Plékhanov et Lénine (Matérialisme et empi-riocriticisme, 1908, Éditions sociales, 1973) se sont efforcés de préciser la nature du matérialisme de Marx. Pour des défenses récentes du matérialisme de Marx, voir Y. Quiniou, Problèmes du matérialisme, Paris, Méridiens Klincksiek, 1987.13. On peut faire remonter l’interprétation du marxisme comme philosophie de la praxis à A. Labriola et A. Gramsci. Le Sartre de la Critique de la raison dialectique (Paris, Gallimard, 1960), Lukács et E. Bloch constituent d’autres sources d’inspiration pour les auteurs qui se réclament aujourd’hui d’une philosophie de la praxis. Pour une illustration récente de cette interprétation, voir M. Löwy, La théorie de la révolution chez le Jeune Marx, Paris, Éditions sociales, 1997 –. Précisons que les notions de « maté-rialisme » et de « philosophie de la praxis » peuvent également être entendus au sens déflationniste d’une nouvelle pratique de la philosophie.14. Engels s’était efforcé d’expliciter le cadre dialectique des théories marxiennes, tout en l’élargissant à la philosophie de la nature (dans les textes publiés de façon posthume sous le titre de Dialectique de la nature en 1935). Des interprétations dialecti-ques ont ressurgi chez les critiques du scientisme de la Seconde Internationale comme Lukács et Korsch. Pour des interprétations dialectiques récentes, voir B. Ollman et L. Sève (dir.), Dialectiques, aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2007.15. Althusser et Della Volpe (La logique comme science historique, 1969, Bruxelles, Complexe, 1977) comptent sans doute parmi ceux des interprètes majeurs de Marx qui ont donné le plus d’importance à la question de l’épistémologie marxienne. Parmi les études récentes sur la théorie de la connaissance et sur le rationalisme de Marx, mentionnons D. Collin, La Théorie de la connais-sance chez Marx, Paris, L’Harmattan, 1996 ; I. Garo, Marx : une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000 et A. Tosel, « Pratique marxienne de la philosophie, raison et tiers symbolique », Actuel Marx, n°44, 2008.16. L’interprétation spinoziste de Marx a été développée par Althusser et ses élèves dans une polémique avec les interprétations hégéliennes (voir par exemple P. Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, Maspéro, 1979) ou feuerbachiennes de Marx (voir par exem-ple la présentation substantielle de J.-P. Osier à sa traduction de L. Feuerbach, L’Essence du Christianisme, Paris, Maspéro, 1968). Elle a récemment été reformulée dans le cadre d’une réflexion sur l’ontologie de l’agir qui traverse l’idéalisme allemand (voir F. Fischbach, La production des hommes : Marx avec Spinoza, Paris, PUF, 2005) et d’une réinterprétation biopolitique du capi-talisme contemporain (voir M. Hardt, A. Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004).17. Les premières interprétations kantiennes de Marx se sont développées au tournant du xIxe et du xxe dans l’orbite du néokantisme, chez des auteurs comme Bernstein et Adler (voir le recueil dirigé H.-J. Sandkühler et r. de la Vega, Marxismus und Ethik : Texte zum neukantianischen Sozialismus, Francfort, Suhrkamp, 1974). Elles ont retrouvé une actualité dans l’école de Della Volpe et dans le débat anglo-saxon sur le « problème de la morale chez Marx » (voir à ce propos, « Éthique et politique », Actuel Marx, n°10, 1991).18. Les interprétations hégéliennes de Marx sont attachées principalement au marxisme critique de Lukács et Korsch, ainsi qu’à leur prolongement dans l’École de Francfort (voir notamment H. Marcuse, Raison et révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, op. cit.).19. Voir M. Frank, Der unendliche Mangel am Sein. Schellings Hegelkritik und die Anfänge der Marxschen Dialektik, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1992, et « La critique schellingienne de Hegel et les débuts de la dialectique de Marx », in G. Seel, Marx et les Sciences humaines, Lausanne, L’âge d’homme, 1987.

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ou des réinterprétations hégéliennes de Marx chez des auteurs comme lukács, korsch ou lénine), pour ensuite les projeter rétrospectivement sur hegel lui-même et sur l’interprétation qu’en donne Marx. quel que soit l’intérêt des résultats ainsi obtenus, ils relèvent de la lecture rétrospective et en partagent les défauts. il est certes indéniable que Marx a emprunté de nombreux schèmes à hegel, et ce jusque dans Le Capital. Mais la question se pose néanmoins de savoir si le concept de dialectique permet de rendre compte adéquatement de la nature et de la fonction de ces emprunts20.

l’idée que la philosophie de Marx serait organisée par un principe matérialiste n’est pas moins contestable. il est clair que Marx a pensé élaborer une « conception matérialiste de l’histoire » (même si le terme provient de engels), mais il n’a pas analysé systématiquement ce qui fait d’elle un matérialisme. remarquons, en outre, que les textes de jeunesse n’hésitent pas à dénoncer l’unilatéralité des formes classiques de matérialisme (en dénonçant l’opposition du matérialisme et du spi-ritualisme ou du matérialisme et de l’idéalisme21), et qu’alors que l’idée de matérialisme est classiquement définie par l’identification de l’être à la matière, la conception matérialiste de l’histoire fait l’économie de toute référence à l’être et de toute théorie de la matière. en défini-tive, une lecture attentive des Thèses sur Feuerbach (qui promeuvent un « nouveau matérialisme ») et des développements plus tardifs relatifs à la « méthode » matérialiste ou à la « dialectique » matérialiste conduit à la conclusion que le concept de « matérialisme » remplit chez Marx une fonction de critique de l’idéalisme plutôt qu’une fonction de principe philosophique de substitution22.

l’interprétation posant que la philosophie de Marx est essentielle-ment une philosophie de la praxis pose le même genre de problème. les Thèses sur Feuerbach font bien de la pratique un principe sur le plan de la théorie sociale et de l’épistémologie, mais elles en proposent une conception qui reste extrêmement indéterminée sur la question, pour-tant fondamentale, des déterminants naturels et socio-historiques de l’agir humain. il est indéniable que Marx analysera toujours le monde historique et l’activité théorique du point de vue des dynamiques de la pratique sociale, mais lorsqu’il développera sa théorie de l’histoire, l’agir socialisé apparaîtra sous des formes trop différenciées pour que l’idée de pratique puisse conserver la simplicité et l’antériorité qui reviennent habituellement aux principes philosophiques. sur ce point encore, les

20. Pour un examen plus approfondi de ce dossier complexe, voir E. renault, « Qu’y a-t-il au juste de dialectique dans Le Capi-tal ? », in F. Fischbach (dir.), La Logique du Capital, Paris, PUF, 2009.21. K. Marx, Les Manuscrits de 1844, Paris, GF, 1996, pp. 152, 170.22. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre commentaire des Thèses sur Feuerbach dans G. Duménil, M. Löwy, E. renault, Lire Marx, Paris, PUF, 2009.

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considérations philologiques sont décisives dans la mesure où la tra-duction, consacrée dans le marxisme, du terme allemand « Praxis » par « praxis » induit un biais d’interprétation. ce terme allemand désigne en effet la pratique au sens ordinaire du terme – c’est le terme utilisé par kant dans son opuscule, Sur le lieu commun : il se peut que cela soit vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut point – et la traduction par « praxis » plutôt que par « pratique » évoque des analogies trompeuses avec l’opposition aristotélicienne de la praxis et de la poiesis, en donnant à un terme ordinaire l’apparence d’un principe philosophique profond désignant une pratique authentique ou véritable. tout au contraire, les Thèses font de la « pratique » l’argument d’une démystification et d’un retour à la réalité prosaïque (« terrestre », thèse 2) de l’action ordinaire.

les remarques épistémologiques qui émaillent la critique de l’écono-mie politique soulèvent plus de difficultés encore. la nature de l’épis-témologie marxienne est difficilement identifiable pour des raisons qui tiennent non seulement à la rareté et à l’absence de systématicité des dé-veloppements explicites, mais aussi au fait que la définition marxienne de la scientificité combine des éléments épistémologiquement hétéro-gènes : des thèmes empiristes avec des thèses rationalistes, des éléments de relativisation historique et sociale avec une affirmation de la valeur supérieure de la connaissance scientifique, des références à la science comme modèle avec un évitement de la question des critères généraux de scientificité, sans compter les apories liées au double modèle de la science empirique et de la méthode dialectique. il est bien possible que la combinaison de ces éléments hétérogènes fasse tout l’intérêt du propos philosophique marxien, mais la nature d’une telle combinaison reste problématique chez Marx.

spinoza, kant, hegel ou schelling ? ici encore, les interprètes ont tiré Marx dans des directions opposées. la critique de l’idéalisme hé-gélien a été interprétée par certains comme une critique spinoziste ou schellingienne mettant en avant la productivité de l’être, par d’autres comme une critique kantienne des limites de la raison et comme une affirmation du primat de la raison pratique. les interprétations dialec-tiques n’ont jamais cessé de ressurgir pour contester ce qu’elles interprè-tent comme un aplatissement matérialiste ou comme un révisionnisme kantien et pour mettre en valeur ce que Marx doit à hegel.

ces différentes interprétations ont pour défaut de postuler une univocité de la position philosophique de Marx, qui convient mal à la diversité et au caractère aporétique de son œuvre. on a pu soutenir, au

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contraire, qu’il n’y a pas une, mais des philosophies de Marx, et qu’une grande part de l’intérêt philosophique de son œuvre tient à ses apories et aux multiples interprétations qu’elle rend possibles23. sans doute faut-il adopter une voie médiane en partant du constat que l’évolution philoso-phique de Marx procède de la critique d’adversaires qui étaient ses alliés ou ses collaborateurs dans la période qui précède (Bauer est critiqué dans les Annales Franco-Allemandes, dirigées avec ruge, ruge est critiqué à l’époque des Manuscrits de 1844, fortement influencés par Feuerbach via hess, Feuerbach et hess sont critiqués dans les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande). d’une certaine manière, l’évolution philosophique de Marx peut donc être interprétée comme une autocritique, de sorte qu’elle offre elle-même un principe de reconstruction des différentes positions philosophiques qui s’y succèdent. c’est sans doute dans cette trajectoire que se joue le sens et l’originalité de la pratique marxienne de la philosophie.

ces interprétations ont également pour défaut de perdre de vue le contexte spécifique dans lequel intervient Marx lorsqu’il élabore ses ré-flexions explicitement philosophiques : celui du Jeune-hégélianisme. en effet, ses interlocuteurs effectifs ou symboliques ne sont pas les spinoza, kant, schelling et hegel, qu’étudient aujourd’hui les historiens de la philosophie en raison de leur position dans la division du travail intellec-tuel, mais un kant médiatisé par un Fichte relu par des jeunes hégéliens comme a. von cieskowski, Fr. koppen ou M. hess ; un spinoza média-tisé par un schelling lui-même médiatisé par des hégéliens de droite et certains jeunes hégéliens (comme Feuerbach) ; un hegel médiatisé par les différents conflits qui traversaient l’école hégélienne. c’est en tant que Jeune-hégélien que Marx s’approprie des thèses, des concepts et des méthodes d’allure spinoziste, kantienne, schellingienne ou hégélienne, et c’est dans la dynamique qui le conduit à sortir du Jeune-hégélianisme qu’il en vient à les reformuler de différentes manières24.

nous touchons ainsi à un problème général : la lecture des textes phi-losophiques de Marx se heurte à une double difficulté. la première tient à leur caractère exploratoire. l’importance attribuée à Marx comme fonda-teur du marxisme a conduit à attribuer la valeur d’un livre fondamental à ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de Manuscrits de 1844, alors qu’il ne s’agit que d’un ensemble de notes de lecture et de remarques personnelles sur des sujets divers25. une deuxième difficulté tient au caractère conjoncturel de la plupart de ses interventions explicitement

23. E. Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993.24. C’est particulièrement clair à l’époque des Manuscrits de 1844 ; voir, à ce propos, E. renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, Paris, PUF, 2008.25. Pour une analyse des différents effets de distorsion induits par la non-prise en compte des conditions d’écriture des textes de Marx, voir P. Loraux, Les sous-mains de Marx, Paris, Hachette littérature, 1986.

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philosophiques et aux difficultés éprouvées par le lecteur pour identifier les références implicites et le contexte des débats où il prend parti. c’est la raison pour laquelle toute réflexion sur le contenu philosophique de l’intervention marxienne doit partir du contexte Jeune-hégélien. c’est en effet du Jeune-hégélianisme que Marx tire l’idée de la philosophie qu’il commence par postuler avant d’en interroger de différentes manières les insuffisances, de même que c’est dans les débats du Jeune-hégélianisme qu’il situe ses interventions philosophiques jusqu’à L’Idéologie allemande.

Pour n’avoir à postuler ni une image de la philosophie que Marx aurait récusée, ni un ensemble de principes philosophiques qu’il n’aurait pu reconnaître comme siens, il convient donc de partir de la période explicitement philosophique de Marx et des questions qu’il a explicite-ment adressées à la philosophie : comment la théorie peut-elle contribuer à faire prendre conscience à ses contemporains de leurs propres intérêts ? comment peut-elle contribuer à critiquer la réalité qui empêche ces inté-rêts d’être satisfaits ? comment doit-elle critiquer les formes de conscience inadéquates qui s’opposent à la transformation de cette réalité ? il convient ensuite de préciser la manière dont il a cru que la philosophie était en mesure de répondre à ces questions et pourquoi il en est finalement venu à penser qu’un exercice non philosophique de la théorie permettait d’y répondre de façon plus pertinente26. adopter cette perspective génétique et contextualisatrice incite à penser que Marx a été conduit à définir une nouvelle pratique de la philosophie plutôt qu’une nouvelle philosophie, une nouvelle pratique de la philosophie qui est encore à l’œuvre dans les interventions politiques de la période de la maturité aussi bien que dans la critique de l’économie politique.

entre PragMatisMe et théorie critique ?l’œuvre de Marx est diverse et aporétique, au point que de multiples

approches en sont permises. de célèbres interprétations matérialistes, dialectiques ou rationalistes, spinozistes, kantiennes, schellingiennes ou hégéliennes ont, du reste, fait la preuve de leur fécondité. il est néan-moins légitime de se demander si ces différentes interprétations ne man-quent pas une caractéristique fondamentale de l’intervention théorique de Marx, mise en avant notamment par l’interprétation derridéenne en termes de dissémination du logos philosophique27 : la mise en question des formes mêmes de l’activité philosophique. ces interprétations ne postulent-elles pas hâtivement, ne serait-ce qu’implicitement, que la phi-losophie de Marx est conforme à l’image classique d’un système reposant

26. Nous avons mis en œuvre ce principe d’interprétation dans notre contribution à G. Duménil, M. Löwy, E. renault, Lire Marx, op. cit.27. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; Marx & Sons, Paris, PUF/Galilée, 2002.

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sur un principe fondamental et qu’en sa teneur propre, elle se contente d’approfondir les décisions philosophiques de spinoza, kant, schelling ou hegel ? en cherchant à identifier cette teneur philosophique à partir d’une conception classique de l’activité philosophique, de même qu’en se concentrant sur l’opposition philosophie/coupure avec la philosophie, ces interprétations ne prennent pas assez au sérieux l’hypothèse selon laquelle la critique marxienne de la philosophie se serait développée au nom d’une conception déflationniste de la philosophie.

alors que Marx avait commencé par présupposer une conception maximaliste de la philosophie comme science (sous inspiration hégé-lienne) et qu’il avait revendiqué encore dans les Manuscrits de 1844 le projet traditionnellement philosophique d’un savoir englobant et uni-fiant philosophie et science (sous inspiration feuerbachienne)28, il récuse finalement la prétention de la philosophie à l’autonomie et ne retient d’elle que les instruments spécifiques de l’autoréflexion, de la synthèse et de l’analyse critique en les faisant opérer sur d’autres discours (principale-ment celui de l’économie politique) et à même les dynamiques pratiques de la lutte des classes. abandonner les prétentions illusoires de la philo-sophie à se constituer en savoir hégémonique, transformer cette dernière afin d’éviter les conséquences néfastes du maximalisme philosophique sur la compréhension du monde et l’organisation des luttes pratiques et, enfin, réduire la philosophie à ses opérations théoriques fondamentales (autoréflexion méthodologique, synthèse des connaissances générales et fonction critique) tout en les associant étroitement aux dynamiques de la science positive et de la pratique sociale : ces opérations relèvent d’une conception déflationniste de la philosophie. elles peuvent, en ce sens, être rapprochées des transformations de la philosophie qui furent proposées par dewey (sous le concept de « reconstruction de la philosophie ») et par les fondateurs de l’école de Francfort (sous le concept de « théorie cri-tique »). contrairement à d’autres conceptions déflationnistes de la phi-losophie (comme celles qui s’inspirent de wittgenstein), elles ne se sont pas contentées d’attribuer à la philosophie une conception thérapeutique (ou de critique de la philosophie et, plus généralement, des obstacles à la connaissance et à l’action) ; elles lui ont également conféré une fonction de généralisation et d’intervention pratique. en rapprochant Marx de dewey et des Francfortois, il ne s’agit ici ni de chercher le cœur de la philosophie du premier chez les seconds, ni d’affirmer une conformité générale des projets théoriques des uns et des autres, mais seulement d’expliciter les enjeux d’un certain type de pratique de la philosophie.

nombreux sont les points communs qui permettent de rapprocher

28. K. Marx, Les Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 153-154.

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l’orientation philosophique de Marx et le pragmatisme de dewey. chez ce dernier, le terme de pragmatisme en est venu à désigner une tentative visant à lutter contre les dualismes philosophiques au nom du primat de la pratique (tout en suspectant que ces dualismes expriment une division de classe)29. dewey exige, d’une part, que la philosophie ne conserve plus de ses ambitions traditionnelles que ce qui reste tenable à la lumière du progrès des sciences de la nature, des transformations de la culture et de la société30 et, d’autre part, qu’elle intervienne activement dans les conflits pratiques afin de contribuer efficacement au progrès social31. de même que dewey se fonde sur une anthropologie proche de celle de Marx lorsqu’il définit son point de vue comme naturaliste et humaniste32, de même, il interprète fondamentalement la pratique comme un pro-cessus d’auto-transformation et de transformation de l’environnement33 et exige, tout comme Marx, que la philosophie adopte le principe du primat du social34, allant jusqu’à faire de la capacité d’une théorie à lutter efficacement contre les formes de domination de classe et de genre un critère de pertinence35. le point de vue normatif de ces deux auteurs pourrait, lui aussi, être comparé, dans la mesure où dewey soutient que la politique prime la morale et où il apprécie la valeur des institutions en fonction de leur capacité à satisfaire les intérêts fondamentaux et à libérer les tendances entravées dans l’action36, en un sens qui n’est pas sans évoquer l’horizon spinoziste de certains énoncés marxiens.

il pourrait sembler hasardeux de rapprocher dewey et la théorie critique, compte tenu des appréciations très défavorables d’horkheimer ou Marcuse. Mais il semble évident que ces dernières s’accompagnent d’une relative ignorance de la position spécifique de dewey, qu’adorno n’hésitera pas à appeler « le seul et vraiment libre »37. la théorie critique,

29. Voir, par exemple, J. Dewey, Reconstruction en philosophie, Pau/Paris, Farrago/Léo Scheer, 2003, pp. 32, 126. Dans L’Art comme expérience (Pau, Farrago, 2005, chap. 2), Dewey met explicitement la distinction entre beaux-arts et arts utilitaires, ainsi que la distinction entre art et travail, en rapport avec des préjugés de classe. La première interprétation pragmatiste de Marx remonte aux contributions du jeune S. Hook (http://www.marxists.org/history/etol/writers/hook/) et à son Pour comprendre Marx, Paris, Gallimard, 1937 ; voir à ce propos Ch. Phelbs, Young Sidney Hook : Marxist and Pragmatist, Ithaca, Cornel University Press, 1997).30. C’est le thème général de Reconstruction de la philosophie, op. cit.31. Voir par exemple J. Dewey, « The influence of Darwin on Philosophy », in The Influence of Darwin on Philosophy and other Essays, New York, Henry Holt and Company, 1910, p. 17 : « La philosophie doit devenir une méthode de localisation et d’inter-prétation des conflits les plus sérieux qui se produisent dans la vie, une méthode conduisant à proposer des manières de nous comporter à leur égard : une méthode de diagnostiques et de pronostiques moraux et politiques ». Voir également Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago/Léo Scheer, chap. VIII.32. J. Dewey, Experience and nature, New-York, George Allen Unwin, 1929.33. J. Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 1875, chap. VIII.34. J. Dewey, « The Social as a Category », Monist, xxxVIII, avril 1928.35. J. Dewey, Reconstruction en philosophie, op. cit., pp. 159-160.36. Voir J. Dewey, Reconstruction en philosophie, op. cit., chap. VIII.37. T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 427. Les développements récents de la Théorie critique se sont, quant à eux, explicitement appuyés sur le pragmatisme de Pierce, Dewey et Mead ; voir J. Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976 ; J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987 ; A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000. Sur le double horizon marxiste et pragmatiste de ce dernier, voir J. Ph. Deranty, Beyond Communication. A Critical Study of Axel Honneth’s Social Philosophy, Leiden, Brill, 2009.

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tout comme le pragmatisme de dewey, a défendu une conception défla-tionniste de la philosophie en tirant arguments des savoirs positifs, ainsi que de l’origine sociale et de la fonction pratique de la théorie. elle ne s’est pas contentée de dénoncer les conséquences théoriques et pratiques des conceptions traditionnelles de la philosophie, elle a également mis en question l’autonomie de la philosophie en exigeant qu’elle explicite les intérêts sociaux qui s’expriment en elle et qu’elle assume sous des formes conscientes et appropriées le développement de sciences sociales et psy-chologiques indépendantes.

c’est d’ailleurs principalement sur ce point que la « théorie critique » se distingue de la « reconstruction de la philosophie ». là où dewey se contentait d’exiger de la philosophie qu’elle participe activement à l’en-quête sociale sur la nature, les causes et les remèdes des problèmes sociaux et qu’elle critique toutes les conceptions inadéquates qui font obstacle à leur résolution pratique38, les auteurs francfortois proposent une réforme plus profonde de la philosophie. la manière dont horkheimer oppose la théorie critique à la théorie traditionnelle implique que le philosophe doive réfléchir à la position sociale qu’il occupe et aux effets politiques de son discours39, et que les procédures spécifiquement philosophiques doi-vent être transformées afin de pouvoir être combinées avec les enquêtes spécialisées des sciences humaines (économie, sociologie et psychologie) dans le cadre d’un projet interdisciplinaire. le projet d’une théorie criti-que de la société suppose alors que la philosophie politique se transforme en une « philosophie sociale »40 pour parvenir à s’intégrer à ce projet interdisciplinaire, une philosophie sociale qui se déploie à son tour sur les deux versants indissociables d’une théorie sociale et d’une épistémologie des sciences humaines41.

sans doute est-ce le projet de théorie critique de la société qui permet le mieux d’expliciter les enjeux de la nouvelle pratique de la philosophie qui est inscrite dans la critique marxienne de l’économie politique42. chez Marx, le versant thérapeutique de la critique de la philosophie, de la religion et de la politique est en effet indissociable d’un effort visant à engager des opérateurs philosophiques dans le domaine spécialisé de l’économie politique, tout en justifiant cette intervention d’un point de vue épistémologique (dans le cadre d’une réflexion sur la « méthode de

38. Voir J. Dewey, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago/Léo Scheer, 2003.39. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit.40. M. Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un institut de recherche sociale », in M. Horkheimer, Théorie critique : Essais, Paris, Payot, 1978. Pour une défense de l’idée de philosophie sociale, voir F. Fischbach, Vers la philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009. Pour une illustration de la fécondité des approches interdisciplinaires pour la philosophie sociale, voir S. Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007.41. Voir notamment, T. W. Adorno, K. Popper, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexes, 1979.42. Pour une défense de ce type d’interprétation de Marx, voir M. Postone, « Théorie critique et réflexivité historique », in F. Fischbach, La logique du Capital, op. cit.

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l’économie politique ») et du point de vue d’une théorie des principes de l’évolution sociale (telle qu’elle est fixée par les principes de la conception matérialiste de l’histoire). Bien loin de reconduire l’impérialisme philo-sophique sous la forme d’une nouvelle philosophie de l’histoire, cette théorie se présente comme un « fil conducteur » pour la recherche empiri-que43, et elle se conçoit comme un instrument permettant au mouvement communiste de réfléchir sur les orientations de sa pratique politique par reconstruction de son contexte historique d’émergence44.

que gagne-t-on à substituer une telle conception déflationniste à une conception maximaliste de la philosophie ? on permet à la philosophie d’honorer ses ambitions de rationalité : pour continuer à valoir comme une forme de discours rationnel, elle doit cesser de croire qu’elle incarne la forme de rationalité la plus haute et redéfinir ses propres pratiques à la lumière du développement de formes de rationalité différenciées dans les sciences spécialisées et dans les pratiques sociales. ainsi, on permet égale-ment à la philosophie d’honorer les promesses critiques de la rationalité sous la forme de ce que Brecht appelait la pensée intervenante45 : au lieu de se concevoir comme la fondation d’un cadre théorique définitif, elle peut en effet se donner pour tâche de mobiliser des opérateurs théoriques pour contribuer à l’autoréflexion de savoirs indépendants et de pratiques prises dans des transformations historiques continuelles. Plus générale-ment, on parvient à définir une pratique de la philosophie compatible avec l’exigence d’appréhender la politique par le bas et dans la perspective de l’auto-émancipation. tout cela suppose que le philosophe renonce à connaître le monde social indépendamment d’une confrontation critique avec les savoirs spécialisés qui le prennent pour objet (comme l’économie politique, mais aussi la sociologie, l’histoire, la psychologie sociale et l’anthropologie). cela suppose également qu’il renonce à énoncer ce qui doit être indépendamment des multiples résistances à la domination et des différentes dynamiques revendicatives qui irriguent les mouvements sociaux. autant de pistes qui ont souvent été défendues par principe, mais qui, jusqu’à présent, sont restées relativement inexplorées par les pratiques philosophiques. n

43. K. Marx, Philosophie (Préface de la Contribution à la critique de l’Économie politique), Paris, Gallimard, p. 488.44. C’est sans doute A. Labriola qui a le mieux insisté sur ces points ; voir ses Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, op. cit.45. B. Brecht, « Über eingreifendes Denken », in Gesammelte Werke, t. 8, Francfort, Suhrkamp, 1967, pp. 714-735.

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Marx ou tocqueville :caPitalisMe ou déMocratiePar Nestor CAPDEVILA

selon Fukuyama, la fin de l’histoire est marquée par l’unité du capita-lisme et de la démocratie. or, si l’on ironise beaucoup sur cette idée, parce qu’on sait qu’il y aura de nouveaux conflits, cette thèse sur la meilleure satisfaction susceptible d’être apportée aux désirs des hommes est très lar-gement acceptée. en effet, l’échec de la révolution soviétique montre qu’il n’y a pas d’organisation économique plus satisfaisante que l’économie de marché, ni de meilleure organisation politique que la démocratie libérale. les évolutions futures, même si elles sont révolutionnaires à certains égards, resteront néanmoins anti-révolutionnaires, car leur légitimité dépendra du respect de ce cadre. ce consensus est ainsi la conclusion de la longue lutte théorique et politique engagée au xixe siècle entre socialisme et capitalisme et entre dictature du prolétariat et démocratie. quand on se penche sur ce conflit historique, Marx et tocqueville appa-raissent comme deux références incontournables parce qu’ils semblent bien en avoir défini les termes et parce qu’ils ont été les symboles des deux camps. Pour la conscience commune, la fin de cette histoire est un jugement sans appel de leur point de vue. on peut déclarer que « la France entière est devenue tocquevillienne »1 et que la culture marxiste a disparu « de l’univers mental de nos intellectuels »2, alors qu’au moment où sartre voyait dans le marxisme l’horizon indépassable de notre temps, tocqueville était un auteur peu lu. il allait seulement être retrouvé par aron, dans une confrontation avec Marx à laquelle le contexte de guerre froide a donné une forme concurrentielle. le passage du culte de Marx à celui de tocqueville traduit alors la victoire de la démocratie libérale, fondée sur la supériorité théorique du second. cette forme d’opposition suppose en fait une convergence. aron a d’ailleurs envisagé d’unir leurs perspectives : ils poseraient « un problème sociologique à peu près sem-

1. J.-C. Casanova en 1987, cité par C. Le Strat et W. Pelletier, La canonisation libérale de Tocqueville, Paris, Éditions Syllepse, 2006, p. 230.2. J. Bouveresse, « Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme », in J. -P. Cometti (éd.), Lire Rorty, Comas, Edi-tions de l’Éclat, 1992, p. 56. Sur la disparition du marxisme de la théorie économique, T. Pouch, Les économistes français et le marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (1950-2000), rennes, Presses universitaires de rennes, 2001.

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blable ; en tout cas, il n’est pas impossible de combiner les problèmes de l’un et de l’autre » : « quel est l’effet du développement de la société industrielle sur les inégalités au sens le plus large du terme ? » accroît-il « la force des classes moyennes, comme le pensait tocqueville, ou aggrave [-t-il] les luttes de classes comme le pensait Marx ? »3 Marx et tocqueville différeraient par la réponse à une même question et la supériorité du second sur le premier tiendrait à sa plus grande adéquation à la réalité des sociétés contemporaines4. Mais posent-ils réellement la même question ? cette manière de réunir leurs problèmes respecte-t-elle leur spécificité ?

l’hétérogénéité des ProBléMatiquesPour opérer ce rapprochement polémique, aron a « marxisé » la

problématique de tocqueville en surévaluant l’aspect économique. l’idée d’une aggravation de la lutte des classes résume la croyance au dépasse-ment révolutionnaire du capitalisme. cette thèse, qui a toujours été cen-trale chez Marx, peut effectivement prétendre résumer sa problématique. Mais il n’en va pas de même pour celle de l’accroissement de la force des classes moyennes chez tocqueville. celui-ci cherche à identifier non pas le groupe social prédominant dans les sociétés démocratiques, mais leurs rapports possibles avec la servitude et la liberté politiques, de manière à préserver cette dernière. il est inexact de déclarer que tocqueville « re-connaît dans l’esprit d’industrie, de négoce et d’argent, l’esprit de notre société »5, car sa conceptualisation n’est pas principalement économique. certes, le développement des classes moyennes et la recherche du bien-être matériel sont pour lui inséparables de la société démocratique. Mais il les pense comme une conséquence de l’avènement pluriséculaire de l’égalité des conditions, c’est-à-dire de la démocratie, l’une et l’autre étant ses concepts fondamentaux. dans une formule généralisable à cette phase de l’évolution historique, tocqueville estime que « l’esprit d’égalité est l’âme de la France »6. comme le dit aussi aron, « le fait majeur » des sociétés modernes est, pour lui, « l’effacement de la distinction hérédi-taire des états »7. cette perspective négative est peut-être « naturelle » pour un aristocrate qui a vu disparaître sans retour les privilèges de sa classe. Mais Marx reconnaît lui aussi l’importance de l’égalité. la gé-néralisation du rapport marchand dans le capitalisme suppose que « le concept d’égalité humaine a acquis la solidité d’un préjugé populaire »8.

3. r. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, pp. 47 et 49.4. L. Joffrin donne un exemple de référence ordinaire à « Alexis le prophète » à l’occasion de la présidence « bling-bling » de Sarkozy : « Tocqueville avait prévu ce long processus d’égalisation des conditions qui atteint maintenant, dans un calcul au fond habile, le plus inégal des citoyens » (Libération, le 19 décembre 2007).5. r. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, op. cit., p. 45.6. A. Tocqueville, Œuvres complètes. Correspondance anglaise, t. VI-1, Paris, Gallimard, 1954, p. 321.7. r. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, op. cit., pp. 46 et 48.8. K. Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 68.

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Mais un préjugé ne saurait, selon lui, jouer un rôle explicatif, car il doit être compris à partir de la base matérielle de la société. comme le note aron, tocqueville « manque l’essentiel »9, à savoir le rôle déterminant des rapports de production dans l’évolution historique. c’est à partir de cette divergence qu’il faut comprendre ce qui les rapproche. ils cherchent bien « le principe dominant qui donne sa forme aux sociétés modernes »10. Mais, pour tocqueville, ce principe est l’égalité ou la démocratie, alors que, pour Marx, il s’agit du mode de production capitaliste. cette diver-gence sur la manière de nommer et de penser la nouveauté de la société de leur temps semble faire perdre à la confrontation sa légitimité. l’objectif théorique de Marx et de tocqueville est bien identique : comprendre leur société. Mais tout se passe comme si la différence de leurs problématiques les conduisait à parler de deux choses différentes. tocqueville étudie la société démocratique et Marx la société capitaliste.

l’idée d’une hétérogénéité des problématiques s’accorde avec la violence du conflit : là où l’un « voit » l’égalité ou la démocratie, l’autre « voit » l’exploitation ou le capital. en conséquence, supprimer cette ex-ploitation, c’est supprimer cette égalité. Pour l’antimarxiste, cela signifie que le dépassement du capitalisme est antidémocratique ou totalitaire. Mais, d’un autre côté, nous sommes spontanément tentés de négliger cette divergence, car elle est difficilement compatible avec la conscience de soi de nos sociétés. celles-ci ne sont-elles pas à la fois capitalistes et démocratiques ? il semble a priori légitime d’interpréter autrement l’idée, suggérée par aron, de la combinaison des perspectives de Marx et de tocqueville. dans la conscience commune, la démocratie et le capitalisme sont indissociables. c’est ainsi qu’aron présente sa position comme une synthèse des deux points de vue : « Personnellement, je pars du fait que les sociétés actuelles considèrent l’activité économique comme l’activité principale et qu’elles refusent en théorie l’existence d’inégalités héréditai-res. la primauté de l’économie et la suppression de l’aristocratie sont des faits acquis »11.

ce dépassement de l’alternative ne remet pourtant pas en cause le jugement sur la supériorité de tocqueville. sans avoir conceptualisé le capitalisme en tant que tel, il a toujours considéré que les sociétés dé-mocratiques étaient industrielles et commerçantes parce qu’elles étaient dévorées par la passion du bien-être. il a rencontré le capitalisme lors de son voyage en angleterre en 1835 et lors de l’insurrection ouvrière en 1848, sans jamais éprouver le besoin de modifier sa conceptualisation. sa défense de la propriété et de l’égalité et son opposition au droit au

9. r. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, op. cit., p. 46.10. Ibid., p. 45.11. Ibid., p. 49.

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travail montrent que le capitalisme et la démocratie sont indissociables dans sa pensée. il en va différemment de Marx. dans le Manifeste du parti communiste, « la conquête de la démocratie » est « la constitution du prolétariat en classe dominante », c’est-à-dire « le premier pas dans la révolution ouvrière »12. l’idée de l’obtention de la démocratie par l’accomplissement de la révolution anticapitaliste semble ainsi l’avoir empêché de prendre au sérieux la constitution de la démocratie au sein de la société capitaliste. Finalement, la différence dans le choix du prin-cipe dominant des sociétés modernes, loin d’annuler la confrontation entre Marx et tocqueville au nom de la différence des problématiques, confirmerait la supériorité de ce dernier parce que la thèse marxienne du dépassement révolutionnaire du capitalisme s’est révélée fausse. la seule démocratie réellement existante au cours du xixe et du xxe siècle a été celle qui a coexisté, et continue de coexister, avec le capitalisme.

la Fragilité du consensus tocquevillientoutefois, ce jugement reste fragile, car la valeur proprement théo-

rique de l’affirmation de l’unité du capitalisme et de la démocratie chez tocqueville est très limitée. en effet, sans théorie du capitalisme13, tocqueville ne pouvait pas conceptualiser son articulation constatée avec la démocratie. il est par ailleurs illégitime de conclure purement et simplement à la supériorité théorique de tocqueville en arguant simplement que le capitalisme a suivi une évolution plus proche de ses intuitions que des prophéties de Marx. la spécificité théorique de Marx est d’abord de considérer que les sociétés contemporaines doivent être comprises à partir du concept de mode de production capitaliste14, et que ce qu’on nomme « démocratie » doit s’analyser sur la base de l’ac-croissement de son emprise extensive et intensive sur toutes les sociétés. or, en lui-même, ce point de vue n’implique rien quant à l’évolution concrète du capitalisme. Même si des contradictions internes ne le poussaient pas à sa propre ruine, le concept de capitalisme pourrait être plus pertinent pour nommer et penser ces sociétés.

l’opposition est la suivante. dans la conceptualisation en termes de démocratie, le capitalisme est une expression de l’égalité et de la liberté des individus. c’est pourquoi il est souvent nommé « économie de mar-ché » et pensé en tant que tel. tocqueville illustre cette perspective dans la mesure où la dynamique d’expansion de l’égalité coïncide avec celle de

12. K. Marx, F. Engels, Le Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 84.13. Comme le montre Aron en opposant à l’érudition de Marx les intuitions et le bon sens de Tocqueville (r. Aron, Essai sur les libertés, Paris, Hachette littératures, 1998, p. 53).14. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 2003, p. 232 : « Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes [...]. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements » (1990).

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l’économie marchande. la suppression des inégalités de naissance met les individus en concurrence et fait dépendre de leur activité leurs positions sociales, inégales mais réversibles15. en revanche, dans la conceptualisation en termes de capitalisme, l’association du capitalisme et de la démocratie se fait sous la prédominance du premier, car le marché mondial, tout en multipliant et en démocratisant les richesses matérielles, développe des inégalités et des rapports de pouvoir, sans être contrôlé par la volonté des peuples. le remplacement de « capitalisme » par « économie de marché » est ici un euphémisme qui trahit la conscience d’une contradiction entre capitalisme et démocratie16. tocqueville montre alors comment la raison d’un antidémocrate par instinct s’approprie de manière conservatrice l’idée démocratique pour contrer, au nom de la liberté, les revendications démocratiques radicales et anticapitalistes.

la première interprétation est dominante, mais elle n’est pas complè-tement étrangère à la seconde, car, en un sens, tout le monde est marxien. que dit en effet la préface à la Contribution de la critique de l’économie politique, canonisée par staline ? la structure économique conditionne le « processus de vie social, politique et intellectuel dans son ensemble ». la crise survient lorsque le développement des forces productives est entravé par les rapports de production, ce qui contraint les individus à établir de nouveaux rapports sociaux. le passage à une nouvelle formation n’est pas le résultat de leur décision, mais la conséquence d’une maturation interne. en un sens, Marx ne dit ici que des banalités pour la conscience commune. la mondialisation n’a été votée par aucun peuple et l’enjeu des élections est de savoir comment s’y adapter le mieux possible. nous lisons tous les jours qu’elle est une nécessité indépendante des indivi-dus, auxquels elle impose de nouvelles relations sociales et de nouveaux comportements, que l’état providence est devenu une superstructure inadaptée, mais que beaucoup d’individus, aveugles à cette nécessité historique, tentent inutilement de lui résister avec des idées relevant de la phase antérieure. cette page de Marx résume donc les principaux thèmes du discours dominant d’aujourd’hui. le point de divergence n’en est que plus significatif : la prophétie du passage à une société sans antagonisme nous est devenue étrangère.

en résumé, tout le monde est « tocquevillien », car personne ne croit à la rédemption par la révolution17 ; mais tout le monde est néanmoins « marxien », car la politique est sous la dépendance du développement des forces productives. tocqueville aurait complètement triomphé sur le

15. Dans un pays où, comme le dit Tocqueville, les individus sont « nés égaux », il y a une harmonie entre capitalisme et démo-cratie (L. Hartz, Histoire de la pensée libérale aux États-Unis, Paris, Economica, 1983, p. 87).16. Sur la « censure » dont le mot « capitalisme » peut être l’objet, M. Beaud, Le basculement du monde : de la terre, des hommes et du capitalisme, Paris, La Découverte, 1997, pp. 114-116.17. Sur le caractère anti-révolutionnaire de la démocratie, voir A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, iii, 21.

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plan politique, mais il aurait perdu, au moins partiellement18, sur le plan théorique, alors que Marx aurait, au moins partiellement, gagné sur le plan théorique19 et complètement perdu sur le plan politique20. du coup, leur opposition peut s’interpréter comme le signe d’une contradiction potentielle du discours dominant. tocqueville veut neutraliser le pouvoir subversif de l’idée d’égalité en façonnant la démocratie dans un sens li-béral-conservateur, comme le montre son soutien à ce que Marx a appelé la « dictature de cavaignac » en 1848, puis la « dictature parlementaire du parti de l’ordre »21. Mais sa Démocratie en Amérique avait constaté la contradiction potentielle entre capitalisme et démocratie. les analyses de 1840 permettent ainsi de contester l’adaptation libérale-conservatrice de l’idée démocratique au capitalisme faite en 1848. la conceptualisation en termes de démocratie pourrait donc rejoindre la conceptualisation en termes de capitalisme, car son inadéquation théorique la charge d’un po-tentiel utopique. l’unité actuelle du capitalisme et de la démocratie appa-raît comme la trahison d’un idéal non seulement d’origine précapitaliste, mais foncièrement anticapitaliste. la révolution anticapitaliste pourrait être en elle-même le moment le plus démocratique de la politique.

Marx et le consensus déMocratiquecet usage politiquement antitocquevillien de tocqueville n’abolit pas

pour autant la distance théorique qui sépare son point de vue de celui de Marx. il est généralement admis que la théorie marxienne du capitalisme n’est pas une théorie de la démocratie. Marx répond aux critiques que les démocrates adressent aux adversaires de « la littérature bourgeoise » par l’apologie de la lutte des classes menée jusqu’à la dictature du prolétariat22. l’usage révolutionnaire de la violence contre la violence de classe s’oppose à l’alternance pacifique de la démocratie23. dans ces conditions, comment comprendre la constitution effective de la démocratie au sein même du capitalisme ? on vérifie négativement la plausibilité de cette proposition, naturellement acceptée par les antimarxistes, par la position marxiste et anti-léniniste de kautsky : il critique la dictature du prolétariat défendue par lénine au profit d’un passage pacifique et démocratique au socialisme

18. Il doit bien y avoir un rapport entre l’échec et l’erreur, le succès et la vérité.19. C’est « le plus grand paradoxe de notre temps », selon Badiou (D’un désastre obscur. Sur la fin de la vérité d’État, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998, p. 28). Sur la banalité de l’économisme des thèses marxiennes, voir L. Dumont, Homo aequalis I, Paris, Gallimard, 1985, p. 137.20. J. Elster, Karl Marx. Une interprétation analytique, Paris, PUF, 1989, p. 711 : « Il n’y a pas eu un seul exemple évident du type de révolution prôné par Marx. […] En un sens, par conséquent – au sens qui était pour lui le plus important – la vie et l’œuvre de Marx n’ont servi à rien ».21. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Les luttes de classes en France, Paris, Gallimard, folio, pp. 200 et 290.22. Lettre de Marx à Weydemeyer, le 5 mars 1852, Marx et Engels, Lettres sur « Le Capital », Paris, Éditions sociales, 1964, pp. 58-59.23. L. Trotsky, Terrorisme et communisme (1920), Paris, Prométhée, 1980, p. 104 : « La révolution ne se met point aux voix ».

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fondé sur les acquis démocratiques obtenus au sein du capitalisme24. il est vrai que la révolution pourrait être antidémocratique tout en étant un moyen temporaire, propre à une phase de transition, au service d’une fin démocratique. selon aron, l’utopie de Marx était bien d’« achever » les conquêtes de la révolution française (l’égalité, la liberté et la démocratie) et de « créer une société dans laquelle tous les hommes seraient en mesure, durant toute leur existence, d’accomplir effectivement l’idéal démocrati-que »25. la démocratie serait plus fondamentale que le communisme, car, ce dernier ne faisant que l’accomplir, c’est elle qui permettrait de le penser. la critique du capitalisme aurait en réalité toujours26 été faite au nom de la démocratie et devrait se poursuivre, après l’échec du marxisme, à partir de l’exigence démocratique27.

se référer à Marx pour soutenir ce point de vue est néanmoins problé-matique. son inscription depuis sa jeunesse dans le courant démocratique28 l’amène à créer La Nouvelle gazette rhénane. Organe de la démocratie et à louer la commune pour ses institutions « réellement démocratiques »29. Mais l’égalité n’est pas un concept marxien30 et le nom de cette société fu-ture qui émancipe le peuple de la dictature de classe, et que n’est pas encore la commune, n’est pas « démocratie », mais « communisme ». Marx fait preuve d’une certaine distance envers le vocabulaire des démocrates31. elle n’est certainement pas étrangère à la réussite de l’opération polémique d’ap-propriation conservatrice du mot et du concept originellement négatifs et subversifs de « démocratie ». laponneraye32, considérant33 ou guizot34, par exemple, constatent que tout le monde se dit, voire doit se dire, démocrate. or ce consensus, en fait tendanciel, en faveur du mot « démocratie », n’est possible que parce que « le petit nombre placé en haut » a réussi à sauver sa domination grâce à l’appropriation du « cri de guerre » qu’était le mot « démocratie » dans les mains du « grand nombre placé en bas » et qu’une définition acceptable pour lui a été adoptée par presque tous35.

24. K. Kautsky, La dictature du prolétariat, in V. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Paris, UGE, 10/18, 1972, pp. 177, 254 et 222.25. r. Aron, Essai sur les libertés, op. cit., p. 42.26. J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, PUF, 1998, pp. 279-280.27. T. Coutrot, La démocratie contre le capitalisme, Paris, La Dispute, 2005, p. 8.28. H. Draper, Karl Marx’s Theory of Révolution. Volume I : State and Bureaucracy, New York and London, Monthly review Press, 1977, pp. 31-59.29. La guerre civile en France 1871, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 4530. G. Labica, « De l’égalité », Dialectiques, n°6, automne 1974 et n°22, hiver 1978.31. Voir, par exemple, les statuts de la Société universelle des communistes révolutionnaires de 1850, signés par Marx et Engels avec des blanquistes et des chartistes. Ils parlent de « communisme », de « dictature des prolétaires », de « révolution en perma-nence », de « fraternité républicaine », mais pas de « démocratie » et de ses dérivés, ni d’« égalité » (H. Draper, Karl Marx’s Theory of Revolution. Volume III : The “Dictatorship of the proletariat”, New York, Monthly review Press, 1986, p. 185).32. A. Laponneraye, Mélanges d’économie sociale, de littérature et de morale, II, Paris, 1835, p. 177.33. V. Considérant, Principes du socialisme. Manifeste de la démocratie du XIXe siècle, Paris, 1848, pp. 27-28.34. F. Guizot, De la démocratie en France, Paris, 1849, pp. 9-10.35. Ces expressions sont empruntées à Guizot, « De la démocratie dans les sociétés modernes », Revue française, novem-bre 1837, p. 197. Mais l’idée démocratique continue d’être subversive, car sa négativité l’empêche de construire un ordre (De la démocratie en France, op. cit., pp. 10-11).

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du point de vue de la critique radicale, ce surinvestissement poli-tique du mot « démocratie » et de ses dérivés est très embarrassant, car il le rend à la fois incontournable et dangereux. Blanqui, par exemple, raisonne parfois au nom de la démocratie, comme lorsqu’il demande, en mars 1848, « l’ajournement indéfini des élections » réclamées par les « ennemis de la république ». elles seront inévitablement défavorables aux « hommes dévoués à la cause démocratique » parce que le pouvoir social des « notabilités des partis vaincus » par la révolution de février « fausserait inévitablement le vœu du peuple », qui n’est pas encore éclairé par « la lumière démocratique »36. il dit ailleurs qu’en juin, « la réaction a fait son métier en égorgeant la démocratie »37. en s’identifiant aux in-surgés de juin et « au peuple parisien »38, le mot « démocratie » prend une connotation sociologique qui prête à confusion39. c’est pourquoi il suggère son abandon. le consensus génère de la confusion40 et le prive du pouvoir d’exprimer l’antagonisme social : « gare les mots sans définition, c’est l’instrument des intrigants. […] ce sont eux qui ont inventé ce bel aphorisme : ni prolétaire, ni bourgeois ! mais démocrate. qu’est-ce qu’un démocrate, je vous prie ? c’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? tout le monde se prétend démocrate, surtout les aristocrates. [...] les roués se complaisent dans ce vague qui fait leur compte ; ils ont horreur des points sur les « i ». voilà pourquoi ils proscri-vent les termes : prolétaires et bourgeois. ceux-là ont un sens clair et net ; ils disent catégoriquement les choses »41. l’empire du mot « démocratie » n’est pas, comme le croyait guizot en 1849, l’origine du chaos politique, mais au contraire le secret de la paix sociale, car il est un piège pour les adversaires de l’ordre établi.

la question de savoir si Marx est démocrate est ambiguë. sa position révolutionnaire anticapitaliste contient une critique au nom du commu-nisme de ce qui est habituellement considéré comme la démocratie, et la société sans classe n’est pas pensée en termes d’égalité et de démocratie. Mais, en un sens, elle est leur réalisation substantielle42. on peut estimer que Marx rejetait la démocratie ou qu’il cherchait à la réaliser de manière

36. A. Blanqui, Écrits sur la Révolution. Œuvres complètes 1. Textes politiques et lettres de prison, Paris, Galilée, 1977, pp. 163-164.37. Ibid., p. 330.38. Ibid., p. 222.39. Le 2 décembre 1848, ibid., p. 220. Ce sens se trouve aussi à droite, comme le montre bien cette remarque de Proudhon : « Ce qu’il y a de plus arriéré, de plus rétrograde, en tous pays, c’est la masse, c’est ce vous appelez la démocratie » (cité par H. Mougin, « Avant-propos » à Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 22).40. C’est pourquoi Laponneraye et Considérant entreprennent de démasquer les « faux » démocrates après avoir constaté le consensus en faveur du mot.41. Lettre à Maillard du 6 juin 1852, Écrits sur la Révolution, op. cit., p. 355. Sur le rejet révolutionnaire de la démocratie au profit de la dictature, voir M. Angenot, La démocratie, c’est le mal, Québec, Presses universitaires de Laval, 2004.42. Cabet identifiait le communisme et la vraie démocratie (Le cataclysme social ou conjurons la tempête, Paris, 1845, p. 20).

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authentique43. Mais c’est surtout la question qui est ambiguë, car interro-ger le rapport de Marx à la démocratie, ce n’est pas le situer par rapport à un objet prédéfini44, mais par rapport à des stratégies d’appropriation polémique du terme et du concept de démocratie visant à construire sa « nature » et dont les effets sont ambigus parce qu’elles ont été adoptées par des dominés et des dominants.

Michael lewin a soutenu que le spectre qui hantait l’europe était celui de la démocratie et non celui du communisme45. tocqueville fait partie des hommes terrifiés par la démocratie. Mais il existe une différence essentielle entre les mots « démocratie » et « communisme ». le premier a été adopté par des dominants, alors que le second est resté strictement négatif pour eux et une grande partie des dominés46. la première page du Manifeste du parti communiste est ainsi la revendication orgueilleuse d’un terme universellement négatif47. c’est ce que suggère très clairement engels en 1894 : « on remarquera que dans tous ces essais48 […], je ne me qualifie pas de social-démocrate, mais de ‘communiste’. ceci parce qu’alors, dans différents pays, des gens s’appelaient ‘sociaux-démocrates’, qui n’avaient en aucune façon inscrit sur leurs drapeaux l’appropriation par la société de l’ensemble des moyens de production. […] Pour Marx comme pour moi, il était tout à fait impossible de choisir une expression aussi élastique, pour exprimer notre point de vue particulier. Aujourd’hui, il en va autrement et ainsi le terme peut passer, bien qu’il reste impropre pour un parti dont le programme économique n’est pas simplement so-cialiste en général, mais directement communiste et dont le but politique final est de surmonter l’état dans sa totalité, et donc aussi la démocratie »49. le sens des mots n’est pas absolu et intrinsèque, mais conjoncturel et rela-tif. l’expression « social-démocratie » est plus ou moins acceptable selon la possibilité que laissent les usages des autres acteurs de la lutte politique d’exprimer la singularité du point de vue authentiquement révolution-naire. en 1894, engels est prêt à tolérer cette expression. Pourtant, même s’il souligne alors la désuétude du mot « communisme »50, il éprouve tou-

43. J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, op. cit., p. 295.44. Cette difficulté est générale. Sieyès, par exemple, défend le gouvernement représentatif contre la démocratie (Orateurs de la Révolution française, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 1025-1026). La question : « Sieyès est-il démocrate ou anti-démo-crate ? » est ambiguë, car ce que nous appelons « démocratie », et qui nous permet de répondre positivement à la question, est une contradiction pour lui.45. M. Lewin, The Spectre of Democracy : the Rise of Democracy as seen by its Critics, New York, New York University Press, 1992.46. L’appropriation conservatrice de mots subversifs est dénoncée par Blanqui : « On nous a pris jusqu’à notre nom, bientôt on nous soufflera notre ombre. [...] S’ils [les Montagnards] nous escamotent aujourd’hui notre titre de socialistes, hier les autres nous avaient arraché notre titre de républicains. [...] Elle [la contre-révolution] nous a volé, avec la même audace, notre sublime devise : Liberté, Égalité, Fraternité. [...] Heureusement, elle a repoussé notre drapeau, c’est une faute… » (le 28 novembre 1848, op. cit., pp. 227-228).47. Le terme « socialisme » a été utilisé positivement par les bourgeois (H. Draper, op. cit. t. I, pp. 99 et 397).48. De 1871-1875.49. Cité par J. Texier, Révolution et démocratie…, op. cit., p. 351.50. Ibid., p. 350.

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jours le besoin d’exprimer ce qui fait la singularité de son point de vue et pour laquelle il ne donne pas de meilleur terme que « communisme ». le mot « démocratie » est évidemment touché par cette critique. il est en-core plus élastique et équivoque que « social-démocratie », car il est utilisé par des conservateurs. on pourrait minimiser l’importance de ce texte parce qu’il concerne avant tout la question de l’« étiquette » politique pertinente. Mais cette déclaration d’engels montre que le problème est aussi directement théorique. la démocratie n’est pas le concept pertinent pour penser le dépassement de l’état et pour mener la lutte en faveur de la société sans classes, car il est le concept adéquat d’une forme d’état, c’est-à-dire d’une certaine domination de classe, comme le montre l’usage (quasi) universellement réflexif du mot.

cette position a perdu sa pertinence. la stratégie polémique de démarcation utilisée par Marx et engels s’est retournée contre eux. la réactualisation du mot « communisme » par lénine après la faillite de la iie internationale51 et la critique corrélative du sens dominant de « dé-mocratie » ont échoué avec la fin de l’union soviétique. un écart avec le vocabulaire commun de la démocratie apparaît comme une attaque auto-réfutée contre les valeurs qu’il prétend mieux incarner. Pendant la guerre froide, le conflit avec le communisme pouvait encore être inter-prété, en référence à tocqueville, comme un conflit intra-démocratique entre la liberté et la servitude, sous la forme de la démocratie libérale et de la démocratie totalitaire52. l’équivoque était suffisamment grande pour envisager de renoncer, comme hayek, au mot « démocratie », devenu un « fétiche verbal » sans signification précise, au profit de « démarchie », afin de maintenir une référence claire à l’idéal démocratique primitif 53. Mais l’interprétation désormais quasiment incontestée de cet épisode à l’aide de l’opposition du totalitarisme et de la démocratie donne à ce der-nier terme un sens non tocquevillien car fondamentalement univoque. chez tocqueville, la démocratie garde son sens négatif : elle peut détruire la liberté par le biais de la tyrannie de la majorité ou d’une nouvelle forme de despotisme, alors que l’opposition actuelle de la démocratie et du to-talitarisme implique une identification de la démocratie et de la liberté. cet usage universellement positif et réflexif de « démocratie » montre cependant que la stratégie polémique d’appropriation a porté ses fruits : l’organisation politique représentative, identifiée à la démocratie malgré leur opposition originelle54, a résisté à la critique marxiste-léniniste et

51. Ibid., p. 351.52. J. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire [1952], Paris, Calmann-Lévy, 1966.53. F. A. Hayek, Droit, législation et liberté, III, Paris, PUF, 1983, pp. 46-48.54. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.

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s’est révélée anti-révolutionnaire55. Mais, paradoxalement, cette victoire théorico-politique fait comprendre ce que pouvait avoir de pertinent et de risqué la stratégie polémique de se tenir à une certaine distance du discours démocratique au nom d’une radicalité authentique.

cet intérêt pour les stratégies polémiques permet de poser autre-ment la question des rapports entre démocratie et capitalisme. Pour castoriadis, par exemple, le capitalisme est « incompatible avec la vraie démocratie »56. Pour la conscience commune, ce jugement est arbitraire, car il fonde verbalement la contradiction entre capitalisme et démocratie sur la signification anachronique et utopique de « démocratie » comme « participation effective et active des citoyens à la chose publique »57, alors que l’impossibilité de faire revivre la liberté des anciens est connue depuis constant. Mais pourquoi ce sens de « démocratie » serait-il plus arbitraire que celui qui permet de conclure à son unité « naturelle » avec le capitalisme ? il se pourrait que la plausibilité de cette dernière position soit grandement surestimée ; elle pourrait devoir une part de son évi-dence à l’imposition quasi mécanique de l’interprétation que la victoire donne d’elle-même. on prend conscience de ce phénomène, par ailleurs banal, en inversant la situation par une expérience imaginaire : si l’union soviétique avait gagné la guerre froide, la prétention soviétique d’incar-ner la « vraie » démocratie58 serait attestée par sa capacité à imposer sa définition de la démocratie. le sens « naturel » de « démocratie » serait le sens anticapitaliste soviétique et la démocratie représentative libérale serait une « fausse » démocratie. il n’y a donc aucune raison a priori de ne pas estimer que l’évidence de l’unité du capitalisme et de la démocratie dépend au moins partiellement d’un rapport de force59.

un conFlit sur la nature du caPitalisMeMais la stratégie de démarcage marxienne sur le plan politique n’aurait

pas eu cet impact historique si elle n’avait pas été soutenue par la stratégie inverse d’appropriation polémique dans l’ordre de l’économie politique. au lieu de développer une critique morale du capitalisme60, Marx investit le terrain de l’économie politique. il loue le professeur sieber pour avoir « mis en évidence […] que [sa] théorie de la valeur, de la monnaie et du capital était dans ses grandes lignes la continuation nécessaire de la

55. Sur la thèse du caractère conservateur, voire démobilisateur, de la démocratie représentative, voir P. Braud, Le suffrage uni-versel contre la démocratie, Paris, PUF, 1980, pp. 102-121 ; A. Hirshmann, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, pp. 177-203.56. C. Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005, p. 279.57. C. Castoriadis, Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, pp. 166 et 169.58. B. Baïanov, Y. Oumanski, M. Chafir, La Démocratie socialiste soviétique, Moscou, Éditions du progrès, 1969.59. Ce qui, à défaut d’une définition purement rationnelle, ne constitue pas en soi une objection.60. Sur cette tendance, F. Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, Paris, Aubier Montaigne, 1974, p. 33.

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théorie de smith et ricardo »61. Mais il s’agit en réalité d’une hérésie car la théorie ricardienne devient une « arme offensive contre la pratique économique de la bourgeoisie »62. avec Le Capital, Marx veut trouver le « fondement théorique » du « communisme »63 et donner à son parti « une victoire dans le domaine scientifique »64 dont la bourgeoisie « ne se relèvera jamais »65. de là résulte l’ambiguïté du Capital, dont on ne sait pas exactement s’il est un nouveau traité d’économie politique ou la critique de l’économie politique comme telle.

tocqueville, de son côté, reconnaît l’importance politique de l’éco-nomie66 ; il cherche des remèdes au paupérisme et souhaite contrecarrer la concentration du capital. Mais, comme il n’a pas écrit le livre exigé par ce sujet67, la confrontation avec Marx est privée d’objet. Marx, de son côté, connaissait De la démocratie en Amérique68, mais ce livre n’a pas d’influence sur sa pensée. Le Capital suggère une explication. la vitalité américaine de la propriété fondée sur le travail personnel consta-tée par tocqueville explique « le cancer anti-capitaliste »69 déploré par wakefield. l’objet de tocqueville est étranger à celui de Marx, dans la mesure où cette amérique commerçante n’est pas encore capitaliste70. les remarques de tocqueville permettent cependant d’imaginer comment la confrontation aurait pu se développer. chez Marx, le capitalisme est l’accumulation indéfinie de la richesse abstraite71, le règne de la valeur d’échange. Mais ses défenseurs le caractérisent par sa capacité à satisfaire massivement des besoins toujours croissants, autrement dit par le règne de la valeur d’usage. il est, dit Bastiat, le « vrai communisme »72, car il produit l’abondance générale. or tocqueville caractérise la démocratie par la passion insatiable du bien-être. sa position est alors ambiguë. sa critique du socialisme est une défense des classes supérieures, mais au fond il méprise cette obsession. c’est pourquoi, quand la dénonciation des passions envieuses des classes inférieures est aussi une critique de la

61. K. Marx, Le Capital, I, op. cit., p. 14.62. Ibid., p. 11.63. K. Marx, Lettres sur le « Capital », op. cit., n°44.64. Ibid., p. 106.65. Ibid., n°61 et 70.66. « C’est l’ignorance économique de la masse qui explique principalement le désordre social » (lettre à N. W. Senior du 10 avril 1848, in A. Tocqueville, Lettres choisies, Paris, Gallimard, 2003, p. 621).67. A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Vrin, 1990, t. II, p. 162 : « La démocratie pousse au commerce et le commerce refait une aristocratie. Que ce danger ne peut être conjuré que par la découverte des moyens (associations ou autres) à l’aide desquels on pourrait faire le commerce sans agglomérer autant de capitaux dans les mêmes mains. Immense question. Je crois que je ferai bien de toucher ces questions, d’y jeter le coup d’œil le plus pénétrant que je pourrais, mais sans m’y arrêter. Elles demandent à elles seules un livre ».68. K. Marx, La question juive, in Philosophie, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1994, p. 54.69. K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 866.70. L’essor du capitalisme commence véritablement avec la Guerre de Sécession (ibid., pp. 867-868).71. Ce qui permet de dénoncer l’absurdité du capitalisme. Par exemple, L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capita-lisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 41.72. F. Bastiat, Sophismes économiques, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 79.

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passion du bien-être au nom des valeurs plus hautes de la liberté politi-que73, elle a une portée plus large. le concept de démocratie englobe des adversaires que rapprochent leur commune passion du bien-être et leur indifférence corrélative et tendancielle pour la liberté politique. en ce sens, la position de tocqueville constitue une critique du socialisme et du libéralisme. Mais il rejoint Marx dans la mesure où les convergences avec l’économie politique induite par l’appropriation polémique de son vocabulaire sont indissociables de sa stratégie polémique dans l’ordre politique. tocqueville combat la dépolitisation dans la démocratie par le développement des associations visant à intéresser l’homme démocra-tique individualiste à la vie publique. or l’un des plus grands exemples d’association au xixe siècle est précisément la constitution des prolétaires en classe. Mais comme ce projet est inacceptable pour tocqueville en raison de son attaque contre la propriété, nous sommes renvoyés une nouvelle fois à l’hétérogénéité des problématiques.

le théoricien de la démocratie n’est pas un théoricien du capitalisme, et le théoricien du capitalisme n’est pas un théoricien de la démocratie. notre rapport à Marx et à tocqueville est donc nécessairement ambigu, car ils nous présentent une alternative au lieu de l’unité spontanément perçue depuis la fin de la guerre froide. il est possible de négliger cette disjonction théorique entre démocratie et capitalisme illustrée par Marx et tocqueville au nom du consensus ordinaire sur leur unité. ce sont des auteurs du xixe et il est vain de chercher en eux la clef de la com-préhension d’un monde aussi différent du leur. Mais il est tout à fait possible de s’intéresser à l’inactualité relative de leur point de vue quant à la manière de nommer74 et de conceptualiser la société de leur temps, car elle permet d’interroger nos « évidences » et de nous éclairer sur la logique des concepts de démocratie et de capitalisme, sur leurs possibles recoupements et oppositions. n

73. L’ami de Tocqueville, John Stuart Mill, dénonce la passion de l’accumulation et voit de manière plutôt favorable l’état sta-tionnaire qu’amènera probablement la tendance à la baisse du taux de profit (Principles of Political Economy (Abridged edition), Indianapolis/Cambridge, Hackett Publishing Company, Inc., 2004, IV, 4 et 6, pp. 183-192).74. Il y a d’autres possibilités. Pour Aron le concept pertinent était celui de société industrielle dont l’Union soviétique et les démocraties occidentales sont des réalisations opposées.

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travail, liBerté et nécessité dans l’utoPie coMMuniste : andré gorZ lecteur de MarxPar Richard SOBEL

quels rapports peuvent se nouer entre travail et liberté, dès lors que le travail n’est plus essentiellement vécu comme la marque sociale de l’aliénation de la liberté dans l’économie1 ? cette question est au cœur de la réflexion de Marx sur la société communiste. Par rapport aux théories actuelles de la justice sociale2, la position de Marx présente quelque chose de radical et de spécifique : elle tient la question de la libération du travail – en tant qu’il est sous domination capitaliste – comme étant le seul véritable point de départ pour toute pensée de l’émancipation sociale. Pour autant, une telle libération ne laisse pas d’être problématique. l’émancipation du capitalisme rend-t-elle enfin le travail à une nature unique et homogène que le fonctionnement du système économique aurait toujours déjà recouverte, contrariée ou dénaturée ? ou bien, au contraire, cette émancipation ne fait-elle pas plutôt éclater la notion même de travail et, par-là même, les formes de subjectivité qui pourront se déployer à la faveur du processus de libéra-tion ? l’émancipation du capitalisme nous affranchit-elle de toutes les formes de nécessité, essentiellement rencontrées et vécues jusqu’alors dans le travail aliéné ? sinon, de quelle nécessité spécifique nous libère l’émancipation du capitalisme ? et, corrélativement, à quelle forme de nécessité toute collectivité émancipée restera-t-elle malgré tout soumise ?

Pour éclairer ces questions, que Marx a définitivement formulées dans toute leur radicalité, nous mobilisons la réflexion d’andré gorz sur le statut de la nécessité – ou, plus précisément, dans sa terminologie, de l’« hétéro-nomie » – dans une société communiste. Pour lui, le caractère hétérogène

1. Cet article a bénéficié des lectures de Michel Kail, Bruno Tinel et Emmanuel renault. Je les en remercie, tout en restant seul responsable des limites et des lacunes qui pourraient persister dans la présente version.2. Voir W. Kymlicka, Contemporary Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1990.

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

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de la société communiste n’est pas une limite de la pensée marxiste de l’émancipation – limite qu’il faudrait réduire en réintroduisant une pensée anthropologique homogénéisante –, mais bel et bien le socle indépassable à partir duquel l’épanouissement individuel effectif est envisageable.

les rapports de gorz à Marx sont bien peu étudiés. ignorance, mé-fiance ou dédain des gorziens envers les marxistes, à moins que ce ne soit des marxistes envers les gorziens ? au-delà des querelles de chapel-les, nous voudrions montrer que si la pensée de l’émancipation sociale chez gorz hérite de la position du problème de Marx, elle propose une reformulation qui contribue selon nous à en clarifier les enjeux.

liBerté, travail et nécessité dans la société coM-Muniste : la Position du ProBlèMe cheZ Marx

Pour centrale qu’elle soit dans l’architecture globale de la pensée critique de Marx3, la société communiste ne fait jamais l’objet dans son œuvre de développements aussi conséquents, systématiques et unifiés que ceux concernant la critique de l’économie politique et la théorie du mode de production capitaliste. cette société utopique donne le plus souvent lieu à l’énoncé de quelques définitions et commentaires plutôt lapidaires, qui plus est dispersés dans plusieurs œuvres4. notre ambi-tion n’est évidemment pas de relire systématiquement l’intégralité de l’œuvre de Marx – écrits posthumes compris – pour en extirper de quoi reconstruire une définition cohérente et exhaustive de ce qu’il entend par « société communiste ». Parmi ces textes, il en est un qui insiste sur une question centrale pour toute philosophie de l’émancipation, celle du rapport entre liberté et nécessité dans une société émancipée. il se situe à la fin du livre iii du Capital et, même s’il est célèbre, nous nous permettons de le citer en entier avant de le commenter :

« à la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins exté-rieures ; il se situe donc par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les

3. Voir, par exemple, E. Bloch, Le Principe espérance, t. I, Paris, Gallimard, 1976, ou, plus récemment, H. Maler, Convoiter l’impos-sible. L’utopie avec Marx, malgré Marx, Paris, Albin Michel, 1995.4. Notamment dans Le Capital (livres I et III) bien sûr, mais aussi dans Les Manuscrits de 1844, dans L’Idéologie allemande, dans Le Manifeste, dans Misère de la philosophie, dans les Grundrisse et dans la Critique du Programme de Gotha. Le travail de repérage de Jean robelin donne un aperçu fort pratique de cette dispersion, et propose une synthèse de la notion en montrant les grandes étapes de son élaboration dans la pensée de Marx (« Communisme », Dictionnaire critique du marxisme, sous la direction de G. Labica et G. Bensussan, Paris, PUF, 1985, pp. 202-211). Pour lui, c’est dans L’Idéologie allemande que Marx va fixer explicitement le terme de « communisme » pour désigner la société émancipée issue de la révolution sociale et c’est dans la Critique du Programme de Gotha que les modalités organisationnelles du communisme seront les plus précises.

r. soBeL, Travail, liberté et nécessité dans l’utopie communiste : André Gorz lecteur de Marx

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types de production. avec son développement, cet empire de la né-cessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les produc-teurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échan-ges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. c’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. la réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération ».5

ce texte propose une perspective synchronique sur la société com-muniste : il examine comment elle se structure. Mais il ne dit rien sur la façon d’y parvenir. il faut, par exemple, aller chercher dans la Critique du programme de Gotha pour trouver une perspective diachro-nique, analysant les différentes phases du passage au communisme : la suppression du salariat, c’est-à-dire de l’exploitation du travail par le capital, qui caractérise nos sociétés aliénées ; l’instauration d’une phase transitoire ou « socialiste » (« à chacun selon ces capacités »), puis l’accomplissement du processus d’émancipation dans la phase supé-rieure du communisme (« à chacun selon ses besoins »). le texte du Capital que nous commentons peut être considéré comme un point de vue détaillant la structuration précise de cette phase supérieure6. schématiquement, on peut dire que Marx distingue un étage du bas (organisation socio-économique de la société communiste que forme la communauté des hommes libres) et un étage du haut (lieu de l’accomplissement et d’épanouissement de la liberté individuelle).

s’agissant de l’étage du bas, Marx précise ce qui est en jeu dans l’organisation d’une sphère économique propre à la société des hom-mes libres. les contraintes exercées par la nature conduisent encore et toujours les hommes à être économes de leur temps de travail – exi-gence découlant de la finitude essentielle de la condition humaine et qui marque l’indépassable règne de la nécessité. à ce niveau, la liberté dont jouissent ces hommes ne peut donc consister dans la suppres-

5. K. Marx, Œuvres, Économie II, Paris, NrF, Bibliothèques de la Pléiade, 1968, p. 1487.6. Pour un essai d’articulation entre le texte du Capital et celui de la Critique du programme de Gotha, on pourra par exemple se reporter à notre article : « Travail et justice dans la société communiste chez Marx », Économies et Sociétés – Série Pensée Économique (Oeconomia), n°40, 2008, pp. 1017-1042.

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sion de ces contraintes, même si, moyennant le progrès technique et organisationnel de la production, on peut raisonnablement envisager la diminution de leur emprise. cette liberté découle de l’organisation rationnelle et collective de la sphère économique. en ce sens, « libre » est ainsi essentiellement employé pour qualifier l’exercice collectif d’une rationalité instrumentale pour la gestion commune des moyens (conditions de production, moyens de production, produit collectif ).

cela dit, le texte du Capital n’apporte aucun élément précis concer-nant les problèmes politiques que pose, pour user d’une terminologie actuelle, l’instauration d’un espace public de discussion démocratique au cœur même du fonctionnement de l’ordre économique communis-te7. Bien sûr, quelles que puissent être parfois les ambiguïtés de Marx, ce dernier est pleinement conscient que la suppression du pouvoir politique de l’état en tant que pouvoir de la classe dominante capita-liste ne peut en aucun cas signifier la disparition pure et simple de la politique au sein des affaires humaines8, si l’on entend essentiellement par là, sur la base de l’émancipation de toute forme de domination – y compris idéologique –, la réappropriation collective de la vie sociale en tant qu’elle peut enfin devenir l’œuvre d’hommes librement associés9.

le silence du texte peut-il nous laisser penser que, pour Marx, la sortie de l’exploitation économique du capitalisme et de sa domina-tion sociale produit, pour ainsi dire automatiquement, et sans plus de procès, une communauté humaine immédiatement réconciliée avec elle-même et ainsi pacifiée ? cette sortie produit-elle, en lieu et place d’une société clivée et inégalitaire, une société homogène désormais entièrement réductible à une intersubjectivité pleinement transparente et déployant une bienveillance réciproque ? dans ce texte comme dans bien d’autres, on pourra relever que Marx en appelle une fois de plus à la communauté des « producteurs associés », comme si une telle for-mulation se suffisait à elle-même pour solutionner la question politique dans la société communiste. il convient de nuancer cette critique et de rappeler que Marx s’est toujours, suivant l’expression célèbre, refusé « à faire bouillir les marmites de l’histoire » et que, s’il n’en dit pas plus, c’est qu’il ne saurait y avoir plus à dire de la façon, par définition ouverte, dont s’organisera dans l’avenir un collectif d’hommes libres.

7. Voir J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, (Trad. de J. M. Ferry), Paris, Fayard, 1987.8. Ce que Marx repérait déjà dans Misère de la philosophie : « La classe laborieuse substituera, dans le cours de son dévelop-pement, à l’ancienne société civile, une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit » (K. Marx, Œuvres, Économie I, Paris, NrF, Bibliothèques de la Pléiade, 1963, p. 136).9. K. Marx, Le Capital, livre I, tome I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 91 : « La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social ».

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le coMMunisMe ou le devenir artiste des hoMMes liBérés de toute nécessité ?

si l’étage du bas soulève quelques questions et maintient quelques ambiguïtés quant à la nature et à la mobilisation de la liberté, il semble que les choses soient plus claires à l’étage du haut. cet étage concerne la dimension spécifiquement non économique de l’existence de tout un chacun au sein de la société communiste à laquelle il prend part. il y rè-gne une liberté qui non seulement n’est plus le contraire de l’oppression mutuelle des hommes (sociétés historiques avant la révolution proléta-rienne), mais qui n’a même plus la forme de l’exercice commun d’une raison instrumentale, comme c’est le cas à l’étage du bas de la société communiste. Mais alors, de quelle liberté s’agit-il ? Pour Marx, il s’agit d’une forme supérieure, mieux, essentielle : la liberté d’expression des potentialités de la praxis humaine, laquelle peut enfin s’épanouir pour elle-même, sans être contrainte par la nature ou par les hommes. Marx, bien sûr, ne formule pas ici l’utopie d’une société entièrement vouée à la satisfaction personnelle d’individus-monades qui, obligés de coopérer pour organiser le fonctionnement de l’étage du bas, pourraient enfin se consacrer à eux-mêmes à l’étage du haut, une fois quittes les uns des autres. là encore, un passage de L’Idéologie allemande permet de lever toute ambiguïté à propos du type d’individuation réelle, accomplie et permise à tous, grâce à tous, que rend possible la communauté humaine émancipée dans le communisme en lieu et place de l’individuation ap-parente, forcément limitée et toujours sélective que pouvait déployer telle ou telle communauté constitutive des formes sociales antérieures : « c’est seulement dans la communauté [avec d’autres que] chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens ; c’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible. dans les succédanés de communautés qu’on a eus jusqu’ici, dans l’état, etc., la liberté personnelle n’existait que pour les individus qui s’étaient développés dans les conditions de la classe dominante et seulement dans la mesure où ils étaient des individus de cette classe. [...] dans la communauté réelle, les individus acquièrent leur liberté simultanément à leur association, grâce à cette association et en elle. »10

au sein de cette communauté, le dépassement continu de soi mène le travail à ce point d’accomplissement où il confine, pour chacun, à l’œuvre d’art. la collectivité entre ainsi dans un devenir communautaire de travailleurs-artistes échangeant et communiant, en toute transparence, dans l’expression multiple et indéfinie de leurs affects créatifs, sans se voir assigner à une identité fixée et appauvris-

10. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Essentiel, Éditions Sociales, 1982, p. 138.

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sante. en effet, « dans la société communiste, chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la bran-che qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique »11.

à l’intérieur des distinctions de la philosophie pratique, la notion de travail de Marx est tout à fait originale. elle englobe la distinction aristotélicienne entre action, ou praxis, et production, ou poièsis12. dans la terminologie d’hannah arendt et contrairement à l’interprétation qu’elle donne de Marx13, la notion de travail se situe pleinement du côté de l’homo faber ; elle est donc irréductible à l’animalité de l’homo laborans, inscrite dans le cycle naturel et indéfini de la satisfaction des besoins et de la reproduction de la vie. ce sont les Manuscrits de 1844 qui exposent le mieux cette dimension essentielle du travail en tant que praxis révélant à chacun, dans l’accomplissement « artistique » de son exercice, l’universalité de son être14 : « [l’homme sait] créer selon les lois de la beauté. c’est précisément en façonnant le monde des objets que l’homme commence à s’affirmer comme être géné-rique. cette production est sa vie générique créatrice. grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. l’objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l’homme »15.

au total, dans ce texte du Capital, il faut reconnaître que le proces-sus d’émancipation sociale et le fonctionnement de la phase supérieure du communisme conduisent à un partage en deux de la notion de liberté, laquelle reçoit à chaque étage une caractérisation spécifique. l’homme émancipé n’est pas, comme on aurait pu le croire, un indi-vidu homogène, entièrement réconcilié avec lui-même et communiant avec tous les autres dans la transparence d’une société elle-même homo-

11. Ibid., p. 94.12. Sur ce point, voir G. Markus, « Praxis et Poièsis : au-delà de la dichotomie », Actuel Marx, n°10, 1990, pp. 127-145.13. Pour plus de développement, on pourra lire : A. Amiel, La non-philosophie d’Hannah Arendt (Paris, PUF, 2001, en particulier « Arendt lectrice de Marx », pp. 113-213) ou A. Münster, Hannah Arendt contre Marx ? Hermann, Paris, 2008, en particulier « Hannah Arendt – critique du concept marxien de ‘travail’», pp. 179-223.14. Nous considérons que l’on trouve chez Marx une détermination générale du travail, valable pour toutes les périodes de l’histoire humaine, et donc quels que soient les modes de production ou les formes sous lesquels se présente le travail collectif. Certes, la philosophie du travail, comprise comme un discours qui explicite une définition unique et universelle du travail, n’a pas toujours existé comme telle dans l’histoire des hommes. Mais il ne saurait y avoir de société qui n’ait pas fait, d’une manière ou d’une autre, l’expérience du travail sous sa forme générale. Chez Marx, la notion générale de travail comporte deux aspects (rationnel-productif et pratique-subjectif) dont il faut aller chercher l’explicitation dans deux textes différents (Le Capital et les Manuscrits de 1844) et dont il faut bien comprendre comment la dynamique interne de son œuvre se nourrit systématiquement de leur articulation, y compris dans la réflexion sur le communisme. Cette position quant à l’homogénéité de la philosophie du travail chez Marx est bien sûr discutable. E. renault dans l’article « Travail » de son Vocabulaire de Marx (Paris, Ellipses, 2001, pp. 55-58), défend pour sa part qu’il y a trois modèles du travail chez Marx : celui de la libération du travail (en partie dans les Manuscrits de 1844, et surtout dans L’Idéologie allemande), celui du travail émancipé (en partie les Manuscrits de 1844, et surtout Les Grundrisse) et un modèle mixte (Le Capital).15. K. Marx, Œuvres, Économie II, Paris, NrF, Bibliothèque de la Pléiade, p. 64.

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gène ; mais cet individu doit être vu comme le lieu d’une articulation socio-anthropologique originale et, si l’on s’en tient à ce seul texte, irréductible. cette originalité et cette irréductibilité, il ne fait guère de doute que, pour la période contemporaine, c’est la pensée sociale d’an-dré gorz qui en est la plus profonde et la plus tenace continuatrice.

la relecture gorZienne de la sociétécoMMuniste cheZ Marx

l’œuvre d’andré gorz est en dialogue constant et privilégié avec l’œuvre de Marx, laquelle constitue un puissant outil de décryptage des transformations actuelles du capitalisme. sans doute l’œuvre de Marx porte-t-elle à l’extrême des contradictions qui la dépassent. Mais pour gorz, toute pensée sociale doit s’y confronter, tant ces contradictions ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante. c’est particulièrement vrai de l’analyse des rapports entre travail et liberté dans le processus d’émancipation du capi-talisme. dans les Métamorphoses du travail. Quête du sens, proba-blement l’ouvrage de philosophie du travail le plus abouti d’andré gorz, la discussion avec la société communiste de Marx est centrale.

nous nous en tiendrons ici principalement à cette référence. certes, on trouve dans d’autres livres de gorz des développements sur l’émancipation16. dans un essai récent, arno Münster17 retrace le che-minement de la pensée sociopolitique d’andré gorz, en prenant pré-cisément comme fil rouge la problématique du « socialisme difficile ». Mais, dans les différents ouvrages d’andré gorz, tout comme dans la précieuse synthèse d’arno Münster, la question de l’émancipation n’est pas examinée en général et d’un point de vue purement philosophique – angle d’attaque auquel se cantonne cet article. elle est, pour l’essen-tiel, examinée en référence aux transformations socio-économiques qui affectent les sociétés fordistes puis post-fordistes. dans ces dernières, le travail est désormais reconfiguré de fond en comble par un capitalisme qui, sur le plan des « forces productives », devient de plus en plus « co-gnitif » et qui, sur le plan des rapports de production, devient de plus en plus globalisé, débridé et dominé par la finance. Pour sortir de nos « sociétés de travail », qu’il juge désormais sans avenir (même sous la forme d’un compromis « social-démocrate »), gorz en est venu à déve-lopper des propositions concrètes, en se rangeant du côté des partisans de l’allocation universelle, version progressiste et non pas néolibérale.

16. Notamment dans Adieu au prolétariat (Paris, Galilée, 1980) et Capitalisme, socialisme, écologie (Paris, Galilée, 1991), mais aussi dans ces derniers ouvrages : Misères du présent, richesses du possible (Paris, Galilée, 1997) et L’immatériel (Paris, Galilée, 2003), sans compter l’ouvrage posthume : Ecologica (Paris, Galilée, 2007).17. A. Münster, André Gorz ou le socialisme difficile, Paris, Lignes, 2008.

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sa mort (en septembre 2007) est survenue avant la crise profonde qui affecte de façon désormais patente le capitalisme financiarisé ; et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa voix si singulière nous manque pour suggérer et orienter, au-delà du désormais consensuel appel à la régulation pseudo-keynésienne par lequel les élites politiques jadis néolibérales essaient de se refaire une virginité progressiste à moindres frais, un exigeant débat de fond sur la nature de nos économies et le rap-port qu’elles entretiennent avec leur environnement social et naturel.

en deçà de ces réflexions d’économie appliquée et indépendam-ment de ce que l’on peut penser d’elles18, il reste que, pour gorz, la position utopique d’une société communiste constitue toujours un éclairage conceptuel permettant de décrypter le réel présent et, le cas échéant, de dégager les points de subversion possibles. Mais au couple marxien nécessité/liberté (avec cette ambiguïté : travail nécessaire/travail libre ou travail nécessaire/affranchissement du travail ?), gorz substitue un couple plus pertinent : autonomie/activités hétéronomes (ou encore activités autonomes/activités hétéronomes). quel est le sta-tut théorique exact d’une telle substitution ? que donne-t-elle à voir de plus ou de mieux que la distinction classique que Marx fait jouer dans ces textes ? qu’est-ce que cette substitution apporte à l’identifica-tion du statut exact de la nécessité dans une société d’hommes libres ?

Pour fixer les termes du dialogue, il vaut sans doute la peine de citer de façon succincte le passage significatif de gorz à propos de la théorie des deux règnes, celui de la nécessité et celui de la liberté, esquissée dans le célèbre passage du livre iii du Capital. certes, le commen-taire qu’il en fait reste dans la ligne de la problématique marxiste des enjeux du passage au communisme – du moins telle que nous avons proposé de la lire. il se place dans le cadre d’une anthropologie de la finitude humaine19 (c’est-à-dire qu’il reconnaît que l’on ne peut se pas-ser d’une forme substantive d’économie). il considère également que l’émancipation passe nécessairement, d’une manière ou d’une autre, par la reconnaissance du fait que la pluralité humaine est constituée d’individus libres et égaux (c’est-à-dire que la dualité grecque n’est plus recevable). Partant de là, la condition du libre épanouissement de tout un chacun en sa singularité est le fait que tous doivent rai-sonnablement assumer un socle incompressible de travail nécessaire : « la conception aristotélicienne est assouplie mais non dépassée : il y a toujours une sphère de la nécessité et une sphère de la liberté […]. la

18. Pour une critique des thèses cognitivistes, voir M. Husson, Un pur capitalisme, Lausanne, Éditions Page Deux, 2008, pp. 105-127 ; pour une synthèse des débats sur la « fin du travail », voir notre article : « Travail salarié et société salariale : de Marx à Marx, en passant par la Sécurité Sociale », L’Homme et la Société, n°170, septembre-décembre 2008.19. Celle qu’a repérée pour notre modernité Michel Foucault dans Les mots et les choses (Paris, Gallimard, 1966), notamment dans « L’analytique de la finitude » (pp. 323-329).

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seule différence avec aristote, c’est que le déploiement de la liberté ne suppose plus, chez Marx – c’est-à-dire dans une société, communiste, aux forces productives pleinement développées – que le fardeau de la nécessité soit endossé par les couches sociales non libres. la machine a pris la place des esclaves et les ‘producteurs associés’ s’organisent de manière à réduire le travail nécessaire ‘à un minimum’, de sorte que tout le monde travaille, mais peu, et que tout le monde déploie, à côté de son travail, des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. tout le monde peut partager son temps entre les deux sphères »20.

gorz insiste sur la radicalité avec laquelle il faut entendre les acti-vités qui sont à elles-mêmes leur propre fin et qu’il propose d’appeler activités autonomes : « elles valent par et pour elles-mêmes, non pas parce qu’elles n’ont pas de but autre que la satisfaction ou le plaisir qu’elles procurent, mais parce que la réalisation du but autant que l’action qui le réalise sont source de satisfaction : la fin se reflète dans les moyens et inversement ; il n’y a pas de différence entre l’une et les autres ; je peux vouloir le but en raison de la valeur intrinsèque de l’activité qui le réalise et l’activité en raison de la valeur qu’elle poursuit ». elles s’opposent aux activités hétéronomes ou accomplies dans « la sphère de l’hétéronomie », laquelle, dans toute société, re-groupe « l’ensemble des activités spécialisées que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie »21. Bien évidemment, en fait, toute hétéro-régulation s’appuie sur un minimum de coopération autorégulée et de solidarité au sein de petits groupes (par exemple, les équipes dans le taylorisme), mais le tout est toujours finalement réinscrit dans un mouvement d’intégration quant à lui essentiellement hétérorégulé.

ce n’est pas l’objet de cet article que de revenir sur l’analyse et la critique sociale de ces formes d’hétérorégulation. Mais il im-porte d’insister sur ceci : dans la mesure où demeurent toujours a minima les problèmes posés par la production et la reproduction des conditions d’existence, l’émancipation du capitalisme (puis la construction du communisme) ne signifie pas que le règne de la subjectivité libérée puisse enfin s’établir indépendamment de toute forme d’hétéronomie. nous allons d’abord éclairer cette position, puis nous suggérerons en quoi elle pourrait consister.

20. A. Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Galilée, 1988, p. 206.21. Ibid., p. 49.

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socialisation des suBJectivités et suBJectivation de la société

Pour gorz, le risque serait de se laisser enfermer dans la fuite communautaire22, fuite marquant l’illusion d’une transparence intersubjective sans résidu social hétéronome. cela reviendrait à concevoir, pour l’individu, le libre développement de sa subjec-tivité comme la possibilité de coïncider totalement avec son être social et donc aussi bien, inversement, la possibilité pour l’être social d’intégrer toutes les dimensions de l’existence individuelle.

c’est une lecture que l’on peut faire de Marx, notamment de certains passages des Manuscrits de 1844 et de L’Idéologie allemande. on sait que Marx y décrit le travail comme une activité aliénée par le capitalisme, activité dans laquelle, pour ainsi dire, la vie est retournée contre elle-même. Fondamentalement, l’activité est une détermination de la vie, de la vie propre au genre humain. elle n’est pas d’abord quel-que chose d’économique, elle n’est pas d’abord satisfaction de besoins (sous-entendu extérieurs à elle et intégrés à un processus social), elle est à elle-même son propre besoin. dans cette perspective, le communisme représente la réconciliation de l’essence de l’homme avec son existence. l’activité, comme essence de l’homme, ne sera plus aliénée aux néces-sités de l’existence (ce que l’on résume couramment par l’expression : « gagner » sa vie). du coup, la réconciliation de la liberté et de la néces-sité n’est rien d’autre que la réconciliation de l’individu et de son être générique, c’est-à-dire l’abolition même de la différence entre la vie in-dividuelle et la vie collective. dans Les chemins du paradis, andré gorz cite un passage des Grundrisse de Marx, qui va dans ce sens : « avec la suppression du caractère immédiat du travail-vivant comme seulement individuel-singulier [...] et l’affirmation de l’activité des individus com-me immédiatement générale et sociale [...], les moments matériels de la production sont dépouillés de la forme de l’aliénation ; ils sont posés comme propriété, comme corps social organique où les individus se re-produisent dans leur singularité, mais comme des singuliers sociaux »23.

l’individu coïncide entièrement avec son être social, lequel intègre toutes les dimensions de l’existence individuelle. il n’est donc plus rendu étranger à lui-même sous l’effet d’opacité des multiples formes de fétichisme que déploie le fonctionnement des sociétés d’oppression.

c’est bien d’une conception communautaire et transparente du lien social qu’il est ici question. on ne saurait bien sûr réduire la pensée de

22. C’est sans doute Michel Henry et son ontologie subjectiviste du travail-vivant, qui a le mieux radicalisé les virtualités commu-nautaires de la pensée du communisme chez Marx, en particulier dans la conclusion de son Marx, une philosophie de l’économie (Paris, Gallimard, 1976), intitulée « Le socialisme ».23. Cité dans Gorz, Les chemins du paradis, Paris, Galilée, 1983, p. 75, note 8. « L’être social » des Grundrisse a remplacé « l’être générique » des Manuscrits de 1844 ou de L’Idéologie allemande.

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Marx à cela, et lui dénier – dans le sillage d’hannah arendt24 –, toute pensée politique digne de ce nom25. Mais, sauf à croire que la pensée de Marx est de part en part homogène, il faut reconnaître qu’affleure parfois une perspective communautaire, notamment lorsqu’il pense l’exploitation comme dénaturation d’une communauté originelle et de l’immédiateté des rapports humains qui la structurent26. dans la communauté originelle, la substance sociale se confond avec la vie des hommes et le lien qui les rassemble ne peut être séparé d’eux et vécu en extériorité. la relation sociale y est une relation immanente, intérieure à l’existence individuelle et définie par elle comme relation entière-ment subjective entre des subjectivités. on se trouve face au paradoxe d’une médiation vécue immédiatement (c’est-à-dire littéralement : sans médiation !) la communauté émancipée résorbe la pluralité des individus – ce qui est la condition anthropologique de la vie politique, si l’on suit arendt – et instaure la transparence des relations sociales. d’une certaine façon, la communauté originelle (perdue) est ainsi le point fixe qui permet, chez Marx, de penser les notions d’aliénation et d’émancipation. la politique n’a comme telle qu’une existence se-condaire et transitoire27, liée au mouvement des luttes qui cherchent à dissoudre toutes les médiations qui déracinent l’homme de sa vie com-munautaire, au premier rang desquelles se trouve la marchandisation capitaliste. de ce point de vue, on peut reprendre la seconde phase du communisme, à l’étage du bas, pour en expliciter le naturalisme communautaire. l’individu trouve la pleine réalisation de sa liberté dans la participation au projet collectif d’une rationalisation de la vie sociale. Par la production commune et la communication transparente, la société fonctionne comme un grand individu qui répartit son temps entre ses tâches et calcule, en bon économe, son temps de travail en fonction de l’urgence et de l’importance des besoins. à même la com-munauté des producteurs, il y a homogénéité entre le travail personnel et le travail social : chaque membre de la communauté connaît les rela-tions qui l’unissent aux autres membres avec lesquels il coopère, mais aussi celles qui unissent continûment son travail à la richesse totale à laquelle il contribue. sans cesse présente à elle-même en tout lieu, toute la société est l’œuvre d’agents conscients et volontaires, dédoua-nés non seulement des contraintes traditionnelles, sédiments naturali-

24. Notamment dans La condition de l’homme moderne (Paris, Agora, 1983).25. Danger contre lequel M. Abensour nous met bien en garde dans La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien (Paris, PUF, 1997).26. Voir l’analyse de M. Kail, « Marx et la politique », Actuel Marx, n°19, 1996, pp. 81-92.27. Sans doute est-ce en ce sens qu’il faut comprendre qu’à la fin de Misère de la philosophie, Marx annonce la fin de la politique.

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sés, mais aussi des rapports de domination et d’exploitation28. rendue transparente à elle-même, la collectivité ne peut finalement se donner que comme toujours déjà exempte de toute dimension véritablement politique : celle-ci n’a aucune raison d’être puisque « la socialisation intégrale de l’existence personnelle doit correspondre à la personnali-sation intégrale de l’existence sociale, toute la société ayant en chacun son sujet conscient et reconnaissant en elle son unification avec tous »29.

Faire toute sa Place, Mais rien que sa Place,à l’hétéronoMie

cette perspective communautaire, qui mélange l’individuel et le so-cial, n’est pas compatible avec le découpage anthropologique que pro-pose le texte du livre iii du Capital sur les deux règnes. Marx n’y affirme point que l’autogestion, par les producteurs associés, de la production matérielle réalisera le règne de la liberté. il affirme, rappelons-le, que la production matérielle restera de toute façon soumise aux nécessités na-turelles et que, dans ce domaine, la « liberté » ne pourra jamais consister en rien d’autre qu’à travailler le plus dignement possible, en y consacrant le moins de temps possible. Pour gorz, cela revient à dire que la liberté possible, pour l’homme (en tant qu’il est forcément un être social), ne peut être que limitée. si limité soit-il, le règne de la nécessité existera toujours ; et ce n’est qu’au-delà du travail nécessaire que commence le royaume de l’activité libre, l’épanouissement des forces humaines com-me fin en soi. dans cette perspective, l’activité libre ayant sa fin en elle-même ne caractérise plus l’essence générique de l’homme, ni même le travail immédiatement social à l’œuvre dans la sphère de la production, mais désormais uniquement le libre développement des capacités de chaque individu, le moment où, à proprement parler, il s’individualise.

le seul problème que peut poser concrètement la sphère d’hétéro-nomie, c’est celui de la réduction du temps que chaque individu devra y consacrer et celui de la définition des normes permettant d’y travailler le plus librement possible. quelle forme d’utopie peut-on alors viser dans ces conditions ? sans entrer dans les détails opératoires qu’andré gorz s’essaye le plus souvent à donner pour montrer comment pratiquement les choses peuvent s’organiser, on se contentera ici d’une indication d’orientation générale : « la libération du travail [doit conduire] à la libération dans le travail, sans pour autant transformer celui-ci (comme l’imagine Marx) en libre activité personnelle posant ses propres buts.

28. Nous suivons ici de près l’analyse particulièrement éclairante de P. Sereni, « Communisme et sociétés précapitalistes : stra-tégies anticapitalistes et romantisme chez Marx », Marx 2000, sous la direction d’Eustache Kouvélakis, PUF, Paris, 2000, pp. 103-110.29. A. Gorz, Métamorphoses du travail, Quête du sens, op. cit., p. 45.

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l’hétéronomie ne peut dans une société complexe30 être complètement supprimée au profit de l’autonomie. Mais à l’intérieur de la sphère de l’hétéronomie, les tâches, sans cesser d’être nécessairement spécialisées et fonctionnelles, peuvent être requalifiées, recomposées, diversifiées, de manière à offrir une plus grande autonomie au sein de l’hétéronomie, en particulier (mais pas seulement) grâce à l’autogestion du temps de travail. il ne faut donc pas imaginer une opposition tranchée entre activités auto-nomes et travail hétéronome, sphère de la liberté et sphère de la néces-sité. celle-là retentit sur celle-ci mais sans jamais pouvoir la résorber »31.

de cette posture pragmatique, gorz ne s’est jamais départi pour formuler et reformuler sans cesse les modalités concrètes suivant les-quelles il convient d’organiser la transformation sociale à travers ses différents livres. l’exposé des modalités pratiques a sans doute pu évoluer, épousant les mutations économiques contemporaines dont il était un fin observateur. au-delà des aménagements, des nuances et des améliorations qui ont pu être apportées32, la boussole est res-tée la même, à savoir, selon nous, une certaine fidélité aux exigences que Marx avait formulées dans son court texte du livre iii du Capital. gorz a pu ainsi échapper et échappe toujours au risque de fuite dans le communautaire qui menace toute pensée de l’émancipation sociale. en ce sens et d’une façon sans doute définitive, il désigne une buttée radicale en deçà de laquelle toute critique sociale, pour peu qu’elle se veuille antinaturaliste, ne saurait régresser. sans doute la pensée sociale de Marx et, dans son prolongement, celle de gorz, est-elle critiquable et doit-elle être critiquée, mais, selon nous, sur la base de cet acquis.

dans ce qui précède, nous avons essayé de montrer la fidélité de gorz à la conception hétérogène, mieux : dualiste, de la société com-muniste de Marx. cette conception n’épuise pas – loin s’en faut ! – les propos de Marx sur le communisme, propos qui sont eux-mêmes hétérogènes et dont certaines tendances « communautaires » peuvent parfois entrer en contradiction avec son approche dualiste des deux règnes, celui de la liberté et celui de la nécessité. à partir de Marx et dans le sillage de gorz, nous nous sommes ici risqués à défendre

30. Et assurément la société communiste le restera, l’émancipation ne pouvant être confondue avec la suppression de la com-plexité sociale.31. A. Gorz, Métamorphoses du travail, op. cit., p. 120.32. Dans Les chemins du paradis, Gorz est plus précis. En fait, il n’y a pas deux niveaux (macrosocial hétéronome et individuel autonome), mais trois (les deux précédents plus un niveau microsocial autonome). résumons ces trois niveaux : « 1) le travail macrosocial hétéronome, organisé à l’échelle de la société tout entière et qui assure le fonctionnement ainsi que la couverture des besoins de base [de l’ensemble des membres de la société] ; 2) les activités microsociales, coopératives, communautaires ou associatives, auto-organisées à l’échelle locale et qui auront un caractère facultatif et volontaire, sauf dans les cas où elles se substituent au travail macrosocial pour couvrir des besoins de base ; 3) les activités autonomes correspondant aux projets et désirs personnels des individus, familles ou petits groupes » (op. cit., pp. 125-126). Pour une analyse plus précise, on pourra se reporter au livre d’Arnaud Münster, André Gorz ou le socialisme difficile, op. cit.

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ce qui n’est peut-être qu’un paradoxe apparent : ce dualisme, voire le déploiement de plusieurs niveaux pratiques, loin d’être cette restriction au libre développement des individus avec laquelle il faudrait composer, en est peut-être la condition. Pour le comprendre, il faut bien sûr cesser de renvoyer dos-à-dos le règne de la nécessité et celui de la liberté, mais les considérer comme deux dimensions relatives de l’être-ensemble de la pluralité humaine, dimensions qui n’ont de sens que dans leur relation respective et qui définissent finalement deux niveaux historiquement déterminés de la pratique sociale33. c’est dire si la socialisation de l’individu émancipé ne doit pas être envisagée de façon unidimension-nelle : elle se réalise, au contraire, à partir de (et entre) deux niveaux de pratique sociale, celui du temps de travail et celui du temps libre. n

33. Nous rejoignons ainsi l’interprétation d’A. Artous dans Travail et émancipation sociale : Marx et le travail, Paris, La Dispute, 2003.

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entretien de B. tineL avec G. DUMéniL et D. Lévy, à propos de la crise du néolibéralisme

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements

à ProPos de la crise du néoliBéralisMe

Un entretien de Bruno TINELavec Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY

Quelle est la nature de la crise ? Quelles sont ses causes ? Quels sont ses effets ? Quels sont les scénarios de sortie de crise plausibles ? Ces questions ne concernent pas uniquement les économistes et sont largement discu-tées aujourd’hui. Elles ne condition-nent pas seulement la compréhension de la situation économique et sociale actuelle, mais aussi la pertinence des réponses politiques envisageables. Dans un livre à paraître à l’automne 2010 chez Harvard University Press, et qui constitue sans doute la première étude marxiste systématique de la crise actuelle et de son ampleur, Gérard Duménil et Dominique Lévy proposent une analyse générale de ce qu’ils désignent comme « la crise du néolibéralisme ». Bruno Tinel les interroge ici sur le sens et la portée de leurs principales thèses.

Votre ouvrage s’intitule The crisis of neoliberalism1. Bien qu’un numéro d’Actuel Marx ait été consacré à cette notion, pourriez-vous expliquer brièvement ce qu’est pour vous le néolibéralisme ? En quoi s’agit-il d’un phénomène de classe ? En quoi peut-on parler d’un « succès » du néolibéralisme ?

le numéro 40 d’Actuel Marx (second semestre 2006) que nous avions coordonné s’intitulait « Fin du néolibéralisme ? ». il contenait, en effet, un ensemble d’exposés relatifs à la nature, aux contradictions et à l’avenir du néolibéralisme. en ce qui nous concerne, ce n’était pas le premier exposé que nous donnions de la nature de ce phénomène, un thème central de notre recherche depuis le milieu des années 1990.

1. G. Duménil, D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Harvard, Havard University Press, 2010.

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Pouvait-on pronostiquer la fin du néolibéralisme ? Poser la question, c’était déjà manifester la conscience du caractère nécessairement borné dans le temps de cette phase de l’histoire du capitalisme, mais aucun des contributeurs de ce numéro de la revue n’avait, à proprement parler, prévu les modalités d’une telle fin, ni sa rapidité, ni sa violence. Mais enfin, nous y sommes : le néolibéralisme est en crise, et il ne s’en remettra pas.

le néolibéralisme est une phase du capitalisme, dans laquelle celui-ci est entré à la transition des années 1970 et 1980. c’est un fait politique, dans lequel toute l’économie a été entraînée, dont l’objectif était d’accroître les revenus des classes supérieures. on peut même parler d’une « restauration », dans la mesure où les revenus de ces classes avaient été contenus au cours des premières décennies de l’après- guerre. à l’aune de cet objectif, le néolibéralisme a été un formidable succès, dans la mesure où les hauts revenus se sont énormément accrus. c’est un fait de notoriété commune, le néolibéralisme a été à l’origine d’une augmentation spectaculaire des inégalités, aux états-unis, en europe et dans la périphérie.

les moyens employés sont assez familiers. une nouvelle discipline a été imposée aux travailleurs : des

conditions de travail plus dures, une stagnation (ou régression) du pouvoir d’achat, une érosion des systèmes de protection sociale... les entreprises ont été gérées dans l’intérêt exclusif des action-naires. Jusqu’en 2000, les taux d’intérêt sont restés très supérieurs à la hausse des prix. les politi-ques visaient le strict contrôle de l’inflation, bien davantage que le plein- emploi. les mécanismes financiers ont fait l’objet d’une déréglementation sauvage. le libre-échange a été imposé par les gouvernements, ainsi que la libre circulation internationale des capitaux, permettant ainsi le déploiement des sociétés trans-nationales sur l’ensemble de la planète. ces deux derniers aspects constituent ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation néolibérale ».

cet ordre social bouleversa celui qui prévalait lors des premières décennies de l’après- guerre. en dépit de la violence impérialiste de ces décennies (guerres coloniales, guerre du vietnam, etc) et de la destruction de la planète, cette période se caractérisa par certains traits sociaux « progressistes », avec des différences importantes selon les pays : avancée du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés, réglementation finan-cière, politiques industrielles et d’emploi, etc.

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Vous avez parlé de « classes supérieures ». Pouvez-vous préciser cette notion ? Vous vous intéressez à la structuration des classes dominantes depuis de nombreuses années. Qui sont ceux qui, au sommet, ont bénéficié du néo- libéralisme ? Qu’entendez-vous par « la Finance » ?

une des particularités de notre cadre analytique est l’importance donnée aux classes des cadres, ceux qu’aux états-unis, on appelle « managers » dans la théorie du capitalisme managérial. Pour nous, l’« encadrement » définit un rapport de classe, pas seulement la propriété des moyens de produc-tion. sur ce terrain, nous rejoignons les thèses de Jacques Bidet, qui voit dans l’organisation un facteur de classe au côté de la propriété, même si la conceptualisation n’est pas identique. notre vision est ternaire : les classes capitalistes, les cadres et les « classes populaires », ce par quoi nous désignons les ouvriers et employés. Par « classes supérieures », nous entendons les classes capitalistes et les cadres. ce sont ces classes qui ont bénéficié du néolibéralisme.

la position des deux compo-santes n’est pas la même. dans la mise en place du néolibéralisme, les classes capitalistes ont assuré un certain leadership. nous appelons « Finance » les fractions supérieures des classes capitalistes et les grandes institutions financières. c’est cette

finance qui a conduit la lutte pour l’affirmation de l’ordre néolibéral. Mais rien n’aurait été possible sans la collaboration des classes de cadres, en particulier les cadres financiers, qui sont graduelle-ment devenues un acteur primor-dial du changement, dans ce que nous appelons le « compromis néolibéral ». encore une fois, il faudrait faire ici mention de diffé-rences notables selon les pays. Par exemple, pour des raisons histori-ques, cette adhésion a été plus lente en France qu’aux états-unis.

Entre votre livre Crise et sortie de crise et The crisis of neoliberalism, votre analyse de classe du néolibéralisme a-t-elle évolué ? Sur quoi repose l’alliance, ou « l’hybridation », dont parle votre livre, entre ces différentes fractions de la classe dominante ?

disons qu’elle s’est approfondie. nous avons développé cette problé-matique de longue date au plan théorique, mais le nouveau livre enfonce les premiers « clous empiri-ques ». dans l’analyse du partage de la valeur ajoutée, par exemple, le mouvement des hauts salaires est un phénomène empiriquement crucial. aux états-unis, on n’observe pas de baisse de la part des salaires ; cette propriété renvoie à des dynami-ques différentes des bas salaires et des hauts salaires (pas seulement des « très hauts »). on ne peut raisonner dans un cadre analytique

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qui oppose les fractions de la plus-value à la valeur de la force de travail, en considérant la masse des salaires globalement. la probléma-tique binaire ne fonctionne plus. il faut distinguer : les profits (dont la part dans la valeur ajoutée a crû), les hauts salaires (dont la part a égale-ment augmenté) et les salaires de la grande masse des travailleurs (dont la part a baissé). le marxisme a tout à gagner de ce dépoussiérage.

la crise actuelle souligne bien l’importance des classes de cadres dans le capitalisme contempo-rain. c’est un thème majeur de la critique des abus du néolibéralisme que la stigmatisation des très hauts salaires, des parachutes dorés, des bonus des traders. Pourtant, s’en tenir là, c’est vraiment ne voir que la partie émergée de l’iceberg. surtout, il est difficile de parler d’un avenir post-néolibéral sans entrer dans ces logiques.

dans l’analyse de la relation entre les fractions supérieures des classes capitalistes et des cadres, nous parlons d’« hybridation » par référence aux mécanismes que nous observons au sommet des hiérar-chies de classe : des « capitalistes » largement rémunérés par des salaires et des hauts « gestionnaires » entrant massivement dans la propriété du capital du fait de leurs revenus très élevés. ces recoupements au plan des rémunérations se combi-nent à certaines superpositions des fonctions. au sommet, il est souvent

difficile de distinguer les capitalistes et les gestionnaires. la théorie et l’empirie de ces mécanismes restent largement à faire.

Le livre fait grand cas d’une typologie des ordres sociaux fondée sur les dominations de classe et les compromis correspondants. Pouvez-vous en rappeler les grandes lignes ?

tout part de la vision ternaire des structures de classes : capitalistes, cadres et classes populaires (employés et ouvriers). nous appelons « ordre social » une configuration des pouvoirs de classe, dominations et compromis. un premier critère est la localisation du compromis : entre les classes capitalistes et les cadres ou entre ces derniers et les classes populaires. dans le premier cas, le compromis s’établit vers la droite ; dans le second, vers la gauche. le compromis néolibéral s’ana-lyse donc comme un compromis à droite, et celui de l’après-guerre comme un compromis à gauche. on peut croiser ce premier critère avec un second : dans chacun des cas, quelle classe du compromis assume le leadership ? Par exemple, dans le néolibéralisme, les classes capitalistes ont joué un rôle dirigeant. on parlera de compromis « à droite ». on ne peut exclure un tel compromis vers la droite sous la direction des cadres, un ordre social de « centre- droite ». symétriquement, on peut désigner

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le compromis entre cadres et classes populaires comme étant de « centre- gauche » si les classes de cadres assument le leadership, comme ce fut le cas après la seconde guerre mondiale. une direction populaire signifierait un compromis véritablement de gauche.

Vous distinguez néolibéralisme, globalisation et financiarisation. En quoi ces trois notions diffèrent-elles ? En quoi la notion d’impérialisme vous semble-t-elle encore pertinente pour analyser le néolibéralisme ?

globalisation et financiarisation renvoient à des processus histori-ques, caractéristiques du capita-lisme en général. le néolibéralisme est une phase du capitalisme. s’il y a souvent confusion, c’est que le néo- libéralisme a provoqué une accéléra-tion des deux premiers mécanismes. d’une certaine manière, on peut dire que le néolibéralisme a réveillé les vieux démons capitalistes que l’ordre social de l’après-guerre n’avait jamais vraiment exorcisés. les accords de Bretton woods, en 1944, avaient fait admettre les limita-tions du commerce international et des mouvements internationaux de capitaux. Mais les états- unis n’acceptèrent pas véritablement ce nouveau cadre et travaillèrent, sans délai, à son dépassement. la raison en est simple et renvoie à la seconde partie de la question : l’impéria-lisme. l’après-guerre n’a jamais cessé d’être impérialiste et, à ce titre, le

nouvel ordre social pouvait difficile-ment s’accommoder de restrictions au déploiement du capital au plan mondial. certains pays, comme en amérique latine, ont développé, depuis l’entre-deux- guerres, des modèles d’« industrialisation de substitution d’importation », impli-quant des protections. cela ne pouvait convenir aux pays les plus avancés. la réponse à la seconde partie de la question tient en peu de mots : « globalisation néo- libérale » signifie « impérialisme à l’ère néolibérale ».

Vous analysez la crise du néo- libéralisme comme la quatrième crise structurelle depuis la fin du XIXe siècle. Quels sont les différents types de crises que peut connaître notre système économique ? Qu’est-ce qu’une crise structu-relle ? La crise actuelle peut-elle être imputée à une baisse du taux de profit aux États-Unis, comme le voudrait une certaine orthodoxie marxiste ?

Marx avait déjà fait mention de périodes de grandes pertur-bations faisant suite à des baisses de la rentabilité du capital. cette notion renvoyait à des situations distinctes des « crises » périodiques ponctuant le cycle économique, ce qu’on appelle désormais des réces-sions. nous appelons ces périodes de plusieurs années des « crises structurelles », une autre manière de dire « grandes crises ». Mais

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les « crises de rentabilité » ne sont pas les seules crises structurelles, le capitalisme peut aussi traverser des crises d’un autre type que nous appelons « crises d’hégémonie ».

depuis la fin du xixe siècle, on peut distinguer quatre crises struc-turelles : les années 1890, 1929 et les années 1930, les années 1970 et la crise actuelle. deux de ces crises – la première et la troisième – peuvent être imputées à des phases de baisse du taux de profit, mais ce n’est le cas ni de la crise de 1929 ni de la crise actuelle. dans ces deux derniers cas, le taux de profit entrait dans des phases de rétablissement, encore peu accen-tuées d’ailleurs. ces deux crises ont en commun de faire suite à des périodes d’« hégémonie finan-cière », c’est-à-dire des phases où les classes capitalistes (supportées par le pouvoir de leurs institu-tions financières) dominaient sans partage ou presque. la première hégémonie financière fut celle de la nouvelle grande bourgeoisie du début du xxe siècle, qui avait large-ment délégué les tâches de gestion aux cadres (l’effet de la révolution managériale) et qui était supportée par le nouveau système financier. la seconde hégémonie financière fut le néolibéralisme. dans les deux cas, ces ordres sociaux furent inter-rompus par des crises caractérisées par la destruction d’une grande partie du système financier et une très forte baisse de la production.

les mécanismes propres aux crises d’hégémonie sont distincts de ceux d’une crise de rentabilité. ces crises sont l’expression du caractère insoutenable de pratiques condui-sant à la levée de toutes les barrières à l’extension de la domination capitaliste et à l’enrichissement sans bornes de ces classes. c’est le point commun entre 1929 et la crise actuelle. du point de vue de leurs assises sociales, la princi-pale différence entre les deux crises d’hégémonie est le rôle accru joué par les fractions supérieures des classes de cadres.

Quelles sont les principales composantes de ces pratiques insoutenables ?

il y a deux aspects principaux. il s’agit d’abord de la nébuleuse des mécanismes liés à la financiarisa-tion, la globalisation financière et la recherche, par tous les moyens, de hauts revenus. le second élément, tout à fait propre aux états-unis, a trait à la trajectoire économique (macroéconomique, peut-on dire) de ce pays, notamment la crois-sance des endettements (nationaux et extérieurs). c’est la rencontre de ces deux ensembles de mécanismes, à travers le boom de l’immobilier, qui explique la crise et rend compte des modalités qu’elle a revêtues.

L’idée des excès de la financiari-sation et de la globalisation comme facteur de la crise est assez facile

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à saisir. Mais en quoi la stratégie des classes dominantes en quête de très hauts revenus n’était-elle pas viable ? Vous avancez l’idée que l’exigence de hauts revenus au-delà de toute limite a conduit à la production d’un « surplus fictif ». Qu’entendez-vous par là ?

d’une certaine manière, on peut dire que les deux premiers éléments, financiarisation et globalisation, sont des moyens mis en œuvre pour parvenir au troisième, la création de très hauts revenus au sommet de la pyramide sociale. les limites que le New Deal et l’après-guerre avaient fixées aux mécanismes financiers, à la mondialisation financière (dont un aspect est l’éta-blissement de paradis fiscaux), à l’expansion des sociétés transnatio-nales furent graduellement levées, dès avant le néolibéralisme mais avec une accélération formidable durant les deux ou trois décen-nies qu’a duré le néolibéralisme. ces pratiques étaient l’expression des objectifs de classes néolibéraux.

en fait, le néolibéralisme a lui-même une histoire, et, après des années 1980 difficiles, voire terribles dans certaines régions du monde, ces processus se sont accélérés dans les années 1990, puis emballés dans les années 2000. nous parlons ici de choses connues : la déréglementation formidable, les innovations finan-cières qui en ont résultées, la crois-sance des investissements financiers

à l’intérieur de chaque pays et dans le monde, la croissance des inves-tissements des sociétés transnatio-nales (les investissements directs), etc. s’est graduellement construit un cadre impossible à maîtriser, tant par les « marchés » que par les instances centrales. les procédures comptables (notamment l’évalua-tion des actifs aux valeurs obser-vées sur les marchés ou calculées par des modèles mathématiques), la sortie des actifs risqués des bilans des sociétés financières sont autant de pratiques qui ont fait que les calculs de rentabilité sont devenus fictifs, tout en justifiant le paiement de revenus individuels (dividendes, hauts salaires, primes, etc) délirants. on est ici à la frontière de l’aveuglement collectif et de l’escroquerie. la déréglementation et la prépondérance de mécanismes globaux sur des mécanismes natio-naux (comme dans la détermina-tion des taux d’intérêt) firent que les autorités financières perdirent (par leur propre action) le contrôle de ces mécanismes… toutes choses que le livre décrit et mesure.

Qu’entendez-vous par trajec-toire de l’économie états-unienne ? En quoi est-elle insoutenable ? Quel est le lien entre l’exigence par la classe dominante de revenus toujours plus élevés et le ralentisse-ment de l’accumulation ?

les composantes principales de la trajectoire états-unienne sont :

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(1) la baisse progressive de l’accu-mulation du capital par les sociétés non financières et la hausse de la consommation, (2) l’endettement interne et (3) le déséquilibre du commerce extérieur et le finance-ment de l’économie nationale par le reste du monde. le néolibéra-lisme a provoqué, par le biais de la hausse des taux d’intérêt (jusqu’en 2000), des distributions massives de dividendes et le rachat par les sociétés de leurs propres actions pour faire monter leurs cours en bourse, un processus de désaccu-mulation graduel de la part des sociétés non financières. le profit est de moins en moins conservé par les entreprises parce qu’il en sort aux fins de maximisation des hauts revenus. le paiement de revenus du capital et de hauts salaires (alors que le salaire de la grande masse de la population stagne) a conduit à une hausse formidable de la dépense des ménages (consom-mation et achat de logements). cette trajectoire combine donc surconsommation et sous-accumu-lation. les taux d’épargne ont plongé, jusqu’à devenir négatifs.

traditionnellement, une telle explosion de la demande aurait provoqué un risque d’infla-tion. Mais, dans le contexte de la mondialisation, cette demande s’est adressée, dans des proportions croissantes, à l’étranger, engen-drant un flux d’importations très supérieur aux exportations du

pays. Pour soutenir la demande qui s’adresse aux entreprises situées sur le territoire états-unien, il n’y a, pourtant, pas d’autre moyen que de stimuler la demande en général, pourtant excessive. Pour cela, il faut endetter des agents nationaux par une politique monétaire (c’est-à-dire de crédit) laxiste. comme cette demande s’adresse, dans une large mesure, à l’étranger, le déficit du commerce extérieur croît en parallèle aux crédits internes, et le déficit extérieur provoque un finan-cement croissant de l’économie des états- unis par le reste du monde.

Quel fut donc le rôle du crédit lors de la dernière période de la financiarisation ? En quoi le développement des prêts hypothé-caires n’est-il pas un simple défaut de réglementation de l’éco-nomie américaine mais bien, au contraire, un élément particulier dans une mécanique d’ensemble ? Dit autrement, pourquoi l’immo-bilier américain a-t-il entraîné la finance dans sa chute ?

depuis 2000, cette crois-sance de l’endettement a concerné les ménages, essentiellement les plus aisés, mais aussi, de manière progressive, des ménages aux revenus faibles ou incertains, incapables de rembourser. c’est là qu’interviennent les pratiques, souvent décrites, du subprime, de la titrisation et de l’assurance contre le non-remboursement. toutes ces

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pratiques n’ont été que la partie la plus évidente d’une véritable explosion des mécanismes finan-ciers après 2000 (notamment des marchés dérivés). on voit donc s’établir le lien entre la trajectoire macroéconomique et la finan-ciarisation, aux plans national et international, sachant qu’avant la crise, une proportion de l’ordre de la moitié des titres résultant de la titrisation des créances était vendue à l’étranger.

la révélation du caractère douteux de ces créances (par le début de la croissance des retards de remboursement) a joué le rôle d’une onde de choc majeure, désta-bilisant un édifice financier très fragile. les premiers symptômes furent une méfiance réciproque entre institutions, occasionnant en août 2007 une crise de liqui-dités interbancaire (l’impossibilité de se refinancer auprès des autres banques). les classes supérieures avaient tiré d’énormes flux de revenus sur des profits escomptés, incorporés fictivement dans la valeur des titres détenus à l’actif des sociétés financières, souvent formi-dablement surévaluée. l’ajustement à la baisse de leur valeur provoqua des pertes comptables représen-tant des fractions considérables des fonds propres des institutions financières. il restait fort peu ou plus rien du tout, d’où l’effon-drement de la bourse, d’où les faillites.

Bien entendu, l’existence d’une réglementation financière plus stricte (l’absence de son déman-tèlement) aurait interdit de tels développements. d’abord, l’inter-diction du subprime (impossible en France). ensuite, l’interdiction ou la réglementation de la titrisa-tion opérée par des sociétés privées non réglementées ou sa restriction aux grandes institutions contrôlées par le gouvernement. Puis la régle-mentation des pratiques d’assu-rance des créances, des marchés dérivés… Mais le problème aurait alors surgi sous une autre forme, car il fallait soutenir la demande pour les entreprises produisant dans le pays, compte tenu de la fuite d’une fraction de cette demande vers le reste du monde. on ne peut que répéter ici ce qu’on a affirmé antérieurement : la croissance de la dette interne était indispensable au maintien de l’activité sur le terri-toire. l’état aurait pu s’endetter, ce qu’il fait d’ailleurs finalement dans la crise, mais trop tard.

Certains mettent en avant le rôle des dépenses publiques et en particulier des dépenses militaires dans le soutien de la demande après 2001. Qu’en pensez-vous ?

nous avons déjà répondu implicitement à cette question. dans les années 2000, la demande a été soutenue par l’endettement des ménages. Fort peu par celui de l’état.

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Reposant implicitement sur l’idée qu’efficacité et justice vont de pair, le point de vue keynésien développe la thèse, fréquemment défendue par les économistes kaleckiens et par les militants de gauche en France, selon laquelle la crise résulterait d’une répartition trop inégalitaire et défavorable aux salaires. Qu’en pensez-vous ?

il y a plusieurs versions de ces thèses. la forme la plus simple consiste à se référer au partage de la valeur ajoutée entre les salaires et les « profits » (en fait, le reste du revenu total, qui recouvre bien davantage les recettes de l’état que les profits proprement dits). ce raisonnement se fonde sur l’idée d’une insuffisance de la demande résultant de cette contraction supposée des salaires. la difficulté de cette interprétation réside dans le fait que la part des salaires n’a pas baissé aux états-unis, patrie de la crise. on l’a dit, la crise actuelle n’est pas une crise de suraccumula-tion et de sous- consommation, mais, au contraire, une crise de surcon-sommation et de sous-accumulation.

une version plus sophistiquée tire argument de la déformation de la répartition des revenus à l’inté-rieur des salaires, au détriment de la grande masse des salariés et, notamment, des plus faibles. Face à la stagnation ou régression de leur pouvoir d’achat, ces ménages, victimes du néolibéralisme (un fait incontestable), se seraient tournés

vers l’endettement hypothécaire, qui, aux états-unis, finance l’achat du logement ou la consomma-tion. le problème posé par cette analyse est, d’abord, que la stagna-tion du pouvoir d’achat ne suffit pas à expliquer l’endettement. il existe des pratiques bancaires et des politiques macroéconomiques dont la fonction est de limiter l’expansion du crédit, selon des règles de solvabilité individuelle ou des exigences macroéconomiques. ce sont elles qui sont en faute, et non un désir excessif d’emprunter. ensuite, la crise repose sur des mécanismes beaucoup plus larges que le subprime.

la difficulté, sur ce terrain, est que l’argumentation qui fait reposer l’explication de la crise sur l’insuffisance du pouvoir d’achat est comprise de beaucoup, dans sa simplicité même, et s’avère politi-quement efficace. c’est pourquoi les militants des partis ou associa-tions la mettent en avant. la thèse est politiquement correcte et son succès garanti, mais économique-ment fausse.

la lutte pour l’augmentation du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés, abstraction faite de toute considération écologique, est évidemment justifiée, encore plus dans un ordre social où les profits des entreprises sont distri-bués massivement aux plus aisés et ne servent que fort peu à soutenir la croissance et l’emploi. Mais ce n’est

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pas la compression de ce pouvoir d’achat dans le capitalisme néo- libéral qui a précipité celui-ci dans la crise, et ce n’est pas son augmen-tation qui aurait évité cette crise.

Certains économistes ont tendance à considérer le problème principalement sous l’angle de la politique macroéconomique, où des erreurs importantes auraient été commises, comme un laxisme excessif de la politique monétaire menée par Alan Greenspan. Cela ne revient-il pas, dès lors, à donner un « satis-fecit » aux politiques monétaires restrictives menées en Europe depuis le début des années 1990 ?

cette argumentation rappelle l’explication de la crise de 1929 par Friedman et schwartz, qui en faisaient la conséquence d’une faute de politique monétaire. c’est une interprétation peu convaincante.

la production états-unienne a été soutenue, dans la seconde moitié des années 1990, par le boom des nouvelles technologies de l’infor-mation, masquant provisoirement la tendance à la baisse de l’accumu-lation. lorsque ce boom a cessé, en 2001, la récession a été sévère. greenspan a conduit sa politique monétaire face à cette crise de manière classique, en baissant le taux d’intérêt de la réserve Fédérale, et cela très fortement, jusqu’à des niveaux inférieurs à l’inflation. Mais la contraction du taux de croissance a été longue et difficile à inverser

malgré le boom immobilier. ce n’est pas par « laxisme » que greenspan a agi de la sorte, mais par nécessité de relancer l’économie, sachant que les principes néolibéraux étaient jugés intouchables.

lorsque la reprise économique s’est affirmée, greenspan s’est empressé de rehausser ces taux : 17 petites hausses, de 0,25 %, jusqu’à 5,25 %. il se plaignait alors amèrement que les banques ne répercutent pas ces hausses sur les taux immobiliers. le boom immobilier se poursuivait. à la fin du boom, en 2006, la vague de non-remboursements a pris rapide-ment des proportions considéra-bles. la situation était, dès lors, incontrôlable.

c’est une croyance bien ancrée à gauche que la Banque centrale européenne (Bce) pratique en moyenne des taux d’intérêt plus élevés que la réserve Fédérale états-unienne, mais c’est simple-ment faux, malgré une aversion très clairement affirmée pour l’infla-tion. il n’y a aucun « satisfecit » à donner à aucun néolibéral. la crise est née aux états-unis et non en europe continentale pour les raisons expliquées précédemment : d’une part, parce que ce pays était à l’avant-garde de la financiarisation, de la mondialisation et de la quête des hauts revenus, et, d’autre part, parce que son hégémonie interna-tionale lui a permis de poursuivre une trajectoire d’endettement et de déséquilibres.

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on peut faire beaucoup de reproches à greenspan, notamment sa foi aveugle dans la discipline des marchés et, corrélativement, sa détermination à déréglementer, mais pas celui-là. greenspan n’est ni plus ni moins responsable que les tous autres tenants de l’ordre néolibéral dans le monde, mais il n’a pas de responsabilité parti-culière en tant que chef de la politique monétaire. il ne s’agit pas d’une faute de politique monétaire, mais d’un crime politique collectif, la violence faite à leur peuple et aux peuples du monde par des minorités privilégiées.

Quels sont les principaux déséquilibres auxquels l’économie des États-Unis doit faire face pour corriger sa trajectoire en vue de maintenir sa domination ? Vous parlez de « reterritorialisation » de la production. Qu’entendez-vous par là ?

dire qu’un pays comme les états-unis dépense plus que son revenu signifie qu’il importe plus qu’il n’exporte et que, corrélati-vement, le reste du monde « lui fait crédit ». nous préférons dire que le reste du monde « finance » l’économie états-unienne, car ce support financier peut revêtir la forme de prêts, mais aussi d’achats d’actions émises par une société du pays. du point de vue des agents états-uniens, dépenser plus que leur revenu suppose qu’ils s’endettent.

l’endettement externe (finance-ment) et interne sont les deux faces d’un même processus. la consé-quence en est que les maîtrises de l’endettement interne et du déficit extérieur vont de pair.

le contrôle de la dette interne requiert celui du déficit extérieur. comment y parvenir ? Par le protectionnisme, mais celui-ci mettrait en péril le système des grandes sociétés transnationales états-uniennes, pilier de l’hégé-monie du pays. en devenant meilleur exportateur ? il faudrait alors une prompte révolution de la gestion néolibérale des entreprises, combinée à une politique indus-trielle très efficace.

Peut-on, à l’inverse, laisser filer les dettes internes et externes, comme cela a été le cas, mais, cette fois, en en maîtrisant les risques ? existe-t-il une autre façon, moins dangereuse, d’endetter les ménages ? Peut-on laisser croître la dette publique ? très difficile. et les autres pays vont-ils continuer de financer les états-unis ?

dans tous les cas, il n’y aura pas de préservation, à long terme, de la domination états-unienne sans une « reterritorialisation » de la produc-tion, c’est-à-dire une nouvelle dyna-mique de la production locale. est-ce compatible avec les options néo- libérales ? l’administration obama rêve d’un grand boom des tech-nologies propres, évocateur de celui des nouvelles technologies de

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l’information. « refaire le néolibé-ralisme qui a fonctionné, celui de la seconde moitié des années 1990 », il suffisait d’y penser. Mais un boom technologique ne se décrète pas. il faudrait prendre de l’avance sur les autres pays et préserver cette avance à plus long terme. Parvenir à la mettre sur les rails serait déjà un tour de force.

Vous considérez que le nouvel ordre social en cours de gestation devrait nous conduire à la fin du libre-échange et même de la libre circulation internationale des capitaux. Quels sont les éléments qui vous mènent à cette conclusion ? Vous mobilisez abondamment l’idée de modèles nationaux de développement. En quoi ce niveau d’analyse est-il pertinent pour appréhender le monde globalisé d’aujourd’hui ? Quel degré d’auto-nomie existe-t-il aujourd’hui entre les nations et entre les appareils d’État des différentes nations ?

compte tenu de ce qui vient d’être dit, on comprendra que notre position, concernant le libre- échange et la libre circulation des capitaux, est nuancée. du point de vue des états-unis, nous sommes d’avis qu’il leur sera très difficile de corriger leur trajectoire macroéco-nomique dans le cadre de la globa-lisation néolibérale. du point de vue des pays de la périphérie, nous pensons qu’il n’est pas souhaitable de rester dans un tel cadre.

de nombreuses mesures protec-tionnistes, limitant les investis-sements directs des étrangers aux états-unis, par exemple, ont déjà été prises au nom de la « sécurité nationale ». on peut penser que ces tendances vont se prolonger. la course contre la montre entre une excellence économique et le protectionnisme est engagée. il est difficile de prévoir quelle en sera l’issue. Mais le coût du protec-tionnisme pour les sociétés trans-nationales états-uniennes serait tel qu’il semble difficile d’envisager un rétablissement ouvert et franc des barrières commerciales.

concernant le reste du monde, celui qui s’est engagé dans la division internationale du travail – un cadre profondément impéria-liste –, le coût, à court terme, du protectionnisme, serait considé-rable. il faudrait sortir les écono-mies nationales des trajectoires sur lesquelles elles sont engagées. nous avons évoqué l’exemple des modèles d’industrialisation de substitution d’importation, davantage autocen-trés, mis place en amérique latine après la crise de 1929. au plan normatif, et non plus analytique, nous pensons que c’est la voie sur laquelle la périphérie devrait s’engager, mais dans des cadres « régionaux ». les autonomies sont à reconquérir, mais pas au bénéfice du repli. néanmoins, le démon-tage de la globalisation néolibérale apparaît urgentissime.

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La crise à laquelle la crise actuelle ressemble le plus est celle de 1929. Que peut-on apprendre du New Deal et des décennies de l’après-guerre quant aux perspec-tives d’un post-néolibéralisme ?

l’image est trop répandue en France d’un New Deal dont le trait principal aurait été une politique de déficit budgétaire. en premier lieu, si les déficits ont été présents pendant les années 1930, c’est beaucoup plus comme conséquence de la dépression que comme politique délibérée (ils ont d’ailleurs augmenté avant le New Deal, sous la présidence de hoover). de grands travaux ont été menés pour lutter contre le chômage et « amorcer la pompe », selon l’expression de l’époque.

le new deal a été un grand phénomène politique de renverse-ment des alliances, où les intérêts de la finance ont, tout de suite, été contenus par des politiques de réglementation et d’imposition. un rôle primordial est revenu aux cadres de l’administration, donc aux fonctions centrales de l’état. le gouvernement de roosevelt a très vite cherché une alliance avec les syndicats face au patronat, avec une attitude de confrontation vis-à-vis des grandes entreprises et grands propriétaires capita-listes. une législation nouvelle tendant à la reconnaissance des droits du travail a été mise en place, complétée par des mesures

de protection sociale, comme le système de retraite publique (appelé « sécurité sociale »), qui est, encore de nos jours, une source majeure de revenus pour une grande partie de la population âgée.

l’exemple de cette période historique montre également que les équilibres du nouveau compromis social entre cadres et classes populaires, moyennant la restriction imposée aux intérêts capitalistes, se sont trouvés substan-tiellement modifiés à la fin de la guerre, dans le sens de leur modéra-tion. ces périodes troublées accou-chèrent ainsi d’un compromis social de « centre- gauche ». l’histoire de la France, du Front populaire à la social-démocratie de l’après-guerre, ne fut pas très différente.

Quelle pourrait être la nature d’un post-néolibéralisme : la repro-duction d’un compromis social proche de celui qui prévalut dans l’après-guerre ?

c’est, en effet, l’option qui vient immédiatement à l’esprit. le néo- libéralisme a détruit ce compromis, la chute du néolibéralisme signifie-rait son rétablissement. il est très difficile d’imaginer que les options néolibérales pourraient être prolon-gées. la domination capitaliste, comme dans les deux périodes d’hégémonie financière, conduit à l’exacerbation incontrôlable des pratiques tendant à la maximisa-tion des hauts revenus. la nécessité

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d’un encadrement se fait sentir. et, dans le cas de l’économie états-unienne, l’ampleur des tâches à accomplir pour éviter un effondre-ment trop rapide de l’hégémonie internationale du pays rend un tel encadrement encore plus néces-saire. Mais, dans la typologie des ordres sociaux, deux possibilités sont ouvertes. une option est, certes, le compromis de « centre-gauche » sous hégémonie des cadres, comme dans l’après- guerre, mais il ne faut pas oublier l’autre option, le compromis vers la droite, moyennant un change-ment d’hégémonie. celle-ci passerait des classes capitalistes vers les cadres, constituant ainsi un compromis de « centre-droit ». dans ce type de société et d’éco-nomie, les institutions financières seraient contrôlées et les intérêts de classes capitalistes contenus par des règles et des politiques. cela marquerait une rupture avec le néolibéralisme, mais les traits spécifiques d’une alliance de droite seraient maintenus, notam-ment la concentration des revenus au sommet de la hiérarchie. quel serait le sort des classes populaires dans une telle configuration ? il ne serait probablement guère meilleur que celui qu’elles ont subi pendant trente ans de néolibéralisme !

la prévalence de l’une ou de l’autre option se déterminera à la rencontre des simples exigences économiques et des visées

impérialistes (la préservation de la primauté du pays), d’une part, et des luttes sociales, d’autre part. quelle sera la résistance des classes capitalistes face à la fin de leur leadership ? de quelle flexibi-lité feront-elles preuve pour entrer dans un nouveau compromis où leur position ne serait plus dominante ? surtout, quelle sera la vigueur des luttes sociales suscep-tibles d’imposer un nouveau compromis vers la gauche ? et avec quelle radicalité ?

Parlant d’un post-néolibéralisme, peut-on lui associer l’idée d’une fin de l’hégémonie des États-Unis ? Vous évoquez « une nouvelle gouvernance » mondiale.

il n’y a rien d’automa-tique dans la relation entre néo- libéralisme et hégémonie inter-nationale des états-unis. un ordre social néolibéral poursuivi au-delà de la crise pourrait signi-fier un déclin de l’hégémonie du pays, sachant qu’il conduirait, plus probablement, à une dérive vers une droite plus extrême. une option de « centre- droit », telle qu’on vient de l’envisager, menée très efficacement, pourrait permettre une prolongation plus durable de l’hégémonie états-unienne. Mais tout dépendra de l’action propre des nouveaux challengers parmi les pays dits « émergents ».

l’option la plus probable est celle d’un déclin de l’hégémonie

entretien de B. tineL avec G. DUMéniL et D. Lévy, à propos de la crise du néolibéralisme

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états-unienne, mais pas au sens de l’affirmation d’un véritable « substitut » de la puissance de ce pays, la chine remplaçant les états-unis. il s’agirait plutôt de l’émergence graduelle d’un monde multipolaire, autour de puissances régionales : les états-unis pour le monde nord atlantique, le Brésil en amérique du sud, la chine et le Japon en asie…

une telle configuration fait surgir la nécessité d’institu-tions internationales dont les pouvoirs seraient considérable-ment renforcés, les embryons d’une « étaticité mondiale ». au plan économique, se fait sentir la nécessité de réglementations et de politiques globales à l’échelle inter-nationale et nationale. la crise actuelle en témoigne. la question est directement posée, par exemple, d’un rôle accru du FMi dans le soutien des pays confrontés à des pénuries de devises. derrière ces questions, se profile celle, beaucoup plus fondamentale, de l’existence d’une véritable monnaie interna-tionale, à la création de laquelle se sont opposés les états-unis à la fin de la seconde guerre mondiale.

Parlant de l’émergence d’un état mondial, on ne se réfère pas ici au politiquement correct de la « démocratie des citoyens du monde », mais à un état naissant marqué par les hiérarchies inter- impérialistes, faisant elles-mêmes écho aux hiérarchies de classe.

Quelles perspectives d’émanci-pation cette crise structurelle ouvre-t-elle pour les classes populaires au sein des pays capitalistes dominants et au sein des pays dominés ?

comme toute période de pertur-bation majeure, la crise actuelle crée des opportunités mais elle ne déter-mine, évidemment, pas les issues. l’exemple de l’entre-deux-guerres est particulièrement riche d’ensei-gnements à cet égard. les luttes de classes, très intenses, de ces décen-nies ont abouti au New Deal, au Front populaire, au nazisme…

aux plans nationaux, la lutte des classes populaires doit se saisir de l’opportunité créée par les tensions au sein des classes supérieures. contenir les intérêts des classes capitalistes ou les très hauts salaires peut pousser les gouvernements à chercher l’appui des classes populaires. le Président obama ne pourra pas mener à bien les transformations nécessaires sans cet appui, et les mesures sociales de son programme (en matière de santé notamment) montrent qu’il est conscient de cette exigence. Mais on comprend aisément que tout est affaire de degré et que la situation est instable (réver-sible). c’est aux classes populaires de pousser dans la bonne direc-tion. la situation est différente dans un pays comme la France, avec un gouvernement représen-tant directement les intérêts qui ont supporté le néolibéralisme et

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entretien de B. tineL avec G. DUMéniL et D. Lévy, à propos de la crise du néolibéralisme

une gauche « éligible » qui s’y est ralliée. la nécessité de la lutte n’est pas moindre.

au plan international, l’émer-gence d’un monde multipolaire crée également d’importantes possibi-lités. comme dans l’après- guerre, il existe un lien entre les options ouvertes aux sociétés de chaque pays vers tel ou tel ordre social et les hiérarchies internationales. la bipolarité du monde impérial de l’après-guerre fut un facteur fondamental de l’émancipa-tion des pays de la périphérie, comme en témoigne la confé-rence de Bandung. la multipo-larité en voie de formation dans le monde actuel peut avoir des effets similaires. Mais, encore

une fois, tout est affaire de luttes.dans un tel contexte s’ouvre

la possibilité d’une nouvelle différenciation des ordres sociaux dans les différents pays du monde, notamment la périphérie. dit trivialement, cela signifie que certains pays pourraient progresser dans des options « social-démocrates », comme certains ont commencé à le faire en amérique latine en résistance au néolibéralisme, alors que d’autres poursuivraient une trajectoire de droite. dans un monde multipolaire, il y a davan-tage de place pour une diversité politique et cela ouvre des possi-bilités aux peuples du monde en quête d’émancipation. n

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isaak i. roubineEssais sur la théorie de la valeur de Marx, Paris, Syllepse, 2009, 340 pages.

il faut savoir gré à antoine artous de rendre à nouveau disponible ce classique du premier âge soviétique, familier aux chercheurs de la généra-tion précédente, mais devenu introuvable. ce livre témoigne de l’intense confrontation épistémologique autour du marxisme dans la sphère cultu-relle germano-russe. le stalinisme enterrera tout cela. de telles recherches ne réapparaîtront en europe que dans les années 1970 et 1980. elles se-ront recouvertes par une autre chape de plomb. resurgissant depuis une décennie, elles trouveront ici une ressource féconde pour la reprise de la question de la « valeur », c’est-à-dire de la production marchande – à l’heure de l’affrontement entre écologie et libéralisme. roubine montre l’importance centrale du concept de fétichisme dans la critique marxienne. en cela, il s’inscrit en faux contre la tendance économiste, qui ne cherche dans Le Capital qu’une approche quantitative. Mais il n’en conclut pas que cela disqualifierait la matrice « économique » marxienne. il apporte au contraire le plus grand soin à l’analyse de la valeur comme régulateur de la production, avec tous les concepts qui s’y rattachent : travail abstrait, travail socialement nécessaire, travail productif, valeur et prix de production – vi-sant toujours à relier économique et socio-politique. il montre bien que la production en termes de « valeur », en forme de valeur (Wertform), loin de jouir d’une rationalité intemporelle, est une donnée propre à la logique marchande – une réponse historique particulière à une question générale : comment produire en société ? il est plus difficile de le suivre quand il avance que le « travail abstrait » serait réservé à une économie marchande. Marx en faisait une catégorie générale, nous montrant un robinson générique également soucieux des produits concrets qui lui sont nécessaires et de la gestion de son temps de travail pris dans son abstraction : de la dépense requise de force de travail. Problème durable ! en toute société, il s’agit bien des corps-intelligents mis au travail, dans des formes sociales toujours particulières, dont la valeur (le marché) n’est qu’une figure historique. Plus généralement, il n’est pas sûr que roubine donne toutes les clés pour com-prendre les relations entre production en général, production marchande et production capitaliste : entre la teneur fétichiste du marché et la logique d’abstraction du capitalisme, orienté vers la richesse abstraite, la plus-value. c’est-à-dire pour répondre à la question : que faire de la catégorie de va-leur et des mécanismes du marché ? Mais il a ouvert un immense chantier.

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moishe postoneTemps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie criti-que de Marx, trad. Olivier Galtier et Luc Mercier, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, 2009, 591 pages.

Jusqu’ici, seul un recueil de textes de Moishe Postone avait été traduit et publié, en 2003, aux éditions de l’aube, sous le titre Marx est-il devenu muet ? son ouvrage fondamental, Time, labor and social domination. A reinterpréta-tion of Marx’s critical theory (cambridge university Press, 1993) ne demeu-rait, quant à lui, connu que des seuls spécialistes de Marx : le voilà traduit et accessible au plus grand nombre, ce dont on ne peut que se réjouir, étant donnée l’importance de cette étude. ce livre compte, en effet, certainement au nombre des plus significatifs qui aient été écrits sur Marx dans le monde anglophone ; il est d’une importance comparable aux Limits to Capital (1982) de david harvey. en se fondant essentiellement sur les Grundrisse et sur Le Capital, Postone y livre une interprétation à la fois nouvelle et complète de la pensée philosophico-économique du Marx de la maturité. l’enjeu est de comprendre la pensée de Marx comme une théorie critique du capitalisme. rien de bien nouveau à première vue. sauf si l’on entreprend de déterminer ce que pouvait signifier une « théorie critique » aux yeux de Marx lui-même. c’est ce à quoi s’emploie Postone, selon qui une telle théorie possède deux caractéristiques fondamentales : tout d’abord, elle ne peut être qu’immanente à son propre objet ; ensuite, elle entreprend de saisir son objet à la fois comme une totalité et à partir de son noyau ou de son cœur. le premier point a pour conséquence que cette théorie ne peut isoler un aspect du capitalisme pour ensuite soumettre ce dernier à la critique sur la base et à partir de l’aspect qui aura d’abord été ainsi isolé. cela signifie que Marx ne peut avoir entrepris de faire la critique du capital selon le point de vue du travail : cela revien-drait en effet à isoler le travail comme tel, à en faire une instance extérieure au capitalisme à partir de laquelle une critique de ce dernier deviendrait possible. la possibilité de cette démarche est exclue pour Marx : le travail a lui-même été entièrement reconfiguré par le capitalisme, qui a fait du travail humain abstrait le fondement des rapports sociaux typiques du capitalisme. il ne peut donc y avoir, chez Marx, de critique du capitalisme qui serait faite depuis le travail, à partir du travail ou au nom du travail. en revanche, il peut y avoir, et il y a bien, chez Marx, une critique du travail qui se place dans la perspective de son abolition, de sorte que le travail ne serait plus socialement constitutif, donc dans la perspective d’une libération de la vie humaine des contraintes de la production. le second aspect de la critique marxienne, disions-nous, est qu’elle vise le cœur, le noyau central de son objet : ce noyau est désigné dès le premier chapitre du livre i du Capital, et

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c’est la valeur. le noyau du capitalisme est d’être une société dans laquelle la richesse sociale prend la forme de la valeur – d’où le fait que le travail abstrait y soit socialement constitutif. cela fait l’objet, de la part de Postone, d’amples analyses que nous laissons à son lecteur le plaisir de découvrir dans toute leur abondance de détails. contentons-nous, ici, d’en donner le point d’aboutissement, à savoir la reformulation par Postone de la contradiction fondamentale du capitalisme. la mise au jour de cette contradiction est, au fond, le sens même de toute l’entreprise de Marx dans Le Capital, et les toutes premières catégories du premier chapitre participent déjà de cette mise au jour. dans la dualité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange de la marchandise, dans celle du travail concret et du travail abstrait, il s’agit d’emblée pour Marx de forger les catégories à double face, seules susceptibles de permettre de saisir la contradiction du capitalisme ou la contradiction qu’est le capitalisme. cette contradiction est celle qui fait de la valeur une forme de plus en plus inadéquate, de plus en plus anachronique de la richesse sociale, c’est-à-dire de la richesse sociale matérielle, qui se mesure en valeurs d’usage et non pas en temps de travail socialement nécessaire en moyenne. la contradiction consiste ici en ce que la dynamique du capitalisme tend à la fois à accroître constamment la productivité du travail, c’est-à-dire sa capacité à engendrer toujours davantage de richesse matérielle (côté du travail concret, de la valeur d’usage), et à reconduire et restaurer, tout aussi constamment, le cadre de la valeur en tant que cadre toujours identique à lui-même, et cela alors même que la quantité de richesse matérielle socialement produite (et donc socialement appropriable) ne cesse de croître. l’analyse de Postone se fonde ici essentiellement sur un passage délicat du premier chapitre du Capital, dans lequel Marx note « qu’un changement dans la force productive n’affecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur » (éd. PuF p. 52).

nous ne pouvons ici que donner quelques-unes des grandes lignes de l’ar-gumentation de Postone et souligner leur intérêt pour une lecture renouvelée, et même une redécouverte de Marx. ce livre, toujours écrit dans une langue claire, sans aucune technicité inutile, est, en outre, servi par une excellente traduction, que l’on doit à olivier galtier et luc Mercier.

Franck FischBach

roberto FineschiUn nuovo Marx, Filologia e interpretazione dopo la nuova edizione storico-critica (MEGA 2), Rome, Carocci, 2008, 240 pages.

r. Fineschi présente un bilan du travail philologique de la Mega concer-nant les origines du Capital. les diverses versions successives, maintenant

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éditées de façon exhaustive, permettent de mieux comprendre la démarche de Marx, les étapes de sa découverte, les difficultés qu’il a rencontrées.

un chapitre retiendra particulièrement l’attention des chercheurs qui n’ont pas accès aux travaux de langue allemande. il concerne l’impulsion donnée dans les années soixante par h.-g. Backhaus et h. reichelt, collaborateurs de horkheimer et adorno, à l’encontre de l’économisme de l’orthodoxie. ces chercheurs avaient entrepris une Reconstruktion du Capital dans l’esprit de la logique hégélienne, ce qui les conduisait à préférer la première édition à la seconde, dans laquelle Marx aurait succombé à des penchants économistes et historicistes. Fineschi montre comment cette lecture, par le défi nouveau qu’elle lançait, a stimulé par réaction un flux de recherches philologiques, qui s’est ultérieurement poursuivi à mesure que de nouveaux textes étaient disponibles. il s’agit notamment des travaux de rolf hecker, Jürgen Jungnickel et Barbara lietz dans les Beiträge zur Marx-Engels-Forschung et Marx-Engels-Jahrbuch.

on remarquera qu’en réalité, ces chercheurs soulignent, à l’inverse des lectures hégélianisantes, que des concepts essentiels à la théorisation propre-ment marxienne, comme ceux de « travail humain abstrait » et de « travail socialement nécessaire », n’apparaissent que dans la seconde édition, marquée par un recul massif de la terminologie hégélienne. ils peuvent s’appuyer, entre autres, sur un manuscrit de 1871-1872, dans lequel Marx s’explique clai-rement sur les « compléments et modifications » qu’il apporte. ces travaux savants valident ainsi, sans forcément le reconnaître, l’opinion selon laquelle Marx se trouve progressivement conduit à commencer l’exposé scientifique du Capital par le modèle abstrait d’une « production marchande », point de départ nécessaire d’un exposé montrant que le capitalisme n’est justement pas une économie « de marché », mais de profit.

curieusement, r. Fineschi ne franchit pas ce pas. en dépit de la ter-minologie de Marx – qui insiste sur le fait qu’il commence par le « travail producteur de marchandise », par « cette forme de production particulière » qu’est le marché –, il en reste à l’idée, communément reçue chez les commen-tateurs philosophes, selon laquelle Marx partirait de la « circulation simple », c’est-à-dire du marché comme système d’échanges. ce qui nous ramène à l’approche de Backhaus et reichelt, comme si le travail philologique n’avait servi à rien. une part essentielle de l’enjeu problématique du Capital et de l’actualité critique de cette œuvre se trouve ainsi occultée, qui concerne les re-lations contradictoires entre logique marchande de production et capitalisme.

quoi qu’il en soit, r. Fineschi fournit avec une grande clarté tous les éléments du dossier philologique, soit un demi-siècle de travail érudit, ainsi qu’un vaste éclairage sur la recherche proprement italienne.

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andré toselUn Monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste, Paris, Kimé, 2008, 345 pages.

l’idée centrale de cet ouvrage est que l’émancipation ne peut aujourd’hui trouver de sens que dans la lutte contre les effets dévastateurs d’une mondialisa-tion qui, dans les faits, coïncide largement avec l’accroissement de l’emprise du capitalisme. avec son sens habituel de la synthèse et en s’appuyant sur une vaste culture, andré tosel cherche à expliciter tous les tenants et les aboutissants, tant philosophiques qu’empiriques, de cette idée. en effet, la réalité à laquelle nous sommes confrontés est, pour lui, celle d’un monde devenu invivable. devant ce constat incontournable, les conceptions classiques du monde – issues, par exemple, de la phénoménologie existentielle ou des philosophies de l’histoire en tant que Weltgeschichte –, mais aussi, de proche en proche, l’ensemble de l’anthropologie, sont appelées à se restructurer. Pour réaliser ce projet, l’ouvrage propose un large panorama qui part d’un diagnostic sur l’époque contemporai-ne (marquée par l’hégémonie capitaliste et impérialiste), passe par une réflexion critique sur la légitimité de la notion d’« époque », pour aboutir finalement à une théorie de la démocratie, comprise, chez tosel, comme une puissance de réappropriation inventive des tendances à l’universalisation, tellement défor-mées par la globalisation actuelle. au-delà d’un nouveau cosmopolitisme dont le droit international peut constituer, à certaines conditions, le précurseur et l’infrastructure, c’est donc à une démocratie venue d’en bas, c’est-à-dire des do-minés, des humiliés et des exploités – une démocratie concrète de la révolte et de l’affirmation collective de soi qu’il faut opposer aux simples procédures –, qu’il faut en appeler. c’est sur cette base que nous pouvons espérer, conclut l’auteur, donner un sens contemporain valable à l’idée d’une révolution communiste.

stéphane haBer

lucien sèvePenser avec Marx aujourd’hui. Tome II : « L’homme » ? Paris, La Dispute, 2009, 586 pages.

« rendre la vie invivable appelle-t-il moins à s’insurger que rendre la pla-nète inhabitable ? » (p. 562). c’est la question qui conclut presque le dernier livre de l. sève, comme un appel à l’action collective. Mais, chez l. sève, l’action s’aveugle quand la pensée est paralysée. sans la « révolution dans l’anthropologie », dont le travail de Marx est justement le premier acte (p. 8), l’action peut mal finir. elle a mal fini d’ailleurs sous le règne du « marxisme

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dépersonnalisé » qui s’est imposé au pays de Bakhtine et de vygotski (p. 557). la raison en est le refus de regarder Marx en face. en ignorant que, pour lui, « l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développe-ment individuel », le marxisme s’est retourné contre Marx et surtout contre la vie des hommes (p. 556). en un sens, tout le livre est consacré à comprendre le plus justement possible cette citation. à l’opposé de l’idée que la vie sociale serait la somme des histoires individuelles, l. sève écrit, au contraire, en re-prenant vygotski : « l’individuel chez l’homme n’est pas le contraire du social mais sa forme supérieure » (p. 330).

le développement de la subjectivité comme objet et moyen de l’objec-tivation sociale est au cœur de L’homme ? c’est pourquoi on y trouve une reconceptualisation très instruite de la Tätigkeit, cette activité qui, au-delà du Yalta entre le faire et l’agir, accomplit quelque chose dans le monde social et, ce faisant, importe ses logiques au sein du sujet lui-même. l’objectivation est donc autoproduction du sujet dans ses rapports actifs avec les autres, au moment même où il se défait de lui-même pour s’excentrer. l’appropriation, loin d’être unilatéralement internalisation, va donc également du dedans au dehors. du coup, ce livre devient un éloge de l’activité d’objectivation comme externalisation (p. 355). Mieux, « l’activité laborieuse n’est nullement aliénée par le simple fait d’être soumise à des contraintes externes » (p. 504). si le tra-vail doit bel et bien être supprimé dans sa forme actuelle, c’est comme objec-tivation aliénée, faisant rage contre l’activité. au nom du devenir possible de l’activité justement. car le travail aliéné n’est rien d’autre que l’enfermement en soi, la forclusion d’authentiques possibles dans l’activité d’appropriation de l’humanité. c’est une impuissance aveugle et dangereuse : « individus entravés d’un côté, sociétés déchaînées de l’autre » (p. 506). l’aliénation s’op-pose ici à l’objectivation plutôt qu’elle n’en résulte. la violence sociale vient de là, car c’est l’appropriation possible de leur monde par les hommes qui est ravalée. c’est l’objectivation qui est contrariée.

ce livre fait passer le travail au tribunal de l’activité humaine. il mon-tre, contre engels, que, finalement, cette activité est plus grande que lui (p. 89). du coup, l’ouvrage est une belle contribution à une psychologie de la subjectivité car, contrairement aux idées reçues, l. sève découvre cette subjectivité là où on ne l’attend pas : dans le devenir de l’objectivité. c’est l’activité d’objectivation qui convertit sans cesse le social en psychique, et réciproquement. Marx met face à face « l’in-quiétude » de l’Unruhe et sa mobilité, d’un côté, et les « propriétés en quiétude » du ruhende, de l’autre. en repos dans le monde objectalisé, l’Unruhe n’est pas abolie. car, en quel-que sorte, l’objet dans ce qu’il a de plus objectal est toujours un objet-lien entre les hommes. il est produit mais tout autant reproducteur d’activités

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psychiques. dans l’objet médiateur où s’éteint le psychique comme tel, il y a l’énigme d’une « présence-absence » de l’activité potentielle, le paradoxe d’un « psychisme objectivé » : réserve de possibilités non obligatoirement réalisées que sève compare aux représentations qui subsistent à l’état latent pour Freud ou encore au mouvement virtuellement présent dans les objets immobiles du physicien (pp. 100-102). là, au sein de formes sociales d’individuation, sommeille une énergie renouvelable par et pour l’activité. dans ces matrices distributrices ou inhibitrices d’activités psychologiques, se tiennent accumu-lateurs et transformateurs sociaux de ces dernières. l’activité s’y réalise et peut aussi s’y perdre sans pouvoir exister en dehors d’elles. « l’inconscience de l’aliénation » (p. 105) agit, par exemple, à l’insu du sujet au travers des objets.

s’ensuit peut-être l’essentiel – sur la piste politzerienne – qui concerne le « drame » de chaque vie personnelle : « la biographie est à la personnalité ce que l’histoire est à la formation sociale, elle est l’histoire dans laquelle la personna-lité, pour autant qu’elle y réussisse, se constitue, s’active, se transforme jusqu’à sa fin » (p. 514). et ce, en autant d’épisodes de l’activité propre, appropriative ou aliénée. sur ce point, l. sève prend ses distances avec les penseurs russes de l’activité, dont il fait simultanément reconnaître la contribution unique. avec vygotski, dont il faut partir, dans tous les sens du terme (p. 364-371). Mais aussi avec léontiev, dont il conteste la conception d’une personnalité sans biographie (p. 516). Parmi les nombreux développements du livre à ce sujet, on notera l’exemple de Proust ou celui de la vieillesse. on y voit le genre social « écrivain » mobilisé par la personnalité propre de Proust et transformé en style personnel d’écriture (p. 538). on y voit l’existence interrompue par la mort de l’individu biologique se survivre éventuellement hors de lui (p. 548). à chaque fois, la personnalité biographique a pu être génératrice d’objectivité.

on pourrait bien sûr discuter tel ou tel développement de l’ouvrage concernant, par exemple, l’œuvre de vygotski ou encore celle de Freud ; telle ou telle analyse concernant le signe ou encore la sublimation. il resterait l’essentiel : l’ampleur du geste réalisé par ce livre dans l’histoire d’une pensée qui rajeunit chaque fois le lecteur.

yves clot

Frédéric neyratL’indemne. Heidegger et la destruction du monde, Paris, Sens & Tonka, 2008.

qu’est-ce que le penseur de l’être et de ses mutations peut bien nous ap-prendre sur le capital, sur l’organisation économique du monde ? est-il perti-nent d’étudier heidegger pour comprendre ce qui arrive au capital comme ce

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qui arrive à l’être ? c’est le projet de F. neyrat qui, au-delà des objections du nazisme, du jargon et de l’aveuglement idéologique et politique de heidegger, tente de puiser à sa pensée de la technique comme modalité de l’être une pensée ontologique du capital. interrogeant ce que ce régime économique ontique fait advenir à l’être, il montre alors, attentif à la « Boucle de l’Être et du capital » (p. 17), comment l’être permet d’interroger en retour, dans une déconstruction de l’économie politique, non seulement sa dimension de production (comme Marx) mais surtout celle, essentielle et hégémonique, de la con-sommation (Ge-stell). il y discerne le nom actuel de l’être dans la disposition forcée de tout étant pour son usage et son usure, c’est-à-dire pour la satisfaction des besoins et dans la destruction selon une nouvelle économie de l’être qui l’affecte dans sa présence. la présence de l’être est entamée dans un « court-circuit » que réalise l’auto-production de l’homme dans une méconnaissance du sens de l’humain depuis l’extériorité de l’être qui fait peser une menace sur la communauté des hommes. Face à la consommation se tient la question de l’indemne, que neyrat promeut au rang de concept central en vue de la possibilité de toute économie en général : l’être est-il encore indemne, hors de tout dommage qui advient à l’étant ? et l’a-t-il jamais été ? Peut-on s’inquiéter de la destructivité du capital sans réintroduire l’être dans le circuit d’une telle menace ? Mettant à jour l’opération de heidegger, qui consiste à « produire de l’indemne » (p. 27) et à maintenir une part de salut hors du danger de la technique, neyrat déconstruit cette logique de l’indemnisation dans sa di-mension religieuse de salut et par la traversée du « fantasme d’une indemnité séparée du monde » (p. 28). le parcours savant et foisonnant, conduit par une lecture et une écriture originales, passe, entre autres, par une analyse 1) de l’ontologie de la consommation liée aux dispositifs éco-techniques du capital, 2) du caractère temporel et transitoire de l’être comme présence transie d’ab-sence à laquelle elle s’accorde dans le « séjour » que la consommation mécon-naît, 3) de l’usage du monde et de la sauvegarde de la terre contre l’épuisement de la con-sommation, 4) de l’être vivant exposé, qui n’est pas simplement l’animal consommateur, par lequel s’élargit le site de la communauté des êtres en présence – il nous amène aux abords du politique. car en questionnant le maintien heideggerien du salut de l’être hors de la responsabilité de l’humain, la lecture de neyrat est profondément politique. il essaie de construire une « po-litique heideggerienne » pour aujourd’hui, qu’on ne peut pas confondre avec une « introduction du nazisme dans la philosophie », ni avec l’idéologie nazie dont le fondement peut justement être identifié à cette assurance de l’indemne et à l’« insensibilité » conséquente « à l’injustice ». il appelle à une « politique du laisser-être », distincte du laisser-faire libéral corrélatif de la consommation éco-technique, soucieuse de la fragilité des formes de vie surexposées, ména-

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geant un espace habitable où les êtres humains pourraient coopérer avec les non-humains et les sociétés s’auto-organiser, dessinant ainsi les contours d’une nouvelle éco-nomie politique.

vincent houillon

sociologie historique

marcel van Der linDenWorkers of the World. Essays toward a Global Labor History, Leiden et Boston, Brill, 2008, 469 pages.

ce premier volume des Studies in Global Social History publié chez Brill ouvre plusieurs chantiers en histoire et sociologie du travail. son auteur, Marcel van der linden, est directeur de la recherche à l’International Institute of Social History à amsterdam. c’est de là que le projet de constituer une histoire globale du travail a émergé. van der linden offre ici une impressionnante synthèse des développements récents de différents champs nourrissant l’histoire du travail. une bibliographie de 74 pages donne une idée du travail de synthèse entrepris ici.

Workers of the World s’ouvre sur un échange critique avec des thèses qui ont caractérisé la tradition marxiste de l’histoire sociale et que son auteur considère comme des obstacles à l’agencement d’une histoire véritablement globale du travail sous le capitalisme. Par globale, l’auteur entend d’abord une histoire qui développe la discipline au-delà du cadre « eurocentrique » et du « nationalisme méthodologique » qui ont longuement caractérisé sa pratique. Globale également parce que l’étude des modes de contrôle du travail à l’échelle planétaire force le chercheur à se pencher sur un ensemble de conditions de travail (l’esclavagisme, le travail de servitude temporaire, etc.) qui sortent du cadre du « travail libre » traditionnellement privilégié par l’histoire du travail. Globale, enfin, parce que le programme de recherche vise à reconstruire les connections entre différentes régions du globe souvent étudiées isolément.

après un examen théorique des concepts de travailleur, de force de travail, de travail libre et d’esclavagisme dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur s’attaque dans les deux sections suivantes à l’étude des formes d’action col-lective regroupées respectivement dans les familles des mutualismes (les as-surances mutuelles ; les coopératives de producteurs et de consommateurs) et des résistances. la dernière partie de l’ouvrage procède à l’examen critique des contributions de la théorie du système-monde, de l’école de Bielefeld sur le travail de subsistance, ainsi que de l’ethnologie au programme d’une histoire globale du travail. une des thèses importantes avancées par l’auteur

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est celle de la nécessité d’étendre l’étude des voies par lesquelles la force de travail est transformée en marchandise à d’autres formes de travail que le « travail libre » afin d’analyser plus largement la classe transnationale de tra-vailleurs subalternes. Plus globalement, l’auteur défend que l’internationali-sation de cette classe, le rôle du travail de subsistance, et l’étude des formes de travail non-libres sont au nombre des développements qui ne peuvent pas être passés sous silence par l’histoire globale du travail au sein du capitalisme.

Workers of the World est un antidote contre les études qui, en se basant sur d’infimes secteurs de l’économie globale, diagnostiquent la disparition du travail et de la classe ouvrière à l’ère de l’économie du savoir. tous ne seront peut-être pas convaincus par la définition des concepts de travailleur, de pro-létaire, de classe subalterne et de capitalisme proposés par van der linden. tous devraient s’entendre cependant sur le fait que la qualité des arguments théoriques et de la recherche empirique proposés ici mérite un très sérieux engagement de la part des chercheurs évoluant dans ce champ. cet ouvrage s’avère désormais indispensable pour les étudiants en histoire et en sociologie du travail, ainsi que pour comprendre par « en bas » le rôle du travail dans la mondialisation.

Frédéric guillaume duFour

ellen meiksins WooD, L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Montréal, Lux éditeur, 2009, 318 pages.

la traduction de The Origins of Capitalism constitue un événement ma-jeur pour l’enrichissement des débats marxistes au sein de la francophonie, le marxisme politique étant étonnamment peu disséminé hors du champ anglo-saxon de la sociologie historique. Pourtant, cette approche prolongeant les travaux des historiens e. P. Thompson et r. Brenner au sein de domaines aussi variés que la théorie de l’état et celles des relations internationales, en passant par l’analyse comparée et l’histoire des idées politiques, a marqué la rupture avec l’althussérianisme et le marxisme orthodoxe tout en participant au premier plan au renouvellement de la tradition marxiste.

l’ouvrage de e. M. wood s’insère au sein du débat sur la transition au capitalisme, aussi nommé The Brenner Debate, qui a promulgué le marxisme politique au rang d’approche incontournable pour l’étude des sociétés préca-pitalistes en europe. l’originalité de la contribution faite au sein de L’origine du capitalisme est entre autres d’étendre ce débat aux processus de transition à la modernité, à l’état-nation et aux nouvelles formes d’impérialisme, thèmes de prédilection de l’auteure ayant approfondi ailleurs ces idées. la force de

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l’argument réside en l’historicisation d’un ensemble de processus sociaux sous-problématisés, non seulement par les wébériens, mais aussi par les défenseurs marxistes du modèle commercial ou de celui de la révolution bourgeoise, de F. Braudel et des thèses anti-eurocentristes à celles de P. sweezy, M. dobb ou P. anderson.

revisiter la thématique du passage au capitalisme impose d’abord une refonte conceptuelle de ce dernier. à l’encontre des précédents modèles, wood propose une définition plus substantielle du capitalisme, en tant que relation sociale où le marché lui-même constitue le vecteur des rapports de dépendance, qui ne sont alors plus personnalisés, suite à la dépossession des producteurs de leurs moyens de subsistance ainsi qu’à la dissociation de l’aspect politique de la domination et du caractère économique de l’exploi-tation. au contraire, les sociétés précapitalistes connaissent une conjonction de ces deux moments, alors que le droit et les normes institutionnalisent une hiérarchie du statut politique, généralement maintenue par une dimension militarisée, qui confère à certains la légitimité et le pouvoir de s’approprier le surplus social des classes productrices. la discussion du marché en tant qu’opportunité ou impératif pour la reproduction sociale des agents est au cœur de l’appréhension de la transition au capitalisme comme une rup-ture qualitative des relations de classe plutôt qu’en tant que culmination de processus, naturalisés, dont on peut retracer un ersatz au travers de toute l’histoire humaine.

dans la foulée des travaux historiques de Brenner, wood identifie la pre-mière apparition des relations sociales de propriété capitalistes dans l’angle-terre du xvie siècle, plus particulièrement dans le secteur agraire, s’objectant aux thèses de l’origine urbaine ou industrielle du capitalisme. si L’origine du capitalisme propose essentiellement une recension critique des diverses thèses sur l’émergence du capitalisme, auxquelles wood oppose celle du marxisme politique, les digressions sur le sens sociohistorique de la philosophie loc-kéenne ou sur l’imposition de la forme capitaliste de l’agriculture britanni-que en irlande constituent de bons exemples de l’intérêt complémentaire de l’ouvrage, tout comme son insertion au sein des discussions sur la postmo-dernité ou du rôle de l’état au sein du capitalisme à ses balbutiements, mais aussi sous sa forme contemporaine.

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maurizio gribauDi, michèle riot sarcey1848, la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008, 258 pages.

dans un article du 2 juillet 1848 de La Nouvelle Gazette Rhénane, engels décrit les violents affrontements de juin à Paris en précisant in fine que cette description purement militaire du combat vise à « montrer à nos lecteurs avec quelle héroïque vaillance, quelle unanimité, quelle discipline et quelle habilité militaire les ouvriers de Paris se sont battus ». le présent ouvrage, magnifiquement illustré, retrace avec minutie l’historique de cette « révolu-tion oubliée » par une analyse précise et contextualisée du déroulement des événements à partir de la révolution de février et l’apport de nombreux té-moignages d’acteurs de l’époque. un ouvrage passionnant de bout en bout.des deux temps qui dominent la courte histoire de la révolution de 1848, nous avons davantage retenu, à vrai dire, l’incroyable carnage d’ouvrières et d’ouvriers de juin que la joie unanimiste de février, donc la lutte sans merci du Paris bourgeois contre le Paris ouvrier qui clôt la révolution des possibles de février. en montrant d’abord comment, en février, une révolution se tra-me – l’héroïsme du peuple s’y manifestant d’emblée –, se propage, s’impose, incitant la troupe à mettre la crosse en l’air, puis engendre la république, cet ouvrage précise, témoignages et analyses à l’appui, qu’il s’agit bien, dès le départ, d’une révolution au nom de la république démocratique et sociale, dont la répression de juin sonna le glas. tout un travail d’amnésie réduisant 1848 à l’image stéréotypée de la république libérale s’effectua par la suite, dont le présent ouvrage prend, sources à l’appui, le contre-pied, avec pour objectif de restituer pas à pas les espoirs des insurgés, d’une révolution à l’autre.

Bien sûr, les grandes figures n’en sont pas absentes – lamartine, ledru-rollin, louis Blanc et bien d’autres –, avec leur manière propre de faire entendre la voix d’une révolution qui se nomme république. Mais elles le font toujours sous la pression des événements, et de la présence du peuple ouvrier. certes, le débat sur la nature même de la république existe bien, en particulier autour de la création de « la commission de gouvernement pour les travailleurs », dite commission du luxembourg, et, en conséquence, l’expérience des ateliers nationaux, mais c’est toujours au plus près de l’ex-pression d’attentes populaires, relayées par la presse et les clubs et étendues à l’espoir du « printemps des peuples ».

restent, en fin de compte, les espoirs brisés, l’appel à l’assemblée natio-nale pour « rétablir les moyens de travail, donner de l’ouvrage et du pain » (Blanqui), et l’insurrection finale du désespoir, poignante dans le récit même

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des femmes et des hommes mobilisés contre l’égoïsme de la classe bourgeoise sur les barricades dont les grands mouvements du xxe siècle ont honoré l’existence en leur redonnant vie, certes pour un temps très éphémère.

Jacques guilhauMou

ernesto laclau, chantal mouFFeHégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, pré-face d’Étienne Balibar, Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2009 [1985], 332 pages.

ce livre, écrit voici 25 ans, après l’écroulement des partis « marxistes », ten-tait de redéfinir théoriquement les voies d’une hégémonie de gauche à partir des mouvements sociaux. sa traduction lui rend tardivement un hommage mérité.

les deux premiers chapitres retracent brillamment l’histoire de « l’hé-gémonie », de rosa luxembourg à gramsci, via kautsky, Bernstein, sorel, trotski, lénine et alii. ils soulignent la contradiction entre l’agent supposé de l’hégémonie, à savoir la « classe ouvrière », structurellement définie par sa position économique, avec les intérêts qui s’y attachent, et la fonction politique qui lui est assignée. gramsci, qui fait émerger un acteur politique pluriel rassemblé en « bloc historique », réserve encore à cette classe un statut de sujet privilégié.

il ne peut plus en être ainsi dans la « société industrielle avancée ». le cha-pitre iii dénonce l’incapacité stratégique du marxisme, supposé appréhender les classes sociales en termes d’identités homogènes et transparentes, présen-tes à elles-mêmes et dialectiquement inscrites à titre de moments particuliers dans des totalités, dont le mouvement téléologique s’explique en dernière instance à partir de l’économie. une « nouvelle ontologie » est requise : « une conception du social considéré comme espace discursif ». on souligne sa « matérialité », déclinée en pratiques et en institutions. Mais ce sont « les discours qui constituent la structure sociale ». et c’est donc au politique que revient « le statut d’ontologie du social ».

le chapitre iv met en œuvre le paradigme. la lutte sociale se développe autour de multiples antagonismes : genre et sexualité, immigration, ethnicité, qualification, emploi, écologie, consommation, et non plus seulement classe. l’identité des acteurs sociaux est fluctuante, ouverte, surdéterminée. la poli-tique hégémonique consiste à articuler ces luttes selon un « rapport d’équiva-lence », qui les signifie et les stimule les unes par les autres, tout en respectant leur autonomie. cette convergence suppose un « point nodal », qui ne peut être, à l’époque moderne, que le principe démocratique, apport essentiel de la révolution française – en référence à Furet et lefort. seul un tel bloc historique, visant une « démocratie radicale », pourrait réaliser les idéaux du socialisme.

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le travail conceptuel est considérable. il ne semble pourtant pas épuiser la conceptualité de Marx. on peut assumer le message derridien et l’approche mouvementiste, sans pour autant jeter l’enfant avec l’eau du bain, sans se satisfaire du « tournant linguistique » ici proposé. tout acte est, certes, aussi un acte de langage, mais il ne s’ensuit pas que la structure sociale soit en dernière instance discursive, (re)produite par le discours social. Plutôt que d’exhiber un marxisme économiste repoussoir, mieux vaudrait peut-être réinterroger la matrice marxienne dans sa teneur « symbolique ». discerner l’élément politique au sein des catégories économiques, de la « valeur » à la « classe ». appréhender les présupposés politico-discursifs que des acteurs, structurellement situés, ne cessent de poser dans leurs actes pratiques, selon des rapports fluctuants et surdéterminés par d’autres « jeux », comme ceux du genre. sans penser les rapports entre discours, pratiques et structures, il semble bien difficile de parvenir aux questions stratégiques.

Jacques Bidet

Denis collinLe cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Paris, Éditions Max Milo, 2009, 318 pages.

denis collin s’attaque, dans son dernier livre, à la grande question que devraient affronter tous les héritiers du marxisme : pourquoi le capitalisme paraît-il une « histoire sans fin » ? Pourquoi le « mouvement réel » n’a-t-il nul-lement enfanté cette société communiste qu’il semblait, d’après Marx, porter dans ses entrailles ?

le paradoxe est en effet énorme. les analyses de Marx sont aujourd’hui en-core l’instrument le plus puissant, le plus acéré, pour comprendre la crise majeure que connaît le capitalisme. collin le montre avec précision et rigueur dans la première partie de son livre, quand il reprend les pages extraordinaires de Marx sur les contre-tendances à la baisse du taux de profit ou quand il met l’accent sur la théorie de la suraccumulation du capital. alors il faut expliquer pourquoi le capitalisme néolibéral a pu prendre un tel essor, et là, denis collin touche juste : en faisant miroiter l’abondance, en exploitant le désir de liberté tant comprimé par le taylorisme et d’autres disciplines sociales, en révolutionnant en perma-nence techniques et modes de vie, le capitalisme a repoussé ses limites, abondé dans le fétichisme, créé une nouvelle religion de la marchandise, avec la publicité désormais placée au cœur de son fonctionnement. tel est le « cauchemar » de Marx : la dictature du prolétariat est devenue celle des fonds de pension.

or, entre-temps, il y a eu « les illusions mortelles » du socialisme et du com-munisme du siècle passé. c’est l’objet de la deuxième partie du livre, où denis

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collin tente de dresser un bilan, particulièrement sévère, de ces expériences, avec des thèses provocantes, appuyées sur de nombreux repères historiques. la social-démocratie n’a en fait, selon lui, jamais voulu dépasser le capitalisme : c’est justement dans la mesure où ces partis étaient des partis ouvriers qu’ils se sont contentés « d’organiser l’intégration des ouvriers au sein du mode de pro-duction capitaliste », avant de les délaisser pour défendre les classes moyennes. quant au « socialisme réel », son échec ne vient pas de ce que la révolution a été prématurée (comment pouvait-elle avoir lieu autrement que dans des maillons faibles du système capitaliste mondial ?), mais de ce qu’il s’est nourri des illu-sions du communisme selon Marx, partant de l’idée que le développement du salariat conduisait au communisme – alors que le salariat signifiait tout autant la concurrence entre salariés –, croyant que la classe dominée, parvenue au pouvoir, ne connaîtrait plus la domination – alors qu’elle a accouché d’une élite de permanents, d’experts et de bureaucrates qui l’a dominée d’une autre façon –, et que l’état pourrait dépérir, alors qu’il ne faisait que le renforcer. à partir de là, denis collin revient sur la nature de l’urss : « ni capitalisme d’état, ni socia-lisme, ni communisme », mais un état centralisé, essayant de mettre en œuvre une impossible planification. cette partie, qui comporte des arguments très forts (tels que la grande faiblesse de la théorie marxienne de l’état, qui, certes, ne dénie pas l’existence de fonctions d’intérêt général dans le communisme, mais leur retire, avec l’abolition des classes, tout caractère politique), est un peu moins convaincante. l’histoire de la social-démocratie fut plus contrastée. le « socialisme réel », qu’on ne peut se contenter de caractériser de manière négative, a bel et bien, selon moi, suivi une trajectoire différente de celle du capitalisme et comporté, par-delà des illusions mystificatrices, des éléments de communisme, il est vrai déformés. les socialismes du xxie siècle ou bien en gardent des traces, ou bien en renouvellent la perspective. quoi qu’il en soit, il est bien vrai que l’avenir est sombre.

d’où tout l’intérêt de la troisième partie du livre, intitulée « comment sortir du cauchemar : le communisme avec ou sans Marx ». Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse, cette partie est passionnante. il faut d’abord féliciter denis collin d’asseoir le communisme du possible sur une base anthropologique nouvelle, rejoignant tout un courant de pensée qui se fait jour aujourd’hui (par exemple dans un livre comme La dissociété, de Jacques généreux, bien que ce dernier ne soit pas mentionné), ainsi que sur des principes moraux, qui, loin de s’éloigner de la nature humaine, s’ancrent en elle et donnent toute leur force aux révoltes anti-capitalistes, par exemple dans les revendications concernant la dignité des personnes. ensuite, on peut se retrouver dans les grands traits de ce qu’il appelle un communisme non utopique, avec la reprise des principes de la république, les références à des organisations de travail associé et une très intéressante discussion

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sur une autre croissance allant de pair avec des décroissances. il s’agit dans tous les cas, non pas d’annuler des contradictions profondes, puisqu’elles sont de nature anthropologique, mais de les assumer. cette repensée, qui n’en est qu’à ses débuts, serait, selon moi, à inscrire dans la perspective d’un nouveau socialisme plutôt que dans celle, devenue sujette à mésinterprétation, du communisme, mais c’est là une question finalement secondaire.

ce livre, qu’on le critique ou non, est le livre courageux et lucide dont nous avions besoin. il reste à espérer qu’il suscitera le débat qu’il mérite.

toni andréani

Pour la défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains, documents rassemblés et présentés par Sandra TERonI et par Wolfgang KLEIn, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2005, 665 pages.

avec retard, nous informons les lecteurs d’Actuel Marx que les textes des in-terventions prononcées lors du légendaire congrès international des écrivains pour la « défense de la culture », qui s’est tenu à Paris, salle de la Mutualité, du 21 au 25 juin 1935, sont désormais disponibles. la lecture de ces contributions, réunies pour la première fois par sandra teroni et wolfgang klein, favorisera sans nul doute de nouvelles réflexions sur les enjeux historiques, politiques et esthétiques de cette rencontre désormais mythique à laquelle participèrent 230 éminents représentants du monde de la culture de l’époque, originaires de 38 pays. de même, l’introduction fouillée de w. klein, intitulée « la préparation du congrès : quand l’appareil communiste ne fonctionne pas », apporte de précieux éclaircissements sur le rôle joué par certains écrivains (henri Barbusse, Johannes r. Becher, etc), communistes, « compagnons de route » ou « bour-geois », qui furent à l’origine de cette manifestation.

cette discussion militante s’inscrivait dans un contexte singulier (déterminé par la crise économique et sociale des années 1930 et par les menaces que faisait peser en europe le triomphe des fascistes en italie et des nazis en allemagne) au sein duquel l’union soviétique et les partis communistes, pour beaucoup d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes, devaient jouer un rôle essentiel, notam-ment après l’adoption par l’internationale communiste d’une nouvelle ligne politique, celle du « Front unique antifasciste ». dans le sillage des positions défendues par l’association des écrivains et artistes révolutionnaires (créée en 1932) et du travail d’éducation politique entrepris au sein de l’émigration allemande anti-nazie, au regard des débats menés en union soviétique au mo-ment où le dogme du réalisme socialiste s’impose, il s’agissait alors d’interroger la responsabilité des intellectuels face au mouvement tourmenté du réel et de questionner les rapports complexes qui se tissaient entre la sphère de la création

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littéraire et le champ du/de la politique dans le cadre de l’établissement de liens privilégiés avec le monde ouvrier (ses organisations et ses aspirations). ce volume donne ainsi à lire des interventions plurielles et contradictoires concernant la notion de culture, l’héritage culturel, l’humanisme, le marxisme, l’autonomie de la création artistique et littéraire, l’engagement, la liberté d’ex-pression (alors que victor serge est emprisonné en union soviétique)…

de nombreux « affrontements » et « malentendus », pour reprendre les mots utilisés par s. teroni, marquèrent néanmoins cet événement. assurément, par exemple, le dialogue fut difficile entre les surréalistes (qui rompent peu après avec le Parti communiste Français) et certains délégués soviétiques (notamment ilya ehrenbourg). de même, au-delà du significatif silence de walter Benjamin, les réticences exprimées par Bertolt Brecht, accusant le congrès d’oublier la lutte de classe au nom de la politique de front populaire (« camarades, réfléchissons aux racines du mal ! », s’exclame-t-il à la tribune), montrent les limites d’un rassemblement soucieux, en ces temps tourmentés, de préserver un certain consensus.

Jean-Marc lachaud

PoulantZas en alleMagne

lars bretthauer, alex gallas, John KannanKulam, ingo stützle (dir.), Poulantzas lesen. Zur Aktualität marxistischer Staatstheorie, Hambourg, VSA, 2006, 336 pages ; Alex Demirovic, nicos poulantzas. Aktualität und Probleme materialistischer Staatstheorie, Münster, Westfälisches Dampfboot, 2007, 296 pages ; John KannanKulam, Autoritärer Etatismus im neoliberalismus. Zur Staatstheorie von nicos Poulantzas, Hambourg, VSA, 2008, 352 pages.

la théorie de l’état capitaliste semble jouir d’un nouvel intérêt outre-rhin. en témoignent trois publications autour de l’œuvre de nicos Poulantzas récemment parues en langue allemande. les directeurs de l’ouvrage collectif Poulantzas lesen proposent une « lecture symptomale » de ses textes, visant à les « contextualiser » (p. 21). nous retrouvons ainsi le débat avec ralph Miliband (c. Barrow), une tentative de réconcilier l’approche de la « dérivation de l’état » avec celle qui se focalise sur la reproduction des rapports de production (J. hirsch/J. kannakulam), ainsi que des contributions traitant de la réception poulantzasienne de Foucault (u. lindner) et de gramsci (P. Thomas). ces quatre textes sont les plus stimulants du présent ouvrage, mais ils ne sauraient cacher ses lacunes, à savoir les chapitres traitant du rapport de Poulantzas à Marx et à althusser. conformément à sa réception allemande, ce dernier est

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présenté de manière terriblement réduite comme l’auteur des seuls Pour Marx, Lire le Capital et Idéologie et appareils idéologiques d’État. Par conséquent, l’al-thusser critiquant les « théoriciens de la ‘traversée’ intégrale de l’état par la lutte des classes » (« Marx dans ses limites », in Écrits politiques et philosophiques I, p. 426) et défendant la dictature du prolétariat ainsi que la destruction de l’état (22e congrès) est complètement absent. et ceci malgré le dialogue que Poulantzas entretient – pas uniquement dans son œuvre de jeunesse, comme on a désormais coutume de l’affirmer – avec la position althussérienne. une deuxième série de contributions vise des aspects théoriques particuliers. Bob Jessop démontre pertinemment qu’une actualisation du concept d’étatisme autoritaire est nécessaire et possible. nous trouvons, en outre, des remarques portant sur la matérialité et la condensation chez Poulantzas (l. Bretthauer) et traitant de sa contribution à l’analyse des classes et de la structure sociale (M. koch), du droit (s. Buckel), du temps et de l’espace (M. wissen), de la crise et de l’état (t. sablowski), des mouvements sociaux et de la « transformation radicale » (u. Brand/M. heigl) ainsi que de la démocratie (a. demirovic). ces textes manquent pour une bonne part d’originalité. Pour les lecteurs familiers de l’œuvre de Poulantzas, les longs exposés de ses théorèmes deviennent ainsi vite lassants. davantage de travail empirique – dont le manque chez Poulantzas même est pourtant critiqué à plusieurs reprises – et de confrontation théorique auraient beaucoup apporté. la troisième série de contributions se caractérise par l’application des théorèmes de Poulantzas à divers champs de recherche. sont ainsi proposés une lecture d’inspiration poulantzasienne du Capital (a. gallas), une extension sur les discussions féministes de l’état (J. nowak) – exercice imposé : avec deux contributions sur dix-huit, les auteures font défaut dans l’ouvrage – et sur l’analyse du savoir de Foucault (i. stützle) ainsi qu’une reprise des idées de Poulantzas appliquées à l’examen des instances européennes (h.-J. Bieling) et transnationales (J. wissel). or ces textes rejoignent en partie les critiques adressées autrefois à Poulantzas, à qui l’on reprochait d’apparaître trop abstrait et ambigu.

l’ignorance d’une partie importante de la discussion française dont est issue l’œuvre de Poulantzas, ainsi que l’absence de contributions s’attaquant à sa réception en grande-Bretagne (outre Miliband et Jessop, pensons notamment à stuart hall), en amérique latine (par exemple ernesto laclau) et dans les recherches économiques (comme dans la théorie de la régulation) nous laissent un étrange sentiment de provincialisme. la monographie d’alex demirovic, dont la première partie est une réédition retravaillée, peine à faire contrepoids. tandis que sa contribution à Poulantzas lesen se restreint à la discussion alle-mande (Poulantzas vs wolfgang abendroth et Johannes agnoli), son livre ne va guère au-delà d’une reconstruction et d’une critique immanente. ainsi le

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constat d’une « unité de poststructuralisme et marxisme » (p. 9) chez Poulantzas reste flou, faute d’une discussion avec des auteurs poststructuralistes. les thèses citées, issues du département de sciences sociales de l’université de Francfort, où l’auteur enseigne, lui semblent apparemment plus importantes. le premier chapitre est consacré au « cadre épistémologique et socio-théorique » (p. 22) de Poulantzas. alors que laclau a su leur adresser quelques critiques (« The specificity of the Political : The Poulantzas-Miliband debate », Economy and Society 4/1, 1975), demirovic se borne à les exposer. il s’attaque ensuite à la question des classes, en nous en faisant redécouvrir la lacune bien connue : la « détermination relationnelle des classes par la lutte des classes » (p. 43) est moins l’idée de Poulantzas qu’une reprise de la thèse d’althusser selon laquelle il faut « mettre la lutte des classes au premier rang » (Réponse à John Lewis, p. 30). les premières idées fortes de demirovic se trouvent dans son chapitre consacré à l’état. il y reproche justement à Poulantzas de courir le risque de « dissou-dre l’état […] dans les rapports de production et d’élargir leur concept à un concept vaste et ‘politisé’ de la séparation sociale du travail » (p. 72), ainsi que d’avoir négligé les questions posées par gramsci concernant la formation du bloc historique et de l’hégémonie. dans une longue discussion de la thèse poulantzasienne selon laquelle l’état capitaliste consiste dans « la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe » (L’État, le pou-voir, le socialisme, p. 141), demirovic soutient qu’il faut concevoir la structure étatique même comme une condensation des rapports de force. discutant ensuite différentes formes du pouvoir bourgeois et de l’étatisme autoritaire, la première partie du livre se clôt sur le constat que Poulantzas est incapable de saisir les « procès de dé-étatisation » (p. 174) néolibéraux. la deuxième partie est consacrée à « quelques aspects de la théorie matérialiste de l’état à la suite de nicos Poulantzas » (p. 193). l’auteur y affirme que ce dernier était capable de justifier l’autonomie relative de l’état et défend sa thèse de la séparation sociale du travail. dans le dernier chapitre, demirovic discute les théories qui essaient de prendre en compte l’internationalisation et la transformation de l’état na-tional, telles que celles proposées par Manuel castells, toni negri, etc.

allant dans le même sens, Autoritärer Etatismus im Neoliberalismus s’inter-roge sur la question de savoir si le concept d’étatisme autoritaire « présente une explication appropriée des procès actuels de transformation étatique » (p. 10). sous cette étiquette, John kannankulam saisit un déplacement du pouvoir de la sphère législative à la sphère exécutive, une fusion progressive des trois pouvoirs et une perte des fonctions des partis politiques en faveur des réseaux de pouvoir parallèles. sur fond de réconciliation entre les différentes approches théoriques, que nous avons déjà pu voir dans sa contribution à Poulantzas lesen, l’auteur soutient que « la (re-)montée de la fraction néolibérale du capital fi-

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nancier forme le principal ‘contexte (Klammer) extérieur’ avec lequel la crise du fordisme/capitalisme monopolistique fait naître l’étatisme autoritaire » (p. 94). nous retrouvons la même lacune théorique que dans les deux autres livres, mais kannankulam se rattrape néanmoins grâce à un travail empirique remarquable. celui-ci commence dans la deuxième partie du livre, qui présente la recons-truction de la libéralisation des marchés financiers et l’internationalisation de la production comme les ressorts déterminants de la mondialisation néolibérale. les analyses les plus convaincantes résident dans les troisième et quatrième par-ties du livre, qui traitent du développement du fordisme en grande-Bretagne et en allemagne, ainsi que des régimes post-fordistes dans ces deux pays. si le cas allemand, jusqu’au milieu des années 1970, confirme la thèse de l’étatisme autoritaire, les choses sont un peu plus complexes pour la grande-Bretagne, dont l’histoire démontre « le caractère limité du concept poulantzasien » (p. 221) : l’autoritarisme thatchérien cherchait justement à surmonter l’étatisme pour articuler « l’économie libre et l’état fort » (andrew gamble). Par conséquent, l’auteur reconstruit le débat britannique à partir du populisme autoritaire. il en tire des éléments qui lui permettent d’élargir sa conception de l’étatisme autoritaire, notamment l’attaque populiste des syndicats et des mouvements sociaux, ainsi que la stratégie de division sociale surdéterminée par le racisme et le nationalisme. après avoir traité des conséquences de l’ère Thatcher pour le labour Party, kannankulam consacre les deux derniers chapitres à l’allemagne depuis 1982. Bien que la structure politique et économique de cette dernière diffère de celle de la grande-Bretagne, elle fut également le théâtre d’une auto-nomisation de l’exécutif, s’opérant aux dépens de son ancrage hégémonique et donnant accès au pouvoir à la « new » social-démocratie en 1998. l’auteur conclut qu’en prenant en compte les formes spécifiques dans lesquelles s’effectue la transformation de l’état sous la droite en grande-Bretagne et en allemagne dans les années 1980 et 1990 (autonomisation de l’exécutif, élargissement de l’appareil d’état répressif, désorganisation de l’opposition et interpellation po-puliste de la nation), le concept d’étatisme autoritaire peut être conservé.

les livres présentés ici, de même que la nouvelle traduction allemande de L’État, le pouvoir, le socialisme, parue en 2002 (chez vsa à hambourg), sont les symptômes d’une renaissance du débat sur l’état capitaliste en allemagne. il ne réussira à pallier le manque de concepts dont souffre la science politique à cet égard qu’en comblant ses propres lacunes, qu’elles soient de nature théorique ou empirique. sur ce dernier point, kannankulam trace la voie à suivre.

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