600 fc / 3,50 euros numéro 61 - mars 2007 les vents … · a attiré les pirates ... a pourtant...

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Ndzuani, Ngazidja, Mwali : 600 fc / Maore : 3,50 euros / Réunion, France : 4,50 euros / Madagascar : 2.500 ariary numéro 61 - mars 2007 600 fc / 3,50 euros MILICES Les marionnettes armées de la politique MIGRATIONS Les innombrables abus de la Paf UNION Les bons sentiments ne font pas un bon gouvernement GROS PLAN Mutsamudu, la belle décadente mars 68 le réveil d’une conscience nationale Les symboles de la piraterie dans l’imaginaire collectif : perroquet et tête de mort. (DR) kashkazi www.kashkazi.com les vents n’ont pas de frontière, l’information non plus L’océan Indien occidental a attiré les pirates aux XVII èmes et XVIII èmes siècles. Retour sur une période méconnue, qui a pourtant joué un rôle essentiel dans l’histoire de la région... pirates un siècle d’utopie sans foi ni loi affaire Mohamed Aly à qui profite le crime ? Accusé de trafic d’influence passif, le directeur financier du Conseil général de Maore semble avoir été piégé. Par qui ? Dans quel contexte ? Dans quel but ? Kashkazi a enquêté en eaux très troubles.

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Ndzuani, Ngazidja, Mwali : 600 fc / Maore : 3,50 euros / Réunion, France : 4,50 euros / Madagascar : 2.500 ariary

numéro 61 - mars 2007600 fc / 3,50 euros

MILICES

Les marionnettes armées de la politique

MIGRATIONS

Les innombrables abus de la Paf

UNION

Les bons sentiments ne font pas un bon

gouvernementGROS PLAN

Mutsamudu, la belle décadente

mars 68 le réveil d’uneconscience nationaleLes symboles de la piraterie

dans l’imaginaire collectif : perroquet et tête de mort. (DR)

kashkaziwww.kashkazi.com

le s vent s n ’ont pas de f ront i è re , l ’ i n fo rmat ion non p lu s

L’océan Indien occidental a attiré les pirates aux XVIIèmes et XVIIIèmes

siècles. Retour sur unepériode méconnue, qui a pourtant joué un rôleessentiel dans l’histoire de la région...

piratesun siècle d’utopiesansfoini loi

affaire Mohamed Aly

à qui profite le crime ?

Accusé de trafic d’influence passif, le directeur financier du Conseil

général de Maore semble avoir été piégé. Par qui ? Dans quel

contexte ? Dans quel but ? Kashkazi a enquêté en eaux très troubles.

kashkazi 61 mars 2007 3

4 ENTRE NOUSLE JOURNAL DES LECTEURS

DES NOUVELLES DE... la p’tite scène qui bougeHORIZONS DIVERS erhen watada, pour l’honneurPORTRAIT TYPE aïda, la peintre

8 FAUT QU’ÇA SORTEoù il est question de dominique georges

PRESSE-PAPIER on peut toujours rêver

11 RUE DES INCONGRUSpaf : les malades et les enfants d’abord !

12 NOUVELLES DU FRONT

16 GROS PLANen lettres capitales (2/4)MUTSAMUDU

20 DÉCRYPTAGE20 ENQUÊTE l’affaire mohamed aly24 REPORTAGE au coeur des “milices” de moroni27 JUSTICE hamouro, le procès sous silence

28 IDÉESest-il possible de débattre de tout ?

31 LE DESSOUS DES CARTESles bons sentiments ne font pas un bon gouvernement

33 ALTERNATIVESle troc, retour vers le futur

34 GÉOPOdette des pays du Nord une réalité tue

44 HORS-PISTEhistoire mars 68 : le réveil national

jeu domino, la nouvelle compet’ à la modemusique le dernier album de baco

50 LES MAUX DE LA FINréflexions sur le temps qui passe

sommaire (61) Et si on regardait la réalité en face

AU-DELÀ DE LA CULPABILITÉ OU NON de Mohamed Aly, ledirecteur général adjoint au développement du Conseil général accusé par lajustice de trafic d'influence passif (lire p.20), l'affaire qui le concerne aura eu lemérite de révéler au grand jour les tensions silencieuses qui rongent la sociétémahoraise depuis des années. Des tensions que, jusqu'à présent, seuls quelquesobservateurs osaient aborder, immédiatement disqualifiés par le discours offi-ciel selon lequel "tout va bien dans le meilleur des mondes" à Maore…Longtemps, l'île sous administration française a été présentée aux nouveauxarrivants comme un havre de paix dans le monde souvent agité de l'outremerfrançais. "Ici, il n'y a pas de ressentiment entre les blancs et les noirs", nousaffirmait-on. "Ce n'est pas comme en Guadeloupe ou en Martinique, où il ya du racisme", entendait-on dans les dîners de fonctionnaires abonnés auxtropiques. Le discours officiel, teinté d'une dose extrême de réflexe paterna-liste digne de l'époque Banania, soutenait que "les Mahorais sont un peupletrès accueillant." On dit la même chose de tous les peuples du monde…quand on fait du tourisme. Car c'est de cela qu'il s'agit. Quand une poignéede "métros" tente de s'intégrer à la société mahoraise, la majorité vient pas-ser ses quelques années ici comme on se rend au Club Med : les rencontresse font en surface, les amabilités restent à l'état de politesses. Une simplequestion : combien de métropolitains peuvent dire qu'ils ont mangé chez desamis mahorais -ou des autres îles ?

Il ne s'agit pas ici de pointer des fautes individuelles : c'est le systè-me qui veut ça. Un touriste qui se rend au Club Med se laisse guider. Il en estde même pour un "métro" qui vient à Maore. Quand il arrive, il est parqué dansdes lotissements situés à l'écart des villages, calqués sur les références françai-ses ; le week-end, comme il n'a pas de famille, il retrouve ses nouveaux amisqui sont aussi ses collègues, donc immanquablement d'autres "métros",puisque la première des séparations à Maore s'effectue dans le monde du tra-vail ; dans l'administration ou le privé, les Mahorais sont bien souvent ses sub-ordonnés… Rien n'est fait dans cette société pour que ces deux cultures paressence très éloignées se rencontrent. Le sociologue David Guyot aime à rap-peler ce qui pourrait être LE symbole de cette méconnaissance commune : tan-dis que les fonctionnaires métropolitains croient que les secrétaires ou les fem-

mes de ménage mahoraises sont issues desclasses dites populaires, comme en France,ces dernières sont en fait les femmes les plusrespectées de Petite Terre et de Mamoudzou.Filles de familles bourgeoises, elles possè-dent plusieurs maisons -dont certaines qu'el-les louent à ces mêmes métropolitains- et sepayent le luxe d'avoir une femme de ménageà leur domicile. Mais qui en est conscient ?En parallèle, les Mahorais se dévoilent diffi-cilement. Des années de colonisation les ontaguerris à l'art de la camoufle. Comme leursfrères des autres îles, ils ont, pendant la pério-de coloniale, résisté secrètement. Une maniè-re comme une autre de préserver l'essencemême de leur mode de vie. Alors qu'enAfrique, on se battait à coups de slogans, puisd'armes, dans les îles Comores, c'était unerésistance tue qui s'organisait. Sourire au

m'zungu, mais n'en penser pas moins… Accepter ses règles officielles, maiscontinuer à vivre sa vie au village, là où il ne vient pas… Aujourd'hui encore,cette philosophie se perpétue. La polygamie est officiellement interdite ; celan'empêche pas les hommes de se marier avec plusieurs femmes, et les cadis decélébrer ces mariages. Les mariages doivent s'effectuer à la mairie pour êtreofficialisés ; on s'arrange avec une employée de l'état civil pour qu'elle se rendeen douce dans la maison du marié.

SEULEMENT VOILÀ, CETTE RÉSISTANCE secrète a des limi-tes. Quand les lois sont trop contraignantes, quand la marche de la société s'entrouve changée, cela devient inacceptable. Le mécontentement ne date pasd'hier. Les sautes d'humeur se sont multipliées ces dernières années. L'affaireMohamed Aly n'a été que "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase", dixitson comité de soutien. Désormais, on parle ouvertement de "résistance" (AliSaïd Attoumani lors d'une assemblée générale), on évoque "l'émancipation"(un tract distribué au début du mouvement), on remarque l'incroyable stagna-

tion ces "150 dernières années" (un intervenant lors d’une AG), on réclametout simplement "l'égalité". "Nous demandons que la justice soit la même pourtous", affirme la porte-parole du mouvement. Ni plus. Ni moins.Mais alors que cette prise de conscience -qui reste à l’état critique et ne porte pas(encore ?) les germes d’une pensée constructive- dénuée de tout (res)sentiementenvers les wazungu -on entend des discours racistes ici ou là, mais ils sont loind'être la norme-, prenait corps, les hommes du pouvoir, ceux qui profitent depuisdes années de ce système de type colonial et ont tout intérêt à le faire perdurer,ont contre-attaqué. "Ce sont des propos racistes" : ainsi en a décidé Big Brother,relayé par les médias locaux. Voilà comment on casse une révolte.

MAIS NE NOUS Y TROMPONS PAS : il ne s'agit pas là deracisme. Au contraire. Les manifestants ne réclament pas PLUS de droitspour les noirs par rapport aux blancs, mais AUTANT de droits. Ce n’est pasun combat pour la supériorité de la race, mais une bataille pour l’égalité deschances. Peut-on qualifier de racistes ceux qui s'élèvent contre un systèmeraciste ? Evoquait-on le racisme de l'ANC de Nelson Mandela quand il niaitle droit aux blancs de diriger seuls l'Afrique du sud ? Certes, la situation de Maore n'est en rien comparable avec celle de l'Afriquedu sud de l'apartheid. Il n'empêche, le système actuel oppose très clairement lesblancs aux noirs. La société multiculturelle qu'on nous vend depuis des annéesvole en éclat quand on s'intéresse de plus près au tableau de l'île. Dans les villa-ges : les blancs sont en haut, dans des lotissements modernes parfois fortifiés ;les noirs en bas, près de la mangrove. Dans les entreprises : les blancs sont enhaut, dans les bureaux ; les noirs en bas, dans l'entrepôt. Dans les administra-tions : les blancs sont chefs ; les noirs exécutent. Dans les écoles : les blancssont dans le privé ou dans les meilleures écoles publiques ; les noirs là où il ya la place. Et que dire des salaires ? D'un côté, un Smig au ralenti ; de l'autre,des primes d'éloignement exorbitantes. Au-delà du débat sur le bienfait ou pasde ces primes, une question de base aurait dû être posée depuis des années : unesociété à ce point bipolaire peut-elle perdurer ?

Suis-je raciste en disant cela ? Certes, il ne faut pas généraliser ; cer-tes, des "métros" s'intègrent pleinement à la vie locale ; certes, des Mahoraisbénéficient eux aussi des largesses de la France. Il n'empêche, le système envigueur à Maore est basé sur l'inégalité, et cette inégalité est basée sur l'originedes personnes. Mais… chut… il ne faut pas le dire. Il faut préserver la paixsociale, alors que c'est ce silence même qui la brisera. Il faut éviter les slogansraciaux, alors que le fondement de cette société est de type racial, comme tou-tes les colonies françaises le furent. Mais… chut… il ne faut pas le dire. Il fautcontinuer à vivre comme si de rien n'était. Comme si Maore, devenue pour lesderniers colons de ce monde la terre de la dernière chance, était le paradis dela mixité raciale et sociale. Regardez, il existe bien des couples mixtes ! Et mesenfants jouent avec des enfants mahorais à l’école ! Ils sont si gentils !

EN FOUILLANT DANS MES ARCHIVES, j'ai retrouvé un demes articles lorsque je travaillais à Mayotte Hebdo. Il n’a jamais été publié. Ledirecteur l'avait censuré. Trop dérangeant... En voici un extrait :

“Ce jour-là, ce n'est plus le dialogue que réclament les grévistes, c'est tout un systè-me qu'ils dénoncent. Celui de "l'apartheid économique", comme dira l'un d'eux, quirégit Mayotte depuis deux décennies. Celui qui selon eux voit ces blancs arriver,prendre les postes de décision, et toucher des salaires mirobolants, tout en réser-vant aux Mahorais un mépris digne de l'époque coloniale. Dans un tract intitulé"Halte aux inégalités sociales", Boinali Saïd résume ce sentiment. Il y dénonce "l'af-front du gouvernement qui, de plus en plus démontre sa volonté de vouloir faire desMahorais des sous-citoyens" ; il y critique ce même gouvernement qui "s'acharne àimposer aux mahorais tout le contraire des principes fondateurs de la République".Et de continuer : "Ce n'est pourtant pas l'argent qui a manqué pour la formationprofessionnelle ou continue, mais les fonctionnaires métro, enfermés dans leurcomplexe de supériorité, ont tout fait pour empêcher les Mahorais d'évoluer "car aupays des aveugles, les borgnes sont rois". Comme les grévistes qui ne cesseront decritiquer le mur qui sépare wazungu et mahorais sur l'île, il s'attaque à ces fonde-ments de la société que personne n'osait jusque là critiquer : les "mzungu land", ces"quartiers où seuls les riches fonctionnaires avec des indexations qui multiplientleur salaire par trois peuvent se permettre (de vivre)", alors qu'à quelques mètres,"les mahorais se retrouvent dans des taudis (…) mal éclairés et sans eau courante".”

C’était en septembre 2004. Rien de neuf donc sous le soleil. Mais... Chut…Il ne faut pas le dire… Jusqu’au jour où on ne pourra même plus s’entendre.

EN PRÉAMBULE

36 DOSSIERpirates, un siècled’utopie sans foi ni loi

36 après les caraïbes, l’océan indien...40 libertalia : le mythe qui fait rêver41 une utopie à creuser42 pirate, un métier d’avenir42 “j’ai subi trois attaques de pirates”

par Rémi Carayol

Mensuel indépendant de l’archipel des Comores édité par laSARL BANGWE PRODUCTION Deuxième année - numéro 61BP 5311, Moroni, Ngazidja, Union des Comores Tel. Moroni : (00 269) 76 17 97 - (00 269) 35 66 18Tel. Mamoudzou : 02 69 21 93 39e-mail : [email protected] / www.kashkazi.comDirecteur de la publication : Kamal’Eddine Saindou Rédactrice en chef : Lisa GiachinoRédaction : Rémi Carayol,Ahmed Abdallah,Naouerdinne PapamwegneCollaborateurs : Nassuf Djaïlani, Soeuf Elbadawi, Le Quotidiende la Réunion, Eric Tranois, Mohamed Toihiri, Sébastien MolinaImpression : Graphica Imprimerie, Moroni

Il faut continuer àvivre comme si derien n’était.Comme si Maoreétait le paradis dela mixité raciale etsociale. Regardez,il existe bien descouples mixtes !

A NOS LECTEURSNous vous annoncions le mois dernier la publicationdans ce numéro d’un dossier sur la prostitution.L’actualité et des raisons propres à la rédaction nenous ont pas permis de boucler à temps ce dossier,que nous vous proposerons ultérieurement.

kashkazi 61 mars 20074

entre nous le journal des lecteurs

AUJOURD'HUI, NOTRE CITOYENNETÉ D'ATTA-CHEMENT EXCLUSIF À NOTRE VILLAGE D'ORI-GINE est un anachronisme préhistorique incom-patible avec les enjeux vitaux des sociétésmodernes. Nos échecs et nos malheurs ont leursracines dans cette socioculture du nombrilismevillageois, qui éloigne l'individu des préoccupa-tions d'intérêt général et qui génère les compor-tements destructeurs de l'identification à unecommunauté de même destin. En plébiscitantMonsieur Ahmed Abdallah Mohamed Sambi,jusque là presque inconnu, dans l'élection pré-sidentielle du mois de mai dernier, le peuplecomorien a signifié sa détermination de ruptureavec une culture politique inepte, symbole d'unautre âge et responsable de notre déliquescen-ce. Et au-delà des options spécifiquement poli-tiques à prendre pour faire face aux défisactuels, une éducation de conscientisation etd'alphabétisation généralisée s'impose en condi-tion sine qua non de toute mutation.

Quel que soit le degré d'influence de ce quenous portons en nous en naissant (l'inné), dansla structuration de la personnalité de l'hommeque nous devenons, il est incontestable quenous renvoyons aussi l'image de ce que notremilieu nous a nourris (l'acquis) tant par nos réus-sites, nos échecs, que par l'expression de noscertitudes ou de nos craintes. Cette dimensionacquise de notre personnalité, faite de connais-sances transmises par la médiation de l'école,de l'apport spécifique à la culture de la familleet de l'imprégnation multiforme des coutumes,des usages, des rites et des valeurs qui singula-risent une société dans son identité et témoi-gnent du cheminement de son histoire, consti-tue ce qu'on peut appeler éducation. Celle-ci seprésente donc comme étant le résultat de cequi est souhaité pour l'insertion future de l'indi-vidu (rôle de l'école), de la continuité d'une sin-gularité familiale et de l'identification à unecommunauté de culture.

EDUCATION ET PROCESSUS D'ÉVOLUTION

Au cours de leurs vicissitudes, la nécessitéd'accession à une évolution maîtrisée et conti-nue aidant, les sociétés modernes ont fait del'école le lieu par excellence de transmission dusavoir et de l'initiation à la quête du sens, c'est-à-dire à l'éveil des sentiments de citoyenneté,d'appartenance à une communauté et d'identi-fication à l'humanité. Cette exigence de perma-nence et de performance de l'institution scolai-re dans les sociétés considérées permet aux dif-férentes générations d'établir une continuité etun enrichissement dans l'acquisition desconnaissances, ce qui offre les meilleures dispo-sitions de répondre aux attentes de progrèssocial et économique inséparables des aspira-tions des peuples. On en arrive aujourd'hui,dans les sociétés évoluées, à une situation où sedistinguent nettement deux dimensions cultu-relles : celle, institutionnalisée, qui intègre toutce qui mérite d'être transmis à la postérité et

celle, assujettie à aucune loi, naturellementaccessible à tous, de l'héritage historique etpopulaire. Dans la réalité des choses, l'émanci-pation des sociétés avancées et leur cultured'ouverture et d'innovation ne sont que lesacquis des volontés de s'extraire des routines etde la primauté accordée à l'éducation dont l'ins-titution scolaire demeure le symbole.

Progressivement, l'action émancipatrice de l'é-ducation, incarnée par l'école dans sa missionde transmission du savoir et d'agent de lacitoyenneté amène à considérer que le mériteacquis dans le travail ou par les études est seulqualifiant. Grâce à l'éveil des consciences etaux multiples interpénétrations ayant au fil dutemps facilité l'appréhension de l'universel etfaçonné l'esprit démocratique, ces sociétés ontaccédé à un niveau d'évolution qui, malgré sesinjustices nouvelles, notamment dans la répar-tition des richesses, inspire l'admiration.

LA SINGULARITÉ COMORIENNE

La société comorienne et son système éduca-tif relèvent de la difficile réalité tiers-mondis-te. Mais les handicaps spécifiques à l'insularis-me (régimes à tendance autocratique, pra-tiques mafieuses, alternances purement for-melles, individualismes exacerbés…) font quehormis quelques cas comme Maurice et lesSeychelles, qui se sont extraits avec réussite parleur ingéniosité et leur volonté des connexionsde la fatalité de l'échec, notre situation demeu-re sans aucun doute la plus désespérante desunivers tiers-mondistes. Notre état de décrépitude a atteint son seuilcritique dans l'apparition du séparatismed'Anjouan, résultat d'une sociopolitique d'abo-mination qui a généré une culture politique denégation de l'intérêt collectif. Une telle pra-tique banalisée des actes de favoritisme dansun contexte d'iniquité pérennisée, où le sort del'individu n'est plus dépendant ni de ses capaci-tés intellectuelles, ni de son savoir-faire, maisde la nature de ses relations avec les détenteursdu pouvoir, dégrade infailliblement les senti-ments d'appartenance à une entité de destincommun, logiquement garante pourtant denotre cadre de vie et de notre avenir.

Cette érosion de notre conscience identitaire,certainement déjà présente dans les processushistoriques (sultanats, colonisation) incitant auxactes d'allégeance et de soumission, excluttoute attention à des enjeux de portée collecti-ve dont celui de l'éducation et de l'institutionscolaire qui ne peuvent s'épanouir que là où lequotidien et l'avenir se conçoivent en termesd'intérêt général. Aujourd'hui, tels qu'apparais-sent nos multiples handicaps et telles que lesgénérations en âge de servir notre pays se com-portent devant la faillite générale qu'ils onthéritée de leurs aînés puis amplifiée à leur tour,il est illusoire de penser qu'il soit possible d'ac-céder sans une longue transition, elle-même

caractérisée d'incertitude, à un stade de ruptu-re avec les comportements et les pratiques quisont à l'origine de nos multiples malheurs.L'avènement d'une telle mutation, si elle devaitse produire, serait inséparable d'une inscriptionaudacieuse du concept d'éducation dans uneperspective de conscientisation qui intégreraitles milieux analphabètes dont l'accès à unniveau de représentation rationnelle du mondeet d'interprétation objective de nos probléma-tiques aiderait à la construction d'une éthiquede citoyenneté, seule capable de consacrer lalégitimité de l'intérêt collectif et d'abolir pro-gressivement les tendances au fatalisme. Certes des obstacles majeurs, telles les pra-tiques séparatistes incompréhensibles aujourd'-

hui de l'exécutif d'Anjouan, la multiplicité desnouveaux pôles institutionnels de pouvoir avecles carences d'intelligibilité des prérogatives quileur reviennent, et les féodalités constammentvivifiées par une culture de largesses et d'impu-nité en faveur de certaines catégories déjàavantagées par l'origine sociale, s'élèveraient etrendraient incertaine la mise en œuvre d'un telprocessus, sans tenir compte du coût financieret de l'investissement humain pour une telleentreprise.

LES CONDITIONS D'UNE RÉELLE MUTATION

Cependant, notre salut passe obligatoirementpar cette voie d'éveil et d'émancipation sanslaquelle les investissements de toutes sortesauxquels on aspire n'apporteraient qu'un bienêtre relatif, limité aux catégories sociales lesmoins victimes des préjugés obscurantistes etdont l'ouverture les préserve davantage du fata-lisme qui confine à l'immobilisme. Une telle éducation, qui ne sacrifierait pas pourautant la transmission des connaissances par lamédiation de l'institution scolaire aux jeunesscolarisés, contribuerait par son apport devaleurs et par l'élévation du niveau d'interpréta-tion des phénomènes qui traduisent les diffé-rents événements de la vie communautaire àaffaiblir progressivement l'emprise de l'autoritécharismatique traditionnelle à laquelle seraitopposée une vision raisonnée du présent et del'avenir, qui privilégierait la modernité.L'élévation du niveau d'appréhension des phéno-

mènes socioculturels traditionnels et des pro-blématiques socioéconomiques de la vie com-munautaire villageoise consécutive à l'actionconcertée d'alphabétisation et de conscientisa-tion généralisées conduirait progressivement àdes nouvelles formes d'interrelations plus sou-cieuses de l'intérêt général, de l'ouverture surl'extérieur et moins soumises aux déterminis-mes.

Ainsi la communauté villageoise, qui vit de sapropre légitimité historique, sortirait de sa sta-bilité défensive naturellement opposée auxchangements et s'ouvrirait à de nouvelles inter-actions dialectiques, riches en déstructurationset en structurations. Une nouvelle société, celle

qui évolue par sa vie intense faite d'oppositionset de délibérations constructives en faveur del'équilibre de la permanence et du changements'imposerait. Nous assisterions alors à l'affaiblis-sement de la normalité immanente de nos com-munautés villageoises exclusivement repliéessur elles-mêmes aujourd'hui comme hier, implo-rant sans fin la bienveillance du providentiel.

Les voies ouvrant à des perspectives de nousaffranchir durablement et en profondeur deslourdes pesanteurs de notre histoire chaotiqueet aliénante en préjugés passent impérative-ment par une singularité d'innovation pédago-gique à destination de l'immense majorité desoubliés du système éducatif colonial et post-colonnial. Car rien n'est possible autrement,sauf à perpétuer le dérisoire, le précaire et l'i-néquitable. C'est à cette seule condition que pourront s'éla-borer progressivement, grâce à la nouvelleinterprétation de nos problématiques induitepar la politique de conscientisation, des vraiespolitiques d'adaptation du système éducatif auxenjeux sociaux, contrairement à ce qui s'estproduit en raison de l'attrait de l'enseignementgénéral long, et qui a abouti à des situations depléthore dans certains secteurs et de pénuriedans d'autres.

ALI MLAMALIancien Ministre de l'éducation sous Ali Soilihi,président du Collectif pour l'Unité etl'Intégrité Territoriale des Comores

Il est toujours permis de rêver... et d’espérer

PLAIDOYER POUR UNE ÉDUCATION DE MASSE

LE PROFESSEUR ALI MLAMALI, ANCIEN MINISTRE DE SOILIHI, SOUTIENT L’ÉLABORATION D’UN NOUVEAU PROJET PÉDAGOGIQUE.

“Les voies ouvrant à des perspectives de nousaffranchir durablement et en profondeur deslourdes pesanteurs de notre histoire chaotiqueet aliénante en préjugés passent impérative-ment par une singularité d’innovation pédago-gique à destination de l’immense majorité desoubliés du système éducatif colonial et post-colonial.

kashkazi 61 mars 2007 5

le journal des lecteurs entre nous

DANS L'ÉDITION DE KASHKAZI DEFÉVRIER 2007, I. KORDJEE LANCE UNAPPEL au réveil des cadres et intellec-tuels mahorais dont il ne nous appar-tient pas de juger de la pertinence. Enrevanche, il assoit son argumentationsur une série d'affirmations sur lesfonctionnaires qui nous poussent àpublier ce droit de réponse. Le SNES-Mayotte, principal syndicat de fonc-tionnaires d'Etat de l'île entend appor-ter une mise en perspective de cespropos, à partir de l'exemple desenseignants qu'il défend.Si l'information sur l'indemnité d'éloi-gnement est juste, il est totalementfaux de dire qu'elle constitue un“avantage faramineux” compte tenude la “vie de rêve sous les tropiques”dont bénéficieraient les agents. Rappelons tout d'abord que n'importequel expatrié dans l'éducation nationa-le est mieux rémunéré ailleurs qu'àMayotte et sur une durée plus grande(6 ans contre 4). Pour ces agents pas-sés par l'Agence pour l'Enseignementdu Français à l'Etranger (AEFE),Mayotte ne constitue qu'une solutionde repli lorsqu'ils ne peuvent plusobtenir de poste.Ensuite, si on compare les conditionsde traitement, de fiscalité, de coût dela vie des TOM et collectivités d'Outre-mer, Mayotte apparaît comme la col-lectivité la moins intéressante. Si l'in-demnité d'éloignement (IE) séduit lesenseignants sur le papier, elle relèveplutôt, à l'arrivée, du miroir auxalouettes. Face à la réalité mahoraise,les collègues jeunes, célibataires ouvenant avec un conjoint ne bénéficiantpas de l'IE déchantent souvent. (...)

“Vie de rêve”, “beaucoup se bagar-rent pour rester”, dit I. Kordjee.Pourquoi alors une mutation à Mayotteest-elle plus facile à obtenir qu'àRennes ou Toulouse ? Comment expli-quer qu'un quart des enseignants quit-te l'île avant la fin de leur contrat (sta-tistiques des départs du mouvementdes mutations de cette année), renon-çant par là aux “avantages farami-neux” ? Comment expliquer qu'ils pren-nent d'assaut les avions au moment desvacances, comme d'ailleurs lesMahorais qui en ont le temps et lesmoyens ? Comment expliquer qu'unedizaine d'enseignants seulementchaque année, sur plusieurs centainesen fin de contrat, deviennent rési-dents ?Par le désenchantement et l'exaspéra-tion, en particulier face au racket sys-tématique dont ils sont l'objet : racketlégal de la distribution alimentaire(pour quelle qualité de produits ?) oudu transport aérien. Racket enfin descambriolages systématiques dont ilssont victimes.Désenchantement face à leurs condi-tions de travail : mépris systématiquede la hiérarchie qui tient à leur encon-tre des propos de la même teneurqu'I.Kordjee -cette même hiérarchie

qui les oblige à recourir au tribunaladministratif pour faire valoir leursdroits, précisément aux indemnités- ;manque de moyens matériels, locauxsouvent dégradés ; exaspération faceau sentiment d'inutilité dans l'exercicede leur mission : l'Etat français exigede préparer à des examens et diplô-mes nationaux des élèves dont lamajorité ne maîtrise pas du tout lefrançais en sixième. Savez-vous queselon une étude du Vice-rectorat,0,8 % (!) d'une cohorte de sixièmemahoraise décrochera un diplôme dusupérieur ? Alors le Vice-rectorat mani-pule les notes aux examens, fait pres-sion dans les établissements pour qu'el-les soient relevées. Tout cela pour ren-dre le constat moins catastrophique.

Comment alors s'étonner du nombreinsuffisant de cadres mahorais ? C'estpar des concours nationaux que lesfonctionnaires d'Etat sont recrutés. Ilexiste des concours internes, desconcours réservés aux non titulaires.Combien de Mahorais s'y inscrivent ?Combien réussissent ? Qu'on ne s'ytrompe pas, les enseignants sont les

premiers à souhaiter que le plus grandnombre possible de Mahorais intègreleurs rangs. Ce qu'ils constatent à leurarrivée sur l'île, c'est qu'un très petitnombre d'élèves soutient la comparai-son en terme de niveau avec leurscondisciples métropolitains. C'est aussique des établissements métropolitainscommencent à refuser les jeunesMahorais, échaudés par des taux d'é-chec de 100 %. Désenchantement etexaspération…Ces mêmes fonctionnaires les ontexprimés dans la rue de septembre àdécembre. Ils ont dû attendre 4 moispour obtenir une table ronde sur l'édu-cation, sans qu'elle se soit encoreréunie. (...)Bien sûr, tout n'est pas sombre àMayotte - loin de nous l'intention d'y“porter systématiquement un regardnégatif”. Bien sûr, l'île est belle. Biensûr, les enseignants sont loin d'y êtreles plus malheureux et encore moins sion élargit le cadre à la région, maisc'est au regard de leur situation métro-politaine que doit aussi s'apprécier lalégitimité des indemnités. Celles-ci ontsurtout pour but de maintenir leur

standard de vie. Les enseignantsacceptent d'exercer leur mission à plu-sieurs milliers de kilomètres de chezeux, de leurs proches, de leurs repè-res. Ils savent qu'ils ne pourront se ren-dre en métropole qu'à un prix prohibi-tif. Ils devront s'adapter à une autreculture, enseigner à des élèves qui lescomprennent difficilement. Il leur fau-dra supporter un climat particulière-ment éprouvant même pour des collè-gues ayant connu la Guyane oul'Afrique. Imaginez ce qu'il peut enêtre pour qui n'a vécu qu'en Europe…Une vie de rêve, en effet…

Sans parler de sacrifice, pourquoiviendraient-ils s'il n'y avait pas unattrait financier ? Pour la qualité de lanourriture vendue dans les supermar-chés ? des logements ? le soutien indé-fectible de la hiérarchie ? l'accueil cha-leureux d'Ismaël Kordjee ? Pourquoiviendraient-ils alors que nombre dediplômés mahorais préfèrent vivre enmétropole ?Il nous semble que, dans sa lettreouverte, I. Kordjee cherche à attribuerà l'ensemble des fonctionnaires des

traits de mentalité, des pratiques etdes intentions qui sont le fait de l'oli-garchie administrative du Conseilgénéral, de la préfecture, du Vice-rec-torat qu'il a l'habitude de fréquenter età laquelle il appartient. Il cherche parlà à semer la division au sein descitoyens français de Mayotte en dres-sant les Mahorais contre les fonction-naires consciencieux, attachés audéveloppement de l'île mais désempa-rés par l'incompétence et l'absence depolitique cohérente de leur hiérarchie.Pour quels motifs ? Ce n'est pas à nousd'en juger. En revanche, la penséed'I.Kordjee nous apparaît parfaitementcolonisée par des lieux communs etdes contre-vérités bien métropolitainssur les fonctionnaires, tenant à la foisdu dépliant touristique et du café ducommerce. Il considère qu'il s'agit làd'une base solide pour un réveil intel-lectuel mahorais. Nous en doutons for-tement et nous le regrettons.

SNES-MAYOTTESyndicat national des enseignants du second degré

En réponse à l’appel d’Ismaël Kordjee publié le mois dernier (“Intellectuels et cadres, il est temps de se réveiller”, Kashkazi n°60)

“VIE DE RÊVE” ? PAS VRAIMENTSELON LE SYNDICAT NATIONAL DES ENSEIGNANTS, LA VIE N’EST PAS TOUJOURS FACILE POUR LES FONCTIONNAIRES MÉTROPOLITAINS À MAORE.

DEPUIS PLUS DE 10 ANS, NOTRE PAYS TRA-VERSE UNE DES PÉRIODES LES PLUS DRA-MATIQUES DE SON HISTOIRE. Sur le plansanitaire, cette situation catastrophique estvisible dans la rue, sur les visages et encoremieux devant un lit d'hôpital.Notre système sanitaire est devenu obsolè-te. On nous avait fait croire (sans nousconvaincre d'ailleurs) qu'on pouvait guérir lepays en organisant des ateliers, des séminai-res, des campagnes de sensibilisation et enmettant des banderoles partout. Aujourd'hui nous constatons que cela estfaux, il ne peut pas y avoir de santé sanshôpital. L'hôpital doit redevenir l'élémentcentral de toute notre politique de santé,sinon le pire est à venir.

Actuellement, l'hôpital El Maarouf (ex-hôpi-tal de référence nationale) est gravementmalade : pas un litre d'oxygène donc impos-sible de faire une anesthésie donc impossi-ble d'opérer. Le bloc opératoire ne fonction-ne plus, la radiologie et le laboratoire agoni-sent, les conditions de travail, de vie etd'hygiène y sont devenues dangereuses pour

les malades et le personnel. Le personnel qualifié (médecins, infirmiers,sages-femmes) ne pense qu'à le quitter pourtravailler ailleurs et les charlatans commen-cent à y prendre place. Pour se dédouaner, les autorités accusent lepersonnel, surtout les médecins, comme sil'hôpital leur appartenait. A côté de cela, lesmaladies de la misère reviennent au galop :la tuberculose regagne du terrain, la typhoï-de redevient épidémique et la menace ducholéra n'est pas aussi éloignée qu'on lecroit. Nous ne cherchons pas à faire peurmais c'est la réalité sanitaire de notre paysqui fait peur.

Il faut que les Comoriens comprennent quele médecin, quelles que soient ses capacitésintellectuelles et sa volonté de soigner lemalade et de servir son pays, n'est rien d'au-tre qu'un “ouvrier qualifié” et que laréflexion et la mise en œuvre de la politiquesanitaire d'un pays relèvent de l'autoritépublique. L'hôpital n'appartient pas auxmédecins.Nos autorités d'hier et d'aujourd'hui ont fait

le choix du budget de la santé parmi les plusbas du monde et ils ont orienté le peu deressources qu'il y a vers la “santé politique”,nous disons bien santé politique et non santépublique. Sous prétexte qu'il vaut mieuxprévenir que guérir, aujourd'hui on ne peutrien soigner. Tout le pays subira les consé-quences de ce choix pendant encore desannées.

Après plusieurs rencontres avec les autori-tés de tout bord, d'hier comme d'aujourd'-hui, et après avoir constaté l'échec de notredémarche, nous avons donc jugé utile deprendre les Comoriens à témoin pour quedemain, personne ne puisse dire “je nesavais pas”. Ce pays est plein de dirigeants,il est temps d'avoir des responsables.

YOUSSOUF MAHAMDOUChef de service ORL et Chirurgie cervico-faciale, président de la commission médicale et soignante de l’hôpital El-Maarouf, Moroni

La situation est grave dans l’Union

LORSQU’IL N’Y A PLUS DE SANTÉ, À QUOI SERT LE RESTE ?

Y.MAHAMDOU LANCE UN CRI D’ALARME, POUR QUE PERSONNE NE PUISSE DIRE : “JE NE SAVAIS PAS.”

kashkazi 61 mars 20076

entre nous les gens

"Si je devais me fairephotographier, ce seraitdans un bangwe [uneplace publique, ndlr]". AïdaChouzour, ne pouvait trouvermeilleure icône de la Comorienneaffranchie du poids social que cetteposture d'intrusion dans un espaceexclusivement réservé aux hommes. Laforce de la symbolique ne fait pourtant pasd'elle une féministe. Sa quête d'identité passepar des voies intérieures, presque mystiques,auxquelles seule l'image peut conduire.L'image comme révélateur de message : voilàle déclic que lui a révélé son premier coup decrayon sur le blanc immaculé d'une feuille dedessin, sur les bancs du collège. Passion oudon ? Aïda ne s'est pas posé la question,

comme elle ne se préoc-cupe pas de savoir àquelle chapelle artistiqueappartient son oeuvre."Je ne peux pas dire quec'est de l'art abstrait ouautre, ce qui m'importece sont les émotions etles sentiments que j'es-saie de restituer à partirde ces tableaux", dit-elle. Des années d'un tra-vail discret, somme d'unparcours de vie person-nel et d'observations de

la société qui l'a vue naître et mûrir, ont rendupossible la symbiose entre l'artiste et sonœuvre. "C'est une histoire, des moments, unvécu quotidien qui ressortent de ces tableaux.C'est ma personnalité que j'exprime."L'on comprend alors pourquoi Aïda a long-temps hésité à exposer. Si elle avait besoind'adhérer à une association de peintres pourobtenir un regard extérieur sur son travail,elle devait surtout franchir la marge sociale

en tant qu'espace de confinement de lafemme comorienne. Car pour elle, "exposer,c'est se révéler", s'inviter dans le bangwe,investir l'espace public, ouvrir le champ deslibertés. C'est fait. Depuis le 10 février, Aïda exposeses toiles dans un café de Moroni (1). Unedizaine de tableaux sur un support en bois.Somme d'objets de récupération. Un bout debrosse à balai, un morceau de tissu chiro-mani, des bouts de verre brisés sur fondnoir ou marron, un coup de pinceau qui faitsurgir une fillette enchaînée au dessous dusigle de Aids (association de lutte contre leSida) : chaque tableau est une scène, unehistoire à laquelle on accède via une petitelégende posée sur un morceau de papierblanc. "Pensifs, plaintes, une façon de vivre,confidences pour confidences, drapeaublanc." Messages tout aussi méditatifs queles sentiments mélangés de tristesse, de cha-grin, d'angoisse, de révolte … Miroir d'une"société de sous entendus, d'une culturequ'on nous impose et qui empêche d'expri-mer ce que nous sommes".

FACE À CETTE SOCIÉTÉ qui se réfugiedans le(s) carcan(s), Aïda a trouvé dans lapeinture à la fois le bouclier qui la préserveet la lance qui exprime sa "révolte" au-delàdes mots. "J'extériorise les choses au lieud'en parler. Je préfère être une femme quipeint, qu'une femme qui fait le grand maria-ge. J'espère que d'autres femmes vont s'ymettre parce qu'on a plus de choses àdécouvrir avec la peinture qu'avec le grandmariage." Se défendant de tomber "dans lesclichés du féminisme", l'artiste se délecte devoir "les gens surpris que ce soit une femmequi a fait ces tableaux". Regarder la femmeautrement que par la lucarne de la sociététraditionnelle. Et si c'était au fond le messa-ge de Aïda ?

KES

(1) Jusqu'au 10 mars, au Café des Ecoles, boulevard de la République populaire de Chine,Moroni.

des nouvelles de...

n’gaya, la petite métisseL’association La p’tite scène qui bouge publie un livre musical pour enfants. L’histoire de N’gaya, fille métisse de Maore...

portrait type

Aïdadu crayon au bangwe

“IL ÉTAIT UNE FOIS UNE ÎLE QUIS’APPELLAIT MAYOTTE. Danscette île de l’océan indien, il y aune jeune fille étrange... Elles’appelle N’gaya. Les enfants l’ap-pellent aussi double face ! Elle estblanche comme la neige des paysdu grand froid avec des cheveuxlisses et doux. Une m’zoungoucomme on dit ici. Mais aussiétrange que cela paraisse, elle estaussi mahoraise. Elle a de bellestresses toutes noires et une bellepeau couleur chocolat, comme lesafricains de là-bas (...) Une vraiepetite métisse !”

Au fil des pages du livre et desplages du CD fourni avec, N’gaya,mi-blanche mi-noire, nous entraî-ne dans la brousse mahoraise. Unesorte de petit paradis s’ouvre aulecteur, qui peut se faire auditeur.Les sons d’ambiance -la mer quivient mourir contre le sable, lescris de la forêt comorienne- et lavoix enjouée d’Isabelle LeGuénan, qui accompagnent lesdessins d’Estelle Degioanni, nouscontent plus qu’une simple histoi-re. “Coquine, N’gaya aime fairela fête avec les shetwan”, affirmeIsabelle Le Guénan, la scénaristequi a fondé l’association La p’titescène qui bouge à Maore.Un jour, ces esprits malins vien-nent faire la fête chez elle, mais

elle n’est pas là. Ils coupent lesarbres pour faire un feu, boiventet jettent leur canettes par terre.Quand elle revient de la rivière, lepaysage est dévasté. L’eau necoule plus. Le paradis s’estenfuit... “Elle pleure toutes les larmes deson corps. On entend résonner sespleurs dans tout Mayotte cartoute la nature pleure avec elle.Personne ne pourrait l’aider. -Mais si ! Il existe quelqu’un quipeut m’aider, Boina Wassi, M.Toulémonde, le grand magicien, lesage du village.”Lui fera revenir l’eau, non sans luiavoir expliqué que “si elle veutvivre avec les choses du mondemoderne, il faut qu’elle s’organiseavec les poubelles”, résumeIsabelle. N’gaya organise alors le village. “-TOUT RAMASSER chante Ngaya- DANS LA POUBELLE chanteMonsieur Toulémonde.- EWA répondent en rythme lesvillageois.- TOUT RAMASSER reprend N’gaya.- DANS LA POUBELLE reprendMonsieur Toulémonde.- C’EST ÇA répondent-ils tous encoeur en ramassant les ordures.”

Ainsi reprend la vie au paradis deN’gaya, sur cette chanson célèbreà Maore, que continuent encore

aujourd’hui à chanter les enfants.C’est que l’histoire de N’gayaremonte à quelques années,lorsqu’Isabelle Le Guénan avaitmonté une pièce de théâtre surune commande du vice-rectorat.L’idée de diviser le visage deN’gaya en deux, “afin qu’elleparle à tous”, et 210 représenta-tions plus tard, la chanson faitfigure de classique chez lesenfants. “Le succès de l’histoirem’a donné l’idée d’en faire unlivre, avec une bande sonore”,explique Isabelle Le Guénan.M’toro Chamou pour la musiqueet Estelle Degioanni pour les des-sins ont été mis à contribution. Lamaison Coccinelle édition est néepour l’occasion, et devrait pour-suivre sa route. “J’envisage decontinuer les histoires deN’gaya”, affirme Isabelle. N’gayachez les métisses, N’gaya à lamontagne... Et peut-être N’gayaau cinéma : depuis quelques mois,quatre étudiants en dessin animétravaillent à l’adaptation de l’his-toire de la petite fille métisse surgrand écran. Une démonstration adéjà été produite, afin de présen-ter ce qui sera, d’ici trois ans, uncourt-métrage de 26 minutes.

RC

N’gaya, petite fille de Mayotte,Coccinelle éditions, 2007

DANS son salon, il contemple le superéquipe-ment qu'il n'a jamais utilisé au combat.

Le lieutenant Ehren Watada s'apprête à le restituer à l'ar-mée. Celle-ci a décidé de le traduire en cour martiale. Il n'ya rien là de personnel : l'armée fait ce qu'elle a à faire,comme Watada. Il y a sept mois, lui-même a fait ce qu'ilpensait avoir à faire, devenant ainsi le premier, et le seul,officier des Etats-Unis à refuser publiquement d'êtreenvoyé en Irak. Sa conscience l'avait rattrapé, dit-il. Il pen-sait que cette guerre était illégale et immorale et il ne vou-lait pas y participer. Watada a voulu démissionner ; l'armée le lui a respectueu-sement refusé. Il s'est dit prêt à combattre en Afghanistan ;l'armée a encore refusé - un soldat ne peut pas choisir l'en-droit où il combat. Pendant que son unité partait en Irak,Watada est resté au pays pour affronter les conséquencesde son geste. L'armée s'est sentie obligée de réagir violem-ment. Watada, 28 ans, est accusé de refus de rejoindre sonaffectation et de deux actes de "conduite incompatible avecle statut de militaire" pour s'être exprimé en public contrela guerre et contre l'administration Bush. Son procès acommencé le 5 février (...). Watada n'est pas petit, mais pasgrand non plus. Certainement pas aussi grand que le sym-bole qu'il est devenu pour le mouvement antiguerre, qui afait de lui un héros. Il n'affiche pas non plus le côté pleur-nichard dont les associations favorables à la guerre l'ontaffublé en le traitant de lâche. "Je n'ai pas peur d'aller mebattre”, affirme-t-il. “Je ne suis pas un pacifiste. Mais jerefuse de participer à une guerre que je juge criminelle.”Watada se considère comme un patriote qui s'est involon-tairement retrouvé pris dans un dilemme moral qu'il n'au-rait jamais imaginé quand il a enfilé un uniforme pour lapremière fois, il y a dix-huit ans.

(...) Dès l'âge de 15 ans, il se doutait vaguement qu'il fini-rait dans l'armée. En 2003, après avoir obtenu son diplômeà la Hawaii Pacific University, il est entré dans un bureaude recrutement de Honolulu. Après une école d'officiers, ila rejoint sa première affectation en Corée, où il a été trèsbien noté par ses supérieurs. Son chef de bataillon leur par-lait souvent longuement de l'importance capitale de la pré-paration. "Il nous disait : 'Si vous ne savez pas tout ce qu'ilfaut savoir sur votre mission, vous manquez à vos devoirsenvers vous et envers vos hommes'”, raconte Watada. “J'aipris cette leçon à cœur." Du coup, quand il a été affecté àFort Lewis, au début 2005, en vue d'un déploiement enIrak, il a fait son boulot : il s'est employé à savoir tout cequ'il fallait savoir sur l'Irak. Il a lu des livres, parlé à desanciens combattants, dévoré les articles des médias. Ala fin 2005, il était convaincu que le gouvernement Bushavait délibérément manipulé les informations fournies parles services de renseignements pour justifier l'invasion etque le Congrès avait donné son approbation à la guerre ense fondant sur des mensonges. En janvier 2006, il écrivit une lettre de démission et leprocessus s'est inexorablement enclenché pour atteind-re le point où on en est aujourd'hui. Depuis que sonunité est partie, il est confiné à des tâches administrati-ves à Fort Lewis. Il tire beaucoup d'encouragement dusoutien discret qu'il reçoit des soldats. Pas des chosesqui se voient, dit-il, mais des hochements de têteapprobateurs, des regards entendus, des remarquessubtiles sur le fait de rester ici et de garder la tête haute.Et il se dit que peut-être qu'il y a beaucoup de gens por-tant l'uniforme qui pensent comme lui.

TOMAS ALEX TIZON (Los Angeles Times)

horizons divers

Le refus de combattre, une question d’honneur

“Je préfèreêtre unefemme quipeint qu’unefemme quifait le grandmariage.”

Il s’appelait Ibrahim Ali

“ 21 février 1995-21 février 2007. Cela fait déjà 12 ans que Ibrahim Ali est mort, ilavait 17 ans et aimait la musique. Il a eu, cette nuit là, dans les environs de 22heures 30, la malchance de croiser sur son chemin des racistes, des lâches… des

colleurs d'affiches du Front National (FN), le parti de Jean-Marie Le Pen, armés de pisto-lets de gros calibre. La France était en pleine effervescence électorale comme c'est le casactuellement ! Curieusement, aucun média national n'a fait allusion à cette commémora-tion. Pourtant, il le fallait car la mort d’Ibrahim Ali survenue le 21 février 1995 àMarseille traduit la honte de la République et illustre la montée du racisme ainsi que l'in-tolérance d'une minorité de Français.Ibrahim Ali était un jeune français de filiation et de naissance même s'il était noir. IbrahimAli était un jeune français de filiation et de naissance même s'il était issu de parents origi-naires des Comores. Il était fier de l'être et était très attaché à SA Marseille.Ibrahim Ali est mort d'une mort terrible, exécrable et gratuite. Cette nuit là, souvenons-nous bien, après la fin de leur répétition musicale, Ibrahim Ali et deux de ses amis dugroupe B. Vice courraient pour ne pas rater le dernier bus. Hélas ! Des colleurs du FNétaient là. Ils lui ont tiré une balle dans le dos. Quelques minutes après, il s'est écroulé etne s'est plus relevé. Le motif de cet assassinat n'est autre que sa couleur de peau. Il s'agiten fait d'une mort au faciès ; d'un reniement de la différence entre les citoyens français ausein de la République. Le racisme et l'intolérance ont tué ce jour là un jeune qui n'avaitpour défense que ses bras ouverts à la vie. Quel gâchis et quelle honte !”

HALIDI ALLAOUI

kashkazi 61 mars 20078

fqs faut qu’ça sorte

LE CHIFFRE QUI TUE

12.000Soit le nombre de reconduites à la frontière que vise la pré-fecture de Maore pour l’année 2007. Il s’agit du même objectifque l’année dernière, objectif qui a été allègrement dépassé avec,selon les données officielles, 13.253 reconduites en 2006. Cette poli-tique a abouti à des bavures de la part des forces de l’ordre,ainsi qu’à de nombreuses entorses aux droits de l’Homme.

LE GRAND ÉCART DECHIRAC EN AFRIQUE DU SUD

QUAND UN HOMME VIEILLIT, IL A TEN-DANCE À SE REMÉMORER les bons souve-nirs et à oublier les mauvais. Quand unhomme meurt -ici politiquement-, raressont ceux qui osent rappeler ses fautes.Jacques Chirac, en passe de laisserl'Elysée à un ou une nouveau ou nouvelleprésident(e), n'échappe pas à ces deuxrègles. Lors du dernier sommet France-Afrique de Cannes, officiellement organi-sé pour démontrer l'amour du présidentfrançais pour ce continent, il n'a pas hési-té, bien aidé par la presse nationale qui arelayé l'ineptie sans franchement l'analy-ser, à se faire passer pour l'ami des

Africains. Ce quin'est pas une minceaffaire pour celuiqui a soutenu pen-dant des décennies-il continue encore-les régimes dictato-riaux d'Eyademapère et fils au Togoou de Bongo auGabon (entre aut-res), qui a poursuivila politique néo-coloniale de sesprédécesseurs,notamment engérant depuisl'Elysée l'action dela France enAfrique -alors qu'el-le devrait être cha-potée comme pourles autres conti-

nents par le ministère des Affaires étran-gères-, et qui a récemment soutenu mili-tairement le président tchadien, HissèneHabré, malgré l'impopularité dont il jouitauprès de la grande majorité de la popu-lation de ce pays.

Mais le plus fort se trouve dans le livrequi lui est consacré par le journalistePierre Péan, L'inconnu de l'Elysée(Fayart, 2007), une sorte d'hommagequasi-posthume en forme de confes-sions intimes. Dans cet ouvrage,Jacques Chirac affirme qu'il a été“militant de l'ANC de Mandela depuisla fin des années 60, le début desannées 70” et qu'il a “été approché parHassan II, le roi du Maroc, pour aiderau financement de l'ANC.” Soit. On n'en

doute pas. Mais une affaire, révéléerécemment, laisse perplexe quant auxconvictions anti-apartheid du futur ex-président, ou du moins dans leur appli-cation. Une broutille qui, indique lesite d'informations Bakchic (www.bak-chich.info), a consisté en la livraisond'armes au régime de Pretoria -en vio-lation d'un embargo onusien décrété en1977 sur la vente de matériel militaireà l'Afrique du Sud-, par son gouverne-ment, entre 1986 et 1988.“En 1986, c'est une quasi lune de mielque vivent la France et le régime dePrétoria”, décrit Laurent Léger dansTrafic d'armes, enquêteurs sur lesmarchands de mort (Flammarion,2006). Outre la maintenance des Mirageet de tout le matériel aéronautique,Aérospatiale, une entreprise alorsnationalisée, aurait livré à cetteépoque des hélicoptères de combatsSuper Puma au régime raciste. Lademande, émise en 1985 par l'arméesud-africaine, se serait matérialisée àpartir de 1986, à la suite de multiplesréunions parisiennes classées “top sec-ret” entre l'entreprise publique françai-se et Armscor, l'agence d'armementspringbok.

Les comptes rendus de ces rencontress'avèrent fort intéressants, note le sited'informations. Notamment cellesdatées du 16 avril 1986. “Avec HenriMartre [alors PDG d'Aérospatiale], JeanPicq [et quelques autres] sont les seulsà être au courant de l'ensemble desactivités d'Aérospatiale avec l'Afriquedu Sud”. Un certain Jean Picq qui a étédirecteur financier d'Aerospatiale,avant d'être bombardé en 1986...conseiller technique auprès du Premierministre Jacques Chirac pour les ques-tions de Défense. Désormais président de chambre à laCour des comptes, Jean Picq nie touteintervention dans le dossier. Reste que“les responsables d'Aerospatiale ont puexporter environ 50 hélicoptères enkits, sur quelques années” versl'Afrique du Sud. Et ce, “avec le feuvert- au moins implicite- du cabinet duPremier ministre en poste à l'époquedes premières négociations, JacquesChirac”.

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MADAME EST PRESSÉERIEN MOINS QU'UN COUP de poing etun coup de pied… Le gendarme duDépartement national de la protectiondu territoire et de l'Etat comorien, qui aeu le malheur de demander à l'épousedu Consul de France à Moroni de bienvouloir attendre son tour, en a étévigoureusement remercié ! Selon unesource bien informée, Madame se trou-vait à l'aéroport et souhaitait effectuerles formalités de sortie du territoire leplus rapidement possible. Impatientéede ne pas voir son cas traité en priorité,elle aurait tout bonnement frappé l'a-gent avant de passer devant lui etd'embarquer comme si de rien n'était.Le gendarme n'a pas osé réagir sur lecoup et s'est contenté de dresser unrapport à ses supérieurs hiérarchiques…On imagine à peine ce qui arriverait àun Comorien qui traiterait un gendarmefrançais de la sorte !

COCKTAILMAYOTTE ÉCO N°69, DATÉ DU 9 FÉVRIER 2007. En marge d'un dossier sur le vin pro-posé par le supplément de Mayotte hebdo, ce bout de phrase : “Quelle surprise devoir, par hasard, lors d'un cocktail qui sied à la vie de journaliste (...)” Ainsi, à encroire Mayotte hebdo, le cocktail est au journaliste ce que la scie est au menuisier, lebagout au vendeur de voiture et le cric au conducteur de taxi moronien. Ben voyons ! Une enquête réalisée par TNS-Sofres dévoilait récemment que la moitié seulement desFrançais pense que les choses se sont passées comme on le leur raconte dans les jour-naux ; et les deux tiers jugent que les journalistes ne sont pas indépendants des pou-voirs politiques ou économiques. Forcément, s'ils passent leur temps dans des récep-tions de la haute…

RESPECTA L'OCCASION DE SON DÉPART de Maore, lepréfet Jean-Paul Kihl n’a pas seulement mul-tiplié les réceptions, il a aussi évoqué sesdeux années passées sur l'île. Sur ses rap-ports avec la presse, il a déclaré auxNouvelles de Mayotte : “Je pense qu'ils ontété bons. (…) Je suis respectueux de laliberté de la presse mais quand parfois jen'étais pas d'accord, je le disais.” C'est cer-tainement dans cette logique que son admi-nistration a sans cesse refusé (et elle conti-nue) de donner des informations voire derépondre aux journalistes de Kashkazi, sousprétexte qu'il s'agit d'un journal “étranger”…

ÉCHEC ET MATC’EST LE VICE-RECTEUR QUI PARLE aucours d’une rencontre avec les représen-tants du Syndicat des enseignants : “Laqualité de l’enseignement, c’est le maît-re, pas l’environnement.” Autrement dit :si échec il y a -et il est de plus en pluspatent affirment nombre d’enseignants,contredisant ainsi la propagande du vice-rectorat relayée par certains médias- c’estuniquement à cause des instituteurs. Pasquestion de pointer du doigt les contenuspédagogiques souvent inadaptés, les lieuxd’apprentissage délabrés, ou encore l’ab-sence réelle d’implication des parents. Pasquestion non plus d’évoquer, pour expliquerces difficultés, le fait que la langue mater-nelle des élèves n’est pas celle qu’ils par-lent en classe. Non. Rien de tout cela n’estla cause de l’échec. Dormez en paix...

POUPÉ NINJAPARENTS, VOUS NE SUPPORTEZ PLUS LECARTABLE rose que vous réclame à chaquerentrée votre chère fille ? L'indécente cheve-lure blond peroxydé de la poupée Barbie,imprimée sur ces sacs made in China, vousindispose ? Soyez heureux : un industrielmalin a pensé à vous en remplaçant cetteicône furieusement occidentale par une pou-pée bien comme il faut, le front ceint d'unsage foulard noir… mais les yeux aussi bleuset les joues aussi roses que sa blonde rivale.Les stéréotypes seraient-ils universels ? On attend toujours le cartable orné d'unepoupée noire aux cheveux tressés. A croireque le marché ne serait pas assez porteur, oule symbole pas assez idéologique…

EXPERTLUNDI 26 FÉVRIER, LES MAIRES deMaore manifestent dans les rues deMamoudzou pour crier leur méconten-tement général quant au manque demoyens et à l’attitude qualifiée desourde de la préfecture. Mais le sujet leplus sensible est selon eux le logementsocial, au point mort depuis deux ans.Principale cible : le LATS (Logement àaccession très sociale), qui selon euxexclut les Mahorais. De nombreusespancartes hostiles à ce nouveau pro-gramme sont de sortie. L’une d’elleretient l’attention plus que les autres.Pas vraiment pour son message -“Nousdemandons l’abrogation pure et simplede l’arrêté préfectoral instituant leLATS qui ne profite qu’aux étrangers”,mais plutôt pour celui qui le brandit :Moussa Madi, le maire de Bandrele quiavait fait incendié des cases de sans-papiers en 2003, à Hamouro. C’estqu’en terme de logement des “étran-gers”, il en connaît un rayon...

kashkazi 61 mars 2007 9

faut qu’ça sorte fqs

ON PEUTTOUJOURS RÊVER

L’AUTRE JOUR, EN LISANT LEMAHORAIS N°136 daté du 27 février,notamment l’article “Que justice soitfaite” signé M.M., j’ai rêvé à une let-tre ouverte adressée à son directeurde la publication. Une lettre écritepar la profession qui, scandaliséecomme elle l’a été -en partie- lorsde la mise à pied de DominiqueGeorges (lire ci-contre), se seraitregroupée pour dire “halte” aux abusde ce journal. Une lettre qui ressem-blerait à ceci...

Monsieur le directeur de la publica-tion du Mahorais, le journal-qui-ne-soutient-en-aucun-cas-le-député-Mansour-Kamardine-dans-sa-quête-à-la-réélection, nous vous adressons aunom de la profession de journalistecette lettre car nous nous inquiétonsde vos agissements.Dans un article signé M.M., intitulé“Que justice soit faite”, consacré àl’affaire Mohamed Aly, votre journa-liste a, à notre sens, dévoyé la fonc-tion de journaliste qui, s’il peut s’en-gager dans des combats, doit aumoins se donner la peine de s’infor-mer de part ET D’AUTRE. L’article enquestion prête au comité de soutienà Mohamed Aly des écrits “racistes”et “xénophobes”. Or ces écrits (passi racistes que cela d’ailleurs) n’onten rien été signés par le comité : cene sont que des tracts anonymes,desquels s’est d’ailleurs démarqué lecomité. Mais cela, vous ne pouviezpas le savoir, puisque lors de laconférence de presse organisée parle comité le 27 février, aucun de vosjournalistes n’était présent.Le même article affirme que lecomité a été mis en place par “unpetit groupe de personnes”, quand ils’est créé à la suite d’un rassemble-ment qui a réuni plus de 200 agentsdu Conseil général -et d’autres admi-nistrations. Mais là aussi, commentauriez-vous pu le deviner : nous n’a-vons pas eu la chance d’apercevoirvos journalistes ce jour-là. Noustenons d’ailleurs à préciser quedurant les deux semaines de mobili-sation au Conseil général, pas uneseule fois nous n’avons eu le plaisirde vous côtoyer, alors que LeMahorais a fait sa une à deux repri-ses sur ce sujet. Mais peut-être pos-sédez-vous vos informateurs ailleurs.C’est tellement plus confortable d’é-viter les mouvements de foule et dene pas avoir à assumer ses écrits...Plus loin, on peut lire un compte-rendu de l’audience de la chambred’instruction -jeudi 22 février- quidevait statuer sur la libération ounon de Mohamed Aly. Quelle surpri-se ! Car ce jour-là, encore une fois,aucun représentant du Mahorais nes’est montré. Immanquablement,travailler à distance dans cette pro-fession aboutit à quelques impréci-sions, comme celles-ci : “La salled’audience avait été interdite d’ac-cès à tout public pour éviter toutincident. Les forces de l’ordreveillaient ardemment donc à l’appli-cation de ses règles” (dans un soucide précision, nous conservons vos

fautes d’orthographe, monsieur ledirecteur). Ces deux phrases n’ontaucun sens pour ceux qui étaient surplace. D’abord parce que le huis closn’avait pas été demandé à cause dessoubresauts que l’affaire provoque,mais bien parce qu’il s’agit de larègle pour ce genre de procédure.Ensuite parce que les forces de l’ord-re, quasi inexistantes (il y avait troisagents) n’ont pas eu à intervenir, vule faible nombre de “spectateurs”.Mais l’objectif visé -faire croire quela foule se faisait menaçante enversla justice- est atteint.Ces manquements flagrants à lapratique journalistique ne nousdérangeraient pas outre mesure (àvrai dire, nous y sommes habitués)si cet article n’avait pour objectiffinal de délégitimer un mouvementauquel jamais vous n’avez donné laparole, et de se positionner en don-neur de leçon, voire en porte-paroledu pouvoir. Nous ne vous ferons pasl’affront de vous rappeler le rôle deCONTRE-POUVOIR de la presse, maiscomment pourrions-nous cautionnerdes phrases (issues du cerveau dujournaliste, et non du procureur) dutype : “La justice traite de la mêmemanière les noirs, les blancs, lesjaunes... sans discrimination racialeet sans favoritisme” ou encore :“Comment une arrestation arrive-t-elle à faire perdre l’esprit de ceuxcensés montrer l’exemple de labonne attitude à adopter”. Qui estl’auteur de ces lignes pour affirmerceci ?Enfin, cet article n’aurait sûrementpas provoqué notre ire s’il n’avait eul’impact qui fut le sien. Son méprisvis-à-vis du comité de soutien a eneffet logiquement accouché d’unnouveau tract dénonçant les pseudo-journalistes de Maore. Un tract qui,il faut le dire ici, est d’une justesserare. Seul problème : il englobe toutle monde. Le résultat est là : l’arti-cle que vous avez publié, monsieurle directeur, porte un coup terrible ànotre profession. C’est la crédibilitéde l’ensemble des journalistes quecet article a entachée.C’est pourquoi nous nous permettonsde vous indiquer notre malaise quantà votre manque de professionnalis-me, qui, soit dit en passant, n’estpas nouveau, mais a atteint en cetteoccasion son paroxysme. Vous aveztout à fait le droit de mener un tra-vail de propagande, monsieur ledirecteur, mais si vous pouviez éviterde le faire au nom de notre profes-sion, nous vous en serions reconnais-sants. Veuillez recevoir nos saluta-tions irritées.

Cette lettre, je l’ai rêvée. Commej’en ai rêvée une à l’attention d’aut-res directeurs de journaux qui ontfait leurs unes sur ce sujet, dont on aque très peu vu les journalistes surplace. Mais quand je me suisréveillé, j’ai abandonné l’idée. Tantpis pour les journalistes qui tra-vaillent en toute honnêteté. Car il yen a aussi, à Maore.

RC

presse-papierDominique Georges évincé de RFO

Une décision obscureALBERT MEMMI écrivait dans un

ouvrage lumineuxsur les psychologies du colonisé et du colonisateur (1), que dans lescolonies françaises, la prime allait toujours à la médiocrité. La mise àpied de Dominique Georges, l'une des voix -sinon la voix- les plusconnues de l'antenne de Radio Mayotte, animateur respecté pour sescompétences par la grande majorité des auditeurs, mais aussi desjournalistes, ne fait qu'étayer cette thèse.L'affaire a fait grand bruit depuis que Dominique Georges a appris "lacessation totale de [ses] relations contractuelles de travail" -l’intéres-sé parle de licenciement- avec RFO Mayotte, dans une lettre datée du30 janvier 2007. Plusieurs pétitions ont été signées, de nombreuxauditeurs ont exprimé leur surprise au standard de la station, des jour-nalistes se sont dits choqués dans un communiqué. Certaines person-nes influentes de l'île -issues des milieux politique et économique- ontbien tenté de ramener la direction à la raison. Mais rien n'y a fait. Ladernière émission de Dominique Georges, "Maesha", remonte au 26janvier. Il s'agissait de la 765ème ; il ne devrait pas y en avoir d'autre.La direction de RFO Mayotte reproche à l'animateur d'avoir "laissétenir à l'antenne des propos injurieux et diffamatoires" dans son émis-sion du lundi 22 janvier. Ce jour-là, Dominique Georges reçoit EricCourthès, auteur d'un pamphlet intitulé Le livre et autres délivres,dans lequel il évoque le ministre français de l'Intérieur, NicolasSarkozy. Dés le début de l'émission, l'invité se présente comme unpamphlétaire et prévient les auditeurs qu'il s'exprime dans le registrede la fiction et qu'il ne faut pas prendre ses propos au premier degré.Pour commenter sa pièce de théâtre, "Farce post moderne, maSarkousette suprême", il dépeint un personnage assimilé à NicolasSarkozy comme un "petit roquet arrogant,qui ne respecte pas l'autre, qui est xénophobe,dans la lignée de Mussolini et Hitler", et parled'un "petit fasciste". L'auteur de ces proposreconnaîtra plus tard avoir été trop loin.L'animateur estime lui qu'il n'a "rien à [se]reprocher". "On est resté 10 minutes sur cesujet, dans une émission de deux heures, eton est resté dans l'ordre de la fiction."D'autre part, l'émission était diffusée endirect, ce qui limite le champ d'interventionde l'animateur. "Nous les animateurs, on faittout : on met la musique, on s'occupe du son,on pose les questions… Quand on a tout celaà gérer, il n'est pas toujours facile d'êtreconcentré à 100% sur les propos de l'invité",affirme Dominique Georges. La direction n'est pas de cet avis. Dans soncourrier de mise à pied, elle indiquait que "ledirecteur de l'antenne radio n'a cessé d'appe-ler les animateurs à la plus extrême vigilancequant aux propos que pourraient tenir leursinvités". Ainsi, les propos tenus par EricCourthès, sont qualifiés d'"injurieux et diffa-matoires". Ce qui passerait comme une lettreà la Poste dans les médias français métropo-litains -Les Guignols sur Canal + ou Charlie Hebdo ne sont guèreplus tendres avec le ministre- semble inacceptable en outremer.Pourtant, Jean-François Moënnan, directeur régional de RFOMayotte, n'en démord pas : "Eric Courthès reconnaît lui-même qu'ila été trop loin. Il y a eu faute !" clame-t-il. "D'ailleurs, s'il n'y avaitpas eu faute, vous pensez que les syndicats n'auraient pas bougé ? Ily a peut-être 80% des salariés syndiqués dans cette station. S'ils n'ontrien dit, c'est qu'ils sont d'accord avec cette décision." Il convient tou-tefois de rappeler que les syndicats de RFO défendent très rarementles droits des journalistes ou les règles élémentaires du métier, maiss'intéressent plus souvent aux enjeux salariaux et autres batailles depetits chefs. Ceci explique peut-être cela…Dans un souci d'apaisement, Dominique Georges avoue qu'il auraitaccepté, "pour calmer les choses s’il y avait eu des pressions poli-tiques", un avertissement, voire une suspension provisoire. Une tellesanction lui aurait semblé plus juste, lui qui, en quatre ans d'antenneà Maore (plus quatre autres en Guyane), n'avait jamais été blâmé.Mais pour le directeur, la sentence est proportionnelle à la faute. "J'aipesé le pour et le contre. J'ai pris la décision que j'estime la meilleu-re." Quitte à se passer de l'un de ses meilleurs animateurs.

L'argumentaire de Jean-François Moënnan tombe toutefois à l'eauquand on lui rappelle quelques faits passés. En septembre 2005, dansl'émission "Kala wa dala" diffusée en direct sur Télé Mayotte, lemaire de Koungou, Raos, avait insulté son rival politique dans le can-ton en des termes très forts -il l'avait notamment traité d'alcoolique.Le journaliste -qui a plus de responsabilités encore qu'un animateur-,Ali Chamsudine, n'avait reçu aucun avertissement. Mieux : depuis, ila été nommé rédacteur en chef adjoint, en charge de la radio. Plusrécemment, en décembre dernier, Emmanuel Tusevo lançait carré-ment un appel à la haine raciale dans son émission "Retour sur l'ac-tualité", enregistrée à l'avance. A son invité, Saïd Omar Oili, il lançaittel quel : "Ne pensez-vous pas que les Réunionnais sont en train debaiser les Mahorais ?" Là non plus, aucun blâme envers celui quin'est autre que le rédacteur en chef adjoint en charge de la télévision.Dans le premier cas, Jean-François Moënnan affirme qu'il venait d'ar-river, et qu'il lui était difficile d'intervenir. Dans le second, sa réponselaisse coi : "Tout le monde sait que les relations entre Mayotte et laRéunion peuvent faire l'objet de commentaires. Cela ne m’a pas cho-qué." Sur RFO Mayotte, il est donc possible de stigmatiser toute unepopulation, mais pas un ministre… Deux poids, deux mesures.

VISIBLEMENT EMBARRASSÉ et à cours d’arguments, Jean-François Moënnan dit toutefois ne pas regretter une décision quenombre d'observateurs ne comprennent pas. Certains y voient unchoix politique. "Absolument pas", rétorque le directeur. DominiqueGeorges lui non plus n'y croit pas. "Certains politiques de Mayotte mesoutiennent. Je ne crois pas que le fait que mon invité se soit attaquéà Sarkozy ait joué." Pour un journaliste de RFO, il est possible toute-

fois que, craignant que ces propos n’arrivent aux oreilles du possiblefutur président de la République française, le directeur ait fait du zèle,objectif de carrière oblige. D'autres affirment que derrière cette déci-sion se cachent des affaires personnelles qui ont récemment opposéla femme de l'animateur, à celle du rédacteur en chef de la station etau directeur de l'antenne lui-même, dans le cadre de la lutte de pou-voir au sein d'une association de Petite-Terre. "Il ne fait aucun doutequ'il s'agit d'une vengeance. La lutte dans cette association a été féro-ce. Lui-même a pris la parole lors de l’assemblée générale. Cela a ététrès tendu", dit un membre de cette association. "On a voulu se sépa-rer de sa femme, on n'a pas réussi, donc on s'est vengé sur son mari."Cette version est difficile à prouver. Jean-François Moënnan la récu-se. "J'ai été surpris de cette allusion. Cela m'a sidéré", indique-t-il.Plus d'un mois après la disparition de Dominique Georges à l'anten-ne, les raisons d'une telle sanction restent floues. La faute profession-nelle de l’animateur -qui reste à prouver- valait-elle son renvoi ? Ilsemble que des raisons obscures aient été plus fortes que la compé-tence d'un homme. Il en est ainsi de la vie en colonie…

RC

(1) Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, A.Memmi, Folio, 2002

kashkazi 61 mars 2007 11

RUE DES INCONGRUS

LE PROBLÈME AVEC CES HISTOIRES de papiers toutes plusincongrues les unes que les autres, c'est qu'on ne sait plus par laquelle commen-cer. Ces derniers temps, les histoires à dormir debout s'amassent aussi vite que lesmouvements d'humeur à Maore, et les sélectionner pour vous en faire un comp-te-rendu relève du casse-tête chinois, susceptible de donner une migraine commeseul Nicolas Sarkozy est capable d'en supporter.Commençons par la plus éloquente, car la plus grave. Celle de Youssouf. Cethomme de 38 ans, né à Ngazidja, vivait depuis une bonne dizaine d'années àMaore. Il travaillait aux champs et menait sa vie du côté de Dembeni. Mais latâche des travaux agricoles est rude et ingrate. Mal en point, il se rend un jour àl'hôpital et apprend qu'il a une cyrhose, issue d'une complication de l'hépatite Bqu'il avait attrapé auparavant. Selon un de ses amis, "il avait un dossier à l'hôpi-tal depuis 2002". Régulièrement, Youssouf allait consulter. "Il devait prendrerégulièrement ses médicaments, sinon la maladie pouvait empirer rapidement, etsa santé se dégrader", affirme son ami. Le docteur Céline Roussin lui avait établi un certificat médical selon lequel ilbénéficiait d'un traitement contre la cyrhose, qu'on ne trouve qu'à Maore dans l'ar-chipel. Cela devait lui permettre de ne pas se faire expulser par les autorités. CarYoussouf ne possédait pas de papiers français. Mais en ces temps où l'avis d'unmédecin semble moins important que les statistiques d'un ministre, le certificat n'asemble-t-il aucune valeur : à la fin de l'année dernière, Youssouf s'est fait arrêtépar la Police aux frontières (Paf). "Le jour de l'arrestation, il leur a montré soncertificat. Il me l'a dit, je l'ai eu au téléphone. Mais ils n'ont rien voulu savoir",dit son ami. "Apparement, il y a beaucoup de faux documents et les policiers lesavent. Mais ils devraient vérifier. Ce n'est pas parce qu'il y a des faux que tousson faux !" Ainsi Youssouf a été reconduit à la frontière.L'ami poursuit. "J'ai immédiatement prévenu le docteur Roussin, qui a regardé ledossier et s'est rendu compte qu'il y avait danger s'il ne revenait pas rapidement.Le dossier est parti chez le médecin inspecteur." La réaction de ce dernier estsymptomatique : nous sommes plus d'un mois après l'expulsion de Youssouf.Devant son ami, l'inspecteur lâche : "Qu'est-ce qu'on va faire de son corps si onle fait revenir ?" Sous-entendu : un mois sans ses médicaments, il est fichu.Youssouf est pourtant bien vivant, plus de deux mois après son départ. "Il neprend plus de médicaments. Des fois, j'appelle mais il ne peut pas se déplacerjusqu'au téléphone. D'autres fois, il va bien."Logiquement, le Centre hospitalier, dont une commission a décidé qu'il pouvaitbénéficier d'une évacuation sanitaire, devrait obtenir son retour dans les jours quiviennent -si ce n'est déjà fait depuis que nous avons bouclé cette page. Avant dereprendre ses soins, dans l'espoir que l'interruption n'aura pas été préjudiciable, ildevra toutefois trouver l'argent pour se payer son billet d'avion. La Paf, mêmequand elle commet des erreurs, ne finance que le départ de Maore…

MAOULIDA, LUI, N'A PAS ENCORE eu affaire à la Paf. Mais sonheure est comptée. La sienne, et celle de ses quatre enfants dont il a seul la char-ge. Lui n'a pas de problème de santé. Mais son fils, si, et un gros. Le jeuneHoulamdine, né en 2002 à Séléani (Ngazidja), est arrivé au monde avec un han-dicap qui lui a valu d'être évasané à la Réunion. "Il ne pouvait pas faire pipi",explique son père. Depuis, il est suivi par le Centre hospitalier de Mamoudzou."Il doit prendre des médicaments dès qu'il veut faire pipi. Sinon il a très mal. C'estinsupportable." Du fait de cet handicap qui nécessite des soins introuvables àMoroni, Maoulida bénéficiait depuis quatre ans d'un titre de séjour renouveléchaque année. Il pouvait ainsi en toute tranquillité élever ses trois autres enfants,nés à Maore, dont deux sont actuellement scolarisés, et surtout travailler. Dans lebâtiment d'abord, puis chez Sandragon, une société de sécurité.Au début de l'année, Maoulida doit faire renouveler son titre de séjour. Il possè-de pour cela un certificat (daté du 16 janvier) du docteur Hébert, pédiatre auCHM, stipulant que son enfant est suivi, et qu'il requiert une prise en charge médi-cale de plus de six mois. Le 24 janvier, alors que le contrat de Maoulida chezSandragon n'a pas été reconduit -il se retrouve donc sans rien-, et que sa femmea dû rentrer dans son village natal à Ngazidja pour des raisons familiales, la répon-se tombe : négatif. L'argumentaire de la préfecture est digne du vocabulaireemployé : "Monsieur, vous avez déposé auprès de mes services (…) L'article 15-II-4° précité dispose qu'une carte de séjour temporaire mention "liens personnelset familiaux" peut être délivrée "à l'étranger résidant habituellement en France ousur le territoire de la République dont l'état de santé nécessite une prise en chargemédicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d'une excep-tionnelle gravité, sous réserve qu'il ne puisse effectivement bénéficier d'un traite-ment approprié dans le pays dont il est originaire." Or [c'est toujours l'agent pré-fectoral qui parle] l'examen approfondi de votre dossier démontre que les soinsqui sont nécessaires à votre enfant peuvent lui être prodigués dans votre pays d'o-rigine. Dans ces conditions, ils m'est impossible de vous délivrer un titre deséjour." Même si la suite du courrier n'a pas grand intérêt dans cette histoire, onne résiste pas à vous la faire partager -un peu de cynisme remet parfois les idéesen place : "Vous voudrez bien prendre toutes dispositions utiles pour quitter le ter-

ritoire français dans un délai d'un mois à compter de la date de la notification dela présente décision. (…) La présente décision peut faire l'objet d'un recoursdevant le Tribunal administratif de Mamoudzou (…) Le recours ne suspend pasl'application de cette décision à laquelle vous devez impérativement obtempérer."Le meilleur est pour la fin : "Si vous ne respectez pas cette décision (…) vousvous exposerez aux sanctions prévues par l'article 26 de la même ordonnance :un emprisonnement d'un an, une amende de 3.750 euros (…) je vous prie d'a-gréer, monsieur, l'expression de ma considération distinguée."Ainsi, le certificat du médecin traitant est passé à la trappe des limbes administra-tives (en l'occurrence du médecin chef, qui décide du bien fondé ou non des déci-sions de ses médecins), et l'enfant qui, il y a deux mois, devait impérativement sefaire soigner à Maore, doit désormais impérativement rentrer dans une île qu'il neconnaît pas. De même, par ailleurs, que ses trois autres frères et sœurs.Aujourd'hui, Maoulida se trouve seul et sans emploi pour nourrir ses quatreenfants. Il n'a plus d'argent. Et doit se cacher. Car si la Paf prend des hommesatteints d'une cyrhose et munis d'un certificat, il n'y pas de raison qu’elle n'attra-pe pas un enfant qui n'a plus le droit de se faire suivre dans cette île…

ON POURRAIT FINIR sur un tas d'autres histoires, comme celle decet homme à qui ont vient de refuser un titre de séjour qu’on lui accordait depuis14 ans ; ou celle de ce jeune homme dont on a changé la date de naissance auCentre de rétention afin de lui faire atteindre la majorité et ainsi pouvoir le ren-voyer dans une île qu'il n'avait jamais vue -il est interditde renvoyer des mineurs non accompagnés ; ou celleencore de Mikidache, frère de Jeannot dont nous par-lions il y a deux numéros, jeune sprinteur qui vient deremporter le 200 mètres juniors au championnat deFrance en salle, et donc apte à devenir "Français".Mikidache donc, frère de l'espoir de toute une île, qui aété refoulé le mois dernier…On aurait pu évoquer aussi l'ultra-sur-population-recorddu centre de rétention, qui a accueilli à la fin du mois dedécembre 300 personnes, alors qu'il est conçu pour enrecevoir 60. Tandis que le Maria Galanta n'effectuaitplus la liaison avec Ndzuani et que Comores Aviationfonctionnait avec son petit avion -impossible donc derenvoyer qui que ce soit-, les forces de l'ordre conti-nuaient à attraper des "clandestins". Qui s'entassaientdans les bâtiments insalubres du centre de rétention.

MAIS POUR RESTER dans l'incongruitéla plus totale, on préfère évoquer l'histoire rocambo-lesque de Mohamed. C'est Jérôme Talpin, du Quotidiende la Réunion, qui la raconte : "Mohamed Soubira n'a aucun papier d'identité.Pourtant, la préfecture le considère comme un citoyencomorien. Sa place est déjà réservée, jeudi, sur un volà destination de Moroni. (…) Mohamed Soubira necomprend pas pourquoi les autorités françaises veulentle renvoyer en Grande Comore où il n'a jamais vécu etoù il ne possède pas de famille. Né à Majunga(Madagascar) d'un père malgache et d'une mèreanjouanaise, le jeune homme a, en fait, toujours résidéà Mayotte, en situation irrégulière, depuis l'âge de 4 ans. A l'époque, son pèreest assassiné. Sa mère décide de regagner Anjouan mais préfère confier l'enfantà un oncle qui travaille dans l'île française. Avant d'être condamné le 22 novem-bre 2005 à deux ans de prison dans une affaire de mœurs par le tribunal deMamoudzou, Mohamed Soubira était maçon et réparateur en électronique. Enmai dernier, il a été transféré à la prison du Port sans rien avoir demandé. Sanssuccès, le jeune homme a effectué plusieurs demandes pour être renvoyé à laprison de Majicavo. (…) Depuis vendredi, date à laquelle la préfecture lui asignifié son arrêté de reconduite à la frontière, il est "abasourdi", témoigne lefrère Dominique Joséphine, aumônier des prisons qui juge le dossier plutôt"inquiétant" du point de vue des droits de l'Homme. “Il ne comprend pas pour-quoi il va être envoyé en Grande Comore où il se retrouvera seul." Car c'est àMayotte que vivent ses deux enfants et son épouse lourdement handicapée etqui ne peut se déplacer sans béquilles. Emus, plusieurs détenus de la prison duPort ont apporté leur soutien à Mohamed Soubira et lui ont conseillé de se rap-procher d'un avocat. Ce conseil devra s'employer à démontrer les attaches dujeune homme à Mayotte et, surtout, à mettre en avant les conséquences humai-nes de cette expulsion. (…)"Humaines... Quel est donc ce mot étonnant !?

“Même si mon contrat d’expat’n’est plus renouvelé dans deuxans, je pourrais essayer de memarier avec une Mahoraise, ourevenir après ma retraite.”UN POLICIER MÉTROPOLITAIN À MAORE, dans CQFD, journal satirique français(www.cequilfautdetruire.org).

“J’ai porté plainte contre eux devant Dieu.”AHMED ABDALLAH SAMBI, président del’Union des Comores, à propos des hommesqui l’ont selon lui “trahi” (lire par ailleurs).

“La tentative d’introduire unenouvelle religion dans notre pays,ressemble à une manoeuvre dediversion pour que les Comoriensoublient leurs misères quotidien-nes et passent leur temps à palab-rer sur cette religion que certainsde nos oulemas qualifient defléau, à savoir le chiisme militantet politique.”HADJI HASSANALI, journaliste, dans La Tribune des Comores.

“La France centralisatrice, c’estfini. Aujourd’hui, département neveut plus dire uniformité.”HUGUES BÉRINGER, juriste, fondateur de l’association Mayotte française, dans Mayotte Hebdo.

“Nous ne voulons pas de cesétrangers à Doujani. Nous exigeons leur évacuation immédiate.”DES HABITANTS DU VILLAGE DE DOUJANI, àMamoudzou, qui réclament la préférencenationale pour l’attribution des logementssociaux et nient aux étrangers en situationrégulière le droit d’en bénéficier.

“Je ne voterai pour Sarkozy quepar rapport aux problèmes deMayotte, qui ne sont pas lesmêmes que ceux de la Métropole.Je vote tout simplement pourcelui qui sera le mieux à même de débarrasser Mayotte de sesclandestins.”UN MILITANT SOCIALISTE MAHORAIS, qui votera lors de la présidentielle françaisepour Nicolas Sarkozy, dans Le Mawana.

“Je refuse le concept de Sarkozyau sujet de l’immigration clandes-tine. Il faudrait qu’il vienne vivredans les Comores pour pouvoirdonner des injonctions. On nepeut pas dire que les Anjouanais-Comoriens viennent nous embê-ter. Il y a certes une différencesociale et économique entre euxet nous, mais pas culturelle, lesComoriens sont ici chez eux.”SAÏD AHAMADI, maire de Koungou, candidat(PSM) aux législatives, dans Le Mahorais.

“On peut craindre que Sambi nepréfigure une gestion caritativedu pays en dehors des axiomespolitiques admis.”ABOUBACAR MCHANGAMA, journaliste,dans L’Archipel.

Paf : les malades et les enfants d’abord !

par Rémi Carayol

On pourrait finirsur un tas d’autreshistoires, commecelle de cethomme à qui onvient de refuserun titre de séjourqu’on lui accordaitdepuis 14 ans.

no comment

kashkazi 61 mars 200712

nouvelles du front

ALORS QU'À MAORE, CE MOIS DE FÉVRIER A ÉTÉMARQUÉ PAR L'INCARCÉRATION du directeur finan-cier du Conseil général, Mohamed Aly, pour "trafic d'in-fluence passif" (lire p.20), à Moroni, la lutte contre la corrup-tion chère au président Sambi a été relancée, après une cour-

te période de répit. Le jugeAli M. Djounaïd a décidéd'élargir son champ d'in-vestigation sur les dossiersde corruption qu'il instruit

contre les barons du régime Azali et a lancé trois mandatsd'arrêt internationaux. Selon Al-watwan du 2 février, le jugeenquête sur un ancien directeur général des douanes AbouOubeid Mzé Chei, un ancien caissier principal du même ser-vice, Nassur Ibrahim, et un ancien directeur général desimpôts. Ce dernier a succédé à Ahmed Jaffar qui fait l'objetde poursuites judiciaires sur la gestion des impôts en 2005, et

a réussi à quitter le pays. Ce qui a fait dire au juge AliDjounaïd que "tous ces hommes [les barons de l'ancien régi-me, ndlr], disposent de solides relais à la justice et à la gen-darmerie pour pouvoir passer à travers les mailles du filet".

CORRUPTION TOUJOURS : alors que dans les milieuxjudiciaires, on parle d'une possible opération "mains prop-res", le principal prévenu de l'affaire des hydrocarbures encours d'instruction, Abdou Soefo, renonce à sa défense. Sonavocat Me Mzimba qui révèle l'information à la presseexplique le choix de son client par "l'acharnement" dont ilserait l'objet de la part de la justice. Placé sous contrôle judi-ciaire après quatre mois de détention provisoire, AbdouSoefo a été de nouveau placé en détention le 8 janvier pourtentative de se soustraire aux consignes et exigences fixéesdans le cadre du contrôle judiciaire. Acharnement, voilà ce que pense aussi Houmed Msaïdié. Le

secrétaire national de la CRC (le parti de l'ex-présidentAzali) a été interpellé dans la deuxième semaine de février etplacé en garde à vue dans le cadre d'une enquête de gendar-merie sur des barricades dans la région de Mbude au nord deNgazidja, et sur les intentions des notables qui s'étaientréunis dans la même période pour dénoncer la politique durégime Sambi. Sa détention fondée sur de simples soupçonsn'a semble-t-il pas respecté la procédure, loin s'en faut."Certains officiers ont estimé que les barricades, ce sont lesopposants. Comme une grande partie des routes du Mbudeet du Mitsamihuli étaient fermées, leurs regards se sont tour-nés vers le leader politique de la région. Msadié a payé lespots cassés", pouvait-on entendre de la bouche de gendarmesindiscrets. "Les questions qu'on nous a posées en prison nese situaient plus dans le cadre d'une enquête, mais étaientpréparées bien avant. C'est pour cela que j'accuse aujourd'-hui la gendarmerie d'être transformée en police politique, etnous sommes prêts à porter plainte devant la justice" ad'ailleurs déclaré Msaidie à la presse.

PARMI LES REPROCHES formulés par les notables, celuisur l'organisation des élections des présidents des îles. Pourdésamorcer la colère, Mmadi Ali, ministre de la Justice, aannoncé l'organisation du scrutin au mois de juin. "Pour quelintérêt le gouvernement retarderait-il ces élections ? La véri-té est que nous faisons tout notre possible pour les organiserdans les délais" a-t-il déclaré. Le mandat des présidents desîles s'achève en avril pour Ndzuani et Mwali et en mai pourNgazidja. "La loi électorale a été votée le 14 décembre et leprésident l'a promulguée aussitôt" a rassuré le ministre de laJustice. Dans cette perspective, une forte délégation sud africaineséjournait début mars aux Comores pour évaluer les besoinsdu pays en matière d'organisation des élections. Des repré-sentants des ministères de la Défense, de la Justice, del'Intérieur, de la commission électorale et un haut chef de lapolice d’Afrique du Sud étaient présents. "Mon pays répondà la demande de la partie comorienne de soutenir les élec-tions", affirmait le tout nouvel ambassadeur d'Afrique du sudaux Comores, Masilo Mabeta, qui remplace l'ancien chargéde mission. Après plusieurs rencontres avec les exécutifs desîles, la Cour constitutionnelle et le président de laRépublique, il a été décidé d'accentuer les mesuresde sécurité, particulièrement à Ndzuani. "Il n'y aura

en février 2007on parle de corruption, d’élections et d’extradition

...

LE JOURNAL DU MOIS

La tempête dévaste des villages du sud de NgazidjaLe passage dans la région du cyclone Gamède -qui a ravagé la Réunion- a semé la désolation dans une partie de l'île. Reportage à Idjinkundzi.

SUR UNE pente, dans ce quar-tier perché sur la

montagne, Walid se tient debout, les yeux vers lamer située à quelques kilomètres du village. Deuxjours après la tempête du 25 février qui a accom-pagné le passage dans la région du cycloneGamède, ce père de famille n'en revient pas. Ilétait à Moroni lorsque le vent a emporté sa mai-son. Il n'en reste que quelques morceaux de tôlerangés par terre à côté du bois. "Heureusementque la famille est saine et sauve. Les voisins ontpu les évacuer avant l'effondrement total de lamaison. Seulement, je suis très navré car je venaisà peine de l'inaugurer. Je n'ai même pas fait unmois dans cette habitation", se plaint Walid quiretrouve le sourire avec l'arrivée d'une équipe duCroissant rouge venue estimer les dégâts. Des cas comme Walid, on les comptabilise pardizaines rien qu'à d'Idjikundzi, le dernier villagesur la route nationale, au pied du mont Karthala.Le spectacle est désolant. Aucune famille n'estépargnée par le sinistre. Chaque maison du villa-ge a eu au moins une façade touchée par la forcede la tempête. "Tout a commencé à 10 heures. Jerevenais du champ lorsque la pluie a fait sonapparition surprise. Le vent était plus que violent.S'il était intervenu la nuit, il y aurait peut-être desmorts", déclare le vieux Mlamali. On n'enregistrecertes aucun blessé, mais les dégâts matériels sontconsidérables à Idjikundzi et dans toute la régionde Dimani. Plus de 500 habitations sont hors d’u-sage. L'écroulement de certaines demeures a pro-voqué la destruction des meubles. Des famillessont totalement appauvries car les vents ont nonseulement balayé la maison mais détruit les affai-res du foyer. Les villageois situés sur le haut, ontrécupéré leurs biens à plusieurs kilomètres de

chez eux, vers la mer. "Des tôles volaient commedes feuilles de papier. Les habitations en paillesont rapidement détruites. Les premiers coups devent ont emporté les paillotes du village, surtoutcelles qui étaient du côté du quartier Uraleni surla montagne", témoigne un habitant.

QUATRE HEURES ONT SUFFI pour couper leDimani du reste du monde. En tombant, les arb-res ont emporté les fils électriques et de télépho-ne. Les arbres à pain et les bananiers se sont abat-tus, risquant de provoquer un manque de nourri-ture chez les populations les plus démunies. "Leshabitations, on peut reconstruire après. Mais lesarbres, nous allons devoir attendre des annéespour goûter la récolte. Et pendant ce temps,qu'allons nous faire pour vivre ?", s'interrogentles habitants du village. Partout à Idjikundzi, retentissent les coups demarteau qui essaient de remettre sur pieds leshabitations démolies. Le village est en pleinereconstruction ; chaque famille tente de recollerles morceaux. Plusieurs sont restées sans abri."Le dimanche, jour de la tempête, on était logés àl'école parce qu’il était impossible de dormir cheznous. Certains continuent d'habiter là-bas enattendant de pouvoir réparer leur maison." Lavisite des volontaires du Croissant rouge como-rien et d'une équipe des opérations d'urgence de laprotection civile donne de l'espoir aux famillesvictimes de la tempête. "Nous sommes venusrecenser les dégâts. Le rapport sera envoyé à nossupérieurs, à la protection civile et à nos parte-naires comme l'Unicef", déclare le médecin de l'é-quipe d'évaluation du Croissant pour calmer leshabitants sous le choc.Ce n'est pas la première fois que le village

d'Idjikundzi est victime d'une telle catastrophe.En 2004, la localité avait été secouée par un ventviolent qui avait causé la mort d'un habitant. "Unarbre était tombé sur son lit. Sa tête avait étéécrasée", dit une dame. Aujourd'hui comme hier,ce sinistre soulève le problème de la qualité del'habitat aux Comores. De nombreuses maisonsprécaires ne garantissent aucune sécurité à leurshabitants en cas de vents puissants.

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kashkazi 61 mars 2007 13

nouvelles du front

pas une force comme l'Amisec, mais il faut uneforte présence d'observateurs militaires sud-afri-cains et de l'Union Africaine. Nous allons renforcer

la sécurité à Ndzuani. Dans les autres îles, les observateursseront beaucoup plus civils", annonce le vice-président IdiNadhoim.

CETTE ÉCHÉANCE ÉLECTORALE est au cœur de tousles exécutifs qui ne laissent rien au hasard afin d'être au ren-dez-vous. Le gouvernement de Ngazidja, dont le bilan sem-ble le plus creux, a lancé, non sans l'intention de doublerSambi, un projet "Habitat pour l'île". Négocié avec "Bluesfinancial", une société immobilière sud-africaine, le gouver-nement de Ngazidja prévoit la construction de 300 logements"clefs en mains" destinés aux cadres moyens. Le coût moyenest calculé autour de 6.000 euros et le premier spécimendevrait sortir de terre à la fin du mois.

C'EST ÉGALEMENT POUR ÊTRE PRÊT en vue de cetteélection que l'ex-chef séparatiste anjouanais Saïd AbeidAbdérémane se trouve à Moroni depuis le 10 février. "Unretour discret qui est loin d'être passé inaperçu" écritL'Archipel, qui a réapparu le 21 février après six mois d'ab-sence des kiosques. Le colonel Abeid, bien gardé à Moronipar des amis "qui lui ont été conseillés", semble mener unevie de taupe. Tout le monde est au courant de sa présence,mais peu l'ont vu. Tout contact est filtré. "Il est en train deconstituer son dossier de candidature" a confié un jeuneMoronien chargé de sa sécurité. Le retour du colonel sépara-tiste n'a pas provoqué d'émoi particulier à Moroni. Les auto-rités anjouanaises ne cachent pas en revanche leur inquiétu-

de. A Ndzuani, où il a ses partisans, Abeid est craint par lerégime Bacar non seulement comme adversaire électoral,mais surtout comme le seul homme capable de le déstabili-ser. Mais ce qui pose question sur ce retour impromptu del'ancien président anjouanais est le laxisme de la justice fran-çaise. Mis en examen à la suite d'une série de plaintes sur desactes de tortures perpétrés contre des citoyens anjouanaisalors qu'il était à la tête de l'île, Abeid avait été placé souscontrôle judiciaire par le tribunal de Toulouse avec "interdic-tion de quitter le territoire". Comment a-t-il pu se soustraireà cette décision et quitter la France pour les Comores ? Laquestion reste pour l'instant sans réponse.

DAMEOJEONIE GARISTE A LUI RATÉ sa chance deprendre la tangente. Jeudi 22 février, ce ressortissant malga-che a été extradé à bord d'un vol spécialement affrété par legouvernement malgache, une journée seulement après sonarrestation à Moroni. Cet homme de 54 ans natif de Tuléar,au sud de la grande île, et père de deux enfants, faisait l'objetd'un mandat d'arrêt international. Il est accusé d'avoir détour-né entre 25 et 30 milliards de francs malgaches, soit près25.000 euros, au ministère du Budget où il exerçait."L'arrestation n'a pas posé de problème particulier. On lesuivait depuis qu'il était entré dans le pays, d'autant plusqu'il était là par voie légale avec visa conforme. Seule entra-ve que l'on déplore, un homme d'affaire comorien a tenté dele protéger et le cacher", explique le commissaire principal etdirecteur de la sûreté nationale, Abou Achirafi. Mercredi, leparquet de Moroni a reçu le mandat d'arrêt, jeudi la policenationale a interpellé l'accusé et vendredi la justice malgacheest venue le cueillir. Ce n'est pas la première fois que des

extraditions s'effectuent dans le cadre de la coopération judi-ciaire entre les Comores et Madagascar. Il y a deux ans, desanciens compagnons du président Ratsiraka qui avaient trou-vé refuge à Moroni ont été renvoyés à Tananarive. De lamême manière sous le régime Taki, un responsable séparatis-te anjouanais avait été extradé en provenance de Madagascar.

PENDANT CE TEMPS, le blanchiment d’argent était à l’é-tude à Moroni. Dans un monde globalisé, le blanchimentd'argent et le financement du terrorisme menace tous lesEtats. Les Comores ne font pas exception. C'est pourquoi laBanque centrale a organisé le 17 février, un séminaire sur lalutte contre le blanchiment d'argent et le financement du ter-rorisme. Des experts internationaux venant de la banque deFrance et d'Afrique de l'ouest et du centre ont apporté leurexpérience de lutte contre ce fléau. "Le blanchiment est lefait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongèrede l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crimeou d'un délit direct ou indirect. Constituent aussi un blanchi-ment le fait d'apporter un concours à une opération dedéplacement, de dissimulation ou de conversion du produitdirect ou indirect d'un crime", explique Jean-Pierre Michau,conseiller du président de la banque de France. Le blanchi-ment est sévèrement puni par le code pénal comorien. Troisphases le constituent. Tout commence par le placement quifait entrer les fonds issus d'un délit dans le circuit écono-mique. Ensuite, vient l'empilage, à savoir la dissimulation dessources. Enfin, le blanchisseur passe à l'intégration quiconsiste au recyclage de l'argent. "Un cas de blanchi-ment est décelé par le parquet de Moroni", affirme leprocureur de la République, Azad Mzé. Le gouver-

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Domoni : l'affairedes compteurstourne à l'affrontementL'AFFAIRE des compteurs élec-

triques à cartes a dégé-néré au début du mois de février à Ndzuani. AprèsHabomo, à Mutsamudu, et Wani, ce sont les habitantsde Domoni, la seconde ville de l'île, qui se sont mobi-lisés contre la nouvelle politique de recouvrement de lasociété publique Electricité d'Anjouan (EDA). Lemécontentement est né après que des agents d'EDAaient changé les compteurs des maisons sans en aver-tir les occupants. Fatima raconte son histoire : "Unbeau matin, je me réveille et pas d'électricité, bizarre,alors que mon voisin en bénéficie ! Mais à côté de lavéranda, ce sont nos chers techniciens qui sont entrain d'échanger l'ancien compteur contre le nouveauà carte sans m'informer de rien du tout !"Le 11 février, une commission villageoise décidait dedésinstaller les compteurs à carte que les propriétairesavaient été forcés d’accepter. Le lendemain dans la soi-rée, l'armée débarquait pour arrêter les contrevenants.Mais ceux-ci ayant été avertis, les forces de l'ordren'ont pu parvenir à leurs fins. Le 13 février, des techniciens d'EDA accompagnés demilitaires ont commencé à débrancher les fils alimen-tant les maisons dont les compteurs à carte avaient étédébranchés. Des affrontements ont suivi : les manifes-tants se sont déplacés vers les militaires, trois coups defeu ont été tirés, ne faisant aucun blessé -dans un cour-rier adressé à Mohamed Bacar, les signataires parlentde blessés dont certains dans un état grave-, puis lesmilitaires ont été pourchassés jusqu'au camp de la gen-darmerie de Domoni, où ils sont restés encerclés par lapopulation pendant de longues heures. Des renforts ontété envoyés, mais toutes les routes menant à Domoniont été barricadées pour les empêcher d'entrer. Troismilitaires ont fait face au mouvement. L'un d'eux a étéblessé à la main par un coupe-coupe et a été transféréà l'hôpital de Hombo.

NEP

"NOUS appelons le gou-vernement à faire

la lumière sur l'affaire des enseignantsqui ne figurent nulle part si ce n'est dansles listes du ministère du Budget. Et sil'Etat ne fait rien, nous allons portercette affaire devant la justice" assèneChabane Mohamed, secrétaire généraldu syndicat des professeurs, agissant aunom de la commission chargée parl'Union européenne d'inspecter les listesdu ministère de l'Education et de lesharmoniser avec le fichier du départe-ment du Budget. Ce sont justement lesconclusions de cette commission, cons-tituée des représentants du syndicat desenseignants et des ministères del'Education des Iles et de l'Union, quiont mis le feu aux poudres. Après 21 jours de contrôle et de vérifi-cations, la commission a en effet révélé"l'existence de plus de 100 personnesqui sont budgétisées au niveau duministère des Finances alors qu'ellesn'exercent pas. Elles sont affectéesailleurs, ont abandonné leur poste ousont tout simplement décédées". Bienque n'étant plus en fonction, beaucoupbénéficient encore de leur salaire.Au départ, l'Union européenne avaitpromis de débloquer une somme per-mettant de payer quatre mois d'arriérésde salaire des enseignants pour permet-tre entre autres de mettre fin à leurgrève. Condition sine qua non pour ledéblocage des fonds : la mise à jour deslistes des agents du secteur de

l'Education afin de retirer les personnesqui ne sont pas en fonction, ainsi que lavalidation du fichier par une expertiseindépendante. Les premières vérifica-tions effectuées ont conclu à uneconformité des listes à Ndzuani et àMwali. En revanche, des anomalies gra-ves ont été détectées à Ngazidja.Toutefois, "nous mettons en cause laconformité des listes à Ndzuani et àMwali. Si cela est possible, c'est toutsimplement parce que l'expertise estfaite principalement par les ministères,contrairement à Ngazidja où le syndicats'est particulièrement engagé", protesteChabane Mohamed.

CE N'EST QU'APRÈS l'expertise indé-pendante que la commission, qui figu-rait dans le protocole d'accord mettant

fin à la grève, a pris du service. Descontrôles physiques ont été organisésdans chaque établissement scolairepublic de Ngazidja. Les professeursdevaient émarger sur une liste que déte-naient directement les membres de lacommission. "Après deux semaines detravail et de vérification, près de 200agents manquaient à l'appel. Unesoixantaine est venue pointer après,prétextant qu'ils n’étaient pas au cou-rant", soutient le porte-parole de lacommission. Après que les listes aient été passées aupeigne fin, il est apparu que plus de90% des agents sont mentionnés à lafois dans les listes des deux ministres.Jusque-là, pas de problème. Plus délica-te est la situation des enseignants quifigurent dans le fichier du ministère de

l'Education sans que leur poste ne soitbudgétisé. La dernière catégorie estconstituée des agents qui sont régulière-ment payés par le ministère du Budgetalors qu'ils sont inconnus dans le secteurde l'Education…

COMMENT CES AGENTS conti-nuent-ils à percevoir des soldes alorsqu'ils n'exercent pas ? A qui profite l'ar-gent des personnes décédées ? Lesréponses à ces questions ne sont pasencore disponibles. "Il est trop tôt pourparler d'enseignants fantômes. Il fautapprofondir les enquêtes et situer lesresponsabilités. Si cela se confirme,nous allons engager des poursuitespour faire sortir cet argent", martèle lesecrétaire général du ministère desFinances de l'île de Ngazidja, le dépar-tement le plus visé. Dans certains cas, des correspondancesdu ministère de l'Éducation changeantla situation de l'agent ne sont pas appli-quées. "Nous concluons que nous som-mes mal gérés. C'est pourquoi la massesalariale dans le secteur de l'éducationest très élevée. Si on est arrivé à cettesituation, c'est parce que il y a eu unemauvaise gestion", affirme Chabane.Officiellement, le secteur de l'éducationcoûte 210 millions de fc (420.000euros) à l'Etat en salaires mensuels.Pourtant après vérification, la massesalariale ne peut atteindre que 185millions…

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Ngazidja : des enseignantsfantômes inscrits au budgetLa vérification des listes des professeurs imposée par l'Union européenne a révélé des décalages entre les effectifs du ministère du Budget et ceux de l'Education.

14 kashkazi 61 mars 2007

nouvelles du front

neur de la banque centrale a aussi confirmé "quetrois cas de blanchiment sont repérés au niveau de[son] institution".

SANS RÉPONSE, et sans interlocuteur. Telle est la situationdes maires de Maore, qui ont manifesté lundi 26 février dansles rues de Mamoudzou, affublés des "nouvelles chatouilleu-ses", de policiers municipaux, de leur écharpe tricolore et dequelques slogans du type : "Nous demandons l'abrogationpure et simple de l'arrêté préfectoral instituant la Lats qui neprofite qu'aux étrangers". Le motif de la colère quasi généra-le : la nouvelle politique de logement social. Selon les mai-res, les critères d'éligibilité au Lats (Logement à accessiontrès sociale), qui a remplacé le système des cases Sim mis enplace dans les années 80, excluent de fait les Mahorais. Ilfaut, entre autres, pour avoir droit au logement social, gagnermoins de 3.000 euros par an, soit 250 euros par mois."Aucune famille mahoraise ne gagne moins que ça. C'estimpossible" s'insurge Hamada Ali Hadhuri, maire de Bouéni.D'autre part, le Lats exclut les personnes âgées. Inadmissiblepour les élus, qui ont marché dans la ville avant de s'arrêterdevant la préfecture.Mais au-delà du logement social, c'est "un ras-le-bol" généralqu'ont exprimé les édiles ce lundi. "Nous en avons marre d'êtrepris pour des idiots par la préfecture, marre de ne pas avoirles moyens suffisants, marre de voir que des milliers de dos-siers attendent depuis des années pour obtenir un logement

social", stigmatise M. Hadhuri, qui dit ne plus arriver à assu-mer les charges dans sa commune : "En 2002, j'avais 52employés. Aujourd'hui, j'en ai 51. Mais entre temps, la massesalariale a doublé. Toutes les communes sont en failliteaujourd'hui !" Malgré leur nombre important -une quinzainede maires, accompagnés du premier vice-président du Conseilgénéral Bacar Ali Boto, et près de 250 manifestants-, aucunresponsable de la préfecture n'a souhaité les recevoir. Petite anecdote pour finir : cette phrase entendue à cette mani-festation : "Si ça continue, nous allons élire notre président !"Chiche ?!

EN PARLANT DE PRÉFET, celui qui sévissait depuis deuxans est parti, laissant la place à M..Bouvier. Jean-Paul Kihllaisse une île en proie aux doutes, dans laquelle les ensei-gnants (qui annoncent une nouvelle grève pour le mois demars), les maires, les agriculteurs -ils ont manifesté mardi 27février-, et -mais ceux-là ne comptent visiblement pas- lesdéfenseurs des droits de l'Homme, ne sont pas contents, et oùun directeur financier de la collectivité semble s'être fait pié-ger pour des enjeux d'une haute importance. A part ça, il aorganisé tout un tas de cocktails pour dire à quel point il aaimé Maore…

L'HÔPITAL EL MAAROUF, à Moroni, n'était lui pas à lafête. Après deux semaines de grève, un protocole d'accord aété signé le 17 février, permettant de rétablir le service mini-

mum qui avait été interrompu. Médecins et paramédicaux pro-testaient contre les mauvaises conditions de travail et dénon-çaient "l'incompétence du comité de direction tant au niveauorganisationnel qu'administratif et financier". "Il est évidentque cet échec est en grande partie sous la responsabilité duvice-président en charge de la santé qui ne fait rien pourrégler le problème de la santé en général et d'El Maarouf enparticulier", pouvait-on lire dans une lettre ouverte adressée auministre de tutelle par le syndicat. La grève était prévisible au vu de la dégradation de la situationde l'hôpital. Le manque d'eau a provoqué des problèmeshygiène et l'augmentation des infections. Mais la défaillance laplus visible restait le manque d'oxygène. "Six nouveaux néssont morts à cause d'un manque de gaz", dénonce la sage-femme et syndicaliste Ramlata Hassane. Selon le protocole d'accord, "nous sommes convenus que l'Etatdoit respecter régulièrement le versement des subventionsmensuelles de 4 millions (de fc, soit 8.000 euros, ndlr).Ensuite, le gouvernement s'est engagé à payer chaque troismois les arriérés de salaires. La mise en place des instancesde l'établissement figure aussi dans l'accord", soutient le secré-taire général du syndicat des agents de santé, MahamoudAbdallah. Au-delà de ces engagements, le comité de directiona été limogé pour intégrer des représentant du syndicat. Il estaussi mis en place une commission de suivi de laconvention.

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L'AFFAIRE r e n d u epublique

par le syndicat des employés de laSociété nationale des hydrocarbures, etrécupérée rapidement par l'opposition,compte beaucoup de zones d'ombres.Ce qui a été présenté comme un simplecontrat de location de citernes suscite eneffet des interrogations quant au fond età la forme. L'affaire remonte à l'époque Azali : enoctobre 2005, une société malgachedénommée Nestaire émet le souhait d'ob-tenir une licence d'importation, de stoc-kage logistique et d'exportation d'hydro-carbures dans les dépôts et terminaux del'Etat comorien. A l'époque, cette deman-de n'a pas reçu de suite favorable. Il a fallu attendre l'arrivée de Sambi aupouvoir pour que ce dossier revienne surle tapis. Un mois après son investiture, legouvernement entre en négociation avecla société malgache. Le 14 octobre 2006,un accord est signé par le ministre desFinances et le Président directeur généralde Nestaire. Le protocole d'accord stipu-le "que pendant une durée de 3 ansrenouvelable, les Comores autorisentNestaire à effectuer certaines activitéscommerciales [comprenant] le stockagelogistique d'hydrocarbures en transit,l'importation et l'exportation des produitspétroliers à la distribution des carburantset combustibles aux consommateurs". Encontrepartie, le contrat exige le paiementpar Nestaire de 15 dollars mensuels parmètre cube d'espace rempli. Alors quel'autorisation délivrée par le gouverne-ment comorien à Nestaire parle "d'im-porter en transit des produits pétroliersdestinés exclusivement à être re-exportéspour ses propres approvisionnementsdans la zone du canal de Mozambique",le contrat prévoit indirectement la vente

de ces produits sur le marché comorien.L'article 8 du protocole d'accord faitsavoir que "le pétrole qui sera vendu plusparticulièrement à la société comoriennedes hydrocarbures et à la Ma-mwé(Société de l'eau et de l'électricité desComores) ne seront pas assujettis auxtaxes et coûts des stockages logistiques".

DU COUP, ACCUSENT les détracteursde cet accord, au regard de cet article, lestermes "transit pour re-exportation" nesont que symboliques ; la Société como-rienne des hydrocarbures (SCH) perd le

monopole de vente exclusive des pro-duits pétroliers aux Comores. Ce contrat pose la question des orienta-tions futures de la SCH , d'autant plusque Nestaire va utiliser non seulementles citernes, mais aussi les équipementset moyens de transport de la sociétécomorienne. "C'est la fin programméede la société étant donné qu'elle va per-dre beaucoup de ses bénéfices. La SCHva peut-être gagner 5 millions par moisavec Nestaire mais elle en perdra 50.En utilisant nos infrastructures, la SCHne gagne rien", a estimé à l'antenne

d'une télévision locale Andjib, le direc-teur régional de la société, nommé parl'île de Ngazidja. Autre "surprise", l'espace loué de 500 m3

annoncé par les autorités ne représenteque la capacité minimum. La conventionprécise "que la SCH va mettre à la dispo-sition de Nestaire un espace de stockaged'une capacité minimum de 500 m3 (...)principalement à Moroni et dans l'en-semble des infrastructures gérées par lasociété". Il est établi que Nestaire peut seprévaloir d'un espace de stockage àMwali et à Ndzuani.

Cette location n'a enfin pas fait l'objetd'un appel d'offre, en dépit de la loi sur laréglementation générale des sociétésd'Etat qui soumet leur privatisation tota-le ou partielle, à "un appel public à sous-cription lancé au niveau national et inter-national".

EN RÉPONSE AUX CRITIQUES, ladirection des Hydrocarbures précise qu'ilne s'agit pas d'une privatisation mais"d'une simple location d'une partie denotre espace de stockage qui ne pouvaitpas faire l'objet d'un appel d'offre.Lorsqu'on loue une partie de sa maison,on ne lance pas un appel au public. C'estle jour où on va vendre toute la maisonqu'on va faire de la publicité". Président de la commission qui gèreactuellement la société, Salim Ben Ali aégalement, au cours d'une conférencede presse, souligné les avantages d'unealliance avec la société malgache."L'engagement avec Nestaire ne peutêtre que bénéfique pour tout le monde.Cette société est parmi les cinq premiè-res entreprises de vente d'hydrocarbu-res à Madagascar, donc notre associa-tion peut nous ouvrir d'autres marchés.Quant au fait que Nestaire vendra desproduits sur place, cela pourra rendreles prix plus abordables pour lesconsommateurs". Du côté des autorités de Ngazidja, onfait mine de s'offusquer. "Je ne suis aucourant de rien. Je ne vois pas les avan-tages qu'on peut avoir avec ce contrat",affirme le directeur régional de la socié-té. C'est pourtant bien la même île auto-nome qui, de son côté, a cédé pour unbail de 55 ans un terrain appartenantaux hydrocarbures à la sociétéNestaire…

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Nestaire s’installe aux HydrocarburesL'Union loue les citernes de la société d'Etat à une entreprise malgache, à qui elle permet de vendre du pétrole sous certainesconditions. L'île de Ngazidja lui cède un terrain. "Privatisation" ou "simple location" ?

kashkazi 61 mars 2007 15

nouvelles du front

kiosque des articles de nos confrères qui méritent le détour

2.400 EUROS. VOUS NE VERREZ PASSOUVENT CE CHIFFRE. Pourtant, cettedonnée interpelle. Le président duConseil général, Saïd Omar Oili ne s'y estpas trompé lors de la présentation del'enquête "Budget des familles 2005" del'Insee (Institut national de la statistiqueet des études économiques) (…) "Vousdites que la moitié des personnes dansl'île touche 2.400 euros. Cela m'étonne.Pour moi, il y a 16.000 salariés dans leprivé, plus autant dans le public, doncje pense qu'il y a beaucoup plus de per-sonnes qui vivent avec moins de 2.400euros." Le constat de S2O est véridique."En fait, 2.400 euros est le revenumédian. Il est calculé par an et par per-sonne, ce qui signifie que la moitié desgens ont un revenu de 200 euros parmois", se justifie Olivier Frouté, direc-teur de l'antenne locale de l'Insee. Toutel'étude prend son sens lors de cet échan-ge. Aussi forts que puissent paraître leschangements dans les études sur laconsommation et les revenus de 1995 etcelle de 2005, il reste du pain sur laplanche. Cette donnée médiane de2.400 euros par an permet d'établir le

seuil de pauvreté mahorais, qui cor-respond à la moitié de ce revenumédian, soit 1.200 euros par an, soit 100euros par mois. Et 21% de la populationde l'île, un habitant de Mayotte sur cinq,tombe dans cette frange statistique.Mais il ne faut pas oublier que les clan-destins sont pris en compte dans cetteétude sur l'ensemble des ménages etque le revenu moyen, est de 4.4850euros pour les Français et de 2.280 pourles étrangers.Tous les autres discours concernant lahausse du niveau de vie, la baisse desinégalités se heurtent à cette réalité.Un habitant sur cinq gagne moins de 100euros par mois. Il les met même enavant. Bien entendu, la structure de lapopulation, très jeune, accentue cettepauvreté relative, le calcul prenant encompte les enfants. (…) Il n'en reste pasmoins que ce seuil très discuté dansl'Hexagone atteint 7.800 euros par an là-bas, et 4.900 euros à la Réunion. Pouraller plus loin dans le contraste nationa-le, les 10% d'individus les plus riches àMayotte gagnent en moyenne 8.142euros par an, soit quasiment le seuil de

pauvreté hexagonal. Mais quand on s'in-téresse aux ménages, pour les 10% lesplus riches (enfants compris), le revenus'élève à 22.312 euros par an, soit 1.860euros par mois.

Dans ce monde pauvre par rapport auxréférents hexagonaux, la disparité n'enest pas moins forte. La différence derevenus entre les 10% les plus pauvres etles 10% les plus riches grimpe à 9,7 fois.Ce rapport était de 12,6 en 1995, d'oùl'amélioration notée par l'Insee, amisencore une fois, le fossé entre les pluspauvres et les plus riches n'atteint pasles 3,4 fois supérieurs ou inférieurs, c'estselon, dans l'Hexagone et les 4,3 fois àla Réunion. (…) Cette enquête tord lecou à pas mal d'ineptie qui se créentpour se donner bonne conscience. Non,tous les Mahorais ne remplissent pasleurs caddies dans les grandes surfaceset l'automobile ne s'est pas répanduedans toutes les maisons (…) Oui le rat-trapage avec le niveau de vie des Domest lancé mais le chemin reste long. (…)

Mayotte hebdo n°320, 9 février 2007

LES MAHORAIS PAS SI RICHES QUE ÇAPAR GÉRÔME GUITTEAU, MAYOTTE HEBDO

MINI ZONE MAVOUNA,BP 1331 MORONI,COMORES - TEL : (269) 73 09 51 /13 84 - FAX : 73 51 15 - e.mail : [email protected]

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UNE SORTIE DE CRISE QUI TOMBE à pic cardepuis le 25 février, le choléra est officiellement deretour dans le pays, et plus précisément à Ngazidja,

qui reste pour l'instant la seule île touchée. Un jeune homme dela région de Mbadjini est décédé dans les premiers jours depropagation de la maladie. Dans la zone de Moroni, des foyersde l'épidémie sont localisés à Caltex, Itsandra,Bandamadji…"Le laboratoire d'El Maarouf vient de confirmerla présence du vibrion dans les selles des patients atteints dediarrhée liquide sans fièvre", avait déclaré à la presse le vice-président en charge de la santé, Ikililou Dhoinine. Jusqu'aumardi 6 mars, les services de santé ont enregistré 23 cas alorsqu'une bonne dizaine de malades ont été traités et ont pu rentrerchez eux. Une cellule de crise chargée de la surveillance, del'hygiène et de l'assainissement a été mise rapidement en place.Les mesures d'hygiène -laver soigneusement la nourriture et senettoyer régulièrement les mains- constituent la prévention laplus efficace. Mais les longues coupures d'eau et la stagnationdes ordures dans le centre-ville qui sévissent en ce moment àMoroni ne facilitent pas la maîtrise de l'épidémie.

MANQUE DE CHANCE pour certains, conséquence logiqued'une politique laxiste pour d'autres, le centre de rétention aencore fait parler de lui ce mois-ci. Et pas en petit : durantquelques jours, il a certainement battu le record de surpopula-tion d'une prison -ou d'un centre de rétention- en France. Prévupour accueillir 60 personnes, il en a hébergé jusqu'à 300 autourdu 20 février. Un concours de circonstance a en effet privé laPaf de moyen de renvoi vers Ndzuani : le Maria Galanta est enrévision à Madagascar, tandis que le gros avion de ComoresAviation n'établit plus la liaison entre Ndzuani et Maore. Plusde moyens de renvoyer, et en même temps afflux massif depersonnes : cinq embarcations ont été arrêtées en un week-end,avec à leur bord 87 passagers et 7 passeurs. Une question tou-tefois se pose : vu l'incapacité d'expulser les gens vers Ndzuaniet vu le nombre déjà conséquent de détenus, pourquoi les auto-rités ont-elles poursuivi, durant ces quelques jours exception-nels, leurs contrôles de papiers, et donc les arrestations ?

ENFIN, POUR TERMINER avec ce qui devrait être l'un desarguments de campagne de Mansour Kamardine, une loi d'im-portance adoptée par les députés français le 24 janvier a été pro-mulguée. Cette loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 "portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'ou-tre-mer " stipule dans son article 6111-2 qu'"à compter de la pre-mière réunion qui suit son renouvellement en 2008, le conseilgénéral de Mayotte peut, à la majorité absolue de ses membreset au scrutin public, adopter une résolution portant sur la modifi-cation du statut de Mayotte et son accession au régime dedépartement et région d'outre-mer défini à l'article 73 de laConstitution. " Autrement dit, Maore pourrait devenir départe-ment dès 2008, si les conseillers généraux qui auront été éluscette année-là le souhaitent. Cette loi effectue en outre une réorganisation de l'outremer fran-çais autour de deux catégories : les départements et régionsd'Outre-mer (DOM-ROM), relevant de l'article 73 de laConstitution, et les Collectivités d'Outre-mer (COM) de l'article74. Fruit de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, qui asupprimé le terme de territoires d'Outre-mer (TOM), ce redé-coupage place au sommet de la hiérarchie les quatre DOM-ROM : Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion. Puis vien-nent les COM. Avec les "anciens" - la Polynésie française,Wallis et Futuna, Saint-Pierre et Miquelon, et Maore - et les"nouveaux", les îles antillaises de Saint-Martin et Saint-Barthélémy, devenues autonomes administrativement de laGuadeloupe suite aux référendums locaux du 7 décembre 2003.Dans cette catégorie, les disparités restent notables. Tandis queMaore a vocation à devenir un DOM, Saint-Pierre et Miquelon,Saint-Martin et "Saint-Barth" n'ont par contre pas vocation àchanger de statut. Quant à la Polynésie française et à Wallis etFutuna, ce sont des COM très particulières.

LA RÉDACTION

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LES COMMERÇANTS QUI DÉBARQUENTLEURS MARCHANDISES à Anjouan et lestransbordent à Ngazidja se retrouventparfois à devoir s'acquitter d'un “com-plément” pour les récupérer. Une sortede “redressement”, un deuxièmedédouanement en quelque sorte. Motif :Mutsamudu s'adonnerait à une factura-tion frauduleuse avec des tarifs large-ment minorés.Cette pratique qui s'est instaurée depuisle déclenchement de la crise sécession-niste s'est insidieusement maintenue aulendemain de la réconciliation.Régulièrement, des commerçants enfont amèrement les frais.Le problème est que dans cette affaire,les responsables des douanes anjouanai-ses (lIe et Union) avaient préalablementpris soin d'informer leurs collègues (lIeet Union) de Moroni pour obtenir leurfeu vert avant d'engager l'opération,afin de prévenir tout désagrément.Malgré tout, une fois la marchandisearrivée à Moroni, on exigea à l'importa-teur de déposer un second chèque cer-tifié du même montant que celui dépo-sé à la douane de Mutsa…Les Comores : un pays avec un doublesystème douanier. “La pra-tique estcourante, elle est rendue possible dansla mesure où les opérations de dédoua-

nement se font toujours manuelle-ment”, explique un douanier. Le drameest que l'inverse ne se produit jamais.Les marchandises débarquées à Moroniet transbordées à Mutsa ne subissent pasles mêmes tracasseries douanières.Personne à Moroni n'est en mesure defournir une explication sur la base d'untexte où d'une note quelconque... Lesréponses sont éva-sives. Cela va du clas-sique “c'est comme ça”, ou “le prési-dent a dit...” Un douanier, plus franc,finira par dire qu'il s'agit “de vérifier sil'opération était propre.”Plus insolite, il semble que certainscommerçants sont épargnés par cettemesure. Tout serait question de “com-préhension” entre le commerçant etcertains douaniers. Et le “complément”exigé, souvent payé en nature, trouverarement le chemin de la caisse, ou pasdans sa totalité.

Le réaménagement des Douanes inter-venu en juin dernier (L'ARCHIPEL n°224,page 4) pour améliorer et sécuriser lesrecettes et pour plus de transparencene parvient pas encore à assurer l'étan-chéité du système. Le système a étéréaménagé certes, mais les mêmeshommes qui maîtrisent les rouages sontrestés en place. La Douane garde tou-

jours son labyrinthe de vases communi-cantes dotés de parois poreuses à cer-tains endroits. Le système tient à caused'un corporatisme de longue date, et quia fait ses preuves au-delà du clivageIles/Union.Un douanier ripoux qui avait été suspen-du pour malversations avérées (non ver-sement de recettes douanières en 2003,fausses inscriptions de stagiaires enBelgique. etc.) a été réhabilité et a pufacilement reprendre du service pourdes sombres raisons politiques etélectoraIistes. Son dossier dort toujoursau Tribunal des Moroni.Les enquêteurs de l'opération“Corruption Zéro” auraient bien aiméentendre un ancien caissier du port deMoroni qui a pris la poudre d'escampet-te la veille de son arrestation. Ses révé-lations auraient été d'un précieuxconcours pour les magistrats chargés del'enquête sur le (dys)fonctionnement dela maison. L'on dit que des collèguesl'auraient discrètement mais preste-ment aidé à prendre des vacances dansun endroit discret loin de nos bords... Lecaissier a été pratique-ment exfiltré.Ses révélations auraient certainementpermis d'éclairer certaines pratiques.

L'Archipel n°226, 21 février 2007

UN PAYS, DEUX SYSTÈMESPAR ABOUBACAR MCHANGAMA, L’ARCHIPEL

kashkazi 61 mars 200716

l'air confiné de son labyrin-the intime, Mutsamudu seregarde dériver. Le "bateau"rebelle (1) fut noble et fier

de l'être. Au rythme où vont les choses, il nesera bientôt plus que ruine. Parmi ses murs qui s'écroulent, beaucoupportèrent un nom. En s'affaissant, ils enseve-lissent leur propre histoire. Les hommes quijusqu'alors conservaient jalousement la tramedu passé familial sont souvent loin de cesplaies mal déblayées, ces tas de pierres qu'estdevenu leur patrimoine ancestral. Dans d'au-tres îles ou sur d'autres continents, presquetous les "Mutsamudiens d'origine" qui lepouvaient se sont échappés, laissant à sa moi-sissure leur ville à laquelle ils continuent devouer un amour déçu. Ils reviennent pour lesvacances, le temps d'assister aux mariages,de renouer avec leurs vieilles habitudessociales, de jeter un regard sombre sur ladigue d'immondices et le cloaque que sont

devenues la plage et la rivière, de rêver d'uneréhabilitation qui rendrait sa dignité à lamédina. Et puis, parfois, ils restent. Le patro-nyme des vieux murs encore debout leur sertalors souvent de bouée de sauvetage dans unecité dont les équilibres anciens ont pris l'eaudepuis longtemps. Mouayad Said Ibrahim,neveu du prince (2) dont il arbore le titre, estde ceux-là. Facteur à Orléans, noble et "cool"à Mutsamudu, ses années de travail enFrance n'ont pas altéré sa conviction d'appar-tenir à une aristocratie menacée. Dans lesalon lézardé de la maison maternelle, réno-vée à la hâte pour son retour, il a aligné lesportraits de ses aïeuls les sultans. A côté, surun mur, une grande affiche publicitaire occi-dentale. La demeure s'appelle Inati. De l'aut-re côté de la ruelle minuscule, Barakani, celledu père de Mouayad, accueillait la secondeépouse de l'aristocrate. "Il l'avaitdéplacée pour avoir ses deux fem-mes à proximité. Les maisons

Médina Menacée, noblessedéchue, vie sociale au pointMort… MutsaMudu souffre descicatrices du séparatisMe, duMarasMe éconoMique et du jougpolitique. La ville aux Mystèrescherche un bol d'oxygène.

En route pour Mutsamudu,deuxième étape de notre tour des capitales des îles de l’archipel.(le mois prochain : Fomboni)

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Mgros plan en lettres capitales [2]

U T S A M U D Uville

blessée

DANS

kashkazi 61 mars 2007 17

d'Hamubu, le quartier noble, ontdes noms", dit le prince facteur."C'est à travers ceux des maisons

qu'on connaît les noms des familles."Mouayad entretient le souvenir de son grand-père récalcitrant à l'ingérence française."C'était Said Ahmed, le successeur légitimede Said Omar [lui-même placé à la tête deNdzuani par les Français, ndlr]. Mais il étaitanglophile. A la mort de Said Omar en 1892,les Français ont pris l'un de ses fils, SaidMohamed, à Mayotte, et l'ont mis à Ujumbe[le palais royal construit au cœur de la médi-na, ndlr]. Mon grand-père n'est plus jamaissorti de la maison Barakani où il est restéenfermé pendant 15 ans, jusqu'à l'abdicationde son frère. Les Anjouanais venaient le voirdans cette maison."

LE RETOUR AU BERCAIL a été rude pourl'arrière petit-fils de sultan. "L'anarchieurbaine a pris une ampleur catastrophique.Les rues sont défoncées, les vieilles maisonsen ruine, et petit à petit, on s'habitue ! Lacapitale a attiré l'exode massif. Quand je suisarrivé, emporté par la colère, j'ai publié unpapier." Dans ce texte rageur qui, aujourd'-hui, l'embarrasse un peu (lire ci-contre),Mouayad fustige "la courbe démographique"qui "joue en défaveur des Mutsamudiens desouche" et le "déclin" de sa ville "menacée"dans "sa culture séculaire, son esthétique etsa civilisation indo-arabes". Des termesexcessifs sous-tendus par un sentiment desupériorité à l'égard des ruraux qui peuplentaujourd'hui la ville, mais qui révèle le malai-se ressenti par les "vieux" Mutsamudiens. La fierté conquérante, qui fait partie des cli-chés sur la noblesse mutsamudienne, est loin.En exil ou restés sur place, les citadins de laville portuaire se sentent humiliés de toutesparts. Depuis la chute des cours des produitsde rente qui permettaient l'entretien et laconstruction d'habitations, la prospérité quisoutenait le rayonnement de la cité n'est plusqu'un souvenir. Paupérisés, la plupart desanciens nobles demeurés sur leur île vivotentdans leurs demeures délabrées ou à l'exté-rieur de la médina, louant leurs boutiques auxpetits commerçants venus de la campagne,laissant aux broussards les métiers manuelsqu'il leur serait impensable d'exercer. Leursrapports même avec les gens de la brousse,qu'ils n'ont souvent plus les moyens d'em-ployer comme domestiques, ont changé.Toute suprématie véritable perdue, il ne resteque la méfiance réciproque et les vieux com-plexes tenaces pour maintenir une certainehiérarchie entre les classes sociales tradition-nelles (lire ci-contre).

LA VIEILLE CASTE dominante y est for-cément perdante. Sur cette déchéance dou-loureuse pour quelques uns, la crise sépara-tiste a appliqué son lot de rancoeurs. En pre-mière ligne de la sécession, la capitaleanjouanaise est doublement meurtrie par ledébarquement de l'armée comorienne de1997, et la guerre civile qui oppose sépara-tistes de Mutsamudu et de Mirontsy en1999. L 'élite de la ville aussi, prise en sand-wich entre les soupçons des Grand-como-riens, qui pointent le rôle clé joué par Mutsadans le séparatisme ; et l'hostilité d'une par-tie des Anjouanais, qui n'ont pas pardonné àcertains intellectuels et cadres de la ville des'être démarqués de la "cause commune". L'exploitation par le président MohamedBacar de l'opposition ville/campagne vientexacerber les "sentiments revan-chards" exprimés, selon les citadins,par les ruraux. A tel point qu'excédés

en lettres capitales gros plan

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Les kabaïla en perte de vitesseIRONIE du sort. La ville de l'archipel où les

origines arabes sont les plus exal-tées, les racines africaines les plus dévalorisées, doit sonpatronyme à un certain Moïse le Noir (Musa Mudu)… Musa était un bouvier "très influent" auprès du sultanbasé à Domoni, raconte Said Ahmed Charif, enseignantet notable. "Il conduisait un troupeau remarquable cons-titué des plus grands taureaux. Les gens avaient l'habitu-de de venir y croiser leurs génisses." Un jour, un taureaus'échappe de l'enclos situé dans la presqu'île de Jimlime,avant l'actuel aéroport. "Musa, berger expérimenté, l'asuivi à la trace. Il est tombé sur un plateau bordé de peti-tes montagnes. Il était très émerveillé par l'herbe trèsgrasse et une grande rivière qui coulait. Il a construit unecabane et quand il a raconté sa découverte, les bergerssont venus aussi. Ils disaient : "Nous allons dans larégion de Musa Mudu. Des années après, c'est devenuun petit village, puis une localité prospère ou les kabaï-la [les nobles, ndlr] ont pris l'habitude de venir." Uneville née de la rencontre entre les bergers et les nobles…"Toute l'histoire de l'île, c'est le mélange des Arabes etdes esclaves", remarque Said Ahmed Charif. Une histoire dont les traces sont particulièrement fortes àMutsamudu : sa vie retranchée derrière ses remparts, à l'in-térieur desquels ne dormaient pas les esclaves, en a fait uneville peuplée exclusivement de kabaïla. "Ceux qui ne sontpas nobles et qui sont à Mutsa sont des étrangers", soutientSaïd Hachim Mohamed, enseignant d'arabe et propriétaired'une boutique de manuels coraniques dans la médina. "Unvrai Mutsamudien doit être noble ou demi-noble."Entre le port et la citadelle, les kabaïla ont développé unmode de vie et des préoccupations radicalement diffé-rents de ceux des paysans. Au XVIIIème siècle, les memb-res de la cour du sultan s'affublaient de titres britanniquestels que duc de Norfolk ou Prince de Galles. "Ces aristo-crates anjouanais jouissaient en général de l'estime deleurs visiteurs européens. Ceux-ci rendent hommage àleur urbanité et à leur accortise, à la civilité de leurs récep-tions, au raffinement de leurs manières à table. Beaucoupde ces princes avaient voyagé, en Arabie le plus souvent,en Inde quelquefois (…) Ils paraissaient montrer de l'in-

térêt pour les questions de politique européenne, deman-daient des nouvelles de Louis XV ou du roi Georges…",écrit l’historien Jean Martin (1). Pour Said Ahmed Charif , les remparts ont joué dans lesentiment de singularité exprimé par les Mutsamudiens."On a fortifié la ville et tous les gens influents sont venusl'habiter, isolés des autres habitants. Tous les gens de l'ex-térieur venaient à Mutsa pour apporter des nouveauxéléments que les autres n'avaient pas. Les gens de la cam-pagne n’ont pas eu la possibilité de s’ouvrir sur l’exté-rieur, d’améliorer leur train de vie."L’arrivée de la France n'a fait que prolonger cette différen-ciation, estime l'enseignant. "L’esclavage est aboli. Lesclasses sont supprimées. On se retrouve avec des citadins

et des provinciaux, les wamatsaha. A Mutsamudu, lesgens avaient quelques notions de français, d’anglais, d’a-rabe. Comme ceux de Domoni, ils savaient écrire. LaFrance a vu que c’étaient de très bons auxiliaires. Lemépris pour les campagnards a été perpétué par l’histoi-re, par la colonisation qui a favorisé ces gens-là. On n’a-vait pas de vraies classes sociales, mais on les a formées.Les kabaïla se sont retrouvés différents de tous les autres.La France a aboli l’esclavage et a dit : "Vous, vous êtesles ruraux, et vous les citadins. Nous, on a transposé engardant les termes kabaïla et wamatsaha."De part et d'autre, la méfiance n'est pas effacée. "Un typede la brousse, s'il veut se marier avec une fille de la nobles-se, seulement 5 à 8% des gens peuvent l'accepter", estimeun enseignant de la médina. "Moi-même j'aurais du mal àl'avaler. Même s'ils sont instruits, ils ont la mentalité despaysans et des rancunes avec les nobles. Et puis, le souve-nir de la révolte des esclaves, en 1891, qui ont massacrébeaucoup de nobles, ça nous fait mal." Fatima Combo avécu depuis son enfance sur les hauteurs de Mutsamudu

sans jamais vraiment connaître les habitants de la médina :"On n'a pas de relations, on vend juste au marché. Noscorps sont noirs, et puis eux, ils ont de l'argent." "Leswamatsaha ont accepté qu’ils étaient inférieurs alors quecela ne correspond à aucune réalité", constate Said AhmedCharif. "Ce sont des complexes qui nous minent."

SI LES COMPLEXES restent, les réalités ont été boulever-sées. Les mariages entre citadins et ruraux sont de moins enmoins rares. Des hommes d'affaires issus de la campagnes'installent à Mutsamudu et réussissent. "Les nobles n'ontplus cette force de monopoliser le commerce, la culture etla politique", constate l'historien Bourhane Abderemane."La noblesse avait même monopolisé le savoir : presque

tous les maîtres coraniques enétaient issus. Les autochtonespensaient qu'ils fallait leurenvoyer leurs enfants, et ceux-ciétaient utilisés comme esclaves.Djohar [président des Comoresde 1990 à 1995, ndlr] a cassé ce

mythe quand des natifs de Nyumakele ou de Koni sont deve-nus des ministres. Le mythe n'existe plus. On se bat, c'estune lutte permanente pour la politique, le commerce…"Le mot "lutte" vient aussi à l'esprit à la lecture d'un texterédigé il y a quelques temps par Mouayad Said Ibrahim, undescendant de la famille des anciens sultans. "Mutsamudu,dans son déclin, a perdu son rôle de rayonnement histo-rique aussi bien dans l'île d'Anjouan qu'aux Comores. Ladimension historique de la ville, sa culture séculaire, sonesthétique et sa civilisation indo-arabes sont menacées",écrivait-il. "Si on quitte la ville, qui va défendre les originesde notre identité ?", m'a-t-il aussi demandé, sous-entendantque son identité était radicalement différente de celle desruraux anjouanais. "Sûrement pas les gens du Nyumakele."Il s'est ensuite ravisé, me demandant de "ne pas trop insis-ter sur les histoires de kabaïla et de wamatsaha" qui pour-raient nuire à ses projets politiques. Preuve que le rapportde forces n'est plus ce qu'il était…

LG

(1) J. Martin, Comores, quatre îles..., L’Harmattan, 1983

Mutsamudu était la ville de la noblesse. Les réalités évoluent, mais les complexes demeurent.

“Le mythe n'existe plus. On se bat, c'est une lutte permanente pour la politique, le commerce...”

Ci-dessus, galerie de portraits familiaux dans une vieille habitation. Page de droite : une femme déambule dans les ruelles de la médina.

kashkazi 61 mars 200718

gros plan en lettres capitales

par le destin de leur ville et leur sen-timent d'injustice, des cadres mutsa-mudiens ont un jour demandé que la

capitale de l'île soit logée ailleurs…Le marasme économique, les désillusionsissues d'un séparatisme devenu gênant, le jougd'un régime politique qui empêche de penser àtrop haute voix font peser sur la ville uneambiance de morosité passive. Chacun seremémore l'époque où "on balayait devant nosportes, où la ville était propre", incapable de setirer de l'individualisme et du je m'en-foutismedécrié par les uns et les autres. Rares sont ceuxqui parviennent à entretenir leur envie de pro-jets, d'idées et d'idéaux collectifs. Désertée par

les étrangers comme par ses forces vives,Mutsamudu semble tourner à vide et ne plusrien attendre. Encore moins espérer."Mutsamudu n'est plus ce qu'elle était", résumeAmir Said Jaffar, exilé à Moroni depuis la crisede 1997. "C'était une ville très ambiante, plei-ne de convivialité. Maintenant, on y ressent ungrand étouffement dont le séparatisme a été unélément moteur. Il a accéléré le mouvement desdéparts. Avant on était très sédentaires, on nequittait pas Mutsamudu comme ça.Aujourd'hui, il ne reste sur place que les gensqui n'ont pas les moyens de se déplacer."

"TOUS CEUX QUI ONT LES MOYENS sesont sauvés", renchérit Boss, artiste et peintreen bâtiment. "Tout le monde pense à ça. LesMutsamudiens ne s'entraident plus. A part dansle sport, il n'y a plus aucune des associationsqui s'occupaient de la propreté, qui faisaient duthéâtre… maintenant, c'est politique, politique.Il n'y a pas de distraction. Les jeunes n'ont rien.Même pas une bibliothèque." Responsable deRadio Dzialandze, l'une des rares structuresassociatives en activité, et membre de l'organi-

sation du Médina Festival, Ali MohamedNobataine constate que "les foyers sont vides.Pratiquement toutes les associations qui met-taient Mutsamudu à l'avant-garde en matièreculturelle ont disparu. On dirait que mainte-nant les gens s'en foutent. C'est difficile de lesmobiliser. Les gens voyagent mais ici, on a ten-dance à entendre toujours les mêmes choses. Iln'y a pas de sursaut. Mutsamudu se replie. Elleest en état de latence."

POURTANT, DERRIÈRE ses façades moisies,ses places envahies de chômeurs fatalistes et sesdétritus, Mutsa garde son air mystérieux decelle à qui on ne l'a fait pas, de ville jalouse de

ses secrets de famille, où l'étrangerse sentira toujours un peu perdu.Est-ce la raison pour laquelle l'idéeselon laquelle la capitale anjouanai-se n'accepte pas les Comoriens desautres îles est si tenace à Moroni ?"C'est faux", tranche Amir Said

Jaffar. “Il y avait autrefois des fonctionnairesgrand-comoriens à Anjouan. Bien sûr, le sépa-ratisme a répandu l’idée que le Grand-como-rien était la source de tous les maux anjouanais.Mais Mutsamudu a toujours aimé les étrangers.Ceux qui disent ça n'y sont jamais allé." Amirreconnaît pourtant la tendance de la ville à sereplier sur elle-même : "Il y a un côté un peumystère parce qu'elle a toujours voulu garderson terroir à elle seule, qu'il n'y ait pas de péné-tration extérieure. C'est ce qui a fait sa force. Ily avait une peur de l'Autre, la peur que l'étran-ger ne vienne perturber les bonnes mœurs.Mutsamudu c'était trois, quatre grandesfamilles qui ne se mélangeaient pas. Mêmeentre grandes familles reconnues, les mariagesn'étaient pas toujours faciles." Ali MohamedNobataine le dit autrement : "Avec un ami on sedisait toujours que si on déterrait les morts, onapprendrait beaucoup de secrets !"La vie autarcique, socialement parlant, de cesdescendants de migrants arabes, les femmesl'ont jusqu'à la seconde moitié du XXème sièclevécue de façon extrême, cloîtrées quellesétaient dans leurs demeures, leurs furtives sil-

houettes voilées dans les ruelles ou postées auxfenêtres entretenant le mythe de la ville auprèsdes voyageurs. "Les femmes vivaient enfer-mées, elles ne savaient rien", se souvientChamsia Adinane, une habitante de la médina."Elles se consacraient au ménage. Quand j'é-tais jeune je ne savais même pas qu'il existaitdes villes comme Domoni, Moya, Sima, Koni…nous avions des gens qui vivaient à la maison,qui n'ont jamais rien su de tout ça jusqu'à leurmort ! Quand on voulait aller dans une autremaison, on sortait à 5 heures du matin et on nerentrait que le soir. C'est à partir de 1975, avecAli Soilihi, que c'est devenu plus intéressant. Ila obligé les femmes à sortir pour se cultiver.Nous, on n'a pas eu la chance de se cultiver, àcause de notre père. On restait à la maisonpour s'occuper du mari."

Ouverte sur le monde grâce à son port,Mutsamudu n'a durant longtemps pas ressentile besoin de s'intéresser de près au reste de l'île."Après Abdallah 1er [3], on a fortifié la ville ettous les gens influents sont venus l'habiter",explique Said Ahmed Charif.La vie en cercle fermé s'est poursuivie jusqu'àl'indépendance. "Dans les années 70, les deuxgrandes équipes de foot de la ville étaient cons-tituées exclusivement de ressortissants deMutsamudu", rappelle Amir Said Jaffar avantde préciser : "Tout ça, c'est fini. Les jeunesaujourd'hui s'en fichent complètement."

CETTE HISTOIRE PARTICULIÈRE, cettefamiliarité installée entre gens habitués à vivreentre eux, expliquent sans doute que certainsréagissent comme si leur intimité était violée parl'exode rural massif. "Quand tu fais un mariagemaintenant, c'est vraiment populaire", remarqueMazamba Inzoudiny, un ingénieur installé dansla périphérie. "Avant, il y avait des choses spéci-fiques qu'on ne partageait pas avec d'autres per-sonnes. C'était une sorte de contrat que chacunavait envie de faire. Tu ne pouvais pas te marieravec une femme si elle n'était pas noble commetoi. Avoir une fille vierge, c'était quelque chosede grandiose. C'est révolu, mais on regrette laperte de ce prestige. Et puis, on s'entraidait.Auparavant, dans la médina, tu ne pouvais pasmanger sans savoir que ton voisin mangeaitaussi." Les rendez-vous en fin d'après-midi surles toits de la ville, le meilleur endroit pour fairevoler les cerfs-volants et alpaguer l'ami vivant àquelques rues, nourrissent les souvenirs des nos-talgiques…

DU PORT DE MUTSAMUDU désormaisdébarquent des dizaines de containers, maispeu de ces étrangers qui apportaient un bold'air aux citadins friands d'exotisme.Aujourd'hui, la ville a du sang neuf, maismanque d'oxygène. "J'ai compris que s'il n'ya pas d'étrangers, rien ne pourra marcher",confie Boss. "C'est par les contacts entre lesdifférentes races qu'on apprend des choses.Là, on échange avec qui ?"

LISA GIACHINO

(1) Pendant la crise séparatiste, la médina était surnommée ainsi car l'armée comorienne ne pouvait ytrouver les rebelles ni entrer dans ses dédalles sans risquer d'être piégée. (2) Prince Said Ibrahim, l'une des principales figurespolitiques de la fin de la période coloniale.(3) Sultan à la fin du XVIIIème siècle.

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“Avec un ami, on se disait que si on déterrait les morts,on apprendrait beaucoup de secrets.”

ALI MOHAMED NOBATAINE

PATRIMOINEUne demande d'inscription de la vieille ville de Mutsamudu au patrimoine mon-dial est en cours auprès de l'Unesco. Extraits du dossier.

“L'originalité des constructions tient d'une part à leur architecture (aspect exté-rieur dépouillé, décorations intérieures arabisantes typiques) ainsi qu'à leurs tech-niques constructives spécifiques (maçonnerie de blocs de lave hourdée de chaux àbase de corail). Tous ces éléments témoignent d'un développement artistiqueayant subi de nombreuses influences étrangères, mais, au final, typiquement insu-laire. (...) Les caractéristiques urbanistiques (…) de la vieille ville de Msamoudou(…) sont à rapprocher de celles de nombreuses médinas du monde musulman.Néanmoins, le type de construction employé décrit plus haut est typique des tech-niques swahilies de l'Afrique de l'est et des îles volcaniques de la sous région.Historiquement, les Comores n'ont jamais fait partie d'un vaste empire ou d'unroyaume structuré. Le pouvoir politique est resté entre les mains de petits sulta-nats dont la zone d'influence est à l'échelle de l'archipel. De même, l'escale queconstituait Msamoudou pour les navires y faisant relâche est à l'échelle des res-sources qu'elle pouvait leur apporter. On ne trouvera donc pas sur le site deMutsamudu de bâtiments particulièrement imposants, représentatifs d'un pouvoirpolitique fort ou d'une activité commerciale importante.""De par l'affaiblissement progressif du commerce maritime au cours du XXe siècle,la ville de Msamoudou a vu son activité économique diminuer et partant, le dyna-misme urbain et le taux de renouvellement de ses constructions aussi. On peutdonc estimer qu'il y a eu un "gel" de la vieille ville et que la topographie des lieuxet la typologie des constructions ont peu évolué depuis sa fondation. La vieilleville de Msamoudou est donc un authentique témoignage de l'organisation urbaineprévalant dans l'archipel des Comores il y a trois siècles, même si on assiste à unedégradation récente de cet environnement.”

Ci-dessous, rencontre entreadministrateurscoloniaux et fem-mes en chiromani.(archives)

CN

DR

S Moroni

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UN PORT, des boutiques etdes pousse-pousse,

nouveaux forçats parcourant la ville avec leurbrouettes bricolées. Ainsi pourrait se résumer lavie économique de Mutsamudu qui repose entiè-rement, comme à ses débuts, sur le commerce."Ayant assis sa splendeur et sa prospérité sur l'é-change commercial des épices, du sucre et d'es-claves" (1), c'est ainsi qu'elle a pu confisquer àDomoni son rôle de capitale. "A partir du XVIIIème

siècle, Mutsamudu était très fréquentée par lesnavires [dont les pirates, lire notre dossier, ndlr]",indique Bourhane Abderemane, directeur duCentre national de documentation et de recherchescientifique (CNDRS) de Ndzuani. "C'est ce quia donné des ailes à son gouverneur, qui a puaffronter le sultan de Domoni." Après l'assassinatde l'un de ses proches, un jeune homme qui vivaità Mutsamudu et vendait des Anjouanais auxnégriers, le sultan de Domoni cherche à punir lesdirigeants de la ville. "Mais le gouverneur étaitplus riche que le sultan. Très puissant en arme-ment et en finances, il l'a battu et est devenu sul-tan sous le nom d'Abdallah 1er. Mutsa était richeet l'est restée par rapport à Domoni."Plus récente que les autres cités -"ce n'est quevers 1482 que sa construction a été amorcée parles Arabes, deux siècles après Wani et Domoni"-Mutsamudu va connaître un développementsocio-économique beaucoup plus rapide. Au XVIIIème siècle, elle est donc devenue "le cen-tre commercial de l'Océan Indien où le droit duport contribuait à la richesse du sultanat", écritBourhane dans un document consacré à l'histoi-re de la ville. "Tous les navires (Compagnie desIndes orientales, etc…) en provenance du Capde Bonne Espérance faisant route sur l'Inde parvoie du Canal du Mozambique relâchent àMutsamudu.” "La salubrité du mouillage, l'a-bondance des produits et la salubrité du climat nepouvaient que justifier ce choix", note l’historienJean Martin (2). “Les sultans recevaient des pré-sents ainsi que certains nobles de haut rang”,poursuit Bourhane. (…) Les paiements se fai-saient en piastres et aussi en thaler de Marie-Thérèse (3), mais le troc n'avait pas disparu (lapoudre et les armes à feu, le papier blanc, etc,pouvaient encore être échangés contre des pou-lets, des fruits et des légumes)."Les commerçants de Mutsamudu se déplaçaientdans la région et au-delà. "Grands navigateurs,[ils] allaient jusqu'aux rives du Gange sur desgourables qui pouvaient jauger jusqu'à 60 tonnes(…) De Madagascar et d'Afrique orientale, lesmarchands anjouanais rapportaient essentielle-ment des piastres après avoir vendu leurs mar-chandises, surtout les cauris (premier article à

l'exportation), de l'or que les orfèvres mutsamu-diens raffineront et des esclaves pour les revend-re au prix de 25 thalers par tête. Beaucoup de jeu-nes filles esclaves, destinées aux harems, étaientdirigées sur l'Arabie et le Golf Persique. Les for-gerons ramassaient tous les détritus ferreux aban-donnés par les navires pour les transformer enarmes blanches (épées "mpanga", flêches"ntsontso", sagaies "fumo" etc)." Les historienspensent que le sultan exerçait de fait un monopo-le sur le commerce.

L'ARRIVÉE DES COLONS européens verral'essor de l'économie de plantation et des produitsde rente, dont l'exportation passera aux mains, àla fin de la période coloniale et après l'indépen-dance, d'une poignée de commerçants issus del'aristocratie locale et de familles indiennes, quidétiendront aussi l'importation des produits ali-mentaires et manufacturés. "Au départ c'est lesIndiens qui avaient le commerce" se souvientYoussouf Mohamed, dit "Sakine", qui a vendu dutissu au kilo à partir des années 60. "Quand onétait colonisés, on n'avait pas le droit d'aller à l'é-tranger commander des marchandises, on pou-vait seulement importer de France. J'avais louétoute une ruelle dans la médina. Mais c'est seule-ment dans les années 90 que les tout petits com-merces en bas des ruelles sont apparus.""Au départ le commerce était ciblé sur les den-rées", indique Bourhane. "Le vestimentaire

venait d'Inde et des pays arabes. Ce n'est quevers 1970 que des commerçants ont essayé dese spécialiser dans le textile." La fin du régimeSoilihi marquera un tournant dans les importa-tions. "Après la révolution, il y a eu un change-ment total de la mentalité comorienne qui pro-gressivement s'oriente vers l'occidentalisation."Tous les petits commerçants se ravitaillent entomates en boîte, huile et chiromani chez un oudeux importateurs. "Sous Abdallah, le commer-ce était réservé aux amis du président", rappor-tent des cadres de la Chambre de commerce deNdzuani. "C'était un secteur bien fermé."La dernière décennie va connaître trois boule-versements majeurs. D'abord, la chute des prixdes produits de rente liée au contexte mondial."C'est tout le socle économique qui est touché",note Bourhane. Ensuite, la "démocratisation"

du commerce. "Le boom a commencé avecDjohar et l'avènement de la démocratie", affir-ment les techniciens de la Chambre de com-merce qui soulignent le rôle de la microfinancedans la multiplication des petites boutiques :"Sous Abdallah, il n'y avait que la Bic [Banque

internationale des Comores, ndlr]. Vous imagi-nez un villageois aller à la Bic demander unprêt ?! Grâce aux Meck et aux Sanduk, beau-coup de gens se sont lancés dans le commerceinformel." Enfin, l'émergence de Dubaï commelieu principal d'approvisionnement a révolu-tionné le secteur en permettant à des centainesde commerçants débutants de faire eux-mêmele voyage pour remplir leur container. "On doitêtre une quinzaine ou une vingtaine à partirchaque mois", estime Mohamed El Bakri, letrésorier d'Ankiba, l'organisation patronale del'île. Conséquence néfaste : Mutsamudu n'exporteplus et croule sous des importations impossi-bles à absorber par le maigre pouvoir d'achat.La médina ouvre les yeux le matin sur uneribambelle de boutiques minuscules et iden-

tiques, et s'endort tôt dans l'après-midi, lesvolets métalliques déjà cadenassés faute declients. "Tout le monde s'est rendu compte qu'iln'y a pas d'autre issue que le commerce. On aune fuite de capitaux vers Dubaï et dans lesmagasins, on trouve des milliers de tissus et deproduits chimiques, dont certains sont périméset se trouvent toujours sur les étagères", alerteBourhane. "Ces tonnes de produits, c'est unebombe à retardement sur le plan sanitaire.""Les commerçants n'avantagent pas la ville niles artisans", accuse aussi le peintre Boss. "Ilsamènent plutôt des ordures. Ils achètent tout àDubaï, rien ici, et nous on achète chez eux.Mais où on va trouver l'argent s'il ne circuleplus ?" Même constat à la Chambre de com-merce : "Nous nous appauvrissons nous-mêmes. Les gens n'achètent aucun outil de pro-duction, que des produits destinés à la revente,qui en arrivant ici sont parfois déjà pourris oupérimés ! Ils achètent tous la même chose, desbiscuits, du savon… Ils partent avec de l'argent,reviennent avec des produits qui n'ont pas devaleur et ne se rendent pas compte qu'ils affec-tent l'économie de l'île et dégradent encore sonenvironnement."Aujourd’hui, la rivière de Mutsamudu, dont la"salubrité" rafraîchissait autrefois l'équipagedes navires de passage, est asphyxiée dedéchets et d’emballages made in Dubaï…

LG

Du commercemaritime

au made inDubaï

Mutsamudu doit son rayonnement passé à son économie florissante.

Aujourd'hui, des milliers de petits commerçantsl'inondent de produits invendables.

en lettres capitales gros plan

“On a une fuite de capitaux vers Dubaï et dans les magasins, ontrouve des milliers de produits chimiques, dont certains périmés.”

BOURHANE ABDEREMANE, HISTORIEN

Notes(1) Extrait de lademande de classe-ment par l'Unescoau patrimoine mon-dial de la vieilleville de Mutsamudu(2) J. Martin,Comores, quatreîles..., L’Harmattan,1983(3) Pièce d'Autricheutilisée sur la côteorientale et laCorne d'Afrique (d'après Bourhane)

Ci-dessus,un pousse-

pousse rentre à

vide aprèsune course

dans lamédina.

kashkazi 61 mars 200720

affaire Mohamed Aly

A qui profite le crime ?Accusé de “trafic d’influence passif”, le directeur financier du Conseil général de Maore, détenu à la maison d’arrêt

depuis le 15 février, semble avoir été piégé. Par qui ? Dans quel contexte ? Dans quel but ?

décryptage affaire mohamed aly

de la lettre écrite depuis sa cellule dela maison d'arrêt de Majicavo parMohamed Aly, le 27 février, à l'a-

dresse des membres de son comité de soutien,résonnent encore dans l'enceinte du Conseil géné-ral. Et le lot d'interrogations qui va avec. Qu'a-t-ilvoulu dire en écrivant : "Si j'ai commis une faute,que le droit s'applique, et rien que le droit"?Qu'espère-t-il en demandant à ce qu'on arrête"tout acte tendant à faire pression sur la justicepour [le] libérer" ? A qui était destinée cette phra-se qui, plus encore que les autres, questionne :"J'ai beaucoup souffert de cette affaire, d'un amiqui m'a trahi" ? Qui est cet ami ?Au Conseil général comme dans les colonnes dela presse écrite, que l'on soit "bien informé" ounon, dans le secret des dieux -en l'occurrence leParquet- ou pas, tout le monde en est réduit àéchafauder des hypothèses, certaines plus crédi-bles que d'autres, tant le scénario paraît sinueux.Même les plus proches de Mohamed Aly avouentne plus savoir que penser. Et s'il avait effective-ment craqué ? Et si cet homme intègre parmi lesintègres, dixit nombre de ses collaborateurs duprivé comme du public, ne l'était pas vraiment ?

Depuis son déclenchement mardi 13 février 2007,l'affaire Mohamed Aly n'a donné aucune réponse.A-t-il accepté une enveloppe pleine d'argent ? Sioui, avait-il conscience de ce qu'elle renfermait ?Pourquoi s'est-il rendu sur les lieux "du crime" ? Aces questions, seule la justice semble pour l'heu-re capable de répondre. Mais il en est une autreplus intéressante, qui concerne l'ensemble desdécideurs de Maore -et, de fait, les citoyens-, et àlaquelle personne n'a pour l'heure tenté de répon-dre : à qui profite le crime ? Quand on montre du doigt la lune à un idiot, ilregarde le doigt, dit le dicton. Dans cette histoire,Mohamed Aly est la lune. Et si l'on s'accorde àdire que le doigt est celui de la justice, il est per-mis de se demander à quel bras appartient ledoigt…

MARDI 13 FÉVRIER. Mohamed Aly, directeurgénéral administratif (DGA) en charge duDéveloppement au Conseil général de Maore, enposte depuis bientôt un an, est placé en garde àvue. Il y restera 48 heures, avant d'être placé endétention provisoire à la maison d'arrêt deMajicavo. Lors du bouclage de cette édition -

lundi 5 mars-, il y était toujours, après que laChambre d'instruction ait refusé la demande deses avocats de lui accorder la liberté, le 27 février,sans motiver publiquement sa décision.Mohamed Aly est accusé de "trafic d'influencepassif", un délit qui consiste à recevoir des dons(argent ou biens) afin de favoriser les intérêtsd'une personne physique ou morale auprès despouvoirs publics. La peine pour une telle infrac-tion peut aller jusqu'à 10 ans de prison et 150.000euros d'amende -il peut y avoir d'autres peinescomme l'interdiction des droits civiques ou l'inter-diction d'exercer une fonction publique…Selon un membre du Parquet qui a suivi l'affaire,Mohamed Aly aurait été pris "la main dans lesac". "Il aurait demandé de l'argent en liquide àun porteur de projet pour faire avancer le dossierplus vite", nous indique-t-on. Sur les conditions del'arrestation, ce membre du Parquet avoue mal-adroitement "s'en tenir aux rumeurs". On n'ensaura pas plus. Le porteur du projet est Jean L'Huillier, directeurde la société Mayotte Déménagement. Le projetest la construction d'un parc d'attraction qui s'ap-pellerait "Bao parc", à Hamaha, cette zone très

convoitée située à quelques encablures deMamoudzou, sur le site actuel de la déchargepublique qui devrait déménager autour de 2008-2009. Jean L'Huillier n'est pas le seul à s'intéres-ser à cette vaste zone idéalement située, face à la"nouvelle ville" des Hauts-Vallons et au centrecommercial Score. Des promoteurs immobilierset des opérateurs hôteliers y auraient des projets ;un lycée y est également prévu.

SELON UN COLLABORATEUR de MohamedAly, Jean L'Huillier serait venu à plusieurs repri-ses le rencontrer au Conseil général, afin d'évo-quer ce projet. Une fois au moins, il était accom-pagné du directeur du comité du tourisme,Georges Mecs. Jean L'Huillier espérait obtenirune subvention de la part de la collectivité, à hau-teur selon une source issue des services deMohamed Aly de 1 million d'euros (492 millionsfc) -pour un projet estimé selon cette même per-sonne à plus de 5 millions.C'est dans ce cadre, assure la rumeur -invérifiée-,que Mohamed Aly se serait rendu sur le lieu detravail de Jean L'Huillier, au siège de MayotteDéménagement situé dans la zone Nel, ce 13février. Un informateur au sein du Parquet affirmeque Mohamed Aly aurait auparavant demandé àM. L'Huillier un cachet pour pousser le projet. Cejour-là, le DGA devait récupérer le cachet. Maisentre temps, l'entrepreneur aurait prévenu la pré-fecture, où il possède de solides amitiés, qui auraitelle-même informé la justice. Toujours selon cettesource judiciaire, un guet-apens aurait été décidé :lorsque M. L'Huillier a reçu M. Aly, l'endroitaurait été truffé de caméras et de micros. Un entre-preneur haut placé qui se refuse à croire en la cul-pabilité d'un homme qu'il côtoie depuis desannées, s’est laissé dire que "l'enregistrement deleur rencontre ne prête pas à confusion".Mohamed Aly aurait pris l'enveloppe dans laquel-le se trouvait -toujours selon la rumeur- la sommede 5.000 euros. C'est au moment de s'en aller qu'ilaurait été arrêté. Un des défenseurs de l’accuséaffirme pour sa part que lors de la remise de l’en-veloppe, M.Aly se serait étonné d’une telle pra-tique. “Il n’était pas question d’enveloppe”,aurait-il dit.

S'IL N'EST PAS QUESTION de se substituer àl'instruction diligentée par la justice -on se gar-dera bien, contrairement à d'autres journaux, dese prononcer sur ce pan de l'affaire-, on peut seposer, comme l'ont fait les membres du comitéde soutien deux semaines durant en organisantdes assemblées générales au sein de l'hémicycle(lire par ailleurs), un certain nombre de ques-tions. Car le coup de filet ressemble à s’yméprendre à un traquenard. C’est d’ailleurs ceque dénoncent les avocats de M. Aly, pour quice genre de méthode est inacceptable “dans unpays démocratique”, et qui estiment que “la jus-tice a outrepassé ses droits.”La première concerne la somme. "5.000 euros,qu'est-ce que c'est ?" se demande un proche del'accusé. "Chaque mois, avec son salaire, il gagneplus." "Et puis", fait savoir un autre,"demander 5.000 euros quand il s'agitd'un projet de 5 millions [soit 0,1% du ...

LES TERMES

Ci-dessous, maîtres Aly etThani, avocats deMohamed Aly,devant le tribunalde Mamoudzou, le 27 février. Ils viennent d’apprendre le refus de libérer leur client.

kashkazi 61 mars 2007 21

affaire mohamed aly décryptage

total, ndlr], il faut être totalement idiot !"Or idiot, Mohamed Aly ne l'est pas. Toutle monde ou presque en convient. Avant

de diriger le pôle financier de la collectivité -enposte depuis bientôt une année, il est mis à dispo-sition du CG par l'Iedom avec lequel il est encontrat pour une durée de trois ans-, M. Aly avaittravaillé à l'Institut d'émission d'outremer(Iedom), l'antenne de la Banque de France enoutremer. Il avait également dirigé la banqueSofider, une structure émanant de l'Agence fran-çaise de développement (AFD), dont le but étaitde financer les investissements structurels. M. Alyjouit non seulement d'un des curriculum vitae lesplus impressionnants des cadres mahorais, mais ilest en outre affublé d'une réputation parfaite.Patrons du secteur privé, anciens ou nouveauxcollaborateurs, administrateurs : personne ne prêteà M. Aly des visées malhonnêtes. "Quand il étaità l'Iedom, il brassait des millions et des millionsd'euros chaque jour. Là-bas, parfois, il peut yavoir jusqu'à 500 millions d'euros. Pourquoi irait-il se faire corrompre pour 5.000 euros ?" s'inter-roge un ancien membre de l'Iedom, qui assure queles agents de cette institution -très bien gardée- ontun contact physique avec les billets.

LA DEUXIÈME INTERROGATION quant à celarcin concerne la personnalité de Jean L'Huillier.Quelques jours seulement après le début de l'affai-re, il se trouvait au cocktail organisé par le préfetJean-Paul Kihl à l'occasion de son départ. Mais J.L'Huillier, nous l'avons dit, possède de solidesamitiés au sein de l'administration, issues de rela-tions tissées dans d'autres territoires d'outre-mer,notamment la Réunion. Ce soir-là, l'entrepreneurraconte à qui veut l'entendre son histoire -la mêmeque la version émanant de la justice. Un témoinnous a affirmé qu'il s'était alors fait passer pour unhonnête homme scandalisé par la proposition deM. Aly. "Immédiatement je me suis rendu à lapréfecture pour le dénoncer". En tant qu'ancien del'armée -les propos sont de lui -, il était de sondevoir d'agir ainsi. Sûr de sa capacité à convaincre, il ne doute derien. Aux dires de ceux qui l'ont côtoyé, JeanL'Huillier "est capable de vendre tout et n'impor-te quoi". Un de ses anciens directeurs avoue êtrefasciné par "sa capacité à bien parler, à flagorner,à caresser dans le sens du poil". Leonis Cuvellier,patron de la boîte de déménagement DLD situéeà la Réunion dans laquelle a travaillé J. L'Huillier,confirme son côte "bonimenteur" : "C'est un beauparleur, il vend du vent…" Nous-même avons euà expérimenter son aisance orale. Joint par télé-phone avant qu'il ne quitte le territoire -puis qu'ilrevienne, lire plus loin-, il nous a fait le coup du :"Je vous remercie de votre appel et de la simplici-té avec laquelle vous m'avez abordé. Sachez quesi j'ai à parler, vous serez le premier à en êtreinformé". Et un journaliste dans la poche, un !Deux jours après, il quittait l'île…Séducteur, “un brin mythomane”, il sait aussi "semettre en valeur, quitte à raconter des histoires",affirme un ancien proche collaborateur. Ainsiclame-t-il haut et fort qu'il est un ancien soldat del'armée française : il n'y a consacré que cinqannées de sa vie.

DANS LES FAITS, Jean L'Huillier est loin d'êtrecet honnête homme pour lequel il se fait passer.Leonis Cuvellier est bien placé pour le savoir :"En 1997, il travaillait pour moi. Je l'ai envoyé àMayotte pour ouvrir une agence de DLD quiallait s'appeler DLD Mayotte Déménagement. Aubout de six mois, en janvier 1998, il avait créé sapropre boîte, avait détourné ma clientèle, le nomde mon entreprise [devenue MayotteDéménagement, ndlr], les chèques de mes clients,puisqu'il leur avait demandé de signer au nom deMayotte Déménagement seulement. Il a aussi uti-lisé mon matériel pour se lancer, ainsi que lescoordonnées de ma société. Puis il a démission-né." Depuis, M. Cuvellier a gagné plusieurs pro-cès face à M. L'Huillier et s'est fait rembourserenviron 30.000 euros. Après un autre procès, il atoutefois dû débourser 11.000 euros, condamnépar le Tribunal administratif de Mamoudzou à lui

verser ses salaires… "Mais il se les était payésavec mon propre argent. Il payait des employés enliquide aussi", affirme M.Cuvellier. Il dit avoirperdu dans l'affaire 1,5 millions de francs(230.000 euros). Les déboires de Jean L'Huillierdans le déménagement ne sont pas nouveaux. EnFrance déjà, il avait eu des problèmes lorsqu'il tra-vaillait chez Biard, en Bretagne.D'autres personnes ont eu à affronter M. L'Huillierà Maore. En 2004, une soixantaine d'enseignants-plus une dizaine d'autres nouveaux arrivants-font acheminer leurs affaires personnelles par lasociété Satellite International, en accord avecTEM à Maore. Mais celle-ci perd entre temps sonstatut de transitaire et Mayotte Déménagementrécupère le bébé. L'entreprise sort les affaires duport, histoire de mettre devant le fait accompli lesclients, et propose un nouveau tarif, plus élevé quecelui négocié auparavant. "Il nous a dit : "Si vousvoulez vos affaires, je vous rends les 1.200 eurosque vous avez payé à TEM, et vous me donnez1.800 euros". On ne pouvait rien faire. Il nous aforcés à accepter ses conditions, vu qu'il avait nosaffaires", dit un de ces enseignants. Sensibilisé àla question, le vice-recteur d'alors, M.Couturaud,pousse les enseignants à accepter. "Je me suisrendu compte par la suite qu'ils étaient en rela-tion", souligne l'enseignant. C'est d'ailleursMayotte Déménagement qui a déménagé le vice-

rectorat lorsque le nouveau bâtiment a été cons-truit. Rien de surprenant : MayotteDéménagement s'occupe de toutes les administra-tions ou presque, ne laissant que quelques miettesà la concurrence (AGS et Demeco)."Il a toutes les administrations", se plaint juste-ment un de ses concurrents. La DTEFP récem-ment, la préfecture il y a quelques années. LesServices fiscaux, le Tribunal… "Pour la pré-fecture, j'avais proposé un devis 3.500 eurosmoins cher que lui…Ila été pris. Pour leTribunal, j'avais montéun dossier de 12pages, lui a rendu unesimple feuille. Il a eu ledéménagemen t…"C'est que Jean L'Huillier sait se faire les amisqu'il faut. On le dit très proche de certainsmagistrats et procureurs ; il dîne régulièrementavec des haut-fonctionnaires ; il serait égale-ment ami avec certains hommes politiques bienplacés à Maore puisqu'appartenant à l'UMP.Lors de son procès pour avoir tiré sur le bâti-ment de Demeco zone Nel (lire plus loin), ilavouera avoir passé la soirée avec des adminis-trateurs. Son amitié avec un haut responsablede la préfecture, ancien colonel de l'armée fran-çaise passé notamment par la Nouvelle-

Calédonie de 1993 à 1998 et par la Réunion(2000-02), n'est un secret pour personne.

CES AMITIÉS LUI ONT PERMIS de se rendrelà où seuls quelques privilégiés peuvent aller, encompagnie de membres de l'armée ou de la pré-fecture : aux îles Glorieuses. A quel titre ?L'homme vient d'être nommé adjudant de réservede l'armée française ; il ferait également partie desrenseignements militaires.

Ces mêmes amitiés lui ont certainement servi àfaire marcher sa boîte de manière quelque peucavalière. Une source sûre nous affirme queMayotte Déménagement aurait bénéficié d'uneremise de dette de ses cotisations socialesimpayées (d'un montant de plusieurs dizaines demilliers d'euros). Malgré cette non-conformitéavec ses obligations, l'entreprise n'en a pas moinsgagné la majorité des marchés visant le déména-gement d'administrations, comme nousl'avons vu plus haut.Ces amitiés lui permettent également de

...

Jean L’Huillier : les procès, son entreprise en cache d’autres,mais jamais il n’est inquiété. Il a des amitiés haut placées...

...

Conseil général : les dessous de la décentralisation

L’affaire Mohamed Aly a révélé les innombrables conflits qui minent l’administration territoriale.

QUE SE passe-t-il au Conseil général deMaore ? L'affaire Mohamed Aly

a permis de mettre à jour des agissements et des tensionsjusqu'à présents restés dans l'ordre du privé. Depuis, leslangues se délient.La première salve remonte à la fin du mois de janvier. Lapresse révèle alors le passé sulfureux d'Alain Corona,directeur général adjoint (DGA) en charge del'Aménagement, des infrastructures et de l'environne-ment, un département des plus sensibles. Certains l'accu-sent à demi mot de bénéficier de sa fonction pour toucherdes pots-de-vin, sans toutefois avancer aucune preuve.Ces informations sont le fruit d'un climat devenu inviva-ble au fil des mois, lui-même conséquence d'un espoirdéçu chez les cadres mahorais. "Pour comprendre cequ'il se passe, il faut remonter à 2004", nous indique l'und'eux, chef de service, qui a tenu à conserver l'anonymatafin de "préserver" ses collaborateurs. "A cette date, lesservices sont décentralisés. L'exécutif revient au Conseilgénéral. Les élus et les cadres sont alors convaincusqu'ils vont avoir enfin des responsabilités, qu'ils pour-ront prendre en charge l'avenir de leur île. Mais rapide-ment, ils se sont aperçus que les choses ne seraient passi simples car ils n'avaient pas anticipé un paramètreessentiel : avec l'intégration des agents dans la fonctionpublique territoriale, la reconnaissance des compétencesne se faisait pas automatiquement. Il était donc difficiled'embaucher aux postes à responsabilité des Mahoraisqui n'avaient pas les compétences."Lorsque l'ancien Directeur général des services (DGS),Samuel Fournier, s'en va, c'est donc un nouveau métro-politain, Jean-Pierre Rousselle, qui débarque en prove-nance du Conseil général de l’Ardèche. L'architecturedécidée alors par le cabinet du président prévoyait, selonun membre de ce cabinet, cinq départements (Actionsociale, Affaires économiques, Services à la population,Aménagement du territoire et Moyens généraux), donccinq DGA, qui tous devaient être mahorais. Mais à sonarrivée, Jean-Pierre Rousselle chamboule tout : il prendsous sa coupe le Service départemental d'incendie et desecours, à l'origine chapoté par le président et réclameune sixième direction (Vie institutionnelle et partena-riats), que notre informateur juge superflue. Surtout, ilplace trois DGA métropolitains : Dominique Mercier-Lachapelle, Alain Corona, et Hélène Suchet, qui hérite

du nouveau département. Ce département semble être laclé de voûte du “système Rousselle”. Le DGS y embau-che sa femme (en charge de la décentralisation et de l'é-volution statutaire, poste clé), ainsi que des membres desa famille, qui tous se retrouvent au second étage du CG.Il fait venir des personnes dont nombre d'agents doutentaujourd'hui des compétences, et même des diplômes. M.Corona, recruté par défaut (un autre prétendant avait étéchoisi, mais il a refusé le poste) est de ceux-là. M. Rousselle (1) pousse en outre certains agents de la col-lectivité à passer directement par lui sur certains dossiers,sans contacter le cabinet du président. "Il s'occupe dequestions politiques", dit un proche de Oili. "Un cabinetbis" se met en place, selon ses termes, organisé autour deMme Rousselle, dont les compétences sont unanimementreconnues. Il est d'ailleurs curieux de noter que la proposi-tion de nouvel organigramme a été réalisée depuis l'ordi-nateur d’un agent dont le service (Europe) n'est pas vrai-ment habilité à ce genre de tâche.

CETTE RECOMPOSITION s'accompagne rapidementde décisions très mal interprétées au sein de l'administra-tion. Antua Abdourahamane, figure emblématique descadres mahorais, considérée comme très professionnelle,qui avait assuré la transition entre S. Fournier et JP.Rousselle, est mise au placard avec une direction(Moyens généraux) vidée de son sens. "Dès le début, ilssont entrés en conflit sur une opposition de vision deschoses. Elle s'opposait à la restructuration voulue parMme Rousselle", nous indique notre chef de service. SittiMaoulida, directrice du STM (Service de transports mari-times), qualifiée d'"incapable", se voit retirer la déléga-tion de signature, de même qu'Ismaël Kordjee, directeurdu Service culturel. Ce dernier, dans une lettre ouvertepubliée le mois dernier dans ces mêmes colonnes, dénon-ce le "mépris" dont sont l’objet les Mahorais et la tac-tique de M. Rousselle, qui vise à écarter "les plus compé-tents d'entre nous". Même Ibrahim Aboubacar, le symbo-le de la réussite mahoraise dans l'administration, se voitobligé de quitter son poste à la Direction du Port et derejoindre la Chambre de commerce et d'industrie.De fait, “une situation de conflit est née", indique notrechef de service. Elle était passée sous silence lorsque lecommandant Mugnier, responsable du Service d'incendieet de secours, avait fait l'objet de plaintes de la part de ses

subordonnés, mais avait été activement soutenu par leprésident et le DGS. Elle a éclaté avec l'affaire Corona.Ce dernier possède un lourd passé. Dans toutes les insti-tutions qu'il a fréquentées, il est parti fâché avec une par-tie du personnel. Sa dernière expérience à laCommunauté de communes de la vallée de l'Oise n'aduré qu'un an. "Il a du démissionné car ça se passait trèsmal avec le personnel", affirme un journaliste local. Dessyndicats l'ont accusé de harcèlement moral. Plus grave :des membres de la Communauté de communes, MM.Doucy et Martin, l'accusent d'abus de biens sociaux.D'après nos informations, ils ont déposé une plaintedevant la justice et attendent une enquête judiciaire. M.Doucy a également saisi la sous-préfecture, la cour descomptes et le tribunal administratif. Il dit avoir les preu-ves de ce qu'il avance. En attendant, Alain Corona estprésumé innocent.Un membre de son département à Maore suspecte AlainCorona de s'être prêté à des actes illicites depuis son arri-vée à Maore - sans preuve aucune. "La DGAAménagement, c'est le cœur de tout. Les travaux, c'estici", indique-t-il. Sous-entendu : les pots-de-vin aussi."Tout doit passer par lui. Il ne laisse rien faire à sesdirecteurs." Mais l'homme est précieux, affirme-t-on ducôté du cabinet présidentiel : "Il a de très bons contactsau niveau du ministère de l'Intérieur. Il peut obtenir toutce qu'il veut."Lors de cette tourmente vite éteinte, M. Rousselle avaitréuni l'ensemble des agents pour leur demander de fairecorps autour du DGAAménagement. Lorsqu'a éclaté l'af-faire Aly, il n'a rien fait… "Comment expliquer qu'en deuxsemaines d'intervalle, pour un DGA, on fait cause com-mune, et pour un autre, rien n'est dit. On n'a plus entenduRousselle depuis ce moment-là !" s'insurge un membre ducomité de soutien à M. Aly. Certains n'hésitent pas à direque cette arrestation arrange M. Rousselle, qui se sentaitmenacé ces derniers temps par le président lui-même,dont un proche affirme qu'il commence à en avoir assezde ce mode de fonctionnement. Or M. Aly est celui donton avance le nom pour succéder, éventuellement, à Jean-Pierre Rousselle… "Il fallait neutraliser celui qui pouvaitprendre sa place", affirme notre chef de service.

RC

(1) M. Rousselle n’a pas souhaité répondre à nos questions.

kashkazi 61 mars 200722

décryptage affaire mohamed aly

truster le marché très juteux des déména-gements militaires. "Il les a quasimenttous", affirme un concurrent. "L'année

dernière, j'en ai eu un ou deux. C'est parce qu'ilest bien avec la hiérarchie de l'armée."

EN OUTRE, MAYOTTE DÉMÉNAGEMENTsert d'écran, en quelque sorte, à d'autres sociétés.Ce en toute impunité. La société de déménage-ment Archipel, située en Petite Terre -et qui s'oc-cupe des déménagements militaires-, utilise lesemployés de Mayotte Déménagement. La socié-té Transports Posthumes de Mayotte (transport decorps), marché également très juteux, emploieégalement les salariés de MayotteDéménagement. En toute discrétion. Un ancien agent de Mayotte Déménagementaffirme ainsi avoir régulièrement changé de tee-shirt. "Un jour, on travaillait pour MayotteDéménagement, un autre pour les corps morts,puis pour Archipel. Mais sur notre fiche de

paye, rien n'était marqué. On est juste employépar Mayotte Déménagements. On n'avait pas deprimes, alors qu'on travaillait plus."Aujourd'hui encore, les conditions de travailsont des plus difficiles. "On peut travailler touteune nuit, avec des pauses minimes", dit unemployé. "Des fois, on finissait à 2 heures dumatin et il fallait qu'on revienne à 7 heures lelendemain", se souvient l'ancien agent."Certains gars travaillent là-bas depuis huit anset sont toujours au Smig." Bon prince, le patronleur a aménagé une cantine. "Mais il nousretient chaque mois 50 euros sur le salaire pourpayer la nourriture". Des brochettes…

Son dernier fait d'arme remonte à la nuit du 23 au24 février. Cette nuit-là, vers 3 heures du matin,Jean L'Huillier se rend à la zone Nel, sort sonMagnum 357 -les armes sont normalement pro-hibées sur l'île, mais un ancien ami à lui dit qu'ilen possède quelques unes chez lui- et tire uneballe sur la porte de Demeco, un concurrent dontle directeur n'est autre que son ancien directeur,qui en sait beaucoup sur lui… Intimidation ? Lelendemain, J. L'Huillier est parti avec sa familleen Tanzanie. De retour une semaine après, il estarrêté, gardé à vue et jugé, lundi 5 mars : il avoueavoir tiré et explique son geste par un dramefamilial récent, la consommation d'alcool avecdes administrateurs… et les retombées de l'affai-re Mohamed Aly. Le Tribunal de première instan-ce le condamne à un mois de prison ferme et unmois avec sursis. Djamel Sana, le directeur deDemeco, avait déjà eu des démêlés avec lui : "Onest en procès car il estime que je n'ai pas le droitde lui faire concurrence." Et de rappeler, histoire

de montrer un peu plus à quelsniveaux se situent les amitiés deJean L'Huillier, que "lorsquej'ai créé ma boîte après avoirdémissionné de MayotteDéménagement, j'ai été contrô-

lé fiscalement et socialement dès le premier mois.Ce doit être une première dans l'histoire deMayotte !"

DANS CE CONTEXTE, le délit de corruptionattribué à Mohamed Aly prend une autre enver-gure. L'image du gentil patron choqué par uneproposition indécente prend un coup dans l'aile-même si, encore une fois, seule la justice diras'il y a effectivement eu trafic d'influence. Ilsemble bien cependant que le parc d'attractionne soit qu'un leurre, et que le guet-apens, si tantest qu'il y ait eu guet-apens, visait un objectifbien plus inavouable… et un marché autrementplus juteux : le port de Longoni.Avec le second quai bientôt terminé et une activi-té croissante, le port est l'une des mannes finan-cières les plus prometteuses de l'île. Géré par laChambre de commerce et d'industrie (CCI), il esttoutefois la propriété de la collectivité. Certainsopérateurs privés rêvent de le privatiser et d'enretirer les bénéfices. Serge Castel, président de laCCI, est de ceux-là. Mais au Conseil général, ons'y oppose fermement. Mohamed Aly est deceux-là. Un membre du cabinet de Saïd OmarOili nous confirme que son chef et M. Aly étaientsur ce sujet "sur la même longueur d'onde".Contrairement à ce qu'a pu affirmer une partiede la presse, les deux hommes s'entendent bien.Le président est notamment reconnaissant quantau travail accompli par M. Aly pour faire adop-ter le budget prévisionnel 2007 à l'unanimité,alors que les deux années précédentes, il étaitpassé difficilement (une voix de différence en2005 et 2006).Jean L'Huillier, proche de MM. Taillefer etCastel, les deux "magnats" de l'économie maho-raise, fait partie de ceux qui lorgnent depuisquelques années sur le port de Longoni. En 2004déjà, il affirmait à ses employés qu'il récupéreraitprochainement le marché de l'acconage, pourl'heure monopolisé par la Smart, société histo-rique tenue par la famille Henry. "En 2004, ilnous a réunis et nous a dit que bientôt, il gèreraitla manutention au port. Il semblait sûr de lui", ditun de ses employés, sous anonymat. Il compteégalement concurrencer la Tansmart (filiale de laSmart) au niveau du transport de containeursdans l'île. Il vient ainsi de faire acheminer àMaore quatre camions flambant neufs, et propo-se depuis des prix bien inférieurs à ceux de laTransmart -notamment unne tarification similairepour un 20m3 et un 40 m3. Dans ce contexte deconcurrence active et de guerre des clans (d'uncôté la collectivité, de l'autre les patrons wazun-gu), faut-il voir un signe lorsque la préfectureannonce (mi-février) qu'après avoir contrôlé surla route les deux roues et les voitures, elle va s'in-téresser désormais aux poids lourds -et pourquoipas au respect des normes ? L'ambition de J. L'Huillier quant à l'acconagen'est pas illégitime. La Smart connaît de nom-

breuses difficultés, tant au niveau interne- pourpayer ses nombreux salariés- qu'au niveau exter-ne -pour satisfaire aux besoins de ses clients. Enproie à d'énormes difficultés financières, dues enpartie à la mauvaise gestion d’une entreprise qui,pendant longtemps, a été le réservoir de voix lorsdes élections pour la famille, et un moyen d'em-baucher des proches ou des joueurs de football, laSmart, qui joue cependant un rôle social impor-tant, en continuant d'employer des personnes qui,sans cela, ne toucheraient aucune retraite, est surle point de mettre en place un plan social afin desauver l'entreprise. Dans ce sens, la direction de lasociété a fait une demande de subvention auConseil général, d'un montant d'un million d'eu-ros, afin de relancer la machine. Un intervenantdu dossier affirme que Mohamed Aly était d'ac-cord pour y répondre favorablement, à conditionque l'entreprise élabore un nouveau projet, etqu'Arlette Henry reprenne la main, à la place deJean-Claude Henry -ce qui est fait.L'aide à la Smart s'inscrit dans la volonté de la partde Oili- et de Aly- de conserver au niveau de la col-lectivité la gestion du port. "On préfère faireconfiance à la Smart, une société qui connaît desdifficultés, mais qui est un gage au niveau social etqui est un symbole pour tous les Mahorais, que devendre la gestion à des sociétés privées qui ferontensuite ce qu'elles voudront", dit un membre ducabinet du président du Conseil général. Un trans-itaire pense d'ailleurs que "si ça ne marche pas bienavec la Smart, ça sera peut-être pire sans".Ainsi, vendredi 9 février, selon un membre ducabinet du président, M. Oili aurait donné sonaccord pour cette subvention. La machineadministrative était lancée ; la subvention

devait passer en commission au mois de mars."On ne pouvait plus revenir en arrière à partirdu moment où le président avait décidé d'ac-corder cette subvention", soutient notre infor-mateur. Plus rien ne pouvait bloquer l'aide…sauf un cataclysme touchant le président, ou unde ses proches… comme Aly.

LES ADVERSAIRES à cette aide publique nemanquent pas. Parmi les transitaires, mais aussiles patrons de Maore, nombreux sont ceux quiestiment que la société a fait son temps -cesmêmes personnes se désolent également de nepouvoir mettre la main sur certains servicespublics juteux, comme le Service des transportsmaritimes qui gère la barge. Depuis de nomb-reux mois, la Smart est attaquée de toutes part.Son directeur nous affirmait en décembre être lavictime d’une cabale visant à tuer sa société,afin de conquérir le marché. Il n’hésitait pas àparler de bataille entre d’un côté, cette sociétémahoraise, et de l’autre, “ces patrons blancs quiveulent tout s’accaparer”.La nouvelle de la prochaine subvention accor-dé à la Smart a très certainement réveillé devieilles pratiques héritées d'un autre temps.“Tous ces patrons qui dominent Kaweni sontnés dans les anciennes colonies françaises, enTunisie, à Madagascar... Ils croient que ça mar-che encore aujourd'hui comme ça marchait il y

a 50 ans, ils ne veulent rien partager et pensentque tout leur est dû. Que rien ne doit reveniraux gens d’ici. Moi je leur dit qu’ils vont droitdans le mur en agissant ainsi, mais ils n’écou-tent rien", dit d'eux un entrepreneur qui lescôtoie régulièrement. Quoi qu’il en soit, quatrejours seulement après la décision du présidentdu CG de subventionner la Smart, MohamedAly se faisait arrêter en flagrant délit chez JeanL'Huillier. Simple coïncidence ?

LE LOBBYDU SECTEUR PRIVÉ, dont on saitqu'il se méfie de la politique de Saïd Omar Oili -lors de son élection à la présidence du CG, SergeCastel, alors patron du Medef (syndicat patronal),lui avait lancé en public : "Restez à votre place.Vous n'avez rien à faire dans ce fauteuil [dechef]" - a-t-il réagi avant qu'il ne soit trop tard ?Si aucune preuve tangible ne vient accréditer lathèse d'un complot ourdi par des membres dupatronat local visant à faire tomber Aly pourconserver des chances d'obtenir le port, de nom-breux éléments concordent. L'approche des élections législatives, capitalespour l'avenir de Maore, et pour lesquellesMansour Kamardine, le candidat des patrons,semble menacé par… Abdoulatifou Aly, le frèrede Mohamed Aly, ainsi que le climat délétère quirègne au sein du Conseil général, engagé dansune guerre des chefs (lire p. 21), n'ont rien faitpour permettre une clarification de la situation.Reste une question, qui ne cesse d'inquiéter lesamis de Mohamed Aly, qui y voient une sourced'injustice. Pourquoi le Tribunal le garde-t-il endétention provisoire ? Selon un avocat, cette déci-sion n'est pas étonnante : "Cela permet d'éviter

qu'il influe sur l'enquête du dehors, ou qu'il fassedes pressions sur la personne soi-disant corrom-pue." Un autre juriste pense que "s'ils le gardent,c'est que l'affaire est grave et qu'ils ont des preu-ves". Un informateur issu du milieu administratifaffirme quant à lui qu'au-delà de Mohamed Aly,d'autres têtes pourraient tomber, dans une histoireplus vaste de corruption. Le garder en détentionserait un moyen de le faire parler. Cette menace, à l'approche des élections, n'est pasinnocente. Tandis que Oili n’est guère appréciédu côté de la préfecture, il se dit qu’il plaît àParis... L'interaction qui mêle administration ter-ritoriale, administration d'Etat, patrons d'entrepri-se et hommes politiques locaux indique que l'af-faire Mohamed Aly n'a pas éclaté par hasard àquatre mois des législatives. Elle démontre surtout qu'à Maore comme par-tout en “Françafrique”, les réseaux mafieuxcontinuent d'exercer leurs méfaits, bien souventavec la complicité non pas de l'administration entant que telle, mais de certains membres de cetteadministration. Avec la décentralisation, lesenjeux sont devenus énormes. La course aupouvoir, jusqu’alors exclusivement détenu parles wazungu, est désormais ouverte à la“concurrence” des Mahorais. Les eaux du lagon"le plus beau du monde" n'ont pas fini d'êtretroubles...

RC

Visées politiciennes ?L'hypothèse d'un complot à visées politiques, un temps évoquée, semble trop justepour expliquer l'arrestation de Mohamed Aly. Certes, en touchant Mohamed Aly, onfait d'une pierre deux coups dans la perspective des élections. Non seulement on tou-che par ricochet le patron d'Aly, Saïd Omar Oili, dont on ne sait toujours pas s'il seraou non candidat, mais en plus on accable le frère de M.Aly, qui n'est autrequ'Abdoulatifou Aly, candidat du MDM “Force de l'alternance” soutenu par… MarcelHenry, patron de la Smart. Certes, les élections approchent à grands pas, et les obs-ervateurs notent que la victoire de Kamardine est loin d’être assurée. Oili et Aly semblent les seuls à même de rivaliser devant les électeurs avec l'actueldéputé. Dans l'entourage de Mansour Kamardine, qui sait qu'il jouit d'une côte depopularité fluctuante, Abdoulatifou commence à inquiéter… S'il apparaît difficilementenvisageable que le député soit mêlé dans cette affaire, il n'est pas impossible quedes proches de l'UMP, parmi lesquels certains patrons de la zone de Kaweni -cesmêmes qui lorgnent sur le port- qui craignent l'engagement égalitaristed'Abdoulatifou, lui préférant la politique très attentionnée à leur égard deKamardine, n'aient fomenté le guet-apens. La thèse politique, si elle était avérée, ne serait certainement pas éloignée de la thèse mafieuse.

...

Certains entrepreneurs, dont L’Huillier, lorgnent sur le port que le Conseil général souhaite conserver.

L’approche des élections législatives, qui pourraient voirs’affronter Oili, Aly et Kamardine, est-elle liée ?

Ci-dessous, uneassemblée générale ducomité de soutien à M.Aly, dans l’hémicycledu Conseil général. Dix jours durant, lesintervenants ont réclamé sa libération.

kashkazi 61 mars 2007 23

affaire mohamed aly décryptage

“Rien ne sera plus comme avant”L’affaire Aly a provoqué une levée de boucliers parmi les cadres mahorais. Un mouvement inédit qui préfigure uneprise de conscience de la situation de l’île. Reste à savoir s’il aboutira à la construction d’une pensée émancipatrice.

L'HISTOIRE retiendra peut-être un jour l'in-

carcération de Mohamed Aly comme étant l'élé-ment déclencheur de la révolte mahoraise. S'il estencore trop tôt pour savoir ce que donnera le mou-vement de soutien né pour réclamer sa libération, ilest d'ores et déjà acquis que les conditions de sonarrestation et de sa détention ont permis à ce quis'apparente à l'élite intellectuelle locale de se ras-sembler, et ainsi de confronter des idées qui, finale-ment, sont assez proches les unes des autres, cartoutes porteuses d'un même desiderata : plus d'éga-lité, plus de justice.L'incarcération de Mohamed Aly a accouché trèsrapidement d'un mouvement porteur dans un pre-mier temps de colère, dans un second, de revendi-cations. Aux discours de vengeance et de repré-sailles entonnés lors de la première journée demobilisation, le 19 février, ont succédé des ques-tionnements plus poussés quant à la situationmahoraise. Les mots "émancipation", "résistance àl'oppression" et "égalité", qui rappellent les discoursdes luttes anti-coloniales des années 1950 enAfrique, souvent mal perçus dans un territoire oùl'anti-colonialisme est perçu comme du pro-como-rianisme, ont été régulièrement cités. Un homme aosé rappeler le maigre bilan de la France à Maore"depuis 150 ans". Un autre, éminent cadre duConseil général, a parlé de "droit de résistance àl'oppresseur" comme le fut celui de "certainsFrançais durant la Seconde Guerre mondiale". Reste à savoir quel est l'oppresseur… Certainsmétropolitains nostalgiques de l'ère coloniale ? Legouvernement actuel ? La France ?... Les manifes-tants ne sont pas allés jusqu'à donner la réponse,que beaucoup pensent inavouables. Un jeune intel-lectuel qui distribuait des textes de Frantz Fanon etAlbert Memmi, penseurs de l'émancipation,avouait "faire peur" aux gens avec ces écrits. Unautre se demandait si l'un des orateurs oserait parlerde "libération du peuple mahorais" -sous-entendu :par rapport à la France.A l'heure où nous bouclions cette édition, on nepouvait pas parler de réflexion constructive, révolu-tionnaire ou, pour employer un mot qui convientmieux à la situation, émancipatrice. Toutefois, cer-tains éléments -entendus dans l'enceinte du Conseilgénéral lors des dix jours de mobilisation, ou lusdans des tracts qui, s'ils ne représentent que leursauteurs anonymes, permettent de tâter le pouls dumoment- indiquent qu'une prise de conscience s'estfaite jour au cours des innombrables palabres.

PLUSIEURS SIGNES concrets valident cettethèse : les propos de la très mesurée Cris Kordjee,porte-parole du comité de soutien - "C'est la goutted'eau qui a fait déborder le vase. On attendait çadepuis longtemps. Désormais, rien ne sera pluscomme avant" ; la fermeture du Conseil général, d'a-bord par ses propres agents, puis, du vendredi 23 aumercredi 28 février, par son président -en guise desoutien à Mohamed Aly- qui fut une première dansl'histoire de Maore depuis que cette institution exis-te ; l'affluence très importante (toujours plus de 100participants) aux assemblées générales qui n'ontcessé de se tenir durant dix jours dans l'hémicyclehabituellement habité par les élus ; enfin l'implica-tion de cadres issus d'univers politiques différents"qui pour la première fois s'unissent dans un mou-vement désintéressé" pense l'un d'eux. La présencede personnes proches de l'UMP, de fidèles de SaïdOmar Oili, de socialistes ou d'apolitiques, l’implica-tion "des femmes de ménage comme des hautsresponsables", montrent à quel point la questiondépasse les clivages idéologiques et sosiologiques. Comment expliquer un tel phénomène ?L'accumulation des "vexations" est bien entenduune cause importante. "Cela fait des annéesqu'on demande à avoir plus de responsabilités.Avec la décentralisation, on croyait qu'elles

arriveraient naturellement. Mais on s'aperçoitqu'on va devoir les gagner, qu'on a des forcesface à nous qui ne voudront pas les lâcher. Voilàpourquoi ce mouvement rassemble", estime unhaut fonctionnaire de la collectivité.Autre raison : "On est dans l'identitaire", croitsavoir un membre du comité de soutien. "On nedéfend pas une personne ou une institution, ondéfend toute une population qui se sent attaquée."Hamada Ali Hadhuri, élu socialiste et ancien collè-gue de l'accusé, parle de symbole. "Mohamed Alyreprésente la réussite pour les Mahorais. Il est l'undes seuls à pouvoir occuper une haute fonctiondans l'administration. S'attaquer à lui, c'est s'atta-quer à tous les Mahorais. C'est s'attaquer à l'espoirde devenir un jour égal au m’zungu en terme deformation et de compétence. C'est s'attaquer aurêve qu'un jour, les Mahorais pourront décider dela politique qu'ils comptent mener dans leur île."Un meneur du mouvement, qui a tenu à conserverl'anonymat, ne dit pas autre chose : "En s'attaquantà Mohamed Aly, la justice a fait la pire des erreurs.Car non seulement il est irréprochable aux yeuxdes gens, mais en plus, il représente un vrai symbo-le : celui de la réussite, de l'espoir." "Nous sommestous des Mohamed Aly", pouvait-on lire sur unedes nombreuses pancartes brandies par les manifes-tants. "Et si nous sommes tous des Mohamed Aly,c'est que nous sommes tous mis en prison. Et sinous sommes en prison, ce n'est pas parce qu'on acommis une faute, c'est parce qu'on a montré qu'onpeut faire aussi bien sinon mieux que le Blanc quinous dirige", développe un cadre.Au-delà de l'affaire, le mécontentement serait ainsidû à une personnalisation du coup porté "auxMahorais". Un tract le dit : "En tout cas, ce qui arri-ve à Aly Mohamed aujourd'hui nous rassure unefois de plus sur son professionnalisme, parce qu'à

Mayotte, c'est bien la règle que les m'zungus bienplacés s'acharnent toujours pour casser les maho-rais qui font quelque chose et qui surtout sont capa-bles de décoder leurs langages (…). Aly Mohamedest un homme digne et nous devons suivre son che-min pour l'émancipation de notre peuple. Il resterapour nous ce vaillant esprit engagé pour la causenoble et digne de Mayotte, un homme droit, quiincarne la réussite de toute une génération deMahorais." Comment être plus clair ? Si l'ensemble-ou presque- des cadres du Conseil général ont par-ticipé à ce mouvement, ce n'est pas parce qu'Aly estleur ami, leur collègue, c'est parce qu'Aly estL'EXEMPLE, celui par qui, en quelques sorte, lechangement arrivera. L'émancipation…Le développement d'une telle idée n'est pas neuf. Enfévrier 2006, le mouvement des"nouvelles chatouilleuses" évo-quait ce problème ; les relentsxénophobes avaient occulté alorsla vraie question qui était posée àtravers le débat sur la formationdes jeunes : quand les Mahoraisauront-ils les moyens de diriger leur île ?Auparavant, certains mouvements syndicaux récla-maient dans un discours plus corporatiste, doncmoins fort, l’égalité. Mais alors que les "chatouilleu-ses" apportent une réponse primaire -l'exclusion del'autre- et que les syndicats se contentent de cadeauxfinanciers, les membres du comité tiennent à rappe-ler que leur mouvement n'est en rien "raciste ouxénophobe" - comme a pu l'écrire une certaine par-tie de la presse - et avancent des arguments non pasfinanciers mais moraux : plus de justice.Stigmatisé par la presse du pouvoir qui voit dansce mouvement une méfiance envers la justice -l'institution- quand celui-ci réclame la Justice -leprincipe-, et qui se plaît à qualifier de racistes des

propos qui, dans la perspective mahoraise -systè-me de type colonial- ne sont autres qu'une opposi-tion à la marche ségrégationniste de la société, lecomité de soutien ne dit pas autre chose. "Notrebut n'est pas de remettre en cause la justice. Notrebut est de demander la même justice pour tous",précisent ses portes-parole.

AINSI, LE COMITÉ affirme qu'au-delà de l'affai-re Aly, il travaillera sur d'autres domaines. "Toutesles questions de citoyenneté, de droit nous intéres-sent", soutient Cris Kordjee. S'il ne s'éteint pas avecle temps, ce mouvement pourrait marquer la nais-sance d'une pensée critique envers une France quel'on a encensé depuis trente ans en opposition à l'é-pouvantail comorien. Reste que le discours est

encore très policé. Selon un membre de ce comité,"cette réaction n'est pas réfléchie. Il n'y a rien deconstructif. C'est trop tôt. Il faudra attendre 50 anspour voir une vraie pensée émancipatrice." Le lea-der du Front démocratique, Youssouf Moussa, neperçoit pas lui non plus les germes d'une revendica-tion indépendantiste. "Il y a 20 ans, des mouve-ments de cadres existaient déjà, mais ils n'ont riendonné. C'est trop tôt. Il n'y a dans l’esprit des genspas assez de perspectives autres que celle de l'aidefrançaise pour que les Mahorais osent s'attaquer àla France." Ce mouvement ne serait donc qu'uncoup d'épée dans l'eau ? L'avenir le dira. Maismême un coup d'épée, ça fait des remous.

RC

“L'anthropologue Jack Goody définit les intellectuelscomme des individus lettrés, hommes ou femmes,"engagés dans l'exploration créatrice de la culture".Instruits en général par la voie de l'école et de l'écrit,ils sont informés des rapports sociaux actuels et desformes historiques de l'organisation sociale. On consta-te immédiatement qu'ils se définissent toujours parrapport à la dynamique du contexte socio-culturel danslequel ils se situent. Catégorie socialement reconnue,les intellectuels constituent, avec les gens au pouvoir,l'élite d'un pays. Ils produisent de la pensée. (...) De ce point de vue, il est évident que nombre d'hom-mes et de femmes mahorais intègrent ces critèresgénéraux et en témoignent tous les jours dans leur pra-tique discursive mais également professionnelle.Cependant, un problème intervient. Les hommes et lesfemmes que je vise -provisoirement - par ce qualifica-tif “mahorais” se trouvent dans une situation de co-présence sociale et historique polémique issue de lacolonisation française. Or on sait que l'Européen s'esttrop longtemps habitué à entendre à propos des colo-nisés et surtout des Africains qu'ils sont des peuplessans écriture, primitifs, folkloriques, jusqu'à leur reniertoute activité ou pratique intellectuelles valables.Cette idée erronée du colonisé et la conception racistequi l'accompagne ne se sont jamais entièrement dissi-pés. Accepter l'homme ou la femme mahorais(e),nègre, comme intellectuel(le) ou cadre professionnelcompétent(e) et responsable revient donc à heurterdes préjugés racistes et des positionnements colonialis-tes de certains Français blancs présents à Mayotte. Et pendant longtemps, pour certains intellectuels fran-çais nègres, comme Frantz Fanon, ces Français blancspoussaient leur hardiesse à humilier les Français nègres

pendant que ceux-ci, au lieu de s'indigner, s'achar-naient plutôt à se faire accepter. Attitude et situationinacceptables aujourd'hui, disent les cadres mahoraistravaillant au Conseil Général. Ils adoptent ainsi uneattitude de révolte, entament un mouvement decontestation et de critique de ce qu'ils considèrentcomme des comportements et des pratiques coloniaux. Prise de conscience, désillusion ou désespoir ? La réali-té est cruelle : un cadre mahorais, dont les compéten-ces professionnelles et les qualités intellectuelles sontunanimement, vient d'être arrêté “déloyalement” parla Justice française, cette présence idéale et impartia-le en laquelle ces hommes et ces femmes ont voulu etveulent encore croire. [Cette] situation [est] perçue alors comme un parjurede la promesse démocratique des idéaux républicains.[Cette] désillusion et [ce] désespoir [sont] nourris parcette même promesse démocratique qui semble tou-jours “à venir”.

“En cette situation-ci”, marquée par le contexte del'arrestation du DGA du Conseil Général, l'avènementde “l'homme nouveau” de Frantz Fanon, débarrassédes préjugés raciaux, évoluant librement, égalementet solidairement avec et parmi les autres hommes, n'apas eu lieu. Et c'est tout logiquement que les cadresmahorais s'insurgent contre les survivances coloniales,en l'occurrence contre ce qu’Albert Memmi appelait “lecomplexe de Néron” du colonisateur. Celui-ci, pourlégitimer sa supériorité et domination, non seulements'attribue toutes les qualités humaines qui le mettentaux nues mais, dans le mouvement solidaire inverse,traîne le colonisé plus bas que terre également pourl'affubler de toutes les tares imaginables.

Ce mouvement de révolte impose évidemment auxcadres mahorais la nécessité d'une organisation de soli-darité et de lutte. Les objectifs sont précis, la libéra-tion du cadre arrêté et, dans le même mouvement, l'af-franchissement des Mahorais (les jeunes surtout) despréjugés pesant sur eux, qu'ils ont incorporés. (...)Cependant, dans ce contexte trouble, osons ensembleposer une question. “Cette situation-ci” commande-t-elle d'utiliser “tous les moyens nécessaires” ? Ne pou-vant pas être d'emblée invalidés, les stratégies misesen place et les discours déployés laissent, cependant,dubitatifs. En effet, sans vouloir le mettre au pilori,que peut espérer un discours anti-colonialiste qui neferait que suivre, d'une façon ou d'une autre, la démar-che raciste du postcolonialiste en opposant presquesystématiquement au Nègre le Blanc ? (...) Le problème ainsi posé, il semble que pour sortir decette situation d'impasse, il faut gagner cette prise deconscience collective du caractère postcolonial de laprésence de l'Etat français à Mayotte qui est lisible àtravers le comportement et les préjugés de certains deses agents et représentants. Car une telle modalité deprésence ne peut que mettre à l'épreuve de l'aporie lapromesse démocratique des idéaux républicains. (...) Pour vaincre l'aporie postcoloniale et sortir de lasituation d'impasse concomitante, le cadre ou l'intel-lectuel mahorais a le “devoir de garder sa liberté dequestionner, de s'indigner, de résister, de désobéir, dedéconstruire”. De penser et de réinventer la sociétémahoraise, qui seule, peut ainsi lui servir de miroirvalable pour mesurer ses efforts ou ses insuffisances etpour constater ses réussites ou ses échecs.

L’auteur a tenu à rester anonyme

DÉCONSTRUIRE ET RÉINVENTERUn intellectuel mahorais analyse le mouvement né de l’incarcération de Mohamed Aly.“

“Notre but n’est pas de remettre en cause la justice. Notre butest de demander la même justice pour tous.”

LES PORTES-PAROLE DU COMITÉ DE SOUTIEN À MOHAMED ALY

kashkazi 61 mars 200724

décryptage milices

NGAZIDJA a renoué avec lesbarricades durant

la première semaine de février. A trois reprises, leshabitants de Moroni et d'une partie du nord de l'îleont vu à leur réveil les routes barrées par des troncsd'arbres et des pneus incandescents. Après avoirdébarrassé la chaussée, la gendarmerie a pointé dudoigt l'opposition au gouvernement, en l'occurrencel'ancien parti au pouvoir, la Convention pour lerenouveau des Comores (CRC), et surtout un grou-puscule de jeunes de Caltex, secteur de la zone sudde Moroni, réputé rebelle. Rien ne semble a prioriunir la CRC et les garçons révoltés de l'un des quar-tiers les plus défavorisés de la ville. Le fait que lessoupçons pèsent à la fois sur une organisation poli-tique, quelle qu’elle soit, et un groupe de jeunes n'estcependant pas anodin.Si la zone est connue pour sa forte densité, les bidon-villes qui l'entourent et sa mosaïque d'habitantsvenus de tous les coins du pays, Caltex se distingueactuellement par une organisation qui tranche avec

les simples associations de quartier. Depuis presquesix mois, les jeunes s'érigent en "groupe de sécurité"selon leur propre appellation. Au cœur du faubourg,une banderole est étalée sur le rond point, place cen-trale des jeunes. "Non à l'intimidation", peut-on liresur ce bout de tissu qui vibre au rythme du vent. Les choses sont passées rapidement du sport au"maintien de l'ordre". Au départ, une équipe de foot-ball, Ouragan, qui sillonne tous les stades de deuxiè-me division de l'île pour ses matches de champion-nat. Mais une "frustration", à en croire son chef, achangé le cours des évènements. "On est dans unejungle où les plus forts oppriment les plus petits.Malheureusement, on était souvent victime. Donc, ilfallait trouver une solution rapide pour pallier àcette situation. Tout a commencé par l'équipe defootball, où la ligue a tout fait pour nous empêcherde monter en première division. Il fallait nous défen-dre. On a réfléchi et on a compris que lorsqu'on a

une organisation, on peut s'imposer et éviter l'op-pression et les manigances des autres", lance Ali(prénom d’emprunt), l'un des chefs du groupe. A la fin de la saison 2005-2006, alors que la montéeen division supérieure lui échappe, Ouragan ajoute àses shorts et ses crampons, un lot de treillis. A la pre-mière mission qui consistait à protéger l'équipe, s'a-joutent de nouvelles tâches. "Ce n'est un secret pourpersonne, Caltex est connu des bandits, de la dro-gue, de l'alcool et de la prostitution. Il fallait fairequelque chose pour mettre fin à cette mauvaise répu-tation. Donc l'organisation, la surveillance et lasécurisation du quartier sont venues s'ajouter à nosmissions", poursuit le chef, cigarette à la main danssa petite cabane située à l'entrée de Caltex.Si le quartier "chaud" de Moroni est aujourd'huiépinglé, il n'est pas le premier de la capitale à se doterd'une organisation de sécurisation de ce genre. Lapratique de se constituer en "groupe de sécurité"privé hors de toute législation et qui impose sa prop-re loi en rendant justice lui-même, est courante dansla vieille cité comme ailleurs dans le pays. Le grou-pe de Caltex se trouve être le plus actif actuellement,avec ses troupes en treillis verts et débardeurs noirsen guise d'uniforme. Mais des "forces" parallèles auxforces loyales, sommeillent dans les autres quartierset peuvent être activées au besoin.

DANS LE QUARTIER AMBASSADEUR, lesmêmes arguments que ceux de Caltex sont avancéspour expliquer l'institution d'une "police des mœurs".Cette organisation restreinte à sept éléments ne dortpas, pour la quiétude des habitants de cette zone voi-sine de l'hôpital El Maarouf. "Le quartier était malvu de tous. Toutes les manifestations brutales se ter-minaient ici. Les vols et les viols étaient fréquents.Moi-même, j'avais été accusé d'avoir dévalisé uneboutique. On s'est organisé pour que cela ne sereproduise plus", assène Dessailly, président de l'as-sociation des jeunes d'Ambassadeur. Acôté des acti-vités à caractère communautaire et humanitaire, la"police des mœurs" se relaye toute la nuit pour tra-quer le moindre malfaiteur. Pourtant, ironie du sortou cécité volontaire, ses membres "n'ont rien vu deshommes qui ont barré les routes pendant 3 jours",

reconnaît Dessailly. Tandis que la "police" du quartierd'Ambassadeur cherche ses marques,celle de Caltex continue d'avancer àgrand pas. L'équipe a changé son moded'entraînement. Aux activités purementsportives s'ajoute un programme de for-

mation para-militaire (il ne manque que les armes)destiné à préparer physiquement les éléments dugroupe. Les surfaces plates conçues uniquementpour jouer au football n'intéressent plus beaucoup l'é-quipe. Tout se passe désormais sur les hauteurs, lelong des pentes de M'vuni. Des séances d'arts mar-tiaux sont aussi organisées dans l'ancien aéroportdésaffecté de Moroni, le même terrain d'entraîne-ment que les hommes du Groupe de sécurité deshautes personnalités (GSHP), qui assure la protec-tion rapprochée du président de la République.L'organisation est passée de 25 membres -unique-ment des joueurs-, à 40 jeunes âgés de 20 à 35 ans. L'équipe de football Ouragan est devenue une asso-ciation communautaire qui prend en charge le déve-loppement du secteur. Une implication dans la vie duquartier qui place les habitants dans une attitude per-plexe. "Personne ne peut nier l'utilité de ce groupe.Ils font beaucoup pour la propreté et la sécurité du

quartier. Depuis qu'ils ont commencé les entraîne-ments militaires, les vols ont largement diminué. Il ya moins de délinquants qui traînent dans les para-ges. Mais, on s'inquiète de l'évolution du groupe. Ilrisque de se transformer en milice", confie Mariam,une résidente du quartier. Inquiétude légitime au regard de la croissance numé-rique du "groupe de sécurité", qui sème parfois la ter-reur dans les stades lors des matches d'Ouragan. Lenoyau de base, formé de natifs du quartier, recrutedans les familles défavorisées, parmi des jeunes issusd'autres villages et qui ont élu domicile dans le quar-tier, dont le cursus scolaire est parfois inexistant etsans espoir. De quoi produire un cocktail explosif.Si la plupart des jeunes que nous avons rencontrésont affiché leur volonté "de vouloir sécuriser lequartier", ces organisations ne sont pas exemptesd'intentions politiques, notamment parmi leurs chefsqui ont tôt fait d'utiliser la naïveté des membres de labase. "Notre organisation n'a rien avoir avec la poli-tique. Nous avons de bonnes relations avec un grandfrère du quartier qui s'avère être un politicien. Luicomme tous les autres cadres du coin, aide au déve-loppement du quartier. A la différence d'autres, ilprend vraiment soin de nous", lâche Ali au coursd'une discussion plusieurs fois interrompue par lesgens du quartier, qui viennent le consulter. Simplecoïncidence ? Ali se trouve être le bras droit de cepoliticien qui n'est autre que Cheik Ali, ministre desTransports et du Tourisme du gouvernement Elbak."Lors des nominations des membres des sociétésd'Etat par l'éxécutif de Ngazidja, le chef de la troupe

a été nommé à la Douane", affirme un habitant deCaltex qui ne voit pas d'un bon œil l'existence decette organisation.

CHEIK ALI n'en est pas à ses premières amitiésavec les jeunes turbulents des quartiers. Des témoi-gnages concordants indiquent qu’en 1995-96, il metson parti, Le Forum, dirigé par Abbas Djoussouf, enrelation avec "Frères de sang", un groupe constitué àBadjanani, dans la vieille ville de Moroni. A l'é-poque, il n'y avait pas de duel Union-Île, mais oppo-sition contre pouvoir. Le politicien infiltre alors deséléments du Forum chez les "Frères de sang" pourles manipuler et les inciter à la violence extrême. Deséléments issus de ce groupe assuraient la sécurité duparti durant les campagnes électorales et étaientchargés de missions comme barricader des routes,suivant les mots d'ordre du parti. Bien formés, ilstenaient tête aux forces de l'ordre en dépit desrisques. "Notre groupe était coupé en deux. Lesvraies têtes étaient corrompues et travaillaient pourla politique, mais ce n'est pas toute l'organisation.Certains membres ne savaient rien du tout. A leursyeux, il s'agissait d'un autre groupe qui opérait sur leterrain. Les politiques débloquaient l'argent", sesouvient Abdou, un ancien chef du mouvementaujourd'hui dissout sous la pression de la justice. Les “Frères de sang” étaient connus pour être devrais caïds. Il ne se passait pas un mois sans que cegroupe ne s'oppose aux jeunes d'un autrequartier, saisissant le moindre prétexte. Lespoliticiens infiltrés avaient réussi un gros

de Badjanani à Caltex

“Apprentis soldats” de quartier à Moroni

"Groupe de sécurité" ou "police des mœurs", des jeunes s'organisent pour maintenir l'ordre dans les quartiers de lacapitale. Entre militantisme, violence et manipulation politique, retour sur le parcoursde ces "milices" en devenir, qui nesont pas sans rappeler celles quis’étaient constituées à Ndzuani,avant le séparatisme.

“Caltex est connu des bandits, de la drogue, de l’alcool et la prostitution.Il fallait faire quelque chose.”

UN DES CHEFS DU GROUPE DE DÉFENSE DU QUARTIER CALTEX

A Ndzuani,est trop récentepour que leurs

visages s'évanouissent dans la natu-re. Il suffit de longer la corniche deMutsamudu pour croiser sur lesbords des trottoirs ces jeunes mili-ciens qui quelques années aupara-vant, n'étaient pas reconnaissablesderrière leurs cagoules, ou lesmasques de cire noire qui leur bar-bouillaient le visage. Beaucoup ontquitté l'île qu'ils avaient arpentéearmes à la main. Par lassitude,déception, amertume aussi "d'avoirperdu [leur] temps au service d'unecause [qu'ils savent] aujourd'hui per-due". Mais leur histoire est liée àcette terre dont ils se disaient prêts àmourir "pour qu'elle devienne indé-pendante et française" (sic). En1996, début de la protestationanjouanaise, la plupart d'entre euxfréquentaient les bancs de l'école.C'est d'ailleurs pour revendiquer demeilleures conditions d'études, qu'ilsont occupé la rue pendant plusieurs

semaines, créant les conditionsqu'exploiteront par la suite les sépa-ratistes pour arriver à leurs fins. Surles barricades, ils apprennent à har-celer les forces de l'ordre et à devenirmaîtres de leur quartier. A cetteépoque, ces jeunes sont loin d'imagi-ner qu'ils vont être les acteurs d'uneaventure qui les dépasse. Lorsque lemouvement séparatiste juge l'heurevenue de récupérer la contestationsociale, ils se trouvent déjà en pre-mière ligne et s'embarquent dans cetrain fou.

DE SIMPLES MANIFESTANTS,ils deviennent les acteurs d'un mou-vement politique qui a déjà sa stra-tégie et ses objectifs et à qui nemanquent que les exécutants.Structurés en cellules de quartier,répondant à un chef qui lui-mêmereçoit ses ordres de la direction del'OPIA (Organisation pour l'indé-pendance d'Anjouan), les premiersmiliciens ont pour mission de main-

Officiellement, le temps des fameuses

...

L'HISTOIRE

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milices décryptage

ils ont déposé les armes, mais...tenir le harcèlement des forces de l'or-dre en occupant la rue pour en devenirmaîtres. A l'instar de ce qui se passeactuellement à Ngazidja, l'affiliationpolitique n'est connue que de quelquesmeneurs. Le gros de la troupe, des jeu-nes scolaires d'abord, rejoints sur lesbarricades par d'autres catégoriesissues des couches sociales démunies,ne faisant que suivre. Comme souventdans ce cas, la rivalité des quartiersaidant, chaque groupe cherche à s'af-firmer par rapport aux autres. L'onassiste ainsi au début d'une véritableorganisation pyramidale et plus tardhorizontale, qui a permis à ces jeunesde prendre progressivement le contrô-le de la ville. Les villages voisins deMutsamudu prennent exemple et devillage en village, se tisse une toile surl'ensemble de l'île. Lorsqu'en juillet 1997, les dirigeantsséparatistes décident de passer à l'étapesupérieure de leur combat et de prendrela gestion de l'île, ils n'ont qu'à faireappel à ces forces constituées. C'est le

début d'une nouvelle organisation para-militaire. La milice anjouanaise quireçoit le soutien et l'encadrement deretraités militaires -Ndzuani disposed'un réservoir important d'anciens sol-dats, retraités de l'armée française ou del'armée comorienne, ainsi que des élé-ments de l'ancienne garde présidentiel-le créée en 1978 par Bob Denard- se

structure et dispose d'armes automa-tiques dont la provenance reste mysté-rieuse, même si beaucoup d'anciensmiliciens affirment qu'elles "ont étéacheminées à partir de Mayotte". C'estla première fois dans l'archipel qu'uneforce politique arme des civils pourrésister à l'armée nationale. Unbataillon de l'armée comorienne débar-quée en novembre 1997 à Ndzuani

pour mater le mouvement séparatiste,sera mis en déroute par la miliceanjouanaise qui a reçu, il faut le dire,l'appui de déserteurs anjouanais de l'ar-mée régulière. Une défaite qui changela donne politique et militaire dans l'île. Jusque-là assez anarchique, la milicetriomphante se structure pour sécuri-ser l'île contre toute intervention mili-

taire de Moroni. Près de 400 jeunesrecensés parmi les plus dynamiquesdes groupes de quartier, sont mobili-sés et reçoivent une formation demaniement d'armes automatiques. Dela kalachnikov aux obus de mortier,les armes ne seront plus un secret pources jeunes de 25 à 30 ans. Après Ali Soilihi qui avait tenté en1977 de créer un bataillon féminin au

sein de l'armée, en 1997 à Ndzuani, desjeunes filles prennent les armes et intè-grent la milice. Les autorités séparatis-tes évitent de former leur propre arméeet maintiennent la formule de milices,moins coûteuse financièrement, carcomposée de volontaires et sûre politi-quement - ces nouveaux "héros" pen-sent servir leur propre cause. Mais lapolitique a sa propre loi. Des divergen-ces entre courants séparatistes apparais-sent, obligeant à des positionnements.

LA TENTATIVE D'ASSASSINAT duprésident de l'autorité anjouanaise,Abdallah Ibrahim, le 5 décembre1998, met le feu aux poudres au seinde la milice séparatiste qui se disloqueen deux factions, qui s'affrontent àl'arme lourde et automatique. Ce pre-mier affrontement armé entre milicesrivales provoque un véritable exodedes habitants de Mutsamudu vers lapresqu'île de Sima. La puissance defeu aux mains de ces factions fait ent-rer l'île dans la spirale de la violence.

Des coups de feu tirés en l'air font par-tie du spectacle quotidien dans lesquartiers de Mutsamudu. Près de troisans après la formation du premiernoyau de milice anjouanaise, la situa-tion devient inquiétante et anarchique.Les dirigeants séparatistes prennentconscience eux-mêmes des risques dedérive de leur propre "monstre" etdécident de dissoudre la milice auprofit d'une armée régulière. Les plusvalides des jeunes qui ont pris lesarmes en 1997 et les anciens militairesretrouvent les casernes. Avec l'appui de la communauté interna-tionale, un programme de réinsertionsociale est mis en place pour les plusjeunes, selon la formule "arme contreformation et emploi". Si l'on ne parleplus de milices à Ndzuani, les jeunesarmés d'hier sont toujours là, sur lesbords de la corniche. Un peu plus âgéset moins rebelles, mais toujours dans lamême précarité que celle qui les avaitpoussés à prendre la kalachnikov.

KES

milices séparatistes est révolu. Ils ne se battent plus, ils ont juste rejoint les rues d'où ils ont été recrutés.

Si l'on ne parle plus de milices à Ndzuani, les jeunes armés d'hier sont toujours là.

Ci-dessus, unjeune milicienséparatiste, en

1997, dans les ruesde Mutsamudu.

AFP

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décryptage milices

coup en créant au sein de cette bande dejeunes, un groupe clandestin armé : le"Groupe de réaction", qui semait la terreur

en brûlant véhicules et bâtiments administratifs à l'é-poque du président Taki. "Le GR, c'était nous mêmes

en compagnie des grands frères du quartier.Seulement, il y avait un intermédiaire avec les poli-tiques pour que personne ne soit au courant. Lesopérations étaient organisées par un cercle fermé",soutient Abdou, devenu un haut cadre de l'adminis-tration comorienne.

A AMBASSADEUR AUSSI, des signes indiquentque la politique n'est pas loin. Le président et lesecrétaire général de l'association travaillent tousdeux pour l'avocat et leader du parti Ridja SaidLarifou, qui a élu domicile dans le quartier...Pourtant, la charte de l'organisation, comme toutesles autres, affirme qu'elle est apolitique. Tout comme celui de Caltex, le groupe de Badjanania sa devise : "La solidarité et la fraternité d'abord,mais la légitime défense est essentielle", gravée enlettres capitales sous les badamiers de la grandeplace de Moroni. "C'est ce slogan qui nous incitait àla violence. Il fallait chaque fois répondre à ce prin-cipe qu'on s'était fixé. Mais surtout, il fallait montreraux autres que nous n'étions pas des poltrons",explique Djo, ancien membre des “Frères de sang”.Après le démantèlement du Groupe de réaction,suivi d'une série d'arrestations dans le milieu, cer-tains membres du groupe qui avaient fait allégeanceà la branche armée des “Frères de sang” ont été libé-rés sous condition de dissoudre l'organisation. Legroupe est officiellement supprimé. Mais les élé-ments sont là et peuvent reprendre du service si l'onfait appel à eux. Au début des années 2000, lesanciens “Frères de sang” entrent en conflit avec“Extra Physique”, une organisation de Bacha, quar-tier du sud de Moroni. Les plus longs affrontementsont duré une semaine durant laquelle la ville a étécoupée en deux, et ont fait de nombreux blessés.Comme ailleurs, la violence répondait au pacte de

solidarité signé par les membres d'“Extra physique”,dont les chefs bénéficiaient du soutien du pouvoir del'époque. "La CRC avait pris des contact avec nous.C'était en période d'élections et notre soutien étaitnécessaire. Comme c'étaient des élections législati-

ves, le candidat duparti a voulu obtenirnos voix qui n'étaientpas les moindres. Onétait aussi très appré-ciés dans le quartiercar les habitants de

Bacha nous considéraient comme des héros", ditHalim.Proche de Cheik Ali, Halim avait déjà, auparavant,participé à plusieurs opérations de barricade."Chaque quartier a ses têtes brûlées. Les politiquesenvoyaient des intermédiaires circuler dans la villepour des repérages. On se réunissait quelque part,chez un opposant, pour prendre un coup et préparerl'opération. Dans ces séances, l'argent coule à flotspour assurer la nourriture et payer l'engagement desjeunes. Pour bien s'en sortir, il y avait toujours desmilitaires pour nous guider. On ne pouvait pas fairecertaines opérations sans l'appui d'un gendarmepour parler de notre plan", révèle Halim, qui neregrette rien des barricades même s'il condamneaujourd'hui les actes de violence perpétrés contre lesbâtiments publics et sur les personnes.En plus de la corruption par l'argent, ces groupessont approvisionnés en alcool et en drogue pendantles opérations. "Sans essence, la voiture ne peut pasdémarrer. Il faut toujours des excitants pour entreren la matière", affirme Halim. "Certain d'entre nousutilisaient la drogue mais de temps en temps. Parfoismême en dehors des attaques", relativise un jeune deBadjanani.

FACE À LA MONTÉE de cette forme de justiceprivée, l'Etat reste impassible. Renseigné sur cesagissements, le pouvoir en place a tenté d'intervenirpour diviser ces milices ou se les approprier. ACaltex, où le chômage est monnaie courante et où lamisère nourrit le quotidien, les responsables poli-tiques du moment procèdent à des recrutements dejeunes. Quatre éléments clés du groupe ont étéengagés dans l'une des grandes sociétés d'Etat. Cesembauches ont provoqué la division au sein du grou-pe qui avait jugé les recrues comme des traîtres.

"Certains membres du groupe sont allés nous vend-re pour obtenir du travail. Donc ces personnes ontété sévèrement punies pour que cela ne se répètepas", indique le chef du mouvement. La gendarme-rie, au courant de l'existence de ces mini-milices, n'a-git pas. "Je les ai vus une fois à leur entraînement.Mais lorsque j'ai vu l'uniforme, j'ai cru à un groupede sécurité privé et légal. C'est après que je me suisrenseigné et que j'ai compris qu'il s'agissait d'ungroupe de jeunes. On reconnaît que cela est gravemais on n'est pas encore organisé pour démantelerde telles organisations", reconnaît un officier de lagendarmerie. "On ne peut pas croiser les bras alorsqu'on nous agresse chaque fois", semble rétorquer lechef du groupe de Caltex. "Tant qu'on se sentira

menacé, nous allons nous organiser pour défendrele quartier."A l'approche de l’élection présidentielle des îles, larecrudescence de ces milices privées est à craindre.Si le marasme économique pousse des adolescents àtout accepter pour survivre, l'implication d'hommespolitiques dans ces réseaux participe à instaurer unemafia prête à tout pour assouvir ses appétits de pou-voir.

AHMED ABDALLAH

(1) Nous n’avons pas réussi à joindre Cheik Ali avantle bouclage de cette édition pour lui permettre deconfirmer ou démentir les nombreux témoignages quise réfèrent à son implication dans ces groupes.

...

“Il fallait chaque fois répondre à ce principe qu'on s'était fixé. Surtout, il fallait montrer aux autres que nous n'étions pas des poltrons.”

DJO, UN MEMBRE DES “FRÈRES DE SANG”

SI LES choses se passaient main-tenant, Ahmed (1) ne

serait pas parmi les combattants. Il estaujourd'hui diplômé en biologie et même s'ilreste sur le carreau avec son bac + 5, il tientà la vie. En 1997, il avait 18 ans et s'en fou-tait pas mal de mourir, c'est du moins ce qu'ildisait. "C'est maintenant que j'ai peur",avoue-t-il. "Maintenant que j'ai fait des étu-des supérieures. Avant, même si je mourais,c'était pas grave. D'ailleurs, les diplômésrentraient dans les maisons en 97. Ils ne fai-saient pas partie des embargos."Embargos. C'est ainsi que sont surnomméesles milices de quartier qui ont sévi pendant leséparatisme anjouanais. Ahmed faisait partiede celui de Shiwe, son quartier, situé en hautdes pentes qui surplombent Mutsamudu."Tous les armements étaient déposés ici",assure-t-il. "C'était la base de ravitaille-ment." Le jeune homme participe aux com-bats contre l'armée comorienne, en 1997,puis contre les milices du village voisinMirontsy, fin 1998. "Je n'étais pas pour leséparatisme", assure-t-il. "Mais on devait sedéfendre. J'ai pris les armes parce qu'il y

avait une opération militaire, et ensuiteparce qu'on risquait de se faire tirer dessuspar Mirontsy."Il explique également l'absence de peur parle phénomène collectif qui a fait la force duséparatisme. "Il y a avait l'ambiance", sesouvient-il. "On allait combattre, lesAnjouanais contre les Grand-comoriens",sourit-il comme s'il parlait d'une revanche aufootball. "On mangeait ensemble, et puis onprenait les armes. Les petits, les filles étaientavec nous. Le mot peur n'existait pas à l'é-poque. Tout le monde était content. Les gar-çons étaient mélangés avec les filles, et lesmilitaires venaient nous expliquer commenton utilisait les armes lourdes et les armeslégères. Il y avait pas mal d'élèves de BobDenard. Eux sont préparés pour tuer, ilsn'ont jamais peur."

"COMMANDANT" EST DE CEUX-LÀ.Compagnon des mercenaires reconverti dansla pêche, il a pris la direction d'un "comman-do noir" de durs, formé après la prise decontrôle de l'île par les séparatistes. Sur le toitde sa maison, dans la médina, il reçoit chaque

jour ses amis pour jouer aux dés : "Johnson",un solide gaillard qui a "appris à manier unearme en un jour", et un vieil homme qui à l'é-poque préparait la nourriture et gardait lesarmes. Aucun d'entre eux n'était d'accordpour rendre les armes quand le "jeu" fut fini.Tous trois accusent le pouvoir anjouanais d'a-voir trahi leur cause et ruminent leur frustra-tion. Comme l'écrivait le journaliste engagédans la voie du séparatisme Jean-ClaudeVallée dans Via (2), "très autonomes par rap-port à la gendarmerie et à la nouvelle arméeanjouanaise", les embargos "forment unemilice vigilante, voire méfiante à l'égard deleurs aînés siégeant à la "coordination politi-co-administrative". Et parfois, histoire demontrer leur pouvoir et leur détermination, ilsn'hésitent pas à contester certains ordres duministre de la Défense".

LG

(1) Prénom d'emprunt(2) Via, un nouvel enjeu était un magazine édité àla Réunion , qui a consacré de nombreuses pagesau séparatisme anjouanais pour lequel il a pris faitet cause. Le Français Jean-Claude Vallée, sondirecteur, assurait sa diffusion à Ndzuani pendantla crise.

"Si je mourais, ce n'était pas grave"

Ci-contre, desmembres du groupe Extra-Physique,lors d’un entraînement.

Des anciens combattants du séparatisme anjouanais témoignent.

UN PHÉNOMÈNE RÉCURRENTLe phénomène des milices, armées ou non, est récurrent aux Comores.Ces organisations formées de citoyens prêts au combat émergent souventpour faire face à une crise ou porter une revendication et sont rarementcréées officiellement par un pouvoir, à l'exception de celles du président AliSoilihi. Si les groupuscules qui se montent actuellement dans les quartiersde Moroni sont surtout l'expression d'une frustration de la jeunesse, d'autresont joué un rôle décisif dans l'histoire de l'archipel.Dans les années 1970, le mouvement séparatiste mahorais n'aurait pu par-venir à ses fins sans la mobilisation de centaines d'hommes et de femmes.Tandis que les célèbres “chatouilleuses” faisaient suffoquer les hommes dupouvoir autonome comorien, selon une torture importée de Madagascar, deshommes réunis en “commandos” tendaient des embuscades aux “serré-la-main”, les partisans de l'indépendance, qu'ils bastonnaient, plongeaient dansl'eau ou contraignaient à quitter l'île. Les partisans de l'indépendance n'étaientpas en reste : ils s'étaient également constitués en milices, ce qui donna lieuà des batailles plus ou moins rangées dans l'île. Acoua, Mtsapere ou encorePoroani furent les théâtres des combats parfois féroces de ces deux camps.Solidement organisées, les femmes venaient elles des villages de toute l'îlepour prendre leur tour de garde du port, où elles veillaient à ce qu'aucunbateau en provenance de Moroni ne débarque. Quelques mois après l'indépendance des Comores, en 1975, Ali Soilihi appuieson pouvoir sur des milices d'un autre genre. Composées de jeunes filles et dejeunes hommes réunis en “comités de base”, celles-ci son chargées de fairerespecter l'application des décisions révolutionnaires dans les villages. Leursexactions, et surtout celles des “commandos Moissi”, les milices les plus radi-cales, deviendront le symbole des excès du régime soilihiste. Villageois enfer-més dans des citernes, notables humiliés, arrestations arbitraires, bastonna-des… Peu instruits et enivrés d'un pouvoir auquel ils n'étaient pas préparés,beaucoup deviennent incontrôlables. “Les petits comités faisaient ce qu'ilsvoulaient dans le village. C'était l'anarchie. Si on se plaignait au président,le comité pouvait se venger. Alors les gens ont fermé leur bouche”, témoi-gne un habitant de Ntsudjini.Ces excès aboutirent à l'affaire d'Iconi, où les miliciens de Moroni, venusau secours du comité local menacé par les villageois mécontents, ont ouvertbrusquement le feu, tué 9 personnes et fait 142 blessés le 17 mars 1978.

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justice décryptage

UN PROCÈS s a n spublic,

sans victimes et sans journalistes, bref sanstémoins, si ce n'est quelques avocats qui ne peu-vent se prononcer sur une affaire qui ne lesconcerne pas ; une requalification de dernièreminute par le procureur en faveur de l'accusé, quifait passer la peine encourue de 10 à 2 ans de pri-son ; une entourloupe guère honorable entre avo-cats, qui profite à celui de la défense : que doit-onpenser de cette fin en queue de poisson de l'affai-re Hamouro ? Les plus sceptiques y verront cequ'ils craignaient depuis le début, il y a trois anset demi : une mascarade guidée par des enjeuxpolitiques. Les autres se contenteront de faireconfiance à la justice de ce pays, particulièrementdécriée dans cette île depuis quelques semaines,et d'attendre le verdict. C'est dans le secret le plus total que le maire deBandrele, Moussa Madi, a été jugé mardi 20février par le Tribunal supérieur d'appel (TSA)de Maore. Condamné en mai 2006 par leTribunal de première instance (TPI) à un an deprison avec sursis et 18 mois de mise à l'épreu-ve durant lesquels il devait rembourser à chacu-ne des 26 parties civiles la somme de 500 euros-soit un total de 13.000 euros (6,4 millions fc)-,ainsi qu'à une peine d'inéligibilité de deux ans età une amende de 5.000 euros (2,5 millions fc),le maire UMP pourrait bénéficier d'un jugementplus clément le 13 avril prochain, lorsque serarendu le verdict du TSA. Le procureur général,François Semur, a requis deux ans de prisonavec sursis. Ni plus, ni moins."J'ai fait valoir le fait que l'article 322-1 du codepénal me semblait plus approprié dans cetteaffaire que l'article 322-6, qui avait été retenu parle Tribunal de première instance", explique leprocureur général. L'article 322-6 stipule que "ladestruction, la dégradation ou la détériorationd'un bien appartenant à autrui par l'effet d'unesubstance explosive, d'un incendie ou de toutautre moyen de nature à créer un danger pour lespersonnes est punie de dix ans d'emprisonnementet de 150.000 euros d'amende". L'article 322-1indique pour sa part que "la destruction, la dégra-dation ou la détérioration d'un bien appartenant àautrui est punie de deux ans d'emprisonnement etde 30.000 euros d'amende, sauf s'il n'en est résul-té qu'un dommage léger". "L'article 322-6implique une mise en danger d'autrui. Pas le322-1. Or j'estime que dans cette affaire, le maireet ses employés se sont assurés à ce que person-ne ne se trouve dans les bangas avant de lesincendier", argumente M. Semur. S'il n'y avait euaucun blessé, un chat était mort dans le feu.

RAPPEL DES FAITS. Le 27 octobre 2003 aumatin, entre 6 h et 6 h 30, les gendarmes effec-tuent un contrôle d'identité sur la plaged'Hamouro, village de pêcheurs connu pour abri-ter nombre de personnes en situation irrégulière.Cette opération avait été demandée par la muni-cipalité, qui avait pris une délibération le 28 mai2003 dans ce sens. Le maire était donc informé dela date et de l'heure de l'opération de gendarme-rie. La veille, un gendarme avait d'ailleurs appeléun garde-champêtre pour lui rappeler le rendez-vous. "Le maire a été invité à assister au contrô-le", avait indiqué lors du premier procès le lieute-nant-colonel de gendarmerie, M. Guillemot, tan-dis que Moussa Madi continuait d'affirmer qu'iln'était pas au courant. Ce n'est que vers 7 heures,lorsqu'il voit passer des voitures de gendarmes

devant son école qu'il s'enquiert de la situation,assurait-il en mai 2006. "Quand j'ai vu tous cesvéhicules, j'ai demandé ce qu'il s'était passé. Onm'a dit qu'il y avait eu une intervention àHamouro. J'ai tout de suite pensé que les gensn'étaient pas sur place. Quand il y a des contrô-les d'identité, les personnes fuient. J'ai appelé desagents, et je leur ai dit qu'il fallait profiter de cetteopération pour détruire les cases. Je leur ai dit :"S'il n'y a personne, sortez leurs biens et démolis-sez les bangas.""

DEPUIS DE NOMBREUSES années, MoussaMadi souhaitait en finir avec ce village insalub-re, trop proche de la mer -"cela causait beau-coup de noyades" disait-il à la barre en mai2006. Les anciens habitants avaient été relogésplus haut en 2001, mais de nouveaux arrivantsavaient immédiatement occupé les cases.A 9h30, lorsque les gendarmes reviennent surles lieux, alertés par un garde-champêtre quise disait menacé par un homme armé d'uncouteau, ils découvrent un village en flamme.28 cases ont été brûlées par les agents commu-naux. Des dizaines de familles ont perdu tousleurs biens : généralement du mobilier, deséconomies et des papiers… 1.000 euros, 300euros, 250 euros, un lit, une table…"C'est le maire qui nous a ordonné de mettre lefeu", a dit à la juge d'instruction l'un des gardes-champêtres. "Il a dit : "Le préfet est au courant."Quand le feu a commencé, le maire était là. Il n'apas dit d'arrêter." Les 18 acteurs de cet incendie,gardes-champêtres, agents communaux, chauf-feurs, ont tous affirmé lors de l'instruction judi-ciaire que l'ordre provenait du maire, et que celui-ci était présent lors de l'incendie. Extraits :"Quand le feu a commencé, le maire était là" ; "Jesais qu'il a vu les flammes. Au début j'étais réti-cent, mais il a dit qu'il avait l'autorisation du pré-fet et du procureur. J'ai été rassuré" ; "Il a dit :"Détruisez les bangas et brûlez-les""... A-t-ilexplicitement demandé à ce qu’on vide toutes lescases avant de les enflammer ? Oui, estimeFrançois Semur.

Cette affaire avait à l'époque fait grand bruit. Denombreuses personnes et associations s'étaientdites scandalisées. Une instruction judiciaire avaitété ouverte le lendemain. La célérité de la justicen'avait toutefois pas totalement rassuré sur sonindépendance. Dès le début, le maire de Bandreleavait reçu le soutien de ses collègues, à commen-cer par ceux de l'UMP, le parti tout puissant pré-sents à tous les échelons du pouvoir, politique,économique, mais aussi judiciaire. Le députéMansour Kamardine, qui sera son avocat durantla procédure, n'hésitait pas à minimiser les actesdu maire. Ali Souf, en sa qualité de président(UMP) de l'association des maires de Mayotte,déclarait quant à lui : "Après le petit incident delundi dernier (…), l'Association des maires deMayotte apporte son soutien [à Moussa Madi].Les clandestins qui s'y trouvaient ne devaient pasy être. Tout s'est déroulé humainement." Fort deces soutiens, le maire avait reconnu publique-ment ses actes : "Nous n'avons pas brûlé toutesles maisons des Anjouanais mais seulement cel-

les qui nous reviennent de droit (…)", déclarait-ilquelques jours après l'incendie. Comme s'il necraignait pas les poursuites judiciaires.Les soupçons quant à l'indépendance de la justi-ce ont enflé au fil des mois. L'instruction a duréplus longtemps que ne le pensaient les quelquesmilitants qui avaient tenu à aider les victimes,certains que le flagrant délit et les aveux dumaire permettraient une enquête rapide. Un anaprès, le procureur de la République, Guy Jean,niait toute implication politique. Mais l'instruc-

tion traînait, comme si l'objectif était de faireoublier l'affaire. Puis le chef d'inculpation étaitrequalifié : l'action du maire ne relevait plus dela cour criminelle, mais de la cour correctionnel-le. Ce n'est que deux ans et demi après les faitsque Moussa Madi était jugé.

ENTRE-TEMPS, LE PRÉSIDENT del'Association des droits de l'Homme, qui leuravait apporté des vivres, et celui de la Ligue desdroits de l'Homme, qui s'était constituée partiecivile, avaient quitté le territoire. Plus personne nes'est depuis préoccupé du sort des familles délo-gées, si ce n'est quelques voisins et les avocats quise sont succédés au gré des départs. Dans cecontexte où la presse a elle aussi oublié cet évé-nement, la pression sur la justice était nulle.Au sortir du premier procès jugé par GwenolaJoly-Coz, les victimes se disaient satisfaites. Maisleur défenseur se doutait que l'appel serait moinssévère envers Moussa Madi. La personnalité et leparcours du procureur général, François Semur,

et du président du TSA, Jean-Baptiste Flori, deuxhommes présents sur l'île depuis de nombreusesannées, qui ont lié des amitiés avec la classe diri-geante et notamment certains hommes politiques,laissait présager une peine moins lourde. Si leverdict n'est pas tombé, le réquisitoire de M.Semur vient confirmer ces craintes. La pilule estd'autant plus amère à avaler pour l'avocat des par-ties civiles que ce deuxième procès ne s'est pasdéroulé dans les règles de l'art.

REPORTÉ UNE PREMIÈRE FOIS, ce procèsdevait se dérouler le 19 décembre 2006. Maisl'avocat des parties civiles, Antoine Schapira,avait alors demandé à le repousser pour raisonspersonnelles. Le 11 décembre dernier, il reçoitun fax de l'avocat de Moussa Madi depuis laRéunion, maître Belot (qui a pris la successionde maître Kamardine), lui indiquant qu'enfévrier, il ne lui sera pas possible de se rendre àMaore. Le 19 décembre, le procès est repous-sé… au mois de février. Confiant en l’honnête-té de son confrère, maître Schapira pensait qu'enson absence, le procès serait une nouvelle foisreporté. Il n'a pas invité les victimes, et la pres-se ne s'est pas déplacée. Mais le jour de l'audien-ce, maître Belot, qui n'avait pas prévenu sonconfrère du changement de programme, est pré-sent -il serait selon des avocats de Maore coutu-mier en la matière. Le procès se tient sans victi-me et sans témoin, à la première heure.Les avocats présents, soucieux de ne pas semêler d'une affaire qu'ils n'ont pas étudiée,n'ont pas souhaité s'exprimer sur le déroule-ment du procès. Personne ne peut raconter cequ'il s'est dit. Tout juste sait-on que ce jour-là, Moussa Madi était plus confiant que lorsde son premier procès. Comme s'il ne crai-gnait pas la Justice des hommes.

RC

Hamouro : le procès sans victime ni témoin

Le jugement en appel du maire de Bandrele, accusé d’avoir donné l’ordre à ses agents d’incendier des cases habitées par des sans-papiers en 2003, est passé sous silence. Pas vraiment surprenant.

Un cas similaireEn janvier 2006, uneaffaire similaire à celled'Hamouro avait éclatéen Alsace (est de laFrance). Le maire UMPde la communed'Ensisheim, MichelHabig, avait donné l'or-dre d'incendier 14 cara-vanes de nomadesinstallés illégalementsur un terrain munici-pal, le 11 janvier aumatin. Pour lui, il fal-lait supprimer ce “véri-table bidonville”.Montrant l'exemple, ilavait lui-même mis lefeu, avec un chiffonenflammé, aux carava-nes du campement,déserté de ses occu-pants. Le maire esti-mait être en droit, envertu de ses pouvoirsde police, de prendredes mesures d'urgence.La justice lui a donnétort : Michel Habig aété condamné en 2006à 6 mois de prison avecsursis et 5.000 eurosd'amende.

“J’estime que dans cette affaire, le maire et ses employés se sontassurés à ce que personne ne se trouve dans les bangas.”

FRANÇOIS SEMUR, PROCUREUR GÉNÉRAL

Ce qu’il restait desbangas d’Hamouro,après le passage desagents municipaux le 27 octobre 2003.

kashkazi 61 mars 200728

LES DEUX petites salles duservice des récla-

mations sont régulièrement prises d'assaut par lesclients. Deux cent, trois cent ? Dieu seul saitcombien sont les usagers qui viennent à Moronicontester leur facture délivrée par la société natio-nale d'eau et d'électricité. Entassés dans uneambiance morose, ils affrontent les nerfs tendusdes agents. Le spectacle est récurrent depuisbientôt six mois : chaque fois que la Mam-wésort une facture, les protestations et frustrationsde ses clients de Ngazidja envahissent le service. La colère est d'autant plus grande que dans cer-taines localités, les usagers peuvent passer 72heures sans allumer un transistor, encore moinsboire de l'eau froide. Les plus nantis subissent desdélestages qui sont tout sauf rationnels, étantdonné qu'aucune communication n'est faite pour

avertir de l'heure et du lieu concernés par la cou-pure. Les habitants des hauteurs de Moronirêvent depuis presque un an de voir couler l'eau àleur robinet. La population des quartiers de LaCoulée et Dawedjou ne se souvient pas quel jourelle a été alimentée pour la dernière fois. Depuis l'indépendance ou presque, la sociétéd'Etat vit au rythme infernal des pannes prévisi-bles, des réparations à la hâte et des ruptures deréseau. Société d'Electricité des Comores à sesdébuts, elle devient Eau et Electricité desComores (EEDC) dans les années 80 avant depasser par la case privatisation. Sans succès : aubout de quatre ans, la multinationale Vivendi, quil'avait rebaptisée Comorienne d'eau et d'électrici-té (CEE), jette l'éponge et rend l'entreprise audomaine public (lire ci-contre). Dévoilées par sesdettes auprès de la Société des hydrocarbures, lesdifficultés de la CEE sont en partie imputablesaux maigres investissements consentis parVivendi. "La CEE n'a envoyé aucun nouveaugroupe. Ils sont venus gérer les anciens moteursde la défunte EEDC", se souvient un agent decontrôle du site de Voidjou. La société françaisea d'abord saisi le gouvernement comorien, luireprochant "un non respect de ses engagements"qui seraient selon elle à l'origine de son échec.Tout en reconnaissant quelques défaillances deson côté, le ministre des Finances de l'époque,Assoumany Abdou, avait dénoncé dans Al-wat-wan "la mauvaise foi de Vivendi. L'Etat a fait desefforts considérables pour leur faciliter la tâchemais ils ne le reconnaissent pas. Au contraire, cesont eux qui n'ont pas respecté leur engagement.Le fond électricité et eau n'est jamais alimenté.Ce compte qui devait être alimenté par eux, estresté sans provision" (1). Dans cette cacophonieoù les deux parties s'accusent mutuellement, endécembre 2001, le divorce est consommé à l'a-miable alors que les délestages ont augmenté.Les chantres de la privatisation tant appuyée parles institutions de Bretton Woods (FMI etBanque mondiale) déchantent, comme dansnombre d'autres pays, d'ailleurs. "Malgré les subventions colossales qu'obtenaitVivendi, ils n'ont pas pu résoudre les problèmesde la société", soutient un ancien directeur de la

société. "Il y a beaucoup d'aléas liés au fonction-nement de la boîte. Le domaine de l'électricitédemande beaucoup d'exigences. Il faut beau-coup d'investissement pour espérer un bon ren-dement. Alors que ce n'est un secret pour per-sonne, les installations de la Ma-mwé sontvétuste et obsolètes", poursuit-il. La plupart des équipements datent de l'époquecoloniale et n'ont jamais été changés. LesComores sont parmi les rares pays qui continuentà utiliser des câbles fixés sans couverture sur lespoteaux, avec tous les risques que cela peut

engendrer. Il suffit qu'un de ces fils soit touché parun oiseau ou un arbre pour que tout le réseau élec-trique bascule dans le noir. "La plupart des pro-blèmes auxquels fait face la centrale de Voidjou,viennent du réseau. Lorsque un câble connaît unproblème, les dégâts arrivent jusqu'à la centrale.Les groupes subissent le choc qui est survenu àdes centaines de kilomètres dans le réseau",déclare un agent de contrôle de la centrale. L'état de celle-ci, qui date de 1978, laisse particu-lièrement à désirer. Sur ses treize groupes sensésproduire de l'électricité, seuls six sont encore enfonction. Trois des derniers moteurs, payés il y aà peine deux ans et arrivés par avion, sont horsd'usage. Comme les précédents, "ils sont tombésen panne pour manque de révision", indique unemployé de la centrale qui assiste impuissant à ladégradation des moteurs. Du côté de l'eau comme de celui de l'électricité, àcause de la vétusté des installations, 50% de laproduction se volatilise dans la nature ou est voléepar les ménages. Sans compter que "les clients nerespectent pas leur facture ; c'est rare qu'on arri-ve à recouvrir plus de 60% de la consommation.Il faut plusieurs mois pour pouvoir récupérerl’argent, en y mettant des moyens. Presque tousles agents sont envoyés sur le terrain pour couperet ramener le courant dans les foyers afin d'obte-nir un maximum de paiement des factures",déplore un ancien chef de la Ma-mwé.

LASOLUTION AURAIT pu venir des différen-tes équipes dirigeantes qui se succèdent à ladirection de la société depuis des années. Maisles manquements en matière de gestion se sui-vent et se ressemblent. "La société était gérée aujour le jour comme une épicerie. Il n'y a pas eude bilan depuis des années. Pas de budget prévi-sionnel ou de conseil d'administration", dénonceSaid Ali Said Attoumane, un des membres de lacommission de gestion la société. Comme pourconfirmer ces propos, Ahmed Djoumoi, directeursortant, avoue qu'"on ne réfléchit pas au longterme. On ne pense qu'à gérer le quotidien. C'estle cas actuellement avec l'eau, dont le réseaun'est pas adapté. On ne pense pas à une solutiondéfinitive, mais aux pompes pour régler momen-tanément le problème. C'est la même chose pourle courant : personne ne pense à l'extension de lacapacité de production."Au manque de prévision s'ajoutent le clientélis-me et l'absence de continuité qui minent la plu-part des sociétés publiques. Le recrutement se faitsans critères légalement établis. Chaque directeurarrive avec ses agents qu'il recrute à tort et à tra-vers. Du coût, beaucoup d'employés n'ont pasleur place dans la société. L'effectif dépasse les300 personnes sans que les résultats ne suivent.Les réclamations multiples auxquelles fait face lasociété en témoignent. Pire encore, l'entreprise

manque cruellement de techniciens spécialisés."La plupart des agents techniciens n'ont pas deconnaissances avancées dans le domaine. Ilssont formés sur le tas ou sont issus de l'écolepolytechnique de Ndzuani. Certains passent leurtemps à tâtonner", observe un ancien directeur.Même son de cloche chez un autre ex-dirigeant :"Nous avons peu de techniciens spécialistes avecdes grands diplômes. Ceux dont on dispose man-quent de recyclage. Il y a longtemps que ces tech-niciens n'ont pas fait de formation pour amélio-rer leurs connaissances. Les fonds de la Ma-mwé

ne permettaient pas [à son époque, ndlr] definancer de telles formations alors qu'il y a lademande. C'est seulement ces dernier tempsqu'on a recruté deux ingénieurs hydrauliques",lance Ahmed Djoumoi.

AU-DELÀ DES PROBLÈMES de compéten-ces, les employés participent eux-mêmes aux dif-ficultés de la société en constituant des clans, sou-vent sur des bases régionales, soutenant le direc-teur ou s'y opposant. Chaque fois qu'un directeurest nommé, rapidement sa région réclame les pos-tes clés, pendant que les autres tentent par tous lesmoyens de leur mettre des bâtons dans les roues."Mais le plus grand problème lié au personnelreste celui des détournements", estime un anciendirecteur de la Ma-mwé. "Régulièrement, desréseaux de trafics sont démantelés. Câbles,poteaux ou gasoil sont des cibles faciles pour lesagents qui les ramassent comme des objets sansvaleur." "Si les difficultés de la Ma-mwé se limi-taient à l'aspect technique et financier, on auraitmoins de problèmes à gérer. Si on a du mal à leurtrouver des solutions, imaginez quand il fautrésoudre d'autres problèmes d'ordre humain.C'est cela la problématique à la Ma-mwé", recon-naît de son côté Hassan Adili, directeur technique,dans les colonnes d'Al-watwan (2). La démotivation des employés d'une société enperpétuelle difficulté ne fait que pourrir l'ambian-ce de travail. Découragés, les agents ont laissépérir le logiciel de gestion des abonnés. Si aujour-d'hui le Sénégal propose son aide pour y remett-re de l'ordre, les perturbations infligées à la factu-ration sont inestimables. Pendant ce temps, lesemployés continuent à imposer leur loi sans étatd'âme. "Certains agents ont raccordé des ména-ges sans compteur moyennant des pourboires.Des employés du service antifraude font fi de cer-taines magouilles pour empocher quelquesbillets de banque. A cause du problème informa-tique, des gros clients ont disparu du fichier ouleur facture est diminuée grâce à des complicitésinternes", dévoile un agent de recouvrement. Au final, les problèmes financiers de la Ma-mwéne font que refléter et répercuter les manque-ments de l'Etat : fonctionnant à perte, elle n'arri-ve pas à payer les facture de gasoil, d'où les res-trictions imposées par la société nationale desHydrocarbures. "L'Etat continue de percevoirdes impôts et des taxes sur les activités de lasociété alors qu'il ne paye pas ses factures. Sil'Etat est régulier, la Ma-mwé sera un jour enmesure d'assumer ses facture envers lesHydrocarbures et donner de l'énergie correcte-ment", conclut Ahmed Djoumoi.

AHMED ABDALLAH

(1) Al-watwan n° 703, 14 décembre 2001(2) Al-watwan n° 975, 19 janvier 2007

décryptage société

La Ma-mwé à bout d’énergieLa société comorienne de distribution d'eau et d'électricité accumule les bourdes, les fuites et les pannes. Plongée dans la plus insaisissable des sociétés d'Etat, sur laquelle Vivendi Universel s'est cassé les dents.

“Des employés du service antifraude font fi de certainesmagouilles pour empocher quelques billets de banque.”

UN AGENT DE RECOUVREMENT DE LA MA-MWE

L’ÉCHEC DE VIVENDIL'échec de Vivendi aux Comores n'est pas un cas isolé. La vaguede privatisation des services publics touchant à l'eau dans les paysdu Sud, fortement conseillée -pour ne pas dire imposée- par lesinstitutions de Bretton Woods il y a 15 ans, s'est généralement sol-dée par des faillites. Voilà ce qu'en dit le journaliste Marc Laimédans un article du journal La Pensée : “Un dogme s'affirme avecforce au tournant des années 80-90 du XXème siècle. Le recours ausecteur privé est indispensable. La bonne gouvernance repose sur untrépied de fer : dérégulation, décentralisation, privatisation. (…) Lesservices de l'eau ont un coût, il doit être assuré par les usagers. Quidoivent accepter le “full cost recovery”, la récupération intégraledes coûts des services qui leur sont proposés. Les signatures decontrats avec des grandes métropoles du Sud se succèdent à unrythme impressionnant. Mais les premiers problèmes affleurent dèsla fin des années 90 quand il s'agit de commencer à faire payer desusagers fraîchement raccordés, qui n'ont ni la culture du paiementd'un bien jusqu'alors largement subsidié par la puissance publique,ni, le plus souvent, les moyens de payer. (…) Du coup les déclara-tions des apologistes de la libéralisation des “marchés” de l'eau lorsdu 4ème Forum mondial de l'eau, à Mexico, du 16 au 22 mars 2006,tranchaient singulièrement avec les discours martelés depuis unedizaine d'années, puisque, unanimement ils y proclamaient que cesont bien la puissance publique, et l'argent public, qui doivent pro-céder aux investissements qui doivent impérativement être déployéspour promouvoir l'eau et l'assainissement pour tous...”L’article est disponible dans son intégralité sur http://blog.mondediplo.net

Ci-dessus, unagent de la centrale électriquede Voidjou.

kashkazi 61 mars 2007 29

LE DESSOUS DES CARTES

LE PAYS VA MAL. Jamais un refrainn'a autant été fre-

donné à Moroni que celui du rasta ivoirien Tiken Jah Fakoly. Non quela situation se soit brusquement dégradée en neuf mois de règne duprésident Sambi, pas plus en tout cas qu'elle ne l'était après sept annéesdu régime d'Azali. Faut-il rappeler à ceux qui ont la mémoire courteque Sambi doit sa victoire de la présidentielle de mai 2006 à l'exaspé-ration d'une majorité des Comoriens devant la gabegie et la corruptionqui ont caractérisé le régime précédent ? Jamais pourtant, l'horizonn’avait paru aussi vague. Deux fois de suite, en l'espace d'une semaine, début février, les habi-tants de la capitale ont été surpris à leur réveil par des pneus incendiésen différents quartiers de la ville et en certains points de Ngazidja.Barricades non revendiquées, mais suffisamment bien orchestréespour alerter le régime que la terreur est possible ici aussi. Et que lepays peut cramer à tout moment et en tout lieu. En s'attaquant au secré-taire national de la CRC (le parti de l’ancien président Azali) HoumedMsaïdié, sur de simples présomptions, avant de le relâcher faute decharges suffisantes contre lui au terme d'une garde à vue de 46 heures,le pouvoir est tombé dans la provocation, commettant l'erreur dedérouler le tapis rouge à l'adversaire qui ne guettait que ce momentpour sortir la tête du trou où il s'était terré depuis la lourde défaite dela dernière élection. Conséquence de ce premier faux pas, la notabili-té de Ngazidja a tenté de s'engouffrer dans le sillon de la contestationanti-Sambi. De sa propre initiative ou manipulé, ce réveil de la nota-bilité, la même qui a fait capoter le calendrier électoral des municipa-les du gouvernement Elbak, participe à l'effritement du pouvoir, aumême titre que le retour des chiites comoriens sur la scène religieuse,le 28 janvier dernier. Un courant jusque là inconnu dans cet archipel àmajorité sunnite.

SOUS CE FEU CROISÉ, Sambi, dont les résultats des pro-messes se font attendre, est de plus en plus coupé de ce peuple qu'ilavait tant fait espérer. Fragilisées par leur incapacité à faire plier lerégime Bacar/Djanfaar à Ndzuani et harcelées par le tandemElbak/Cheikh Ali à Ngazidja -décidé à tout tenter pour arracher sesprérogatives au terme d'un mandat dont le bilan promet d'être nul-, lesautorités de l'Union pataugent. Englué dans cet environnement hosti-le, c'est à l'intérieur de son camp que Sambi affiche les plus grandesfailles, laissant entrevoir un amateurisme de plus en plus critiqué dansla gestion des affaires publiques. A commencer par l'armée. Le seulcorps qui a su garder sa cohésion face aux aléas politiques se délite. Lefeuilleton des armes confisquées en janvier dernier par l'exécutifanjouanais vient de connaître un nouvel épisode qui amplifie les suspi-cions au sein de la grande muette. Alors que la pression de l'Unionafricaine avait contraint l'exécutif anjouanais à restituer ces armes, cel-les-ci se seraient encore volatilisées. Un acte officiel de restitution estpourtant établi et porte la signature du capitaine Salim, commandantrégional de l'AND (Armée nationale de développement) sur l'île“rebelle”. Complicité ou "excès de confiance" du capitaine envers sesfrères d'armes anjouanais ? L'on ne saura sans doute jamais. En revan-che, le capitaine Salim a été discrètement limogé de son poste de com-mandant régional de l'AND et remplacé par le capitaine Combo, unproche du chef de l'état-major. D'autres sanctions sont à prévoir au seinde la gendarmerie où l'on parle d'une taupe qui aurait prévenuHoumed Msaïdié de son interpellation avant que celle-ci lui soit offi-ciellement notifiée...Voilà qui alimente le spectre de la déstabilisation à Beit-Salam. Unspectre que conforte l'aveu de Sambi à la télévision nationale à laveille de son départ pour le sommet France-Afrique qui s’est dérouléà la mi-février : "Je suis mal servi et quelquefois trahi." Une adresse àses plus proches collaborateurs accusés de tous les maux, y compriscelui d'avoir coupé le président de tout contact en dehors de son entou-rage immédiat. Qu'adviendra t-il de cette première équipe que le pré-sident s'est pourtant choisie pour débuter son mandat ? Le présidentSambi est-il décidé à faire le ménage autour de lui ou continuera t-il à

traîner ceux qui le desservent en attendant l'issue des présidentiellesdes îles pour composer de nouvelles alliances ? La question est d'au-tant plus cruciale que le président de l'Union, allergique à l’idée deconstituer un gouvernement de partis, ne peut s'empêcher de constaterles limites du gouvernement des "honnêtes gens". S'il faut une éthiqueet une probité à la tête de l'Etat, de bonnes intentions ne font pas néces-sairement un bon gouvernement. Un chef a besoin d'une équipe politique soudée autour d'un projet desociété, capable de le défendre, de le réaliser et d'assumer l'entièreresponsabilité de son succès ou le cas échéant, de son échec. Ce quin'est vraisemblablement pas le cas des hommes du président, qui fautede cette vision partagée, ne parviennent pas à construire les basesd'une solidarité gouvernementale fondée sur l'action. Huit mois degestion à vue n'ont donné que des initiatives éparpillées et sans lende-main. Le gouvernement ne parvient pas à stabiliser la gestion desentreprises publiques confiées à des commissions administratives.Une gestion collective sans aucune légitimité juridique qui alourdit lescharges, dilue les responsabilités et affecte l'efficacité.

"AU GOUVERNEMENT LA GESTION des affaires del'Etat, au président celle de ses propres projets." Ainsi fonctionne lepouvoir Sambi, confie un proche du régime. Une répartition des rôlesqui ne peut qu'expliquer les errements actuels. Aucun départementministériel n'est à la hauteur de ses missions. Les considérations defavoritisme que le candidat Sambi avait dénoncées dans sa campagneélectorale n'ont pas cédé à l'obligation de compétences, dans le traite-ment des affaires publiques. L'affairisme gagne les allées du pouvoir.La nouvelle justice n'a fait que déshabiller Saïd pour habiller Abdou."On a changé les hommes, mais pas le système" se plaignent des par-tisans du régime qui continuent cependant à croire en la volonté deSambi de "vouloir changer les choses". "Le problème de Sambi, c'est

d'être resté un prédicateur. Il croit détenir la vérité et veut rester leguide, laissant peu d'espace à ses collaborateurs" insiste un cadre quis'est entretenu avec lui à plusieurs reprises. L'amateurisme du pouvoir en place n'explique pas entièrement lemalaise actuel. En dix ans de gestion séparée, les Comoriens ontperdu les repères du combat politique. L'affrontement des partis alaissé place au conflit des îles. Confidence d'un futur candidat à laprésidentielle de Ngazidja : "La présidence de l'Union ne m'intéres-se pas. C'est superficiel. Je me rends compte que j'aime plus monîle." Le séparatisme a bel et bien fait son œuvre...Six ans après les accords signés en 2001 à Fomboni, le pays subit leseffets néfastes d'une architecture institutionnelle qui sous couvert d'at-tribuer "une large autonomie des îles", a institué une confédération defait dans les têtes. Président du Comité de suivi des accords deFomboni, Mtara Maécha revient en ces termes sur l'esprit qui a prési-dé à l'échafaudage de la Constitution de l'Union : "C'était une chartetransitoire de sortie de crise et c'était la couleuvre à avaler pour sau-ver l'unité nationale. (…) Il fallait sauver l'unité du pays et les inter-nationaux qui nous parrainaient pendant la crise, croyaient nousimposer une constitution calquée sur l'Union européenne qui s'avèreà court terme inapplicable." (1)

LE LEADER CANDIDAT POTENTIEL à la présidentiel-le de l'île de Ngazidja fait ainsi son mea culpa et appelle à un référen-dum "pour savoir si on [les Comoriens, ndlr] doit continuer à vivreensemble ou non". Houmed Msaïdié, secrétaire national de la CRC,principal artisan de la loi instituant l'Union des Comores, est encoreplus formel : "Si le président Sambi prend l'initiative d'une révisionconstitutionnelle sur certains aspects de l'architecture actuelle, jeserai personnellement favorable" nous a-t-il confié récemment. C'estdire que dans la confusion actuelle, la classe politique semble prise aupiège de ses petits calculs politiciens et de sa courte vue. Même SaïdAli Kemal, le seul responsable politique à s'être opposé à l'actuelleconstitution, s'est résolu à suivre le troupeau. Se définissant comme un président "pas comme les autres", autre-ment dit sans réel pouvoir, Sambi n'a jamais caché son oppositionà ce schéma constitutionnel qui a vidé l'Etat de son rôle au profitdes entités insulaires. Alors qu'il détient seul le pouvoir de deman-der le référendum que suggèrent ses opposants, il s'enferme dansun semblant qui fausse le jeu et lui vaut les volées de bois des exé-cutifs insulaires. Le plus terrible dans cet extraordinaire destin desComores, est l'attitude de la communauté internationale, garantedes nouvelles institutions. "Les Comores disposent maintenantd'un président dont l'élection démocratique est incontestable.Sambi est bien élu. C'est à lui de décider s'il maintient ce systèmeoù s'il le change par référendum" avait confié l'envoyé spécial del'Union africaine, Francisco Madeira, lors d'une conférence depresse en mai 2006. Une réponse qui déjà à l'époque, laissaitentrevoir des divergences au sein d'une communauté internationa-le partagée entre les partisans du maintien de ce schéma et lessceptiques favorables à son réexamen afin de l'alléger. Si commel'affirme Mtara Maécha, l'accord de 2001 a permis de sortir de lacrise séparatiste, il a engendré une situation de non-État, propiceà une crise encore plus grave. Cela est d'autant plus prévisible que la réussite de cette nouvellearchitecture institutionnelle était conditionnée à un accompagne-ment financier conséquent et l'espoir d'une continuité politique.L'arrivée au pouvoir de Sambi semble contrarier cette donne :arabisant soupçonné d'islamisme échappant complètement aumoule occidental des hommes arrivés à la tête des Comoresdepuis l'indépendance, attiré par l'Orient plus que par l'Occident,hostile à un statu quo du différend franco-comorien sur l'île deMaore et favorable à un Etat fort dans ses prérogatives et ses sym-boles, Sambi trouble le jeu et les enjeux.

(1) La Tribune des Comores, février 2007

Les bons sentiments ne font pas un bon gouvernement

par Kamal’Eddine Saindou

Moroni sous lesfeux de barricadesnon revendiquées,Domoni sous les balles de l'arméeanjouanaise, une

notabilité qui s'immisce dans la

politique, un chiisme naissant,

une opposition quiteste son offensivecontre le régime...Le gouvernement

Sambi essuie les tirsd'un feu croisé.

kashkazi 61 mars 200730

i est-il déespossiblede débattre de toutdans l’archipel ?

des lectures, notre regard s'est posé sur un pas-sage du "discours antillais" d'Edouard Glissantsur l'effort "intellectuel" où il explique que "la

tentative d'approcher une réalité tant occultée ne s'ordonne pastout de suite autour d'une série de clarté" et réclame de ce fait"le droit à l'opacité". Cela justifie le saut en arrière que propo-se d’effectuer cet article afin de diagnostiquer le mur de pier-res qui s'est abattu sur “Moroni Blues” pour tenter de l'ense-velir. Le livre de l’essayiste, dramaturge et journaliste SoeufElbadawi (lire Kashkazi n°60) ne fait rien d'autre que ceteffort "intellectuel" d'avancer dans les obscurs dédales d'unecité qui se refuse à adopter les contours de la ville capitalequ'elle est devenue. En touchant du doigt une réalité que lestémoins quotidiens croisent sans voir, l'auteur oblige nécessai-rement à une plongée dans la mémoire collective pour faireressortir les raisons enfouies de cette cécité. Dans cette fouille

de la mémoire, l'auteur n'a pu s'éviter de mettre les pieds dansdes lieux interdits. Il interpelle les siens sur les archaïsmes lesenfermant dans des schémas dépassés par les mutations spa-tiales de leur cité. Afin de comprendre les rigidités d'une tradi-tion à laquelle ils s'accrochent tels la chauve-souris qui neveut pas lâcher la branche sur laquelle elle est suspendue parpeur du vide, quitte à ne jamais progresser. Un pavé dans ledébat social ! “Moroni Blues” éclabousse évidemment, parcequ'il exprime à la cité moronienne la nécessité vitale de seprojeter au-delà des remparts qui l'emprisonnent dans une per-

ception intra-muros, la seule condition pour parvenir à cons-truire une nouvelle citoyenneté. Pour une fois qu'un auteur ne s'attache pas à nous renvoyer lereflet complaisant de nous-mêmes, mais questionne une réali-té pour comprendre “les forces en œuvre” dans ce processusde repli villageois, il entre nécessairement comme un loupdans la bergerie. L'écriture prend du coup le contre-pied ducompromis social qui voudrait qu'elle en soit le reflet.L'auteur n'est plus dans la posture du lettré-notable, cet alterego du notable de tradition orale. Il n'assène pas de leçonmagistrale, de vérité absolue et incontestable -en tout cas pascontestée- qui maintient son public dans des lieux communset qui l'empêchent d'investir d'autres horizons. En se position-nant hors de cet espace non-productif de l'écriture convenue,Soeuf Elbadawi bouscule l'ordre établi. Alors que le lettré-notable s'évertue à ressembler au “corps collectif “, “MoroniBlues” se distingue de la masse et se démarque de la norme.Il est le fruit d'une réflexion propre et personnelle, et paressence, ne prétend pas distiller une vérité. Il apporte juste unregard, celui de son auteur. Si un tel travail est voué à un quel-conque destin, -et dans ce cas seulement, il aura eu le mérited'exister-, c'est de provoquer un débat, susciter un échanged'arguments et de contre-arguments, alimenter la réflexion etespérer contribuer à la transformation sociale.

OR, C'EST TOUT L'INVERSE qui s'est produit à Moroni,lors de la rencontre provoquée par l'auteur de “MoroniBlues”. Le public attendait quelqu'un qui lui assène des véri-tés et non qui le pousse à réfléchir. Déstabilisé par cette pos-ture inédite sous nos tropiques de la part de l'auteur, et nedisposant pas des codes du nouvel espace que l'écrivain pro-pose d'investir, le public a paru perdre ses repères. Ceux quipouvaient saisir l'instant d'un vrai débat, se sont ligués contrele conférencier, prenant prétexte de menus détails pour lui

faire le mauvais procès de celui qui“n'a rien compris”, “qui confondtout”. Les réactions qui suivront cetterencontre ont été plus sournoises,

mais non moins claires dans leur intention d'étouffer le prin-cipe même du débat. Une telle réaction qui consiste à avan-cer voilé, à s'en prendre à celui qui dit et non à opposer desarguments aux siens, vise à retirer la parole (qu'elle soit diteou écrite), sous prétexte que celui qui se l'approprie n'est pashabilité. Une première raison de l'absence de débat auxComores tient dans cette idée d'une légitimité de la parolequi n'est pas le fruit d'une construction personnelle, mais lecaprice du groupe. Celui-ci s'arroge le droit de l'accorder àqui il veut. “Au nom de qui -et non de quoi- veux-tu prétend-

re au droit à la parole ?” dixit la pensée populaire. La parolese transmet ainsi par filiation au même titre que le sang ou lanoblesse. La parole devient héritage. Elle ne se prend pas,elle se lègue. “Je suis griot, parce que fils de griots.”Héritière de la tradition orale dont le processus de conserva-tion passe par la répétition, la parole ne se nourrit pas dutemps qui court. Ce qui “la prostituerait” sans doute. Elle avocation à conserver sa propre voix. Elle est mémoire, doncfigée, hermétique à toute contestation. La destituer de cetrône reviendrait à “l'altérer”. Ce qui mettrait en cause lavérité originelle qu'elle est censée véhiculer. On retrouvedans cette résistance au débat, la peur de la remise en causede l'ordre établi. Décoffrer la parole de ce marbre, c'est pren-dre le risque de la rendre intelligible et accessible, donc pos-sible d'être décodée par la plèbe. La laisser filer dans la bou-che du premier venu, c'est accepter de dépouiller ses préten-dus dépositaires. Là aussi, le risque est grand de perturber lescodes du statut social qui s'attache à ce droit à l'expression.C'est toute une conception de la cohésion sociale qui empri-sonne le débat et le vide de son sens. La place publique (lebangwe) est en ce sens le lieu privilégié du non débat.C'est donc dans les fondements mêmes de la société como-rienne qu'il faut chercher les mécanismes qui bloquent toutepossibilité d'échange des idées. La stratification sociale enclasses d'âge établit des frontières entre les groupes. La com-munication se fait suivant des normes obéissant à la structureverticale de l'organisation sociale. Ce qui établit une relationde soumission à la hiérarchie sociale qui n'autorise pas unvéritable échange intergénérationnel. Le seul espace de débatn'est donc possible que sur le plan horizontal au sein dumême groupe d'âge.

MÊME À CE NIVEAU, il est difficile d'établir des règles.Seul lieu où l'égalité sociale est possible, le groupe se montreréticent à laisser s'exprimer les différences individuelles, pourconserver son homogénéité. Cette dictature du groupe estpoussée à son extrême au point de réprimer toute affirmationpersonnelle, qu'elle soit comportementale ou au niveau desidées, qualifiée d'attitude déviante, voire étrangère (Twabiayaya shizungu). C'est dans cette optique qu'il faut décrypter lesreproches de certains auteurs comoriens qui ont jugé que ladémarche de l'auteur de “Moroni Blues” est celle d'un “civili-sateur”. Penser différemment c'est se situer hors du champsocial traditionnel. On touche là au déni du “moi”, à la néga-tion de l'individu capable de penser par lui-même. “Enda hata,ngodjo redjeyi pvanu.” (Une fois que tu auras fait letour, tu nous reviendras). Autrement dit : quel quesoit son esprit d'ouverture, le Comorien finit par

Les conférences accompagnant la sortie du livre"Moroni blues" de notre collaborateur Soeuf Elbadawi ont suscité une levée de bouclier et un tract nauséabond dans la capitale. Au-delà de l'appréciation de l'ouvrage, la rédaction de Kashkazi a été interloquée par ces réactions visant à tuer toute tentative de débat. Simple paresse intellectuelle ou refus d'un échange d'idées enraciné dans une structure sociale qui aliène la critique sociale ? par KES et RC

après le dialogue avorté autour de l’ouvrage "Moroni Blues"

Retour sur un débat qui soulève l'absence de débat

AU HASARD

Le public attendait que quelqu'un lui parle et non l'interpelle à réfléchir.

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kashkazi 61 mars 2007 31

les freins au débat idéesretourner dans la coquille sociale. Ce fatalisme sertsouvent d'excuse pour les cadres du pays cherchantà justifier leur incapacité à construire un projet de

transformation sociale qui passe nécessairement par une prisesur le réel. Un réel que l'on fuit physiquement par l'exil ouintellectuellement en suivant la masse. "On peut parler ici deliberté économique, mais pas de liberté individuelle", soutientl'étudiant en sociologie et syndicaliste Boinali Saïd. "Cettequestion n'a d'ailleurs jamais été posée : la liberté du sujet…Ici, l'individu au sens occidental du terme n'existe pas. Il senourrit du groupe en tant que moyen d'exister, et réciproque-ment le groupe a besoin de l'individu pour le substituer.Quelqu'un qui sort de la norme s'exclut du groupe. Ce n'estpas le groupe qui le rejette, c'est lui qui ne se nourrit plus dugroupe." Il sort des clous comoriens pour rejoindre laréflexion occidentale ; est qualifié -péjorativement- de m'zun-gu, d'assimilé… Mais pourquoi ne l'écoute-t-on pas ?"Provoquer le débat, c'est provoquer le désordre", dit B. Saïd."Nous avons pris l'habitude, à Moroni comme à Mamoudzoucomme à Mutsamudu, de penser le désordre comme venant del'extérieur. Les relations claniques n'acceptent pas qu'un dés-ordre puisse venir de l'intérieur. Ce n'est pas possible !" Sil'on ose aborder la question de l'esclavage à Moroni, de lacomorianité de Maore à Mamoudzou, de la notabilité féodalepartout, alors, "on est considéré comme un traître", soutient B.Saïd. Et fort logiquement, "aucun individu n'a envie de passerpour un traître".Les seuls qui assument sont aussitôt perçus comme fous.Isabelle Mohamed, enseignante observatrice de la sociétécomorienne depuis des années, note pour sa part que de touttemps, le fou a eu un rôle au village. "Quelqu'un qui sort de lanorme devient automatiquement pour les autres un fou. Unfou qu'on écoute, mais qui n'est pas pris au sérieux.D'ailleurs, les personnes qui sortent de la norme acceptent dese construire une image de fou. A Anjouan, [l'auteur à laréflexion très poussée, ndlr] Saindoune Ben Ali est considérécomme fou, et il cultive cette image." Selon elle, "ceux qui cri-tiquent la société sont des êtres considérés à part. Quand jedemande à mes élèves "quel est votre avis ?", je sens que cettequestion recèle une violence, car ni dans la famille ni dans lalittérature orale on demande l'avis des individus."

CE DÉNI DE LA PENSÉE pose selon Boinali Saïd "le pro-blème du développement". Comment une société qui refuse ledésordre de l'intérieur, donc l'autocritique, peut-elle évoluer ? Si pour B. Saïd la colonisation a joué un rôle essentiel danscet enclavement -"le système colonial a permis aux villagesde se constituer en tant que villages fermés"-, le bangwe estégalement générateur de statu quo : "L'écrit permet des modi-fications structurelles. A l'inverse, l'oral permet la transmis-

sion du savoir. L'oral fixe. L'art de la palabre n'est pas celuide changer les choses, mais celui de la parole. Si je veuxpalabrer, je dois respecter le modèle qui m'est fixé. Pour chan-ger, on est obligé d'utiliser le support écrit." "La parole", ren-chérit Isabelle Mohamed, "n'est pas faite pour résoudre desproblèmes, elle est fait pour avancer dans la société." Notreenseignante voit d'autres raisons à ce refus de l'autocritique,comme la mondialisation, qui met en danger la spécificitéculturelle et pousse au repli sur soi. En outre, les strates socia-les, dont certains sont encore considérées comme inaudibles,ne permettent pas l'apport d'idées neuves, le métissage despensées. "Personne n'accepterait à Mutsamudu qu'un gars duNyumakele vienne faire des propositions", dit-elle. Or ce nesont pas les strates dites supérieures, donc privilégiées, quivont apporter un discours critique. On ne scie pas la branchesur laquelle on est assis confortablement…

EN 1989, APRÈS LA MORT du président Abdallah, les diri-geants du Front démocratique et notamment son chefMoustoipha Saïd Cheik retrouvent leur liberté. Dehors, lesmilitants de base attendaient ce moment pour engager undébat sur la stratégie du parti et sur le comportement des"cadres" qui avaient retourné leur veste au premier coup desemonce. Au congrès de ce parti en 1990, le débat a été esca-moté, évitant l'exercice de bilan qui aurait permis sa recons-truction. Cette stratégie d'évitement dans le débat est à l'origi-ne de l'implosion de la société civile comorienne qui, parcequ'elle n'a pas su provoquer le débat nécessaire pour repenserson rôle de force citoyenne, s'est laissée instrumentaliser parles politiques. Tant que le pays ne fera pas le bilan de trenteannées d'échec politique, il ne peut construire un vrai projet dedéveloppement. Mais personne ne s'y aventure de peur dedevoir demander à Mouzawar Abdallah, Ali Mroudjaé,Abbasse Djoussouf, Caambi El Yachourtui, Mtara Maecha,Saïd Ali Kemal, Abeid, Abdallah Ibrahim et à d'autres descomptes sur leur responsabilité dans la déstabilisation du pays.A travers leur complicité avec la France, avec les mercenaireset avec tous ceux qui ont mis les Comores en coupe réglée."Notre histoire est trop récente et ses acteurs sont encorevivants. Comment voulez-vous qu'on en parle avec sérénité ?"nous confiait récemment un politicien, tout en admettant quece travail est nécessaire afin de poser les fondements d'unenation. Il est facile de parler des absents. Beaucoup préfèrentcette lâcheté au courage d'affronter le réel. Dans un dossier surla mémoire aux Comores (1), nous soulignions une certainepropension à l'amnésie. Mais si la mémoire individuelle peutêtre défaillante, la mémoire collective reste vivace et tout pro-cessus de construction est vain si on ne l'interroge pas.

(1) Bangwe n°1 (dans Kashkazi n°53)

entretien avec l’écrivain Mohamed Toihiri

“Quand tu choisis d’errer dans les landes”...

Que dites-vous de la grande solitude del'intellectuel comorien ? Obligé de se ter-rer dans le silence sous peine de voir sesconvictions mises à mal par l'opinion dugrand nombre…MOHAMED TOIHIRI : Si on appelle "solitude"cette île d'incompréhension ou cette impres-sion de ne pas parler la même langue que lesautres alors que l'on partage la même langue

maternelle, et bien oui ! C'est vrai que l'intel-lectuel comorien vit une véritable "rupture"avec la société. Il y a comme une "fêlureintérieure". Néanmoins, je crois qu'il est pos-sible de dire qui on est et qu'est-ce que l'onpense, même si ce que l'on est et ce que l'onpense sont immédiatement qualifiés d'icono-clastes.

Dans Le Kaffir… votre narrateur n'y allaitpas de main morte : "L'intellectuel como-rien, cet homme, ancien rebelle de la pen-sée, tombé dans l'imitation coutumière laplus servile. Plus de pensée libre, ni delibre pensée. On le voyait souvent appuyerle conformisme le plus roide. Son "moi"social était surdéveloppé. Il ne pensait plusqu'à son shewo, cet honneur social danslequel il se drapait avec des airs de viergeeffarouchée. Il redevenait le doux fils duclan et de la caste".MOHAMED TOIHIRI : Absolument. Je continueà penser que le "moi" coutumier de certains"intellectuels" est "boursouflé". Pas seule-ment ce "moi" coutumier mais leur "moi"tout court. Pourriez-vous d'ailleurs nous aiderun jour à définir ce terme dans son contextecomorien ? Rien n'est plus "horripilant" quecet intellectuel qui se dit intellectuel comme

s'il suffisait de la méthode Coué pour quecela soit. Je crois que ce renversement devaleurs, qui fait que l'intellectuel n'existe quepar sa pesanteur sociale, est dû au fait qu'iln'existe pas - hélas! chez nous- un terrainfavorable pour l'exercice ludique de la pen-sée. Ce que Montaigne a appelé le jeu. Est-cedû à la peur de froisser un tel ou un tel quel'on risque de rencontrer le lendemain dans larue ?

Votre personnage principal, lui, se sacrifieà la fin du Kaffir… au nom de sa liberté etau nom de la mémoire. Héros suicidaire !Est-ce le prix à payer pour qu'un intellec-tuel puisse s'exprimer dans cette réalitécomorienne ?MOHAMED TOIHIRI : Je crois, hélas, que tantque ceux qui se disent intellectuels ou"cadres" - pitié ! pitié !- ou les "jeunes" poli-tiques n'auront pas suffisamment de culturedémocratique pour accepter la critique, pouraccepter de voir leur nom ou leur photo appa-raître sans leur aval, ce saut délicieusementvertigineux sera nécessaire. Comme quoi cen'est pas parce que l'on a passé deux ans àDakar ou à Amiens ou Rabat que l'on a uneculture démocratique, et ce n'est pas parceque l'on se dit jeune que l'on est démocrate.

Dans un entretien accordé à RFI, vousvous insurgez contre le fait que l'intellec-tuel comorien confond son rôle de trans-formateur social "avec un engagementpolitique", où il s'agit essentiellementd'"aller à la soupe". Vous le pensez tou-jours ?MOHAMED TOIHIRI : Je le pense d'autant plusque je le vis tous les jours. Une des ex-émi-nences de ce pays, qui n'hésitait pas à se pré-senter comme un "intellectuel" lui-même mereprochait, en mon absence bien entendu, d'ê-tre un intellectuel substantif, un adjectif quepersonnellement je ne me suis jamais accolé.Il voulait dire que lui, en plongeant dans lapolitique comme dans un bain de confiture,en faisant de la politique ses seules sourcesde revenus, le seul moyen de gagner sa vie, ilavait choisi la bonne voie. Il a peut-être rai-son, parce que à l'heure qu'il est, il est millefois, que dis-je, cent mille fois plus riche quemoi. Et puis quand tu choisis d'errer dans leslandes et les sphères gratuites, épineuses etescarpées de la pensée, ne t'attend pas à êtreriche ni à être compris par ceux dont l'essen-ce de la pensée et de l'action est d'amasser.

* Mohamed Toihiri est un collaborateur de Kashkazi (lire sa chronique p.50)

En 1992 paraissait Le kaffir du Karthala aux éditions L'Harmattan. Un roman ambitieux sur une situation politique des plus explosives :les Comores sous le régime des mercenaires.L'auteur, Mohamed Toihiri*, y racontait de quelle manière le Dr Idi Wa Mazamba, condamné à une mort certaine par un cancer,décidait de se sacrifier au service de son peuple,tout en critiquant le ronronnement dans lequelse réfugiait une certaine élite intellectuelle.Entretien avec l'auteur.

par SE

Ci-dessous,Mohamed

Toihiri, dans lesannées 1980.

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kashkazi 61 mars 200732

idées les freins au débat

qui se souvient encore du temps où le “non” était systématique ?

L’intellectuel sous tension

des fonctions qui ne tiennent pas longtemps larampe dans une société comme la nôtre. Une sociétéde proximité faite de non-dits permanents et de

rumeurs infondées, où toute critique est synonyme d'insul-tes. Une société dans laquelle le débat intellectuel est régiselon les sacro-saintes stratégies de l'évitement. L'universdans lequel on oblige au consensus, à la compromission col-lective et au mimétisme des discours. On se plaint de l'i-nexistence d'une société civile digne de ce nom mais ons'inscrit dans des logiques de groupe dont l'effet sur laresponsabilité des individus est catastrophique. Absence de"je" citoyen et rejet quasi systématique des voix discordan-tes. Absence de débat. Ce qui confine les quelques intellec-

tuels existant à la jouer très fine pour ne pas tomber dansune schizophrénie avancée. Des intellectuels qui, en plus dedéranger les codes établis, se retrouvent souvent à user delangages que seuls comprennent les initiés au backgroundoccidental, avec le risque de devoir disqualifier (malgré eux)la masse populaire à qui ils prétendent s'adresser en premierlieu. Ce qui les rend parfois "étrangers" face aux leurs.Dans l'ensemble, ils sont nombreux à avoir compris quejouer les empêcheurs de tourner en rond au nom de sesconvictions n'a aucun intérêt. Le citoyen en devenir donneparfois l'impression de se complaire dans l'inertie des idéeset dans la pesanteur des positions sociales rapidement acqui-ses. L'ignorance des gens les amène à accepter qu'une petitepoignée d'individus, cadres, notables ou religieux, s'empa-rent de l'espace public et imposent leurs vues à toute lapopulation. Ce qui pousse une bonne partie des membres denotre intelligentsia à miser sur la réussite matérielle plutôtque sur le combat d'idées. Il y a des combats vains dans lavie. Celui-là en est un ! se disent-ils. On élimine ainsi toutdiscours critique dans cette société.

QUI SE SOUVIENT ENCORE du temps où le "non" étaitsystématique de la part d'une certaine jeunesse "éclairée"des années 60-70 ? L'époque du msomo wa gnumeni est belet bien finie. Mais peut-être que les non-dits actuels dumicrocosme intellectuel correspondent aux comportementsde cette fameuse génération du msomo wa gnumeni dans lesannées 80-90. Lorsque beaucoup se refusèrent à affronterréellement la dictature mercenaire dans toute sa violence,tout en brassant des concepts de révolution prolétarienne,importés notamment d'Albanie, et dans un langage châtiésupposé fondamentalement marxiste. Moustoipha SaïdCheik et ses quelques camarades en prison n'ont été que l'ar-bre cachant la forêt des faux dévots en résistance. Un argu-ment qui valut une "disqualification" en règle du journalisteAhmed Wadanne (Refonder les Comores, Ed. cerclesRepères) par ses pairs, lorsqu'il voulut expliquer les ratés dece mouvement intellectuel. Accusé de trahison et de rado-tage à la sortie de son livre pour avoir voulu amorcer undébut d'autocritique, il a été l'archétype de celui qu'on écartepour ses idées. Il n'avait pas compris que le monde avait

changé et que ses camarades étaient surtout redevenus dedoux agneaux dans la communauté. De ce fait, ils ne pou-vait admettre aucune critique les concernant.Il avait effectivement oublié le fait que cette génération,contestataire durant plus d'une décennie, s'était laissée hap-per dès la fin des années Abdallah par les rêves de consom-mation facile et les désirs de réussite individuelle, liés à lafréquentation du pouvoir. Cette génération qui a tellementfait croire à l'invention citoyenne dans un archipel au quo-tidien désolé, une fois sortie de ses bouquins, de ses mee-tings et de ses tracts habilement diffusés sous le manteau,n'a jamais pu réajuster son discours face à la réalitéambiante. Comme l'exprime cet ex-communiste reconvertidans le marketing des convictions : "Il n'y a pas une géné-ration qui a autant paraphrasé les bréviaires révolution-naires comme nous. La vérité, c'est que nous avions faim.Dès qu'on a su comment nous rassasier, en approchant lepouvoir, nous nous sommes tus. Même les plus athées d'en-tre nous sont devenus imams. Comment voulez-vous quenotre esprit de contestation devienne ensuite un modèlepour les générations suivantes ?" D'autant plus que le bilande cette génération (aujourd'hui aux affaires) n'a jamais étéfait. Il n'a pas tort. Sauf que cette réalité-là est venue frei-ner quelque peu l'émergence d'une société civile conscienteet radicale. Tout discours d'opposition réfléchi contre l'étatde décomposition de l'Archipel passe, à l'instar des slogansde la gauche révolutionnaire, pour un bla bla de bonimen-teurs. Ceux qui ont renoncé à l'utopie du msomo wa gnu-meni ont par un revers inattendu décrédibilisé les intellec-tuels aspirant à une transformation du réel dans ce pays.L'époque bénie des slogans ASEC et FD (mouvementsrévolutionnaires) a comme signé la fin de toute alternativecritique dans cette société. La critique aurait dû commencerà leur niveau.Du coup, on peut dire que l'esprit des niches (ankili ya zida-ka/ emprisonnement dans les cages du "Même" face au

"Divers") a triomphé. Les uns se réfugient dans des identitésà territoire limité (la famille, le village, l'île) et les autresparlent de morale là où la critique devrait sévir. Par ailleurs,les logiques structurelles à la mode se fondent au final surune réforme bâclée des logiques constitutives de la sociététraditionnelle. Ailleurs, on crierait à la régression. Ici, onapplaudit les "doux fils du clan et de la caste" (cf l’entretiende M. Toihiri page précédente) sur le retour. A-t-on vraimentbesoin de réfléchir pour hériter d'une place digne auprès denos vieux oncles de notables ? Le conservatisme n'a nulbesoin d'intellectuel critique. Et puis n'oublions pas !L'intellectuel servait jadis à poser la question sociale. De nosjours, on l'évacue, en privilégiant la réussite des seuls indivi-dus, et ce, dans la perpétuation des logiques d'exclusion,logiques sur lesquelles se fondait notamment hier le pouvoirdes nobles, la puissance des notables et l'inconsolable véritédes prêcheurs de Dieu.Rouvrir une fabrique d'intellectuels ! Voilà la dernière trou-vaille qu'il nous faudrait. Des intellectuels en phase avec leurtemps/ qui n'épouseraient pas les représentations de massesur les places publiques/ qui savent l'honnêteté d'une critiqueétablie sur la base de nos réalités empiriques. Autrement dit,le Comorien a besoin d'un intellectuel agissant, qui ne repen-se pas son quotidien, en étant hors de l'action. Mndwa ngomauko ngomani. (Le bon pied de danseur, c'est sur la piste dedanse qu'on le retrouve.) Au risque de susciter des réactionsd'une virulence inhabituelle. Car nos concitoyens ont désap-pris l'art de se voir à travers le propos construit de celui quipense. Ils se sont repliés sur des logiques de groupe/ qui nesupportent plus la contradiction. Le refus du miroir défor-mant. Ils ne feront donc pas de cadeau, à l'intellectuel. Ilsanéantiront jusqu'à sa réputation/ le menaceront de viol col-lectif dans sa fragile intimité/ et briseront son esprit à lafaveur de lynchages publics bien orchestrés sur des bangweoù règne l'anonymat des opinions et où se diffuse l'indétrôna-ble pensée unique des "plus valeureux d'entre nous" (Qui ontfait le grand-mariage ? Qui sont fils de bonne famille ? Quipossèdent plus d'argent et qui corrompent ?) avec la compli-cité de la fameuse majorité silencieuse.Le summum de l'agora pour nous, c'est la place publique.Le lieu traditionnel des échanges. Le lieu du simulacre en

réalité puisque leséchanges de débat ysont biaisés par ledésir de contenter

l'assemblée des notables présents ou de briller à la manièredes conversations mondaines entre gens de même catégoriesociale, et non par la volonté d'expression d'une penséerationnelle. En fait, les places publiques de par leur fonc-tionnement appauvrissent le débat/ se prêtent au monolithis-me des idées/ se gargarisent dans la satisfaction d'une opi-nion majoritaire/ et soutiennent la diffusion d'un discoursdominant. Chaque semaine y officie une poignée d'individusqui résument l'actualité mondiale et nationale à l'aune deleurs petits intérêts "villageois". Ils se pensent représentantsde l'opinion générale, alors que bien souvent ils ne sont quel'écho d'un milieu social bouffé par les conventions, ignorantdes vrais combats qui se livrent dans cet archipel. Il n'empê-che ! Ce sont eux qui censurent et qui condamnent les vraisintellectuels au silence, en noyant nos problèmes dans l'insi-gnifiance la plus totale. Ceux qui se refusent à ces joutesd'un autre âge/ qui aspirent à les dépasser pour ne pas somb-rer dans les pièges du lieu commun/ sont rares.

AU FOND, QU'EST-CE QU'UN VRAI intellectuel ? Ni"pacificateur", ni "bâtisseur de consensus", l'intellectuel sedoit, comme le disait le Palestinien Edward Saïd dans Desintellectuels et du pouvoir (Seuil, Paris, 1996), "au mieuxde ses capacités, de dire la vérité", de risquer "son être surla base d'un sens constamment critique", de refuser "quelqu'en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites,les confirmations complaisantes des propos et des actionsdes gens de pouvoir et autres esprits conventionnels" et sur-tout de s'engager "à le dire en public". Il ajoutait aussi que"le choix majeur auquel l'intellectuel est confronté est lesuivant : soit s'allier à la stabilité des vainqueurs et desdominateurs, soit - et c'est le chemin le plus difficile -considérer cette stabilité comme alarmante, une situationqui menace les faibles et les perdants de totale extinction, etprendre en compte l'expérience de leur subordination ainsique le souvenir des voix et personnes oubliées".

Qu’est-ce qu’un intellectuel au juste ? Quelle est sa place dans cette société comorienne où le discours du paraître est plus important que celui de l’être ? Où le bangwe tue dans l’oeuf toute tentative de questionnement critique ? Où l’époque du msomo wa gnumeni est bel et bien finie ?

par Soeuf Elbadawi

IL EST

Les places publiques, de par leur fonction, appauvrissent le débat.

Ci-dessous, lebangwe deMitsamihuli,Ngazidja.

kashkazi 61 mars 200734

géopo ligne de mire

Le NORD aussi, est malade de sa dette

3.000 milliards de dollars. Le mon-tant de la dette extérieure des

Etats-Unis, à la fin de l'année 2005, était équi-valent à celui de l'ensemble des pays en déve-loppement (1). La nation la plus puissante de laplanète est aussi la plus endettée. Un paradoxe,quand on connaît son influence au sein desinstitutions financières internationales qui

imposent des mesures drastiques aux pays pau-vres et endettés. Mais les Etats-Unis ne sont pasles seuls. Pour financer leur politique, l'ensem-ble des pays du Nord ont plus ou moins recourtà la dette publique, qui prend dans certains Etatsdes proportions inquiétantes. Le phénomène ne date pas d'hier. "La detteextérieure publique des pays en développement

et la dette publique au Nord ont explosé toutesdeux au cours des années 1970. Au Nord, larécession généralisée des années 1973- 1975 aobligé les pouvoirs publics à s'endetter pourrelancer l'activité économique : création d'em-plois publics, projets portés par l'Etat (parexemple, Train à grande vitesse, Ariane, Airbusou le Minitel en France), politique de grands

travaux industriels ou militaires.Les Etats et les collectivités localesont donc été également pris aupiège par la hausse des taux d'inté-rêts au tournant des années 1980.Leur dette publique (en grande par-tie interne) a crû très vite puisqu'ils

ont dû contracter de nouveaux emprunts pourrembourser, comme au Sud." (2)Cette hausse subite des taux d'intérêts fait suiteà une décision américaine visant à relancer lamachine économique des Etats-Unis. Les pre-mières victimes sont les pays du Sud quiavaient emprunté à des faible taux, maisindexés aux taux américains, et voient brusque-

ment leurs taux d'intérêt passer de 4-5% à 16-18%, tandis que les cours des matières premiè-res, leurs principales sources d'exportation, s'ef-fondrent. Dès 1982, 14 pays se déclarent encessation de paiement. Le Fonds monétaireinternational est mandaté par sept pays richespour amener les pays endettés à rembourser.C'est le début des fameux Plans d'ajustementstructurel (PAS).

LOIN DE CES FAILLITES, les pays aux reinsplus solides n'en sont pas moins entraînés dansla spirale de l'endettement croissant. "En lui-même, l'endettement public est justifié d'unpoint de vue économique", écrivait en 2005Sandra Moatti dans le journal françaisAlternatives économiques (3). "Comme lesentreprises, l'Etat s'endette pour financer desinvestissements qui engendreront de la crois-sance future. (…) Mais l'endettement public,qui vise au départ à démultiplier l'impact éco-nomique du budget, peut finir par en limiter lesmarges de manœuvre lorsque son coût absorbe

une part croissante des dépenses publiques."C'est le cas en France, où "le service de la dette(remboursement du capital et intérêts) représen-te aujourd'hui près de 15 % du budget de l'Etat,contre 6 % en 1983. Il est devenu le troisièmeposte de dépenses, après l'Education nationale etla Défense (…) Autant d'argent qui ne sert pasaux investissements ou à la production de servi-ces publics", souligne le journal. "A plus de1.000 milliards d'euros, la dette publique fran-çaise a crevé un plafond symbolique en 2004.Elle pèse désormais plus de 65% du Produitintérieur brut (PIB), contre moins de 57% en2001. La dette a vivement progressé depuis troisans, renouant avec l'inexorable dérive qui l'en-traîne à la hausse depuis le début des années 80.Depuis vingt-cinq ans en effet, l'endettement del'Etat augmente plus vite que le PIB. Une évolu-tion inquiétante qu'aucun gouvernement n'estparvenu à enrayer, en dehors d'une brève pério-de de rémission entre 1998 et 2001."

L'ENVOLÉE DE LA DETTE américaine estquant à elle imputée aux guerres du présidentBush, extrêmement coûteuses, et aux fortesbaisses d'impôts appliquées depuis le début deson mandat. Mais l'endettement est ancien, etles Etats-Unis font face à un phénomène plusprofond, indique l'économiste Michel Agliettadans un rapport sur "Les déséquilibres finan-ciers des Etats-Unis et la transformation du sys-tème monétaire international" (4). Selon cetuniversitaire, le déséquilibre est dû à l'insuffi-sance de l'épargne nationale, et notamment decelle des ménages. Le problème vient de lapolitique de l'Etat qui a encouragé l'endettementdes foyers à des taux d'intérêt très bas, pourpousser à la consommation et "venir au secoursdes entreprises dont les bilans avaient été forte-ment détériorés". Résultat : "Pour financer leursdéficits, les Etats-Unis empruntent quotidienne-ment 2,6 milliards de dollars, s'appropriant 80%de l'épargne mondiale nette. C'est un montantfaramineux", écrit John Dillon, coordinateur duprogramme Justice économique globale deKairos, une organisation canadienne (5). Les sonnettes d'alarmes tirées face à cet endet-tement généralisé varient selon la situation despays. La puissance du FMI repose sur l'extrêmevulnérabilité économique des pays pauvres.Contrairement aux nations prospères dont lamajeure partie de la dette publique est intérieu-re, ils ne disposent ni des institutions privées, nide l'épargne nationale capables d'assurer à l'Etatles prêts dont ils ont besoin. Ils sont donc obli-gés d'emprunter à l'extérieur dans des devisesétrangères et, pour rembourser, produisent plusde matières premières pour exporterplus, ce qui contribue à faire chuter lescours. Sans ressource et face à la baisse ...

Les ravages provoqués par la dette des pays pauvres font oublier que ses montants sont dérisoires par rapport à ceux duspar les pays du Nord. Des militants européens soulignent les similitudes entre les deux hémisphères et évoquent

"l'annulation de la dette des citoyens du Nord envers les grandes institutions financières privées".

“Pour financer leurs déficits, les Etats-Unis empruntent quotidiennement 2,6 milliards de dollars.”

JOHN DILLON, MILITANT

Au sommet du G8 en Ecosse, en 2005. De g. à dr. : G.Bush, J.Chirac, A.Blair, V.Poutine et G.Shröder. Lespays les plus riches sont également endettés.

DR

kashkazi 61 mars 2007 35

ligne de mire géopo

de confiance de leurs créanciers, ilsdoivent recourir aux institutions finan-cières internationales qui leur imposent

leurs règles de rigueur budgétaire que ne pour-raient supporter aucun des pays du Nord. Sur le vieux continent, c'est l'Union européen-ne qui depuis peu applique sa surveillance bud-gétaire sur les finances des Etats. La France,dont la dette publique dépasse le plafond de 60% du PIB fixé par le traité de Maastricht, s'estnotamment vue rappeler à l'ordre. Le problèmede l'endettement du pays est d'ailleurs l'un desgrands thèmes de la campagne présidentielleactuelle. Si la pression exercée par l'Unioneuropéenne sur ses Etats membres n'a rien àvoir avec celle du FMI sur les pays du Sud, iln'en demeure pas moins qu'une forte réduc-tion des dépenses publiques est à l'ordre dujour, avec toutes les conséquences sociales quecela implique : remise en cause de la sécuritésociale, du système de retraite par répartition,réduction des dépenses de santé et d'éducation,sabordage des services publics (courrier,transports…)

EN REVANCHE, rien ni personne n'a encoreréussi à imposer quoi que ce soit aux Etats-Unis en matière budgétaire. En dépit de sonénorme déficit et de sa responsabilité écono-mique au niveau mondial -la plupart des tauxd'intérêt dépendent de celui du dollar- le géantaméricain fait la sourde oreille aux conseils duFMI. "Aux Etats-Unis, les règles promuesavec fermeté à propos des pays du Sud ne sontabsolument pas respectées", écrit le journalis-

te Olivier Lorillu (6). "Le déficit budgétaire estcolossal, des politiques protectionnistes sontappliquées, les activités stratégiques (agricult-ure, aéronautique, acier, etc.) sont fortementsubventionnées, mais les Institutions financiè-res internationales (IFI) ne haussent pas le ton,et pour cause. Par leur puissance économique,financière, politique et militaire, les États-Unissont maîtres du jeu : ils ont pu s'assurer uneposition très favorable au sein des IFI (plus de15 % des droits de vote au FMI et à la Banque

mondiale, ce qui leur procure un droit de vetode fait). Ils ne se sentent donc pas obligés derespecter les règles qu'ils imposent ailleurs…D'autre part, la dette des États-Unis, contraire-ment à celle des pays en développement, estessentiellement intérieure. De surcroît, le dol-lar, monnaie de référence, est la monnaie desÉtats-Unis, ce qui accroît considérablementses marges de manœuvres, une modificationdes taux directeurs ou de la fiscalité lui per-mettant de récupérer des devises. Enfin, laconfiance qu'inspire l'économie états-unienneincite de nombreux acteurs financiers à yacheter des bons du Trésor."La question n'est donc pas de savoir à com-bien s'élève la dette, mais qui l'a contractéepour connaître le sort réservé à l'emprunteur.

Les partisans de l'annulation de la dette despays pauvres ont l'habitude de souligner quecette fuite de capitaux du Sud vers le Nord estune source de prospérité pour les plus riches.D'autres militants vont plus loin en affirmantqu'au Sud comme au Nord, le poids de la detteest supporté par les populations les plusmodestes. "Dans les deux cas, elle permet untransfert important de richesses des popula-tions pauvres vers les classes dominantes",écrit Olivier Lorillu (6). "A cette fin, les déci-

sions sont savamment orchestrées : augmenta-tion des impôts injustes de type TVA(qui frap-pent proportionnellement beaucoup plus lespauvres), diminution des impôts progressifs,avantages fiscaux pour les détenteurs de capi-taux. Austérité et rigueur au Nord, ajustementstructurel au Sud… Le Traité constitutionneleuropéen, refusé en France en mai 2005, cons-tituait une tentative supplémentaire en ce sens.Cette donnée établit parfaitement un pointfondamental : le clivage important n'est pasNord/Sud mais entre ceux qui profitent de ladette et ceux qui la supportent, qu'ils soient auNord ou au Sud."La même idée est développée par Les Amis duMonde diplomatique (2), une association desoutien au mensuel français ancré à gauche.

Dans les pays du Nord expliquent-ils, "l'Etatrembourse en prélevant les sommes nécessairessur les recettes d'impôts. Or les revenus du tra-vail sont taxés plus fortement que les revenusdu capital. En outre, la part des impôts indirectstend à augmenter, comme la TVA, alors qu'entermes relatifs elle est plus coûteuse pour lesclasses populaires et moyennes. Ainsi, l'Etatrembourse essentiellement les riches institu-tions privées avec l'argent prélevé lourdementsur les gens à revenus modestes : il s'agit làaussi d'un transfert des populations (ici duNord) vers les détenteurs de capitaux du Nord."

RÉDUCTION DES EFFECTIFS de la fonc-tion publique, abandon des secteurs éducatif etsanitaire d'un côté ; privatisations et remise encause des acquis sociaux de l'autre : "Au Nordcomme au Sud, l'important endettement est leprétexte idéal pour imposer des politiquesd'austérité et modifier les rapports sociaux auprofit des détenteurs de capitaux", accusent lesAmis du Monde diplomatique. "Mises enplace dès les années 1980 au Nord, parallèle-ment aux plans d'ajustement structurel au Sud(…) les conséquences économiques de la dettepour les populations sont donc fortement sem-blables. Par conséquent, dans l'origine, dans lemécanisme même, dans ses conséquences, ladette frappe au Nord et au Sud avec unevigueur impressionnante. Il est donc nécessai-re de réclamer aussi l'annulation de la dette descitoyens du Nord envers les grandes institu-tions financières privées."

LG

...

“LES DÉFICITS COMMERCIAUX américainssont majoritairement (90%) financés parles acheteurs étrangers d'instrumentsfinanciers en dollars, tels que les bons duTrésor. Comme l'explique l'économisteJames K. Galbraith, [les États-Unis se pro-curent] “des produits et services réels, lefruit du dur labeur de gens beaucoup pluspauvres [que les consommateurs améri-cains], contre la remise de chits (argentvolant) qui ne leur demandent aucuneffort”.Aux yeux de l'ancien président françaisCharles de Gaulle, la capacité pour lesEtats-Unis d'imprimer des billets pourdépenser à l'étranger constitue un “privi-lège exorbitant”. Pour Andre GunderFrank, il s'agit d'un “racket de confiance àl'échelle mondiale” qui se perpétuera tantque d'autres pays continueront à investirdans des actifs financiers américains. Lesinvestisseurs étrangers détiennent environ53% des bons du Trésor américains, dontplus de la moitié sont entre les mains debanques centrales. La Chine va bientôtdépasser le Japon au premier rang desinvestisseurs, et Taïwan et la Corée du Sudoccupent aussi un rang élevé.Les pays en développement détiennentune proportion étonnamment importantedes dettes des États-Unis en réserves endevises étrangères dans les banques cen-trales. À la fin de 2004, l'ensemble despays en développement avait des réservesen devises étrangères d'une valeur de1.592 milliards de dollars. Environ 70% deces réserves sont investies dans des actifsen dollars, soit aux Etats-Unis soit sur lesmarchés des euro-dollars. Ces réservesdépassaient le total de la dette publiquedes pays en développement de -1.555milliards en 2004.(…) Il ne faut pas chercher bien loin la

cause des problèmes financiers deWashington. George W. Bush a promis unebaisse d'impôts, pour les classes aisées,d'un montant de 350 milliards de dollarssur 10 ans. L'invasion et l'occupation del'Afghanistan et de l'Irak ont déjà coûté250 milliards de dollars, auxquels 6milliards s'ajoutent chaque mois. En 2004,à la fin du premier mandat de Bush, lesrecettes fiscales fédérales étaient infé-rieures de 145 milliards de dollars à cequ'elles étaient en 2000, la dernièreannée de l'administration Clinton, tandisque les dépenses en 2004 étaient de 503milliards de dollars supérieures à ce qu'el-les étaient en 2000. Au cours d'uneconversation privée, en septembre 2005,Alan Greenspan, le président de laRéserve fédérale américaine, reconnais-sait que l'administration américaine nemaîtrisait plus son déficit budgétaire. (…)

Toute dévaluation du billet vert revienten fait au non-paiement d'une partie de ladette des Etats-Unis parce que les “nou-veaux” dollars qu'ils impriment pour servirla dette ont une valeur inférieure à celledes “anciens” dollars qu'ils ont empruntés.Pour les investisseurs étrangers, celareprésente des pertes qui se chiffrent enmilliards de dollars.Pourquoi donc les pays asiatiques, en par-ticulier, continuent-ils d'assumer des per-tes en conservant tant d'actifs en dollarsayant un faible rendement, tout en per-mettant aux Etats-Unis de vivre au-delàde leurs moyens ? Le Japon acceptedepuis longtemps de payer le prix de laprotection militaire américaine pour soncommerce et ses investissements étran-gers. Tokyo a payé 13 des 61 milliards dedollars qu'a coûtés la première guerre duGolfe, en 1990, pour protéger son accès

au pétrole du Moyen-Orient. L'ancien pré-sident George H. Bush [1988-92] a doncfait une meilleure affaire que son fils puis-qu'il a obtenu du Japon une subventionpour sa guerre alors que George W. Bush,lui, n'obtient que des prêts. La Chine aprêté aux Etats-Unis des milliards de dol-lars provenant de son énorme excédentcommercial -qui d'ailleurs ne cesse degrossir-, sorte de financement de sesexportations. (…)Les conditions sont réunies pour une crisefinancière semblable, sans être identique,à celle du début des années 1980. Elleavait été déclenchée par les énormes aug-mentations de taux d'intérêt conçues parle président de la Réserve fédérale de l'é-poque, Paul Volcker, en réaction à la spé-culation sur le dollar et à l'inflation (…)Autre preuve de l'unilatéralisme des Etats-Unis, leur propre réaction aux conseils duFMI. Celui-ci procède tous les ans à unexamen de l'économie américaine, à lasuite duquel il offre ses conseils au minis-tère des Finances et à la Réserve fédéraleaméricaine. Selon le Wall Street Journal,la Réserve acquiesce poliment et, la plu-part du temps, ignore les conseils,contrairement aux pays pauvres qui, eux,ne peuvent s'offrir le luxe de les jeter à lacorbeille... Quant au ministère desFinances, bien qu'il ignore les conseils duFMI, il est généralement le premier àinsister pour que les pays en développe-ment les suivent au pied de la lettre. (…)On pouvait lire dans le numéro de TheEconomist de décembre 2004 que si labaisse du dollar américain continuait, onse trouverait en présence du plus grandmanquement à ses engagements de lapart d'un pays qui ait existé dans toutel'histoire. Cette modification unilatéraledes modalités de la dette américaine est

un autre exemple du privilège excessifrattaché au fait d'être l'émetteur de laprincipale monnaie de réserves du monde.Les pays du Sud, quant à eux, ne jouissentpas du privilège d'emprunter des fondsdans leur propre monnaie. Mais l'exemplede ce que se permet le plus importantdébiteur au monde donne aux gouverne-ments du Sud une raison supplémentairede refuser de rembourser des dettes illégi-

times de toute évidence vu leur origine :des dettes odieuses parce qu'elles ont étécontractées par des dictateurs ou parcequ'elles se sont accumulées en raison detaux d'intérêt exorbitants.”

JOHN DILLON est coordinateur du programme Justice économique globalede Kairos, association œcuménique canadienne. (http://www.cadtm.org)

Notes(1) Chiffre fourni par leComité pour l'annulationde la dette du Tiers-Monde (www.cadtm.org) àpartir de données de laBanque mondiale(2) www.amis.monde-diplomatique.fr/arti-cle896.html(3) AlternativesEconomiques n°235, avril 2005(4) Michel Aglietta,Université de Paris XForum et Cepii, Pour laconférence internationaled'économie monétaire etfinancière, Strasbourg, 16-17 juin 2005(5) article paru surwww.cadtm.org(6) www.voltairenet.org ;réseau de presse non ali-gnée

“Aux Etats-Unis, les règles promues avec fermeté à proposdes pays du Sud ne sont absolument pas respectées.”

OLIVIER LORILLU, JOURNALISTE

Etats-Unis : les privilégiés de la detteLe géant américain joue unilatéralement de son dollar au risque de provoquer une nouvelle crise financière, accuse un militant canadien, John Dillon.

kashkazi 61 mars 200736

dossier piratesun siècle

"Nous allons partir vers des eaux neuves,où il y a encore des terres à prendre, où toutnavire n'est pas forcément celui d'un forbanou un vaisseau de guerre. Des endroits peuconnus où il y a des peuples qui vivent enco-re innocents comme au premier jour. Çaexiste, je l'ai lu. C'est là-bas qu'il nous fautchercher fortune, pas dans ces mers pour-ries par tous les appétits de l'Europe !Une voix timide s'éleva.- Et… c'est où, cet endroit ?- De l'autre côté de l'Afrique ! Dans la merdes Indes. Elle est vaste et presque vide. Lesrapaces n'ont pas encore pu la souiller toutà fait.” (1)

AINSI naquit l'épopée des pirates dans lecanal du Mozambique. Quoique

romancé par l'auteur réunionnais Daniel Vaxelairedans son livre Les mutins de la liberté (1), ce dialo-gue n'est certainement pas très éloigné de ceux qui sesont tenus dans les innombrables navires de piratesqui arpentaient les côtes caribbéennes et américainesau XVIIème siècle. Trop de bâtiments surarmés parles Etats européens, trop de surveillance, trop deconcurrence… il fallait aller voir ailleurs si la flibus-te n'avait pas de meilleurs horizons.Le premier signalement de pirates dans la zoneremonte au XIIIème siècle, lorsque Marco Polo écrit"qu'à Socotra viennent maints pirates et là établissentleurs camps et vendent leur butin qu'ils ont dérobé etle vendent très bien parce que les chrétiens qui yvivent savent que toutes ces choses ont été prises àdes idolâtres ou à des Sarrazins". Mais ce n'est qu'auXVIIème siècle que la piraterie devient un phénomènetangible dans les eaux du canal jusque là habituéesaux marins arabes, portugais et asiatiques, mais cer-tainement pas libertaires. Durant la première moitiédu siècle, ce ne sont que des escarmouches, rapporteJM Filliot (2). Queimado est capturé "en 1508 dansle canal du Mozambique par des Français" ; vers1560, "selon les voyages de Vincent Le Blanc, uncapitaine Boudart de la Rochelle fut pendu àMozambique pour avoir pillé des bateaux portugais";"Waldegrave dit qu'en 1636, on s'inquiétait fort enAngleterre des pertes énormes que subissait le com-merce dans l'océan Indien du fait des pirates quiavaient leur refuge aux Comores et à Madagascar" ;

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les pirates dossier

d’utopie sans foi ni loi

en 1665, "François Martin, le futur fondateur dePondichéry, écrit que le nom français n'était pas enhonneur en Arabie à cause des prises faites dans cesparages"… Ces quelques exemples ne sont encoreque sporadiques. Il faut attendre la fin du siècle,autour de 1685, pour que la région soit vraiment"infestée".

A CETTE DATE, LA GRANDE piraterie délaisseles Indes occidentales où elle avait pris naissancesous une nouvelle forme quelques années plus tôt, etvient s'installer dans l'océan Indien et à Madagascar."Au XVIIème siècle", écrit l'historien Alain Clockers(3), "les corsaires français, anglais et hollandais [lireles définitions ci-dessus de corsaire et pirate, ndlr]infestaient la mer des Caraïbes à la poursuite desbateaux espagnols, chargés qu'ils étaient [par leurroi, ndlr] de déstabiliser cette puissance colonialedont le monopole n'était plus accepté par les autrespuissances européennes. C'est en 16896 quel'Angleterre signa un traité de paix avec l'Espagne :la course disparut alors des Caraïbes. Reconvertis,certains corsaires se tournèrent vers des métiersmoins risqués. Mais pas tous ! D'autres choisirent depoursuivre l'aventure et devinrent des pirates. Cessont les navires du trafic Afrique-Amérique dansl'Atlantique qui en firent les frais. Mais l'océan Indienet la mer Rouge devinrent aussi leurs nouveaux ter-rains de chasse. (…) Ils devinrent ces fameux " pira-tes de la Mer Rouge ", cette mer à l'entrée de laquel-le ils installèrent leur première base, sur l'île de Perim[face à Djibouti, ndlr]. Mais ils lui préférèrent viteles îles Comores et Madagascar (…) ".JM Filliot rapporte la théorie d'Hubert Deschampsselon laquelle "cette migration est due à une coïnci-dence historique" et pour qui "la grande pirateriedans l'océan Indien est la digne fille de la flibuste desAntilles". Tandis qu'aux Antilles, les puissanceseuropéennes entreprennent l'exploitation agricoledes îles, y installent une administration permanente,et organisent leur défense face aux flibustiers -l'éco-nomie de la canne et du tabac ne pouvait supportercet impôt libertaire-, le commerce de la route desIndes orientales connaît un essor intéressant.Madagascar et les Comores, jusqu'alors délaisséespar les Européens, deviennent les repaires parfaitspour agir sur cette route. "Une grande île lointaineabandonnée par tous les gouvernements réguliers,quelques bonnes rades protégées de la mer par les

récifs, de l'intérieur de la forêt ; des indigènes asseznombreux et organisés pour fournir du ravitaillementen abondance, assez peu pour être dangereux ; desplages pour caréner ; à proximité, le gros et riche tra-fic de la route des Indes ; non loin de là quelques peti-tes îles, les unes désertes, les autres habitées par unepopulation clairsemée et amicale (…), tout concour-rait à faire de Madagascar, de 1685 à 1725, le repai-re idéal des pirates", note Hubert Deschamps dansson ouvrage "Les pirates à Madagascar" (4).Qui dit mieux ? Personne à cette époque, d'où l'af-fluence. Combien furent-ils ? "Plusieurs centaines depirates s'installèrent dans le nord-est de l'île", estimeJM Filliot, qui en dénombre "500 peut-être, pendantles 40 ans de leurs exploits".

- Et il y aurait de la place pour nous ! interrogeun marin dans l'ouvrage de Daniel Vaxelaire.- Bien sûr répond le moine Carraccioli. Rienque sur la côte d'Inde, il n'y a pas quinzemouillages qui appartiennent aux Blancs, sur4.000 milles de littoral. Et si tu cherchesailleurs, tu trouveras des îles désertes, desforêts vierges, mille endroits où te cacher. Pascomme ici, où il y a un boucanier sous chaquecocotier. (1)

LES pirates s'organisent. Entretiennent debonnes relations avec les Malgaches.

"Il est certain que les rapports des naturels [sic]avec les pirates ne furent pas toujours paisibles.Mais les pirates n'étaient pas des gens commodes etils étalaient facilement des richesses bien tentan-tes", note H. Deschamps (4), qui décrit ainsi les rap-ports entre les deux populations : "A peine un navi-re est-il mouillé qu'un ou deux indigènes viennent àbord voir d'où il vient et à quelle nationalité ilappartient. Trois ou quatre marins descendentensuite à terre avec eux, portant les cadeaux desti-nés au roi, auprès duquel ils se rendent pour luidemander au nom de tout l'équipage la permissionde débarquer et d'acheter des vivres dans son pays ;sans cette permission, nul ne peut mettre le pied surle rivage et aucun indigène n'a le droit de s'appro-cher des étrangers ni de rien leur vendre. (…)"Non contents de commercer avec les Malgaches,certains pirates prennent part à leurs conflits locaux."Ils eurent un rôle de conseillers dans les guerreslocales à Madagascar”, affirme H. Deschamps.

"Quand ils étaient en force, ils se substituaient auxrois de la côte, construisant des fortins et prenantpour femmes les "principales négresses". Dans laprovince d'Antongil ils étaient considérés commedes petits souverains."Les pirates vont plus loin encore, en établissant devrais comptoirs -clandestins certes- sur la côte mal-gache. Gagnées par leur réputation, Sainte Marie,Rantabé, Foulpointe, Tintingue deviennent des hautslieux de la piraterie, toutcomme les baies d'Antongil etde Diego Suarez, et l'île deNosy Mangabe, parfaitementsituées pour intercepter lesnavires marchands effectuant laliaison entre l'Europe et lesIndes. "Entre le 30° et le 40° de longitude, à l'ouver-ture du canal du Mozambique, plusieurs routes pou-vaient être suivies" par les bateaux pleins de riches-ses matérielles ou d'esclaves, indique JM Filliot. LesPortugais et les Anglais passaient "par le dedans",entre Madagascar et la côte africaine, direction lacôte de Malabar (Bombay, Goa, Mahé), et faisaientescale le long des côtes africains, sur la côte ouest deMadagascar et aux Comores. C'était selon HubertDeschamps "la route la plus fréquentée" auXVIIIème siècle. L'autre route était plus usitée par les Français. Cettevoie "par le dehors" comme l'indique JM Filliot sescindait en deux sous les Mascareignes : "les grandesroutes" faisaient passer loin à l'est de la Réunion etMaurice (à l'époque Bourbon et l'île de France) entreles 80° et 95° de longitude est pour conduire à la côteCoromandel, puis de Malabar ; l'autre faisait escaledans les deux îles alors françaises.

"LES MARCHANDISES S'ENTASSAIENT dansla cale ; à l'arrière se trouvaient la soute aux poud-res et la cambusse, à l'avant les voiles de réserve etles cordages. (…) Les voyages duraient cinq moiset plus. On naviguait de conserve, les vaisseaux etles frégates, chargés eux-mêmes de marchandises,protégeant les bâtiments moins armés. Car il étaitrare qu'on n'eut pas à lutter contre les navires desautres nations ou contre les pirates", rapporte H.Deschamps (4). Les compagnies, pour protégerleur commerce, faisaient escorter leurs navires,mais cette tactique n'était pas infaillible. "Il y avaitdes téméraires et des traînards" et "tous les bateaux

ne marchaient pas à la même vitesse" : souvent, "lamer les dispersait et ils se perdaient de vue". Lespirates savaient en profiter.Les victimes des pirates n'étaient pas uniquement cesvoyageurs. A côté du commerce européen florissant,par la voie du Cap, des Européens, "s'était maintenuun trafic d'une certaine ampleur entre l'Inde, la Perse,l'Arabie et l'Egypte. Les musulmans indoues se ren-daient à La Mecque par mer, emportant parfois des

fortunes à dépenser aux lieux saints. Ces voyages sefaisaient à bord des bateaux arabes, les sambouc, etdes bateaux hindous, les baghah."

Justement, ils venaient de faire un bon coup.Aux portes de la mer Rouge, ils avaient mis lagriffe sur un navire indien trop surchargé demonde pour pouvoir bien se battre. Une fois deplus, grâce à l'apparence pitoyable du brick, onavait pu approcher sans éveiller de méfianceexcessive. Quand les Indiens avaient découvertles canons -fort bien entretenus, eux- de leursvisiteurs, il était trop tard : une bordée fracas-sante, des hurlements épouvantables, et lespirates étaient déjà à bord, sabrant tout ce quibougeait. On avait bataillé jusqu'à ce quel'Indien se fût rendu et même un bon momentaprès. Après avoir vidé la prise de tout ce qu'el-le transportait de monnayable, on avait jouéun moment à casser des vases et de la vaisselle,dont on n'avait que faire, on avait violé une oudeux fois la demi-douzaine de femmes qui setrouvaient à bord, puis, ces distractions ayantperdu de leur attrait, on avait coulé le bâtimentcorps et biens. Car Thomas Littleton Tew, sousla tournure aimable que lui donnaient sa mous-tache court taillée et son habit noir à jabotblanc, était tout sauf un tendre. (1)

LES pirates sortaient régulièrement deleur retraite pour chasser,

dans le canal du Mozambique, vers lapéninsule arabique ou au large des

hommes de passage, ils ont marquéde leur empreinte l’histoire de larégion -notamment des Comores- et ont participé à l’élaboration del’utopie démocratique occidentalebien avant les Lumières. Si la plupartont disparu au XVIIIème siècle, ils ontlaissé des traces indélébiles.

Chassés des Caraïbes, attirés par lesrichesses du commerce de la routedes Indes, les pirates ont investi l’océan Indien occidental durantquatre décennies. Plus que des

...

“Il était rare qu'on n'eut pas à lutter contre les naviresdes autres nations ou contre les pirates.”

HUBERT DESCHAMPS, DANS “LES PIRATES À MADAGASCAR”

Corsaire ou pirate ?Il existe une énorme différence entre pirates et corsaires. Si les seconds employaient des méthodes vague-ment similaires à celles des premiers, ils étaient munis d'une lettre de marque et de représailles ou Lettre decourse remise par un roi ou un gouvernement, qui les autorisait à attaquer les navires d'une nation ennemie.La lettre de marque était reconnue par convention et évitait au corsaire d'être accusé de piraterie, passiblede la peine de mort - mais cela ne suffisait pas toujours à lui sauver la vie. Le corsaire britannique le pluscélèbre fut Sir Francis Drake à une époque où l'Angleterre commençait seulement son aventure maritime (finXVIème siècle) et où elle avait intérêt à encourager la course. Sept nations se sont entendues dans la déclara-tion de Paris de 1856 pour abandonner l'usage des lettres de marque.

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dossier les pirates

"Nous allons partir vers des eauxneuves, où il y a encore des terres àprendre, où tout navire n'est pas

forcément celui d'un forban ou un vaisseaude guerre. Des endroits peu connus où il y ades peuples qui vivent encore innocentscomme au premier jour. Ça existe, je l'ai lu.C'est là-bas qu'il nous faut chercher fortu-ne, pas dans ces mers pourries par tous lesappétits de l'Europe !Une voix timide s'éleva.- Et… c'est où, cet endroit ?- De l'autre côté de l'Afrique ! Dans la mer

des Indes. Elle est vaste et presque vide. Lesrapaces n'ont pas encore pu la souiller toutà fait.” (1)

AINSI naquit l'épopée des pirates dans lecanal du Mozambique. Quoique

romancé par l'auteur réunionnais Daniel Vaxelairedans son livre Les mutins de la liberté (1), ce dialo-gue n'est certainement pas très éloigné de ceux qui sesont tenus dans les innombrables navires de piratesqui arpentaient les côtes caribbéennes et américainesau XVIIème siècle. Trop de bâtiments surarmés parles Etats européens, trop de surveillance, trop deconcurrence… il fallait aller voir ailleurs si la flibus-te n'avait pas de meilleurs horizons.Le premier signalement de pirates dans la zoneremonte au XIIIème siècle, lorsque Marco Polo écrit"qu'à Socotra viennent maints pirates et là établissentleurs camps et vendent leur butin qu'ils ont dérobé etle vendent très bien parce que les chrétiens qui yvivont savent que toutes ces choses ont été prises àdes idolâtres ou à des Sarrazins". Mais ce n'est qu'auXVIIème siècle que la piraterie devient un phénomènetangible dans les eaux du canal jusque là habituéesaux marins arabes, portugais et asiatiques, mais cer-tainement pas libertaires. Durant la première moitiédu siècle, ce ne sont que des escarmouches, rapporteJM Filliot (2). Queimado est capturé "en 1508 dansle canal du Mozambique par des Français" ; vers1560, "selon les voyages de Vincent Le Blanc, uncapitaine Boudart de la Rochelle fut pendu àMozambique pour avoir pillé des bateaux portu-gais"; "Waldegrave dit qu'en 1636, on s'inquiétaitfort en Angleterre des pertes énormes que subissait le

commerce dans l'océan Indien du fait des pirates quiavaient leur refuge aux Comores et à Madagascar" ;en 1665, "François Martin, le futur fondateur dePondichéry, écrit que le nom français n'était pas enhonneur en Arabie à cause des prises faites dans cesparages"… Ces quelques exemples ne sont encoreque sporadiques. Il faut attendre la fin du siècle,autour de 1685, pour que la région soit vraiment"infestée".

A CETTE DATE, LA GRANDE piraterie délaisseles Indes occidentales où elle avait pris naissancesous une nouvelle forme quelques années plus tôt, et

vient s'installer dans l'océan Indien et à Madagascar."Au XVIIème siècle", écrit l'historien Alain Clockers(3), "les corsaires français, anglais et hollandais [lireles définitions ci-dessus de corsaire et pirate, ndlr]infestaient la mer des Caraïbes à la poursuite desbateaux espagnols, chargés qu'ils étaient [par leurroi, ndlr] de déstabiliser cette puissance colonialedont le monopole n'était plus accepté par les autrespuissances européennes. C'est en 16896 quel'Angleterre signa un traité de paix avec l'Espagne :la course disparut alors des Caraïbes. Reconvertis,certains corsaires se tournèrent vers des métiers

moins risqués. Mais pas tous ! D'autres choisirent depoursuivre l'aventure et devinrent des pirates. Cessont les navires du trafic Afrique-Amérique dansl'Atlantique qui en firent les frais. Mais l'océan Indienet la mer Rouge devinrent aussi leurs nouveaux ter-rains de chasse. (…) Ils devinrent ces fameux " pira-tes de la Mer Rouge ", cette mer à l'entrée de laquel-le ils installèrent leur première base, sur l'île de Perim[face à Djibouti, ndlr]. Mais ils lui préférèrent viteles îles Comores et Madagascar (…) ".JM Filliot rapporte la théorie d'Hubert Deschampsselon laquelle "cette migration est due à une coïnci-dence historique" et pour qui "la grande pirateriedans l'océan Indien est la digne fille de la flibuste desAntilles". Tandis qu'aux Antilles, les puissanceseuropéennes entreprennent l'exploitation agricole

des îles, y installent une administration permanente,et organisent leur défense face aux flibustiers -l'éco-nomie de la canne et du tabac ne pouvait supportercet impôt libertaire-, le commerce de la route desIndes orientales connaît un essor intéressant.Madagascar et les Comores, jusqu'alors délaisséespar les Européens, deviennent les repaires parfaitspour agir sur cette route. "Une grande île lointaineabandonnée par tous les gouvernements réguliers,quelques bonnes rades protégées de la mer par lesrécifs, de l'intérieur de la forêt ; des indigènes asseznombreux et organisés pour fournir du ravitaillementen abondance, assez peu pour être dangereux ; des

plages pour caréner ; à proximité, le gros et riche tra-fic de la route des Indes ; non loin de là quelques peti-tes îles, les unes désertes, les autres habitées par unepopulation clairsemée et amicale (…), tout concour-rait à faire de Madagascar, de 1685 à 1725, le repai-re idéal des pirates", note Hubert Deschamps dansson ouvrage "Les pirates à Madagascar" (4).Qui dit mieux ? Personne à cette époque, d'où l'af-fluence. Combien furent-ils ? "Plusieurs centaines depirates s'installèrent dans le nord-est de l'île", estimeJM Filliot, qui en dénombre "500 peut-être, pendantles 40 ans de leurs exploits".

- Et il y aurait de la place pour nous ! interrogeun marin dans l'ouvrage de Daniel Vaxelaire.- Bien sûr répond le moine Carraccioli. Rienque sur la côte d'Inde, il n'y a pas quinzemouillages qui appartiennent aux Blancs, sur4.000 milles de littoral. Et si tu cherchesailleurs, tu trouveras des îles désertes, desforêts vierges, mille endroits où te cacher. Pascomme ici, où il y a un boucanier sous chaquecocotier. (1)

LES pirates s'organisent. Entretiennent debonnes relations avec les Malgaches.

"Il est certain que les rapports des naturels [sic]avec les pirates ne furent pas toujours paisibles.

Mais les pirates n'étaient pas des gens commodes etils étalaient facilement des richesses bien tentan-tes", note H. Deschamps (4), qui décrit ainsi les rap-ports entre les deux populations : "A peine un navi-re est-il mouillé qu'un ou deux indigènes viennent àbord voir d'où il vient et à quelle nationalité ilappartient. Trois ou quatre marins descendentensuite à terre avec eux, portant les cadeaux desti-nés au roi, auprès duquel ils se rendent pour luidemander au nom de tout l'équipage la permissionde débarquer et d'acheter des vivres dans son pays ;sans cette permission, nul ne peut mettre le pied surle rivage et aucun indigène n'a le droit de s'appro-cher des étrangers ni de rien leur vendre. (…)"Non contents de commercer avec les Malgaches,certains pirates prennent part à leurs conflits locaux."Ils eurent un rôle de conseillers dans les guerreslocales à Madagascar”, affirme H. Deschamps."Quand ils étaient en force, ils se substituaient auxrois de la côte, construisant des fortins et prenantpour femmes les "principales négresses". Dans laprovince d'Antongil ils étaient considérés commedes petits souverains."Les pirates vont plus loin encore, en établissant devrais comptoirs -clandestins certes- sur la côte mal-gache. Gagnées par leur réputation, Sainte Marie,Rantabé, Foulpointe, Tintingue deviennent des hautslieux de la piraterie, tout comme les baies d'Antongilet de Diego Suarez, et l'île de Nosy Mangabe, parfai-tement situées pour intercepter les navires mar-chands effectuant la liaison entre l'Europe et lesIndes. "Entre le 30° et le 40° de longitude, à l'ouver-ture du canal du Mozambique, plusieurs routes pou-vaient être suivies" par les bateaux pleins de riches-ses matérielles ou d'esclaves, indique JM Filliot. LesPortugais et les Anglais passaient "par le dedans",entre Madagascar et la côte africaine, direction lacôte de Malabar (Bombay, Goa, Mahé), et faisaientescale le long des côtes africains, sur la côte ouest deMadagascar et aux Comores. C'était selon HubertDeschamps "la route la plus fréquentée" auXVIIIème siècle. L'autre route était plus usitée par les Français. Cettevoie "par le dehors" comme l'indique JM Filliot sescindait en deux sous les Mascareignes : "les grandesroutes" faisaient passer loin à l'est de la Réunion etMaurice (à l'époque Bourbon et l'île de France) entreles 80° et 95° de longitude est pour conduire à la côteCoromandel, puis de Malabar ; l'autre faisait escaledans les deux îles alors françaises.

"LES MARCHANDISES S'ENTASSAIENT dansla cale ; à l'arrière se trouvaient la soute aux poud-res et la cambusse, à l'avant les voiles de réserve etles cordages. (…) Les voyages duraient cinq moiset plus. On naviguait de conserve, les vaisseaux etles frégates, chargés eux-mêmes de marchandises,protégeant les bâtiments moins armés. Car il étaitrare qu'on n'eut pas à lutter contre les navires desautres nations ou contre les pirates", rapporte H.Deschamps (4). Les compagnies, pour protégerleur commerce, faisaient escorter leurs navires,mais cette tactique n'était pas infaillible. "Il y avaitdes téméraires et des traînards" et "tous les bateauxne marchaient pas à la même vitesse" : souvent, "lamer les dispersait et ils se perdaient de vue". Lespirates savaient en profiter.Les victimes des pirates n'étaient pas uniquement cesvoyageurs. A côté du commerce européen florissant,par la voie du Cap, des Européens, "s'était maintenuun trafic d'une certaine ampleur entre l'Inde, la Perse,l'Arabie et l'Egypte. Les musulmans indoues se ren-daient à La Mecque par mer, emportant parfois desfortunes à dépenser aux lieux saints. Ces voyages sefaisaient à bord des bateaux arabes, les sambouc, etdes bateaux hindous, les baghah."

Justement, ils venaient de faire un bon coup.Aux portes de la mer Rouge, ils avaient mis lagriffe sur un navire indien trop surchargé demonde pour pouvoir bien se battre. Une fois deplus, grâce à l'apparence pitoyable du brick, onavait pu approcher sans éveiller de méfianceexcessive. Quand les Indiens avaient découvertles canons -fort bien entretenus, eux- de leursvisiteurs, il était trop tard : une bordée fracas-sante, des hurlements épouvantables, et lespirates étaient déjà à bord, sabrant tout ce quibougeait. On avait bataillé jusqu'à ce quel'Indien se fût rendu et même un bon moment

...

La route des IndesCi-dessous, à gauche, les voies utilisées par les navires marchands européens pour se rendre aux Indes orientales.

A droite, les voies de retour utilisées par ces mêmes bateaux.

“Les pirates n'avaient plus rien à attendre des chefs locaux désormaisinclus dans les rouages du commerce maritime européen.”

JEAN MARTIN, DANS “COMORES, QUATRE ÎLES ENTRE PIRATES ET PLANTEURS”

Notes(1) D. Vaxelaire,Les mutins de laliberté, Phébuslibretto, 1995

(2) JM. Filliot,Pirates et corsairesdans l'océan Indien,Office de la recher-che scientifique ettechnique outre-mer, centre deTamatave, 1971

(3) A. Clockers, Lapiraterie dans leseaux comoriennesau XVIIè siècle, YaMkobe n°11 (jan-vier 2005),Komedit-CNDRS

(4) H. Deschamps,Les pirates àMadagascar, Berger-Levrault,1972

(5) J. Martin,Comores, quatreîles entre pirateset planteurs (T.1),L'Harmattan, 1983

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les pirates dossier

Libertaliaà deux doigts d’exister

IL EST des histoires qui mériteraienttellement d'avoir été vécues,

qu'on fait tout pour s'en persuader, quitte à oublierprovisoirement certains principes, même quand onest historien. L'épopée de la République internatio-nale de Libertalia est de celles-là. Au fil des siècles,elle a fait tourner la tête de plus d'un chercheur enHistoire : c'est qu'entre le rêve et la réalité, il est par-fois bon de se laisser aller…Si -comme le dit la célèbre chanson-, elle se conclu-ra comme une histoire d'amour -mal-, l'aventure deLibertalia débute comme toutes les histoires depirates qui ont investi l'océan Indien au XVIIème siè-cle : dans l'océan Atlantique. Plus précisément àbord de la Victoire, bateau français employé pourchasser les pirates et escorter les navires mar-chands, tantôt en mer Méditerranée, tantôt entrel'Europe et le nouveau continent. A bord : un équi-page fait de marins plus ou moins expérimentés,plus ou moins soignés, et deux hommes au destinexceptionnel. Alain Clockers, qui a dédié un de sesarticles à leur histoire, nous les présente : "Misson,gentilhomme provençal "converti très jeune à lapiraterie" [selon Jean Martin, ndlr] et son acolyteitalien Caraccioli, ancien moine dominicain défro-qué." (1) Le premier est une tête brûlée, mais bienfaite. Le second un doux rêveur, révolté par la mis-ère de l'Europe du XVIIème siècle.Lors d'une bataille, le capitaine du vaisseau est tué,ainsi que son entou-rage. Misson etCaraccioli héritent ducommandement etdécident, avec l'équi-page, de tomber ducôté obscur de laforce des mers : finies les tâches ingrates pour unroi ingrat, ils travailleront désormais à leur compte.Les nouveaux pirates ont un rêve : trouver un lieuinhabité dans lequel ils pourraient fonder une socié-té égalitaire, débarrassée des lourdeurs féodales,raciales et religieuses qui minent le monde occiden-tal. Mais les Caraïbes sont infestées de pirates ; ilfaut aller voir ailleurs. Dans la mer des Indes !

SELON ALAIN CLOCKERS, la Victoire arrive àNdzuani en 1693. Les hommes décident d'y faireune halte avant de reprendre la mer. "A Anjouanrégnait alors une reine du nom de Halima Ière. C'està son palais de Domoni que les pirates lui offrirentleurs services au moment où les voisins mohéliensétaient en conflit ouvert avec les Anjouanais. Ilsrépondirent favorablement à la demande d'aide dela souveraine pour mater les Mohéliens, commed'ailleurs d'autres navigateurs le feront plus tard."L'affaire, continue l'historien, "commence par unetentative de débarquement des Mohéliens sur lacôte ouest d'Anjouan. (…) Caraccioli avec ses aco-lytes et quelques guerriers anjouanais repoussèrentles Mohéliens après un combat meurtrier (…) Deson côté, Misson et sa flotte attendirent au large lesrescapés en fuite et leur barrèrent la route duretour." La bataille se poursuivit quelques jours plustard sur la terre mohélienne, d'où Misson revint vic-torieux. Mais ces combats ne sont que péripétiesdans l'histoire de Libertalia, qui n'existe alors pasencore. Si le passage dans l'archipel des deux idéa-listes est notable, c'est parce qu'ils y recrutèrentquelques travailleurs en vue de bâtir leur cité parfai-te -"Misson demanda à la reine, en récompense deses services antérieurs, de lui fournir 300

Anjouanais pour l'aider à bâtir sa ville. La reine,après délibération de son conseil, y consentit, àcondition que Misson ne garderait pas ses sujetsplus de quatre mois et qu'il ferait alliance avec ellepour lutter contre les Mohéliens. Le traité fut ainsiconclu", nous apprend Hubert Deschamps (2). Lespirates y recrutèrent également quelques fem-mes… Alain Clockers : "Si les expéditions àMohéli s'étaient avérées peu rentables, tout n'avaitpas été perdu pour ces marins esseulés. Certainsd'entre eux avaient découvert d'autres "trésors" àAnjouan. Quelques relations matrimoniales s'yétaient en effet nouées." Misson et Caraccioli eux-mêmes auraient épousé deux princesses, fort jolies,cela va de soi…

MAINTENANT QUE LES FEMMES (et bientôtles enfants) sont là, l'histoire de la République deLibertalia peut débuter. Les pirates - des Français,mais aussi des Anglais, des Hollandais, desPortugais et d'anciens esclaves africains-, repren-nent la mer avec les Anjouanais et Anjouanaises. Ilest temps de trouver ce petit paradis. Arrive la baie de Diego-Suarez, l'installation, laconstruction de maisons, l'organisation de la défen-se, la mise en place de lois, la création d'un alpha-bet… Une vraie petite colonie que n'indispose visi-blement pas les Malgaches qui habitent plus haut.Caraccioli concrétise ses rêves de monde parfait,

sans distinction de race, de religion ni de classe.Chacun est l'égal de l'autre… "Les trois chefsconvoquèrent tous les colons et leur proposèrent deformer un gouvernement", rapporte H. Deschamps(2). "Sans lois, leur dirent-ils, les plus faiblesseraient toujours les opprimés et toute chose ten-drait à la confusion. Les passions des hommes lesrendent aveugles à la Justice et partiaux envers eux-mêmes (…)" La démocratie avant l'heure s'installe.Durant des mois, le village s'agrandit au fil des nais-sances et des nouvelles recrues -parmi lesquelles lecélèbre Tom Tew- gagnées lors des sorties en mer.Mais la fin est proche. "Une nuit, profitant de l'ab-sence des vaisseaux partis en croisière, deux trou-pes considérables d'indigènes étaient venues sur-prendre Libertalia et avaient fait un horrible carna-ge de tous les colons avant qu'ils n'aient pu se met-tre en défense. Les sloops avaient pu se sauver avec45 hommes seulement. C'est, avec quelques dia-mants, tout ce qui restait de la colonie. Caraccioliavait péri dans le combat." (2) Misson, lui, mourraquelques jours plus tard dans un naufrage.

AUJOURD'HUI, IL NE RESTE plus rien deLibertalia -pas de trace archéologique, pas de docu-ment -, si ce n'est son histoire racontée par CharlesJohnson dans The General Histoty of Pyrates,publié à Londres en 1724, et reprise par des histo-riens qui, longtemps, y ont cru. Charles Johnsonqui, ce n'est pas anodin, n'était autre que le roman-cier Daniel Defoe, auteur de “Robinson Crusoe”,qui prenait un malin plaisir à faire passer ses rêvespour des réalités, et ainsi à vendre ses romans -quoique inspirés par des faits avérés- pour desrecueils historiques…

Si Alain Clockers dénombre un certain nombre dedétails inspirés de la réalité de l'époque -"le fondsde vérité est bien là. Mais l'appartenance à un genrelittéraire est indéniable" écrit-il-, ni Misson niCaraccioli ni Libertalia n'ont semble-t-il existé.Comment alors expliquer que durant des décen-nies, des historiens y aient cru ?Comme l'indique la chercheuse malgacheNivoelisa Galibert dans un article intitulé “DanielDefoe, le rêve pirate et l'océan Indien : un siècle dedistorsions” (3), "c'est seulement au XXème siècleque se constitue la réception critique de l’épisodedu rêve pirate de Libertalia (1709-10)". Selon N.

Galibert, "les études anglo-saxonnes désignaientdepuis les années 1920, le leurre de cette "cité idéa-le" dans la baie de Diego-Suarez, quand les repré-sentations françaises insistaient sur l'authenticitédes événements amplifiés par Defoe. Il aura falluattendre la fin des années 80 et 90 pour que les jeuxde mensonge soient définitivement mis au jour parla critique française."

S'IL NE FAIT PLUS de doute que Libertalia,invention d'un homme assez génial pour, avantmême la moitié du XVIIIème siècle, élaborer la thèsed'un Etat égalitaire et démocratique, n'a jamais exis-té sur la côte malgache, et donc que Misson etCaraccioli ne sont jamais passés à Ndzuani, l'histoi-re de cette République imaginaire démontre à quelpoint le monde des pirates intrigue, jusqu'à fairepasser pour sensés des récits insensés -quoique trèsproches de la réalité. Le fait que les historiens fran-çais aient cru plus longtemps au mythe que leursconfrères anglo-saxons n'est pas sans intérêt pourexpliquer cette crédulité. Tous les ingrédients sonten effet réunis pour "plaire" à l’esprit français : leromantisme exacerbé de nos deux héros ; lesidéaux qui se retrouveront quelques années plustard dans les théories des philosophes des

Lumières, et quelques décennies après dans l’oeu-vre coloniale "civilisatrice", une mission que sesont assignée avec plus de cœur encore que les aut-res Européens nombre de Français.

"A CET ÉGARD", RAPPORTE Jean-MichelRacault, l'un des premiers à avoir démonté lemythe, "Misson ne se borne pas à rompre avec lespratiques de son temps ; ils se montre égalementplus radical que la majorité des utopies de l'époque,dans lesquelles l'esclavage coexiste avec l'affirma-tion théorique des valeurs de Nature, de Raison etde Justice, qui devraient logiquement l'exclure." (4)

Rappelons que Misson et Caraccioli s'opposaient àtoute forme d'esclavage et, selon la légende,auraient acheté des esclaves à leurs voisins malga-ches… pour les libérer. Autre utopie -de l'époque-dans laquelle les deux hommes faisaient figure d'a-vant-gardistes : la démocratie ("quand le peupleédicte et juge à la fois, on a affaire au régime le plusconvenable"). Quel aurait été le destin de Libertalia si elle avaitsurvécu ? s'interroge JM Racault. La question nevaut rien, puisque la République n’a pas existé.Mais la réponse n’est pas inintéressante. "Commebeaucoup d'autres entreprises similaires (imaginai-res ou réelles) à l'époque, Libertalia échoue, et sidans ce cas l'échec apparaît comme le résultat pure-ment contingent d'une causalité externe -l'hostilitédes Malgaches-, peut-être suggère-t-il également lafragilité de toutes les constructions utopiques".Et si cette fragilité n’a sauté aux yeux des cher-cheurs que depuis quelques années seulement, c’estbien parce que chacun y croyait un peu, à cetteRépublique, donc à cette utopie. Comme l’écritRacault : "Ainsi aboutissons-nous à une conclusionquelque peu décevante : ni Misson ni Caracciolin'ont eu la moindre réalité." Tellement décevante...

RC

Des années durant, les historiens ont cru très fort à la légende de la République internationale de Libertalia, utopie du XVIIIème siècle située dans la baie de Diego-Suarez. Mais ce n’était qu’un leurre...

Notes(1) A. Clockers, Lapiraterie dans leseaux comoriennesau XVIIè siècle, YaMkobe n°11,Komedit-CNDRS(2) H. Deschamps, Lespirates à Madagascar, Berger-Levrault, 1972

(3) N. Galibert,Daniel Defoe, lerêve pirate et l’o-céan Indien, un siè-cle de distorsions,in Les tyrans de lamer, Celat, 2002(4) JM Racault, Del’aventure flibus-tière à la piraterielittéraire, in Lestyrans de la mer,Celat, 2002

“Les études anglo-saxonnes désignaient depuis les années 1920,le leurre de cette "cité idéale" dans la baie de Diego-Suarez.”

N. GALIBERT, DANS “LES TYRANS DE LA MER”

Offensive pirate. Dessin d’Aboubacar Mouridi issu de la série de fiction signée Salim Hatubou, Singa, publiée dans Kashkazi en 2005.

+LOINLire l’aventureromancée de Missonet Caraccioli, dansLes mutins de la liberté, de Daniel Vaxelaire,Phébus libretto, 1995

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dossier les pirates

L’héritage des pirates : des trésors... et des enfants

Les quatre décennies au cours desquelles sont restés les pirates dans la région ne leur ont pas permis de laisser des empreintes durables. Seuls quelques trésors plus ou moins mythiques, et des enfants, qui formeront avec d’autres la tribu betsimesaraka.

QUEL héritage les pirates ont-ilslaissé dans la région, après

40 années seulement de présence ? Au-delàdes trésors, qui continuent de passionner descentaines de chercheurs, notamment à laRéunion où certains consacrent leur vie à laquête du "magot" caché par La Buse (lire ci-contre), de quelques épaves sur le littoral mal-gache, et de légendes plus ou moins roman-tiques, certains y ont laissé leur sang, rien demoins. Etablis sur la côte est de la Grande île,des pirates s'étaient mariés à de jeunesMalgaches, avec qui ils avaient eu des progé-nitures que l'on appelaient les malato, ou zana-malato ("mulâtres"). Comme l'indique HubertDeschamps dans un discours dont on sent qu'ila été acquis sous l'ère coloniale, "les enfants deces hommes énergiques et batailleurs héritè-rent de leurs contestables vertus. Mais, appar-tenant aux tribus malgaches, ils purent y jouerun rôle plus important et plus durable. En sorteque les forbans anarchistes furent à l'origine dela plus vaste organisation politique des peuplesde la côte Est" (1), qui donnera lesBetsimisaraka. Ratsimilaho était le premierd'entre eux. Son histoire n'est pas banale…Les principaux établissements de pirates sesituaient à l'époque le long de la côte orientalede Madagascar, notamment sur l'île de SainteMarie. Selon H. Deschamps, "cette région étaitoccupée par une quinzaine de grandes tribus etun plus grand nombre de petites, périodique-ment en guerre les unes contre le autres".Jusqu'au début du XVIIIème, les peuples quiallaient constituer le noyau du groupe betsimi-saraka se dénommaient respectivement Tsikoaou Betanimena au sud, Varimo au centre etAnteva au nord. Chacun de ces peuples possé-

dait ses propres particularités culturelles et lin-guistiques et entretenait des relations conflic-tuelles avec ses voisins. Ces hostilités étaientconstamment encouragées par les nombreuxtraitants européens établis dans la région pourvendre des armes et autres objets en échangesurtout d'esclaves destinés aux plantations del'extérieur.

C'EST DANS CE CONTEXTE que vient aumonde le plus célèbre des descendants de pira-tes, considéré aujourd'hui comme un héros parle peuple qu'il fonda : Ratsimilaho -qui signi-fie "Monsieur qui ne demande pas" ou"Monsieur qui n'a pas la peau luisante"-, éga-lement appelé Malato-Tom. Selon Mayeur,aventurier français qui parcouru Madagascarau XVIIIème siècle, il serait le fils du pirateanglais Thomas White et de la princesseRahena, de la tribu des Zafindramisoa.Après de brèves études en Angleterre,Ratsimilaho revient au pays muni des richessesléguées par son père. Nous sommes aux envi-rons de 1720. En 1722, rapporte H.Deschamps, Downing, un témoin britannique,parle "d'un certain "Molatto Tom" qui avait unesi grande influence dans le pays que les indigè-nes avaient voulu le nommer roi." Il le décritcomme "un homme de haute stature, bienmembré et d'une figure agréable. Ses cheveuxn'étaient pas laineux… Ils étaient au contrairelongs et noirs." (1) Arrivant d'Europe, la légen-de dit qu'il fut ulcéré par l'esclavage et lesconditions de vie de son peuple. "Par sa mère,il descendait des chefs du pays ; son père luiavait laissé une belle fortune (…) Il avait doncle prestige, les moyens d'action et les qualitésnécessaires pour délivrer le pays de l'oppres-

sion des Tsikoa et de leur chef Ramanano".Malgré son jeune âge, Ratsimilaho réussit àsoulever les Antavaratra ("ceux du Nord"). Ilregroupe également les gens de la baie, "parmilesquels les enfants de pirates étaient nomb-reux" (1), et de multiples tribus qui jusque là, sedéchiraient. Tous partirent en guerre contre lesTsikoa, qui "ne s'attendaient pas à une tellerapidité". Poursuivant ensuite la guerre, tout enmenant une habile politique d'union avec diffé-rents partenaires, il finit par soumettre sous sonautorité la majeure partie du littoral oriental

dont il regroupa les peuples à l'intérieur d'unegrande confédération.La victoire acquise, Ratsimilaho donne auxTsikoa "le sobriquet de Betanimena ("beau-coup de terre rouge") et ses hommes, dont ildevint le roi, adoptèrent désormais le nom deBetsimisaraka ("les nombreux inséparables").(1)" Ces derniers, rapporte H. Deschamps,"formeraient un même peuple, de la baied'Antongil à Tamatave". Ratsimilaho changeaquant à lui de nom, et devintRamaromanompo ("Monsieur qui a de nomb-reux sujets"). L'histoire coloniale, qui aime àraconter les légendes de ceux qui ont quelqueschose à voir avec le Blanc fait de ce jeunemétis "un grand homme qui s'imposa commeun prince par l'intelligence et le caractère", qui"sut grouper les tribus éparses de la côte Est,qui vivaient dans l'anarchie, la guerre et la

misère" (avant nous, le chaos), qui fit de sesterres "un Etat puissant et prospère dont ilassura la persistance et la cohésion"… Mieux: "Son œuvre préfigure celle des grands roismerina qui, cinquante ans après lui, devaientfonder le royaume de Madagascar." Car aprèssa disparition au milieu du XVIIIème siècle, leroyaume de Ratsimilaho à l'unité finalementbien factice retrouva peu à peu son état demorcellement entre les différents chefslocaux, parmi lesquels les plus puissantsétaient les Malato qui rivalisaient entre eux.

Ce délitement des Betsimisaraka profita auxarmées de Radama, qui conquirent la région ety restèrent jusqu'à la colonisation française. Ily eut bien une révolte des Malato en 1826,mais sans succès.

PRÈS DE 300 ANS APRÈS, l'œuvre deRatsimilaho reste cependant entière. LesBetsimisaraka occupent la majeure partie dulittoral oriental de Madagascar, s'étendant surune bande de terre large d'une centaine de kilo-mètres de Sambava au Nord, à Mananjary auSud. Les nombreux comptoirs commerciauxétablis depuis longtemps sur cette côte ontorienté les populations locales à développer descultures d'exportation (poivre, vanille, café,girofle, fruits…).

RC

(1) H. Deschamps, opus cité p.38

C'EST L'HISTOIRE D'UNE BANDE de pira-tes, qui, au lieu d'écumer les mers, choi-sissent enfin de poser leurs bardas surune plage d'Itsandra. Ailleurs, on lesappelle des chiens de guerre. Ici, on enfait des héros. Nous sommes alors en1978. Abdallah leur offre du fric, desfemmes et du pouvoir. Les Comoresdeviennent alors un vrai paradis pourmercenaires. Ajoutez à cela le fait qu'ilsémargent dans les réseaux multiples etsinueux de la Françafrique et vous com-prendrez pourquoi ils s'accrochent auComorian Dream. En définitive, ils nouspourriront la vie 12 années durant auquotidien, iront jusqu'à conditionnernotre manière de penser la politique,avec l'aide notamment des services fran-çais. On se rappelle sans doute la fabu-leuse enquête menée (à coup de tortu-res et de fantasmagories anti-communis-tes) contre Moustoipha Cheikh et sescamarades embastillés à Voidjou ?Envoyés de l'Etat français ou voyous ? Jevous laisse juger.

Au pays

“Son oeuvre préfigure celle des grands rois merina qui, cinquanteans après lui, devaient fonder le royaume de Madagascar.”

HUBERT DESCHAMPS, HISTORIEN

TRÉSOROlivier Le Vasseur plusconnu sous le nom de“La Buse”, surnomméainsi en raison de sa rapi-dité à fondre sur saproie, a laissé plus enco-re que son nom dans l'i-maginaire réunionnais. Ila laissé un trésor. Faitselon la légende de per-les, diamants, d’or et devaisselles d'argent, cetrésor est estimé à 4,5milliards d'euros… Le 7juillet 1730, La Buse,condamné à mort, montesur l'échafaud pourexpier ses crimes de pira-te. Il lance à la foule uncryptogramme et s'écrie :“Mes trésors à qui sauracomprendre !” Depuis,des milliers deBourbonnais, devenusRéunionnais, ne cessentde chercher la significa-tion de son cryptogram-me. Certaines personnes,comme le fameuxBibique (décédé il y aquelques mois), ontpassé leur vie à chercherce butin, sans jamais yarriver.

Ci-dessous, danses betsimisaraka.

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les pirates dossier

Dans certains ports, "la piraterie officialisée"

Douane et capitainerie sont parfois le repère de pirates qui profitent de leur mandat officiel pour se livrer au racket. Les Comores ne sont pas exemptes de critiques.

LA PRISE en otage des navires etle détournement de

leurs marchandises, provisions ou réserves d'ar-gent n'est pas le seul fait des hors-la-loi. Les auto-rités maritimes de certains pays sont passées maî-tresses dans le racket des bateaux ou des équipa-ges. Les hommes de la marine marchande ontainsi en tête les exigences qui leur seront imposéesau fil des escales qui jalonnent leur parcours. Danscertaines eaux, notamment celles de l'Europe, lesexigences sont plus ou moins raisonnables et codi-fiées. "Partout on doit donner quelque chose",indique un Comorien, ancien commandant de lamarine marchande. "En France, en Italie… LesItaliens demandent beaucoup par exemple ! Lepilote de l'équipe qui vient contrôler le bateaumonte toujours à bord avec un sac. Une cartouchede Marlboro, une bouteille de whisky… Quandj'étais élève officier, j'ai toujours vu le comman-dant garder dans sa cabine des produits qu'ildonne au pilote pour que tout se passe bien. Je mesuis dit que ça faisait partie des us et coutumes, etje fais pareil. Il y a des endroits comme le canal deSuez où tout le monde réclame. On l'appelle lecanal Marlboro !"

GÉRER LE RACKET pratiqué par les douanesest l'un des apprentissages pratiques auxquels sontsoumis les élèves des écoles de marine pendantleurs stages en mer. "Dans certains pays, les doua-niers descendent dans la cambuse où l'on stockeles vivres et passent carrément commande",raconte un étudiant de l'école de marine deMarseille. "Ils nous disent : "Vous me mettez dixbouteilles de ci, cinq cartons de ça…" Le boulotdes élèves, c'est d'abord de ranger tous les alcoolsforts derrière pour qu'ils soient moins en vue, et

ensuite de discuter pour faire diminuer la liste !"Il est des ports où les cadeaux ne suffisent pas, oùles douaniers et la capitainerie abusent de la légis-lation et de la vulnérabilité des bateaux étrangersau mouillage pour soutirer ce qu'ils peuvent. Il s'a-git alors de jouer au plus fin et de ne pas s'énerver."En Côte d'Ivoire, le bateau doit déclarer tout cequ'il a à bord", raconte le commandant comorien." M a r c h a n d i s e s ,c o n s o m m a b l e s ,gasoil, eau douce etmême peinture !L'équipage déclareaussi les biens encabine. Les douaniersviennent sonder ce qui est déclaré et s'il y a uneerreur dans le nombre de litres de peinture ou siun marin a oublié de déclarer le moindre objet,une amende !" En Tanzanie, le commandant a vuse succéder à bord deux équipes de contrôle, sansdoute complices. "Quand les douaniers sont venus,on leur a donné du sucre, du café, etc. Puis ils ontposé le scellé sur la cambuse. Quelques heuresaprès, une autre équipe se pointe : "Nous, on vientcontrôler ce que l'autre équipe a fait !" Comme parhasard le scellé était mal fait, et il a fallu leurredonner des vivres. Moi, j'appelle ça des ports depirates. C'est de la piraterie officialisée."Le port de Moroni n'est pas exempt de tout repro-che, notamment auprès des bateaux de plaisan-ciers. Si le manque de confort du mouillage attirepeu de voyageurs des mers, l'attitude du personnelmaritime à leur égard semble tout aussi dissuasi-ve. Récemment, un plaisancier américain levaitl'ancre de Ngazidja sous les insultes des hommesdu port en jurant que "plus jamais les Comores neseraient sur [son] itinéraire". Après lui avoir

imposé une journée de formalités pour lui délivrerl'autorisation de mouiller au port, les autoritésmaritimes venaient lui retirer le document et luiordonner de recommencer (et payer à nouveau) lelendemain. "L'accueil réservé ici aux plaisanciersest très hostile", observe un professionnel de lamer. "Le peu qui viennent sont harcelés par lesautorités. On croit qu'ils ont besoin d'argent et on

essaie par tous les moyens de sucer jusqu'à leursang, alors que ce sont des gens qui viennent depasser du temps en mer et ont besoin d'assistance.Il y a au port de vrais charognards qui prennenten otage les navires et arnaquent l'équipage."

SELON NOTRE HOMME, certains fonctionnai-res vont jusqu'à pirater à leur profit le systèmehabituel d'assistance des navires. "J'ai observé quedes agents de la capitainerie ont accaparé l'ap-provisionnement en vivre des bateaux tandis qued'autres jouaient le rôle d'agent maritime pour lesformalités. Ainsi, ils peuvent imposer ce qu'ilsveulent." On peut alors s'attendre à ce que Moronine figure pas dans les tablettes des navigateurscomme une escale très attrayante. "Les plaisan-ciers vont beaucoup à Mayotte. Il y a des portsplus ou moins bannis : il suffit que ça se passe malpour une personne et elle avertit par message tou-tes ses connaissances. Je pense que c'est le caspour notre port."

LG

DES CRÈVE-LA-FAIM AUX MAFIAS

DE LA MERDans Pirates des mers

d'aujourd'hui, l'écrivain Jean-Michel Barrault raconte des abordages perpétrés par

de pauvres hères ou de puissantesbandes organisées.

“Le 12 septembre 1995, à 14h20, lecargo chypriote Anna Sierra quitte leport de Bangkok. Il est chargé d'unecargaison de sucre d'une valeur decinq millions de dollars. Le lende-

main, à 0h20, au large de l'île vietnamienne deCon Son, des pirates masqués, au nombre d'envi-ron quarante, montent à bord et s'emparent dunavire. Ils s'empressent de détruire les moyens decommunication, ligotent l'équipage qu'ils enfer-ment dans la cale. Après deux jours sans eau etsans nourriture, les marins sont ramenés sur lepont, sont dépouillés de tous leurs effets person-nels, menacés d'être jetés à la mer en pâture auxrequins. Le capitaine est contraint de donner sonalliance en or, sinon les brigands lui auraientcoupé le doigt. Une partie des marins est aban-donnée sur un radeau de fortune à cent milles dela côte. Ils auront la chance d'être recueillis troisheures et demie plus tard par un pêcheur. Il ensera de même du reste de l'équipage, réfugié àbord d'une chaloupe. L'Anna Sierra, rebaptisé Artic Sea, est repeint. Unéquipage pirate, composé de douze Malaisiens etde deux Philippins, dirige le cargo vers la Chine duSud (…) Le bâtiment bat désormais pavillon duHonduras, exhibe de faux papiers. Les pirates pré-tendent que l'Artic Sea arrive de Santos, au Brésil.Mais ils ont commis une erreur : les sacs de sucreportent toujours l'inscription “Thaïland”. Le navireest saisi, la cargaison cédée aux enchères aubénéfice des Chinois (…) Le navire est rendu à sonpropriétaire moyennant quatre cent mille dollarsde “frais administratifs”. Quant aux pirates, ilssont tout simplement libérés en violation de tou-tes les conventions internationales. (…)Comme dans toute délinquance, il existe une hié-rarchie. Les petits malfrats de la mer agissent engroupes peu nombreux, leurs actions sont impro-visées, leurs armes se limitent à un gourdin, à uncouteau, une machette, un kriss. Eric Frécon,chargé d'étude au Centre d'enseignement supé-rieur de la marine, doctorant à Sciences Po Paris,a séjourné dans le Sud-Est asiatique. Dans sonmémoire, Pavillon noir sur l'Asie orientale, il dres-se le décor : les pirates malais sont issus de villa-ge de pêcheurs pauvres, les ressources agricolessont faibles, les organisations politiques l'objet deluttes entre chefs rivaux. La piraterie est unmoyen de survivre pour les hommes, un outil depuissance pour les autorités locales en lutte lesunes contre les autres, une affirmation d'indépen-dance à l'égard du pouvoir central. (…) Dans levillage de Batam Kampung Tanjung, dans l'île deSumatra. L'endroit est en apparence paisible.Dans les collines se dressent de belles demeures :ce sont celles des pirates qui se sont retirés. A latombée de la nuit, les hommes, innoncentspêcheurs dans la journée, arrivent sur les pontonsbranlants, portant sur l'épaule un puissant moteurqui convertit leur jonque en bateau rapide ;après une action nocturne, la jonque part secacher dans le labyrinthe des maisons sur pilotis,à l'abri de toute recherche (…) Au sommet de la hiérarchie du crime se trouvent,dans le Sud-Est asiatique, cinq ou six gangs inter-nationaux, des mafias dépendant de puissantshommes d'affaires à la tête de compagnies denavigation et d'autres entreprises, des triades,dans le droit fil des romans sur les sociétés secrè-tes chinoises (…) Ces gangsters de la mer sont devéritables professionnels. Ils disposent de vedet-tes rapides, de canots pneumatiques semi-rigidesdotés de moteurs hors bord. (…) Ils tuent de sangfroid et leurs attaques témoignent d'une organisa-tion quasi militaire.”

Jean-Michel Barrault, Pirates des mers d'aujourd'hui, Gallimard, Paris, 2007

De pirates, ces hommes de main, appâ-tés par le gain, sont en tous cas devenusdes corsaires. Même schéma que par lepassé dans la guerre que mènent certai-nes puissances occidentales contre lereste du monde. Les Anglais envoyaientdes pirates sans foi ni loi semer le fou-toir. Des hommes qui n'avaient rien àperdre. Anciens bagnards, rebuts de lasociété, idéalistes en mal de cause,mais tous nécessiteux. Et par la suite,lorsque cela devenait sérieusementintenable, ils trouvaient des corsaires àmandater. Rappelons-nous cette propo-sition faite à Paul Barril, juste avant lamort d'Abdallah, en vue de remplacer labande à Denard. Barril exigeait justequ'on le fasse dans les règles et qu'on lenomme officiellement dans ces îles. Il yeût dans l'histoire certains cafouillagespar moments entre pirates et corsairesmais ce fut toujours leur maître quitirait son épingle du jeu. Sauf quand lepirate, fatigué de ramer dans l'ombredes puissants (ceux-ci le rétribuaient

avantageusement quand il réussissait samission en haute mer mais l'oubliaientaussitôt dès que l'orage menaçait) etdes maquignons de la haute diplomatie,réclamait son autonomie. Cela donne unmythe comme Libertalia à Madagascar.

Alors qu'un pirate n'a rien de roman-tique, même si les anarchistes en ontfait des modèles de liberté. C'est l'équi-valent des voleurs de grand chemin ! EtDieu sait qu'il ne redistribue rien auxpauvres ! Dans les années 80-90, il setrouvait encore des signatures dans lapresse occidentale pour faire de Denardun anti-héros aux idées charmantes etlumineuses. Une victime instrumentali-sée par ses amis foccardiens! Le dernierdes vrais aventuriers ! En omettant l'es-sentiel… à savoir que des centaines etdes centaines de gens dans le Sud, auxComores notamment, ont souffert desattaques méthodiques orchestrées parses hommes sans honneur. Le plus durpour nous, c'est de nous rendre compte

que trente ans après la première incur-sion du “renard” dans l'Archipel, la plu-part de nos cadres et de nos hommespolitiques ont pris exemple sur lui. Ils sevendent au plus offrant, aux intérêtsétrangers surtout, confondent les caissespubliques avec les fonds de leur poche,travaillent avec l'Etat comme avec uncommanditaire aux intérêts louches. La mentalité mercenaire, qui est venuerenouveler l'imagerie du pirate dans nosconsciences modernes et insulaires,imprègne le fond de notre pays etdevient une façon exemplaire de sereconstruire un destin. Nous sommes peuà peu devenus des hommes sans foi ni loisur nos propres îles. Il faut croire que l'é-cole des années Abdallah a enfin servi àquelque chose. Elle a servi à piller lepays. Et peut-être que s'il n'y avait pas euAndriantsuly avant, nous aurions pu croi-re qu'ainsi débutait la nouvelle épopéedes sultans mercenaires…

Soeuf Elbadawi

des sultans mercenaires

“L’accueil réservé [à Moroni] aux plaisanciers est très hostile.Le peu qui viennent sont harcelés par les autorités.”

UN PROFESSIONNEL DE LA MER

kashkazi 61 mars 200742

dossier les pirates

Depuis dix ans, les actes de piraterie ne cessent de progresser dans le monde, principalement en Asie de l’est et en Afrique. Mais on est loin du romantisme de l’époque.

des temps modernes. L'expression estemployée à toutes les sauces en cedébut de XXIème siècle. On pense auxhackers, ces génie de la toile qui s'amu-

sent à utiliser les voies du Net pour infiltrer ceuxqui à leurs yeux passent pour des oppresseurs (lessites de la CIA, du FBI, etc) ou simplement fairepasser des messages militants. On pense aux pira-tes de l'air, ces desperados prêts à mourir pour unecause ou pour un dieu. On pense encore auxpilleurs des droits d'auteur, qui font leur businessen copiant et revendant à la chaîne les œuvres desartistes. Mais rarement, on pense aux pirates de lamer, les vrais, ceux qui ont su s'entourer d'unelégende mi-diabolique mi-fantasmatique, bénéfi-ciant d'un a priori romantique, voire utopique. Ilsont disparu avec les navires à voile, pense-t-on. Lacolonisation européenne les a anéantis. Faux : lespirates ont toujours existé. Il y a eu des hauts, desbas… Aujourd'hui, la profession recrute.

NOUS SOMMES LE 15 FÉVRIER 1995. LeLucky Trader, un cargo de 12.000 tonnes, naviguedans les eaux de la mer de Chine, ralliantSingapour via Hongkong. A la hauteur des îlesAnambas, un canot à moteur s'approche à pleine

vitesse. Les grappins jetés, les hommes en cagou-le ne tardent pas à monter à bord et mitraillent lesparois du cargo. La peur au ventre, le capitaineoffre aux assaillants toute sa richesse, qui paraitbien maigre aux yeux du commando. L'équipageest mis au fond des cales, attaché par des menot-tes. Le butin se résume en peu de choses, l'électro-nique de bord et les biens de l'équipage. Puis lespirates repartent sans bruit dans la nuit…C'était il y a douze ans. L'époque du renouveaude la piraterie des mers. Depuis, cette scène serépète des centaines de fois chaque année. Lenombre d'attaques a triplé entre 1993 et 2003. Lepremier semestre 2003 a été le pire jamais enre-gistré, avec 234 attaques pirates, 16 morts, 52blessés et 193 membres d'équipage pris en otagedans le monde. Au premier semestre 2004, 182cas de piraterie avaient été recensés par le Centrede surveillance de la piraterie du Bureau interna-tional maritime (IMB - International MaritimeBureau). Les tankers (transport de pétrole et degaz) et les cargos transportant des matières pre-mières étaient les cibles les plus prisées, avec 67attaques sur des tankers et 52 sur les cargos (1).Une étude récente conduite par l'IMB montrecependant que le nombre d'attaques de piraterie

dans le monde a diminué en 2006. Au cours destrois premiers trimestres, le Bureau a dénombré174 attaques, soit 31 de moins que durant les troispremiers trimestres de 2005. Les statistiques permettent en outre de connaître latactique des assaillants. Sur les 174 attaques en2006, 113 se sont faites par abordage et 11 pardétournement ; l'IMB a dénombré 163 cas de prise

d'otages, 20 kidnappings et 6 assassinats. La plupart des attaques concernent des grands car-gos et des bateaux-citernes mouillant dans lesports, mais un navire sur cinq a été attaqué en plei-ne mer. Les bateaux de plaisance font égalementl'objet d'attaques violentes, les pirates n'hésitantpas à tuer les personnes se trouvant à bord. Aucours des cinq dernières années, 300 marins sontmorts ou ont été blessés lors d'attaques. Plusieurs éléments expliquent cette recrudescen-ce : l'incapacité de certains pays à gérer la sûreté

de leurs eaux territoriales ; les équipages desnavires cargos, peu nombreux et non armés ; lafaible vitesse et la délicate maniabilité des navi-res marchands (entre 20 et 40 kilomètres parheure) ; la misère de certaines régions tradition-nellement tournées vers la mer, et donc grossespourvoyeuses en pirates émérites…L'IMB, qui dépend de la Chambre Internationale

du Commerce, a mis en place depuis 1992 un cen-tre de notification des actes de piraterie qui fonc-tionne en permanence. "Grâce à notre centre,nous avons la meilleure cartographie du phéno-mène. Les navires sont informés des différentesattaques qui sont perpétrées et de l'endroit où ellesont eu lieu. Leurs capitaines sont alors conscientsdes risques encourus quand ils sont à proximitédes zones concernées", explique la direction. EnAfrique, outre la Somalie et ses 3.700 kilomètresde côtes (lire page suivante), les côtes de l'Afriquede l'Ouest, celles de la Guinée Equatoriale et duNigeria en particulier, sont dangereuses.L'Amérique du Sud, notamment la Colombie,l'Equateur et le Brésil, et l'Irak sont également deszones infestés de pirates. L'hémisphère Sud estainsi bien davantage touché que les mers du Nord.Certaines régions ont vu a contrario régresser for-tement les actes de piraterie en 2005, et notam-ment les Philippines, le Vietnam, le Bangladesh,l'Inde et les Caraïbes.

LA ZONE LA PLUS RISQUÉE est, de loin,l'Indonésie : 25% des 205 actes de piraterie menésentre janvier et septembre 2005 s'y sont déroulés,estime l'IMB. Comme les pirates ont une prédilec-tion pour les pétroliers - 30% d'entre eux font l'ob-jet d'actes de piraterie-, le détroit de Malacca, situéaux abords des côtes indonésiennes et où transitentde nombreux tankers, est une zone très sensible.L'IMB recommande d'ailleurs à tous les naviresdes ports indonésiens de Belawan, Jakarta, Merak,Samarinda et Tanjong d'être en état d'alerte."Entre Indochine et Insulinde, les eaux d'Asie duSud-Est revêtent une dimension particulièrementstratégique, au cœur d'une région asiatique fortdépendante des échanges maritimes", note un longarticle de la Revue de la défense nationale (2). "En2000, 39% du commerce extérieur japonais et27% du commerce extérieur chinois circulaientpar les voies maritimes d'Asie du Sud-Est. Lestrois quarts du trafic entre le Proche et l'Extrême-Orient transitent par cette zone et, désormais, letrafic interne à l'Asie est plus dense que le com-merce transatlantique. Dans le détroit de Malacca,les mouvements de plus de 200 navires mar-chands sont enregistrés chaque jour ; ce chiffre adoublé entre 1986 et 1992. Le trafic des pétroliersy est aujourd'hui trois fois supérieur à celui ducanal de Suez, et cinq fois supérieur à celui ducanal de Panama. Autre indicateur : le volumetotal des conteneurs dans les ports de l'Asie orien-tale a augmenté de 270 % entre 1985 et 1995. Ils'en échange désormais deux fois plus qu'enEurope. Aussi n'est-ce pas un hasard si, en 1998,dix-huit des vingt plus importants ports pourconteneurs sont basés en Asie orientale, et si qua-tre des cinq plus grands ports de la planète, toustrafics confondus, se situent en Asie. " Et si, parconséquent, la piraterie y est des plus rentables."Depuis vingt ans", poursuit ce mêmearticle, "deux tiers des attaques piratesrecensées dans le monde l'ont été en Asie, ...

“J’ai subi trois attaques”

Pirate, un métier d’avenir

Guy Valette, né en 1941 en Algérie, a vécu la majeure partie de sa vie sur les mers du monde. Les attaques de pirates, il connaît...

FORMÉ à l’école marchande de Paris,Guy Valette a, après trois ans

d’étude et cinq ans de navigation, obtenu le diplô-me de capitaine long cours. Durant des années, il anavigué et même commandé (notamment despétroliers) dans des régions à risque, comme ledelta du Niger ou l’Indonésie. A la retraite depuisdix ans, il se souvient avoir été à plusieurs reprisesattaqué par des pirates...

M. Valette, au cours de vos études et de votreapprentissage à bord, vous a-t-on prévenu de lamenace que représentaient les pirates ?GUY VALETTE : Non, pas du tout. Au début de monapprentissage, la piraterie n'en était qu'aux balbutie-ments. On entendait toutefois l'armateur du navirepasser des consignes au commandant en fonction desincidents qui se passaient, parfois proches de nous.Etiez-vous armés à bord pour pouvoir vous défend-re en cas d'attaque ?GUY VALETTE : Non. Les armes sont interdites sur laplupart des navires. Qui plus est, les armes nousauraient été confisquées par les douanes des paysdans lesquels nous livrions la marchandise.Vous dites la plupart : certains navires ont-ils toutde même des armes ?GUY VALETTE : Oui, certains navires, comme ceux souspavillon israélien ou norvégien, ont le droit par laconstitution de leur pays de posséder des armes àbord.Dans quelles mers avez-vous rencontré despirates ?GUY VALETTE : J'ai, au cours de ma carrière, noté sur-tout deux régions particulièrement dangereuses : leseaux du Nigeria et l'Indonésie, plus précisément ledétroit de Malaca qui de par sa surpopulation denavires marchands attirait les voleurs, mais aussi lamer des Caraïbes et la rade de Singapour. Mais lestechniques et les moyens mis en œuvre étaient vrai-ment différents : au Nigeria, les pirates étaient nom-breux mais avaient peu de moyens, tandis qu'en

Indonésie ils étaient plus organisés et surtout plusdangereux avec de gros bateaux.Pourquoi ces régions sont-elles si dangereuses ?GUY VALETTE : Je pense qu'il y a trois raisons majeures.La première est que ces régions du globe sont telle-ment emplies de misère que leurs habitants piratentpar nécessité de se nourrir et non pour le plaisir ; laseconde est qu'il faut être un très bon marin, et cesrégions étant ou des îles ou des régions côtières, leshabitants savent naviguer dès leur plus jeune âge ;enfin la dernière raison, peut être la plus importan-te, est la facilité de se dissimuler une fois leur forfaitaccompli, car ici se trouvent des marécages et là descriques et îles nombreuses pouvant abriter desbateaux sans être aperçus. Mais partout dans lemonde où la misère est présente et où il y a une tra-dition marine, il est possible de trouver des pirates.Vous-mêmes, vous avez subi des attaques de pira-tes. Racontez-nous…GUY VALETTE : J'ai subi trois attaques de piratesmais nous nous sommes rendus compte à tempsde celles-ci seulement pour l'une d'entre elles. Lapremière de ma carrière a été rapide et indécela-ble : nous mouillions au large du Nigeria, de nuit,et nous n'avons rien vu jusqu'au lendemain matinoù j'ai découvert que le coffre du commandant(donc le mien où est stocké tout l'argent du navi-re) avait été vidé. Les pirates s'étaient faufilés àbord durant la nuit et s'étaient introduits discrè-tement jusqu'au coffre qu'ils ont pillé. Il n'y avaitrien d'autre à prendre dans la cargaison car à l'é-poque je commandais des pétroliers.La seconde a été avortée grâce au courage de l'é-quipage: toujours au Nigeria, les pirates se sontintroduits sur le pont, mais cette fois le membrede l'équipage chargé de la ronde de nuit les aaperçus et a donné l'alerte, ce qui nous a permisde sortir en saisissant tout ce qui pouvait servird'arme (barres de fer,…) et de faire front auxpirates. Ceux-ci en nous voyant ont préféré aban-donner et regagner leurs pirogues.

La troisième n'a été qu'une amorce d'abordage et jene sais toujours pas pourquoi les assaillants ne sontpas montés à bord. Nous avons seulement retrouvédes grappins et des cordes accrochés au bastingagemais rien n'avait disparu à bord.J'ai aussi échappé à un détournement. Lors du coupd'Etat du 31 décembre 1983 au Nigeria, j'ai reçu plu-sieurs consignes assez abstraites qui me demandaientd'aller charger du pétrole au port le plus proche demon mouillage. J'ai alors demandé confirmation del'ordre à mon armateur et ensuite aux autorités fran-çaises. Mais le soir du nouvel an, les bureaux étaientvides et je n'ai reçu aucune réponse. J'ai donc décidéau vu de la tournure extraordinaire que revêtaitcette affaire, de ne pas faire route vers ce port.Grand bien m'en a pris car j'ai appris plus tard qu'ils'agissait en fait d'un ordre du gouvernement nigériansortant qui essayait de fuir le pays en faisant mainbasse sur une partie du pétrole national. Je ne saispas ce qu'il se serait passé si j'avais obéi.Existait-il des façons d'échapper aux pirates ?GUY VALETTE : Heureusement oui. Il suffisait derespecter les consignes de sécurité, comme ne pasmouiller à proximité des ports dans les zones àrisques, laisser en permanence l'arrivée d'eau de l'é-cubier [cylindre dans lequel se déroule la chaîne del'ancre, ndlr] ouverte afin d'éviter la montée d'hom-mes à bord par la chaîne, faire des rondes de nuitcomme de jour…Qu'en est-il de la piraterie aujourd'hui ?GUY VALETTE : A la fin de ma carrière [il y a dix ans,ndlr], la piraterie s'intensifiait et devenait de plus enplus terrifiante de par les moyens que possèdent lespirates. L'accès facile aux armes et aux embarcationsrapides les a rendus beaucoup plus dangereux etefficaces. Là où avant on échangeait quelques coupsde poings, on assiste aujourd'hui à des tirs de lanceroquettes et de fusils automatiques. Il est vraimentdangereux d'être marin aujourd'hui dans certainesparties du globe.

Recueilli par SÉBASTIEN MOLINA

PIRATE

“Beaucoup des pirates d’aujourd’hui sont des terroristes maritimes avec une idéologie flexible.”

UN RAPPORT DE L’INSTITUT FRANÇAIS D’ANALYSE STRATÉGIQUE

Notes(1) www.bimv.com

(2) Des terroristes dans le sillagedes pirates asiatiques : une menacestratégique ?, E. Frécon, H.Grant, Revue de la défensenationale, sept. 2003

(3) Le terrorisme prend la mer,G.Geiger, Institut françaisd’analyse stratégique

(4) La piraterie dans le sud-estasiatique, A.Litzellmann,Institut de stratégie comparée

kashkazi 61 mars 2007 43

les pirates dossierparticulièrement entre l'archipel indoné-sien et les détroits malais. Ces eauxregroupent à elles seules la moitié des

actes de piraterie constatés, suivies par le Golfedu Bengale puis la mer de Chine. En effet, aprèsde longs voyages à l'abri en haute mer, à pleinevitesse, hors de portée des petites embarcations,les navires deviennent de plus en plus vulnéra-bles à mesure qu'ils ralentissent et pénètrent àl'intérieur des eaux asiatiques, en particulier dansle détroit de Malacca. Une nuit au moins estnécessaire pour traverser cette zone longue deplus de 500 milles nautiques ; c'est justemententre vingt heures et deux heures du matin queles pirates attaquent et sortent de leurs repairesqui bordent ce détroit, vital pour le commerceest-asiatique. De même, les plus petites embarca-tions qui animent l'important cabotage régionalconstituent autant de proies faciles pour les bri-gands de ces mers."

"DEPUIS LEURS FRÊLES cabanes comme àKampung Tanjung, six kilomètres au sud deSingapour, ces "frères de la côte asiatique"basés en Indonésie, entre Rupat, Bengkalis,Selatpanjang et Batam, lorgnent sur les riches-ses de l'eldorado, de Singapour à Kuala Lumpuren Malaisie. À défaut d'autoradios ou de télé-phones portables, ils traquent les cargos et leurscoffres-forts depuis leurs sordides ghettos surpilotis. Pour l'Institut maritime malaisien, lapiraterie serait le fait de miséreux massés auxabords des zones développées. Anciens marinsou pêcheurs, parfois d'origine Bugis (ces marinsréputés des détroits malais, qui ont donné à laMalaisie plusieurs sultans), les Indonésiens ontrecours à ce crime vieux comme la mer quandd'autres s'en remettent à l'immigration clandes-tine ou à la contrebande. Car la piraterie estaussi "culturelle" dans ces eaux, comme leconstate Charles Meyer : "Dans le monde mal-ais, la piraterie était une institution originale etun métier (rompak) qui en quelques îles setransmettait de père en fils, parallèlement à lapêche au trepang"." (2)Y a-t-il une "main invisible" au-dessus de ces"marins perdus" ? se demande la Revue de ladéfense nationale. "Dans l'immense majorité descas non", répond-elle. "La piraterie étant souventle fait de petits gangs locaux pratiquant cette acti-vité de façon à la fois "opportuniste" et "histo-rique". Pour autant, il est clair qu'à une plus gran-

de échelle les mafias et autres triades asiatiquessont impliquées, et que les liens avec certainsgroupes adeptes de la violence politique existentdéjà. Les mouvements terroristes semblent éga-lement s'intéresser à cette forme de financementnon négligeable.

"LES FLÉAUX DE LA PIRATERIE et du ter-rorisme se superposent de manière croissante",indique un rapport de l'Institut français d'analy-se stratégique (3). "La piraterie en haute merdevient une tactique-clé des groupes terroris-tes. Beaucoup des pirates d'aujourd'hui sontdes terroristes maritimes avec une idéologieflexible et au service de causes politiquesvariées. Ce lien entre la piraterie et le terroris-me est surtout dangereux pour les marchés del'énergie : la plus grande partie du pétrole et dugaz mondial est transportée par bateaux à tra-vers les mers les plus infestées de pirates. (…)Aujourd'hui, face aux efforts internationauxmassifs visant à geler leurs financements, lesgroupes terroristes ont commencé à envisagerla piraterie comme une source importante definancement. Cet attrait est particulièrementapparent dans le détroit de Malacca (…). Lesservices de renseignements estiment qu'Al-Qaïda et les groupes qui s'en réclament possè-deraient une douzaine de bateau fantômes - desvaisseaux détournés qui ont été repeints,renommés, dont les papiers sont falsifiés, diri-gés par un équipage doté de faux passeports etde certificats de compétences falsifiés. Lesexperts de la sécurité ont depuis longtemps pré-venu que les terroristes essaieraient d'utiliserun bateau chargé d'explosifs, peut-être mêmed'armes de destructions massives, pour le faireexploser dans un port ou un terminal."Les pirates modernes s'adaptent ainsi à leurépoque. Dans le matériel qu'ils utilisent -selonl'enseignant en géopolitique Alain Litzellmann,"de plus en plus, les pirates disposent d'embarca-tions ayant les mêmes capacités que les bateauxdes gardes-côtes ou des marines de la région,quand ils n'en ont pas les caractéristiques oun'en portent pas la marque” (4)-, et dans lesobjectifs qu'ils visent, pas seulement crapuleux,mais parfois politiques. On est ainsi loin de l'uto-pie égalitaire attribuée -de manière certes tropromantique- aux pirates des temps passés. Maisqu'en pensaient leurs victimes d’alors ?

RC

...

DANS les rédactions, les dépêches se multiplientsur des actes de piraterie en Somalie. La

dernière en date remonte au 27 février. Ce jour-là, un naviredu Programme alimentaire mondial (PAM) qui transporte desdenrées est détourné par des pirates, au large de la côte nord-est de la Somalie. A bord du bateau qui venait d'acheminer1.800 tonnes de nourriture et des équipements fournis parl'Organisation des Nations unies (ONU), se trouvent douzemembres d'équipage. "Le PAM est extrêmement préoccupépar la sécurité des membres d'équipages et du navire", décla-re alors Peter Goossens, directeur de l'organisation pour laSomalie. "De tels actes de piraterie peuvent entraver la four-niture de l'aide alimentaire aux populations vulnérables deSomalie et pourraient yaggraver la situationhumanitaire déjà fragile",ajoute-t-il, inquiet. Déjà en 2006, ce navireavait échappé de peu à unetentative de détournementau sud du pays. En juin 2005, un bâtiment similaire avait passéplus de 100 jours en Somalie, après avoir été détourné de sacargaison en nourriture. L'équipage avait été relâché, maiscette prise avait entraînée la suspension des activités du PAMdans un pays qui en a bien besoin -en 2006, le PAM a fourni78.000 tonnes de nourriture à plus d'1,4 million de personnestouchées par la sécheresse, les inondations et la guerre.

L'ABSENCE D'UN ETAT DE DROIT en Somalie depuis1991, date à laquelle a débuté la guerre civile dans le pays(1), fait de ses côtes un nouvel eldorado pour les piratesdes temps modernes. Selon le capitaine PottengalMukundan, directeur général du Bureau maritime interna-tional (BMI ou IMB, organisation qui lutte contre la pira-terie maritime dans le monde), interrogé en décembre2005 par afrik.com (2), la recrudescence des actes de pira-terie tient à ce vide politique. "Depuis le 15 mars [2005],ce sont 32 attaques qui ont été perpétrées dans les eaux

somaliennes, dont 13 avec succès", indiquait en décemb-re 2005 M. Mukundan. A cette époque, dix navires avaientété libérés contre une rançon. "Les pirates arrivent dans des petits bateaux très rapidesarmés d'armes automatiques et de lance-grenades porta-bles. Ils ouvrent alors le feu sur le navire et l'obligent àralentir, puis en profitent pour monter rapidement à bord.L'équipage est pris en otage et les pirates obligent le navireà quitter les eaux internationales pour les eaux somalien-nes", où seules les autorités du pays sont habilitées à inter-venir -ce qu'elles ne font pas-, explique le patron du BMI (2). Les pirates somaliens s'attaquent aux cargos, comme lesnavires de la PAM, mais aussi aux bâtiments de croisière.

Les passagers du MV Seabourn Spirit peuvent en témoi-gner. En novembre 2005, ce bateau a été agressé par despirates à 160 kilomètres du littoral somalien. Trois vedet-tes ont fait irruption avec à leur bord des hommes armés.Le Seabourn Spirit a essuyé un tir de roquette et des raflesde mitrailleuses mais l'équipage est parvenu à forcer l'al-lure et à déjouer la tentative d'abordage. Au cours de l'as-saut, les 200 passagers avaient été regroupés dans un salonpour leur sécurité. La compagnie américaine Seabourn adéploré un blessé parmi l'équipage (3). Certains de leurs forces et semble-t-il prêts à tout, desassaillants se sont même attaqués à l’armée américaine enmars 2006. Dans la nuit du 18, le croiseur USS Cape Saint-George et le destroyer USS Gonzalez, intervenant dans lecadre de l'opération Enduring Freedom liée à la guerre cont-re le terrorisme, poursuivent des embarcations somaliennes,un dhow et deux petits bateaux de pêche. À 5 heures dumatin, ayant rejoints les navires suspects à 25 miles des côtessomaliennes, dans les eaux internationales, les bâtimentss'apprêtent à les inspecter. L'USS Gonzalez met à l'eau uncanot avec des marins armés à bord. Malgré la puissance defeu des bâtiments de guerre (226 missiles et 36 canons detous calibres), les Somaliens ouvrent le feu. Les Américainsrépliquent ; dans la lutte qui s'ensuit, un navire somalien estcoulé, les autres capturés. (4).

DANS CE CONTEXTE FACILITÉ par l'anarchie qui règnedans le pays, "la solution réside dans la mise en place d'uncadre répressif et législatif", estimait en 2005 le capitaineMukundan. Cette volonté politique, les Tribunaux islamiquesl'avaient. Lors de leur avancée dans le pays au cours de l'an-née 2006, ils ont activement pourchassé les pirates. "Les pira-tes ont maltraité des personnes sur les eaux territoriales dela Somalie et ont entamé notre crédibilité. (...) Leurs actionsétaient illégales, inacceptables et non islamiques. Quiconqueserait suspecté d'aider les pirates ou d'être parmi eux serapuni en accord avec la charia. Nous allons détruire les pira-tes et les faire disparaître", déclarait en août l'un des leadersdu mouvement islamiste (2). Durant cette période, le nombre d'attaques de pirates a dureste baissé, avant que les islamistes ne soient chassés dupouvoir par l'intervention de l'armée éthiopienne.Aujourd'hui, le pays risque de retomber dans ses errements.Avant sa chute, le régime des chefs de guerre n'était en effetpas des plus rigoureux en matière de lutte contre la piraterie.Le responsable du BMI indiquait en 2005 que l'activité despirates “est connue de tous” dans les petits villages qui lon-gent la côte somalienne. Une côte qu'étaient incapables decontrôler les chefs de guerre somaliens -dont le pouvoir selimitait à des petites portions de territoire- faisant d'elle leroyaume des pirates.

RC

(1) Lire Diplo n°1 (dans Kashkazi n°50)(2) www.afrik.com, site d'informations sur l'Afrique(3) www.meretmarine.com, site sur l'actualité maritime(4) www.grioo.com, site d'informations sur l'Afrique

Somalie, le repaire idéalProfitant du chaos dans lequel est plongé le pays depuis seize ans, les pirates sont de plus en plus actifs dans cette zone de l’océan Indien.

“Les pirates ont maltraité des personnes sur les eaux territoriales de la Somalie et ont entamé notre crédibilité.”

UN LEADER DES TRIBUNAUX ISLAMIQUES, EN AOÛT 2006

Controle d'un boutre indien par la marine étasunienne dans le cadre de la lutte contre la piraterie.

kashkazi 61 mars 200744

hors-piste histoire

Mohamed était en classe de 3ème en cedébut 1968. Trente neuf ans et une lon-gue carrière dans la Légion française,

n'ont pas entamé les souvenirs du jeune rebelle quin'a raté aucun épisode de la protestation lycéenne.Celle-ci va durer plus d'un mois et demi et ébran-ler définitivement l'édifice colonial. Car s'il fautbien tirer un enseignement de ce qu'a représentél'épopée (lycéenne) de 1968, c'est le tournant dansl'histoire comorienne qui connaîtra à partir du 14mars de la même année, une agitation politiquesans précédent ouvrant la marche vers l'indépen-dance. Prélude à une prise de conscience nationa-le. Sillon qui va libérer une jeunesse prise dans l'é-tau d'une double domination féodale et coloniale."Personne n'avait prévu cette grève", se rappelleaujourd'hui Youssouf Mohamed. Qui donc pouvaitanticiper le crash du 28 janvier et projeter que ce

drame allait réunir les Comoriens dans un élan col-lectif de protestation contre la puissance adminis-trante ? Personne, en effet.28 janvier 1968. "Les cours commencent à 7 heu-res et les élèves rejoignent leur classe. Située à l'é-tage, notre salle fait face à la piste d'atterrissagede l'aéroport de Moroni. Sans doute parce que lecours m'intéresse peu, je regarde à travers la fenê-tre en direction de l'aéroport lorsque j'aperçois unavion qui s'approche bizarrement vers la piste.L'appareil a piqué sur le rocher et a explosé." Lebruit de l'explosion provoque une réaction sponta-née et collective des élèves, dont beaucoup ontsuivi depuis la cour du lycée la course désespéréedu Héron de Havilland, de la Compagnie Air-Comores. Ils franchissent la clôture de l'établisse-ment, traversent la petite forêt et le marigot qui lesséparent du lieu du drame, bravant pour certains la

consigne de leur professeur de ne pas quitter laclasse. "Je ne me suis posé aucune question. J'aisauté par la fenêtre, dévalé la cour jusqu'au mari-got, traversé la piste jusqu'au lieu de l'impact."Affrontant la mer démontée par les vents du kash-kazi, les lycéens mettent leur vie en péril dansl'espoir d'en sauver d'autres. Mais aucun survivantne sortira de l'épave encore chaude de l'Héron. Lessecouristes en herbes remonteront néanmoins lescorps déchiquetés, évitant que la mer ne lesengloutisse à jamais. "Lorsque les secours arriventune heure plus tard, nous avons déjà fait l'essen-tiel" explique Youssouf.

MAIS DANS LES HEURES qui suivent, toutbascule. Ces élèves qui avaient le sentiment d'avoirparticipé à une œuvre de bravoure, ne pouvaientimaginer qu'ils venaient d'infliger un affront à la

puissante administration coloniale qui, en se lais-sant devancer sur le terrain de l'accident, laissaitentrevoir ses failles. Ils le comprendront en écou-tant le journal parlé de 13 heures de l'Office deradio et télévision française (ORTF, la voix de laFrance) de ce 28 janvier. "Certains, au lieu de sau-ver les victimes, fouillaient leurs poches." Ce com-mentaire signé André Sabbas, le directeur de la sta-tion, Youssouf n'est pas prêt de l'oublier. Dans "Etla Graine fut semée", son roman consacré à larévolte de 1968, Aboubacar Saïd Salim s'interrogesur les propos de Sabbas. "Etait-ce de l'inconscien-ce ? Du mépris ? De la provocation ? Peut-être toutcela à la fois." Ce commentaire "déplacé" dupatron de la radio "a été la goutte d'eau qui a faitdéborder le vase", explique Youssouf. "La nouvel-le de l'insulte s'était répandue comme une aversede saison sèche", décrit Aboubacar Saïd Salim, s'a-joutant à la douleur des 18 victimes du crash. Laville entre alors en ébullition. Pour Moustoifa SaïdCheikh, en terminale cette année-là, "l'insulte dés-obligeante du journaliste avait bafoué le sentimentnational", expliquant l'entrée en scène de la popu-lation dès ce 28 janvier au soir. "Le mouvement n'apas débuté réellement au lycée mais dans la rue.Un mouvement social et populaire qui a porté sacolère devant le haut commissariat", la représenta-tion de la France dans le territoire. Celui quideviendra par la suite l'un des meneurs de la pro-testation lycéenne, se souvient de cette anecdotedevant le siège du Haut commissariat encadré parun bataillon de la Légion étrangère appelée en ren-fort de la Garde des Comores (garde indigène),dépassée par les événements. "Je me rappelle decette image de Pétan Mchangama défiant les for-ces coloniales en leur disant “Tirez ! Tirez !"Bien que spontanée, cette manifestation populairene manquera pas de porter à la face du représentantde l'administration coloniale des revendicationspolitiques, signe d'une lame de fond contestatairequi a trouvé un exécutoire dans la dérive verbalede Sabbas. "La foule compacte scandait des slo-gans du Molinaco [Mouvement de libérationnationale des Comores, ndlr] : "Mkolo nalawe",qui signifie "les colons dehors"”, écrit l'auteur de"Et la graine fut semée". Devant le siège del'ORTF, les manifestants scandaient : "A basSabbas !"

DE RETOUR AU LYCÉE AU LENDEMAIN decette nuit agitée, les élèves n'étaient pas disposés àreprendre les cours sans réagir eux aussi à ces pro-pos qui leur étaient avant tout destinés. Leur déci-sion de descendre dans les rues pour exprimer leurcolère "s'inscrivait comme le prolongement dumouvement populaire de la veille", fait observerMoustoifa Cheik. Dans ce contexte tendu, l'admi-nistration ne cachait pas sa crainte d'un engrenage,le prélude à un mouvement de protesta-tion dont personne ne pouvait prévoir lesrépercussions. Le premier à se rendre

mars 68ces lycéens qui ébranlent

YOUSSOUF

...

Ci-dessous, un groupe degrévistes, partisdans le maquisen mars 1968.

Ahm

ed Ouledi

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histoire hors-piste

compte de ce risque est le proviseur de l'é-tablissement, qui multiplie les manoeuv-res pour tenter de retenir les élèves ou tout

au moins, limiter l'ampleur du mouvement,comme le rappelle Aboubacar Saïd Salim dansune description romancée, mais qui renvoie à unephotographie du lycée à cette époque. "Allons lesenfants, en classe ! Vos professeurs attendent. Leproviseur qui croyait connaître ses enfants commeil disait, n'avait pas pris au sérieux notre intentionde défiler. Il essaya de convaincre les grands élè-ves. Devant le refus catégorique de tous, il tenta desauver les meubles en mettant de l'ordre dans lesrangs qui s'ébranlaient déjà vers la ville. (…) A levoir ainsi affairé, on eut cru qu'il (le proviseur)était le meneur." Ce paternalisme du chef de l'u-nique lycée de l'archipel rend compte de la repré-sentation qu'il se faisait du lycée non comme lieude savoir et d'apprentissage de la liberté, maiscomme un camp d'enfants privilégiés ou quidevaient se considérer comme tels, et à qui "laFrance [la mère patrie, ndlr] fournissait matériel etprofesseurs gratuitement" et assurait nourriture ethébergement "alors que dans leur famille c'étaitramadan tous les jours".

VOIR MANIFESTER ces "nantis" promis à unavenir d'élite au sein de l'administration colonialene pouvait être ressenti autrement que comme uneforme "d'ingratitude". Surtout quand les élèveseuropéens, les fils des dignitaires, des commis del'administration et quelques élèves étrangers quiavaient préféré le nouveau lycée de Moroni quel'on disait l'un des meilleurs de la région, étaientrestés en cours. Et quand ceux qui avaient bravél'interdit brandissaient sur leurs pancartes les slo-gans : "A bas le colonialisme français", "A basSabbas", "Honneur au peuple comorien"… Ce face à face inédit entre l'arrogance colonialeet la réaction spontanée d'un peuple suivi de safrange intellectuelle, aurait pu s'arrêter par cettesorte de bras d'honneur. Mais l'on ne défie pasimpunément l'autorité coloniale.L'administration du lycée, aidée par le gouverne-

ment local du président Saïd Mohamed Cheik,prend des mesures de rétorsion et décide le ren-voi de deux élèves de seconde, et la suspensionde plusieurs autres durant deux semaines decours, dans le but de briser toute velléité decontestation. "Du coup s'est greffé un mouvementde solidarité et ensuite de revendications propre-ment lycéennes." Cette "phase 2" selon l'expres-sion de Moustoifa Cheik, prend la forme d'unegrève des cours "contre la discipline coloniale etpour l'amélioration des conditions d'études".Cette phase qui débute en février s'avère éprou-vante parce que se jouant dans l'enceinte dulycée, sans l'émotion, la spontanéité et surtout le

soutien de la rue. Projetée dans la durée, ellenécessite une structuration qui ne s'était pasposée dans la première phase. Les éléments lesplus conscients prennent la tête du mouvementmais doivent faire face à de nombreux obstacles."Les autorités refusaient de se plier à nos reven-dications", fait remarquer Moustoifa Cheik.Cette reprise en main de la situation par l'admi-nistration menaçait de modifier le rapport de for-ces au désavantage des grévistes. Les autorités etl'administration brandissent en premier lieu desmesures disciplinaires, contraignant directementles parents à envoyer leurs enfants dans les cours,qui se poursuivirent en dépit des perturbations."Ce qui a poussé à la radicalisation des espritset durci la grève", malgré le risque de délitementqui se profilait à l'horizon, soutient M. Cheik.Unique établissement public de l'archipel, lelycée devenait un piège qui se refermait progres-sivement sur les grévistes. Hormis les élèvesrésidant à Moroni et ses environs, tous les autresétaient pris en charge par l'établissement en qua-lité de demi-pensionnaires ou d'internes. Ce qui

donnait à l'administration un excellent moyen decontrainte contre les grévistes, qui perdaientautomatiquement ces avantages. Les plus déterminés décident néanmoins de rent-rer dans leur village ou île respectifs au risque desubir encore plus directement la pression familia-le. Seuls ceux de la capitale peuvent donc préten-dre maintenir la flamme du mouvement. Les plusâgés initient alors un réseau de solidarité pourmaintenir la cohésion du mouvement, en dispen-sant des cours aux plus jeunes directement dansles villages. Cette expression de solidarité affirmel'engagement des grévistes et développe la sympa-thie des villageois envers les lycéens. Mais les

jours s'écoulent sans résultat. Un mois presque. Lasituation devient de plus en plus intenable. "Il étaitinadmissible que les choses continuent ainsi.L'administration ayant tout fait pour mobiliser lapopulation à faire pression sur les élèves, nousn'avions plus le choix, il fallait s'extraire de cecadre." La vie du lycée est perturbée depuis le 28janvier. Voilà plus d'un mois que la majorité desélèves ne va plus en cours… Début mars, les jeu-nes choisissent de prendre le maquis.

"NOUS AVONS DÉCIDÉ DE QUITTER la ville",se rappelle Youssouf Mohamed. L'opération estpréparée dans la plus grande discrétion. Malgré legrand nombre d'élèves mobilisés - près de 600-rien n'a filtré, ni sur le jour du départ, ni sur le lieude rassemblement, encore moins sur l'itinéraire."C'était fou comme engagement. Nous n'avionsrien préparé. Comme le jour du crash, nous nenous sommes pas posé de questions. C'est juste aumoment où j'allais partir que j'ai deman-dé à un ami comment se lancer dans unmaquis sans savoir ce qu'on va manger.

Les propos "humiliants" d'un directeur de l'Office de radio et télévisionfrançaise, accusant des Comoriens d'avoir fait les poches des 18 victimes de l'accident d'avion à l'aéroport de Moroni, le 28 janvier1968, provoquent un soulèvement sans précédent. Le lycée SaïdMohamed Cheik, jusque-là fleuron de l'œuvre coloniale, devient le lieuprivilégié de la contestation contre ce même système colonial. Récit de deux mois de révolte qui ébranlèrent les Comores.

CETTE ANNÉE-LÀ3 janvier 1968 Promulgation de la loi élargis-sant l'autonomie interne.

28 janvier 1968 Un Héron de Havilland de laCompagnie Air Comores, en provenance de Dar-es-Salam heurte une balise de vision nocturne ets'abîme en mer. André Sabbas, journaliste del'ORTF, accuse dans une violente diatribe morali-satrice les lycéens et les badauds d'avoir fait lespoches des sauveteurs plutôt que de plongerpour récupérer les victimes.

29 janvier/mars 1968 Grèves et manifestations des élèves du lycée deMoroni. Les lycéens réclament le départ dujournaliste et du Conseiller du Président Cheikh.Des parachutistes des Forces Françaises du Sud-Ouest de l'Océan Indien sont dépêchés deTananarive et de la Réunion pour prêter main-forte à la Gendarmerie locale.

Mars 1968Arrestations et emprisonnement de nombreuxlycéens. D'autres parmi eux prennent le maquisdans la forêt de Ngazdija durant cinq semaines.Une partie des lycéens rejoignent le Molinaco àDar-Es-Salam.

8 avril 1968Crise politique majeure et démission des septmembres du gouvernement du Territoire à lasuite des manifestations et des tentatives d'in-cendie contre la voiture du ministre de l'Infor-mation et de la Chambre des députés.

19 avril 1968Signature entre le Président Said MohamedCheikh et Antoine Combani, Haut-commissairede France aux Comores, de deux conventionsdéfinissant l'assistance technique et les investis-sements nécessaires au développement de l'ar-chipel. Ces conventions constituent le premierdes actes de nature à favoriser l'autonomieaccordée en janvier, et dont les nouvelles insti-tutions sont en place.

24 juillet 1968Constitution du nouveau Conseil du gouverne-ment de Said Mohamed Cheikh.

Août 1968Naissance du Parti socialiste des Comores(Pasoco), avec comme leaders Salim Himidi,Abdoulkader Hamissi, Bouhar Mzé Ali et Fazul.

Septembre 1968Création du Rassemblement démocratique dupeuple comorien (RDPC), un parti réformisteopposé au régime du président Cheik et dirigépar Mouzaoir Abdallah qui prend l'opposition

Décembre 1968 Création de l'Union démocratique des Comores(UDC), le parti Vert.

à Moronil'édifice colonial...

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“C’était fou notre engagement. Nous n’avions rien préparé. Comme le jour du crash, nous ne nous sommes pas posé de questions.”

YOUSSOUF MOHAMED, LYCÉEN MAQUISARD EN 1968

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hors-piste histoire

SI LES circonstances du déclenche-ment de la grève de 1968

(lire page précédente) ne relèvent pas d'unevolonté des lycéens, on peut lui trouverquelques points communs avec la grève de1964, qui constitue historiquement le premiermouvement de protestation en milieu scolaireaux Comores. Cette première grève contestaitla discipline coloniale et s'est d'ailleurs termi-née par le limogeage du principal du collègede Moroni et une nette amélioration des condi-tions de travail des élèves. On doit aussi à cemouvement l'ouverture du lycée SaïdMohamed Cheikh, qui permettait aux élèvesde l'archipel de terminer leur cursus secondairesans devoir se rendre à Madagascar. Dans lecontexte de l'époque, ces acquis avaient prou-vé que la lutte pouvait payer et que le systèmecolonial n'était pas infaillible. Bien que les évènements de 1968 relevaientd'une réaction spontanée, la présence d'élèvesqui avaient participé à la grève de 1964 et quise trouvant en Terminale, avaient atteint unecertaine maturité, a été bénéfique au leaders-hip du second mouvement, sans lequel il auraitété impossible de tenir le pavé pendant plusd'un mois et demi, en dépit de la pressionpopulaire et politique qui pesait sur ce mouve-ment. Les actions de solidarité à l'instar des"cours en milieu ouvert", imaginées pourmaintenir la cohésion du mouvement de grèvedans ses heures les plus incertaines, ou encorela stratégie du maquis visant à "extraire" lesélèves de la pression des parents, relèventplus d'un sens aigu de l'organisation que de l'a-mateurisme.

POUR MOUSTOIFA SAÏD CHEIK, enTerminale à l'époque et l'un des meneurs de lagrève, "avec le départ au maquis, le mouve-ment avait pris une forme de contestationnationale. Un déplacement massif de jeunes,parmi les plus instruits, qui débarquent dansun village, cela pose des questions. C'était unchoc pour la population qui assistait à un actede défi de l'administration coloniale. Un choc

aussi pour les élèves qui pour la première foisont pris conscience d'une réalité [celle dupays, ndlr], que l'on vivait mais dont on n'a-vait pas conscience. Cela a provoqué une agi-tation de l'administration coloniale qui nevoyait pas jusqu'où pouvaient aller les élèvesqui n'étaient à ses yeux que des énergumènes.Agitation également dans les milieux de lapetite bourgeoisie, jusque là docile, qui a étéamenée à prendre position."

UNE TELLE STRATÉGIE confirme une dosepolitique incontestable dans le déroulement dela grève de 68. Dès les premières manifesta-tions, des pancartes dénonçant le systèmecolonial étaient apparues dans les rangs desélèves. 39 ans plus tard, Moustoifa SaïdCheik retient la leçon suivante : "C'était unmouvement salutaire pour le pays qui adonné libre cours à des forces décisives, quiallaient influer le cours de l'histoire. C'est unmouvement qui a constitué une sorte derenouveau du pays."Ce mouvement de contestation a libérél'espace politique dominé par l'administrationcoloniale et le régime féodal du présidentCheikh, et permis la naissance de courantspolitiques réformistes tels que leRassemblement démocratique et populairedes Comores (RDPC) mené par MouzawarAbdallah, qui a contraint le régime à s'orga-niser en créant le parti Vert. Si le mouvementindépendantiste existait déjà à travers leMolinaco (Mouvement de libération nationa-le des Comores) créé en Tanzanie, les événe-ments de 1968 ont facilité l'installation duParti socialiste des Comores (Pasoco), sabranche locale. La promotion partie cetteannée-là en France après le bac était naturel-lement perméable aux idées marxistes quitraversaient les universités françaises à l’é-poque. "Cela nous a permis de transformerl'Asec [Association des stagiaires et étudiantscomoriens, ndlr] d'un syndicat d'étudiantsvivant le mal du pays, en un syndicat révolu-tionnaire dans l'esprit du syndicalisme fran-

çais et d'en faire une organisation indépen-dantiste", explique Moustoifa Cheik, l'artisanprincipal de cette métamorphose.Le gain n'est pas seulement politique. PourAhmed Kamal Saïd Youssouf, en 4ème en1968 et le premier blessé le 14 mars, "c'étaitun moment essentiel de ma vie. Quand a écla-té mai 68 en France, j'ai découvert qu'il exis-tait une humanité, qu'il y avait une jeunesse dumonde entier qui ne demandait qu'une chose :le respect de l'autre, des cultures, de la liberté,de l'être". Il en tire une devise : "On était unispour qu'on se respecte."Socialement, mars 68 a marqué toute unegénération qui avait construit de nouvellesvaleurs d'engagement politique et de solidarité.

"Il y avait donc un idéal. Tout le monde sereconnaissait dans 68. Nous avions construitune identité en même temps qu'on se sentaitliés au monde" observe Ahmed Kamal. Il yavait une part de romantisme aussi. "C'est àcette époque qu'on a organisé des fêtes avecles filles. C'était pas imaginable avant", noteAhmed. Des filles absentes durant toute lapériode de la grève, non par hostilité, mais àcause du poids social.

QU’EST DEVENU CET IDÉAL au fil dutemps ? Les leaders de l'époque ont fait car-rière dans la politique pour la plupart d'entreeux. Indépendantistes, marxistes-léninistes,ils ont navigué dans les courants de gaucheen France avant de revenir au pays s'évanouirdans les dédales de la politique locale. Laplupart se sont ralliés à leurs détracteurs d'il ya 39 ans, détachés de leurs idéaux."Beaucoup sont foutus. Ils se réclament demars 68, mais ont tous trahi l'idéal. Moi etbeaucoup d'autres sont restés fidèles" analyse

Ahmed Kamal Saïd Youssouf, qui fut le pre-mier à avoir lancé un réseau de distributionde journaux aux Comores. Youssouf Mohamed a bifurqué vers l'arméefrançaise, mais se considère plus proche "desidéaux de liberté et de justice sociale" qu'ilprônait en 68. Aboubacar Mchangama, jour-naliste, émarge sur la liste des jeunes de l'é-poque qui ont gardé la fibre soixante-huitar-de. Aboubacar Saïd Salim, auteur d'un romansur ces évènements, navigue entre la poli-tique et l'écriture. Zaïnou nourrit la théorieséparatiste depuis Maore. Les autres,Moustoifa Saïd Cheik, Saïd AbdallahMchangama, Keké, Ahmed Soilih Mamadoupour ne citer que ceux-là, n'ont rien en com-

mun, au-delà des souvenirs d'adolescents.Plusieurs fois ministres dans différents cabi-nets gouvernementaux, ils sont des notablespour les uns, ennoblis pour les autres et nereprésentent plus qu'eux-mêmes pour l'en-semble. "Beaucoup de ceux qui se sont illus-trés à l'époque sont fatigués s'ils n'ont pastrahi", reconnaît Moustoifa Cheik. Le leader du Front démocratique (FD), devenuconseiller diplomatique du gouvernementinsulaire de Ngazidja, relativise cependant laportée de ce mouvement. "S'il a bousculé l'é-chiquier colonial, il ne reste pas moins unmouvement de jeunes, de lycéens. Il faut jugerses leaders par rapport à ces limites. C'est àl'Histoire de juger les hommes", dit-il. UneHistoire qui reste à écrire et qui n'a pas livré lerôle d'autres figures énigmatiques de cetteépoque, comme le professeur et diplomateSultan Chouzour. Pour reprendre le titre duroman d’Aboubacar Saïd Salim, la graine futsemée… mais elle n'a rien donné.

KES

La graine “salutaire” n’a rien donnéQuelle signification attribuer à la révolte lycéenne de mars 1968 ? Que sont devenus ses meneurs ?

RépressionEn mars 68, SouefAli Amane étaitadjoint au chef del'un des quatre pelo-tons de gendarmesmobiles de la zonede Moroni. Il se sou-vient de la détentiondes élèves grévistesau sein même dulycée, après le sacca-ge de celui-ci. “Ilsétaient une floppéedans chaque salle. Ilsétaient laissés dansles salles comme desbêtes, ils pissaientdedans, et ils ne sor-taient que pour lepetit déjeuner. Ilsn'avaient même pasle temps de mangerqu'on les faisait déjàrentrer. C'est pour çaque j'avais inventéune chanson : “Lepain dans lapoche…””Engagés dans unconflit devenu “unehistoire entre Blancset Noirs”, les gendar-mes comoriens n'ontfait qu'obéir à leurschefs, participant àla répression dumouvement. “Onétait en deuil, onvoyait que cesenfants avaient rai-son, mais jamais onne l'aurait dit souspeine d'exclusion. Aquoi bon dire ce quenous pensions ? Moi,j'avais une dizained'enfants à élever.Nous avions nosenfants dans cetteécole. Et puis, ce n'é-tait par le momentde poser des ques-tions. C'était l'ar-mée, des ordres àobéir, c'est tout.”L'administration, enguise de récompen-se, distribuera desavancements à sesgendarmes les pluszélés à l'issue de larépression. Il fautdire qu'elle avait euchaud : “Du momentqu'il y avait déjà unmouvement estu-diantin à Paris, ilsont eu peur. C'est çaqui les a rendusmalades. Les disposi-tions réglementairesétaient trop fortes.Normalement, ilsn'auraient pas étéaussi méchants.”

Un copain nous a filé 10 kg de riz. Noussommes quand même partis sans allumet-tes, sans casseroles" s'étonne encore

aujourd'hui Youssouf Mohamed. Partie dans la nuit du village d'Itsandra, la troupe atraversé Ntsudjini sans autre direction que l'impé-ratif de se trouver hors de portée de la pression desparents et de l'administration. "Nous sommes arri-vés à la Garrigue dans la région de Oichili vers5 heures du matin." Cette première halte était enelle-même une victoire. Cette stratégie "d'extraction" du mouvementde protestation de la ville vers l'arrière pays vatransformer fondamentalement sa nature. Sipersonne ne pouvait prévoir l'issue d'une telleaction inédite, elle se présentait en revanchecomme l'unique façon de sauver la grève dudélitement et d'éviter le prix que l'administra-tion se préparait à faire payer à ceux qui étaientlistés comme les meneurs. Socialement, cettefugue collective obligeait les parents à s'impli-quer dans la recherche d'une issue et à se posi-tionner face aux autorités qui, dès le début de laprotestation, avaient opté pour la méthode radi-cale. Elle créera un lien nouveau qui dilue pourune fois les clivages villages/villes etriches/pauvres et entre les îles, au profit desvaleurs d'engagement, de solidarité et de liber-té. Seules les filles, peu nombreuses et encorepeu émancipées, ne prendront pas part à cettegrande marche. Après quelques jours à souffrirle martyre en brousse, l'errance avait cependantatteint ses limites. Le mental ne tenait plus

d'autant qu'à Moroni, les non grévistes, lesmêmes qui s'étaient désistés à manifester le 29janvier, poursuivaient les cours et s'apprêtaientà terminer leur trimestre. La nécessité de rent-rer à Moroni s'imposait, mais pour faire quoi ?Les discussions furent animées dans le campe-ment d'Itsinkoudi (un village du nord-est de l'île),dernière halte avant le retour. "La première propo-

sition faite était de retourner et foutre le feu audomicile du président Cheik à Daché" se souvientYoussouf Mohamed. Le projet paraissait cepen-dant risqué aux lycéens peu préparés aux actionsde guérilla. "Que faire devant l'intervention de laGarde ?" s'interrogent les élèves. "On n'avait niessence, ni allumettes" fait remarquer très simple-ment un ex-lycéen.

FINALEMENT, LE COMPROMIS consiste à"revenir au lycée et le saccager, pour empê-cher les non grévistes de faire cours".L'accord est scellé par un serment autour d'unfeu de bois. Chaque lycéen s'approche dutotem et jure de rester solidaire au mouve-ment. Dans son roman, Aboubacar Saïd Salimdécrit le premier serment : "Un jeune garçonavance de deux pas, le regard fixe, le geste un

peu mécanique. Il lève la main droite qu'il tendvers les flammes comme pour un salut romain.Chacun retient son souffle. D'une voix grave ettremblante d'émotion, il déclare : "Je jure decontinuer le combat et de ne pas trahir mescamarades. J'assumerai jusqu'au bout et dansla dignité les conséquences de mes actes, pourl'honneur et la liberté du peuple comorien.""

Ce sont donc ces grévistes qui ont bravé les intem-péries, les nuits dans la brousse et dont le destin estscellé par un testament, qui reviennent au lycée le14 mars 1968, avec un mot d'ordre simple et clair :"RIDANGAGNE". Chacun doit rejoindre sa clas-se et à 10 heures, la cloche annonçant le début dela récréation donnera le signal du saccage. La journée du 14 mars débute dans une certaineangoisse, aussi bien pour les "maquisards" quiveulent réussir leur plan d'attaque que pour lesnon grévistes, qualifiés de "traîtres". Avec unretard d'une heure, la consigne qui était de toutcasser et de transformer le lycée en camp deretranchement pour résister à un éventuel assautdes forces de l'ordre, a été suivie. "Les cahiers etles chaises volaient de partout. Les salles declasse ont été pendant quelques heures le théâtred'une casse de mobilier d'une rare violence"

raconte Y. Mohamed. Pendant que les grévistes étaient les maîtres à l'in-térieur du lycée, à l'extérieur, les forces de l'ord-re, qui avaient reçu des renforts d'un bataillon dela Légion venu de la Réunion, attendaient dedonner l'assaut. "Au premier coup de semonce,ce fut la pagaille. Les élèves couraient de par-tout, mais les forces de l'ordre qui avaient en faitencerclé l'établissement ont réussi à maîtrisertous les garçons. J'ai reçu un coup de crosse quim'a fendu le crâne" décrit Youssouf, qui porteencore la cicatrice de cette bataille. Tous les gré-vistes se sont trouvés parqués dans les salles declasse, transformées en cellules de prison."Cette journée a donné lieu à une réaction vio-lente des forces coloniales. Le lycée a été trans-formé en camp militaire et placé sous le régimede la bastonnade. Quand la nouvelle s'estrépandue en ville, elle a provoqué immédiate-ment un soulèvement de la population avec à satête le grand cadi Saïd MohamedAbdourrahamane", décrit Moustoifa SaïdCheik. L'histoire retiendra cet acte du chef reli-gieux qui s'est couché sur l'asphalte, empêchantun affrontement direct entre les manifestants etles forces de l'ordre. Une issue a été trouvée après deux semaines dedétention de centaines de lycéens dans leur prop-re "salle-de classe-prison", pendant que sept desmeneurs étaient transférés à la maison d'arrêt deMoroni, avant d'être relâchés à l'issue d'une paro-die de procès.

KAMAL’EDDINE SAINDOU

...

“Le lycée a été transformé en camp militaire et placé sous le régime de la bastonnade.”

MOUSTOIFA SAÏD CHEIK, HISTORIEN

“Beaucoup sont foutus. Ils se réclament de mars 68, mais ont tous trahi l’idéal.”

AHMED KAMAL SAÏD YOUSSOUF, ANCIEN MAQUISARD

kashkazi 61 mars 2007 47

ÇA CLAQUE sur lestables, ça

compte entre les dents serrées et ça griffonne surdes cahiers d'écoliers. C'est dimanche, et l'écoleprimaire de Ndroini, à quelques kilomètres ausud de Moroni, est pleine à craquer. Assis,debout autour des tables et dans les moindresrecoins, aussi concentrés que pour un examen,des dizaines d'hommes et de garçons peubavards se serrent dans les classes et sur les ter-rasses. En tout, 80 équipes -soit 500 personnesenviron- venues de toute l'île s'affrontent. Noussommes en plein tournoi de la fédération como-rienne de domino…C'est aussi sérieux que du foot, mieux organisépeut-être. Créée en 2004, la fédération a posé desrègles sur ce qui existait depuis des années : lesrencontres inter-villageoises entre passionnés deces jetons noirs et blancs, qui retiennent les pèresde famille sur les places publiques jusqu'à desheures indues… "Ça a commencé comme unsystème de relations entre les villages", racontele président, Youssouf Said Mahaze, dit Zico."Et puis, on a cherché à développer l'art dudomino, tout en créant des mesures de répres-sion. On a aussi fixé des règles du jeu qui s'ap-pliquent dans tous les tournois." La discipline estsévère : "Nos sanctions peuvent s'appliquer à un

village, ou à un joueur de n'importe quel villa-ge." En cas de non-respect des usages de bien-séance (lire ci-contre), les membres des clubspeuvent se voir privés de leur précieuse licence,qui conditionne comme dans n'importe quellecompétition leur participation aux rencontres.

AVANT D'ÊTRE aussi strictement réglementé,le domino a cependant passionné des généra-tions de Comoriens qui l'ont appris à l'âge oùl'on quitte les jupes de maman, et en ont meubléles jours vides de leur vieillesse. Originaire deChine -on dit d'ailleurs que le jeu a été apportédans l'archipel par un Chinois, même s'il estaussi très répandu à Madagascar et en Afriquede l'est- il a été adopté dans le monde entier. "EnAngleterre, à Maurice, aux Caraïbes, chacun asa façon de jouer", observe Joma Amada, ditBoura Moinamtsa, un habitué de la placeMtsangani (Moroni). "Nous, on joue comme lesFrançais." Les plus vieux habitants se souvien-nent de l'avoir toujours vu. Déjà bien ancré à lapériode coloniale, il a provoqué l'agacement duprésident révolutionnaire Ali Soilihi, qui voyaiten lui le symbole de l'inertie, et lança en 1977,après avoir annoncé une campagne d'alphabéti-sation des masses : "Pour la réalisation de cetteétape, citoyens, vous comprenez que, pendant

une période de six mois ou d'un an, il vous fau-dra arrêter [de jouer] aux cartes ou aux domi-nos l'après-midi dans les villages, il vous faudraarrêter ! Travail le matin, retour vers midi oudans l'après-midi, repos, puis apprentissage del'écriture et de la lecture, apprentissage desquatre opérations de calcul (…) et de six mois àun an, les dominos et les cartes doivent dispa-raître du village !"Aujourd'hui, les fondateurs de la fédération

de domino vantent les bienfaits sociaux decette activité qui, “contrairement au foot, n'a-boutit pas à des bagarres". "On ne privilégiepas la victoire, on est plutôt entrés dans unsystème de développement", assurent-ils."Chaque équipe paie 15.000 fc [30 euros,ndlr] au village organisateur qui assure l'ac-cueil et prépare un petit déjeuner à tout lemonde. L'argent des tournois sert aussi à desprojets du village. Par exemple àMitsamihuli, on a aidé à l'entretien du bâti-ment de la télé. Ailleurs, on a arrangé le mar-ché… Notre but, c'est l'organisation du peu-ple, de la masse, la lutte contre la délinquan-ce. Quand on est tous ensemble à jouer, ledimanche, non seulement on se rencontre aulieu de faire n'importe quoi, mais on organiseun jeu qui peut rapporter quelque chose auvillage. Quand on joue, ce ne sont plus desobjectifs de fainéantise."

D'AUTRES GRANDS JOUEURS avouentpourtant sans fard que "c'est l'oisiveté, le faitqu'on ne travaille pas qui nous fait rester là.Les intellectuels, les fonctionnaires… on est làparce qu'on ne travaille pas. Il y a 10 ou 15ans, on n'y passait pas toute la journée", com-mente Assudine Abdallah, à Domoni(Ndzuani). "Quand je suis là, j'oublie tous messoucis", confie aussi un joueur de Moroni."Mais ça prend beaucoup de temps. Même situ as un rendez-vous, tu l'oublies à cause desdominos. Moi j'y vais beaucoup moins depuisque je suis marié. J'avais complètement arrê-té, mais je suis en train de replonger dedans." Admises au stade mais exclues des placespubliques où l'on joue, les femmes n'y peuventrien : il faut bien préparer le dimanche, une fois

par mois, où se mesurent les mémoires les plusinfaillibles et les calculateurs les plus redoutablesde Ngazidja. Qu'on se le dise : "Le domino estdevenu un jeu intelligent", affirment YoussoufSaid Mahaze, Said Ibrahim et Said Madi, de lafédération. La preuve : "Les coupes reviennentsouvent aux mêmes clubs, et on retrouve lesmêmes équipes en demi et quart de finale." Entête du palmarès, Dembeni, avec sept coupes. Ceux qui trichent un peu en zieutant le jeu de

leurs adversaires ne susci-tent que le dédain. "Ce n'estpas grave, les autres n'ontqu'à cacher leur jeu. Detoutes façons, les joueursqualifiés n'ont pas besoin deça. Ils sont capables de

deviner le jeu des autres. Celui qui triche n'apas ces qualités…" Tout le talent du joueur dedomino réside en effet dans sa capacité àmémoriser les jetons déposés par chacun desquatre participants pour connaître les chiffresdont ils disposent, puis à freiner les uns et lesautres en fonction de ses besoins.

"UNE FOIS QUE CHACUN a joué trois pions,je suis capable à 65 ou 70% de localiser les aut-res pions", annonce Ibouroi. "C'est un jeu trèsintéressant. Tu ne dois pas écraser toujours letype qui est sur ta gauche, sinon tu ne pourraspas localiser le jeu." Le reste, dominos tantôtfrappés violemment sur la table, tantôt glissésnégligemment dans le jeu, ne fait que donner dupanache à la partie… et permet parfois de com-muniquer avec son partenaire. "C'est la dansedes dominos", sourit Zico. "Si tu n'es pas énervé,si tu maîtrises le jeu, tu terrorises un peu tonadversaire avec des gestes impressionnants."Fonctionnaires hauts placés ou simples tra-vailleurs, vieillards ou gamins, les talents serecrutent partout -les joueurs se plaisent à lerépéter. "Il y a des pêcheurs, des gens qui n'ontjamais mis les pieds à l'école, et qui sont trèsforts dans ce jeu purement mathématique",souligne Assudine Abdallah. "Il y en a qui sontbons dès l'âge de 11-15 ans", remarque-t-on àla fédération. "Même un type illettré sait fairede bons calculs", insiste Joma. C'est sans doute ce qui fait le succès des domi-nos, l'un des rares loisirs où les jeunes à cas-quette se mesurent aux vieux en kofia. Le plan-ning de la fédération, qui recueille les deman-des des villages souhaitant accueillir un tour-noi, est rempli jusqu'en 2009…

LG

DOMINOla n uvelle

compet' à la mode

phénomène hors-piste

Chaque mois à Ngazidja, se rencontrent plusieurs centaines de passionnés de dominos. Les villages se

bousculent pour accueillir les tournois de la fédération…

DémocratiqueC'est une petite caba-ne en tôle comme lesautres, où l'on joue audomino et au mraha,tout près de Caltex àMoroni. Pourtant, à lireles conditions d'adhé-sion au club de domino,ça ne rigole pas… Ilfaut : “Etre de nationa-lité comorienne, êtreun homme majeur, sainde corps et d'esprit,avoir l'esprit sportif, dufair-play, être démocra-tique et aimer les réno-vations, aimer la com-pagnie et le jeu, etavoir le sens de la com-pétitivité.” Ce n'est pastout : “Chaque membredoit mettre à la disposi-tion du club son intelli-gence, son argent, sonhonneur, son savoir-faire et son sens dudéveloppement.” Enfin,“tout acte, toute paro-le, tout mot pouvantdéplaire aux autres sontinterdits et sujets à uneamende de 500 à 1000fc.” Inlime Nabouhane,un instituteur qui vit àItsandra, se sent cepen-dant beaucoup pluslibre dans son vieuxclub de Moroni, qui ras-semble des joueurs detout Ngazidja et desautres îles venus tra-vailler dans la capitale.“Ici on joue tranquille-ment”, explique-t-il.“C'est démocratique. AItsandra, je suis unétranger : je n'ai pas ledroit de blaguer ; si jem'exprime avec unegrosse voix envers lesnotables, je seraiexclu !”

“Il y a des pêcheurs, des gens qui n’ont jamaismis les pieds à l’école, et qui sont très forts.”

ASSUDINE ABDALLAH, UN JOUEUR DE DOMONI

kashkazi 61 mars 200748

hors-piste musique

PARTI du lagon pour courir le mondeet noyer sa grande colère contre

les destins soumis de cet Archipel, Baco nousrevient pour un ultime tour de piste avant sa pro-chaine virée new-yorkaise. C'est aux States en effetqu'il compte sortir sa prochaine galette. Un "albumcomplètement barré, qui n'intéressera pas lesComoriens”, suppute-t-il à l'avance, “avec un sondifférent de ce que je leur fais écouter habituelle-ment, un son moins folk, même s'il est vrai qu'ils sereconnaîtront dans les percussions". Un projet pas-sionnant sur lequel on retrouvera notammentKeziah Jones et Wally Badarou. En attendant, BacoMourchid replonge dans le patrimoine avec uneélégance certaine et réinvente le chant populaire. Enbousculant quelque peu les harmonies de l'enfance,en suggérant de nouvelles structures mélodiques et

en imaginant des envolées rythmiques qui nous pré-servent des écoutes trop convenues de la musiquecomorienne actuellement à l'affiche. Avec sa guita-re, son gabusi et sa marovany malgache, il conviekora et sanza à convoler en justes noces avec siffletet garando sous le regard émerveillé de cajun etcontre-basse. Un vrai festin de rois sous les lunesqui ne crache pas sur les influences. Entre le reggaejamaïcain sur Zama Abudu, le blues des Amériques

à la sauce mrenge sur Tsoma et le chant tibétain deYungchen Lhamo sur Duniya et Ungadza, Baconous fabrique un nouvel imaginaire musical fait demgodro retourné, de mlelezi et de folkomorocean,avec un zeste de shakasha pour calmer les espritsles plus retors. En un mot, "c'est le voyage commetoujours chez moi", dit-il regard en biais sur la ter-rasse du Père Tranquille, un café parisien du quar-tier des halles.

ENTRE DEUX PETITS "crèmes", Baco nousraconte ainsi Hadisi. Ce septième album qui rendhommage au pays et à ses fans de la première heure.Un opus à l'inspiration efficace où l'émotion chemi-ne sans vaciller une seule fois sur une étendue dequatorze titres. Un opus qui lui sert aussi à crever lesilence observé depuis trois ans en matière de pro-

duction discographique. Aprèssa dernière échappée reggaeavec le français Manjul, avecqui il a enregistré Martyr'sBlues en 2004, il avait cherché àprendre quelque recul sur letemps. Histoire d'implanter son

studio en région parisienne, de renouveler sonréseau dans la profession et surtout de créer sonlabel, appelé “Hiriz Records”. Hiriz de "talisman"en langue-pays. Une manière pour le vieux routierde demeurer fidèle à sa mystique des débuts. Hirizest aussi le deuxième titre de l'album Question paruchez Cobalt. Les mots ne sont pas innocents et il lesait. Ce n'est pas un hasard s'il a choisi Hadisi, quisignifie histoire, comme titre de ce dernier opus.

Hadisi, parce qu'il avait des "choses importantes àtransmettre aux plus jeunes". Hadisi, parce qu'ilvoulait "rappeler" à tous le sens de "la mémoire".Hadisi, parce qu'il voulait pointer du doigt les effetsdu déchirement entre les îles sœurs depuisplus de trente ans. Hadisi enfin parcequ'il voulait dire combien il se sentconcerné par les noyés de la traver-sée -plus de 4.000 morts en merdepuis l'instauration du visaBalladur en 1995 selonl'Observatoire de l'immigrationclandestine anjouanaise. Ce quifait déjà pas mal d'histoires pourun album dédié à une terre préten-due… sans histoire."Je sais qu'avec le thème que j'ai abordédans ce disque, je vais devoir me bagarrer avecles gens." Car Baco ne comprend plus la haine quianime les siens. "C'est terrible. Le Mahorais ricanequand son frère d'enfance s'enfonce dans l'océan.Et ça me tue" dit-il. Il commente un incident surve-nu lors d'un dernier passage sur l'île. Eliasse, unjeune folksinger venu de Moroni, s'est fait huer parle public un soir de concert. "Les gens criaient“nalawe mgazidja uwo”. Et j'ai pleuré." Il est doncmonté sur scène pour le défendre. "Je leur ai dit queceux qui ne veulent pas écouter le concert partenttraîner sur le bord de mer jusqu'à la fin du set et queceux qui veulent suivre le concert cessent les insul-tes." A l'époque où il se faisait appeler Bob Chidou,Baco était une vraie tête brûlée à la réputation sul-fureuse. "Il n'y avait pas plus bandit" confie un pro-

che. "Aujourd'hui qu'il joue les sages en musique,même les plus violents de l'île lui doivent le respect.Donc le fait qu'il soit monté défendre ce"Comorien" a refroidi tout le monde. Personne

n'aurait osé remettre son autorité en question.Même les plus jeunes ont eu quelqu'un

qui leur a dit ce qu'il était avant etpuis, on le respecte beaucoup aussipour tous les combats qu'il amenés au nom des jeunes" ajou-te le même interlocuteur, un brinadmirateur. Lui, Baco, parle de"devoir" et de "corruption des

esprits". Le sourire triste, il préci-se sa pensée : "On corrompt l'esprit

de nos enfants dans cette histoire. Il ya des enfants, qui, aujourd'hui pensent

qu'ils ne sont pas Comoriens. Nous devons leurdire la vérité."

BACO EST DE CEUX qui pensent que deux Etatsdans un même archipel n'ont pas à réécrire le destincommun. Il ne souhaite plus qu'on fasse l'amalgameentre les Comores et un statut politique, quel qu'ilsoit. "On est une région, une culture, une histoire."Un pays où l'esprit de division s'est emparé de tousles cerveaux disponibles sans crier gare. "C'est pourcette raison que j'ai traficoté l'image de Hergé surla pochette avec des clandestins. Pour insister surle fait que nous sommes fiers de chasser lesAnjouanais. C'est à pleurer."Au fond, Baco Mourchid rêve d'entente cordialeentre les îles. Voilà pourquoi il a d'abord fait paraît-re ce disque dans l'océan Indien, avant de chercherà le faire connaître ailleurs. Il y a comme un messa-ge derrière ce travail musical : "Que les Comoriensse tiennent la main et avancent enfin ensemble." Lahaine n'engendre que de la peur et du malheur."Niyambi keza lulu" affirme un adage populaire del'autre côté de l'Archipel. "Tu te rends compte ? AMayotte, ceux qui parlent malgache n'ont jamaisdit qu'ils étaient malgaches. Aujourd'hui, il y a uneréelle division entre ceux qui sont malgaches etceux qui ne le sont pas." Et Baco de se demanderjusqu'où cette histoire va nous mener ? Et quelles enseront les limites ? "C'est pour ça que je dis “hadi-si na yendre umbeli”. Il faut que cette histoire avan-ce d'un bon pas. Il faut qu'on en finisse. En plus,c'est entretenu par des gens en qui on a confiance.Les gens les suivent s'ils disent quelque chose. Toutle monde suit le mouvement. Quand ils disent“Maore nayilale, wantru lala”." Dans son regard,on devine sans peine les noms des politiques incri-minés. "On ne peut pas rester avec des slogans dugenre “Maore nayi hime” depuis le temps desSoroda jusqu'à nos jours. Il faut que ça change."

BACO SERAIT-IL POUR AUTANT en train deredonner corps à ses chansons engagées ? Lui quiavoue une certaine admiration pour les auteurs del'île de Ngazidja ("C'est Ngazidja qui a commencéà écrire des chansons engagées") pense simple-ment que les artistes ont un rôle à jouer dans cettebataille. "On n'écrit pas assez sur la division. C'estce qui fait notre faiblesse. Et je pense qu'il y a uneconscience générale à avoir sur la gravité des cho-ses" déclare-t-il d'un air désabusé. Avant de poursui-vre : "Nous ne pouvons pas nier que nous avons desliens culturels, familiaux. La politique ne peut pastout casser. Voilà pourquoi j'ai centré le discours decet album autour du fait qu'il faut qu'on prenne lan-gue et qu'on se parle. Le dialogue doit reprendreentre les îles. La souveraineté des sultans ne nous ajamais empêchés d'être aussi serrés familialementet culturellement."

SOEUF ELBADAWI

HADISI YA BACO

Un sage en colèreAvec Hadisi, Baco Mourchid sort un opus de métissages et de messages. Le rebelle devenu sage prône le dialogue

entre les îles soeurs et le recours aux liens familiaux plutôt qu’aux dérives politiciennes.

“On ne peut pas rester avec des slogans du genre “Maore nayihime” depuis le temps des Soroda jusqu'à nos jours.”

BACO MOURCHID

Ci-dessous,Baco Mourchid.A droite, lapochette de son album,Hadisi.

Soeuf Elbadaw

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kashkazi 61 mars 200750

LES MAUX DE LA FIN

Réflexions sur le temps qui passe

JE NE SAIS PAS POURQUOI mais cette fois je me sensd'humeur primesautière. Est-ce à cause de l'arrivée du mois demars, annonciateur du printemps pour ceux de l'hémisphère nord,souffrant des rigueurs de l'hiver, et de l'arrivée imminente de l'au-tomne pour nous de l'hémisphère sud, souffrant de l'implacablehégémonie caniculaire ? En tout cas, un sentiment de légèretéplane dans l'air. C'est pourquoi je me contenterai cette fois de par-ler tout simplement de l'air du temps.

JE ME DOIS DE VOUS DONNER des nouvelles de madernière chronique sur nos pieux derviches tourneurs [lireKashkazi n°59, janvier 2007]. Des missi dominici m'ont étéenvoyés par des gens qui avaient cru se reconnaître dans les esquis-ses de portrait que j'avais faites du parfait derviche tourneur.Savez-vous pourquoi l'on m'envoyait ces messagers ? Pour m'in-former que contrairement à ce que je croyais, ils n'étaient pas desderviches tourneurs. Cette attitude me mit dans une profonde per-plexité : comment avaient-ils pu se reconnaître alors dans un por-trait qui ne leur ressemblait pas ? Celui qui peut répondre à cettequestion est aussi capable de résoudre la quadrature du cercle.

J'ai été témoin, il y a deux semaines, avec mon ami Sanfi,d'un événement vraiment extraordinaire. Extraordinaire dans sarareté et extraordinaire dans son exploit. Alors que nos âmes et noscœurs étaient plongés dans une fervente prière, au moment de l'An-Icha, nous vîmes une main, seulement une main, déposer furtive-ment un panier, juste à la véranda. Aussitôt des senteurs de gâteau,celui que les Anglais avaient tellement apprécié qu'ils l'ont l'a-vaient appelé Good-Good, emplirent nos narines. Je vous avoueque pendant quelques secondes, notre concentration fut battue enbrèche par notre gourmandise car nos esprits firent un rapide aller-retour entre le gâteau et la prière.Ce gâteau est un don que l'on fait aux croyants pour qu'un vœu seréalise. La discrétion de la main donatrice s'explique par le fait quece don s'appelle soidaka siri, ce qui littéralement veut dire don dis-cret. Ce genre de don avait disparu avec l'avènement de l'électrici-té. Alors Sanfi et moi nous nous sommes demandés, par quel mira-cle, par quels détours, par quels chemins mystérieux, l'homme oula femme qui a déposé ce panier, a pu parvenir à la mosquée sansêtre vu ? En tout cas ce geste montre que la foi n'a pas été tuée parl'électricité, contrairement aux djinns, aux zombies et aux sheit-wans, qui, en ayant peur de la lumière, ont laissé nos villages sansanimation nocturne.

RESTONS ENCORE UN PEU À LA MOSQUÉE. Unvendredi, j'ai vu arriver, pour la grande prière, un jeune croyant,habillé d'un très beau Tee-Shirt, marqué de "THB, bière de l'OcéanIndien", marque connue par les amateurs de bon houblon. Je mesuis alors demandé si la prière de ce jeune homme, connu danstoute la cité pour la profondeur de ses croyances, pour ses bonnesactions et pour la pureté de son âme, oui je me suis demandé simalgré cela, sa grande prière pouvait être exaucée, dans la mesureoù il portait un habit d'une marque d'alcool. Et comme, pour lesanciens habitants de Byzance, nous les Comoriens, aimons discu-ter du sexe des anges, je suis sûr qu'il y aura des sommités théolo-giques pour se pencher gravement sur ce sujet de la plus hauteimportance et qui me tient très à cœur. Nous saurons alors si chez nous c'est le kemba qui fait le Cheickou si comme partout, chez les peuples intelligents, cultivés et aver-

tis, l'habit ne fait jamais le moine.

Un mien ami, que je soupçonne d'avoir, même s'il l'a toujoursbien caché, un esprit taquin, m'a dit récemment une chose qui deman-de à être vérifiée et qui peut-être sera vérifiée dans le mois à venir. Ilm'a dit ceci : tu sais que même si tu faisais débarquer à Kalaweni destonnes et des tonnes de sacs de compétence et que tu les distribuais gra-cieusement, généreusement, à foisonnantes brassées à ceux qui lesréclament à cor et à cris, ils seraient capables de faire encore preuved'incompétence ? Je l'ai alors regardé avec méfiance, l'ai planté là et luiai lancé en partant : mauvaise langue, va !

Un drame s'est récemment produit dans une des branches dema nombreuse famille. L'un de mes beaux-frères par alliance, marié àma cousine, a été chassé de la maison par sa femme, pour cause demauvaise volonté. Le motif peut effectivement être valable : mon beau-frère, qui gagne très honnêtement sa vie en consultant les cauris, lesntsos, le sable et l'au-delà et en prédisant à ses clients et patientes ce quiva leur arriver, en leur dévoilant l'endroit où se trouve tel objet perdu,en leur indiquant l'identité de celui qui a volé leur bijou et leur argent,rien qu'en regardant un œuf trempé dans du lait, a été infoutu, ce jour-là, de dire où se trouvait le MP3 qu'on a accusé le petit de la maison,d'avoir volé. A telle enseigne que le petit, malgré ses dénégations, a étéemmené par les gendarmes. Sans vouloir systématiquement me mettre du côté de ma cousine,je crois moi aussi que mon beau-frère a fait preuve de mauvaisevolonté, surtout qu'en un moment donné, un bruit avait couru quetous les sorciers, les marabouts, les voyants et les devins, dont il estl'un des plus célèbres, allaient être recrutés à la police et à la gen-darmerie, avec comme grade minimum, celui de lieutenant, telle-ment leur capacité à résoudre les affaires les plus difficiles est denotoriété publique..

JE SAIS QUE VOUS ALLEZ VOUS MOQUER de moisi je vous dis que j'ai trouvé le moyen de doper la croissance écono-mique de l'Afrique, surtout d'un pays pauvre comme celui des hom-mes intègres, j'ai nommé le Burkina-Faso. La solution miracle m'a étérévélée en regardant la série télévisée "Bobodioufs".En écoutant attentivement les propos des acteurs, j'ai bondi de monfauteuil en lançant : "Euréka !" Rassurez-vous, ce n'est pas l'Eurékadu Grand Grec mais celui du Petit-Comorien ou du petit Comorien.La solution est vraiment toute simple et vous allez être d'accord avecmoi : il suffirait de la signature d'une convention internationale qui sti-pulerait ceci : chaque fois qu'un Africain, et plus particulièrement unBurkinabé, prononcerait l'adverbe là, l'Afrique gagnerait un quart depoint de croissance. Je vous parie qu'en moins de six mois, nousdeviendrions les nouveaux dragons et les Africains les nouveauxEmiratis en moins d'un an. Imaginez en effet ceci : viens ici là ; tu saisrien là, qu'est-ce que tu fais là là ? Il y a un truc très astucieux que l'on pourrait faire en plus pourgagner en un temps record la première place de l'économie mon-diale : il suffirait de faire immigrer au Burkina-Faso mon cousinLala de Mahanoro (Madagascar) et de lui demander chaque fois lechemin en malgache ; ce qui donne ceci : Ayzan Lalany Lala là ?Rien que cette question nous aura rapporté un point un quart decroissance économique.Alors l'Europe et l'Amérique n'auraient qu'à bien se tenir. Oh là là, que le temps-là qui passe !

MOHAMED TOIHIRI, écrivain et enseignant, auteur de La République des Imberbes, Le kafir du Karthala, etc...

par Mohamed Toihiri

décryptageque sont devenus les serré-la-main ?entretien avec youssouf moussa

décryptagecholéra : retour sur une sale maladie

reportage

rwanda, un quartier mahorais du port, à la réunion

hors-piste

google.comle monde est à ses pieds

dans les kiosques lejeudi 5 avril 2007

le mois prochain

Je sais que vous allezvous moquer de moisi je vous dis que j'aitrouvé le moyen dedoper la croissanceéconomique del'Afrique, surtoutd'un pays pauvrecomme celui deshommes intègres, j'ai nommé leBurkina-Faso. La solution miraclem’a été révélée en regardant la série télévisée“Bobodioufs”.