40 ans de formation professionnelle : Tout çà pour çà !

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vriers ont un CAP. L’accord des partenaires sociaux puis la loi cherchent à première vue à concilier cet objectif avec l’aspiration des salariés à la promo- tion sociale. L’une des révolutions de la loi portée par Jacques Delors, alors conseiller social de Jacques Chaban-Delmas, est de reconnaître un droit à la formation sur le temps de travail sans perte de sa- laire. C’est aussi l’injonction faite aux entreprises de former leurs salariés. Pour financer ce droit, les en- treprises doivent à l’époque consacrer 0,8 % de leur masse salariale à la formation. Le législateur avait même chiffré la montée en charge du système : les entreprises devaient affecter 2 % de leur masse sala- riale à la formation dès… 1976. Quarante ans après, la moitié des salariés sont formés chaque année. En comparaison, moins de 15 % d’entre eux avaient accès à la formation au début des années 70. 1,5 % du PIB (soit près de 30 milliards d’euros) est consacré à la formation. À elles seules, les entreprises y accordent près de 12 milliards d’euros. L’obligation légale des entre- prises de plus de 20 salariés portée à 1,6 % de la masse salariale est allégrement dépassée pour at- teindre 2,9 %. Et les partenaires sociaux ne ces- sent de se gargariser d’avoir conçu la boîte à outils formation la plus fournie de la planète. Une exception française qui ne masque pas un sys- tème trop cher, trop inégalitaire, trop complexe. « Un salarié sur deux se forme chaque année… mais c’est toujours le même », résume un haut fonc- tionnaire du ministère du Travail. Conçu par des élites politiques et syndicales (au début des an- nées 70, ce sont les cadres de l’Ugict qui s’emparent de la question pour la CGT), le système s’adresse à la crème des grandes entreprises. Résultat : les cadres partent plus souvent en formation et les ou- vriers restent les parents pauvres du système. La du- rée moyenne des formations ne dépasse pas trente heures par an et les actions engagées visent sur- tout à assurer l’adaptation du salarié à son poste de travail. Il faut dire qu’entre-temps la France est en- trée dans l’ère du chômage de masse et que les évo- Enquête 14 Liaisons sociales magazine / janvier 2011 Produit de 68 et des Trente Glorieuses, la loi Delors sur la formation continue a constitué une petite révolution. Au fil du temps, le système est devenu très complexe et n’a pas atteint son objectif de promotion sociale. Sur le coup, ils n’en sont pas revenus. Au lende- main du remaniement ministériel de novembre, les partenaires sociaux se réveillaient avec une mi- nistre déléguée à l’Apprentissage et à la Formation professionnelle, Nadine Morano. Une première. Jusqu’ici, la formation tombait dans le portefeuille de secrétaires d’État, plus ou moins convaincus par le sujet. « Un symbole politique fort », se sont fé- licités responsables syndicaux et patronaux, sous- entendant que la formation professionnelle avait enfin acquis ses lettres de noblesse. Il aura fallu attendre quarante ans pour y arriver. Les deux textes fondateurs du système de la formation professionnelle (l’accord national interprofession- nel de juillet 1970 et la loi Delors de juillet 1971) sont pensés et négociés au lendemain de Mai 1968. La France vit les dernières heures des Trente Glo- rieuses : on ne compte alors que 300 000 chômeurs, contre près de 4 millions aujourd’hui. Et le princi- pal souci des entreprises est de trouver une main- d’œuvre qualifiée : les bacheliers représentent 5 % de la population active, et moins d’un tiers des ou- Par Anne- Cécile Geoffroy 40 ans de formation professionnelle Tout ça pour ça!

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vriers ont un CAP. L’accord des partenaires sociauxpuis la loi cherchent à première vue à concilier cetobjectif avec l’aspiration des salariés à la promo-tion sociale. L’une des révolutions de la loi portéepar Jacques Delors, alors conseiller social de JacquesChaban-Delmas, est de reconnaître un droit à laformation sur le temps de travail sans perte de sa-laire. C’est aussi l’injonction faite aux entreprises deformer leurs salariés. Pour financer ce droit, les en-treprises doivent à l’époque consacrer 0,8% de leurmasse salariale à la formation. Le législateur avaitmême chiffré la montée en charge du système: lesentreprises devaient affecter 2% de leur masse sala-riale à la formation dès… 1976.

Quarante ans après, la moitié des salariés sontformés chaque année. En comparaison, moins de15% d’entre eux avaient accès à la formation audébut des années 70. 1,5% du PIB (soit près de30milliards d’euros) est consacré à la formation. Àelles seules, les entreprises y accordent près de12milliards d’euros. L’obligation légale des entre-prises de plus de 20 salariés portée à 1,6% de lamasse salariale est allégrement dépassée pour at-teindre 2,9%. Et les partenaires sociaux ne ces-sent de se gargariser d’avoir conçu la boîte à outilsformation la plus fournie de la planète.Une exception française qui ne masque pas un sys-tème trop cher, trop inégalitaire, trop complexe.«Un salarié sur deux se forme chaque année…mais c’est toujours le même», résume un haut fonc-tionnaire du ministère du Travail. Conçu par desélites politiques et syndicales (au début des an-nées70, ce sont les cadres de l’Ugict qui s’emparentde la question pour la CGT), le système s’adresse àla crème des grandes entreprises. Résultat : lescadres partent plus souvent en formation et les ou-vriers restent les parents pauvres du système. La du-rée moyenne des formations ne dépasse pas trenteheures par an et les actions engagées visent sur-tout à assurer l’adaptation du salarié à son poste detravail. Il faut dire qu’entre-temps la France est en-trée dans l’ère du chômage demasse et que les évo-

Enquête

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Produit de 68 et des TrenteGlorieuses, la loi Delors sur la formation continue aconstitué une petite révolution.Au fil du temps, le système est devenu très complexe et n’a pas atteint son objectif de promotion sociale.

Sur le coup, ils n’en sont pas revenus. Au lende-main du remaniement ministériel de novembre,les partenaires sociaux se réveillaient avec une mi-nistre déléguée à l’Apprentissage et à la Formationprofessionnelle, Nadine Morano. Une première.Jusqu’ici, la formation tombait dans le portefeuillede secrétaires d’État, plus ou moins convaincuspar le sujet. «Un symbole politique fort», se sont fé-licités responsables syndicaux et patronaux, sous- entendant que la formation professionnelle avaitenfin acquis ses lettres de noblesse.Il aura fallu attendre quarante ans pour y arriver. Lesdeux textes fondateurs du système de la formationprofessionnelle (l’accord national interprofession-nel de juillet 1970 et la loi Delors de juillet 1971)sont pensés et négociés au lendemain de Mai1968.La France vit les dernières heures des Trente Glo-rieuses: on ne compte alors que 300000chômeurs,contre près de 4millions aujourd’hui. Et le princi-pal souci des entreprises est de trouver une main-d’œuvre qualifiée: les bacheliers représentent 5% dela population active, et moins d’un tiers des ou-

Par Anne-CécileGeoffroy

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faut pouvoir le financer.» Le discours despartenaires sociaux commence donc àévoluer. «Nous devons passer de la for-mation promotion sociale à la sécu ri sa -tion des parcours professionnels», avan-çait la cédétiste Anousheh Karvar,secrétaire nationale, lors de la célébra-tion des 40 ans du paritarisme dans laformation professionnelle, début dé-cembre à Paris. «Notre nouvelle fron-tière n’est plus la formation pro-

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lutions technologiques, la mondialisa-tion, la tertiarisation de l’économie ontrendu obsolètes, dès le début des an-nées 80, les qualifications profession-nelles.

Immanquablement, l’ambition de corri-ger les inégalités sociales n’a jamais été at-teinte, sinon à la marge et principalementgrâce au congé individuel de formation(CIF), créé par la loi Delors, mais dont le financement n’était pas prévu avant 1983.À l’échelon national, un peu plus de40000personnes bénéficient actuellementchaque année d’un CIF. En Ile-de-France,80% des bénéficiaires sont des ouvrierset des employés. «Mais le CIF n’est paspour autant un droit opposable et l’on nepeut pas accepter toutes les demandes. Lapremière inégalité est l’accès à l’informa-tion et à l’orientation. C’est à ce niveauque nous devons placer nos efforts», sou-ligne Jean-Pierre Douillet, vice-présidentdu Fongecif Ile-de-France. Lucie Tanguy,sociologue, spécialiste de la formation au

CNRS, a montré que si la France se crispeautant sur son système de formation pro-fessionnelle, c’est parce qu’il s’est construitsur un mythede pro motion sociale et dedeuxième chance: «L’ANI a été signé aulendemain des grandes grèves de 68, dontl’administration et les entreprises vou-laient à tout prix éviter qu’elles se reprodui-sent. Pour Jac ques Delors, la formationest apparue comme un outil de réformeéconomique, mais aussi comme un outilde pacification des relations sociales. Ladeuxième chance et la promotion socialen’ont jamais été les objectifs des auteursmais ont nourri les espoirs des salariés.»Deux idéaux dont les partenaires sociauxont du mal à faire le deuil. Dès son préam-bule, l’ANI du 7 janvier 2009, le dernieren date, affiche la volonté de permettreà tout salarié «de progresser d’au moinsun niveau de qualification au cours de savie professionnelle». «La loi n’a pas reprisce droit à la deuxième chance, constateStéphane Lardy, vice-président FO dePôle emploi. Tout simplement parce qu’il

Pascal Jousse, 43 ans.Responsable du site de productiond’un fabricant de parquet de280 salariés en région Centre, Pascalen avait marre de mettre en œuvre des plans sociaux. «Deux en trois ans,indique le quadra. J’ai profité dusecond PSE pour me porter volontaireet me lancer dans la créationd’entreprise.» Il opte pour un contratde transition professionnelle (CTP). Ce dispositif propose unaccompagnement resserré desdemandeurs d’emploi issusd’entreprises de moins de1000 salariés et un accès facilité à la formation tout en garantissant près de 100% du salaire pendant un an. «Il était primordial de me fairefinancer les formations pour assurerma reconversion. Sans le CTP j’auraisdéboursé plus de 3700 euros.»Opcalia, Opca interprofessionnel,a pris en charge les frais. Pascal a racheté une entreprise decharpente-couverture. Il ne se versepas encore de salaire et pointetoujours à Pôle emploi, le temps destabiliser sa réorientation.

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Les principaux outils de formation à dispositionDu plan de formation classique à la préparation opérationnelle à l’emploi,

en quarante ans, les dispositifs se sont multipliés et individualisés

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motion sociale, mais la formationprofessionnelle “continuée”», note JoëlRuiz, direc teur général d’Agefos PME.«D’un droit collectif, nous sommes pas-sés à un droit individuel encadré par lanégociation collective », décrypte Anou-sheh Karvar. De l’injonction «entreprises,formez vos salariés ! », nous passons àl’injonction «salariés, formez-vous!». Lapalette d’outils à la disposition desactifss’est ainsi élargie: le bilan de compé-tences pour faire un point sur son évo -lution professionnelle, la validation desacquis de l’expérience (VAE) pour faire

reconnaître les compétences acquises autravail et les transformer en certification,le droit individuel à la formation (DIF)pour prendre en main son employabilité.Sans oublier le passeport formation, unoutil fantôme dans beaucoup d’entre-prises, imaginé dès 2003 pour permettrede garder une trace des formations suiviespar les salariés. L’autre grande évolutiondu système issu de la loi Delors est laconsécration de la formation comme ins-trument incontournable des politiquesde l’emploi. Conçue à l’origine pour lessalariés, la formation professionnelle a

été déviée ces trente dernières années pourêtre dirigée vers les demandeurs d’emploi.Et, en toute logique, les trois dernièresannées n’ont fait que renforcer cette ten-dance. Au plus fort de la crise économique,le mot d’ordre était de «former plutôt quede chômer». Une excellente prescription,malheureusement non suivie d’une réfor -me structurelle. Selon les derniers chiffresdu Fonds d’investissement social de 2009,seuls 21000 salariés en chômage partielont suivi une formation. Et même si, de-puis, leur nombre a dû évoluer à la hausseet qu’il faut également y ajouter les béné-

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ficiaires du Fonds national pour l’emploi,le compte n’est pas à la hauteur de l’en-jeu. Certes, le sujet de la formation au service de l’emploi n’est plus tabou au seindes organismes paritaires collecteursagréés (Opca), note un spécialiste : «De-puis la loi de modernisation du marchédu travail, les Opca, notamment AgefosPME et Opcalia, interviennent dans lescontrats de transition professionnelle(CTP) et les conventions de reclassementpersonnalisé (CRP) aux côtés de Pôle em-ploi et de l’Afpa. » Mais là encore, leschiffres manquent d’ambition. Alors quela moitié des bénéficiaires d’un CTP sui-vent réellement une formation, seuls 20%des licenciés économiques en CRP choi-sissent cette voie. Opcalia et Agefos PMEont ainsi accompagné 30000 salariés enCTP. Une goutte d’eau.

Pour le chômage des jeunes aussi la for-mation est devenue un remède. Dès lesannées80, l’alternance, alors en perte de vi-tesse avec le contrat d’apprentissage, estreboosté par les partenaires sociaux. Ilsinventent les contrats en alternance, dontle plus utilisé est le contrat de qualifica-tion, remplacé depuis par le contrat deprofessionna lisation. Le gouvernement al’ambition dedépasser la barre du millionde jeunes en alternance (ils étaient527000 en septembre 2010). Reste à sa-voir comment inciter les entreprises à lesrecruter.Comme les salariés, les demandeurs d’em-ploi doivent se prendre en main. La VAE,le bilan de compétences, le CIF leur ontété ouverts au fur et à mesure. «La for-mation professionnelle est devenue unesorte de bien universel comme l’éduca-tion scolaire. Elle est considérée commeun instrument permettant de résoudreles problèmes de compétitivité écono-mique, l’adaptation des salariés, et de re-médier aux effets du chômage. C’est unesorte de bonne à tout faire », constate,perplexe, Lucie Tanguy. Le dernier ac-cord est empreint de cette nouvellecroyance. Le nouveau Fonds paritaire desécurisation des parcours professionnels(FPSPP) a notamment pour mission definancer la formation des demandeursd’emploi et des salariés les moins quali-fiés. Le DIF portable autorise les salariéslicenciés à activer leur droit à la forma-tion, même inscrits à Pôle emploi. Et, avecla préparation opérationnelle à l’emploi(POE), qui permet aux entreprises de

former leurs futures recrues avant de lesembaucher, la CGPME assure que les de-mandeurs d’emploi répondront désor-mais aux besoins des employeurs.

La formation étant devenue un outil des politiques de l’emploi, l’État n’aplus hésité à reprendre la main sur le sys-tème. Et à ponctionner 300millions d’eu-ros sur les réserves du FPSPP. Le gouver-nement actuel s’est senti d’autant pluslégitime à se servir que l’obligation socialedes entreprises concernant la formationest de nature fiscale. En 1970, les parte-naires sociaux n’ont pas voulu d’une nou-velle cotisation sociale pour financer laformation sur le principe de l’assurancechômage. Ils en paient aujourd’hui lesconséquences. «C’est un sujet qui est àl’étude», explique-t-on dans le milieu pa-tronal. «En 2003, FO était demandeuse.Nous n’avons pas été suivis», rappelle Sté-phane Lardy. Pour les partenaires sociaux,cette volonté d’étatisation met en dangerle paritarisme né de la loi de 1970. D’au-tant qu’un troisième acteur est entré dansla danse. Les régions, qui, depuis les loisde décentralisation du début des an-

Comme les salariés, les demandeurs d’emploi doivent se prendre en main: la VAE, le bilan de compétences, le CIF leur ont été ouverts au fur et à mesure

nées80, interviennent dans le champ de laformation: de l’apprentissage à la forma-tion des personnes à la recherche d’unemploi ou d’une reconversion. Le jeu politique s’embrouille et alimente lacomplexité du système pour les salariés,les demandeurs d’emploi et les jeunes.Chaque acteur se sentant légitime pourintervenir dans le domaine. «On veut can-tonner les régions au rôle d’acheteuses delots de formation, souligne EmmanuelMaurel, responsable de la formation pro-fessionnelle pour la région Ile-de-France.De notre côté, nous considérons que notrerôle est d’accompagner les citoyens pouraccéder à ce droit fondamental.» Jusqu’ici,aucune des réformes n’a osé toucher à lagouvernance pour redéfinir le rôle de cha-cun dans le système. Et ce n’est pas l’ap-proche de la présidentielle de 2012 quifavorisera cette réflexion.■