35020313 Georges Bataille Theorie de La Religion

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-pC) A f 1<=f7 0 v,? GEORGES BATAILLE CEuvres completes VII L'ECONOMIE A LA MESURE DE L'UNIVERS LA PART MAUDITE LA LIMITE DE L'UTILE (FRAGMENTS) THEORIE DE LA RELIGION CONFERENCES 1947- I 948 ANNEXES 1d GALLIMARD

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CONFERENCES 1947- I 948

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Il a ete tire de ce tome septieme des (Euvres completes de GeorgesBataille trois cent dix exemplaires sur Alfa. Ce tirage, constituantl'edition originale, est rigoureusement identique a celui du premiertome qui seul est numerote.

Il a ete tire en outre vingt-cinq exemplaires reserveS a la Librairiedu Palimugre.

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Tous droits de traduction, de reproduction etd'adaptationreserveS pour tous les pays.

© Editions de Minuit, 1949, pour La Part maudite.

© Editions Gallimard, 1914" pour Theone de la religion.© Editions Gallimard, 1976, pour l'ensemble, de la presente edition.

L Jeconomie ala mesure de runiversNotes breves, preliminaires ala redaction

d'un essai d' « economie generale )),apara£tre sous le titre: La Part maudite.

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationreserves pour tous Ies pays.

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© Editions Gallimard, 1971:, pour Theone de la religion.Cl Editions Gallimard, 1976, pour I'ensemble de la presente edition.

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OU CE LIVRE EST SITUE

Le fondement d'une pensee est la pensee d'un autre,-la pensee estla brique cimentle dans un mur. C'est un simulacre de pensee si, dansle retour qu'il fait sur lui-meme, l'etre qui pense voit une brique libreet non le prix que lui coate cette apparence de liberte : il ne voit pasles terrains vagues et les amoncellements de detritus auxquels unevanite ombrageuse l'abandonne avec sa brique.

Le travail du mafon, qui assemble, est le plus necessaire. Ainsi lesbriques voisines, dans un livre, ne doivent pas etre moins visibles quela brique nouvelle, qu'est le livre. Ce qui est propose au lecteur, enejfet, ne peut etre un element, mais l'ensemble OU il s'insere : c'est toutl'assemblage et l'edifice humains, qui ne peuvent etre seulementamoncellement de debris mais conscience de soi.

En un sens l'assemblage illimitl est l'impossible. Il faut du courageet de l'entetement pour ne pas perdre le souffle. Tout engage Ii lacherla proie qu'est le mouvement ouvert et impersonnel de la pensee pourl'ombre de l'opinion isolle. Bien entendu l'opinion isolle est aussile plus court moyen de reveler ce que l'assemblage est profondement,l'impossible. Mais elle n'a ce sens profond qu'li la condition de n'enetre pas consciente.

Cette impuissance dlfinit un sommet de la possibilite ou du moinsla conscience de l'impossibilite ouvre la conscience Ii tout ce qu'illui estpossible de rijiechir. En ce lieu de rassemblement, OU la violence sevit,Ii la limite de ce qui echappe Ii la cohesion, celui qui rijiechit dans lacohesion aperfoit qu'il n'est plus desormais de place pour lui.

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Introduction

Cette « theorie de la religion» esquisse ce que serait un tra­vail fini : j'ai tente d'exprimer une pensee mobile, sans eI1chercher l'etat definitifl.

Vne philosophie est une somme coherente ou n'est pas,mais e1le exprime l'individu, non l'indissoluble humanite.Elle doit maintenir en consequence une ouverture aux deve­loppements qui suivront, dans la pensee humaine... OU ceuxqui pensent, en tant qu'ils rejettent leur alterite, ce qu'ils nesont pas, sont deja noyes dans l'universel oubli. Vne philo­sophie n'est jamais une maison mais un chantier. Mais soninachevement n'est pas celui de la science. La science elaboreune multitude de parties achevees et son ensemble seul pre­sente des vides. Tandis que dans l'effort de cohesion, l'ina­chevement n'est pas limite aux lacunes de la pensee, c'estsur tous les points, sur chaque point, l'impossibilite de l'etatdemier.

Ce principe d'impossibilite n'est pas l'excuse d'indeniablesinsuffisances, il limite toute philosophie reelle. Le savant estce1ui qui accepte d'attendre. Le philosophe lui-meme attend,mais il ne peut Ie faire en droit. La philosophie repond desl'abord a une exigence indecomposable. Nul ne peut « etre »independ~mment d'une reponse a la question qu'elle pose.Ainsi la reponse du philosophe est-elle necessairement donneeavant l'elaboration d'une philosophie et si e1le change dansl'elaboration, parfois meme en raison des resultats, elle ne peuten droit leur ttre subordonnee. La reponse de la philosophie nepeut etre un effet des travaux philosophiques, et si elle peutn'etre pas arbitraire, ce1a suppose, donnes des l'abord, Iemepris de la position individuelle et l'extreme mobilite de la

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pensee ouverte a tous mouvements anterieurs ou ulttrieurs;et, lies des 1'abord a la reponse, mieux, consubstantiels a lareponse, 1'insatisfaction et 1'inachevement de la pensee.

C'est alors un acte de conscience, non sans porter l'eluci­dation a la limite des possibilites immediates, de ne paschercher un etat definitif qui ne sera jamais donne. Sansdoute il est necessaire d'elever une pensee, qui se meut en desdomaines deja connus, au niveau des connaissances elaborees.Et de toute fa<;on la reponse elle-meme en fait n'a de sensqu'etant celle d'un homme intellectuellement developpe.Mais si la seconde des conditions doit etre a l'avance remplie,nul ne peut repondre a la premiere qu'a peu pres: a moins delimiter, a la maniere des hommes de science, Ie deplacementde la pensee a des domaines restreints, nul ne pourrait assi­miler les connaissances acquises.. Ceci ajoute a l'inacheve­ment essentiel de la pensee un inachevement de fait inevi­table. Aussi bien la rigueur exige-t-elle un aveu accentue deces conditions.

Ces principes sont tres eloignes d'une maniere de philoso­pher qu'accueille aujourd'hui, sinon 1'assentiment du moinsla curiosite du public. Meme s'ils s'opposent avec force al'insistance moderne qui s'attache a l'individu et a l'isolementde l'individu. II ne peut y avoir de pensee de l'individu etl'exercice de la pensee ne peut avoir d'autre issue que la.negation des perspectives individuelles. A l'idee meme dephilosophie se lie un probleme premier : comment sortirde la situation humaine? Comment glisser d'une reflexionsubordonnee a l'action necessaire, condamnee a la distinc­tion utile, a la conscience de soi comme de 1'etre sans essence- mais conscient?

L'inevitable inachevement ne ralentit en aucune mesurela reponse qui est un mouvement - fut-il en un sens absencede reponse. Au contraire, il lui donne la verite de cri del'impossible. Le paradoxe fondamental de cette « theorie de lareligion II qui fait de l'individu la « chose», et la negation del'intimite, met sans doute en lumiere une impuissance, maisIe cri de cette impuissance prelude au plus profond silence 2.

288 (Euvres completes de G. Bataille

Premiere partie

LES DONNEES FONDAMENTALES

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L'animalite

§ 1. L'immanence de l'animal mangeur et de l'animal mange.

J'envisage l'animalite d'un point de vue etroit, qui mesemble discutable, mais dont Ie sens apparaitra dans la suitedu developpement. De ce point de vue, l'animalite est l'imme­diatete, ou l'immanence.

L'immanence de l'animal par rapport a son milieu estdonnee dans une situation precise, dont l'importance estfondamentale. Je n'en parlerai pas a tout instant, mais nepourrai la perdre de vue; la fin meme de mes enonces revien­dra a ce point de depart : cette situation est donnee lorsqu'unanimal en mange un autre.

Ce qui est donne lorsqu'un animal en mange un autre esttoujours Ie semblable de celui qui mange: c'est en ce sens queje parle d'immanence.

II ne s'agit pas d'un semblable connu pour tel, mais i1 n'y apas transcendance de l'animal mangeur a l'animal mange:i1 y a sans doute une difference, mais cet animal qui mangel'autre ne peut s'opposer alui dans l'affirmation de cette diffe­rence.

Des animaux d'une espece donnee ne se mangent pas lesuns les autres... II est vrai, mais i1 n'importe si l'autour man­geant la poule ne la distingue pas c1airement de lui-meme, dela meme facton que nous distinguons de nous-memes un objet.La distinction demande une position de l'objet comme tel.II n'existe pas de difference saisissable si l'objet n'a pas etepose. L'animal qu'un autre animal mange n'est pas encoredonne comme objet. II n'y a pas, de l'animal mange a celuiqui mange, un rapport de subordination comme celui qui lie

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§ 2. Dependance et independance de l'animal.

II est'vrai que l'animal, comme la plante, n'a pas d'autono­mie par rapport au reste du monde. Un atome d'azote, d'or,ou une molecule d'eau existent sans que rien de ce qui lesenvironne leur fasse besoin, ils demeurent a l'etat de par­faite immanence : jamais une necessite, et plus generalementjamais rien n'importe dans la relation immanente d'un atomea un autre ou aux autres. L'immanence d'un organisme vivantdans Ie monde est tres differente : un organisme chercheautour de lui (en dehors de lui) des elements qui lui soientimmanents et avec lesquels il doit etablir (relativement sta­biliser) des relations d'immanence. Deja il n'est plus tout afait comme l'eau dans l'eau. Ou si 1'0n veut, il ne l'est qu'a lacondition de se nourrir. Sinon il souffre et meurt : l'ecoulement(l'immanence) du dehors au dedans~ du dedans au dehors,

un objet, une chose, a I'homme, qui refuse, lui, d'etre envisa­ge comme une chose. Rien n'est donne pour l'animal alongueur de temps. C'est dans la mesure ou nous sommeshumains que l'objet existe dans Ie temps ou sa duree est saisis­sable. L'animal mange par un autre est donne au contraireen de<;a de la duree, il est consomme, il est detroit, ce n'estqu'une disparition dans un monde ou rien n'est pose endehors du temps actue!'

II n'est rien dans la vie animale qui introduise Ie rapport dumaitre a celui qu'il commande, rien qui puisse etablir d'uncote l'autonomie et de l'autre la dependance. Les animaux,puisqu'ils se mangent les uns les autres, sont de force inegale,mais il n'y a jamais entre eux que cette difference quantita­tive. Le lion n'est pas Ie roi des animaux : il n'est dans Iemouvement des eaux qu'une vague plus haute renversant lesautres plus faibles.

Qu'un animal en mange un autre ne modifie guere unesituation fondamentale : tout animal est dans le monde comme de

" l'eau a l'interieur de l'eau. II y a bien dans la situation animalel'element de la situation humaine, l'animal peut a la rigueuretre regarde comme un sujet auquel est objet Ie reste dumonde, mais jamais la possibilite ne lui est donnee de seregarder lui-meme ainsi. Des elements de cette situationpeuvent etre saisis par l'intelligence humaine, mais l'animalne peut les realiser.

§ 3. Le mensonge poetique de l'animalite.

293Theorie de la religion

Rien, a vrai dire, ne nous est plus ferme que cette vie ani­male dont nous sommes issus. Rien n'est plus etranger a notremaniere de penser que la terre au sein de l'univers silencieuxet n'ayant ni Ie sens que l'homme donne aux choses, ni Ie non­sens des choses au moment ou nous voudrions les imaginersans une conscience qui les reflechisse. En verite, jamais nousne pouvons qu'arbitrairement nous figurer les choses sans laconscience, puisque nous, se figurer, impliquent la conscience,notre conscience, adherant d'une maniere indelebile a leurpresence. Nous pouvons sans doute nous dire que cette adhe­sion est fragile, en ce que nous cesserons d'itre la, meme, unjour, definitivement. Mais jamais l'apparition d'une chosen'est concevable sinon dans une conscience substituee a lamienne, si la mienne a disparu. C'est la une verite grossiere,mais la vie animale, a mi-chemin de notre conscience, nouspropose une enigme plus genante. A nous representer l'uni­vers sans l'homme, l'univers ou Ie regard de l'animal seraitseul a s'ouvrir devant les choses, l'animal n'etant ni une chose,ni un homme, nous ne pouvons que susciter tine vision ounous ne voyons rien, puisque l'objet de cette vision est unglissement allant des choses qui n'ont pas de sens si elles sontseules, au monde plein de sens implique par l'homme don­nant a chaque chose Ie sien 4. C'est pourquoi nous ne pou­vons decrire un tel objet d'une maniere precise. Ou plutot,la maniere correcte d'en parler ne peut etre ouvertement quepoetique, en ce que la poesie ne decrit rien qui ne glisse al'inconnaissable. Dans la mesure ou nous pouvons parlerfictivement du passe comme d'un present, nous parlons a lafin d'animaux prehistoriques, aussi bien que de plantes, deroches et d'eaux, comme de choses, mais decrire un paysage

qu'est la vie organique, ne dure qu'a certaines conditions.Un organisme, d'autre part, est separe des processus qui

lui sont similaires, chaque organisme est detache des autresorganismes : en ce sens la vie organique, en meme tempsqu'elle accentue la relation avec Ie monde, retire du monde,isole la plante ou l'animal qui peuvent theoriquement, si larelation fondamentale de la nutrition est laissee au dehQrs,etre envisages comme des mondes autonomes 3.

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lie a ces conditions n'est qu'une sottise, a moins d'~tre unsaut poetique. II n'y eutpas de paysage en un monde OU lesyeux qui s'ouvraient n'apprehendaient pas ce qu'ils regar­daient, OU vraiment, a notre mesure, les yeux ne voyaierit pas.Et si, maintenant, dans Ie desordre de mon esprit, betementcontemplant cette absence de vision, je me prends a dire:( II n'y avait ni vision, ni rien - rien qu'une ivresse vide alaquelle la terreur, la souffrance et la mort, qui la limitaient,donnaient une sorte d'epaisseur... », je ne fais qu'abuser d'unpouvoir poetique, substituant au rien de I'ignorance une ful­guration indistincte. J e Ie sais : I'esprit ne saurait se passerd'une fulguration des mots qui lui fait une aureole fascinante :c'est sa richesse, sa gloire, et c'est un signe de souverainete.Mais cette poesie n'est qu'une voiepar laquelle un homme va

, d'un monde dont Ie sens est plein a la dislocation finale dessens, de tout sens, qui s'avere vite inevitable. II n'y a qu'unedifference entre l'absurdite des choses envisagees sans Ieregard de I'homme et celIe des choses entre lesquelles l'animalest present, c'est que la premiere nous propose d'abord l'appa­rente reduction des sciences exactes, tandis que la secondenous abandonne a la tentation gluante de la poesie, carl'animal n'etant pas simplement chose, n'est pas pour nousferme et impenetrable. L'animal ouvre devant moi une pro­fondeur qui m'attire et qui m'est familiere. Cette profondeur,en un sens, je la connais : c'est la mienne. Elle est aussi ce qui"m'est Ie plus lointainement derobe, ce qui merite ce nom deprofondeur qui veut dire avec precision ce qui m'echappe. Maisc'est aussi la poesie... Dans la mesure OU je puis voir aussidans l'animal une chose (si je Ie mange - a ma maniere, cen'est pas celIe d'un autre animal - ou si je l'asservis ou Ietraite en objet de science), son absurdite n'est pas moinscourte (si ron veut, moins proche) que celIe des pierres ou deI'air, mais il n'est pas toujours, et jamais il n'est tout a fait,reductible a cette sorte de realite inferieure que nous attri­buons aux choses. J e ne sais quoi de doux, de secret et dedouloureux prolonge dans ces tenebres animales l'intimite dela lueur qui veille en nous. Tout ce qu'a la fin je puis mainte­nir est qu'une telle vue, qui me plonge dans la nuit etm'eblouit, m'approche du moment OU, je n'en douterai plus."la distincte clarte de la conscience m'eloignera Ie plus, finale­ment, de cette verite inconnaissable qui, de moi-meme aumonde, m'appara1t pour se d~rober.

Je parlerai de cet inconnaissable plus tard. Pour l'instant,je devais separer de l'eblouissement de la poesie ce qui, surIe plan de l'experience, apparalt distinctement et clairement.

J'ai pu dire que Ie monde animal est celui de l'immanenceet de l'immediatete : c'est que ce monde, qui nous est ferme,l'est dans lamesure ou nous ne pouvons discerner en lui unpouvoir de se transcender. Dne telle verite est negative, etnous ne pourrons sans doute pas l'etablir absolument. Nouspouvons tout au moins imaginer chez l'animal un embryonde ce pouvoir, mais nous ne pouvons Ie discerner assez claire­ment. Si l'etude de ces dispositions embryonnaires peut ~trefaite, i! ne s'en degage pas de perspectives qui annulent la vuede l'animalite immanente, qui demeure inevitable pournous. C'est dans les limites de l'humain seulement qu'appa- ,ralt la transcendance des choses par rapport a la conscience I(ou de la conscience par rapport aux choses). La transcen­dance en effet n'est rien si elle est embryonnaire, si elle n'estpas constituee comme Ie sont les solides, c'est-a-dire immuable­ment dans certaines conditions donnees. En fait nous sommesincapables de nous fonder sur des coagulations instables etnous devons nous borner a regarder l'animalite, du dehors,sous Ie jour de l'absence de transcendance. Inevitablement,devant nos yeux, l'animal est dans Ie monde comme l'eau dansl'eau.

L'animal a diverses conduites suivant les diverses situations.Ces conduites sont les points de depart de distinctions possibles,mais la distinction demanderait la transcendance de l'objetdevenu distinct. La diversite des conduites animales n'etablitpas de distinction consciente entre les diverses situations. Lesanimaux qui ne mangent pas un semblable de m~me especen'ont pas neanmoins Ie pouvoir de Ie reconnaltre pour tel,si bien qu'une situation nouvelle, ou la conduite normale n'estpas declenchee, peut suffire a lever un obstacle sans qu'i! yait m~me conscience de l'avoir leve. Nous ne pouvons dired'un loup qui en mange un autre qu'i! viole la loi voulant que,d'ordinaire, les loups ne se mangent pas entre eux. II ne viole pascette loi, simplement il s'est trouve dans les circonstances ouelle ne joue plus. II y a malgre cela, pour Ie loup, continuitedu monde et de lui-meme. Devant lui se produisent des appa-

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TMorie de la religion

§ 4· L'animal est dans Ie monde comme I'eau dans I'eau.

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ntions attirantes ou angoissantes; d'autres apparitions nerepondent ni a des individus de meme espece, ni a des ali­ments, ni arien d'attirant ou de repoussant, des lors ce dont ils'agit n'a pas de sens, ou en a comme signe d'autre chose.Rien ne vient rompre une continuite OU la peur memen'annonce rien qui puisse etre distingue avant d'etre mort.Meme la lutte de rivalite est encore une convulsion ou, desinevitables reponses aux stimulants, se degagent des ombresinconsistantes. Si l'animal qui a terrasse son rival ne saisitpas la mort de l'autre comme Ie fait un homme ayant laconduite du triomphe, c'est que son rival n'avait pas rompuune continuite que sa mort ne retablit pas. Cette continuiten'etait pas mise en question, mais l'identite des desirs de deuxetres les opposa en combat mortel. L'apathie que traduit Ieregard de l'animal apres Ie combat est Ie signe d'une existenceessentiellement egale au monde ou elle se meut comme del'eau au sein des eaux.

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II

L'humanite et l'elaboration du monde profane

Pour l'instant, je ne tenterai pas de donner ace qui precedeune assise plus ferme. Ce qui precede implique l'incursionde l'intelligence en dehors de ce domaine du discontinu quiest~u moins son domaine privilegie. Je veux passer sans plusattendre a ce milieu solide sur lequel nous croyons pouvoirnous reposer.

§ I. La position de ['objet: ['outi[.

La position de l'objet, qui n'est pas donnee dans l'anima­lite, l'est dans l'emploi humain des outils. Du moins si les iQUtils comme moyens termes sont adaptes au resultat vise- si ceux qui les emploient les perfectionnent. C'est dans lamesure ou les outils sont elabores en vUe de leur :fin que laconscience les pose comme des objets, comme des interrup­tions dans la continuite indistincte. L'outil elabore est laforme naissante du non-moL

. L'outil introduit l'exteriorite dans un monde ou Ie sujetparticipe des elements qu'il distingue, ou il participe du mondeet y demeure « comme de l'eau est dans l'eau ll. L'elementauquelle sujet participe - Ie monde, un animal, une plante- ne lui est pas subordonne (de meme, immediatement,Ie sujet ne peut etre subordonne a l'element auque1 il parti­cipe). Mais l'outil est subordonne a l'homme qui l'emploie, .qui peut Ie modifier ason gre, en vue d'un resultat determine.

L'outil n'a pas en lui-meme de valeur - comme Ie sujet,ou Ie monde, ou les elements de meme sens que Ie sujet ou Iemonde - mais seulement par rapport aun resultat escompte.Le temps passe a Ie fabriquer en pose directement l'utilite,

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* Comme on Ie voit, j'ai mis sur Ie meme plan I'outil et I'objet fabrique.C'est que I'outil est des I'abord un objet fabrique et, reciproquement,qu'un objet fabrique est en un certain sens un outil. La seuIe voie liberantI'objet fabrique de la servilite de I'outil est I'art, entendu comme uneveritable fin. Mais I'art lui-meme en principe n'empeche pas I'objet'qu'il orne de servir a ceci ou a cela, une maison, une table, un vetementcomme un marteau ont leur utilite. Combien peu d'objets fabriqubont la vertu de se clero.ber a toute fonction engagee dans Ie cycle de I'acti-vite utile! .

Ia subordination a celui qui l'emploie en vue d'une fin, Iasubordination a cette fin; il pose en meme temps Ia distinc­tion claire de Ia fin et du moyen et ilIa pose sur Ie plan memeque son apparition a defini. Malheureusement Ia fin est ainsidonnee sur Ie plan du moyen, donnee sur Ie plan de l'utilite.C'est Ia une des plus remarquables et des plus consequentesaberrations du langage. La fin de l'emploi d'un outil a tou­jours Ie meme sens que l'emploi de l'outil : une utilite lui estassignee a son tour - et ainsi de suite. Le baton cre~se Iesol afin d'assurer la croissance d'une plante, la plante estcultivee pour etre mangee, elle est mangee pour maintenirla vie de celui qui la cultive... L'absurdite d'un renvoi infinijustifie seule l'absurdite equivalente d'une veritable fin,qui ne servirait a rien. Ce qu'une « veritable fin ») reintroduitest l'etre continu, perdu dans Ie monde comme l'eau I'estdans l'eau : sinon, s'il s'agissait d'un etre aussi clairementdistinct que l'est l'outil, Ie sens devrait en etre cherche sur Ieplan de l'utilite, sur Ie plan de l'outil, ce ne serait plus une« veritable fin I). Seul un monde ou les etres sont indistincte­ment perdus est superfl.u, ne sert a rien, n'a rien a faire et neveut rien dire : il a seul une valeur en lui-meme, non en vuede quelque autre chose, cette autre chose pour une autreencore et ainsi de suite.

L'objetau contraire a un sens qui rompt la continuiteindistincte, qui s'oppose a l'immanence ou a l'ecoulement de.tout ce qui est - qu'il transcende. II est rigoureusementetranger au sujet, au moi encore noye dans l'immanence.II est la propriete et la chose du sujet, mais n'en est pas moinsimpenetrable par lui.

La parfaite connaissance - achevee, claire et distincte ­qu'a Ie sujet de l'objet est tout exterieure, elle tient de la

. fabrication * : je sais ce qu'est l'objet que j'ai fait, je puis enfaire un autre semblable; mais je ne pourrais faire un etresemblable a moi comme un horloger fait une montre (ou

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299TMorie de la religion

* Nous-mJmes: ce que la philosophie existentielle nomme, apr~Hegel,pour soi; I'objet est designe, dans Ie meme vocabulaire, comme en soi.

§ 2. Position d'eltments immanents sur le plan des objets.

L~ position de l'objet clairement et distinctement connudu dehors definit generalement une sphere des objets, unmonde, un plan sur lequel il est possible de situer clairementet distinctement, du moins en apparence, ce qui, en principe,ne peut etre connu de la meme fac;on. Ainsi, ayant deter­mine des choses stables, simples et qu'il est possible de faire,Ies hommes ont determine sur Ie plan ou ces choses sontapparues, comme s'ils etaient comparables au baton, a Iapierre taillee,des elements qui etaient et demeuraient malgrecela dans Ia continuite du monde, comme des animaux, despIantes, d'autres hommes et, finalement, Ie sujet determinantIui-meme. Cela veut dire en d'autres termes que nous ne nousconnaissons distinctement et clairement que Ie jour ou nousnous apercevons du dehors comme un autre. Encore est-ce alacondition que nous ayons d'abord distingue l'autre sur Ie planou Ies choses fabriquees nous sont apparues distinctement.

Cette introduction d'elements de meme nature que Ie sujet,ou du sujet lui-meme, sur Ie plan des objets est toujours pre­caire, incertaine et inegalement achevee. Mais cette precariterelative importe moins que la possibilite decisive d'un pointde vue d'ou les elements immanents sont aperc;us du dehorscomme des objets. A Ia fin, nous apercevons chaque appari­tion - sujet (nous-memes), animal, esprit, monde - enmeme temps du dedans et du dehors, a Ia fois comme conti­nuite, par rapport a nous-memes, et comme objet *.

Le Iangage definit d'un plan a l'autre la categorie du sujet­objet, du sujet objectivement envisage, autant qu'il se peut

comme un homme de l'age du renne faisait une lame depierre coupante) etje ne sais pas en fait ce qu'est l'etre quejesuis; j'ignore de meme ce qu'est ce monde, je ne pourraisen produire un autre d'aucune fac;on.

Cette connaissance exterieure est peut-etre superficielle,mais elle a seule Ie pouvoir de diminuer Ia distance de l'hommeaux objets qu'elle determine. Elle fait de ces objets, bien qu'ilsnous demeurent fermes, ce qui nous est Ie plus proche et Ieplus familier.

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§ 4. L'Etre supreme.

Si nous nous representons maintenant des hommes conce­-vant Ie monde sous lejour de l'existence continue (par rapporta leur intimite, a leur profonde subjectivite), nous devonsapercevoir aussi la necessite pour eux de lui pr~ter les vertus

301Theorie de la religion

d'une chose «( capable d'agir, de penser et de parler» (commejustement Ie font les hommes). Dans cette reduction a unechose, Ie monde se donne a la fois la forme de l'individualiteisoIee et de la puissance creatrice. Mais cette puissancepersonnellement distincte a en m~me temps Ie caractere divinde l'existence apersonnelle, indistincte et immanente.

En un sens, Ie monde est encore, d'une maniere fondamen­tale, immanence sans limite claire (ecoulement indistinct del'~tre dans de l'~tre, je songe a l'instable presence des eauxa l'interieur des eaux). Si bien que la position, a l'interieurdu monde, d'un (( Etre supr~me », distinct et limite commeune chose, est d'abord un appauvrissement. II y a sans doute,dans l'invention d'un (( Etre supr~me », volonte de definirune valeur plus grande qu'aucune autre. Mais ce desird'accroitre a pour consequence une diminution. La personna­lite objective de l' « Etre supr~me )1 Ie situe dans Ie mondeIi cote d'autres ~tres personnels de m~me nature, comme il estlui-m~me en un m~me temps sujets et objets, mais dont il estclairement distinct. Les hommes, les animaux, les pIantes,les astres, les meteores... s'ils sont a la fois des choses et desetres intimes, peuvent ~tre envisages Ii cote d'un (( Etre SUpreme»de ce. genre, qui, comme les autres, est dans Ie monde, quiest comme les autres discontinu. II n'y a pas entre eux d'egalitederniere. Par definition, l' (( Etre supr~me II a la dignitedominante. Mais tous sont de m~me espece, oil l'immanenceet la personnalite se m~lent, tous peuvent ~tre divins et douesd'une puissance operatoire, tous peuvent parler Ie langage del'homrne. Ainsi s'alignent-ils essentiellement, malgre tout,sur un pied d'egalite.

Je dois souligner ce caractere d'appauvrissement et delimitation involontaires : les chretiens n'hesitent pas a recon­naitre aujourd'hui la conscience premiere du Dieu auque1 ilscroient dans les divers (( Etres supr~mes II dont les (( primi­tifs II ont garde que1que memoire, mais cette consciencenaissante n'est pas une ec1osion, c'est au contraire et sanscompensation une sorte d'etiolement d'un sentiment animal.

§ 5. Le sacre.

Tous les peuples ont sans doute con<;u cet « Etre supreme II

mais l'operation semble avoir echoue partout. L' (( Etre

I(Euvres completes de G. Bataille

§ 3. Position des choses comme sujets.

Cette premiere confusion etant etablie, un plan de sujets­objets etant defini, l'outillui-m~me y peut a la rigueur ~tre

place. L'objet qu'est l'outil peut lui-m~me ~tre ~nvisagecomme un sujet-objet. II re<;oit des lors les attributs du sujetetse place a cote de ces animaux, de ces plantes, de cesmeteores ou de ces homrnes que la transcendance de l'objet,qui leur fut pr~tee, retire du continuum. II devient continupar rapport a l'ensemble du monde mais il reste separecomme il Ie fut dans l'esprit de ce1ui qui Ie fabriqua : aumoment qui lui convient, un homme peut tenir cet objet,une fleche, pour son semblable, sans lui retirer pour autantIe pouvoir d'operer et la transcendance de la fleche. A lalimite, un objet ainsi transpose ne differe pas dans l'imagina­tion de qui Ie con<;oit de ce qu'il est lui-m~me : cette :fl(:che, a .ses yeux, est capable d'agir, de penser et de parler comrne lui 5.

* Ce dernier melange est probablement Ie plus curieux. Si je tentede saisir ce que designe ma pensee au moment OU elle prend Ie mondepour objet, une fois dejouee I'absurdite du monde comme objet separe,comme chose analogue al'outil fabrique-fabricateur, ce monde demeureen moi comme cette continuite du dedans au dehors, du dehors au dedansque j'ai du finalement decouvrir : je ne puis en effet preter aIa subjectiviteIa limite du moi ou des moi humains, non que je puisse l'apercevoirailleurs mais parce que, n'ayant pu Ia limiter a moi-meme, je ne puis Ialimiter d'aucune fa~n.

clairement et distinctement connu du dehors. Mais uneobjectivite de cette nature, claire quant a la position separeed'un element, demeure confuse: cet element garde ala foistous les attributs d'un sujet et d'un objet. La transcendancede l'outil et la faculte creatrice liee a son emploi sont attri­buees dans la confusion a l'animal, a la plante, au meteore;e11es sont egalement attribuees a la totalite du monde *.

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§ 6. Les esprits et les dieux.

L'egalite et l'inegalite de ces diverses existences 6, toutesopposees aux choses que sont les purs objets, se resolvent en unehierarchie d'esprits.Les hommes et I' « Etre supreme )), maisaussi bien, dans une representation premiere, des animaux,

supreme » des hommes primitifs n'eut pas apparemmentde prestige comparable a celui que devait obtenir un jourIe Dieu des Juifs, et plus tard celui des chretiens. Comme sil'operation avait eu lieu en un temps OU Ie sentiment decontinuite etait trop fort, comme si la continuite animale oudivine des etres vivants et du monde avait tout d'abordsemble limitee, appauvrie par un premier et maladroit essaide reduction a une individualite objective. Tout indique queles premiers hommes etaient plus pres que nous del'animal ;ils Ie distinguaient peut-etre d'eux-memes, mais non sans undoute mele de terreur et de nostalgie. Le sentiment de conti­nuite que nous devons preter a I'animal ne s'imposait plusseul a I'esprit (Ia position d'objets distincts en etait meme lanegation). Mais iI avait tire une signification nouvelle del'opposition qu'elle presentait par rapport au monde deschoses. La continuite, qui pour I'animal ne pouvait se dis­tinguer de rien d'autre, qui etait en lui et pour lui la seulemodalite possible de l'etre, opposa chez l'homme a la pau­vrete de l'outil profane (de l'objet discontinu) toute la fasci­nation du monde sacre.

Le sentiment du sacre n'est evidemment plus ce1ui de l'ani­mal que la continuite perdait dans des brumes OU rien n'etaitdistinct. Tout d'abord, s'il est vrai que la confusion n'a pascesse dans Ie monde des brumes, celles-ci opposent un ensem­ble opaque a un monde clair. Cet ensemble apparait distinc­tement a la limite de ce qui est clair: il se distingue du moins,du dehors, de ce qui est clair. D'autre part, I'animal accep­tait l'immanence qui Ie submergeait sans protestation appa­rente, tandis que I'homme, dans Ie sentiment du sacre, eprouveune sorte d'horreur impuissante. Cette horreur est ambigue.Sans nul doute, ce qui est sacre attire et possede une valeur-incomparable, mais au meme instant ce1a apparait verti­gineusement dangereux pour ce monde clair·et profane OUI'humanite situe son domaine privilegie.

30 3TMorie de la religion

des plantes, des meteores... sont des esprits. Un glissement estdonne dans cette position : I' « ~tre SUpreme» est en un sensun pur esprit: de meme I'esprit d'un homme mort ne dependpas d'une claire realite materielle comme celui d'un vivant;enfin Ie lien d'un esprit d'animal ou de plante, etc., avec unanimal ou une plante individue1s est tres vague: il s'agit d'unesprit mythique - independant des realites donnees. Dansces conditions, la hierarchie des esprits tend a se fonder surune distinction fondamentale entre les esprits qui dependentd'un corps, comme ceux des hommes, et les esprits autonomesde «l'Etre supreme», des animaux, des morts, etc., qui tendenta former un monde homogene, un monde mythique, a I'inte­rieur duquel, Ia plupart du temps, les differences hierarchi­ques sont faibles. L' « Etre supreme )), Ie souverain des dieux,Ie dieu du ciel, n'est en general qu'un dieu plus puissant maisde meme nature que les autres.

Les dieux sont simplement des esprits mythiques, sanssubstrat de realite. Est dieu, est purement divin (sacre),I'esprit qui n'est pas subordonne ala realite d'un corps mor­tel. En tant qu'il est lui-meme esprit, l'homme est divin(sacre), mais il ne I'est pas souverainement, puisqu'il estreel.

Dans la position d'une chose, d'un objet, d'un outil,d'un ustensile, ou dans celIe d'un plan des objets (ou lesdivers semblables du sujet et Ie sujet lui-meme prennent unevaleur objective), Ie monde ou les hommes se deplacent estencore, d'une fa<;on fondamentale, la continuite a partir dusujet. Mais Ie monde irree1 des esprits souverains ou des dieuxpose la realite, qu'il n'est pas, comme son contraire. La realited'un monde profane, d'un monde de choses et de corps,est posee en face d'un monde saint et mythique.

Dans les limites de la continuite, tout est spirituel, il n'y apas d'opposition de I'esprit et du corps. Mais la position d'unmonde d'esprits mythiques et la valeur souveraine qu'ilre<;oit sont naturellement liees a la definition du corps mortelcomme oppose a I'esprit. La difference de I'esprit et du corpsn'est nullement celIe de Ia continuite (de I'immanence) etde I'objet. Dans I'immanence premiere, il n'y a pas de diffe-

§ 7. Position du monde des choses et du corps comme chose.

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rence possible avant la position de l'outil fabrique. De meme,dans la position du sujet sur Ie plan des objets (du sujet­objet), l'esprit n'est pas encore distinct du corps. C'est seule­ment a partir de la representation mythique d'esprits auto­nomes que Ie corps se trouve du cote des choses, en tant qu'ilfait defaut aux esprits souverains. Le monde reel demeurecomme un dechet de la naissance du monde divin : les ani­maux et les plantes reels separes de leur verite spirituellerejoignent lentement l'objectivite vide des outils, Ie corpshumain mortel s'assimile peu a peu a l'ensemble des choses.Dans la mesure OU elle est esprit, la realite humaine est sainte,mais elle est profane dans la mesure OU elle est reelle. Lesanimaux, les plantes, les outils et les autres choses maniablesforment avec les corps qui les manient un monde reel, soumiset traverse par des forces divines, mais dechu.

§ 8. L'animal mange, le cadavre et la chose.

La definition de l'animal comme une chose est devenuehumainement une donnee fondamentale. L'animal a perdula dignite de semblable de l'homme, et l'homme, apercevanten lui-meme l'animalite, la regarde comme une tare. II y asans nul doute une part de mensonge dans Ie fait de regarderl'animal comme une chose. Un animal existe pour lui-memeet pour etre une chose il doit etre mort ou domestique. Ainsil'animal mange ne peut etre pose comme un objet qu'a lacondition d'~tre mange mort. Meme il n'est pleinementchose que sous forme de rati, de griIlade, de bouilli. Lapreparation des viandes n'a d'aiIleurs pas essentiellement Iesens d'une recherche gastronomique : il s'agit avant cela dufait que l'homme ne mange rien avant d'en avoir fait un·objet. Au moins dans les conditions ordinaires, l'homme estun animal qui ne participe pas a ce qu'il mange. Mais tuerl'animal et Ie modifier a son gre n'est pas seulement changer enchose ce qui ne l'etait sans doute pas des l'abord, c'est definira l'avance l'animal vivant comme une chose. De ce que jetue, que je decoupe, que je cuis, j'affirme implicitement quetela n'a jamais ete qu'une chose. Decouper, cuire et mangerl'homme est au contraire abominable. Ce n'est faire de tort apersonne; meme il n'est pas rare qu'il soit deraisonnable den'en rien faire. L'etude de l'anatomie, neanmoins, n'a cesse

§ g. Le travailleur et l'outil.

305TMorie de la religion

d'etre scandaleuse que depuis peu. Et malgre les apparences,meme les materialistes endurcis sont encore si religieux qu'aleurs yeux, c'est toujours un crime de faire d'un homme une ­chose - un roti, un ragout... L'attitude humaine a l'egard ducorps est d'aiIleurs d'une complexite atterrante. C'est lamisere de l'homme, en tant qu'il est esprit, d'avoir Ie corpsd'un animal et par Ia d'etre comme une chose, mais c'est lagloire du corps humain d'etre Ie substrat d'un esprit. Etl'esprit est si bien lie au corps-chose que celui-ci ne cessejamais d'etre hante, n'est jamais chose qu'a Ii limite, aupoint que, si la mort Ie reduit a l'etat de chose, l'esprit est pluspresent que jamais : Ie corps qui l'a trahi Ie revele davantagequ'au temps OU ille servait. En un sens Ie cadavre est la plusparfaite affirmation de l'esprit. C'est l'essence meme del'esprit que revelent l'impuissance definitive et l'absence dumort, de meme Ie cri de celui qu'on tue est l'affirmationsupreme de la vie. Reciproquement, Ie cadavre de l'hommereveIe la reduction achevee a l'etat de chose du corps del'animal, en consequence de l'animal vivant. C'est en prin­cipe un element strictement subordonne, qui ne compte paspour lui-meme. Une utilite de meme nature que la toile, Iefer ou Ie bois manufacture.

D'une fa~on generale, Ie monde des choses est senti commeune decheance. II entraine l'alienation de celui qui l'a cree.C'est un principe fondamental : subordonner n'est pas seule­ment modifier l'element subordonne mais etre modifie soi­meme. L'outil change en meme temps la nature et l'homme :il asservit la nature a l'homme qui Ie fabrique et l'utilise,mais il lie l'homme a la nature asservie. La nature devientla propriete de l'homme mais elle cesse de lui etre imma­nente. EIle est sienne a la condition de lui etre fermee. S'il ymet Ie monde en son pouvoir, c'est dans la mesure OU iloublie qu'il est lui-meme Ie monde : il nie Ie monde maisc'est lui-meme qui est nie. Tout ce qui est en mon pouvoirannonce que j'ai reduit ce qui m'est semblable a ne plusexister pour sa propre fin mais pour une fin qui lui est etran­gere. La fin d'une charrue est etrangere a la realite qui laconstitue, a plus forte raison la fin d'un grain de ble ou d'un

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veau. Si je mangeais Ie bIe ou Ie veau d'une maniere animale,ils seraient egalement detournes de leur propre fin, mais ilsseraient soudainement detruits comme ble et comme veau.A aucun moment Ie bIe et Ie veau ne seraient Ies choses qu'ilssont des I'abord. Le grain de ble est unite de Ia productionagricole, Ie bceuf est une tete de betail, et celui qui cultive Ieble est un cultivateur, celui qui eleve Ie bceuf est un eleveur.Or au moment OU il cultive, Ia fin du cultivateur n'est pasactuellement sa propre fin; au moment OU il eleve, Ia fin del'eleveur n'est pas actuellement sa propre fin. Le produitagricole, Ie betail sont des choses, et Ie cultivateur ou I'ele­veur, au moment OU ils travaillent, sont aussi des choses.Tout cela est etranger a I'immensite immanente, OU il n'y ani separations, ni Iimites.Dans Ia mesure OU il est I'immensiteimmanente, OU il est l'etre, OU il est du monde, l'hommeest un etranger pour Iui-meme. Le cultivateur n'est pas unhomme : c'est Ia charrue de celui qui mange Ie pain. Alalimite, l'acte du mangeur lui-meme est deja Ie travail deschamps, auquel il fournit l'energie.

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Le sacrifice~ la fete et les principes du monde sacre

§ I. La necessite a laquelle repond Ie sacrifice et son principe.

On fait Ies premices de Ia recolte ou Ie sacrifice d'une tetede betail pour retirer du monde des choses Ia plante et l'ani­mal, en meme temps I'agriculteur et l'eleveur.

Le principe du sacrifice est Ia destruction, maisbien qu'ilaille parfois jusqu'a detruire entierement (comme dansI'holocauste), Ia destruction que Ie sacrifice veut operer n'estpas l'aneantissement. C'est Ia chose - seulement Ia chose ­que Ie sacrifice veut detruire dans Ia victime. Le sacrificedetruit Ies liens de subordination reels d'un objet, il arracheIa victime au monde de I'utilite et Ia rend a celui du capriceinintelligib1e; Quand I'animal offert entre dans lei cercle OUIe pretre I'immolera, il passe du mondedes choses - fermeesa I'homme et qui ne lui sont rien, qu'il connait du dehors ­au monde qui lui est immanent, intime, connu comme I'estIa femme dans Ia consumation charnelle. Cela suppose qu'ila cesse d'etre de son cote separe de sa propre intimite, commeilI'est dans Ia subordination du travail. La separation prea­Iable du sacrificateur et du monde des choses est necessaireau retour de I'intimitl, de I'immanence entre I'homme et Ie )monde, entre Ie sujet et I'objet. Le sacrificateur a besoin dusacrifice pour se separer du monde des choses et Ia victimene pourrait en etre separee a son tour si Ie sacrificateur nel'etait deja lui-meme a I'avance. Le sacrificateur enonce :( Intimement, j'appartiens, moi, au monde souverain des dieuxet des mythes, au monde de Ia generosite violente et sanscalcul, comme ma femme appartient ames desirs. Je teretire, victime, du monde OU tu etais et ne pouvais qU'etre

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reduite a l'etat d'une chose, ayant un sensexterieur a tanature intime. Je te rappelle a l'intimitl du monde divin,de l'immanence profonde de tout ce qui est. »

§ 2. L'irrlalitl du monde divino

Bien entendu c'est un monologue et la victime ne peutentendre ni repondre. C'est qu'essentiellement Ie sacrifice

, tourne Ie dos aux rapports reels. S'il en tenait compte, ilmanquerait a sa propre nature qui est justement l'opposede ce monde des choses qui fonde la rlalitl distincte. II nepourrait detruire l'animal en tant que chose sans nier sarlalitlobjective. C'est cequi donne au monde du sacrifice un

'" aspect de gratuite puerile. Mais l'on ne peut en meme tempsdetruire les valeurs qui fondent la realite et en accepter leslimites. Le retour a l'intimite immanente implique une cons­cience obnubiIee : la conscience est liee a la position desobjets comme tels, directement saisis, en dehors d'une percep­tion confuse, au-dela des images toujours irreelles d'unepensee fondee sur la participation.

§ 3. L'association ordinaire de la mort et du sacrifice.

La puerile inconscience du sacrifice va meme si loin que la .mise a mort y apparait comme une maniere de reparerl'offense faite a l'animal, miserablement reduit a l'etat d'unechose. La mise a mort, a vrai dire, n'est pas necessaire alalettre. Mais la negation la plus grande de l'ordre reel est laplus favorable a l'apparition de l'ordre mythique. D'autrepart, la mise a mort sacrificielle resout par un renversement

-la penible antinomie de la vie et de la mort. En effet, lamort n'est rien dans l'immanence, mais du fait qu'elle n'estrien, jamais un etre n'en est veritablement separe. Du faitque la mort n'a pas de sens, qu'il n'y a pas de difference entreelle et la vie, qu'il n'y a contre elle ni crainte ni defense, elleenvahit tout sans avoir suscite de resistance. La duree cesse devaloir ou n'est la que pour engendrer la delectation maladivede l'angoisse. La position objective, transcendante en unsens, par rapport au sujet, du monde des choses a tout aucontraire la duree pour fondement : nulle chose en effet n'ade position separee, n'a de sens qu'a la condition de poser

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un temps ulterieur, en vue duquel elle est constituee commeobjet. L'objet n'est defini comme une puissance operatoire .que si la duree en est implicitement entendue. S'il est detruit 11

comme l'est l'aliment ou Ie combustible, Ie mangeur ou l'objetfabrique .en conservent la valeur dans la duree comme lafin durable du charbon ou du pain. Le temps a venir constitue Isi bience monde reel que la mort n'y a plus de place. Maisc'est pour cela justement qu'elle y est tout. C'est en effet lafaiblesse (la contradiction) du monde des choses, bien quel'appartenance de l'homme a ce monde se lie a la position

Clu corps comme une chose en tant qu'il est mortel, de laissera la mort un caractere d'irrealite.

C'est a vrai dire un aspect superficiel. Ce qui n'a pas saplace dans Ie monde des choses, qui, dans Ie monde reel,est irreel, n'est pas exactement la mort. La mort en effettrahit l'imposture de la realite, non seulement en ceci quel'absence de duree en rappelle Ie mensonge, mais surtout enceci qu'elle est la grande affirmatrice et comme Ie cri emer­veille de la vie. L'ordre reel rejette moins la negation de larealite qu'est la mort que l'affirmation de la vie intime,immanente, dont la violence sans mesure est pour la stabilitedes choses un danger, et qui n'est pleinement revele que dansla mort. L'ordre reel doit annuler - neutraliser - cette vieintime et lui substituer la chose qu'est l'individu dans lasociete du travail. Mais il ne peut faire que la disparitionde la vie dans la mort ne reveIe l'eclat invisible de la viequin'est pas une chose. La puissance de la mort signifie que cemonde reel ne peut avoir de la vie qu'une image neutre, quel'intimite n'y revele sa consumation aveuglante qu'aumoment ou elle fait defaut. Personne ne la savait Ia lorsqu'elley etait, elle etait alors negligee au profit des choses reelles :la mort etait une chose reelle entre autres. Mais la mortmontre soudain que la societe reelle mentait. Ce n'est pasalors la perte de la chose, du membre utile, qui est prise enconsideration. Ce qu'a perdu la societe reelle n'est pas unmembre mais sa verite. De cette vie intime, qui avait perduIe pouvoir de m'atteindre pleinement,et qu'essentiellementj'envisageais comme une chose, c'est l'absence qui la rendpleinement a ma sensibilite. La mort reveIe la vie dans saplenitude et fait sombrer l'ordre reel. Que cet ordre reel soitl'exigence de la duree de ce qui n'est plus importe desormaistres peu. Au moment OU un element se derobe a son exi-

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§ 4. La consommation du sacrifice.

La puissance qu'a la mort en general eclaire Ie sens dusacrifice, 'qui opere comme la mort, en ce qu'il restitue unevaleur perdue par Ie moyen d'un abandon de cette valeur.Mais la mort ne lui est pas necessairement liee et Ie sacrificeIe plus solennel peut n'etre pas sanglant. Sacrifier n'est pastuer, mais abandonner et donner. La mise a mort n'estqu'une exposition d'un sens profond. Ce qui importe est depasser d'uJ;l ordre durable, ou toute consu'mation des ressourcesest subordonnee a la necessite de durer, a la violence d'uneconsumation inc9.:l!.~ti~neIle; ce qui importe est de sortird'un monde de choses reeIles, dont la realite decoule d'uneoperation a longue echeance et jamais dans l'instant - d'unmonde qui cree et conserve (qui cree au profit d'une realitedurable). Le sacrifice est l'antithese de la production, .,faiteen vue de l'avenir, c'est la consumation· qui n'a d'interet

gence, il n'y a pas une entite mise en defaut et qui souffre :cette entite, l'ordre reel, s'est en une fois dissipee tout entiere.II n'en est plus question et ce que la mort apporte dans leslarmes est l'inutile consumation de l'ordre intime.

C'est une opinion naive qui lie etroitement la mort a latristesse. Les larmes des vivants, qui repondent a sa venue,sont elles-memes loin d'avoir un sens oppose a la joie. Loind'etre douloureuses, les larmes sont l'expression d'une cons­cience aigue de la vie commune saisie dans son intimite. IIest vrai que cette conscience n'est jamais si aigue qu'aumoment ou l'absence succede soudain a la presence, commedans la mort ou la simple separation. Et dans ce cas, la conso­lation (au sens fort qu'a Ie mot dans les « consolations»des mystiques) est en un sens amerement liee au fait qu'ellene peut durer, mais c'est precisement la disparition de laduree, et avec elle des conduites neutres qui lui sont liees,qui decouvre un fond des choses dont l'eblouissement aveugle(en d'autres termes, il est clair que Ie besoin de la duree nousderobe la vie, et que seule en principe, l'impossibilite de laduree nous libere).Dans d'autres cas les larmes repondentpar contre au triomphe inespere, a la chance dont nousexultons, mais toujours de falfon insensee, bien au-dela dusouci d'un temps a venir.

311Theorie de la religion

§ 5. L'individu, l'angoisse et le sacrifice.

On ne peut, discursivement, exprimer l'intimite.L'enflure exorbitee, la malice qui eclate en serrant les

dents, et qui pleure; Ie glissement qui ne sait d'ou. il vient niou il va; dans Ie noir, lapeur qui chante a tue-tete; la paIeuraux yeux blancs, la douceur triste, la fureur et Ie vomisse­ment... sont autant d'echappatoires.

Est intime, au sens fort, ce qui a l'emportement d'uneabsence d'individualite, la sonorite insaisissable d'un fleuve,la vide limpidite du ciel : c'est encore une definition negative,a laquelle l'essentiel fait defaut.

Ces enonces ont la valeur vague d'inaccessibles Iointains,mais en contrepartie Ies definitions articulees substituentl'arbre a Ia for~t, I'articulation distincte a ce qui est articule.

que pour l'instant meme. C'est en ce sens qu'il est don etabandon, mais ce qui est donne ne peut etre un objet deconservation pour Ie donataire : Ie don d'une offrande lafait passer precisement dans Ie monde de la consumationprecipitee. C'est ce que signifie « sacrifier ala divinite ll, dontl'essence sacree est comparable a un feu. Sacrifier est donnercomme on donne la houille a la fournaise. Mais la fournaise ad'ordinaire une indeniable utilite, a laquelle la houille estsubordonnee, tandis que, dans Ie sacrifice, l'offrande estderobee a toute utilite.

C'est si bien Ie sens precis du sacrifice, qu'on sacrifie cequi sert, on ne sacrifie pas des objets luxueux. II ne pourrait yavoir sacrifice si l'offrande etait a l'avance detruite. Or,privant des l'abord d'utilite Ie travail de fabrication, Ie luxea deja detruit ce travail, il l'a dissipe en vaine gloire, il l'adans l'instant meme definitivement perdu. Sacrifier un objetde luxe serait sacrifier deux fois Ie meme objet.

Mais on ne pourrait non plus sacrifier cequi n'aurait pasete retire d'abord de l'immanence, qui ne lui ayant jamaisappartenu n'aurait pas ete secondairement asservi, domes­tique et reduit a la chose. Le sacrifice se fait d'objets quiauraient pu etre des esprits, comme des animaux, des subs­tances vegetales, mais qui sont devenus des choses et qu'ilfaut rendre a l'immanence dont ils proviennent, a la spherevague de l'intimite perdue.

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§ 6. La jete.

Le sacre est ce bouillonnement prodigue de la vie que,pour durer, l'ordre des choses enchaine et que l'enchaine­mentchange en dechainement, en d'autres termes en vio-

Je recourrai neanmoins f)'articulation.Paradoxalement, l'intimite est la violence, et elle est la

destruction, parce qu'elle n'est pas compatible avec la posi­tion de l'individu separe. Si l'on decrit l'individu dansl'operation du sacrifice, il se definit par l'angoisse. Mais siIe sacrifice est angoissant, c'est que l'individu y prend part.L'individu s'identifie a la victime dans Ie mouvement sou­dain qui la rend a l'immanence (a l'intimite) mais l'assimi­lation liee au retour de l'immanence ne se fonde pas moinssur Ie fait que la victime est la chose, comme Ie sacrifiantl'individu. L'individu separe est de meme nature que lachose, ou mieux l'angoi&se de durer personnellement qui en

" pose I'individualite est liee a l'integration de l'existence dansIe monde des choses. Autrement dit, Ie travail et la peur demourir sont solidaires, Ie premier implique la chose et viceversa. Meme il n'est pas necessaire de travailler pour etrea quelque degre la chose de la peur : I'homme est individueldans la mesure ou. son apprehension Ie lie aux resultats dutravail. Mais l'homme n'est pas, comme on pourrait croire,une chose parce qu'il a peur. II n'aurait pas d'angoisse s'iln'etait I'individu (la chose), et c'est essentiellement d'etreun individu qui alimente son angoisse. C'est pour repondrea I'exigence de la chose, c'est dans la mesure ou. Ie mondedes choses a pose sa duree comme la condition fondamentale

. de sa valeur, de sa nature, qu'il apprend l'angoisse. II a peurde la mort des qu'il entre dans I'edifice de projets qu'est l'ordredes choses. La mort derange l'ordre des choses et l'ordredes choses nous tient. L'homme a peur de l'ordre intime quin'est pas-conciliable avec celui des choses. Sinon il n'yauraitpas de sacrifice, et il n'y aurait pas non plus d'humanite.L'ordre intime ne se revelerait pas dans la destruction etl'angoisse sacree de l'individu. C'est pour n'y etre pas deplain-pied mais a travers une chose menacee dans sa nature(dans les projets qui la constituent) que, dans Ie tremblementde I'individu, l'intimite est sainte, sacree et nimbee d'angoisse.

lence. Sans treve il menace de briser les digues, d'opposer al'activite productrice Ie mouvement precipite et contagieuxd'une consumation de pure gloire. Le sacre est precisementcomparable a la flamme qui detruit Ie bois en Ie consumant. y

C'est ce contraire d'une chose qu'est I'incendie iIIimite, ilse propage, il irradie la chaleur et la lumiere, il enflamme etil aveugle, et celui qu'il enflamme et qu'il aveugle, ason tour,soudainement, enflamme et aveugle. Le sacrifice embrasecomme Ie soleil qui lentement meurt du rayonnement prodiguedont nos yeux ne peuvent pas supporter I'eclat, mais il n'estjamais isole et, dans un monde d'individus, il invite a la nega­tion generale des individus comme tels.

Le monde divin est contagieux et sa contagion est dange­reuse. En principe, ce qui est engage dans l'operation dusacrifice est comme une entree en jeu de la foudre : il n'estpas en principe de limite a l'embrasement. La vie humaine yest favorable et non l'animalite, c'est la resistance opposee al'immanence qui en ordonne Ie rejaillissement, si poignantdans les larmes et si fort dans l'inavouable plaisir de l'angoisse.Mais s'il s'abandonnait sans reserve a I'immanence, I'hommemanquerait a I'humanite, il ne l'acheverait que pour Ia per­dre et c'est a la longue a l'intimite sans eveil des betes que Iavie retournerait. Le probleme incessant pose par I'impossi- 1·

bilite d'etre humain sans etre une chose et d'echapper auxlimites des choses sans revenir au sommeil animal relSoit lasolution limitee de la rete.

Le mouvement initial de Ia fete est donne dans l'humanitefondamentale, mais il n'atteint la plenitude d'un rejaillisse­ment que si la concentration angoissee du sacrifice Ie dechaine.La rete assemble des hommes que la consommation deI'offrande contagieuse (la communion) ouvre a un embra­sement toutefois limite par une sagesse de sens contraire : \.c'est une aspiration a la destruction qui eclate dans la rete,.mais c'est une sagesse conservatrice qui I'ordonne et la limite. \D'un cote, toutes les possibilites de consumation sont reunies :la danse et la poesie, la musique et les differents arts contri­buent a faire de la rete Ie lieu et Ie temps d'un dechainementspectaculaire. Mais la conscience, en eveil dans I'angoisse,incline, en un renversement commande par une impuissancea s'accorder au dechainement, a Ie subordonner au besoinqu'a l'ordre des choses - enchaine par essence et de lui­meme paralyse - de recevoir une impulsion du dehors. Ainsi \

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313Theorie de la religion(Euvres completes de G. Bataille312

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§ 8. La guem : les illusions du dlchafnement de la violence au-dehors.

L'individualite d'une societe, que fonde la fusion de lafete, se definit d'abord sur Ie plan des ceuvres reelles - de la

encore, ou n'est plus, Ie lien de communaute a la fete estdonne dans des formes operatoires, dont les fins principalessont les produits du travail, les recoltes et les troupeaux.II n'y a pas de conscience claire de ce qu'est actuellement

"la rete (de ce qu'eIle est dans l'instant de son dechai­nement) et la fete n'est distinctement situee dans la cons­cience qu'integree dans la duree de la communaute. C'estce que la rete (Ie sacrifice incendiaire et l'incendie) est cons­ciemment (subordonnee a cette duree de la chose commune,qui l'empeche elle-meme de durer), mais ceci montre bienl'impossibilite propre de la rete et la limite de l'homme, lieea la conscience claire. La fete a lieu pour Ie rendre a l'imma­nence, mais la condition du retour est l'obscurite de la cons­cience. Ce n'est done pas l'humanite - en tant que la cons­cience claire justement l'oppose a l'animalite - qui estrendue a l'immanence. La vertu de la fete n'est pas integreedans sa nature et reciproquement Ie dechainement de la feten'a ete possible qu'en raison de cette impuissance de la cons­cience a Ie prendre pour ce qu'il est. Le probleme fondamentalde la religion est donne dans cette fatale meconnaissance dela fete. L'homme est l'etre qui a perdu, et meme rejete, ce rqu'il est obscurement, intimite indistincte. La conscience··n'aurait pu devenir claire a la longue si eIle ne s'etait detour­nee de ses contenus genants, mais la conscience claire esteIle-meme a la recherche de ce qu'elle a elle-meme egare, f

et qu'a mesure qu'eIle s'en rapproche elle doit egarer a nou- Iveau. Bien entendu ce qu'eIle a egare n'est pas en dehorsd'eIle, c'est de l'obscure intimite de la conscience eIle-memeque la conscience claire des objets se detourne. La religiondont l'essence est la recherche de l'intimite perdue se ramenea l'effort de la conscience claire qui veut etre en entier cons­cience de soi : mais cet effort est vain, puisque la consciencede l'intimite n'est possible qu'au niveau oil la consciencen'est plus une operation dont Ie resultat implique la duree,c'est-a-dire au niveau oil la clarte, qui est l'effet de l'ope­ration, n'est plus donnee.

314 (Euvres completes de G. Bataille

Ie dechainemetUde la fete est-il en definitive, sinon enchatne,borne du moins aux limites d'une realite dont il est lanegation. C'est dans la mesure oil elle reserve les necessitesdu monde profane que la rete est supportee.

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§ 7. La limitation, l'interpretation utilitaire de la flte et la positiondu groupe.

La fete est la fusion de la vie humaine. EIle est pour lachose et l'individu Ie creuset oil les distinctions se fondent a lachaleur inten~e de la vie intime. Mais son intimite se resoutdans la position reeIle et individualisee de l'ensemble en jeudans les rites. C'est en vue d'une communaute reelle, d'un faitsocial donne comme une chose - d'une operation communeen vue du temps a venir - que la fete est limitee : eIle esteIle-meme integree comme un maillon dans l'enchainementdes ceuvres utiles. En tant qu'ivresse, chaos, orgie sexuelle,ce qu'eIle est a la limite, eIle noie dans l'immanence en unsens; elle excede alors meme les limites du monde hybridedes esprits, mais ses mouvements rituels ne glissent au mondede l'immanence que par la mediation des esprits. Aux espritsportes par la rete, auxquels Ie sacrifice est offert, et a l'inti­mite desquels les victimes sont rendues, est attribuee commea des choses une puissance operatoire. La rete eIle-meme estenvisagee a la fin comme operation et son efficacite n'est pasmise en doute. La possibilite de produite, de feconder leschamps et les troupeaux est donnee a des rites dont les for­mes operatoires les moins serviles ont pour fin, par une conces­sion, de faire aux redoutables violences du monde divin lapart du feu. De toute fac;on, positivement dans la fecondation,negativement dans la propitiation, c'est d'abord commechose - individualisation determinee et ceuvre communeen vue de la duree - que la communaute apparait dans lafete. La rete n'est pas un retour veritable a l'immanence maisune conciliation amicale, et pleine d'angoisse, entre lesnecessites incompatibles.

Bien entendu, la communaute dans la rete n'est pas uni­quement posee comme un objet, mais plus generalementcomme un esprit (comme un sujet-objet), mais sa positiona la valeur d'une limite a l'immanence de la rete et, pourcette raison, Ie cote chose est accentue. Si eIle n'est pas

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316 (Euvres completes de G. Bataille l Theorie de ·la religion 31 7

production agraire - qui integrent Ie sacrifice dans Ie mondedes choses. Mais l'unite d'un groupe a de cette fac;:on Ie pou­voir de diriger la violence destructive au-dehors.

Precisement la violence exterieure s'oppose en principeau sacrifice ou a la fete dont la violence exerce au-dedans sesravages. Seule la religion assure une consumation qui detruitla propre substance de ceux qu'elle anime. L'action armeedetruit les autres ou la richesse des autres. Elle peut s'exercerd'ailleurs individuellement, a l'interieur d'un groupe, maisIe groupe constitue peut l'exercer au-dehors et c'est alorsqu'elle commence a developper ses consequences..

Elle a dans les combats meurtriers, dans les massacres etles pillages, un sens voisin de celui des :fetes, en ce que l'ennemin'y est pas traite comme une chose. Mais la guerre n'est paslimitee a ces forces explosives et, dans ces limites memes,elle n'est pas comme Ie sacrifice une action lente, conduite envue d'un retour a l'intimite perdue. C'est une irruptiondesordonnee dont la direction au-dehors derobe au guerrierl'immanence qu'il atteint. Et s'il est vrai que l'action de guerretend a sa maniere a dissoudre l'individu par la mise en jeunegative de la valeur de sa propre vie, elle ne peut eviterdans la suite du temps de l'accentuer au contraire en faisantde l'individu survivant Ie beneficiaire de cette mise en jeu.

La guerre determine Ie developpement de l'individu au-delade l'individu-chose dans l'individualite glorieuse du guerrier.L'individu glorieux introduit, par Ie moyen d'une negationpremiere de l'individualite, l'ordre divin dans la categoriede l'individu (qui d'une fac;:on fondamentale exprime l'ordredes choses). II ala volonte contradictoire de rendre durableune negatj.on de la duree. Ainsi sa force est-elle pour une partune force de mentir. La guerre represente une avancee har­die, mais c'est la plus grossiere : il ne faut pas moins denaivete - ou de sottise - que de force pour etre indifferenta: ce qu'il surestime et pour se vanter de s'etre compte pournen.

§ 9. La reduction du d!cha£nement des guems Ii l'encha£nement del'homme-marchandise.

Ce caractere mensonger et superficiel a de lourdes conse­quences. La guerre n'est pas limitee a des formes de ravages

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sans calcul. Encore qu'il maintienne obscurement la cons­cience d'une vocation qui exc1ut la conduite interessee dutravail, Ie guerrier reduit son semblable en servitude. 11 subor­donne ainsi la violence a la plus entiere reduction de l'huma­nite a l'ordre des choses. Sans doute leguerrier n'est pasl'initiatelir de Ia reduction. L'operation qui fait de l'esc1aveune chose supposait l'institution prealable du travail. MaisIe travailleur libre etait une chose volontairement et pour untemps. L'esc1ave seul, dont I'ordre militaire a fait une mar­chandise, tire entierement les consequences de la reduction.(Meme il est necessaire de preciser que sans l'esc1avage Iemonde des choses n'aurait pas eu sa plenitude.) Ainsi lagrossiere inconscience du guerrier joue-t-elle principalementdans Ie sens d'une predominance de l'ordre reel. Le prestigesacre qu'il s'arroge est Ie faux-semblant d'un monde reduitenprofondeur au poids de l'utilite. II en est de la noblessedu guerrier comme d'un sourire de prostituee, dont la veriteest l'interet.

§ 10. Le sacrifice humain.

Les sacrifices d'esclaves illustrent Ie principe selon lequelce qui sert est voue au sacrifice. Le sacrifice rend l'esc1ave, dontla servitude accentue l'avilissement de l'ordre humain, a lanefaste intimite du dechainement.

En general, Ie sacrifice humain est Ie moment aigu d'undebat opposant a l'ordre reel et a la duree Ie mouvementd'une violence sans mesure. C'est la contestation la plus radi­cale du primat de l'utilite. C'est en meme temps Ie plus hautdegre d'un dechainement de la violence interieure. La societeou ce sacrifice sevit affirme principalement Ie refus d'un dese­quilibre entre l'une et l'autre violence. Celui qui dechaineses forces de destruction au-dehors ne peut etre avare de sesressources. S'il reduit l'ennemi en eSc1avage, illui faut, d'unefac;:on spectaculaire, faire de cette nouvelle source de richesseun usage glorieux. 11 lui faut detruire en partie ces choses quiIe servent, car il n'est rien d'utile pres de lui qui ne doiverepondre, d'abord, a l'exigence de consumation de l'ordremythique. Ainsi un depassement continuel vers la destruc­tion nie en meme temps qu'il l'affirme la position indivi­duelle du groupe.

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Mais cette exigence de consumation porte sur l'esclaveen tant qu'il est sa propriete et sa chose. Elle ne peut etreconfondue avec les mouvements de violence qui ont Ie dehors,l'ennemi, pour objet. A cet egard Ie sacrifice d'un esclaveest loin d'etre pur. II prolonge en un sens Ie combat guerrier,et la violence interne, essence du sacrifice, n'est pas satis­faite en lui. La consumation intense exige au sommet desvictimes qui ne soient plus seulement la richesse utile d'unpeuple, mais ce peuple lui-meme. Du moins tels elementsqui Ie signifient et qui seront cette fois voues au sacrifice,non par un eloignement du monde sacre - par la decheance- mais, bien au contraire, par une exceptionnelle proximite,comme Ie souverain ou les enfants (dont la mise a mort realiseenfin l'accomplissement d'un sacrifice en deux fois).

On ne saurait aller plus loin dans Ie desir de consumer lasubstance vitale. On ne saurait meme aller plus imprudem­ment. Un mouvement de consumation aussi intense reponda un sentiment de malaise en creant un malaise plus grand.ee n'est pas l'apogee d'un systeme religieux, c'est plutot Iemoment ou il se condamne : au moment OU les formes ancien­nes ont perdu une partie de leur vertu, il ne peut se maintenirque par des exces, par des innovations trop onereuses. Dessignes nombreux indiquent que ces exigences cruelles etaientmal supportees. La tricherie substituait au roi l'esclave auquelune royaute temporaire etait conferee. Le primat de laconsumation ne put resister a celui de la force militaire.

318 (Euvres completes de G. Bataille

Deuxieme partie

LA RELIGIONDANS LES LIMITES

DE LA RAISON

(De l'ordre militaire a la croissance industrielle)

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L'ordre militaire

§ I. Passage d'un equilibre des ressources et des depenses Ii l'accumu­lation des forces en vue de leur croissance.

Le sacrifice humain temoigne en m~me temps d'un excesde richesse et d'une tres penible maniere de la depenser. IIaboutit dans l'ensemble a la condamnation des systemesnouveaux assez stables dont la croissance etait faible et OU ladepense etait a la mesure des ressources.

L'ordre militaire mit fin aux malaises qui repondaient auneorgie de consumation. II ordonna un emploi rationnel desforces a l'accroissement constant de la puissance. L'espritmethodique de conquete est contraire a celui du sacrifice etdes l'abord les rois militaires se refusent au sacrifice. Le prin­cipe de l'ordre militaire est Ie detournement methodiquede la violence vers Ie dehors. Si la violence sevit al'interieur,il s'y oppose dans la mesure OU il Ie peut. Et, la detour­nant vers Ie dehors, ilIa subordonne a une fin reelle. II la

~eneralement. Ainsi l'ordre militaire escontraire aux formes de combat spectaculaires, qui repondentdavantage a une explosion effrenee de fureur qu'au calculraisonne de l'efficacite. II ne vise plus, comme Ie faisaitdans la guerre et dans la f~te un systeme social archaique,a la plus grande depense de forces. La depense des forces

I subsiste, mais soumise au maximum a un principe derendement : si les forces sont depensees, c'est en vue del'acquisition de forces plus grandes. La societe archaiquese bornait dans la guerre a des rafles d'esclaves. Conforme­ment a ses principes, dIe pouvait compenser ces acquisitionspar des hecatombes rituelles. L'ordre militaire organise Ie

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§ 3. Le droit et la morale.

§ 2. Position d'un empire comme la chose universelle.

rendement des guerres en esc1aves, celui des esc1aves entravail. II fait de la conquete une operation methodique, en

'vue de l'agrandissement d'un empire.

Theorie de la religion 323I

par la sanction d'une violence interieure de l'individu.Le droit et la morale ont egalement leur place dans l'empire

en ce qu'ils definissent une necessite universelle du rapport dechaque chose avec d'autres. Mais Ie pouvoir de la moraledemeure etranger au systeme fonde sur la violence exterieure. /La morale touche seulement ce systeme a la limite OU s'inte­gre Ie droit. Et la liaison de l'un a l'autre est Ie moyen termepar OU l'on va de l'empire au dehors, du dehors a l'empire.

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(Euvres completes de G. Bataille

L'empire, etant la chose universelle (dont l'universalitedecouvre Ie vide), dans la mesure OU son essence est un detour­nement de la violence vers Ie dehors, developpe necessaire­ment Ie droit qui assure la stabilite de l'ordre des choses. Ledroit donne en effet aux atteintes portees contre lui la sanctiond'une violence exterieure.

Le droit definit des rapports obligatoires dechaque· chose(ou de chaque individu-chose) avec les autres et les garantitpar lasanction de la force publique. Mais Ie droit n'est iciqu'un doublet de la morale qui garantit les memes rapports

L'empire se soumet des l'abord au primat de l'ordre reel.II se pose lui-meme essentiellement comme une chose. II sesubordonne a des fins qu'il affirme : il est l'administrationde la raison. Mais il ne pourrait admettre un autre empirea sa frontiere comme ega!. Toute presence autour de luis'ordonne par rapport a lui dans un projet de conquete.II> perd ainsi Ie simple caractere· individualise de l'etroitecommunaute. Ce n'est plus une chose au sens OU les chosess'inserent dans l'ordre qui leur appartient, c'est l'ordre deschoses lui-meme et c'est une chose universelle. A ce degrela chose qui ne peut avoir un caractere souverain ne peutdavantage en avoir un subordonne, puisqu'elle est, en prin­cipe, une operation developpee jusqu'au bout de ses possi­bilites. A la limite, ce n'est plus une chose, en ce qu'elle porteen elle-meme au-dela de ses caracteres intangibles une ouver­ture a tout Ie possible. Mais cette ouverture est en elle unvide. C'estseulement la chose au moment OU elle se defait,revelant l'impossibilite de la subordination infinie. Mais ellene peut se consumer d'elle-meme souverainement. Car essen­tiellement c'est toujours une chose, et Ie mouvement delaconsumation doit lui venir du dehors.

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conferee, qui relevent c1airement d'une liberte capricieusede l'ordre mythique. Et meme si elle tient de la religion unepartie des lois qu'elleedicte, comme les autres, elle les fondealors en raison, elle les lie al'ordre des choses. La morale enonceles regles qui decoulent universellement de la nature dumonde profane, qui assurent la duree sans laquelle il ne peut ,y avoir d'operation. Elle est done opposee a l'echelle desvaleurs de 1'0rdre intime, qui mettait au plus haut ce dont Iesens est donne dans l'instant. Elle condamne les formes /aigues de la destruction ostentatoire des richesses (ainsi Iesacrifice humain, ou meme Ie sacrifice sanglant...). Ellecondaxnne generalement toutes les consumations inutiles.Mais elle n'est possible qu'au moment ou la souverainete, I

dans Ie monde divin, glissede la divinite noire a la blanche,de la nefaste a la protectrice de 1'0rdre reel. Elle suppose eneffet la sanction de 1'0rdre divino En admettant la puissanceoperatoire du divin sur Ie reel, l'homme avait pratiquementsubordonne Ie divin au reel. II en reduisit lentement la violencea la sanction de l'ordre reel qu'est la morale, a la conditionque 1'0rdre reel se plie justement dans la morale a 1'0rdreuniversel de la raison. La raison est, en fait, la forme univer­selle de la chose (identique a elle-meme), et de l'operation(de l'action). La raison et la morale unies, tirees, en fait, desnecessites de conservation et d'operation de l'ordre reel,s'accordent a la fonction divine qui exerce une souverainetebienveillante sur cet ordre. Elles rationalisent et moralisent "la divinite, dans Ie mouvement meme ou la morale et laraison sont divinisees.

Ainsi apparaissent les elements de la conception du mondea laquelle est communement reserve Ie nom de dualisme etqui differe de la representation preIniere, egalement fondeesur une bipartition, par un deplacement des limites et par )un renversement des valeurs. .

Dans la representation preIniere, Ie sacre immanent estdonne apartir de l'intiInite animale de I'homme et du monde,tandis que Ie monde profane est donne dans la transcendancede l'objet, qui n'a pas d'intimite a laquelle l'humanite soitimmanente. Dans Ie maniement des objets et en generaldans les rapports avec les objets, ou avec des sujets regardescomme tels, apparaissent, sous des formes implicites mais .liees au monde profane, les principes de la raison et de la /morale.

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Le dualisme et la morale

§ I. Position du dualisnie et d!placement des limites du sacr! et duprofane.

Au niveau d'un monde de l'ordre militaire, des l'abord enmouvement vers l'empire universel, la conscience est distinc­tement determinee dans la reflexion mesuree du monde deschoses. Et cettedetermination autonome de la conscienceopere dans Ie dualisme une alteration profonde dans la repre­sentation du monde.

Primitive:m.ent, a l'interieur du monde divin, les elementsfastes et purs s'opposaient aux elements nefastes et impurs,et les uns et les autres apparaissaient egalement eloignes duprofane. Mais si 1'0n envisage un mouvement dominant de lapensee reflechie, Ie divin apparait lie a la purete, Ie profanea l'impurete. Ainsi s'acheve un glissement a partir d'unedonnee premiere OU l'immanence divine est dangereuse, OUce qui est sacre est d'abord nefaste et detroit par contagionce qu'il approche, ou les espritsfastes sont des mediateursentre Ie monde profane et Ie dechainement des forces divines_ et compares aux divinites noires semblent moins sacres.

Ce glissement ancien amorce un changement decisif. Lapensee reflechie definit des regles morales, elle enonce desrapports universellement obligatoires entre les individus etla societe ou les individus entre eux. Essentiellement cesrapports obligatoires sont ceux qui assurent 1'0rdre des choses.Ils reprennent parfois des interdits que fonde 1'0rdre intime(tel celui du meurtre). Mais la morale choisit dans les reglesde 1'0rdre intime. Elle ecarte ou du moins n'etaie pas ceuxdes interdits amcquels la valeur universel1e ne peut etre

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(Theorie de la religion 325

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§ 2. La negation de l'immanence du divin et sa position dans latranscendance de la raison.

Le sacre est lui-meme divise : Ie sacre noir et nefaste s'oppose .au sacre blanc et faste et les divinites qui participent de l'unou de l'autre ne sont ni rationnelles ni morales.

Au contraire, dans l'evolution dualiste, Ie divin devientrationnel et moral et rejette Ie sacre nefaste du cote profane.Le monde de l'esprit (n'ayant que peu de rapports avec Iepremier monde des esprits - ou les formes distinctes del'objet etaient ajoutees a l'indistinction de l'ordre intime)est Ie monde intelligible de l'idee, dont l'tinite ne peut etredecomposee. La division en faste et nefaste se retrouve dansIe monde de la matiere, ou la forme sensible est tantot saisis­sable (dans son identite avec elle-meme et avec sa formeintelligible et dans son pouvoir d'operation), et tantot n'estpas saisissable, demeure mouvante, dangereuse et impar­faitement intelligible, n'est que hasard, violence, et menacede destruction les formes stables et operatoires.

32 7Theone de la religion

intelligible est moins un autre monde qu'il n'est en dehorsdu monde.

Mais precisement l'homme de la conception dualiste esta l'oppose de l'homme archaique en ce qU'il n'est plus d'inti­mite entre lui et ce monde. Ce monde lui est effectivementimmanent mais dans la mesure ou il n'est plus homme del'intimite, ouil est l'homme de la chose, et lui-meme unechose, etant individudistinctement separe. Sans doutel'homme archaique ne participait pas continuellement a laviolence contagieuse de l'intimite, mais s'il en etait eloigne,toujours les rites gardaient a l'echeance voulue la puissancede l'y reconduire. A niveau de la conception dualiste, aUCunesurvivance des fetes anciennes ne peut faire que l'hommede la reflexion, que la reflexion constitue, ne soit, au momentd~son achevement, l'homme de l'intimite perdue. Sans doutel'intimite ne lui est pas etrangere, on ne pourrait dire qued'elle il ne sait rien, puisqu'il en a la reminiscence. Mais cette ..reminiscence justement Ie renvoie en dehors d'un monde ouil n'est rien qui reponde a la nostalgie qU'il en a. Dans cemonde meme les choses, sur lesquelles il fait porter sa reflexion,sont separees profondement de lui, et les etres eux-memessont maintenus dans leur individualite incommunicable.C'est pourquoi la transcendance n'a nullement pour lui lavaleur d'une separation mais d'un retour. Sans doute elle estl'inaccessible, etant transcendance : elle pose dans son opera­tion l'impossibilite, pour l'operateur, d'etre immanent auresultat de l'operation. Mais si l'individu qu'il est ne peutsortirde ce monde-ci ni se lier ace qui outrepasse ses propreslimites, il entrevoit dans l'eveil en un saut ce qui ne peut etresaisi mais qui se derobe justement comme un d(ja vu. Ledeja vu pour lui diff'ere absolument de ce qu'il voit, qui tou­jours est separe de lui-meme - et par la meme raison, desoi-meme. C'est ce qui lui est intelligible, qui eveille en luila reminiscence, mais qui se perd aussitot dans l'envahisse­ment des donnees sensibles, qui fondent a nouveau la separa­tion de tous cotes. Cet etre separe est precisement une choseen ce qu'il est separe de soi : il, c'est la chose et la separation,mais soi est au contraire une intimite qui n'est separee de rien(sinon de ce qui se separe d'elle, ainsi il, et avec lui tout Iemonde des choses separees).

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(Euvres completes de G. Bataille326

Le moment du changement est donne dans un passage: enun transport, en un mouvement soudain de transcendance,la matiere sensible depassee, la sphere intelligible se reveIe.L'intelligence ou Ie concept, situe en dehors du temps, est .defini comme un ordre souverain, auquel Ie monde deschoses se subordonne comme il Ie faisait aux dieux de lamythologie. Ainsi Ie monde intelligible a-t-il l'apparencedu divino .

Mais sa transcendance est d'une autre nature que celle,. indecise, du divin de la religion archaique. Le divin etaitinitialement saisi a partir de l'intimite (de la violence, du cri,de l'etre en irruption, aveugle et inintelligible, du sacre noiret nefaste); s'il etait transcendant, c'etait d'une fac;on provi­soire, pour l'homme agissant dans l'ordre reel, mais que lesrites rendaient a l'ordre intime. Cette transcendance secon­daire differait profondement de celle du monde intelligible,qui demeure ajamais separe du monde sensible. La trans­tendance d'un dualisme approfondi est Ie passage d'un mondea l'autre. Mieux la sortie de ce monde-ci, sortie du mondetout court - car, oppose au monde sensible, Ie monde

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§ 3. L'exclusion rationnelle du monde sensible et la violence de latranscendance.

II y a une extreme vertu dans Ie paradoxe d'une transcen­dance de l'intimite, qui tient a la parfaite negation de l'inti­mite donnee qu'est la transcendance. C'est que l'intimite donneen'est jamais qu'un contraire de l'intimite, car etre donnec'est forcement l'etre a la fa~on d'une chose. C'est deja etreune chose dont forcement l'intimite est separee. L'intimites'echappe a eIle-meme dans Ie mouvement oil eIle est donnee.C'est en effet dans la sortie du monde des choses que l'intimiteperdue se retrouve. Mais en verite Ie monde des choses n'estpas le monde a lui seul et la pure transcendance vers un Wrintelligible (qui est aussi, entrevu en une fois, dans l'eveil,inintelligible pur) est a l'interieur du monde sensible unedestruction en meme temps trop entiere et impuissante.

Sans doute la destruction de la chose du monde archaiqueavait une vertu et une impuissance opposees. EIle ne detruisaitpas la chose universeIlement par une seule operation, eIledetruisait une chose precise isolement, par la negation qU'estla violence, qui est impersonneIlement dans le monde. Or Iemouvement de la transcendance n'est pas moins oppose danssa negation a la violence qu'a la chose que detruit la violence.L'analyse qui precede montre bien la timidite de cette avancee .hardie. EIle a sans nul doute la meme intention fondamentaleque Ie sacrifice archaique, qui est, suivant un ineluctabledestin, en meme temps de lever et de preserver l'ordre deschoses. Mais si elle U:ve cet ordre, c'est en l'elevant a la nega­tion de ses effets reels : la transcendance de la raison et de la

. morale donne la souverainete, contre la violence (Ie ravagecontagieux d'un dechainement), a la sanction de l'ordre deschoses. De meme que I'operation du sacrifice, e1le ne condamnepas en eux-memes les dechainements limites de la violence defait, qui ont dans Ie monde des droits a cote de l'ordre deschoses, mais les definit comme Ie mal des qu'ils mettent cetordre en danger.

La faiblesse du sacrifice etait de perdre a la longue sa vertu.et finalement d'ordonner un ordre des choses sacrees, nonmoins servile que celui des objets reels. L'affirmation pro­fonde du sacrifice,' celIe d'une dangereuse souverainete de la

violence, tendait au moins a maintenir une angoisse quiportait a l'etat d'eveil une nostalgie de l'intimite, au niveaude laquelle la violence seule a la force de nous elever. Maiss'il est vrai qu'une rare violence est liberee dans la transcen­dance a l'instant de son mouvement, s'il est vrai qu'eIle estl'eveil meme de la possibilite - precisement parce qu'uneviolence si entiere ne peut etre longtemps maintenue, laposition de l'eveil dualiste a Ie sens d'une introduction a lasomnolence qui la suit.

Au dualisme de la transcendance succede la positionensommeilIee (deja donnee dans les glissements initiaux etque seul aide a tolerer Ie sommeil) du partage du mondeentre deux principes, l'un et l'autre indus en ce monde, dontl'un est a la fois celui du bien et de l'esprit, l'autre celui dumalet de la matiere. Des lors est donne sans contrepartieun empire de l'ordre reel qui est une souverainete de la servi­tude. Un monde est defini oil la libre violence n'a de placeque negative.

329Theorie de la religion

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Vne pbssibilite plus riche, menageant des glissementssuffisants dans ses limites, est donnee dans la mediation.

La principale faiblesse du dualisme est de n'offrir de placelegitime a hi violence que dans Ie moment, de pure transcen­dance, de l'exclusion rationnelle du monde sensible. Mais la idivinite du bien ne peut se maintenir a ce degre de purete :elle retombe en fait dans Ie monde sensible. Elle est l'objet, dela part du fidele, d'une recherche de communication intime,mais cette soif d'intimite ne sera jamais etanchee. Le bienest une exclusion de la violence et il ne peut y avoir de rup­ture de l'ordre des choses separees, d'intimite, sans violence:en droit Ie dieu du bien est limite a la violence avec laquelleil exclut la violence et- il n'est divin, accessible a l'intimite, quedans la mesure ou, en fait, il garde en lui la vieille violence,qu'il n'a pas la rigueur d'exclure, et dans cette mesure iln'est pas Ie dieu de la raison, qui est la verite du bien. Enprincipe ceci engage l'etiolement du divin moral au profitdu mal.

§ 2. La"mediation du mal et l'impuissance du dieu vengeur.

Vne premiere mediation du mal a toujours ete possible.Si, devant moi, les forces reelles du mal tuent mon ami,la violence introduit l'intimite sous sa forme la plus active.Dans l'etat ouvert ouje suis du fait d'une violence subie, dansla douloureuse revelation de l'intimite du mort, je suis enaccord avec la divinite du bien qui condamne un acte cruel.]'en appelle dans Ie divin desordre du crime a la violence quirestaurera l'ordre detruit. Mais ce n'est pas en realite lavengeance, c'est Ie crime qui m'a ouvert l'intimite divine.Et, dans la mesure ou elle ne deviendra pas un prolongementde la deraisonnable violence du crime, la vengeance fermeravite ce que Ie crime ouvrit. Car seule est divine une vengeanceque commande la passion et Ie gout d'une violence dechainee.La restauration de l'ordre legal est subordonnee par essenceala realite profane. Ainsi une premiere possibilite de media­tion met en evidence la nature exceptionnellement glissanted'un dieu du bien : il est divin excluant la violence par laviolence (et il l'est moins que la violence exclue, qui estla mediation necessaire de sa divinite), mais il l'est dans lamesure ou il s'oppose aubien et a la raison; et s'il est pure

III

La mediation

§ I. Faiblesse generale de la divinite morale et force du mal.

Precisement parce que l'eveil est Ie sens du dualisme,l'inevitable sommeilqui Ie suit reintroduit la position majeuredu mal. La platitude a laquelle est limite un dualisme sanstranscendance ouvre l'esprit a la souverainete du mal qu'estIe dechainement d~ la violence. La souverainete du bienqu'implique l'eveil et que Ie sommeil de la position dualisteaccomplit est aussi une reduction a l'ordre des choses qui nelaisse d'ouverture que dans Ie sens d'un retour a la violence.Le dualisme lourd revient a la position anterieure a l'eveil :des lors Ie monde nefaste reprend une valeur sensiblement"egale a celIe qU'il avait dans la position archaique. Sonimportance est moindre que dans la souverainete d'une vio­lence pure, qui n'avait pas Ie sens du mal, mais les forcesdu mal n'ont jamais perdu leur valeur divine que dans leslimites d'une reflexion elaboree, et leur position apparem­ment inferieure ne peut empecher l'humanite simple de conti­nuer a vivre dans leur puissance. Plusieurs formes sontpossibles: un culte d'execration d'une violence tenue pourirreductible peut capter l'interet d'une conscience aveugle;et l'interet est ouvertement q.eclare si l'execration impliqueune entiere ouverture au mal, en vue d'une purification ulte­rieure; Ie mal en:fin, Ie mal comme tel, peut reveler a laconscience confuse qu'illui est plus cher que Ie bien. Mais les

"differentes formes de l'attitude dualiste n'offrent" jamaisqu'une possibilite glissante a l'esprit (qui doit toujours repon­dre au meme instant a deux exigences inconciliables : leveret conserver l'ordre des choses).

TheQrie de la religion 331

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§ 3. Le sacrifice de la divinitl.

moralite rationnelle, il tient ce qui lui restede divinite d'unnom, et d'une propension a. durer de ce qui n'est pas detruitdu dehors. .

Dans la seconde forme de mediation, Ila violenc vient a. ladivinite du dehors. C'est la divinite elle-meme qui la subit.Comme dans la position d'un dieu de vengeance, Ie crime estnecessaire au retour de l'ordre intime. S'il n'y avait la quel'homme de l'ordre des choses et la divinite morale, il nepourrait y avoir entre eux de communication profonde.L'homme indus dans l'ordre des choses ne pourrait a la foislever et conserver cet ordre. La violence du mal doit inter­venir afrn que l'ordre soit leve par une destruction, mais lavictime offerte est elle-meme la divinite.

Le principe de la mediation est donne dans Ie sacrificeou l'oblation est detruite pour ouvrir un passage, un retoura l'ordre intime. Mais dans la mediation du sacrifice, l'actedu sacrificateur n'est pas, en principe, oppose a l'ordre divin,dont il prolonge immediatement la. nature. Au contraire Iecrime qu'un monde de la souverainete du bien a defini commetel est exterieur a la divinite morale. Celui qui subit la vio­lence du mal peut etre aussi nomme Ie mediateur, mais dans·la mesure OU il se met lui-meme au pouvoir de l'aneantisse­ment, ou il se renonce. La simple victime du mal, qui appe­lait Ie dieu de vengeance, ne pouvait recevoir ce nom puis­qu'elle avait subi involontairement la violence de la mediation.Mais d'elle-meme la divinite appelle Ie crime, la mediationest l'reuvre commune de la violence et de l'etre qu'elledechire.

En verite Ie sacrifice de la divinite morale n'est jamais Iemystere insondable que l'on represente d'habitude. Estsacrifie ce qui sert, et des l'instant OU la souverainete est elle­meme reduite a servir l'ordre des choses, elle ne peut etrerestituee a l'ordre divin que par sa destruction, en tant qu'elleest une chose. Cela suppose la position du divin dans un etresusceptible d'etre reellement (physiquement) supprime. Laviolence leve ainsi et preserve l'ordre des choses, indepen­damment d'une vengeance qui peut etre ou non poursuivie.La divinite accepte dans la mort la verite souveraine d'un

§ 4. Le divin livre al'operation.

Theone de la religion 333

dechalnement qui renverse l'ordre reel, mais elle la detournevers soi et des lors ne sert plus cet ordre en elle-meme : ellecesse de lui etre asservie c()mme Ie sont les choses elles­memes.

Ainsi eleve-t-elle Ie souverain bien, et la souveraine raison,au-dessus des prindpes conservatoires et operatoires dumonde des choses. Ou plut6t elle fait de ces formes intelligi­bles ce qu'en faisait Ie mouvement de transcendance, unau-deIa inintelligible de l'etre, OU elle situe l'intimitl.

Mais bien plus fortement que la transcendance dont Iemouvement de violence etait donne independamment dumal (dans l'arrachement de la raison au monde sensible),Ie sacrifice de la divinite se lie a l'exclusion generale desviolences donnees. La violence meme sans laquelle la diviniten'aurait pu s'arracher a l'ordre des choses est rejetee commedevant n'etre pas. La divinite ne demeure divine que par Iemoyen de ce qu'elle condamne.

Le paradoxe d'une mediation qui aurait dli n'etre pasn'est pas seulement fonde sur une contradiction interne. IIordonne generalement la contradiction dans la levee et Iemaintien de l'ordre reel. A partir de la mediation, l'ordrereel est subordonne a la recherche de l'intimite perdue, maisa la profonde separation de l'intimite et de la chose succedela multiplicite des confusions. L'intimite - Ie salut - estenvisagee comme une chose sur Ie mode de l'individualite etde la duree (de l'operation). La duree lui est donnee commeun fondement a. partir du soud de durer que commandel'operation. Elle est en meme temps posee comme Ie resultatd'operations analogues a celles de l'ordre reel et se poursui­vant en lui.

En fait l'ordre intime ne subordonne Ie monde reel qued'une fa~on superficielle. Sous la souverainete de la morale)toutes les operations qui pretendent en assurer Ie retour sontcelles qu'exige Ie monde reel: les prohibitions etendues quien sont donnees comme la condition visent essentiellement apreserver du desordre Ie monde des choses. A la fin, l'hommedu salut a introduit davantage les principes de l'ordre deschoses dans l'ordre intime qu'il n'a subordonne cet ordre

(Euvres completes de G. Bataille332

I'

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producteur aux consumations destructives de l'ordre intime.Ainsi ce monde de la mediation et des reuvres de salut est­

il des l'abord conduit au debordement de ses limites. Nonseulement les violences que la morale condamne y sont libe­rees de toutes parts, mais un debat tacite s'y institue entrelesreuvres de salut, qui servent l'ordre reel, etcelles qui luiechappent, que la stricte morale conteste, et qui vouentleurs ressources utiles aux destructions somptuaires de l'archi­tecture, de la liturgie ou de l'oisivete contemplative.

334 (Euvres completes de G. Bataille

IV

L'essor industriel

I. La position d'une entiere absence de rapports entre l'intimitldivine et l'ordre reel.

Essentiellement Ie monde de la mediation est Ie monde jdes reuvres. On y fait son salut comme on filela laine, c'est­a-dire qu'on y agit non selon l'ordre intime, en raison d'impul­sions violentes, excluant les calculs, mais selon les principesdu monde de la production, en vue d'un resultat a venir,qui importe davantage que la satisfaction du desir dansl'instant. A la rigueur les reuvres improductives reserventune marge de satisfaction en ce monde. II est meritoire d'intro­duire ici-bas un refJ.et des splendeurs divines (c'est-a-dire del'intimite); or, en plus du merite qu'on lui attribue, cet actea sa valeur dans l'instant. Mais chaque possibilite devantetre subordonnee a l'operation du salut, la contradiction del'acte meritoire et des splendeurs divines y est plus penibleencore dans l'reuvre morale, justifiee en raison.

L'effet des reuvres est a la longue de reduire a nouveaula divinite - et Ie desir de la divinite - au caractere profanede la chose. L'opposition fondamentale du divin a la chose,de l'intimite divine au monde de l'operation, ressort dans lanegation de la valeur des reuvres - dans l'affirmation d'uneentiere absence de rapports entre la grace divine et les merites.La negation de la valeur des reuvres - apres l'exclusionrationnelle du monde sensible et I'immolation de Ia divinite- est Ie troisieme mode d'arrachement du divin a l'ordredes choses. Mais cet admirable refus fait songer a l'insensequi se jette dans la riviere pour eviter la pluie. Sans doute Ierejet des reuvres est la critique consequente des compromis

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du monde de la mediation, mais ce n'est pas une critiqueachevee. Le principe du salut maintenant dans Ie temps futuret dans l'au-dela de ce monde-ci Ie retour a l'intimite perdueen meconnait l'essence qui n'est pas seulement de pouvoiretre subordonne a ce qu'il n'est pas, mais de ne pouvoir etredonne que dans l'instant - et dans l'immanence de l'ici­bas... Maintenir un salut remis a l'au-dela et nier les ceuvresest oublier que l'intimite ne peut etre retrouvee que pourmoi - si les deux termes sont presents, - non l'intimite sansmoi. Que signifie l'intimite restauree en elle-meme si ellem'echappe? La transcendance de la raison arrachait lapensee dans l'instant, par la reminiscence, a la prison dumonde sensible; et la mediation qui delivre Ie divinde l'ordrereel, n'introduit l'impuissance des ceuvres qu'en raison d'unnon-sens que serait l'abandon de l'ici-bas. De toute fac;:on, 1'0nne peutposer l'intimite divine, si ce n'est en un point, sur Iechamp, comme la possibilite de l'immanence du divin et del'homme. Mais la position de la transcendance divine dans lanegation de la valeur des ceuvres acheve la separation de l'au­dela et de l'ici-bas : des lors l'ici-bas est reduit a la chose,et l'ordre divin ne peut y etre introduit - comme il l'etaitdans les monuments et les festivites religieuses.

C'est la renonciation la plus necessaire en un sens : dansla mesure OU I'homme se lie entierement a l'ordre reel, OUil se borne a des projets d'operations. Mais la question n'est·pas de montrer l'impuissance de I'homme des ceuvres, elleest d'arracher l'homme a l'ordre des ceuvres. Et c'est Ie contrairejustement qu'opere la negation de leur valeur, qui leurabandohne et y enferme I'homme, et qui en change Ie sens.La negation de leur valeur substitue, au monde des ceuvressubordonnees a l'ordre intime, un monde ou leur souverai­nete s'accomplit, un monde des ceuvres n'ayant d'autre finque son propre developpement. Des lors la production seuleest, ici-bas, accessible et digne d'interet; Ie principe de ladestruction improductive n'est donne que dans l'au-dela,et il ne peut valoir pour l'ici-bas.

§ 2. Vue d'ensemble des rapports de la production a la destructionimproductive.

Ce qu'ouvre ainsi la negation de la valeur divine desceuvres est Ie regne des choses autonomes. C'est en un motIe monde de l'industrie.

Dans la societe archaique, theoriquement, Ie monde deschoses etait donne comme fin a la violence intime, mais il nepouvait l'etre qu'a une condition : que cette violence soittenue pour souveraine, qu'elle soit en fait la veritable fin :Ie souci de la production n'etait qu'une reserve angoissee;en fait, la production etait subordonnee aux destructions improductives.

Dans l'ordre militaire, les ressources disponibles du mondedes choses furent destinees en principe a la croissance d'unempire depassant vers l'universel les communautes fermees.

Mais l'activite militaire ne fait que vouloir, pour l'ordredes choses tel qu'il est, la forme et la valeur universelle.

Dans la mesure OU les limites de l'empire n'etaient pasatteintes, la production avait principalement la force mili­taire pour fin, et la force militaire, quand ces limites furentatteintes, fut releguee au second plan. D'ailleurs, a la reservepres des besoins de l'organisation rationnelle d'un empire,en ce qui touche l'usage des ressources produites, 1'0rdre deschoses maintenait dans la premiere phase a l'egard de l'ordreintime les rapports ambigus de la societe archaique; laproduction demeurait subordonnee a la depense improductive.

La limite de la croissance imperiale atteinte, la mediationfit intervenir des rapports non moins ambigus mais pluscomplexes. Theoriquement l'usage de la production futsubordonne a la morale, mais la morale et Ie monde divins'interpenetrerent profondement. Le monde divin tira saforce d'une negation violente qu'il condamnait et demeuradivin bien qu'il se confondit avec Ie fondement reel de lamorale, donc avec l'ordre des choses. A la contradictionouverte du monde archaique succeda dans ces conditionsl'accord apparent d'un primat nominal du divin, consumantla production, et, Ie recouvrant rigoureusement, sans pre­senter en theorie de difference avec lui, de ce primat nonmoins nominal: l'ordre moral, lie a la production. L'ambi­guite de la societe archaique dura, mais alors que dans lasociete archaique la destruction des ressources etait censee

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§ 3. Le monde de la reduction achevee ou Ie regne des choses.

La quete millenaire de l'intimite perdue est abandonneepar l'humanite productive, consciente de la vanite des voiesoperatoires, mais incapable de chercher plus longtemps cequi ne p,eut l'etre par les seules voies qui lui appartiennent.

Les hommes commencent a dire: « Edifions un monde dontles forces productives croissent de plus en plus. Nous repon­drans de plus en plus a nos besoins de produits materiels. »

11 devient vite sensible qu'a devenir lui-meme l'homme dela chose autonome, l'homme s'eloigne de lui-meme davantageencore qu'il n'a jamais fait. Cette scission achevee abandonnedecidement sa vie a un mouvement qu'il ne commande plus,mais dont les consequences a la fin lui font peur. Logiquementce mouvement engage une part importante de la productiondfl,ns l'installation de nouveaux equipements. 11 a supprimela possibilite d'une consumation intense (a la mesure duvolume de la production) de l'exces des ressources produites :en effet les produits ne peuvent etre livres que si, pratique­ment, les consommateurs acceptent, pour se procurer la

favoriser la production en raison meme de son caractereimproductif (de son caractere divin), la societe de la mediationse donnant la fin improductive du salut voulut l'atteindre surIe mode des operations productives. La destruction improductivegarda en fait dans ces perspectives equivoques une part souve­raine, mais Ie principe de l'operation productive domina generalementla conscience.

Des lors il suffisait de contester la valeur de l'operationpour autant que son effet pretendit s'exercer dans l'ordredivin, pour en venir au regne de l'operation productive auto­nome. Les actes cesserent d'avoir une valeur subordonnee enregard de l'intimite retrouvee (du salut, ou de l'introductionde la splendeur divine en. ce monde-ci). Ainsila voie fut-elleouverte au developpement indefini des forces operatoires.La scission accomplie de l'ordre intime et de l'ordre deschoses eut pour effet de liberer la production de sa fin archai­que (de la destruction improductive de son excedent) et desregles morales de la mediation. L'excedent de la productionput etre consacre a la croissance de l'equipement productif,a l'accumulation capitaliste (ou postcapitaliste).

Theone de la religion

§ 4' L'accomplissement de la conscience claire de la chose ou lasczence.

339

monnaie necessaire, de collaborer a I'ceuvre commune dudeveloppement des moyens de production. Cette ceuvre estla grande affaire et il n'est rien qui lui soit preferable. On nepeut certainement rien faire de mieux. Si 1'0n fait quelquechose, evidemment cela doit etre d'y participer, a moinsqu'on ne lutte pour la rendre plus rationnelle (plus efficacedans Ie sens du developpement) par des moyens revolution­naires. Mais nul ne conteste Ie principe de cette souverainetede la servitude.

Rien ne peut en·effet lui etre oppose qui la ruine. Car iln'est aucune des entites souveraines d'autrefois qui puisses'avancer et souverainement dire : « Vous me servirez. »

La masse de l'humanite a donne son accord a l'ceuvreindustrielle, et ce qui pretend subsister pres d'elle fait figurede souverain dechu. II est clair que la masse de I'humanitea raison: compare a l'essor industriel, Ie reste est insignifiant.Cette masse sans doute s'est laisse rlduire a l'ordre des choses.Mais cette. reduction generalisee, ce parfait accomplisse­ment de la chose, est la condition necessaire a la positionconsciente et entierement developpee du probleme de lareduction de l'homme a la chose. C'est seulement dans unmonde ou la chose a tout reduit, OU ce qui lui futjadis opposerevele la mishe des positions equivoques - et d'inevitablesglissements - que l'intimite peut s'affirmer sans plus decompromis que la chose. Le developpement geant des moyensde production a seul la force de reveler pleinement Ie sensde la production, qui est la consumation improductive des c

richesses - l'accomplissement de la conscience de soi dans les /,-,libres dechainements de l'ordre intime. Mais Ie moment OU r

la conscience operant ce retour sur soi-meme se reveIe elle­meme a elle-meme et voit la production vouee a sa consuma-tion est precisement celui OU Ie monde de la production nesait plus que faire de ses produits.

La condition d'un accomplissement de la conscience clairede soi e~ la science, qui est l'achevement d'une conscienceclaire de l'ordre reel (c'est-a-dire du monde des objets).La science se lie etroitement a l'autonomie des choses. Et elle

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(Euvres completes de G. Bataille

§ 5. La conscience de soi.

L'authenticite d'un emploi de la science elaboree a laconnaisJance de l'ordre intime exclut tout d'abord la possi­bilite efe donner une forme savante aux enonces autonomesdes hommes de l'intimite. Sans doute il y a dans Ie rapportde la connaissance objective a l'intimite une premiere diffe­rence, qui veut que l'objet peut toujours attendre la lumierequi l'eclairera tandis que l'intimite cherchant la lumiere nepeut attendre qu'elle soit projetee correctement. Si la resti­tution de l'ordre intime se fait sur Ie plan de la conscienceclaire, si elle veut l'authenticite et l'autorite de la conscienceclaire, qui seule a la force de degager l'intimite des glissements,eIle ne pourra se faire cependant par une suspension de l'exis­tence intime. Et dans la mesure OU la volonte de conscienceclaire est en jeu, l'intimite apparaitra immediatement donneesur Ie plan des connaissances distinctes. La difficulte de fairecoincider la connaissance distincte et l'ordre intime tient aleurs modes opposes d'existence dans Ie temps. La vie divine

341Theone de la religion

se developpant concurremment sans se subordonner l'une al'autre, aboutissent a l'instauration d'un monde et d'unhomme reels acheves, devant lesquels l'ordre intime n'estrepresente que par des balbutiements prolonges. Ces balbutie­ments tiennent encore une force peu commune du fait qu'ilsont encore la vertu d'opposer generalement au principe de larealite celui de l'intimite, mais la bonne volonte qui lesaccueille est toujours empreinte de deception. Que ces voixsemblent molles! Que leurs glissements laissent desarmedevant l'expression nette de la realite! L'autorite et l'authen­ticite sont tout entieres du cote de la chose, de la productionet de la conscience de la chose produite. Tout Ie reste estmensonge et confusion.

Cette situation inegale pose enfin Ie probleme avec nettete.C'est manquer a l'ordre intime de ne pas l'elever al'authen­ticite et a l'autorite du monde et de l'homme reels. Celasuppose precisement la substitution aux compromis d'unerevelation de ses contenus sur Ie champ de la conscienceclaire et autonome ordonne par la science. Cela suppose laCONSCffiNCE DE sOl dirigeant vers l'intimite la lampe que la ,science a elaboree pour eclairer les objets.

340

n'est elle-meme que l'autonomie de la conscience des choses.La conscience, encore qu'elle se detournat de l'ordre intimequi, sur Ie plan de la connaissance, est celui de la mythologie,ne pouvait etre claire conscience des objets tant qu'elle etaitdans la dependance de determinations mythiques. Dans laposition premiere OU l'outil ordonnait la transcendance del'objet, ce n'est que sous la forme confuse de l'esprit que laconscience definit son objet. EIle n'etait done pas conscienceclaire de l'objet d'une fac;on separee (transcendante) : laconscience distincte de l'objet n'etait pas encore degagee dusentiment de soi. Dans l'attention centree sur Ie sacrifice, laconscience etait du moins separee de la consideration de lachose profane, de celle de l'intimite du sacrifice, mais elleetait alors en entier dans l'angoisse, obsedee par Ie sentimentobscur du sacre. Ainsi la conscience claire des objets ne fut­elle donnee que dans la mesure OU l'essentiel de l'attentions'en detournait. L'importance des formes operatoires et Iedeveloppement des techniques de fabrication dans les mou­vements diriges vers une organisation imperiale (universelle)ramena une partie de l'attention vers Ie monde des choses.C'est dans l'attention principalement dirigee vers les chosesque la liberte. generale et la contradiction des jugementsdevint possible. La pensee humaine echappa aux determi­nations rigides de l'ordre mythique et se mit a l'reuvre de lascience OU les objets sont clairement et distinctement connus.La clarte precise fut ainsi introduite dans la conscience et elleen organisa les modes rationnels. Mais a mesure que l'ins­trument de la connaissance claire s'elabora, on tenta del'utiliser a la coimaissance de l'ordre intime. On donna decette fac;on ala conscience claire un contenu hybride. L'ordreintime, foncierement irreel, adapta ses representations mythi­ques arbitraires auxformes logiques de la conscience desobjets. 11 introduisit des lors dans tout Ie domaine de laconnaissance les decisions souveraines qui n'expriment pasl'ordre intime lui-meme mais les compromis qui lui permettentde demeurer intime en subissant les principes de l'ordre reel.C'est seulement dans la scission achevee de l'intime et dureel et dans Ie monde de la chose autonome que la scienceechappa lentement aux enonces hybrides de la conscience.Mais dans sa pleine reussite elle acheve d'eloigner l'hommede lui-meme et realise en l'espece du savant la reduction dela vie entiere a l'ordre reel. Ainsi la connaissance et l'activite,

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est immediate, la connaissance est une operation exigeantla suspension et l'attente. A l'immediatete dans Ie temps de lavie divine repondait Ie mythe et les formes de la pensee glis­sante. Une experience intime peut sans doute abandonner Iemysticisme, mais elle doit, chaque fois qu'elle a lieu, etre uneentiere reponse a une question totale.

Dans ces conditions nul ne peut correctement repondre al'exigence donnee dans les formes de la connaissance objec­tive sinon par la position du non-savoir. Independammentdu fait que l'affirmation d'un non-savoir fondamental peutetre fondee par ailleurs, la conscience claire de ce qui est enjeu lie des l'abord la vie divine a la reconnaissance de soncaractere obscur, de la nuit qu'elle ouvre a la connaissancediscursive. Cette coincidence immediate de la conscienceclaire et du dechainement de l'ordre intime n'est pas seule­ment donnee dans la negation des presuppositions tradi­tionnelles, elle implique l'hypothese formulee une foispourtoutes : « L'intimite est ~ liJPi~~ de la conscience claire;la conscience claire ne peut rien connaitre clairement etdistinctement de l'intimite, sinon les modifications des chosesqui lui sont liees. » (Nous ne connaissons rien de l'angoissesinon dans la mesure OU elle est impliquee dans Ie fait del'operation impossible.) La conscience de soi echappe ainsi audilemme de l'exigence simultanee de l'iritmediatete et del'operation. La negation immediate detourne l'operationvers les choses, ainsi vers Ie domaine de la duree.

La faiblesse des positions traditionnelles de l'ordre intimese situe en verite dans Ie fait qu'elles l'ont toujours impliquedans l'operation, soit qu'elles lui aient prete la vertu opera­toire, soit qu'elles aient cherche al'atteindre apartir de l'ope­ration. L'homme posant son essence dans l'operation ne peutJaire evidemment qu'il n'r ait en lui quelque lien entre l'ope­ration et l'intimite. II faudrait sinon que soit l'intimite, soitl'operation fussent supprimees. Mais tout ce qu'il peut faire estqu'etant reduit a la chose par l'operation, il procede a l'opera­tion contraire, a une reduction de la reduction.

En d'autres tenlles la faiblesse des diverses positions reli­gieuses est d'avoir subi l'alteration de l'ordre des choses sans~voir tente de Ie modifier. Les religions de la mediation l'ontunanimement laisse ce qu'il etait, ne faisant que lui opposerles limites de la morale. Comme les religions archaiques, ellesse proposerent expressement de Ie conserver, ne Ie levant

§ 6. La destruction generale des choses.

D'une part nous disposons au depart de la conscience clairesous sa forme elaboree. Le monde de la production, l'ordredeschoses, a d'autre part atteint Ie point de developpementOU il ne sait que faire de ses produits. La premiere conditionrend la destruction possible, la seconde la rend necessaire.Maisceci ne peut etre fait dans l'emp)Tee, autrement ditdans l'irrealite, ou procede d'habitude la demarche religieuse.Le moment de la decision, au contraire, exige la considera­tiondes aspects les plus pauvres et les moins intimes. II fautmaintenant descendre au plus bas du monde de la reductionde l'homme a la chose.

Je puis m'enfermer dans ma chambre, et la chercher Iesens clair et distinct des objets qui m'entourent.

Voici ma table, ma chaise, mon lit. lIs sont lacomme uneffet du travail. II fallut pour les faire et les installer dansma chambre renoncer a l'interet du moment present. En

343Theone de la religion

jamais qu'a la condition d'en avoir assure la stabilite. A lafin, Ie principe de la realite l'emporta sur l'intimite.

Ce qui est exige par la conscience de soi n'est pas a vraidire la destruction de l'ordre des choses. L'ordre intime nepeut detruire vraiment l'ordre des choses (de meme l'ordre deschoses n'a jamais detruit l'ordre intime jusqu'au bout).Mais ce monde reel parvenu au sommet de son developpementpeut etre detruit, en ce sens qu'il peut etre reduit a l'intimite.Si l'on veut, la conscience ne peut faire que l'intimite luisoit reductible, mais elle peut reprendre elle-meme, Ii l'envers,ses operations, en sorte que celles-ci s'annulent a la limite etqu'elle-meme se trouve rigoureusement reduite a l'intimite.Bien entendu cette contre-operation n'a rien qui s'oppose au /mouvement de la conscience; ,:;He faccomplit tout au contraireet nul ne s'etonnera s'il retrouve a la fin la conscience reduitea ce qu'elle est profondement - a ce que d'abord chacunde nous sut toujours qu'elle etait. Mais ce ne sera la cons­cience claire qu'en un sens. Elle ne retrouvera l'intimite quedans la nuit. Elle aura pour cela atteint Ie plus haut degrede clarte distincte, mais elle achevera si bien la possibilitede l'homme ou de l'etre qu'elle retrouvera distinctement lanuit de l'animal intime au monde - OU elle entrera.

(Euvres completes de G. Bataille342

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fait j'ai dli moi-meme travailler pour les payer, c'est-a-direque, theoriquement, j'ai dli compenser par un travail d'egaleutilite Ie travail des ouvriers qui les ont faits ou transportes.Ces produits du travail me permettent de travailler et jepourrai payer Ie travail du boucher, du boulanger et du paysanqui assurera ma subsistance et la continuation de monpropre travail.

Maintenant je mets sur ma table un grand verre d'alcool.]'ai ete utile, j'ai achete une table, un verre, etc.Mais cette table-ci n'est plus un moyen de travail : elle

me sert a boire de l'alcool.Dans la mesure OU je pose mon verre a boire sur la table,

Je l'ai dltruite, ou du moins j'ai detruit Ie travail qu'il fallutpour la faire.

Bien entendu j'ai d'abord entierement detruit Ie travaildu vigneron. Mon absorption au contraire n'a detruit quedans une mesure infime Ie travail du menuisier. Du moinscette table dans cette chambre, lourde d'enchainement autravail, n'a-t-elle eu pour un temps d'autre fin que mondechainem~t.

]e vais maintenant me rappeler l'usage que j'ai fait del'argent gagne a ma table de travail.

Si j'ai gache une partie de cet argent, gache une partiedu temps que Ie reste m'a fait vivre, la destruction de latable est deja plus avancee.

Eusse-je une seule fois saisi l'instant par les cheveux, toutIe temps precedent etait deja dans Ie pouvoir de cet instantsaisi. Et !outes les subsistances, toutes les besognes qui m'ontpermis d'y parvenir sont tout a coup detruites, elles se videntinfiniment comme un fieuve dans l'ocean de cet instantinfime.. II n'est pas en ce monde d'immense entreprise qui aitd'autre :fin qu'une perte definitive dans l'instant futile. Dememe que Ie monde des choses n'est rien dans l'universsuperfiu ou il se resout, de meme la masse des efforts n'estrien aupres de la futilite d'un seul instant. C'est l'instant libreet toutefois soumis, engage furtivement dans de menuesoperations par la peur de laisser se perdre le temps qui justifiela valeur pejorative du mot futile.

Ceci introduit comme un fondement de la conscience clairede soi la consideration des objets resolus et detruits dans l'ins­tant intime. C'est Ie retour a la situation de l'animal qui en

mange un autre, c'est la negation de la difference entrel'objet et moi-meme ou la destruction generale des objetscomme tels sur Ie champ de, la conscience. Dans la mesureou je la detruis sur Ie champ de ma conscience claire, cettetable cesse de former un ecran distinct et opaque entre Iemonde et moi. Mais cette table ne saurait etre detruite SurIe champ de ma conscience si je ne donnais pas a ma destruc­tion ses consequences dans l'ordre reel. La reduction reellede la reduction de l'ordre reel introduit dans l'ordre econo­mique un renversement fondamental. II s'agit, s'il faut pre- .server Ie mouvement de l'economie, de determiner Ie pointou la production excedente s'ecoulera comme un fieuveau-dehors. II s'agit de consumer - ou de detruire - infini­ment les objets produits. Cela pourrait aussi bien se fairesans la moindre conscience. Mais c'est dans la mesure OU laconscience claire l'emportera que les objets effectivementdetruits ne- detruiront pas les hommes eux-memes. La des­truction du sujet comme individu est en effet impliqueedans la destruction de l'objet comme tel mais la guerre n'enest pas la forme inevitable: ce n'en est pas, de toute faISon,la forme consciente (du moins si la conscience de soi doitetre au sens general humaine).

L

344 CEuvres completes de G. BatailleTMorie de la religion 345

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La position d'une attitude religieuse qui resulterait de laconscience claire, et qui exclurait sinon la forme extatique dela religion, du moins sa forme mystique, diff(:re profondementdes tentatives de fusion qui preoccupent des esprits soucieuxdes remedier a la faiblesse des positions religieuses donneedans Ie monde present.

Ceux qui s'effraient dans Ie monde religieux de la discor­dance des sentiments, qui cherchent Ie lien des differentesdisciplines, et veulent resolument nier ce qui oppose au prelatromain Ie sanyasin, ou au pasteur kierkegaardien Ie soufi,achevent d'emasculer - de part et d'autre - ce qui dejaprocede d'un compromis de l'ordre intime avec celui deschoses. L'esprit Ie plus eloigne de la virilite necessaire a unirla violence et la conscience est celui de la « synthese ll. Le souci v­

de faire la ~ommede ce qu'ont revele des possibilites religieusesseparees et de faire du contenu qui leur est commun Ie prin­cipe d'une vie humaine elevee a l'universalite, semble inat­taquable en depit de ses resultats sans saveur mais, aqui la viehumaine est une experience amener Ie plus loin possible, la sommeuniverselle est necessairement celle de la sensibilite religieusedans Ie temps. La synthese est Ie plus nettement ce qui revelela necessite de lier decidement ce monde a ce que la sensibi­lite religieuse est dans sa somme universelle dans Ie temps.Cette claire revelation d'une decheance de tout Ie mondereligieux vivant (accusee dans ces formes synthetiques quiabandonnent l'etroitesse d'une tradition) n'etait pas donneedans la mesure OU les manifestations archaiques du sentimentreligieux nous apparaissaient independamment de leur signi­fication, comme des hieroglyphes dont seul Ie dechiffrement

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fonnel eut ete possible; mais si cette signification est donnee, .si, en particulier, la conduite du sacrifice, la moins claire,mais la plus divine et la plus commune, cesse de nous etrefermee, la totalite de l'experience humaine nous est rendue.Et si nous nous elevons personnellement aux plus hauts degresde la conscience claire, ce n'est plus en nous la chose asser­vie, mais Ie souverain dont la presence dans Ie monde, despieds ala tete, de l'animalite ala science et de l'outil archaiqueau non-sens de la poesie, est celle de l'universelle humanite.Souverainete designe Ie mouvement de violence libre etinterieurement dechirante qui anime la totalite, se resouten larmes, en extase et en eclats de rire et reveIe l'impossibledans Ie rire, l'extase ou les larmes. Mais l'impossible ainsirevele n'est plus une position glissante, c'est la souverainecO,llscience de soi qui, precisement, ne se detourne plus de soi.

350 (Euvres completes de G. Bataille

I....-.,

Ir

..

I

II

A Q,UI LA VIE HUMAINE EST UNE

EXPERIENCE A MENER LE PLUS LOIN

POSSIBLE •••

Je n'ai pas voulu exprimer ma pensee maist'aider a degager de l'indistinction ce que tupenses toi-mlme...

Tu ne diffires pas davantage de moi queta Jambe droite de la gauche, mais ce qui nousunit est LE SOMMEIL DE LA RAISON

Q,UI ENGENDRE DES MONSTRES.

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Je crois devoir donner un tableau 7 qui permette d'aper­cevoir en un meme temps Ie developpement des possibilitessuccessives sur Ie mode des perspectives visuelles. Cette figureinsiste sur un caractere dialectique du developpement dontles phases vont d'opposition en opposition et de la stagnationau mouvement. Mais elle offre surtout l'avantage d'etreclaire.

Malheureusement cette clarte n'est pas sans inconvenients.EUe tend a priver mon expose d'une vertu a laquelle il doit

pretendre.Dans la mesure oil il se pouvait, j'ai tenu a donner Ie

mouvement logique qui precede sous la forme qu'il auraitdans Ie dernier etat de la conscience, c'est-a-dire degage d'uneelaboration des forme~ historiques ou ethnographiques. Ainsien ai-je exclu la discussion et les references. Je voulais d'autantmoins lier ces developpements a I'analyse des realites parti­culieres qu'ils leur sont expressement etrangers : ces realitespar definition repondent d'une fa<;on capricieuse, et toujoursimparfaite, a la necessite qU'ils expriment. En dernier lieucette necessite peut avoir joue sans reserve sans jamais avoirete inevitable en un moment precis. Des formes presenteespar moi comme solidaires peuvent s'etre developpees parfoisl'une apres l'autre. D'autre part, j'ai dl1 articuler les etapesd'un mouvement comme s'il y avait eu discontinuite, alorsque la continuite est la regIe et que les formes de transitionont dans I'histoire une place considerable. Les formes hybrides,resultant des contacts dans Ie temps de civilisations tres diffe­rentes, introduisent egalement la confusion. Enfin, il estclair que des conditions regulierement donnees a une etape

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quelconque peuvent se retrouver et jouer a. queIque etapeulterieure.

Bien entendu cette apparente desinvolture ne va nullementa. l'encontre de discussions possibles, plus exactement neces­saires. Je repete qu'il s'agit d'un travail loin de l'achevement.Et precisement Ie travail acheve, s'il est possible, devraitresulter de discussions eventuelles. C'est une erreur de pers­pective commune qui lie la contestation d'un point particu­lier a. celie de la solidite de l'ensemble ebauche. Cet ensembleest lui-meme Ie resultat de mes propres contestations et iln'est pas une d'entre elles qui ne l'ait enrichi, bien qu'au-dela.d'un certain point, je n'aie jamais dl1 Ie changer sensiblement.La cohesion generale donnee, une contradiction justifieen'est pas l'attaque qu'imagine facilement Ie contradicteur,c'est une aide. (Je suis heureux de citer en exemple les inter­ventions amicales de Mircea Eliade : c'est l'une d'entre eIlesen particulier qui m'a permis de situer l' « ttre supreme»dans Ie monde des esprits 8.) S'il est vrai qu'une cohesion doitnecessairement s'eloigner des donnees capricieuses du mondehistorique, il n'est pas une de ces donnees qu'il ne faille tenterde reduire a. l'ensemble et c'est seulement dans la mesure Olll'ensemble aura ete rode par ces reductions qu'il pourrafacilement reveler a. d'autres les contenus de leur proprepensee.

J'aimerais aider mes semblables a. se faire a. l'idee d'un .mouvement ouvert de la reflexion. Ce mouvement n'a rien a.dissimuler, rien a. craindre. 11 est vraLque les resultats de lapensee sont bizarrement lies a. des epreuves de rivalite.Nul nepeut disjoindre entierement ce qu'il pense de l'autorite reellequ'en aura l'expression. Et l'autorite s'acquiert au cours dejeux dont les regles traditionnelles, un peu arbitraires,

- engagent ceIui qui s'exprime a. donner de sa pensee l'ideed'une operation sans defaut et definitive. C'est une comediebien excusable, mais eIle isole la pensee dans des paradesd'oiseau qui n'ont plus rien a. voir avec une demarche reelle,forcement douloureuse et ouverte, toujours en quete d'aide etjamais d'admiration.

Cette justification de la methode suivie ne saurait m'empe-cher d'apercevoir ses vrais inconvenients, qui touchent l'intel­ligibilite. Meme si des representations ne prennent leur sensplein qu'a. partir du moment Oll elles se detachent de realitesauxquelles eIles se referent (sans etre positivement fondees

sur telles d'entre elles), on n'en a pas la pleine intelligence sielles ne permettent pas d'eclairer en generalles formes histo­riques. Ce schema qui devait systematiquement eviter desreferences precises n'en devait pas moins etre suivi d'une eluci­dation de l'histoire a.l'aide de ses figures.

Je me bomerai neanmoins a. donner un exemple choisiavec l'intention de-montrer generalement la liberte necessairea. ce mode d'interpretation.

11 n'est pas inutile de preciser ici que l'islam ne peut etreenvisage dans son ensemble comme une forme repondanta. une setde des definitions donnees. Vislam est des l'abordun ordre militaire, limitant meme avec plus de rigueur qued'autres les activites qui n'ont pas pour fin la force et laconquete militaire. Mais il presente ces particularites : ilpasse d'une fac;on soudaine et discontinue de la civilisationarchaique depensiere a. la militaire : il n'en realise d'ailleurspas toutes les possibilites, car il connait en mdme temps, sousune forme en un sens abregee, Ie developpement d'une eco­nomie de salut. 11 n'a donc dans sa premiere phase ni tous lescaracteres de l'ordre militaire ni tous ceux de l'economie desalut. D'une part il est etranger au developpement autonomede la conscience claire ou de la philosophie (par l'icono­clastie opposee au hieratisme byzantin, il pousse cependantencore plus loin que l'ordre militaire classique la reductiondes formes d'art a. la raison). D'autre part, il se passe demediation et maintient une transcendance du monde diyin,qui repond au principe du type militaire d'une violencetoumee au..;dehors. Mais ce qui est vrai de l'islam primitifne l'est nullement de l'islam tardi£ Des que I'empire musulmanatteignit les limites de croissance, l'islam fut une parfaite economiede salut. 11 eut seulement des formes de mediationmoinsaccentuees et moins pathetiques que Ie christianisme. Maisil connut comme Ie christianisme une vie spirituelle dispen­dieuse. Le mysticisme et Ie monachisme se developperent, lesarts se maintinrent en principe dans les limites de l'icono­clastie mais echapperent de toutes les fac;ons a. la simplifi­cation rationnelle. L'islam, du fait d'uIi role relativementfaible de la violence interieure, est meme, des diverses econo­mies de salut, la plus stable, celie qui assure Ie mieux lastabilite d'une societe.

Cette sorte d'application d'une methode voudrait montrerd'une part la distance qui separe de la realite les figures d'un

l.

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EMILE DURKHEIM. Les Formes eUmentaires de la vie religieuse,2 6 ed., Alcan, 192 5.Emile Durkheim me semble aujourd'hui injustement decrie.

Je m'eloigne de sa doctrine mais ce n'est pas sans en maintenirl'essentiel.

ALEXANDRE KOJEVE. Introduction ala lecture de Hegel. Gallimard,

1947·Cet ouvrage est une explication de la Phinomenologie de

l'Esprit de Hegel. Les idees que j'ai deve10ppees ici y sont ensubstance. Resterait a preciser les correspondances de l'ana-

schema, d'autre part la possibilite de la reduire apd:scoup.

. Les references qui suivent se maintiennent dans la memereserve. Mais comme ces applications, e1les sont de nature asituer une construction assezbizarrement disjointe de sesfondements. Tout en maintenant Ie caractere degage de mesexposes, il me semble possible, si l'on veut necessaire, aprescoup, de les lier en general a certaines de leurs origines. Je Iefais sous forme de references a des ecrits dont les auteurs sesont diriges de que1que fac;on vers les conceptions precises decette « theorie », ou dont les contenus donnent des points derepere qui ont guide mes demarches.

Je veux les donner dans une succession de hasard en sui­vant l'ordre alphabetique des noms d'auteur.

GEORGES DUMtzlL. Mitra-Varuna, 2 6 ed., Gallimard, 1948.

Les interpretations de la mythologie indo-europeennepoursuivies dans les admirables travaux de Georges Dumezil,en particulier celles que donne Ie present ouvrage - apresOuranos-Varuna (1931) et Flamine-Brahmane (1933) - repon­dent a la construction que j'ai deve10ppee : les theses, lesantitheses et les synthesesconsciemment hegeliennes deGeorges Dumezil donnent l'opposition de la violence pure(du cote noir et nefaste du monde divin - Varuna et lesGandharvas, Romulus et les Luperques) a l'ordre divin qui's'accorde a l'activite profane (Mitra et les Brahmanes, Numa,Dius Fidus et les Flamines), et sa resolution dans la violenceexterieure et efIicace d'un ordre militaire humain et raison­nable.

Theorie de la religion 359

lyse hegelienne et de cette « theorie de la religion» : les diffe­rences de l'une a l'autre representation me semblent assezfacilement reductibIes; la principale touche a la conceptionqui donne la destruction du sujet comme la condition _necessairement irrealisable - de son adequation a l'objet;sans doute ceci des l'abord implique un etat d'esprit radicale­ment contraire a la« satisfaction II hegelienne, mais lescontraires ici COincident (ils coincident seulement, et l'oppo­sition dans laquelle ils COincident ne peut cette fois etre depas­see par aucune synthese : il y a identite de l'etre particulier etde l'universeI, et l'universe1 n'est vraiment donne que dans lamediation de la particularite, mais Ia resolution de l'individudans l'inindividuel ne depasse la douleur (ou la joie doulou­reuse) que dans la mort, ou dans l'etat d'ataraxie - compa­rable a la mort de la satisfaction achevee; d'oll Ie maintiende la resolution au niveau anterieur de l'extase, qui n'est pasresolution...). Ayant dl1 alleguer ici Ie travaild'AlexandreKojeve, je dois insister sur un point: quelque opinion quel'on ait de l'exactitude de son interpretation de Hegel (et jecrois devoir n'attribuer aux critiques possibles sur ce pointqu'une valeur limitee), cette Introduction, re1ativement acces­sible, est non seulement l'instrument premier de la consciencede soi, mais Ie seul moyen d'envisager les divers aspects de lavie humaine - en particulier les aspects politiques - autre­ment qu'un enfant n'envisage des actes de grandes personnes.Nul ne saurait actuellement pretendre a la culture sans enavoir assimile les contenus. (Je tiens encore a souligner ici Iefait que l'interpretation d'Alexandre Kojeve ne s'eloigned'aucune fac;on du marxisme : de meme il est facile d'aper­cevoir que la presente « theorie II est toujours rigoureusementfondee sur l'analyse de l'economie.)

SYLVAIN LEVI. La doctrine du sacrifice dans les brahmanas.L'interpretation du sacrifice est Ie fondement de la

« conscience de soi ". L'ouvrage de Sylvain Levi est l'une despieces essentielles de cette interpretation.

MARCEL MAuss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice.MARCEL MAuss. Essai sur le don.

Le premier de ces ouvrages est l'elaboration magistraledes donnees historiques sur Ie sacrifice antique. Le second esta la base de toute comprehension de l'economie comme liee

(Euvres completes de G. Bataille358

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a des formes de destruction de l'excedent de l'activite pro­ductive.

MAX WEBER. Die Protestantische Ethik und der Geist des Kapi­talismus.

. La celebre etude de Max Weber a lie pour la premierefois avec precision la possibilite meme de l'accumulation(de l'emploi des richesses au developpement des forces deproduction) a la position d'un monde divin sans rapport

SIMONE PETREMENT. Ie Dualisme dans l'histoire de 1a philosophieet des religions. Gallimard, 1946.

Simone Petrement, dont la position morale est celle desanciens gnostiques, presente avec une remarquable nettetedans ce petit livre la question de l'histoire du dualisme. J'aianalyse a partir de ses donnees la transition du dualismearchaique au dualisme esprit-matiere, mieux transcendance­monde sensible, seul envisage par l'auteur.

Theorie de la religion 361

concevable avec l'ici-bas, OU la forme operatoire (Ie calcul,l'egoisme) separe radicalement de l'ordre divin la consuma­tion glorieuse des richesses. Max Weber a plus que Tawneyinsiste sur Ie changement decisif introduit par la Reforme,qui rendit l'accumulation possible a la base en niant lavaleur des ceuvres et en blamant la depense improductive 9.

CEuvres completes de G. Bataille

BERNARDINO DE SAHAGUN. Histoire de la Nouvelle-Espagne.

L'enquete de ce moine espagnol sur l'etat du Mexiqueanterieur a la Conquete, en particulier sur les sacrificeshumains celebres en nombre dans les temples de Mexico, aete menee aupres d'Azteques qui en avaient ete les temoins.C'est Ie document Ie mieux autorise et Ie plus detaille quenous ayons sur lesaspects terribles du sacrifice. II faut neces­sairement rejeter les representations de l'homme ou de lareligion qui en laissent les formes aigues dans l'ombre d'unepretendue monstruosite. Seule une image qui transparait atravers elles est a la mesure des mouvements intimes dont sedetourne la conscience, mais qu'elle doit ala fin retrouver.

R.-H. TAWNEY. Religion and the Rise of Capitalism. New York.

Les analyses de ce livre, fondees sur une information tresetendue, montrent l'importance de la disjonction resoluedes mondes profane et sacre a l'origine du capitalisme. Leprotestantisme a introduit la possibilite de cette disjonction enniant la valeur religieuse des ceuvres : Ie monde des formesoperatoires de l'activite economique en rec;ut - mais a lalongue - une autonomie qui permit l'essor de l'accumulationindustrielle.

360

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598 CEuvres completes de G. Bataille Notes - La thiorie de la religion 599

.....

la depense, excite aussi. Elle est associee aureflexe de l'excitation.Mais l'on ne comprend pas qu'il y a depense. L'excitation a ladepense ne provient pas du fait qu'on s'aperc;oit de la depensea ses signes sensibles.

L'immanence se dit de systemes qui communiquent. Je puisparler d'immanence des cellules d'un nerf. J'admets comme unehypothese une faculte qu'ont les cellules d'un nerf de laisserpasser a travers Ie tissu formant Ie nerf un mouvement d'energieprovoque par une depense. La decharge d'une depense, si l'onveut la trepidation d'une danse, est rec;ue par moi non seulementcomme une simple figure sensible mais comme ebranlementdynamique. L'organisation animale est definie par un pouvoirdu systeme nerveux de changer l'ebranlement rec;u, Ie mouve­ment perc;u, en un mouvement semblable effectue par l'orga­nisme receptif. La reproduction n'est nullement resultat d'uneoperation intellectuelle. Un enfant nouveau-ne urinant s'il entendIe bruit d'eau du robinet n'a rien avoir avec un apprenti reprodui­sant volontairement Ie travail du maitre.

Ainsi la figure sensible de la danse (meme a supposer qu'ellesoit perc;ue par un sourd) n'est pas limitee a une suite de figures,chacune d'elles n'etant rien de plus qu'une image statique. Lesnerfs sont egalement sensibles aux decharges explosives d'energiequi commandent la danse. C'est meme l'essentiel de la represen­tation developpee dans la conscience : c'est precisement ce quesignifie la danse. Elle n'est pas rec;ue comme suite d'images priveesde sens mais comme expression de l'etat d'esprit : l'etat, suivantles cas, de joie legere ou d'ivresse ou de rage offensive de ceuxqui dansent.

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THEORIE DE LA RELIGION

Paru enjevrier 1974 aux Editions Gallimard (Collection « Idees »).Redige, apartir de La conference Schema d'une histoire des religions

(<< College PhiLosophique », if. p. 406 et, ci-dessous, p. 600-601), entremars et mai 1948, ce texte etait destine a La collection « Miroir » desEditions «Au Masque d'Or» (Angers).

1£ 3 mai 1948, Bataille ecrivait aL'editeur: « Voici enfin Ie manus­crit annonce. Il manque un tableau et je dois ajouter quelqueslignes (une ou deux pages) a Ia fin pour marquer Ie sens de cettetheorie, qui rappelle Ie principe de la psychanalyse qui veutque la conscience n'ait d'effet que dans la mesure OU elle estexperience. C'est Ie lien de cet ouvrage avec la collection *, mais

* «La collection .. Miroir " a pour but de grouper des textes philoso­phiques et litteraires presentant une originalite assez rare: celIe d'~tre

Ie fruit d'une experience. » La phrase sur la psychanalyse renvoie a la Vued'ensemble parue dans « Critique» 24, mai 1948.

c'est un lien qui est a l'oppose d'un compromis : c'est pour moiune donnee fondamentale. »

Au dos d'un essai paru dans cette collection en decemhre 1940, Theoriede la Religion est annonce comme a paraitre. Mais L'editeur n'aJamaisrefu Les une ou deux pages ni Le tabLeau promis, qui ne se retrouvent pasdans les papiers de Bataille. Si l'on peut penser que Bataille s'est alorsdesinteresse de son livre, Theorie de la Religion reappara£t cependant,plusieurs fois cite, dans les plans pour la Somme atheologique (cJ.O.C., t. VI, p. 360-.374), et notamment :

- Dans Post-scriptum 1953 : « L'ouvrage general [sur lesejfets du non-savoirJ auquel je travaille maintenant reprendra lesthemes que j'ai developpes en plusieurs annees dans une suitecoherente de conferences au College Philosophique [SollS Ie titreMourir de rire et rire de mourirJ. » En tete de Theorie de la Religion(copie conservee par Bataille): (e titre du livre : Mourir de rire et rirede mouriT ».

- Dans la reedition de L'Experience interieure (1954), Mourirde rire... devient Le Systeme inacheve du non-savoir, annoncecomme tome V de la Somme (tome IV: Le Pur bonheur). On enretrouve ce plan (suivi d'une nouvelle redaction de L'Anima1ite - cJ.ci-dessous, p. 602-604), OU Theorie de la Religion est associe auxconflrences du « College Philosophique » sur Ie non-savoir :

[Bo£te 18, A: 97J

A (Theorie de la Religion)B (Le non-savoir)

I. Le non-savoir2. L'enseignement de la mort, a3· L'enseignement de la mort, b4· Le non-savoir et la revolte5· Non-savoir, rire et larmes(6. L'extase et l'angoisse?) *

(Ces coriferences (1951-1953) sont donnees dans Ie t. VIII des O.C.,p. 190 -233.)

- Finalement, en 1960-1961, Le Systeme inacheve du non­savoir semble avoir ItI absorblpar Le Pur bonheur, t. IV de fa Somme,et, pour Ie t. V, Theorie de la Religion, on retrouve Ie plan suivant(essai de calibrage) :

[Bo£te II, C: 1]

Texte continu - explication de la religion (citer Levine,Americ. Anthrop. **).50 La religion prehistorique [ee Critique» 147-148, aout-sep. I959J46 Le paradoxe de la mort [ee Critique» 74, Juillet I953J

et la pyramide ***

* Ce dernier titre ne correspondrait qu'a uneintention-cj'. a.c., t. VIII,p. 229.** M. H. Levine a donne dans l' «American Anthropologist» (vol. 59, nO [,

lev. [957) un compte rendu de Lascaux ou la naissance de l'art, compte rendudont une copie se retrouve a la suite de ce plan [Botte II, C : II].

*** Donne en Annexe au t. VIII de ces a.c., p. 501.

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601Notes - La tMorie de la religion

* En marge de ce paragraphe : parler ici d'Eliade (if. plus haut, p. 356, ou423-426).

Introductiona) Cette« theorie de la religion » est une esquisse.J'ai represente une possibilite mobile, sans chercher l'etat

dijinitif d'un probleme. J'ai voulu exprimer ma pensee sansattendre, avant meme de l'avoir menee au point de maturite.En ce sens, je me suis generalement permis, dans mes ouvrages,une liberte inhabituelle. Et j'ai souvent prete matiere aconfusion.Je ne Ie regrette que dans la mesure ouj'ai effectivement introduitdes confusions, mais j'ignore comment j'aurais pu l'eviter et jeveux maintenir al'egard de cette methode une fidelite ponctuelle *.

II en ira peut-etre dans la philosophie comme dans la peinture.Le moment vient OU l'effort du peintre, sous la forme de l'esquisse,prend plus d'importance et semble avoir plus d'interet que Ietableau acheve.

Je ne veux pas attirer de cette fa~on l'attention sur Ie travail dela pensee (aux depens des resultats) mais il est dans la nature dela philosophie de n'etre jamais terminee, et Ie travail de l'espritdeliberement livre SOllS une forme inachevee, meme 'a demimanquee, risque de repondre mieux au caractere necessaJirementcollectif de l'effort philosophique auquel 1'existence humaine estliee. ,

Je pense qu'une philosophie est une somme coherente QU n'estpas, mais pwsqu'elle est Ie fait d'un individu et non de l'humanite,elle doit maintenir une ouverture a ce qui suivra, d'abord a lapensee ulterieure de l'individu que je suis, ensuite a celIe d'autresindividus. Elle n'est qu'un chantier; elle ne serait qu'en vainprise pour une maison. (Ce chantier, toutefois, differe profonde­ment de celui qu'est deliberement la science : la science peutreconnaitre sans gene un caractere inacheve, 1'inachevement dela philosophie est un moment de suicide de la pensee, son ouver­ture est un point aveugle; elle ne peut, en un sens plus lointain,aboutir pleinement a la mort aveugle, au silence, son inacheve­ment, du moins, est l'a:ffirmation silencieuse d'un droit - ausilence, a Ia mort, peut-etre meme a une insignifiance plus pro­fonde.)

b) D'une reserve importante au sujet de la methode suivie.Dans ce schema hativement trace, je n'ai meme pu aboutir

a preciser la terminologie, et je reconnais qu'il s'agit cette foisd'un inconvenient sans contrepartie (sinon la possibilite d'uneparution rapide).

On peut difficilement dire au sujet d'une terminologie encoreimprecise ce que j'ai dit d'une pensee philosophique qui, sans etreachevee, tire une partie de sa valeur de son inachevement...

c) Je dois encore donner ici, dans l'introduction, Ie principegeneral de l'expose.

Je represente des formes historiquement donnees (comme Ie« sacrifice )), Ie « capitalisme ))) exterieurement a la successionhistorique des faits.

pas de separationil y a l'economieet la guerre

[« Critique » I, juin 1946]

[« Critique » 45,fivrier 1951]

[« Critique )) 10, mars 1947]

[« Critique)) 40, sep. 1949]

CEuvres completes de G. Bataille

Page 287.I. Schema, sur la page de titre :

Prefacea) caractere actuel (universel)b) caractere d'experience personnellec) definition d'un point de la possibiliteou tout coincide

(voir L'Echeance)(Ensuite - ef. plus haut, p. 406-407 :)

37 L'equivoque de la cultu- [« Comprendre )) 16, sep. 1956]re

19 Du rapport entre Ie Di­vin et Ie Mal

45 La victoire militaire et labanqueroute de la mora­le qui maudit

40 La morale chevaleresque [« Critique)) j8,juillet 1949]et la passion

30 Le sens moral de la socio­logie

24 La guerre et la philoso­phie du sacre

25 L'ivresse des tavernes et [« Critique )) 25, juin 19#]la religion

120 Theorie de la Religion436 + texte continu

(Tous ces articles seront publiis dans un volume ultirieur des CEuvrescompletes.)

A propos de cette insertion de Theorie de la Religion dans la Sommeatheologique, rappelons que la Somme a itl commencie dans l'ichec d'une« monstrueuse intention)) : fonder une religion (ef. O.C., t. VI, p. 373,Avertissement au Coupable, 1960-1961); que l'athiologie est unereligion «< il ne s' agit pas de fondation d'une religion... mais toutes lesreligions n'ont pas itifondies» - ef. O.C., t. VIII, p. 229, Non-savoir,rire et larmes, corifirence du 9 fivrier 1953); enfin, que la Somme,« dans la mesure OU elle n'ichappe pas Ii tout classement )), s'inscrit dansl'histoire des religions (ef. O.C., t. VI, p. 374, Avertissement auCoupable, 1960-1961).

Nous nous rifirons dans ces notes Ii :Schema [Boite 12, E: 23-26] = premieres pages de la transcription deSchema d'une histoire des religions, annoties et corrigies en vue de A.A [Boite II, D : 1-128] = le manuscrit;B [Boite 12, G : 4-100] = (I948-I953?) copie dactylographiie et

corrigee de A et rajouts manuscrits (notre texte) ;C [Boite 18, A : 98-II3] = (I953?) nouvelle ridaction, inachevie, deL'Animalite, pour Le Systeme inacheve du non-savoir.

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]'envisage l'ordre logique et non la succession chronologique.De meme que dans la PMnomenologie de l'esprit, l'histoire propre­ment dite est laissee en dehors : apparemment, l'histoire n'ajamais repondu qu'a contrecreur aux exigences dont elle estl'effet; ses allees et venues ont peut-etre ressemble aux detoursd'un chien dans la campagne.

Si neanmoins je commence par l'animalite, je montre bienque j'ai suivi dans l'ensemble un evenement qui s'est derouledans la succession du temps.

antipodes de l'existentialisme : Ie cri du desert du sujet n'estqu'un moment

hagiologie - atheologie Heidegger et Hegel theologiensrenvoi a l'article sur l'existentialisme [« Critique » 19 et 21,

dec. 1947 et jevr. 1948]y 11 doit y avoir une coherence mais tout est a recommencer.

Page 288.2. Dans E, ala suite (note manuscrite) : Citer en note Ie repentir

de Sartre dans Saint Genet.Eataille a consacre au Saint Genet de Sartre (Ed. Gallimard, 1952 )

une importante etude (<< Critique» 65 et 66, oct.-nov. 1952) reprise dansLa Litterature et Ie mal.

Page 293.3. Dans A (ou le paragraphe precedent n'est pas marque), ala suite:

§ 2. L'animal est dans le monde comme l'eau dans l'eau.Rien n'estdistinct pour l'animal. 11 a diverses conduites suivant

les situations diverses [... if. p. 295]Dans C, ces premieres pages se lisent :[...] Cette situation est donnee lorsqu'un animal en mange un autre.11 y a une superiorite de fait du carnivore sur la proie dont il se

nourrit. Neanmoins l'animal mange n'est pas Ie subordonne,il n'est pas l'inferieur de celui qui Ie mange. Les deux animauxdemeurent semblables, s'ils sont l'un au-dessus de l'autre, c'estque leurs forces different quantitativement. Mais aucun animaln'en regarde un autre de la meme fac;:on qu'un Blanc regarde unNoir ou un honnete homme un condamne de droit commun.L'idee qu'a Ie Blanc de lui-meme transcende celie qu'il se fait duNoir; de meme, l'idee qu'a l'honnete homme de lui-meme, celiequ'il se fait du condamne. Mais s'il en mange un autre, un animaln'introduit de l'autre a lui-meme aucune distance a partir delaquelle il serait possible de parler de transcendance. 11 mangel'autre, mais aucune affirmation de superiorite ne decoule decette difference. S'il traite l'autre en aliment, il en fait effective­ment une chose, mais il ne peut s'opposer lui-meme acette chosequ'il mange. 11 ne nie pas mais il ignore que cette chose fut sembla­ble a l'etre qu'il est intimement. De meme, il ne sait pas qu'il afait de l'animal tue un objet. C'est seulement dans la mesure oilnous sommes humains que l'objet, la proie comestible, est saisicomme une chose assez durable, ayant une place en certains

lieux appropries et disponible a notre choix. Nous pouvons direa ce moment de cet objet qu'il nous transcende ou, si l'on veut,que nous Ie transcendons. Mais l'animal ignore la possibilited'opposer ce qu'il n'est pas a ce qu'il est. 11 est, dans Ie monde,immanent: cela veut dire exactement que dans ce monde il s'ecoule,et que Ie monde s'ecoule en lui. Le lion n'est pas Ie roi des animaux,il n'est dans Ie mouvement des eaux qu'une vague plus haute,renversant les autres plus faibles. QU'un animal soit Ie plus fortet mange l'autre ne modifie guere une situation fondamentale :chaque animal est dans Ie monde comme l'eau qui s'ecoule al'interieur de l'eau.

§ 2. La dependance et la solitude de l'animal.

11 est vrai que l'ecoulement n'a pas lieu. Ce lion qui s'efforceau contraire de durer a meme peur de ne pas durer, mais il admetcette situation, ill'endure ou ilIa tolere sans l'assumer. 11 s'ecouleneanmoins dans la mesure oil elle lui echappe. Jamais, il n'esttout a fait different de l'eau OU de I'air qui sont sans jam~is avoirbesoin de rien d'autre, d'aucune autre particule s'ecoulan~ dans Iemonde de Ia meme fac;:on qu'ils s'ecoulent eux-memes. I!.'eau oul'air demeurent a l'etat de parfaite immanence : jamais nullenecessite ne s'impose et, plus generalement, jamais rien n~importedans la relation immanente d'une particule a une autre et auxautres. L'immanence d'un organisme vivant dans Ie monde estbien differente : l'organisme est en quete d'eIements determinesavec lesquels il doit etablir des liens d'immanence. Deja il n'estplus tout a fait ce qu'est I'eau qui s'ecoule. Ou plutot il ne l'estqu'a la condition de se nourrir. Sinon il deperit puis il meurt.L'ecoulement du dehors au dedans, du dedans au dehors, qu'estiavie organique, dans la mesure oil il s'est isole de l'ecoulementindif­ferencie, se soumet pour durer dans sa relative solitude a desconditions determinees. 11 est Ia s'efforc;:ant non tellement dedurer mais d'accroitre en lui-meme a son compte Ie volume oul'intensite de ce qu'il est, d'un ecoulement isole au sein du monde,mais constituant pour lui-meme Ie monde exactement comme sirien n'existait en dehors de lui. 11 ne cherche pas a durer, maisdes l'abord il tend vers la possibilite de l'autonomie. Dans cettetentative de developpement illimite, il n'eprouve pas seulementune resistance du dehors. 11 lui est difficile de trouver et de reduirea lui-meme, par une absorption incessante, tout ce qui est suscep­tible de l'accroitre. 11 ne peut cesser neanmoins de s'ecouler ausein d'un monde dont il se voulut isole. Le mouvement qui Ieconstitue est toujours double, toujours il s'oppose a lui-meme ense divisant, comme s'il n'avait voulu s'isoler et croitre que pourmieux prodiguer son acquis, Ie perdre et finalement se perdretout entier.

Je puis donc a premiere vue distinguer dans ce mouvementcontradictoire a la fois la volonte de transcendance, niant cetisolement qui se fait mais dans l'isolement Ie plus ferme, et lavolonte opposee d'immanence, oil Ie cercle se rouvre et oil l'isole­ment n'est plus qu'un Ieurre. Mais cette contradiction n'est

603Notes - La tMorie de la religion(Euvres completes de G. Bataille602

Page 47: 35020313 Georges Bataille Theorie de La Religion

604 (Euvres completes de G. Bataille Notes - La tMorie de la religion 605vraiment donnee que dans l'existence humaine, en ce que latranscendance doit etre bien definie avant que l'inanite n'enapparaisse. Jamais l'isolement de l'animal ne se degage au pointde pouvoir etre saisi : Ie temps d'arret ne lui est pas donne, quiconstitue la transcendance et permet un instant d'oublier Ietorrent oil elle va sombrero Jamais, dans l'animalite, nous nepouvons perdre de vue la souverainete de l'immanence.

§ 3. Le mensonge poetique de l'animal.

Rien a vrai dire [...]

4. Dans C : puisque se figurer, puisque nous, impliquent neces­sairement des etres n'etant pas des choses et les reflechissant. Cesetres meurent sans doute, la vie pourrait cesser d'infester l'universenfin nu, oil il ne resterait que des choses. Justement cette repre­sentation d'une totale absence de representation se donne pourun savoir sans en etre un : que sont en effet les objets pretendantfaire d'une absence de savoir un savoir, sinon des objets repre­sentes? lIs som donnes dans la conscience, sinon illeur manque celameme sans quoi ils ne seraiem pas ce qU'ils sont. J'exprime uneverite grossiere, mais la vie animale, a mi-chemin de notre cons­cience, nous propose une enigme plus genante. Si je me repre­sente cet univers sans l'homme, oil Ie regard de l'animal est seula s'ouvrir devant les choses, un animal n'est ni la chose ni l'hommeet la representation que je suscite est aussi (bien celIe d') uneabsence de representation. Toutefois un glissement est possiblea partir de l'animal, allant des choses denuees de sens si elles sontseules au monde plein de sens ordonne par l'homme qui s'ensertou compare a celles qu'il emploie celles qui ne lui sont de nulusage. Meme au sein de l'humanite bien des hommes, en sus desenfants, n'atteignent pas les sens definis sans lesquels il ne sauraitetre question de notre monde, ayant sa cohesion dans Ie savoirqui Ie represente. Le glissement dont j'ai parle, qui va des chosesseules aux choses connues, ne saurait donc etre rejete d'aucunemaniere mais c'est en lui qu'apparait l'animal : celaje ne l'oubliejamais si j'en parle.

Des l'abord, dans la difference entre l'animal et moi, l'inconnais­sable se mele a ce que je connais : je connais ma conscience, maisseulement dans la mesure oil un ou des objets connus lui sontdonnes. Je ne veux pas dire: il n'est pas de conscience sans unobjet. Si cette proposition est justifi6e, sa portee est bien etroite :cela signifie que la conscience se reveIe en premier lieu, pourelle-meme, comme conscience d'un objet, ou mieuxque la cons­cience ne revele jamais que des objets. Cela veut meme dire a lafin qu'il n'est de connaissance que des objets et que la consciencequi connait ne se connaitrait pas si elle ne connaissait d'abordl'objet, puis elle-meine du dehors isolement saisie comme un objet,puis cet objet comme autre qu'un objet. Mais la conscience objetet non objet dont je parle est ma conscience en tant que l'huma­nite me determine. Si je m'approche de l'animal voyant qu'endehors de l'objet qu'il est pour moi, une existence autre qu'objet

se trouve en lui comme en moi-meme (je ne veux pas m'etendreici la-dessus, mais ceux de mes lecteurs qu'arretent les argutiesauraient plus vite fait de fermer Ie livre: je parle de ce qui appelleune attention passionnee)

(C finit sur cette parenthese.)Page 300.

5· Dans A (011. le paragraphe precedent n'est pas marque) : latranscendance de la Beche. A la limite, les sujets-objets ainsiposes ne different en rien de celui qui les pose : ils sont censesagir, penser et parler comme lui.

§ 3. L'Etre supreme.En particulier Ie monde comme totalite peut etre tenu, parmi

les autres, pour une entite douee en meme temps de subjectiviteet d'objectivite. De l'objectivite,il tient un caractere individueIet une puissance creatrice. II garde bien entendu la .nature dela subjectivite immanente et c'est par la qu'il est divin, ,mais il nel'est pas des l'abord en tous les sens du mot. C'est se~ement enface d'un monde de l'objectivite, quand l'objectivitese consti­tuera vraiment comme un monde, qu'il aura pleinement Ie sensdivino Si Ie monde est encore l'immanence meme, la positiond'un « etre supreme II qui est un objet se presente d'abord commeune limitation. En un sens, l' (( etre supreme II a la plus grandevaleur des l'abord, et l'attribution a l'immensite immanente del'individualite et de la puissance operatoire n'est, des Ie momentoil existent des sujets-objets, qu'un moyen de lui donner toutel'importance et toute la valeur concevables. Mais fatalement cedesir d'accroitre a pour consequence une diminution. L'indivi­dualite objective de l'immensite immanente la situe dans Ie mondeIi cote d'autres individualites dont eIle est desormais distincte,mais qui ont la meme nature qU'elle. Les hommes, les animaux,les plantes et les meteores... ne sont plus un continuum dont l'expo­sition generale, la totalite, aurait rec:;:u Ie nom d' (( etre supreme ll.

Mais les uns et les autres sont dans Ie monde, et ils sont egalementdiscontinus. Sans doute, en un sens, il ne peut y avoir entre euxd'egalite. L' (( etre supreme » en principe a la dignite dominante.Mais comme createur distinct du monde, comme individualitedans Ie monde, il s'aligne en un autre sens sur un pied d'egaliteavec l'ensemble des existences individuelles, comme lui participanta l'immanence, douees comme lui de la puissance operatoire,parlant Ie meme langage que lui.

§ 4· Les esprits et les dieux.L'egalite et l'inegalite de ces diverses existences [... if. P.302]

Page 302.

6. ces diverses existences: if. ci-dessus, note precedente.

Page 355.

7· Rappelons que ce tableau n'a pu ctre retrouve dans les papiers del'auteur.

Page 48: 35020313 Georges Bataille Theorie de La Religion

606 (Euvres completes de G. Bataille Notes - Conferences 607

Page 356.8. Cf. Schema d'une histoire des religions, p. 423-425·

Page 36I.9. A donnait en outre les riferences suivantes :

MAURICE BLANCHOT.Cette extraordinaire analyse de Ia pensee de Sade * - qui

represente un moment extreme de Ia conscience de soi se faisant­est a Ia base de Ia dialectique de l'animal mangeur et de l'animalmange qui aboutit, ala derniere phase, a Ia destruction de I'objetet du sujet.

J'en detache cette phrase:JAMES FRAZER. Le Rameau d'or.ROBERT HERTZ. La Preeminence de la main droite. Etude sur la

polarite religieuse.Dans Revue philosophique,· 190 9, I, p. 559·

SPENCER et GILLEN. Tribes of Central Australia.W. ROBERTSON SMITH. Lectures on the Religion of the Semites. First

Series: The Fundamental Institution. - Edimbourg, 1889.

Page 363.CONFERENCES 1947- 1948

Outre les trois que nous donnons, Bataille a encore prononce les confe­rences suivantes, pour lesquelles nous ne re,trouvons pas de transcription:

I. A quoi nous engage notre volonte de gouvernement mon­dial? (22 fevrier I949, « Club Maintenant») - voir ci-dessous, p. 6II.

2. Philosophie de la depense (24 fevrier I949, « College Philoso-phique »). .

3. Surrealisme et existentialisme (II et I2 mai I949 a Bruxelles,« Tribunefranco-belge ») - voir ci-dessous, p. 607·

4. Les relations entre Ie monde et Ie sacre et la croissance desforces de production (8 juin I949, I.S.E.A.) - if. plus haut, p. 480­48I, La Part maudite, n. I3·(Cette liste, pour les annees I947-I949, est probablement incomplete. Nousdonnons dans le tome VIII de ces O.C. des conferences de I95I-I953·)

A propos des lieux de ces coriferences, rappelons que le « College Philoso­phique » (qui se reunissait 44 rue de Rennes) avait ete fonde en I947par Jean Wahl, comme une sorte de tribune para-universitaire, « unfoyerou faire .converger les rayons de la pensee philosophique contemporaine »(Jean Maquet, Les Conferences du « College Philosophique »,« Critique» 3I, decembre I948). .

Organisation comparable, quoique moins « philosophique », le « ClubMaintenant » (Salle de la Geographie, I84 boulevard Saint-Germain)avait ete fonde par Marc Beigbeder et Jacques Calmy en I945. Y par-

* Cf. p. 6ro, La religion surrealiste, n. 6.

lerent T. S. Eliot, Sartre (L'Existentialisme est un humanisme),S. de Beauvoir, P. Emmanuel... En I948, le « Club Maintenant II etaitpreside par l'angliciste Georges-Albert Astre.

Page 36S.

1. LE MAL DANS LE PLATONISMEET DANS LE SADISME

[Botte 4, XXII: I-IS et Env. I38: I6-27]Le texte revu de cette coriference au « College Philosophique ) a paru,

sous le titre Sade et Ia morale, dans La profondeur et Ie rythme,troisieme volume des « Cahiers du College Philosophique ) (Grenoble,Arthaud, I948) - Cj. Annexes, p. 445.

Page 37I.. 2. Cf. Sade et la morale, p. 450 : Si l'on perd Ie controle de

la raison sur la violence (Ie sacre), Ia possibiIite humaine s'estompe.

Page 376.. 3. A propos de recits d'habitants d'Hiroshima (<< Critique II

8-9, jan.-Jev. I947, p. I26-I40), article sur John Hersey: Hiroshima(New York, I946 et «France-Soir» du IO au I6 septembre I946).

Page 38I.4. LA RELIGION SURREALISTE

[Botte 3, XVI: I-22 et Env. II : 7-2I]Cette coriferencg au « Club Maintenant )) renvoie aux articles et notes

consacres par Bataille au surrealisme depuis I946 :- A propos d'assoupissements (( Troisieme convoi » 2, janvier

I946) ,.- Le surrealisme et sa difference avec l'existentialisme (( Cri­

tique )) 2, juil. I946 - sur L'evidence surrealiste, Ed. Quatre Vents,I946, et Andre Breton: Arcane 17, Brentano's, I945) ,.

- A prendre ou a laisser (( Troisieme Convoi )) 3, nov. I946) ,.- L'absence de mythe (dans Le Surrealisme en 1947, cata-

logue de l'exposition intemationale du surrealisme, Ed. Maeght, I947),.- Note sur Le surrealisme en 1947 (<< Critique II I5-I6, aout-sept.

I947) ,.- Note sur Andre Breton: Ode a Charles Fourier, Ed. « Fon­

taine )), I947 (( Critique» I8, nov. I947),.- Vue d'ensemble : Le surrealisme (( Critique» 22, mars I948) ,.- Le surrealisme et Dieu (<< Critique» 28, sept. I948 - sur A la

niche Ies glapisseurs de Dieu! Ed. surrealistes, I948,. et sur MauriceNadeau: Documents surrealistes, Ed. du Seuil, I948).

Nous ajouterons a cette liste deux textes posthumes : Les problemesdu surrealisme (I949? - if. Annexes, p. 453) et Le surrealismeau jour Ie jour (I95I - if. O.C., t. VIII, p. I67), ainsi que lesdeux conferences de Bruxelles (Surrealisme et existentialisme, 11-12 mai1949), pour lesquelles nous retrouvons - parmi d'autres qui renvoient a,