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> Filigrane > Musique et rythme Numéros de la revue / Musique et rythme « Le rythme comme expérience du temps » Daniel Charles Résumé Ce texte se situe dans le sillage de la réflexion engagée dans La fiction de la postmodernité selon l'esprit de la musique (publié en 2001), ouvrage dans lequel l'auteur postule une narrativité première, comme récit/récital/récitatif de timbres, où la musique, dans une temporalité immémoriale, « fait résonner, en un murmure ininterrompu, la rumeur du monde, le bruissement même de l'il y a » Abstract This article extends the line of thought initiated in La fiction de la postmodernité selon l'esprit de la musique (published in 2001), in which the author postulated the existence of a primary narrativity conceived as a narrative/recital/recitative of timbres, where music, in an immemorial form of temporality, "makes the rumour of the world, the very rustle of the there is, resonate in an uninterrupted murmur". Certains silences séparent. D'autres relient. Pris dans un contexte métrique, un silence n'interrompt rien. Que chacune de ses battues soit ou non occupée réellement par des sons ne saurait affecter la perpétuation du mètre. Ainsi, l'exposé du motif que Messiaen a dénommé « thème des conspirateurs » s'effectue, à l'orée du quatrième mouvement de l'Eroïca beethovenienne, par des pizzicatos qui ajoutent à la ténuité d'un ensemble où se profilent apparemment moins de sons que de silences. On dirait que les sons brisent la séquence des silences, plutôt que l'inverse... L'effet sera plus saisissant encore, pour peu que la vague métrique qui vient battre le vide subisse un contretemps ou déhanchement imprévu qui la déséquilibre, à l'instant où la progression harmonique était sur le point de se terminer ? comme à la fin de la Cinquième Symphonie de Sibelius, où les deux derniers accords semblent trébucher sans crier gare. Cela ne manque pas de projeter instantanément le vide en exergue, comme s'il était plein de sons. Et ne disons rien ici des « professionnels » du silence, Satie, Webern, Cage, ou Feldman. Car dans leur vide quelque chose à chaque fois frémit et se meut, à la manière dont les mots de Mallarmé, disséminés dans le Coup de dés, renvoient chez le poète à des phrases que l'on imagine immergées sous le blanc de la page. C'est que le mètre naît non pas dans les battues, mais dans l'intervalle qui les disjoint ? là où « rien » n'arrive. Là où, simplement, avant toute théorie (et celle-ci serait-elle signée Stockhausen !), « le temps passe ». Parce que l'intervalle est, « en temps normal », relativement empli de sons, on serait en effet tenté d'ériger en théorie que le mètre est issu de notre réaction à des stimulations sonores, auxquelles nous ferions face par nos gestes, impulsions et pulsions kinétiques. Or tel n'est pas nécessairement le cas. Que l'intervalle soit ou non peuplé de sons, le phénomène du mètre reste fidèle à ce qu'il est ? à défaut d'être rigoureusement identique à lui-même. Mais si vous enlevez les sons, que reste-t-il à l'imagination sur quoi elle puisse s'appuyer afin de produire un mètre ? Il ne s'agit pas de nier pour autant que nous réagissons à des stimulations sonores au moyen d'impulsions kinétiques. Ce qu'il faut nier, c'est que la vague métrique tire son origine des sensations suscitées par ces impulsions. Les deux instances appartiennent à des contextes distincts. L'un, la réaction de l'auditeur à un stimulus sonore, jaillit, puis s'évanouit, jusqu'à ce que le stimulus suivant la fasse renaître. L'autre, c'est le processus qui connecte ou contracte deux sons dans le vide. C'est « la chose même », auprès de laquelle nous tenons directement, mais sans le filtre de la subjectivité, ou l'intermédiaire d'une « réaction » à un « stimulus ». Or, c'est bien de ce processus-là qu'il s'agit de rendre compte. Impossible d'y voir la simple extinction de la réaction à ce qui l'aurait précédé : son élan, cette pure projection, court-circuite toute « réaction », même « kinétique ». (Réaction, du reste, à quoi ? À l'absence de son ?) Au lieu, donc, d'affronter une chaîne continue et ordonnée de stimulations extérieures, supposées produire « en réaction » une chaîne parallèle de kinesthèses, la « chose même » se trouvant éclipsée sous cette production réactive, nous voici jetés dans un vide qu'interrompt ? un temps... ? le seul crépitement

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> Filigrane > Musique et rythmeNumros de la revue / Musique et rythmeLe rythme comme exprience du tempsDaniel CharlesRsumCe texte se situe dans le sillage de la rflexion engage dans La fiction de la postmodernit selon l'espritde la musique (publi en 2001), ouvrage dans lequel l'auteur postule une narrativit premire, commercit/rcital/rcitatif de timbres, o la musique, dans une temporalit immmoriale, fait rsonner, en unmurmure ininterrompu, la rumeur du monde, le bruissement mme de l'il y aAbstractThis article extends the line of thought initiated in La fiction de la postmodernit selon l'esprit de lamusique (published in 2001), in which the author postulated the existence of a primary narrativityconceived as a narrative/recital/recitative of timbres, where music, in an immemorial form of temporality,"makes the rumour of the world, the very rustle of the there is, resonate in an uninterrupted murmur".Certains silences sparent. D'autres relient. Pris dans un contexte mtrique, un silence n'interrompt rien.Que chacune de ses battues soit ou non occupe rellement par des sons ne saurait affecter la perptuationdu mtre. Ainsi, l'expos du motif que Messiaen a dnomm thme des conspirateurs s'effectue, l'ore du quatrime mouvement de l'Eroca beethovenienne, par des pizzicatos qui ajoutent la tnuitd'un ensemble o se profilent apparemment moins de sons que de silences. On dirait que les sons brisentla squence des silences, plutt que l'inverse... L'effet sera plus saisissant encore, pour peu que la vaguemtrique qui vient battre le vide subisse un contretemps ou dhanchement imprvu qui la dsquilibre, l'instant o la progression harmonique tait sur le point de se terminer ? comme la fin de la CinquimeSymphonie de Sibelius, o les deux derniers accords semblent trbucher sans crier gare. Cela ne manquepas de projeter instantanment le vide en exergue, comme s'il tait plein de sons. Et ne disons rien ici desprofessionnels du silence, Satie, Webern, Cage, ou Feldman. Car dans leur vide quelque chose chaque fois frmit et se meut, la manire dont les mots de Mallarm, dissmins dans le Coup de ds,renvoient chez le pote des phrases que l'on imagine immerges sous le blanc de la page. C'est que lemtre nat non pas dans les battues, mais dans l'intervalle qui les disjoint ? l o rien n'arrive. L o,simplement, avant toute thorie (et celle-ci serait-elle signe Stockhausen!), le temps passe.Parce que l'intervalle est, en temps normal, relativement empli de sons, on serait en effet tent d'rigeren thorie que le mtre est issu de notre raction des stimulations sonores, auxquelles nous ferions facepar nos gestes, impulsions et pulsions kintiques. Or tel n'est pas ncessairement le cas. Que l'intervallesoit ou non peupl de sons, le phnomne du mtre reste fidle ce qu'il est ? dfaut d'trerigoureusement identique lui-mme. Mais si vous enlevez les sons, que reste-t-il l'imagination sur quoielle puisse s'appuyer afin de produire un mtre? Il ne s'agit pas de nier pour autant que nous ragissons des stimulations sonores au moyen d'impulsions kintiques. Ce qu'il faut nier, c'est que la vague mtriquetire son origine des sensations suscites par ces impulsions. Les deux instances appartiennent descontextes distincts. L'un, la raction de l'auditeur un stimulus sonore, jaillit, puis s'vanouit, jusqu' ceque le stimulus suivant la fasse renatre. L'autre, c'est le processus qui connecte ou contracte deux sonsdans le vide. C'est la chose mme, auprs de laquelle nous tenons directement, mais sans le filtre de lasubjectivit, ou l'intermdiaire d'une raction un stimulus. Or, c'est bien de ce processus-l qu'ils'agit de rendre compte. Impossible d'y voir la simple extinction de la raction ce qui l'aurait prcd:son lan, cette pure projection, court-circuite toute raction, mme kintique. (Raction, du reste, quoi? l'absence de son?)Au lieu, donc, d'affronter une chane continue et ordonne de stimulations extrieures, supposes produireen raction une chane parallle de kinesthses, la chose mme se trouvant clipse sous cetteproduction ractive, nous voici jets dans un vide qu'interrompt ? un temps... ? le seul crpitement > Filigrane > Musique et rythmed'irruptions sonores momentanes. Rptons-le: si la capacit de renouvellement des vagues mtriquesn'est pas affecte par cette chute, c'est que le mtre n'a aucunement sa racine dans quelque relationque ce soit des stimulations extrieures. Ni l'objet ni le sujet ne l'expliquent: c'est que nos sensationssont les consquences, non les causes de la vague.Pour achever de s'en assurer, il suffit de troquer le point de vue de l'auditeur contre celui de l'interprte.Quand je joue, et mieux encore quand je dirige, comment puis-je garder le temps, le tempo, le sens dutempo, intacts? Cette sauvegarde dpend-elle de mon aptitude laisser s'automatiser la successionparticulire des mouvements par lesquels j'indique la mesure l'orchestre? Mais le temps ne se laisse-t-ilpas aussi bien dceler au dtour d'une succession htrogne de mouvements corporels plus ou moinserratiques? Lorsqu'en 1958 New York Merce Cunningham, dansant la partie de chef d'orchestre du Concert for Piano and Orchestra de John Cage, faisait se mouvoir irrgulirement les moulinets de sesbras en querre, afin de mimer une horloge drgle, nul automatisme de rgulation kintique n'et pugarantir l'uniformit des mouvements ? et pourtant le temps passait! Ce flchage du temps, d'ovenait-il? Finalement, quel sens faudra-t-il donner au mot de Cage: le rythme, c'est l'irrelevance?Cela revient poser la question du commencement ? laquelle concerne tout particulirement le chefd'orchestre. Comment entreprend-il de garder le temps? Srement pas la faveur d'un apprentissage paressais et erreurs. Ce qui guide le bras du chef, ce n'est pas le montage pralable d'un rseau d'impulsionskintiques. En ce sens, il se concentre moins sur son corps que sur le son qui va jaillir. Et il n'anticipe pasnon plus, mentalement, le dbut. Ce qui guide sa main, c'est le mouvement que le son va effectuer et que le mtre dans le son ? le temps ? fait rebondir. Sans doute est-on ici au plus prs de cette figure del'imagination qu'a si brillamment extrapole, partir de Hume, le Deleuze de Diffrence et rptition,lorsqu'il parle d'une premire synthse du temps. Celle-ci, pour tre originaire, n'en est pas moinsintratemporelle. Elle procde en effet par fusion ou contraction des instants successifs ? ce qui la rendconstitutive du temps, et du temps comme prsent, mais comme prsent qui passe. Le temps ne sort pasdu prsent, mais le prsent ne cesse pas de se mouvoir, par bonds qui empitent les uns sur les autres (1).Cela, prcise Deleuze, oriente la flche du temps (2). Situation dcrite nagure, propos de ladirection d'orchestre, par le philosophe et musicologue Victor Zuckerkandl: le chef qui commence conduire la Quatrime de Bruckner ne peut assigner de mesure approprie aux mouvements qui vontsuivre que s'il sait quelle vague mtrique bat, dj, dans le long accord (pourtant immobile) de toutl'orchestre par lequel s'ouvre le premier mouvement (3).La mtaphore de la vague, on le voit, est ici pratiquement de rigueur. Mais il n'est pas certain que ce soit juste titre, le prtexte tant (comme on l'a souvent affirm) qu'elle a partie lie avec l'tymologie du mot rhuthmos, qui engloberait le mtre et l'entranerait au-del de lui-mme. Songeons en effet l'avertissement que nous a donn cet gard Michel Deguy, et l'exgse qu'en a dernirement proposeun orfvre ? en l'occurrence un percussionniste devenu professeur de philosophie, Pierre Sauvanet:L'tymologie, quelle qu'elle soit, n'est pas un alibi pour une thorie. Elle est donation de sens (d'unsens), non donation d'essence; elle est position d'un commencement, non d'un fondement. Comme lesouligne pertinemment Michel Deguy, il ne suffit pas de dire que l'tymologie traditionnelle, celle qui faitde tout rythme le rythme des vagues, est fausse. Car, quand bien mme elle serait fausse, elle restetonnamment prsente l'imagination. Le schme n'a que faire de l'tymologie: il reprsente le rythme,et cela lui suffit. tymologiquement parlant, comment peut-on voir encore dans le mouvement rgulier dela mer et des flots l'origine smantique du rythme? Mais schmatiquement parlant, comment peut-on nepas voir en ce flux et reflux de l'onde, dj abondamment prsent chez les Grecs, l'un des schmesprivilgis du "rythmique"? L'intermdiaire du mouvement rgulier des flots "n'est pas un intermdiaire,fcheux ou bnvole, facultatif ou tard venu, entre Boisacq et les problmes de la smantique grecque ?...?, mais une mdiation, une image mdiatise, un schme de l'imagination transcendantale mettant enscne le il y a monde" ?...?. Que le rythme chappe la raison n'est pas une raison suffisante pourrenoncer en rendre raison. C'est au contraire une raison ncessaire la production d'un discours quisait faire la part de ce qui lui chappera toujours (4).Cette rserve tant admise, et une fois homologue la part des grandes images premires auxquelles leMikel Dufrenne du Potique avait dj consacr tant de pages loquentes, l'interrogation peut se formulerplus sereinement ? ou, si l'on prfre, de manire moins mystique ? qu'on ne le fait d'habitude. Carprtendre expliquer par exemple la Momentform de Stockhausen en la rfrant la dfinition deleuziennede la synthse passive, c'est biffer le flchage du temps propre celle-ci ? ce qui revient trsexactement prendre une vessie pour une lanterne. Restituons en effet le contexte de la formule que nousavons emprunte tout l'heure au Deleuze de Diffrence et rptition: La synthse passive, oucontraction, est essentiellement asymtrique: elle va du pass au futur dans le prsent, donc du particulierau gnral, et par l oriente la flche du temps (5). Comment ne pas comprendre qu'ici l'orientation > Filigrane > Musique et rythmeest de rigueur? Et cela plus forte raison si l'on constate que les enchanements et concatnations sonoresse profilent ou se tuilent selon une succession temporelle asymtrique? Car celle-ci est passive (elle apeut-tre un auteur, mais ne dpend nullement de l'observateur), et l'ordre de son dfilement s'impose auxsonorits sans se rduire jamais leur simple squence ou leur flux, mais consiste en une vaguecombinant flux et cycles, c'est--dire les mtres et les rythmes qui en scandent l'irruption. Ds lors, ce quibat dans la vague, si ce n'est ni l'auditeur, ni les sons, ne serait-ce pas le temps? La musique enrlantla force du temps et le temps comme force, sa vrit ne serait-elle pas qu'en elle, le temps se rvle lui-mme l'exprience? Seraient musicales, comme l'avait suggr Robert Ashley John Cage dans l'Entretien avec Reynolds, toutes les occurrences au cours desquelles Le Temps, ce grand sculpteur, sesculptant lui-mme, accomplit la rvlation de soi (6). Selon la belle expression de Michel Bernard, il n'estautre que dsir de mmoire (7).La consquence vaut d'tre note: la musique cesse de se dfinir exclusivement par la prsence du son.Plus dcisive est l'irruption du temps ? le dsir demeur dsir dont parle le pote... Or les conditionslmentaires de cette irruption, voil ce que Deleuze nous aide encore dchiffrer, sous les espces d'une diffrentielle entre diffrence et rptition ? que l'on serait tent d'expliciter en recourant au motallemand Zwischen, et de comparer la notion d'intervalle (Unterschied) de l'Unterwegs zur Sprache de Heidegger (8).En considrant la rptition dans l'objet, crit Deleuze, nous restions en de des conditions quirendent possibles une ide de rptition. Mais en considrant les changements dans le sujet, nous sommesdj au-del, devant la forme gnrale de la diffrence. Aussi la constitution idelle de la rptitionimplique-t-elle une sorte de mouvement rtroactif entre ces deux limites. Elle se tisse entre les deux (9).Ces formules sont rvlatrices du mixte de prudence et d'audace dont tmoignait le premier Deleuzelorsqu'il s'approchait dans les annes soixante, c'est--dire l'poque de Diffrence et rptition, duchemin de pense de Heidegger. Reportons-nous en effet aux remarques de Heidegger sur la maxime deRivarol concernant le tisserand qui tisse son tissu, remarques publies en 1956 dans le Rivarol d'ErnstJnger: ce que Deleuze en retient est prcisment ce qui renverse de faon dcisive la conceptioncourante de l'coulement du temps, laquelle s'tait tenu d'autre part le musicien Stockhausenlaborant sa doctrine relative la Momentform. Rappelons l'nonc de la maxime de Rivarol: Le mouvement entre deux repos est l'image du prsent entre le pass et l'avenir. Le tisserand qui FAIT satoile fait toujours ce qui n'est pas. Le commentaire heidegggerien, tel que le rsume Beda Allemanndans son tude sur Hlderlin et Heidegger, prenant acte de ce que pass et futur sont considrs chezRivarol comme tant en repos, constate que:Ce n'est pas le temps qui se meut ("s'coule"), mais nous, en tant qu'agissant dans le prsent (letisserand), qui accomplissons un mouvement de va-et-vient entre le pass et l'avenir. Cependant,remarque Heidegger, cette conception du temps ne conduit pas au-del de l'horizon aristotlicien de lacomprhension du temps partir du mouvement. En revanche, il faut remarquer l'trange tournure deRivarol "Le tisserand... fait toujours ce qui n'est pas", ce qui revient dire que son occupation, lorsqu'ilfabrique la toile, est le non-tant. La pro-duction elle-mme (au sens large de poisis) n'est pas, au sensde l'tre neutre de l'tant, mais apparat sous la forme d'un va-et-vient "entre deux repos", qui sont lesdimensions de la provenance et de l'avenir. Faisons remarquer qu'ainsi Rivarol ouvre d'une certainemanire une chappe sur le problme du rythme potique, qui ne peut tre conu adquatement nicomme statique (au sens courant d'un tant qui subsiste), ni comme dynamique ( partir du principe de lamobilit). Le va-et-vient, qui est l'"image du prsent", fait signe vers le combat de l'claircie et du retraitde l'tre, dans lequel l'oeuvre d'art parat et rayonne de sa prsence suprieure (10).Est-ce, comme l'affirmait Heidegger dans ses confrences de 1936 sur L'Origine de l'oeuvre d'art, cetteapparente fixit de la joute du clair et de l'obscur, telle que nous croyons communment pouvoir laprenniser (mais partir d'une interprtation errone qui quivaut fossiliser l'avnement du rythme), quinous hypnotise? Toujours est-il que nous ne savons gure rsister ce que Michel Bernard a appel, danssa communication de 1990 au colloque d'Arles sur La mmoire et l'oubli (11), les effets pervers de lanostalgie, lesquels nous incitent, entre autres, ossifier les structures et ftichiser le hiratisme desformes, en perdant trop souvent de vue l'enseignement deleuzien selon lequel on ne nomadise jamaismieux que sur place.Que signifie en effet le flchage auquel Deleuze nous convie, sinon qu'une certaine potique del'histoire hante nos oeuvres et nos dsoeuvrements? > Filigrane > Musique et rythmeLe jour o une statue est termine, crivait Marguerite Yourcenar, sa vie, en un sens, commence. Lapremire tape est franchie, qui, par les soins du sculpteur, l'a mene du bloc la forme humaine; uneseconde tape, au cours des sicles, travers des alternatives d'adoration, d'admiration, d'amour, dempris ou d'indiffrence, par degrs successifs d'rosion et d'usure, la ramnera peu peu l'tatminral informe auquel l'avait soustrait son sculpteur (12).On ferait erreur cependant si l'on prenait ces alternatives pour des absolus. Car cela reviendrait brouiller le galbe du temps qu'esquisse Yourcenar, lequel n'est emblmatique d'une rancoeur, et porteurd'une mlancolie, que si nous les lui prtons. Comme y a insist Herman Parret, reconnatrel'irrversibilit du temps ne devrait nous enliser ? l'inverse de ce que prtendait par exempleJanklvitch ? dans aucune tristesse, ni dans aucune passion exclusive pour le pass. On se sentira plusvolontiers attir par cet aveu de Borges: J'ai dj la nostalgie du moment o j'aurai la nostalgie de cemoment (13).Une telle pense donne peut-tre le vertige, la faon de ces puissances du cogito (je pense que jepense, je pense que je pense que je pense, etc.) dont jouait Bachelard dans la Dialectique de la dure.C'est que raisonner la verticale introduit une spiritualisation, certes, et un augment d'tre ? mais lafaveur d'une rupture, d'un accident, d'une brche dans la continuit prosodique qui, en modulant lapalpitation du temps, lui restituent sa fragilit native, une fragilit espre et redoute la fois. Le vertige,ici, nous dvoile ? par la magie du surplomb ? toutes les richesses du temps horizontal, celui de lascansion; mais cet accs n'est, et ne peut tre, que furtif. Si bien que Bachelard, lorsqu'il prne un tempsvibr, n'est pas loin de militer, comme Borges ou Heidegger, pour l'galit des dimensions du temps. Entout cas, il en prouve la nostalgie. Au sens o, selon Parret, un tel entrelacement de prospection et dertrospection, d'avenir et de pass, fait de la nostalgie l'entrecoupement d'un Exode et d'une Odysse, parconsquent une passion de l'axe temporel dans sa globalit (14). Et si cette passion de l'quitemporaliten vient prendre, du moins pour certains musiciens, valeur d'image premire, ou d'archtype, c'esttoutefois d'un bien trange archtype qu'il s'agit, puisqu'il ne se laisse pas cerner ou saisir, mais exigeplutt de se rincarner tout instant de faon vanescente. Nous tablons peut-tre sur une mmoire, maisle miroitement que nous atteignons n'est fait que d'oubli (15).1. Gilles Deleuze, Diffrence et rptition, Paris, PUF, 1968, p.108.2. Ibid., p.97.3. Cf. Victor Zuckerkandl, Sound and Symbol, Music and the External World, traduction de W.R. Trask,Princeton U.P., 1956, pp.151-200.4. Pierre Sauvanet, quelles conditions un discours philosophique sur le rythme est-il possible? inPierre Sauvanet et Jean-Jacques Wunenberger, Rythmes et philosophie, Paris, ditions Kim, 1996,pp.27-28. La citation de Michel Deguy est emprunte Figurer le rythme, rythmer la figure, in Nouvelle revue franaise de Psychanalyse, n23, Dire, printemps 1981, p.193 (repris dans Choses dela posie et affaire culturelle, Hachette, 1986, sous le titre Figurer le rythme).5. Gilles Deleuze, op.cit., p.110.6. Cf. Marguerite Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, 1983. L'Entretien de JohnCage et Roger Reynolds, ralis Ann Arbor en dcembre 1961 en prsence du compositeur RobertAshley, a t publi d'abord dans Generation, revue de l'Universit du Michigan, en janvier 1962. Latraduction franaise, due Madeleine Chantoiseau, a paru dans le numro spcial triple John Cage(n13-14-15, 1987-88) de la Revue d'Esthtique, dit sous la direction de Daniel Charles (pp.397-401).7. Cf. Michel Bernard, Le dsir de mmoire ou les effets pervers de la nostalgie, in De la Crationchorgraphique, Paris, Centre National de la Danse, dcembre 2001, pp.215-221.8. Texte original paru chez Gnther Neske, Pfullingen, 1959; en franais, Acheminement vers la parole,traduction de Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et Franois Fdier, Paris, Gallimard, 1976. La notion > Filigrane > Musique et rythmed'intervalle de l'entre (Unterschied zwischen etwas und etwas...) a fait l'objet d'une minutieuse exgsedans l'ouvrage capital de Serge Botet, Langue, langage et stratgies linguistiques chez Heidegger, Bern,Peter Lang, coll. Contacts, III, vol.36, 1997, passim (cf. notamment les pp.251-271).9. Gilles Deleuze, op.cit., p97.10. Beda Allemann, Hlderlin et Heidegger, traduction de Franois Fdier, Paris, PUF, 1959,pp.280-201.11. Michel Bernard, op.cit., pp.215-221.12. Marguerite Yourcenar, op.cit., p.61. Cit par Herman Parret, L'Esthtique de la communication,l'au-del de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999, p.56.13. Jorge Louis Borges, Atlas, traduction de Franoise Rosset, Paris, Gallimard, 1988, cit par HermanParret, op.cit., p.86.14. Idem.15. Les pages prcdentes rsument la confrence prononce sous le mme titre le 13 mars 2002 l'Universit de Nice-Sophia Antipolis, dans le cadre du colloque sur Le rythme organis par l'quipe derecherche Poma, dirige par Batrice Bonhomme.Pour citer ce document:Daniel Charles, Le rythme comme exprience du temps , Filigrane [En ligne], Numros de la revue,Musique et rythme, Mis jour le 01/06/2011URL: http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=325Cet article est mis disposition sous contrat Creative Commons