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    La posie populaire hispano-arabe, tout comme celle des troubadours de la plushaute poque, nest pas uniquement, comme on a trop souvent tendance lecroire, tourne vers la glorification de lamour courtois. Lamour courtois, ou spiri-tualis ou platonique, est exactement lquivalent de ce que les Arabes dEspagneappelaient le hubb al-muruwa. Je crois mme de plus en plus que cette glorificationdun amour spiritualis, qui caractrise tant de productions potiques de lpoquemdivale, a t emprunte par lEurope lEspagne musulmane. Je vous ai dj ditun mot du prcieux trait de lAndalou Ibn Hazm, qui vivait au XIe sicle, surlamour et les amants et qui sintitule le Tawq al-hamma, Le Collier de la colombe.Ce petit livre, crit en 1022, dveloppe tout au long de ses pages une thorie

    Les troubadours et la posie arabo-andalouseE. Lvi-Provenal reste le grand spcialiste dAl-Andalus.Il nous fait dcouvrir lampleur des relations entre la posie populaire hispano-arabe et la posie des troubadours. Un lien fait de beaut etdamour, entre culture provenale et hritage andalou.

    PAR E. LVI-PROVENAL

    Fragment illustr dun Coran de ladynastie des Nasrides (1304). D. R.

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    didalisme rotique qui sadapte fort exactement celle quon peut dgager de l-tude comparative des thmes amoureux de certains trouvres. Mais, ct de cetamour courtois, la posie des zadjals, comme celle des troubadours aquitains etprovenaux, clbre aussi maintes fois lamour purement sensuel. Tels zadjals dIbnKuzman peu prs intraduisibles dans une langue honnte ont leurs pendantsexacts dans des pomes purement ralistes, entre autres du troubadour Marcabru.Cette double inspiration, quon retrouve de chaque ct des Pyrnes, constitue elleaussi un argument non ddaignable en faveur de la thorie de la parent des deuxposies.Lamour courtois lui-mme, soit quil soit subtilement analys par Ibn Hazm dansson trait, soit quil ait pour chantres dans la posie arabe des potes classiques oupopulaires, auteurs de kasidas, de muwashshahs et de zadjals, nest pas considrdiffremment par la posie des troubadours ; de part et dautre, lamoureux est enbutte aux mmes transes, aux mmes affronts, aux mmes dceptions. Dans leschansons de Guillaume IX et de Marcabru, il est tout instant question, parexemple, du gardador, cest--dire du gardien de la femme, au service du mari ou durival ; il en va de mme dans la posie hispano-arabe o se meut un personnageidentique, le raqib, qui nest dailleurs pas une invention du Moyen Age puisquedj Plaute et Ovide, dans la littrature latine, font maintes allusions celui quilsappellent lodiosus custos puellae ou le vigil custos. Mais on peut considrer que lestroubadours, en satirisant leur tour le gardador, nont pas obi une traditionprime de lAntiquit classique. Tout porte croire quils ont emprunt le person-nage la posie populaire hispano-arabe. Dailleurs, il ny a pas que le gardador qui vienne, dans lune ou lautre posie, trou-bler la quitude des amants. Autour deux, on voit graviter une srie dautresfcheux personnages : chez les troubadours les lauzengiers ou calomniateurs, quicherchent loigner lun de lautre ceux qui saiment ; les envieux ou enojos, le gilosou mari jaloux. Des termes quivalents se retrouvent dans la posie arabe : le nam-mam ou diffamateur, le hasid ou envieux, le adil ou censeur moraliste. Rappelez-vous la strophe du zadjal XXXII dIbn Kuzman1.Lune des conditions du succs de lamant, dans la thorie de lamour courtois, enEspagne musulmane comme en France mridionale, est, par ailleurs, son obis-sance stricte la femme aime. Il y a l une sorte de service amoureux exacte-ment dcrit de la mme faon dans lune et lautre posie. Une sentence arabereproduite dans la Disciplina clercalis dit qui amat obedit. La soumission ltre aim,la taa, fait lobjet dune fine analyse psychologique de la part dIbn Hazm. Onretrouve la mme chose chez Guillaume IX qui, pour dsigner lamoureux, emploiele terme obedien et appelle obediensa le comportement de celui-ci vis--vis de lobjetde sa passion. Autre dtail curieux : quand, dans la posie arabe, lamant sadresse sa matresse, en gnral il lappelle monseigneur, mon matre, saiyidi, mawlaya,au masculin, et non au fminin sayyidati ou mawlati. Or, les troubadours usent dumme procd : midons et non madonna.Dans lexploitation des thmes amoureux, le troubadour et le pote de zadjal vontprocder de la mme veine, tmoigner dinspirations extrmement voisines. Leservice amoureux peut trs bien ntre jamais rcompens : le pote le sait, le

    1. Rappelle-toi, mon ami sage,Ce que peut dire le censeur.Tout son discours nest que verbiage.Le jaloux, le dnonciateurSont ceux qui mettent, dans leur rage,

    La discorde sur pied.

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    dplore ou cherche sen consoler. Le tourment caus par lamour insatisfait luiprocure mme loccasion une sorte de jouissance : cest de la dlectation moroseavant la lettre. Cette exaltation amoureuse, que les troubadours appellent engnral la joie (joya), on la retrouve exactement dans la posie populaire arabesous le nom de tarab ; et certains que je me garderai bien de suivre au surplus sont mme alls jusqu mettre en rapport ce mot arabe tarab avec le nom du tro-bador, dont, il faut lavouer, on na encore trouv aucune tymologie satisfaisante.

    Jen arrive maintenant la troisime et dernire partie de mon expos. Sil y a euvritablement emprunt de la posie lyrique des plus anciens troubadours au genreparallle de la posie populaire hispano-arabe, ainsi que permettent de le prsumeret la parent morphologique des productions potiques et la quasi-similitude desthmes exploits, comment expliquer cet emprunt ? Comment expliquer en parti-culier que lemprunt nait pas suivi la voie quon aurait pu normalement sattendre lui voir suivre, et ne soit pas tout dabord attest en Espagne chrtienne, du mmect des Pyrnes que Cordoue ou les autres grandes villes musulmanes anda-louses ? Que ce soit au contraire en France mridionale que le genre du zadjalroman, si lon peut dire, ait fleuri tout dabord.

    A cette anomalie, il ne manque pas de possibilits dexplication. Le plus ancien destroubadours franais, Guillaume IX dAquitaine, ntait pas, vous le savez, le jon-gleur errant sous les traits duquel on se plat reprsenter les autres troubadours,potes ambulants en qute dun mcne et prts, comme leurs congnres musul-mans, entonner, pour quelques pices dargent, un vtement ou mme un bonrepas, la louange de leur hte dun jour. Guillaume IX, seigneur de haut lignage,prince dun Etat vaste, riche et prospre, est sans doute celui qui est le premier res-ponsable de lemprunt des formes et des thmes de la posie lyrique hispano-arabe.Or, jai la conviction peu prs absolue que, si anormale que la chose puisseparatre, Guillaume IX savait larabe. Dans la production fort peu tendue que lona conserve de ce pote, quelques chansons peine, il en est une, la cinquime, quirelate sur le mode plaisant sa rencontre au cours dun voyage, avec deux dames,Ins et Ermesinde. Il leur adresse la parole dans son jargon limousin, puis tout duncoup, sans transition, leur tient en deux vers un petit discours dans lequel tous lesrudits nont vu jusquici que du galimatias. Or ce galimatias, toute rvrencegarde, nest, mon avis, autre chose que de larabe hispanique. Dans ces deux vers,il tance assez vertement lune de ses interlocutrices sur ses fredaines passes.Il y a dans cette dcouverte quelque chose qui, vous le concevez, est assez troublant.Dautant que Guillaume IX savait ce qutaient les terres dislam. Nous savonsnotamment quen 1101-1102 il participa la croisade dOrient et fit en Syrie unsjour de quelque dure. Est-ce l quil se familiarisa avec larabe, quil en apprit aumoins quelques rudiments, quil entendit mme des zadjals hispaniques dont, vousvous en souvenez, le succs ds le dbut fut aussi grand en Orient quen Occident.Il est malais de rpondre. Mais nous savons aussi que Guillaume IX, au cours desa vie, alla jusquen Aragon pour porter aide au roi Alphonse le Batailleur, aumoment de la bataille de Cutanda, en 1120.

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    Histoire des amours de Bayad et Riyad, priode almohade (XIIIe sicle). D. R.

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    Il est difficile daller plus loin dans ces supputations. Mais, ce qui ne fait pas dedoute, cest qu partir des dernires annes du XIe sicle, un courant de relationsdirectes et des contacts assez troits stabliront entre la France et lEspagne chr-tienne. Quand la Reconqute espagnole commena porter ses premiers fruits, parla prise de Tolde dans lanne 1085, par le roi de Lon et de Castille, Alphonse VI,ce prince attira dans sa nouvelle capitale un assez grand nombre de religieuxfranais. Cest ce moment quil prit pour pouse la reine Constance, une propresur de Guillaume IX, et veuve dun duc de Bourgogne. Cluny fournit alors lEspagne dAlphonse VI une grande partie de ses cadres ecclsiastiques et ce futalors, entre Tolde et la Bourgogne par Toulouse et Poitiers, un incessant va-et-vientde missions de clercs et aussi de caravanes de marchands. Or Tolde tait cettepoque une ville de la plus pure tradition hispano-arabe, et ses rapports permanentsavec Toulouse et les abbayes clunisiennes de Bourgogne et dailleurs donnent sansdoute la clef du mystre de lemprunt. Guillaume IX lui-mme pousera uneEspagnole, la fille du roi dAragon, Ramiro le Moine. Et noublions pas non plus queds cette poque lointaine, pour beaucoup de chrtiens doutre-Pyrnes, le pleri-nage Saint-Jacques-de-Compostelle tait aussi recherch que le plerinage Rome. Le propre fils de Guillaume IX trouvera mme la mort, au cours dun acci-dent, dans le clbre sanctuaire dEspagne, le Vendredi saint de lanne 1137.

    Il faut dire aussi un mot de la croisade de Barbastro qui eut un retentissementconsidrable en chrtient et en islam, et qui prcdera de plusieurs annes, enterre espagnole, les premires croisades diriges vers lOrient. Une arme, com-pose de Normands et de seigneurs franais, traversa les Pyrnes, dans lanne1064, et vint de vive force enlever la place musulmane de Barbastro, sur la frontiredu royaume dAragon. Lun des chefs principaux de lexpdition tait le ducdAquitaine Guillaume VIII, prcisment le pre du troubadour Guillaume IX.Larme franco-normande ramena de Barbastro un nombre trs lev de captifs, delordre de plusieurs dizaines de milliers, hommes et femmes. Selon le chroniqueurandalou Ibn Haiyan, 7 000 furent envoys Constantinople, et le lgat du pape, quicommandait la croisade, reut pour sa part 1 500 captives. Laffront caus lislamfut effac lanne suivante par la reprise de la ville ; beaucoup de prisonniers furentchangs ou rachets ; mais on peut prsumer quil en resta beaucoup en Francemme et quils ne furent pas sans jouer une influence certaine sur les milieuxsociaux o les jeta leur destine.

    Dune faon gnrale dailleurs et cest sur cette note que je conclurai , on peutconsidrer que les rapports qui ont pu exister entre la posie populaire hispano-arabe et la posie des troubadours les plus anciens et qui demeurent, faute dedmonstration rigoureuse, rduits encore ltat dhypothse, mais dhypothse fortvraisemblable, ne sont que lun des aspects parmi les plus curieux et les plus sdui-sants de la pntration indiscutable de la culture hispano-arabe dans la vie de lachrtient occidentale partir du XIe sicle. Sans parler des rapports de lordre pure-ment intellectuel, il est admis aujourdhui que lEspagne musulmane a reprsentpour lEurope mditerranenne un foyer de civilisation raffine, de vie luxueuse et

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    police, une sorte de conservatoire des belles manires et du bon ton. Noublionspas que nombre dtoffes prcieuses, de bijoux, de bibelots, qui ornaient les cha-pelles ou remplissaient les coffres des dames de la socit fodale dans le hautMoyen Age, provenaient dAndalousie. Et pourquoi cette socit aurait-elle rpugn emprunter la civilisation hispano-arabe les cadres et les thmes dinspiration deses premires bauches potiques, en quelque sorte lalphabet de son lyrismeencore balbutiant, lorsque, dans le mme temps, elle lui empruntait ses coiffures,ses robes, ses ivoires et ses joyaux, et que les diffrences politiques et religieuses quisparaient lislam de la chrtient ntaient pas cependant assez imprieuses pourlever entre les deux mondes une barrire infranchissable et compltement opaque.

    Extrait de E. Lvi-Provenal, Confrences sur lEspagne musulmane, Publications de la facult deslettres de luniversit Farouk-Ier-dAlexandrie, Imprimerie nationale, Le Caire, 1951.

    LHistoire de lEspagne musulmane de E. Lvi-Provenal a t rdite en trois volumes parMaisonneuve et Larose (1999).