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Module 1 : pourquoi utiliser les statistiques
en sociologie/les sciences sociales ?
2 . L e s forces soc i a l e s d ’ Em i l e Durkhe im
Si, pour Durkheim, les statistiques permettent de montrer autre chose que l’évolution du désir/besoin des individus, c’est que sa conception de la société est beaucoup plus complexe. Le principe selon lequel des individus se cherchent une similitude ne lui est certes pas étranger : c’est ce qu’il appelle la solidarité « mécanique » dans la thèse qu’il consacre à la « division du travail social » (1893). Mais une société ne repose pas seulement sur ce qu’imaginent avoir en commun ceux qui la composent : ce qui les distingue et la façon dont ils organisent leurs différences et complémentarités compte au moins autant… C’est ce qu’il appelle la solidarité « organique » dans le même ouvrage. Dans la préface à une seconde édition du livre, il montrera même comment une société se fonde sur une nécessaire articulation entre ces deux formes du lien au sein de groupes intermédiaires. Pour lui, une société qui ne serait composée que d’une poussière d’individus inorganisés face à un Etat central et dominateur, serait une « monstruosité sociologique » ! Il imagine incidemment ce que deviendra plus tard un Etat totalitaire…
Il faut donc créer ce qu’il appelle encore des « corporations » qui seraient fondées sur la liberté d’individus à se regrouper pour défendre leurs intérêts ou partager une passion, et au sein desquelles ils expérimentent non seulement le vivre ensemble mais encore le principe d’une vie collective fondée sur la répartition des tâches voire au moins une forme embryonnaire de la division du travail. La loi de 1901 sur la libre association s’inspirera très
directement de cette théorie sur les groupes intermédiaires.
Comme l’état d’une société résulte de cette tension entre ce qui nous réunit sur la base de notre similitude et ce qui nous unit sur la base de nos différences, chacun d’entre nous est en quelque sorte travaillé par, d’une part, une conscience de soi ou pour soi (que Durkheim appelle une conscience « égoïste » mais on dirait plutôt « individualiste », de nos jours) et, d’autre part, par une conscience d’autrui ou pour autrui : celle qui résulte de nos appartenances à divers collectifs qui nous apparaissent parfois plus importants que nous-‐mêmes. Si la société doit être considérée comme une « chose en soi », c’est tout d’abord parce que nous pouvons l’expérimenter comme indépendante de notre volonté : qu’elle
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nous contraigne ou qu’elle nous soutienne. En ce sens, elle doit être envisagée comme une « émergence » : elle résulte certes de l’action des individus qui la composent mais semble les transcender et vivre une vie sinon autonome, du moins indépendante de leur volonté. Mais dire que le fait social est comme une chose signifie également qui faut l’aborder aussi scientifiquement que possible, à l’instar de ce que font, sur leurs propres objets, les physiciens, les chimistes, les biologistes, etc. Le fait social est donc aussi un « objet » comme les autres parce qu’on peut le décrire objectivement : en tracer les contours, en évaluer la masse, en situer l’évolution dans l’espace et dans le temps, etc. La mesure chiffrée, dès lors, comme dans toutes les sciences, devient un des instruments privilégiés du sociologue.
C’est dans son ouvrage consacré au suicide (1897) que Durkheim propose une démonstration précise du « poids » de la société sur nos comportements et de sa démarche scientifique. C’est donc dans cet ouvrage que l’on peut aussi analyser le plus finement l’usage qu’il fait des statistiques.
Sa démarche est la suivante :
Pour circonscrire son « objet », il commence par donner une définition aussi neutre que possible du suicide : « tout cas de mort qui résulte, directement ou indirectement d’un acte accompli par la victime elle-‐même… » (Durkheim, 1897 : 14)1. Pour simpliste que cette définition puisse paraître, il faut se rappeler que le suicide fait encore souvent l’objet d’une réprobation morale dans nombre de sociétés européennes à la fin du XIXe siècle ;
A l’appui de cette définition, il suggère ensuite de considérer le taux de suicide régulièrement enregistré par les autorités de police de chaque état européen comme un indicateur fiable de ses évolutions ;
Il propose enfin de comparer le taux de suicide entre différents pays, régions et groupes sociaux pour identifier les différents facteurs qui pourraient en expliquer les évolutions.
Il compare par exemple le taux de suicide entre différents types de pays européens, caractérisés par la religion majoritaire : il observe ainsi que le taux de suicide est beaucoup plus élevé au sein des pays protestants (comme l’Allemagne, le Danemark, etc.) que dans les pays catholiques (comme l’Espagne, l’Italie, etc.). Le taux de suicide est en effet de 190 individus par millions d’habitants dans les pays protestants et de 58 individus par millions d’habitants dans les pays catholiques, étant entendu que les pays « mixtes », parce qu’ils comptent au moins de fortes minorités protestantes et catholiques, se situent entre ces deux extrémités. Il y aurait donc ainsi un rapport entre le type de religion et le suicide.
1 Voir le livre I : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide.html
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Source : Durkheim, E. (1897) : Le suicide, Livre II, p. 212
Si cette relation entre la religion et le suicide est vraie, elle doit alors être observée dans tous les cas de figure et c’est ce que vérifie Durkheim en comparant ensuite le taux de suicide observé au sein de chaque province allemande. Il prend tout d’abord la Bavière, dans le sud de l’Allemagne, qui est une région où, globalement, les catholiques sont majoritaires. Il divise toutefois les différentes provinces bavaroises en trois catégories :
-‐ celles où les catholiques dominent très largement puisqu’ils représentent au moins 90% de la population ;
-‐ celles où les catholiques sont plus modestement majoritaires puisqu’ils représentent entre 50% et 90% de la population ;
-‐ celles où les catholiques sont minoritaires (moins de 50%).
En comparant le taux de suicide dans chacune de ces catégories de région, il observe encore une fois qu’il est toujours beaucoup plus fort dans les régions où les protestants sont les plus nombreux (192 individus par million d’habitants) que dans les régions où les catholiques dominent (75 individus par million d’habitants).
2 Voir le livre II : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide.html
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Source : Durkheim, E. (1897) : Le suicide, Livre II, p. 223
Il recommence ce plan d’expérience plusieurs fois en changeant de région et à chaque fois, le résultat est le même : le taux de suicide est plus élevé chez les protestants que chez les catholiques. Il existe donc une relation stable, puisqu’elle est observée dans chaque pays et chaque région, entre la religion et le suicide. L’explication qu’il donne de cette relation n’est toutefois pas religieuse. Il propose en effet de considérer que c’est la forme du lien, particulière à chaque religion, qui explique le suicide : plus le lien communautaire est fort, moins les gens sont enclins à se suicider.
Or la religion protestante, c’est là en effet le principe même de la réforme proposée au XVIe siècle par M. Luther et J. Calvin, laisse une place beaucoup plus importante au libre examen de sa conscience par
l’individu… Tandis que le poids du dogme imposé par l’Eglise est beaucoup plus puissant, dans la religion catholique. Le protestant serait alors, selon Durkheim, à la fois beaucoup plus libre vis-‐à-‐vis de sa communauté, mais également plus responsable individuellement ; tandis que le catholique est sans doute plus contraint par l’Eglise qui, toutefois, prend
3 Voir le livre II : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide.html
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mieux en charge ses doutes, malaises et autres troubles intérieurs. Le protestant, en d’autres termes, seraient plus individualiste et c’est cela qui l’exposerait, en tout cas plus que la plupart des catholiques, à se suicider.
La cause du suicide tient donc dans la forme du lien social et c’est bien pour cela que, poursuivant son expérience, Durkheim montre qu’il est également lié à d’autres facteurs indépendants de la religion comme, par exemple, le mariage. Contrairement à ce qu’on peut penser (à ce que peuvent parfois penser les gens mariés en tout cas !), le mariage protège du suicide. Le graphique suivant montre en effet que le taux de suicide des célibataires est toujours supérieur à celui des veufs qui est toujours supérieurs aux mariés… A l’exception des plus jeunes : le mariage ne semble en effet pas réussir aux moins de 20 ans, en tout cas à la fin du XIXe siècle.
Source : Durkheim, E. (1897) : Le suicide, Livre II, p. 484
Comme il l’a fait pour la religion, Durkheim multiplie les expériences sur le thème de la situation familiale en tenant compte, par exemple, de la présence d’enfants. Qu’ils soient
célibataires, veufs ou mariés, ceux qui ont des enfants à charge se suicident bien moins souvent que les autres. Encore une fois, ce n’est donc pas le mariage lui-‐même qui protège du suicide mais le fait que, en général, ce facteur ou variable décrit une situation d’intégration sociale plus forte : ceux qui sont mariés et qui ont des enfants appartiennent donc à un collectif
4 Voir le livre II : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/suicide/suicide.html
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qui peut leur sembler plus important qu’eux-‐mêmes.
On l’a vu, l’usage que Durkheim fait des statistiques est beaucoup plus complexe que celui que propose Tarde, notamment en raison du fait qu’il suggère de décrire puis d’essayer de comprendre l’interaction entre différentes variables : le suicide et la religion ou bien le suicide et la situation matrimoniale. Sous cet angle, Durkheim apparaît comme le véritable précurseur de l’analyse des données, même si les moyens et méthodes sont aujourd’hui un peu différents. Le chiffre, en tout cas, ne rend pas seulement compte d’un désir individuel mais d’un certain type d’intégration ou de cohésion sociale : plus l’individu est pris dans des liens forts et étroits, moins il sera tenté de se suicider ; plus la société sera fondée sur des institutions fortes, et plus le taux de suicide sera faible… A l’exception de cette situation où, au contraire, elle prescrit à l’individu de mourir pour elle, comme dans les moments de guerre.
En conc lus ion :
La production des statistiques va grandement se perfectionner tout au long du XXe siècle mais aussi les usages qu’on en peut faire dans les sciences humaines. Au travers des travaux de Tarde et de Durkheim, on peut toutefois identifier les deux grandes tendances qui vont se confirmer :
-‐ Les statistiques comme moyens de décrire des mouvements, des variations, des relations entre différents phénomènes : l’usage qu’on en a fait dans l’école de Chicago, par exemple, lorsqu’il s’agit de décrire les migrations des populations dans l’espace métropolitain ;
-‐ Expliquer, et si possible prévoir, le comportement d’individus en raison de leur appartenance à certains groupes ou classes déterminés. Ce sera l’usage principal qu’on en fera à partir du lendemain de la seconde guerre mondiale au Etats-‐Unis tout d’abord, puis partout dans le monde. Les progrès de l’informatique et des techniques d’interrogation des populations par sondage illustre expliquent en grande partie le succès de ces méthodes.