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7/5/13 4:37 PM Le Clézio lecteur de Michaux | Logbook Page 1 of 5 http://www.maulpoix.net/blogjmm/wordpress/cleziomichaux/ Le Clézio lecteur de Michaux Publié le 9 février 2012 par Jean-Michel Maulpoix En 1964, Jean-Marie Georges Le Clézio avait consacré son mémoire d’études supérieures à l’analyse de « la solitude dans l’œuvre d’Henri Michaux ». Quatorze ans plus tard, il réunit aux éditions Fata Morgana, sous le titre Vers les icebergs, en les faisant précéder d’une brève introduction, deux essais très libres que lui ont inspirés deux œuvres de Michaux : « Icebergs », court poème en prose de quatre paragraphes, écrit en 1934, extrait de La nuit remue, et « Iniji », long poème en vers d’une dizaine de pages, publié en 1962 dans Vents et poussières, puis repris en 1973 dans Moments. Ces pages d’Henri Michaux ne sont pas sans parentés avec le thème sur lequel avait travaillé l’étudiant Le Clézio ; elles constituent en quelque sorte deux expressions complémentaires du motif de la solitude : l’une figurée par la masse d’énormes blocs de glace dérivant silencieusement dans la nuit hyperboréale, « Solitaires sans besoin », « libres de vermine[1] », l’autre incarnée par une figure de petite fille sortie du fond des âges, « Iniji », dont le poète réveille la voix perdue, étrange et étrangère, presque incompréhensible… Le Clézio ne propose aucun commentaire sur la forme de ces poèmes, non plus que sur leur provenance ou contexte. Il ne les étudie pas, ne les analyse pas. De son propre aveu, son ambition n’est pas critique. Inversement proportionnel à la longueur du poème qui l’a suscité (19 pages pour « Icebergs », 7 pages pour « Iniji »), chacun des deux textes qu’il compose constitue un contrepoint original et donne à entendre un écho singulier, une simple expérience de lecture devenue travail d’écriture… Le premier texte, « Vers les icebergs », peut être lu comme une fiction : le romancier répond avec son propre imaginaire à l’imaginaire du poète. Il développe une sorte de récit dérivant, en réplique aux quatre paragraphes extraits de La Nuit remue. La prose de Le Clézio s’inscrit en quelque manière dans le sillage des icebergs de Michaux ; elle en vient à constituer la zone de propagation du poème, le libre développement du mouvement qu’il suscite… « Nous errons, nous errons, perdus sur la grande étendue opaque où il n’y a pas de mots, sans savoir où nous allons, sans être guidés par aucune lumière, abandonnés, et qui va venir nous chercher où nous sommes ? » C’est par l’image d’une errance déboussolée dans l’ignorance et le désarroi que s’ouvre le texte de Le Clézio. Privés de capacité sensorielle, de perception et d’orientation, évoluant dans l’indistinct, coupés du commencement et de la fin des choses, sans guide et sans étoile, tels sont les humains qui dérivent en ce monde, pareils à des icebergs, usés, lourds de fatigue et las d’attendre pour rien, tandis que fusent parfois très loin, très haut, des mots irrattrapables que cette masse obtuse et sourde ne peut comprendre… Curieusement, ces motifs ne sont pas présents dans le poème d’Henri Michaux. Le Clézio les y introduit, au gré d’une lecture très libre, comme pour doter le poème d’un arrière-plan négatif propice à l’émergence de la voix libératrice du grand Nord. Étendant et réinterprétant ainsi à sa guise le motif de l’iceberg, Le Clézio manifeste la Logbook Poésie, prose, critique littéraire

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Le Clézio lecteur de MichauxPublié le 9 février 2012 par Jean-Michel Maulpoix

En 1964, Jean-Marie Georges Le Clézio avait consacré son mémoire d’études supérieures à l’analysede « la solitude dans l’œuvre d’Henri Michaux ». Quatorze ans plus tard, il réunit aux éditions FataMorgana, sous le titre Vers les icebergs, en les faisant précéder d’une brève introduction, deuxessais très libres que lui ont inspirés deux œuvres de Michaux : « Icebergs », court poème en prosede quatre paragraphes, écrit en 1934, extrait de La nuit remue, et « Iniji », long poème en vers

d’une dizaine de pages, publié en 1962 dans Vents et poussières, puis repris en 1973 dans Moments.

Ces pages d’Henri Michaux ne sont pas sans parentés avec le thème sur lequel avait travaillé l’étudiant LeClézio ; elles constituent en quelque sorte deux expressions complémentaires du motif de la solitude : l’unefigurée par la masse d’énormes blocs de glace dérivant silencieusement dans la nuit hyperboréale, « Solitairessans besoin », « libres de vermine[1] », l’autre incarnée par une figure de petite fille sortie du fond des âges,« Iniji », dont le poète réveille la voix perdue, étrange et étrangère, presque incompréhensible…

Le Clézio ne propose aucun commentaire sur la forme de ces poèmes, non plus que sur leur provenance oucontexte. Il ne les étudie pas, ne les analyse pas. De son propre aveu, son ambition n’est pas critique.Inversement proportionnel à la longueur du poème qui l’a suscité (19 pages pour « Icebergs », 7 pages pour« Iniji »), chacun des deux textes qu’il compose constitue un contrepoint original et donne à entendre un échosingulier, une simple expérience de lecture devenue travail d’écriture…

Le premier texte, « Vers les icebergs », peut être lu comme une fiction : le romancier répond avec son propreimaginaire à l’imaginaire du poète. Il développe une sorte de récit dérivant, en réplique aux quatre paragraphesextraits de La Nuit remue. La prose de Le Clézio s’inscrit en quelque manière dans le sillage des icebergs deMichaux ; elle en vient à constituer la zone de propagation du poème, le libre développement du mouvementqu’il suscite…

« Nous errons, nous errons, perdus sur la grande étendue opaque où il n’y a pas de mots, sanssavoir où nous allons, sans être guidés par aucune lumière, abandonnés, et qui va venir nouschercher où nous sommes ? »

C’est par l’image d’une errance déboussolée dans l’ignorance et le désarroi que s’ouvre le texte de Le Clézio.Privés de capacité sensorielle, de perception et d’orientation, évoluant dans l’indistinct, coupés ducommencement et de la fin des choses, sans guide et sans étoile, tels sont les humains qui dérivent en ce monde,pareils à des icebergs, usés, lourds de fatigue et las d’attendre pour rien, tandis que fusent parfois très loin, trèshaut, des mots irrattrapables que cette masse obtuse et sourde ne peut comprendre…

Curieusement, ces motifs ne sont pas présents dans le poème d’Henri Michaux. Le Clézio les y introduit, au gréd’une lecture très libre, comme pour doter le poème d’un arrière-plan négatif propice à l’émergence de la voixlibératrice du grand Nord. Étendant et réinterprétant ainsi à sa guise le motif de l’iceberg, Le Clézio manifeste la

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présence de la poésie dans sa capacité même à transformer par surprise notre vision du monde. Car telle estbien la question implicitement posée : que veut la poésie, ou que peut-elle ? Le Clézio répond qu’elle ouvre notreregard, le libère et le change. Comme pour faire apparaître en actes ce processus de libération et d’ouverture duregard, il compose un monologue fabulateur où les icebergs figurent d’abord la masse opaque de l’ignorancehumaine qui dérive, puis l’émergence dans cet oubli d’un horizon de liberté très pur. Ainsi la poésie donne-t-elleà voir dans le langage autre chose, tels ces blocs immaculés que le romancier fait lui-même soudainementapparaître dans une ville brûlante, incendiée de soleil, reflet de feu sur le pare-brise d’un autobus ou sur le toitblanc d’un wagon…

Comme souvent sous la plume de Le Clézio, c’est à une « survenue d’espace » que l’on assiste, et la poésie se voitvalorisée dans sa capacité de décrochement et d’ouverture. Le romancier découvre dans le poème de Michauxl’expérience d’une délivrance : le poème invite à partir, à traverser. Il ouvre aux lecteurs une route et unimaginaire, il trace les lignes de fuite d’un voyage indéfini : voilà que grâce à la magie de ses mots nous mettonsle cap vers la haute mer ou le grand Nord à même une ville du Sud que le soleil écrase. Le mouvement,désormais, s’est inscrit en chacun, intériorisé par la poésie.

Le second texte, inspiré à Le Clézio par le poème « Iniji », est paru une première fois en juillet 1973 dans ledossier Michaux du numéro 168 de La Quinzaine littéraire, sous le titre « Un poème qui n’est pas comme lesautres ». Son propos met en effet l’accent sur la singularité de ce poème « qui ne distrait pas, qui ne se dérobepas », mais impose au lecteur une écoute et une entente toute particulière[2], comme si ces quelques pages luidonnaient tout à coup accès à la musique même du monde :

« Maintenant, après Iniji, on ne s’interroge plus. On a une certitude. On a vu quelque chose, on l’asuivie, comme si on était soi-même en train de la faire, comme si on avait trouvé l’ouïe pourécouter la musique du fond de l’eau[3] . »

Voilà en effet un poème, d’allure incantatoire, qui résonne comme une parole magique, une mélopée de typeglossolalique, souvent imaginaire et parfois inintelligible, comme celle des aliénés ou des mystiques, et qui neserait la parole de personne sinon d’une figure de petite fille évanouie, énigmatiquement venue de nulle part,incroyable petite indienne sortie du puits du temps…. Voici donc, et Le Clézio y insiste, une parole ni menteuseni empoisonnée, mais « respiratoire » et comme naturelle, où il semble que l’on assiste à la délivrance dulangage, autant dire à sa mise au monde aussi bien qu’à sa pure offrande, parfaitement désintéressée, mais siimpalpable et frêle que tout menace de la rompre…

Iniji pourrait être une amie de Naja Naja, de Mondo, Lullaby, Jon ou Lalla : elle appartient à la famille desenfants du désert et de la très haute altitude, de ceux qui connaissent « le secret pour devenir invisible[4] ». Ellesuppose le même dédain du savoir préconstitué et de la rhétorique, laissant place au libre déploiement d’une« langue insensée qui avance, magnifiquement autonome comme un corps de dauphin[5] ».

Lorsque parut aux éditions Fata Morgana le petit volume à couverture orange intitulé Vers les icebergs, LeClézio en adressa un exemplaire à Michaux qui se montra très sensible à cet hommage. Le 22 décembre 1978, iladressait au jeune romancier ce mot de remerciements :

« Quel auteur de poèmes reçut jamais pareil cadeau ? On est gêné, paralysé. C’est trop beau.Quelqu’un dont l’envers (qu’il ne peut oublier) est étouffement, absence de relation, et le don

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venant de vous au style supérieurement aisé, ouvert, généreux…[…] Le plus acceptable des élogessuivait : j’avais mis en route un voyage, comme compagnon j’avais été choisi (je veux dire, lepoème mien), entraîné, entraînant une voix, sa propriété partagée gagnait une sorte deperpétuité[6] . »

Michaux reconnaît et accepte ce que Le Clézio lui-même présente comme l’essentiel : l’effet d’entraînement de lavoix qui ouvre un voyage et une route, qui opère donc une réorientation.

Tel est en effet ce que Le Clézio salue dans la poésie de Michaux : que cette « voix d’un homme de peu demots », économe et « désencombrée », donne l’impulsion, mette en route, et possède à travers cette singulièreforce d’ébranlement un pouvoir d’action. Poète par défaut et « toujours réticent », Michaux eût aimé disposerd’autres moyens que le langage verbal pour intervenir en soi ou au-dehors de soi. Il eût aimé que l’écriture fûtcapable de gestes, comme la peinture.

En définitive, c’est quelque part au Nord, en des régions extrêmes que se rencontrent Michaux et Le Clézio, à lafaçon de deux icebergs dérivant sur les mers les plus septentrionales. Tous deux éprouvent la même attirancepour le « pays de la magie », pour « l’inconnu sur la terre », et pour toutes les espèces de « voyages de l’autrecôté ». Tous deux partagent les mêmes fièvres et sont requis par ce qui demeure hors de portée ou de contrôle :« choses neuves, inouïes, trop rapides pour nos yeux, trop lointaines pour nos sens ; choses au bord de l’infini, àla limite du son, de la couleur, du goût, de la chaleur ». Tous deux éprouvent une attirance pour le sans fin, lesans bornes, le sans visage et le sans failles : l’originaire, le pur et le solitaire. Chacun aspire à retrouver le« chaos calme et complet[7] » d’avant la naissance, vidé de « l’abcès d’être quelqu’un[8] ».

L’un et l’autre partagent également le même refus de l’appartenance et de la « tentation sociale », le mêmesoupçon à l’endroit du langage qui engorge et qui obstrue, ainsi que le même dédain des genres littéraires.Lorsque Le Clézio écrit en 1967 dans L’Extase matérielle « Évidemment les genres littéraires existent, mais ilsn’ont aucune importance[9] », il semble faire écho à la phrase sans appel écrite quarante ans plus tôt par sonaîné dans « L’Époque des illuminés » : « […] les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, sivous les avez ratés au premier coup.[10] »

Pour l’un comme pour l’autre, l’écriture ne saurait en aucun cas constituer une fin en soi : « c’est l’aventured’être vivant[11] » qui importe pour l’un, c’est « l’aventure d’être en vie[12] » qui mobilise le parcours del’autre… Si différents que soient leurs choix formels, Le Clézio et Michaux emploient des mots presqueidentiques pour dire un désir semblable, une aspiration similaire. Et ce sont parfois presque les mêmes images :pour Naja Naja « un palais de perles sur une feuille d’herbe[13] », et pour la gracieuse Meidosemme, le rêved’entrer au « Palais de confettis[14] ». C’est encore le même « son de peau de tambour [15]» qui se donne àentendre dans les poèmes en vers d’Henri Michaux et dans les rares pages où Le Clézio se laisse aller àemprunter lui aussi « la voie des rythmes » pour chanter le caractère infini du réel :

« Infini, infiniment réel.

Infiniment dur. Infiniment présent.

Infiniment jouissable et malléable, infiniment cassable, infiniment mouvementé.

Dur et lourd, vibrant, déterminé.

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Infiniment durable. Immobile comme le roc. Fuyant comme l’air.

Glissant comme l’eau.

Infiniment œuf. [16]» (…)

Certes, l’adhésion au monde sensible s’accomplit plus facilement sous la plume du romancier de Désert quedans les dédales intérieurs où nous entraîne le poète de La nuit remue. Mais si l’un développe là où l’autrecourt-circuite et fragmente, le travail de l’écriture n’est acceptable pour chacun qu’à condition de se fairemouvement et de s’attacher à défaire l’odieux compartimentage du monde afin de favoriser la venue inespéréed’une autre respiration, plus ample et plus large, pareille au souffle du « vent d’Aouraou »…

[1] Henri Michaux, « Icebergs », La nuit remue, Œuvres complètes, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,t.I, p.462-463.

[2] Pour le donner à lire, à voir et à entendre, Le Clézio reproduit intégralement ce texte de Michaux dans« Vers les Icebergs ».

[3] J.M.G. Le Clézio, Vers les icebergs, Fata Morgana, 1978, p. 48.

[4] J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, Gallimard, coll. « L’imaginaire », p. 125.

[5] Vers les icebergs, op.cit., p.51.

[6] Henri Michaux, Œuvres complètes, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t.III, p.1524.

[7] J.M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, p.15.

[8] Henri Michaux, « Clown », Peintures, Œuvres complètes, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t.I,p.709.

[9] J.M.G Le Clézio, L’extase matérielle, Gallimard, coll. « Folio », p.107

[10] « L’Époque des illuminés », L’Espace du dedans, p. 17.

[11] J.M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, op.cit., p.107.

[12] Henri Michaux, Passages, Gallimard, 1950, p.142.

[13] J.M.G. Le Clézio, Voyages de l’autre côté, op. cit., p.255.

[14] Henri Michaux, « Portrait des Meidosems », Œuvres complètes, op.cit, t.II, p.201.

[15] Henri Michaux, « Contre », Œuvres complètes, op. cit., t.I, p. 458.

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[16] J.M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, op. cit., p.260.

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