Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

147
J.M.G. Le Clézio Poisson d'or «Quem vel ximimati in ti teucucuitla michin.» Ce proverbe nahuatl pourrait se traduire ainsi: «Oh poisson, petit poisson d'or, prends bien garde à toi! Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans ce monde.» Le conte qu'on va lire suit les aventures d'un poisson d'or d'Afrique du Nord, la jeune Laïla, volée, battue et rendue à moitié sourde à l'âge de six ans, et vendue à Lalla Asma qui est pour elle à la fois sa grand-mère et sa maîtresse. A la mort de la vieille dame, huit ans plus tard, la grande porte de la maison du Mellah s'ouvre enfin, et Laïla doit affronter la vie, avec bonne humeur et détermination, pour réussir à aller jusqu'au bout du monde.

Transcript of Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Page 1: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

J.M.G. Le ClézioPoisson d'or

«Quem vel ximimati in ti teucucuitla michin.»

Ce proverbe nahuatl pourrait se traduire ainsi:

«Oh poisson, petit poisson d'or, prends bien garde à toi!

Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans

ce monde.»

Le conte qu'on va lire suit les aventures d'un poisson

d'or d'Afrique du Nord, la jeune Laïla, volée, battue et

rendue à moitié sourde à l'âge de six ans, et vendue à

Lalla Asma qui est pour elle à la fois sa grand-mère et sa

maîtresse. A la mort de la vieille dame, huit ans plus

tard, la grande porte de la maison du Mellah s'ouvre

enfin, et Laïla doit affronter la vie, avec bonne humeur

et détermination, pour réussir à aller jusqu'au bout du

monde.

Page 2: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Ce livre vous est proposé par Tàri & Lenwë

A propos de nos e-books : ! Nos e-books sont imprimables en double-page A4, en conservant donc la mise en page du livre original.

L’impression d’extraits est bien évidemment tout aussi possible.

! Nos e-books sont en mode texte, c’est-à-dire que vous pouvez lancer des recherches de mots à partir de l’outil intégré d’Acrobat Reader, ou même de logiciels spécifiques comme Copernic Desktop Search et Google Desktop Search par exemple. Après quelques réglages, vous pourrez même lancer des recherches dans tous les e-books simultanément !

! Nos e-books sont vierges de toutes limitations, ils sont donc reportables sur d’autres plateformes compatibles Adobe Acrobat sans aucune contrainte.

Comment trouver plus d’e-books ? ! Pour consulter nos dernières releases, il suffit de taper « tarilenwe » dans l’onglet de recherche de votre client

eMule.

! Les mots clé «ebook», «ebook fr» et «ebook français» par exemple vous donneront de nombreux résultats.

! Vous pouvez aussi vous rendre sur les sites http://mozambook.free.fr/ (Gratuits) et http://www.ebookslib.com/ (Gratuits et payants)

Ayez la Mule attitude ! ! Gardez en partage les livres rares un moment, pour que d’autres aient la même chance que vous et puissent

trouver ce qu’ils cherchent !

! De la même façon, évitez au maximum de renommer les fichiers ! Laisser le nom du releaser permet aux autres de retrouver le livre plus rapidement

! Pensez à mettre en partage les dossiers spécifiques ou vous rangez vos livres.

! Les écrivains sont comme vous et nous, ils vivent de leur travail. Si au hasard d’un téléchargement vous trouvez un livre qui vous a fait vivre quelque chose, récompensez son auteur ! Offrez le vous, ou offrez le tout court !

! Une question, brimade ou idée ? Il vous suffit de nous écrire à [email protected] . Nous ferons du mieux pour vous répondre rapidement !

En vous souhaitant une très bonne lecture, Tàri & Lenwë

Page 3: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Quand j'avais six ou sept ans, j 'ai été volée. Jene m'en souviens pas vraiment, car j'étais tropjeune, et tout ce que j'ai vécu ensuite a effacé cesouvenir. C'est plutôt comme un rêve, un cau-chemar lointain, terrible, qui revient certainesnuits, qui me trouble même dans le jour. Il y acette rue blanche de soleil, poussiéreuse et vide,le ciel bleu, le cri déchirant d'un oiseau noir, ettout à coup des mains d'homme qui me jettentau fond d'un grand sac, et j'étouffe. C'est LallaAsma qui m'a achetée.

C'est pourquoi je ne connais pas mon vrainom, celui que ma mère m'a donné à ma nais-sance, ni le nom de mon père, ni le lieu où jesuis née. Tout ce que je sais, c'est ce que m'a ditLalla Asma, que je suis arrivée chez elle unenuit, et pour cela elle m'a appelée Laïla, la Nuit.Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un paysqui n'existe plus. Pour moi, il n'y a rien eu

11

1

Page 4: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir,et le sac.

Ensuite je suis devenue sourde d'une oreille.Ça s'est passé alors que je jouais dans la rue,devant la porte de la maison. Une camionnettem'a cognée, et m'a brisé un os dans l'oreillegauche.

J'avais peur du noir, peur de la nuit. Je mesouviens, je me réveillais quelquefois, je sentaisla peur entrer en moi comme un serpent froid.Je n'osais plus respirer. Alors je me glissais dansle lit de ma maîtresse et je me collais contre sondos épais, pour ne plus voir, ne plus sentir. Jesuis sûre que Lalla Asma se réveillait, mais pasune fois elle ne m'a chassée, et pour cela elleétait vraiment ma grand-mère.

Longtemps j'ai eu peur de la rue. Je n'osaispas sortir de la cour. Je ne voulais même pasfranchir la grande porte bleue qui ouvre sur larue, et si on essayait de m'emmener dehors, jecriais et je pleurais en m'accrochant aux murs,ou bien je courais me cacher sous un meuble.J'avais de terribles migraines, et la lumière duciel m'écorchait les yeux, me transperçait jus-qu'au fond du corps.

Même les bruits du dehors me faisaient peur.Les bruits de pas dans la ruelle, à travers le Mel-lah, ou bien une voix d'homme qui parlait fort,de l'autre côté du mur. Mais j'aimais bien lescris des oiseaux, à l'aube, les grincements desmartinets au printemps, au ras des toits. Dans

12

cette partie de la ville, il n'y a pas de corbeaux,seulement des pigeons et des colombes. Quel-quefois, au printemps, des cigognes de passagequi se perchent en haut d'un mur et font cla-quer leur bec.

Pendant des années, je n'ai rien connud'autre que la petite cour de la maison, et lavoix de Lalla Asma qui criait mon nom : « Laï-la ! » Comme je l'ai déjà dit, j'ignore mon vrainom, et je me suis habituée à ce nom que m'adonné ma maîtresse, comme s'il était celui quema mère avait choisi pour moi. Pourtant, jepense qu'un jour quelqu'un dira mon vrai nom,et que je tressaillirai, et que je le reconnaîtrai.

Lalla Asma, ce n'était pas non plus son vrainom. Elle s'appelait Azzema, elle était juiveespagnole. Lorsque la guerre avait éclaté entreles Juifs et les Arabes, de l'autre côté du monde,elle était la seule à ne pas avoir quitté le Mellah.Elle s'était barricadée derrière la grande portebleue et elle avait renoncé à sortir. Jusqu'à cettenuit où j'étais arrivée, et tout avait changé danssa vie.

Je l'appelais « maîtresse » ou bien « grand-mère ». Elle voulait bien que je l'appelle « maî-tresse » parce que c'était elle qui m'avait apprisà lire et à écrire en français et en espagnol, quim'avait enseigné le calcul mental et la géomé-trie, et qui m'avait donné les rudiments de lareligion — la sienne, où Dieu n'a pas de nom, etla mienne, où il s'appelle Allah. Elle me lisait

13

Page 5: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

des passages de ses livres saints, et elle m'ensei-gnait tout ce qu'il ne fallait pas faire, commesouffler sur ce qu'on va manger, mettre le painà l'envers, ou se torcher avec la main droite.Qu'il fallait toujours dire la vérité, et se laverchaque jour des pieds à la tête.

En échange, je travaillais pour elle du matinau soir dans la cour, à balayer, couper le petitbois pour le brasero, ou faire la lessive. J'aimaisbien monter sur le toit pour étendre le linge. Delà, je voyais la rue, les toits des maisons voisines,les gens qui marchaient, les autos, et même,entre deux pans de mur, un bout de la granderivière bleue. De là-haut, les bruits me parais-saient moins terribles. Il me semblait que j'étaishors d'atteinte.

Quand je restais trop longtemps sur le toit,Lalla Asma criait mon nom. Elle restait toute lajournée dans la grande pièce garnie de coussinsde cuir. Elle me donnait un livre pour que je luifasse la lecture. Ou bien elle me faisait faire desdictées, elle m'interrogeait sur les leçons précé-dentes. Elle me faisait passer des examens.Comme récompense, elle m'autorisait à m'as-seoir dans la salle à côté d'elle, et elle mettaitsur son pick-up les disques des chanteurs qu'elleaimait : Oum Kalsoum, Said Darwich, HbibaMsika, et surtout Fayrouz à la voix grave etrauque, la belle Fayrouz Al Halabiyya, quichante Ya Koudsou, et Lalla Asma pleurait tou-jours quand elle entendait le nom de Jérusalem.

Une fois par jour, la grande porte bleue s'ou-vrait et laissait le passage à une femme brune etsèche, sans enfants, qui s'appelait Zohra, et quiétait la bru de Lalla Asma. Elle venait faire unpeu de cuisine pour sa belle-mère, et surtoutinspecter la maison. Lalla Asma disait qu'ellel'inspectait comme un bien dont elle hériteraitun jour.

Le fils de Lalla Asma venait plus rarement. Ils'appelait Abel. C'était un homme grand et fort,vêtu d'un beau complet gris. Il était riche, ildirigeait une entreprise de travaux publics, iltravaillait même à l'étranger, en Espagne, enFrance. Mais, à ce que disait Lalla Asma, safemme l'obligeait à vivre avec ses beaux-parents,des gens insupportables et vaniteux qui préfé-raient la ville nouvelle, de l'autre côté de larivière.

Je me suis toujours méfiée de lui. Quandj'étais petite, je me cachais derrière les tenturesdès qu'il arrivait. Ça le faisait rire : « Quelle sau-vageonne ! » Quand j'ai été plus grande, il mefaisait encore plus peur. Il avait une façon parti-culière de me regarder, comme si j'étais unobjet qui lui appartenait. Zohra aussi me faisaitpeur, mais pas de la même manière. Un jour,comme je n'avais pas ramassé la poussière dansla cour, elle m'avait pincée jusqu'au sang : « Pe-tite miséreuse, orpheline, même pas bonne àbalayer ! » J'avais crié : «Je ne suis pas orphe-line, Lalla Asma est ma grand-mère. » Elle s'était

14 15

Page 6: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

moquée de moi, mais elle n'avait pas osé mepoursuivre.

Lalla Asma prenait toujours ma défense. Maiselle était vieille et fatiguée. Elle avait des jambesénormes, cousues de varices. Quand elle étaitlasse, ou qu'elle se plaignait, je lui disais : « Vousêtes malade, grand-mère ? » Elle me faisait metenir bien droite devant elle et elle me regar-dait. Elle répétait le proverbe arabe qu'elleaimait bien, qu'elle disait un peu solennelle-ment, comme si elle cherchait à chaque fois labonne traduction en français :

« La santé est une couronne sur la tête desgens bien portants, que seuls voient les mala-des. »

Maintenant, elle ne me faisait plus beaucouplire, ni étudier, elle n'avait plus d'idées pourinventer des dictées. Elle passait l'essentiel deses journées dans la salle vide, à regarder l'écrande la télévision. Ou bien elle me demandait delui apporter son coffret à bijoux et ses couvertsd'argent. Une fois, elle m'a montré une pairede boucles d'oreilles en or :

« Tu vois, Laïla, ces boucles d'oreilles seront àtoi quand je serai morte. »

Elle a passé les boucles dans les trous de mesoreilles. Elles étaient vieilles, usées, elles avaientla forme du premier croissant de lune à l'enversdans le ciel. Et quand Lalla Asma m'a dit lenom, Hilal, j 'ai cru entendre mon nom, j'ai ima-giné que c'étaient les boucles que je portaisquand je suis arrivée au Mellah.

16

« Elles te vont bien. Tu ressembles à Balkis, lareine de Saba. »

J'ai mis les boucles dans sa main, j'ai replié sesdoigts et j 'ai embrassé sa main.

« Merci, grand-mère. Vous êtes bonne pourmoi.

— Va, va. » Elle m'avait rabrouée. « Mais jene suis pas encore morte. »

Je n'ai pas connu le mari de Lalla Asma, saufune photo de lui qu'elle gardait dans la salle,qui trônait sur une commode, à côté d'une pen-dule arrêtée. Un monsieur à l'air sévère, vêtu denoir. Il était avocat, il était très riche, mais infi-dèle, et quand il est mort, il n'a laissé à safemme que la maison du Mellah, et un peu d'ar-gent chez le notaire. Il était encore vivant quandje suis venue dans la maison, mais j'étais troppetite pour m'en souvenir.

J'avais des raisons de me méfier d'Abel.J'avais onze ou douze ans, exceptionnelle-

ment Zohra avait emmené sa belle-mère dehors,voir un médecin, ou faire des courses. Abel estentré dans la maison sans que je m'en rendecompte, il a dû me chercher à l'intérieur, et ilm'a trouvée dans la petite pièce au fond de lacour, où sont les latrines et le lavoir.

Il était si grand et si fort qu'il bouchait toutela porte, et je n'ai pas pu me sauver. J'étais terri-fiée et je ne pouvais pas bouger de toute façon.Il s'est approché de moi. Il avait des gestes ner-

17

Page 7: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

veux, brutaux. Peut-être qu'il parlait, maisj'avais mis la tête du côté de mon oreillegauche, pour ne pas entendre. Il était grand,large d'épaules, avec son front dégarni qui bril-lait dans la lumière. Il s'est agenouillé devantmoi, il tâtonnait sous ma robe, il touchait mescuisses, mon sexe, il avait des mains durcies parle ciment. J'avais l'impression de deux animauxfroids et secs qui s'étaient cachés sous mes vête-ments. J'avais si peur que je sentais mon cœurbattre dans ma gorge. Tout d'un coup ça m'estrevenu, la rue blanche, le sac, les coups sur latête. Puis des mains qui me touchaient, quiappuyaient sur mon ventre, qui me faisaientmal. Je ne sais pas comment j 'ai fait. Je crois quede peur j'ai uriné, comme une chienne. Et luis'est écarté, il a enlevé ses mains, et j 'ai réussi àpasser derrière lui, je me suis glissée comme unanimal, j 'ai traversé la cour en criant et je mesuis enfermée dans la salle de bains, parce quec'était la seule pièce qui fermait à clef. J'aiattendu, le cœur battant à toute vitesse, mabonne oreille appliquée contre la porte.

Abel est venu. Il a frappé, d'abord douce-ment, du bout des doigts, puis plus fort, à coupsde poing. « Laïla ! Ouvre-moi ! Qu'est-ce que tufais ? Ouvre, je ne te ferai rien ! » Puis il a dûpartir. Et moi je me suis assise sur le carreau, ledos contre la baignoire de marbre qu'Abel avaitfabriquée pour sa mère.

Après longtemps, quelqu'un est venu derrière

18

la porte. J'entendais des éclats de voix, mais jene comprenais pas ce qu'elles disaient. On afrappé encore, et cette fois j 'ai reconnu la mainde Lalla Asma. Quand j'ai ouvert la porte, jedevais avoir l'air si effrayée qu'elle m'a serréedans ses bras. « Mais qu'est-ce qu'on t'a fait ?Qu'est-ce qui t'est arrivé ? » Je me serrais contreelle, en passant devant Zohra. Mais je n'ai riendit. Zohra a crié : « Elle est devenue folle, voilàtout. » Lalla Asma ne m'a pas posé d'autresquestions. Mais, à partir de ce jour-là, elle nem'a plus laissée seule quand Abel venait à lamaison.

Un jour, alors que j'étais occupée à laver deslégumes à la cuisine pour la soupe de LallaAsma, j'ai entendu un grand bruit dans la mai-son, comme un objet pesant qui frappait le car-reau et faisait culbuter les chaises. Je suis arrivéeen courant, et j 'ai vu la vieille dame par terre,étendue de tout son long. J'ai cru qu'elle étaitmorte et j'allais m'enfuir pour me cacherquelque part, quand je l'ai entendue geindre etgrogner. Elle n'était qu'évanouie. En tombant,elle avait heurté l'angle d'une chaise avec satête, et un peu de sang noir coulait de sa tempe.

Elle était secouée de tremblements, ses yeuxétaient révulsés. Je ne savais pas ce que je devaisfaire. Au bout d'un moment, je me suis appro-chée d'elle, j 'ai touché son visage. Sa joue étaitflasque, bizarrement froide. Mais elle respirait

19

Page 8: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

avec force, soulevant sa poitrine, et l'air en sor-tant faisait trembloter ses lèvres avec un gar-gouillement comique, comme si elle ronflait.

« Lalla Asma ! Lalla Asma ! » ai-je murmuréprès de son oreille. J'étais sûre qu'elle pouvaitm'entendre, là où elle était. Seulement elle étaitincapable de parler. Je voyais le frémissementde ses paupières entrouvertes sur ses yeuxblancs, et je savais qu'elle m'entendait. « LallaAsma ! Ne mourez pas. »

Zohra est arrivée sur ces entrefaites, et j'étaistellement absorbée par le souffle lent de LallaAsma que je ne l'ai pas entendue venir.

« Idiote, petite sorcière, que fais-tu là ? »Elle m'a tirée si violemment par la manche

que ma robe s'est déchirée. « Va chercher ledocteur ! Tu vois bien que ma mère est au plusmal ! » C'était la première fois qu'elle parlait deLalla Asma comme de sa mère. Comme je res-tais pétrifiée sur le pas de la porte, elle s'estdéchaussée et elle m'a jeté sa savate. « Va !Qu'est-ce que tu attends ? »

Alors j 'ai traversé la cour, j'ai poussé la lourdeporte bleue et j 'ai commencé à courir dans larue, sans savoir où j'allais. C'était la premièrefois que j'étais dehors. Je n'avais pas la moindreidée de l'endroit où je pourrais trouver un doc-teur. Je ne savais qu'une chose : Lalla Asmaallait mourir, et ce serait ma faute, parce que jen'aurais pas su trouver quelqu'un pour la soi-gner. J'ai continué à courir, sans reprendre

20

haleine, le long des ruelles endormies par lesoleil. Il faisait très chaud, le ciel était nu, lesmurs des maisons très blancs.

J'ai tourné d'une rue à l'autre, jusqu'à unendroit d'où l'on voyait le fleuve, et plus loinencore, la mer et les ailes des bateaux. C'était sibeau que je n'ai plus eu peur du tout. Je me suisarrêtée à l'ombre d'un mur, et j 'ai regardé tantque j 'ai pu. C'était bien la même vue que duhaut du toit de Lalla Asma, mais tellement plusvaste. En bas, sur la route, il y avait beaucoupd'autos, de camions, d'autocars. Ça devait êtrel'heure où les enfants allaient à l'école del'après-midi ; ils marchaient sur la route, lesfilles avec des jupes bleues et des chemises bienblanches, les garçons un peu moins bienhabillés, la tête rasée. Ils portaient des cartables,ou des bouquins retenus par un élastique.

C'était comme si je sortais d'un très long som-meil. Quand ils passaient près de moi, il mesemblait les entendre rire et se moquer, et à laréflexion je devais avoir l'air bien étrange,comme si j'arrivais d'une autre planète, avec marobe à la française dont la manche était déchi-rée, et mes cheveux crépus trop longs. Àl'ombre du mur, je devais avoir l'air encore plusd'une sorcière.

J'ai suivi une rue au hasard, dans la directiondes écoliers, puis une autre rue, pleine demonde. Il y avait un marché, des bâches tenduescontre le soleil. À l'entrée d'une maison, un

21

Page 9: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

vieil homme travaillait dans une échoppe enplanches, assis en tailleur sur une sorte de tablebasse, entouré de babouches. Avec un petit mar-teau de cuivre, il plantait des clous très fins dansune semelle. Comme j'étais arrêtée à le regar-der, il m'a demandé :

« Tu veux une belra ? »Il voyait bien que j'étais pieds nus.« Qu'est-ce que tu veux ? Tu es muette ? »J'ai réussi à parler.«Je cherche un docteur pour ma grand-

mère. »J'ai dit cela en français, puis j 'ai répété en

arabe, parce qu'il me regardait sans com-prendre.

« Qu'est-ce qu'elle a ?— Elle est tombée. Elle va mourir. »J'étais étonnée d'être si calme.« Il n'y a pas de docteur ici. Il y a Mme Jamila,

dans le fondouk, là-bas. Elle est sage-femme.Peut-être qu'elle pourra faire quelque chose. »

Je suis partie en courant dans la directionqu'il indiquait. Le cordonnier est resté immo-bile, son petit marteau en cuivre levé. Il m'a criéquelque chose que je n'ai pas compris, et qui afait rire des gens.

Mme Jamila vivait dans une maison comme jen'en avais jamais imaginé. C'était un palaisruiné, avec de hauts murs de pisé, et une portedont les deux battants étaient ouverts depuis si

22

longtemps qu'on ne pouvait plus les fermer,bloqués par la boue et les gravats. Sur la façade,des morceaux de crépi indiquaient que la mai-son avait été rose autrefois. Il y avait des fenêtressaillantes en bois et des balcons vermoulus.Malgré mon appréhension, je suis entrée dansla cour.

L'intérieur de la maison de Lalla Asma étaitun monde organisé, rigoureux, d'une propretéexcessive, et j'avais cru que toutes les coursétaient ainsi. Mais ici, à l'intérieur du fondouk,c'était un chaos incroyable. Il y avait des genspartout qui somnolaient à l'ombre des auvents,ou sous quelques acacias maigres. Des chèvres,des chiens, des enfants, des braseros qui seconsumaient tout seuls, et çà et là des tas d'im-mondices que grattaient de vieilles poules sem-blables à des vautours. Contre les murs, toutautour de la cour, à l'abri des auvents, lescommerçants ambulants avaient entassé leursballots et pour mieux les garder s'étaientcouchés dessus. Je ne comprenais pas ce que fai-saient tous ces gens. Je ne savais même pas ceque pouvait être un hôtel. Comme je traversaislentement la cour, hésitant sur la direction àprendre, du haut du balcon intérieur quelqu'unm'a appelée à grands gestes. Éblouie par lesoleil, j 'ai scruté l'ombre de la galerie. J'aientendu une voix claire :

« Qui cherches-tu ? »J'ai vu enfin une femme d'un certain âge,

23

Page 10: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

vêtue d'une longue robe turquoise. Elle étaitappuyée sur la rambarde, elle fumait en meregardant. J'ai dit le nom de Mme Jamila, et ellem'a fait signe :

« Monte, l'escalier est au fond de la pièce,devant toi. »

Comme je n'avais pas l'air de comprendre,elle a crié :

« Attends-moi. »Elle m'a conduite à travers une grande pièce

obscure, où il y avait d'autres ballots et des gensqui se reposaient. Des vieux jouaient aux domi-nos sur une table basse, un grand narguilé poséà côté d'eux. Personne n'avait l'air de faireattention à moi.

En haut des escaliers, la galerie était éclairéepar des taches de soleil, là où manquaient desvolets. Tout l'étage supérieur était habité pardes femmes étranges. Certaines semblaientjeunes, d'autres avaient l'âge de Zohra, ou plusâgées. Elles étaient grasses, elles avaient le teintclair, les cheveux rougis au henné, les lèvrespeintes et très brunes, les yeux cernés de khôl.Elles fumaient devant les portes des chambres,assises en tailleur par terre. La fumée de leurscigarettes sortait de l'ombre de la galerie et dan-sait au soleil.

«Je vais chercher Mme Jamila. »Je suis restée en haut de l'escalier, un pied

posé sur le sol de l'étage. Je crois que seule lapeur de retourner sans docteur chez Lalla Asma

24

me retenait de partir en courant. Les femmessont venues m'entourer. Elles parlaient fort,elles riaient. La fumée des cigarettes remplissaitl'air d'une odeur douceâtre qui me faisait tour-ner la tête.

Elles caressaient mes cheveux, elles les tou-chaient comme si elles n'en avaient jamais vu depareils. L'une d'elles, une jeune femme auxlongues mains fines, à la gorge chargée de bijoux,a commencé à me faire de petites tresses sur lesommet de la tête, en mêlant du fil rouge à mescheveux. Je n'osais pas bouger.

« Regardez comme elle est jolie, c'est unevraie princesse ! »

Je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Je medemandais si ces belles femmes, avec tous leursbijoux, leurs fards, ne se moquaient pas de moi,si elles n'allaient pas me pincer, me tirer les che-veux. Elles parlaient vite, à voix basse, et à causede ma mauvaise oreille je ne saisissais pas tousles mots.

Ensuite Mme Jamila est arrivée. J'avais ima-giné une sage-femme grande et forte, avec unvisage rébarbatif, et j 'ai vu arriver une petitefemme fluette, les cheveux courts, habillée àl'européenne. Elle m'a considérée un instant.Elle a écarté les femmes et, comme si elle avaitcompris mon problème d'oreille, elle s'est pen-chée vers ma figure et elle a dit lentement :

« Qu'est-ce que tu veux ?— C'est ma grand-mère qui va mourir. Il fau-

drait que vous veniez la voir chez elle. »

25

Page 11: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Elle a hésité. Puis elle a dit :« C'est vrai, je suis là pour les enfants et pour

les grand-mères qui meurent aussi. »Dans les ruelles, elle marchait à grands pas, et

je trottinais derrière elle. Sans elle, je ne seraisjamais parvenue à retrouver mon chemin, maisMme Jamila connaissait la maison de LallaAsma.

Quand nous sommes arrivées à la maison,j'avais le cœur serré. Je pensais que pendanttout ce temps Lalla Asma était morte, et que j'al-lais entendre les cris aigus de sa belle-fille. MaisLalla Asma était vivante. Elle était assise dansson fauteuil, à sa place habituelle, les pieds caléssur une chaise devant elle. Elle avait juste unpeu de sang séché sur la tempe, là où elle avaitdonné de la tête en tombant.

Lalla Asma m'a vue et son regard s'est éclairé.Elle tremblait encore un peu. Elle a serré mesmains très fort. Je voyais qu'elle avait envie deparler, et qu'elle n'y arrivait pas. Je ne savais pasqu'elle m'aimait autant, et tout d'un coup çam'a fait pleurer.

« Ne bougez pas, grand-mère. Je vais vousfaire du thé comme vous aimez. »

Puis j 'ai vu Mme Jamila sur le seuil de la salle.Puisque Lalla Asma n'était pas en train de mou-rir, elle n'avait plus besoin de personne. LallaAsma n'aimait pas que des étrangers entrentchez elle. J'ai dit à Mme Jamila : « Elle va mieuxmaintenant. Elle n'a plus besoin de vous. » Je

26

l'ai accompagnée jusqu'à la porte. J'ai voulu luipayer la visite, avec les dirhams du ménage, maiselle a refusé. Elle a dit, en me regardant bien enface : « Peut-être que tu devrais faire venir unvrai docteur. Il y a quelque chose qui s'est brisédans sa tête, c'est pour ça qu'elle est tombée. »

J'ai demandé : « Est-ce qu'elle reparlera ? »Madame Jamila a secoué la tête. « Elle ne sera

plus jamais comme avant. Un jour, elle retom-bera et elle ne reviendra plus. C'est comme ça.Mais tu dois rester avec elle jusqu'à son derniersouffle. » Elle a répété la phrase en arabe, et jene l'ai pas oubliée : « Kherjat er rohe... »

Zohra est revenue un peu après. Je ne lui aipas parlé de Mme Jamila. Elle m'aurait giflée sielle avait su que tout ce que j'avais pu ramener,c'était une sage-femme d'un vieux fondouk. J'aimenti : « Le docteur dit qu'elle ira mieux, ilreviendra la semaine prochaine. — Et les médi-caments ? Il n'a pas donné de médicaments ? »

J'ai secoué la tête.« Il dit que ce n'est rien. Elle redeviendra

comme avant. »Zohra parlait fort, tout près de l'oreille de

Lalla Asma, comme si elle était sourde.« Vous entendez, mère ? Le docteur a dit que

vous allez bien. »Mais il y avait des mois que Lalla Asma

n'adressait plus la parole à sa bru, et Zohra nes'est rendu compte de rien. Quand elle est par-

27

Page 12: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

tie, j 'ai aidé Lalla Asma à marcher jusqu'à sonlit. Elle avait une drôle de démarche, sautillantecomme un merle. Et son regard vert étaitdevenu transparent, triste, lointain.

Soudain, j 'ai eu peur de ce qui allait arriver.Jusqu'alors, je ne m'étais jamais posé la questionde ce que je deviendrais quand Lalla Asma neserait plus là. D'être dans cette maison, derrièreles hauts murs, de l'autre côté de la grandeporte bleue, de deviner la ville du haut du toitoù j'accrochais le linge, ça m'avait donné l'idéeque rien de mal n'arriverait jamais.

J'ai regardé ma maîtresse, son vieux visagebouffi où les yeux étaient deux fentes sans cou-leur, et ses cheveux tout rares, blancs sous lehenné.

« Grand-mère, grand-mère, vous ne me laisse-rez jamais ? » Les larmes coulaient sur mesjoues, je ne pouvais plus les arrêter. « N'est-cepas, grand-mère, vous n'allez pas me laisser ? »Je crois bien qu'elle a entendu ce que je luidisais, parce que j'ai vu ses paupières battre, etses lèvres frémir. J'ai mis mes mains entre lessiennes pour qu'elle les serre fort. «Je m'occu-perai bien de vous, grand-mère, je ne laisseraipersonne vous approcher, surtout pas Zohra. Jevous ferai votre thé, je vous donnerai à manger,j'irai vous chercher votre pain et vos légumes.Maintenant, je n'ai plus peur d'aller dehors, onn'aura plus besoin de Zohra. »

Je parlais, et mes larmes n'arrêtaient pas de

28

couler. Je peux dire que c'était la première fois.Moi qui n'avais jamais pleuré pour rien, mêmelorsque Zohra me pinçait jusqu'au sang.

Mais Lalla Asma n'est pas redevenue commeavant. Au contraire, chaque jour, elle s'enfon-çait un peu plus. Elle ne mangeait plus. Quandj'essayais de la faire boire, le thé froid coulait dechaque côté de sa bouche et trempait sa robe.Elle avait les lèvres gercées, crevassées. Sa peaudevenait toute sèche, couleur de sable. Et je doisdire qu'elle faisait sous elle. Elle qui était sipropre, méticuleuse. Je la changeais. Je ne vou-lais pas que Zohra et Abel la voient dans cetétat. J'étais sûre qu'elle avait honte, qu'elle serendait compte de tout. Quand Zohra entraitdans la salle, elle fronçait le nez : « Qu'est-ce quisent mauvais ? » Je lui disais qu'on faisait des tra-vaux dans la maison voisine, on vidangeait lafosse. Zohra regardait Lalla Asma d'un air per-plexe. Elle me grondait : « C'est parce que tu nefais pas bien le ménage, regarde ce désordre. »Elle cherchait à comprendre ce qui n'allait pas.Pour qu'elle ne devine pas l'état de Lalla Asma,je la coiffais le matin, je fardais ses joues avec dela poudre rose, je mettais du beurre de cacaosur ses lèvres. J'installais le plateau de cuivre àcôté d'elle, sur la table, avec la théière et lesverres, et je versais un peu de thé sucré dans lesverres, comme si Lalla Asma avait bu.

Je ne la quittais plus. La nuit, je dormais parterre à côté d'elle, enroulée dans un dessus-de-

29

Page 13: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

lit. Je me souviens, il y avait des moustiques,toute la nuit j'écoutais leur chanson dans monoreille, et au matin, je me tournais pour dormirun peu. J'oubliais le souffle douloureux de LallaAsma, je rêvais qu'on partait, qu'on prenaitenfin le fameux bateau dont elle parlait tou-jours, de Melilla vers Malaga, et même plus loin,jusqu'à la France.

Une nuit, tout est allé plus mal. Je ne m'ensuis pas rendu compte tout de suite. Lalla Asmaétouffait. Son souffle faisait un ronflement deforge, et au bout de chaque expiration il y avaitun bruit de bulles. Je restais immobile allongéepar terre, sans oser bouger. La chambre étaitnoire, avec un peu de lune dans la cour. Mais jen'aurais pas pu aller dehors. J'attendais, je vou-lais qu'il fasse jour. Je pensais : dès que le soleilse lèvera, Lalla Asma se réveillera, elle cesserade ronfler et d'étouffer avec son bruit de bulles.

C'est moi qui me suis endormie, au petit jour,tellement j'étais fatiguée. Peut-être que LallaAsma est morte à ce moment-là, et que c'estpour ça que j 'ai enfin pu m'endormir.

Quand je me suis réveillée, il faisait grandjour. Zohra était à côté du lit, elle pleurait àhaute voix. Tout à coup, elle m'a vue, et lacolère a tordu sa bouche. Elle m'a donné descoups avec tout ce qu'elle trouvait, une serviette-éponge, des revues, puis elle s'est déchausséepour me frapper et je me suis sauvée dans lacour. Elle criait : « Misérable, petite sorcière !

30

Ma mère est morte et toi tu dors tranquille-ment ! Tu es une meurtrière ! » Je me suiscachée à la cuisine, sous une table, commequand j'étais petite. Je tremblais de peur. Heu-reusement, une voisine est arrivée à ce moment-là, alertée par les cris. Puis Abel est arrivé luiaussi, et ils ont calmé Zohra. Elle avait un cou-teau à la main, comme si elle voulait me tuer.Elle criait encore : « Sorcière ! Meurtrière ! » Ilsl'ont fait asseoir dans la cour, ils lui ont donnéun verre d'eau.

Moi, je me suis glissée hors de la cuisine, j 'aitraversé la cour à quatre pattes, le long du murà l'ombre. J'étais pieds nus, je n'avais que larobe froissée dans laquelle j'avais dormi, les che-veux ébouriffés, je devais vraiment avoir l'aird'une meurtrière.

J'ai réussi à me faufiler par la grande portebleue qui était restée entrouverte. Puis je mesuis mise à courir dans les rues, comme le jouroù j'étais allée quérir la sage-femme. J'avais trèspeur qu'ils ne me rattrapent et me mettent enprison pour avoir laissé mourir Lalla Asma.

C'est comme cela que j 'ai quitté sans retour lamaison du Mellah. Je n'avais rien, pas un sou,j'étais pieds nus avec ma vieille robe, et jen'avais même pas la paire de boucles d'oreillesen or, mes croissants de lune Hilal, que LallaAsma avait promis de me laisser en mourant. Jeme sentais encore plus démunie que le jour oùles voleurs d'enfants m'avaient vendue à LallaAsma.

Page 14: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Le fondouk était bien différent de tout ce quej'avais connu jusqu'alors.

C'était une maison ouverte aux quatre vents,située dans une rue passante encombrée decamionnettes, d'autos, de motocyclettes. Lemarché était à deux pas, une grande bâtisse enciment où on trouvait tout ce qu'on voulait, dela viande de boucherie, des légumes aussi bienque des babouches, des tapis ou des seaux enplastique.

En quittant la maison de Lalla Asma, je ne savaispas où aller. Je ne savais qu'une chose, c'est que jedevais me cacher dans un endroit où Zohra et Abelne me retrouveraientjamais, même s'ils envoyaientla police à ma recherche. Je trottais le long des ruesà l'ombre, je rasais les murs comme un chat perdu.Dans ma tête résonnaient les cris de Zohra : « Sor-cière ! Meurtrière ! » J'étais sûre que si elle me rat-trapait, elle me ferait mettre en prison. Malgré moi,mes pas m'ont dirigée vers la rue où j'avais cherché

32

un docteur pour Lalla Asma. Quand j'ai reconnu labâtisse, avec sa grande porte à deux battants grandsouverts, mon cœur a bondi de joie. Là, j'étais sûreque Zohra ne pourrait pas me trouver.

Mme Jamila n'était pas dans le fondouk. Elleavait été appelée quelque part pour une urgence.Alors je me suis assise sagement sur le balcon, ledos contre le mur, et je l'ai attendue à côté de saporte.

La première fois que j'étais venue, j'étais troppressée, je n'avais pas eu le temps de regarderce qui se passait dans l'hôtel. Maintenant, jedétaillais tout : les gens qui entraient et sor-taient sans cesse de la cour, les colporteurs enhaillons chargés comme des baudets, les mar-chands qui déposaient leurs ballots sous lesarcades. Il y avait des marchands de légumes,des marchands de dattes, et des jeunes gensqui apportaient des cargaisons bizarres en équi-libre sur leurs bicyclettes, des cartons de jouetsen plastique, des cassettes de musique, desmontres, des lunettes noires. Je connaissaistoutes leurs marchandises, parce que souvent ilsvenaient frapper à la porte de Lalla Asma, etcomme elle ne pouvait plus sortir faire descourses, elle leur faisait déballer leurs articlesdans la cour, et elle leur achetait des chosesdont elle n'avait pas besoin, des stylos, dessavonnettes, ce qui mettait sa bru en colère :« Mère, qu'est-ce que vous allez en faire ? » LallaAsma hochait la tête : « Peut-être qu'un jour je

33

2

Page 15: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

serai contente d'avoir acheté ça. » Jamais jen'aurais imaginé que les vendeurs à la sauvettepouvaient se retrouver dans un endroit commecette cour.

L'étage était habité par les jeunes femmesque j'avais vues la première fois, si élégantes etbelles, que dans ma naïveté je les prenais pourdes princesses. Pour l'heure, elles dormaientencore dans les chambres, derrière les hautesportes entrebâillées.

En scrutant à travers la fente, j 'ai vu une desprincesses couchée sur un grand lit. Au boutd'un instant, j 'ai distingué sa forme. Elle étaitcouchée toute nue sur les draps, le visage recou-vert par ses cheveux, et j 'ai été étonnée de voirson ventre très blanc, et son pubis entièrementépilé. Je n'avais jamais rien vu de tel. Lalla Asmane m'emmenait jamais aux bains, et jusqu'auxderniers temps, elle ne voulait pas que je la voiedévêtue. Et mon corps maigre et noir ne ressem-blait pas du tout à cette chair si blanche et à cesexe endormi. Je crois que je me suis reculée,un peu effrayée, de la sueur au creux despaumes.

J'ai attendu longtemps sous la galerie, enconcentrant mon attention sur le va-et-vient desmarchands dans la cour. Je n'avais rien mangédepuis la veille, j'avais très faim, et je mourais desoif.

En bas, dans la cour, il y avait un puits, etj'avais repéré sous les arcades un ballot de fruits

34

secs entrouvert où les moineaux venaient pico-rer. Je me suis glissée par les escaliers jusqu'auballot. J'avais un peu honte, parce que LallaAsma m'avait toujours dit qu'il n'y a rien de pireque de voler autrui, moins à cause de ce qu'onlui prend qu'à cause de la tromperie. Maisj'avais faim, et les belles leçons de Lalla Asmaétaient déjà loin.

Je me suis accroupie à côté du sac ouvert, etj 'ai mangé des dattes et des figues séchées et despoignées de raisins secs que j'extrayais d'unemballage en plastique. Je crois que j'auraismangé la plus grande partie du ballot, si le pro-priétaire des marchandises n'était pas arrivésilencieusement, par-derrière, et ne m'avait pasattrapée. Il me tenait de la main gauche par lescheveux, et de l'autre brandissait une courroie :« Petite négresse, voleuse ! Je vais te montrer ceque je fais aux gens de ton espèce ! » Je me sou-viens que ce qui me mortifiait le plus, ce n'étaitpas d'avoir été prise sur le fait, mais la façon quele marchand avait d'accrocher ses doigts dansl'épaisseur de mes cheveux et de m'appeler :« Saouda ! » Parce que c'était quelque chosequ'on ne m'avait jamais dit, même Zohra quandelle était en colère. Elle savait que Lalla Asmane l'aurait pas supporté.

Je me suis débattue et, pour lui faire lâcherprise, je l'ai mordu jusqu'au sang. Je lui ai faitface et je lui ai crié : «Je ne suis pas une voleu-se ! Je vous paierai ce que j'ai mangé ! »

Page 16: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Au même moment, Mme Jamila est arrivée, etles dames de l'étage se sont penchées au balconet ont commencé à invectiver le marchandambulant, en lui criant des injures que je n'avaisjamais entendues. Et même l'une des prin-cesses, ne trouvant rien de mieux comme pro-jectiles, lui lançait des piécettes de dix ou vingtcentimes en lui criant : « Tiens, voilà ton argent,voleur, fils de chien ! » Et lui restait hébété,reculant sous les lazzis des femmes et sous lapluie des piécettes, jusqu'à ce que Mme Jamilame prenne par le bras et m'emmène avec ellevers l'étage. Je crois que j'avais encore dans lesmains les poignées de raisins secs que je n'avaispas lâchées, même quand le marchand m'avaittirée par les cheveux et m'avait battue avec sacourroie.

Mais j'avais si peur tout à coup, ou bien c'étaitl'accumulation de tout ce qui était arrivé cesderniers temps, avec Lalla Asma qui était tom-bée sur le carreau et Zohra qui m'avait chasséeen me volant les boucles d'oreilles qui m'appar-tenaient. Je me suis mise à pleurer dans l'esca-lier, si fort que je n'arrivais plus à monter lesmarches. Et Mme Jamila qui n'était pas plusgrande que moi m'a vraiment portée jusqu'enhaut comme si j'étais un petit enfant. Elle répé-tait contre mon oreille : « Ma fille, ma fille », etmoi je pleurais encore plus, d'avoir le mêmejour perdu ma grand-mère et trouvé unemaman.

36

En haut de l'escalier, les princesses (car c'estainsi que je les appelais au fond de moi, mêmequand j'ai compris qu'elles n'étaient pas préci-sément des princesses) m'attendaient avec millecaresses et démonstrations d'amitié. Elles m'ontdemandé mon nom, et elles le répétaient entreelles : Laïla, Laïla. Elles m'ont apporté du théfort et des pâtisseries au miel, et j 'ai mangé tantque j'ai pu. Ensuite elles m'ont fait un lit dansune grande chambre sombre et fraîche, avecdes coussins disposés par terre, et je me suisendormie tout de suite dans le brouhaha del'hôtel, bercée par le grincement de la musiqued'un poste de radio dans la cour. C'est ainsi queje suis entrée dans la vie de Mme Jamila la fai-seuse d'anges et de ses six princesses.

Page 17: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Ma vie au fondouk s'organisa de façon remar-quablement calme, et je peux dire sans exagérerque ce fut la période la plus heureuse de monexistence. Je n'avais aucune astreinte, aucunsouci, et je trouvais dans la personne deMme Jamila et des princesses tout l'agrément ettoute l'affection dont j'avais été privée jusque-là.

Quand j'avais faim, je mangeais, quand j'avaissommeil, je dormais, et quand je voulais sortir(ce qui arrivait presque constamment), je sor-tais, sans avoir à demander quoi que ce soit. Laliberté parfaite dont je jouissais au fondouk étaitcelle des femmes dont je partageais l'existence.Elles n'avaient pas d'heures, donc elles étaientheureuses. Elles m'avaient adoptée comme sij'étais leur fille, ou plutôt une poupée, une trèsjeune sœur, et d'ailleurs c'est comme celaqu'elles m'appelaient. Mme Jamila disait : « Mafille. » Fatima, Zoubeïda, Aïcha, Selima, Houriyaet Tagadirt disaient : « Petite sœur. » Mais Taga-

38

dirt disait parfois aussi « Ma fille » parce que, envérité, elle avait l'âge d'être ma mère. Je dor-mais tour à tour dans chaque chambre occupéepar deux princesses, sauf Tagadirt qui avait lagrande chambre sans fenêtre où j'avais dormi lapremière fois. Mme Jamila avait un apparte-ment de l'autre côté de la galerie, avec unefenêtre sur la rue. Je dormais là aussi quelque-fois, mais plus rarement, à cause des occupa-tions de Mme Jamila et de son cabinet deconsultations où elle hébergeait des femmes quiavaient un problème de bébé. Quand elle avaitdes patientes, je savais qu'il ne fallait pas allerfrapper chez elle. Ces soirs-là, elle fermait laporte avec un loquet, et je voyais à travers lestentures le falot qu'elle laissait allumé dans lecabinet. C'était un signal que j'avais vitecompris.

Les princesses m'aimaient bien. Elles mechargeaient de leurs commissions, de leursaffaires. J'allais leur chercher du thé dans lacour, ou bien je leur achetais des gâteaux aumarché, des cigarettes. Je portais leur courrier àla poste. Quelquefois elles m'emmenaient avecelles faire des courses en ville, non pas pour por-ter leurs sacs (pour cela elles avaient toujoursdes petits garçons), mais pour que je les aide àacheter, que je discute les prix. Lalla Asmam'avait appris à acheter, en marchandant avecles colporteurs qui frappaient à sa porte, etj'avais bien retenu les leçons.

39

3

Page 18: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Zoubeïda aimait bien aller avec moi aumarché des tissus. Elle choisissait des coton-nades pour une robe, pour un dessus-de-lit. Elleétait grande et mince, avec une peau couleur delait et des cheveux d'un noir de jais. Elle se dra-pait dans le tissu, elle avançait dans la lumière :« Comment tu me trouves ? » Je prenais montemps pour répondre. Je disais sérieusement :« C'est bien, mais un bleu sombre t'iraitmieux. »

Les marchands me connaissaient. Ils savaientque je discutais âprement, comme si c'était moiqui payais. Ils ne pouvaient pas me tromper surla qualité, cela aussi, je l'avais appris de LallaAsma. Un jour, j 'ai empêché Fatima d'acheterune breloque en or et turquoise.

« Regarde, Fatima, ce n'est pas une vraiepierre, c'est un bout de métal peint. » Je l'ai faittinter contre mes dents. « Tu vois ? Il n'y a riendedans. » Le marchand était furieux, maisFatima l'a mouché : « Tais-toi. Ma petite sœurdit toujours la vérité. Estime-toi heureux que jene t'envoie pas devant le juge. »

À partir de ce jour-là, les princesses ontredoublé d'attentions envers moi. Elles racon-taient mes exploits à tout le monde, et mainte-nant même les marchands ambulants du fon-douk me saluaient avec respect. Ils venaientauprès de moi pour me demander d'intervenirauprès de telle ou telle, ils essayaient de m'ache-ter en me faisant des cadeaux, mais je n'étais

40

pas dupe. Je prenais les bonbons et les gâteaux,et je disais à Fatima ou à Zoubeïda : « Méfie-toide lui, il est certainement malhonnête. »

Mme Jamila savait tout ce qui se passait. Ellen'en parlait pas, mais je voyais bien qu'ellen'était pas satisfaite. Quand je partais faire unecourse, ou quand une des princesses m'emme-nait dehors, elle me suivait du regard. Elle disaità Fatima : « Tu l'emmènes là-bas ? » Comme unreproche. Ou bien elle essayait de me retenir,elle me donnait des devoirs à faire, des pagesd'écriture, du calcul, des sciences naturelles.Elle voulait m'apprendre à écrire en arabe, elleavait des ambitions pour moi.

Mais je ne faisais pas très attention à cequ'elle voulait me dire. J'étais ivre de liberté,j'avais vécu enfermée trop longtemps. J'étaisprête à me sauver si quelqu'un avait voulu meretenir.

Encore aujourd'hui j 'ai du mal à croire queles princesses n'étaient pas des princesses. Jem'amusais avec elles. Il y avait surtout Zoubeïdaet Selima qui étaient jeunes. Elles étaient insou-ciantes, elles riaient tout le temps. Elles venaientde villages de la montagne, elles s'étaient échap-pées. Elles vivaient entourées d'un tourbillond'hommes, elles montaient dans de belles voi-tures américaines qui venaient les chercher à laporte du fondouk. Je me souviens, un soir,d'une longue auto noire avec des vitres teintées,qui portait deux drapeaux sur les ailes, des dra-

41

Page 19: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

peaux vert, blanc et rouge, avec du noir aussi.Tagadirt m'a dit : « C'est un homme puissant etriche. » J'essayais de voir à l'intérieur de l'auto,mais les vitres noires ne laissaient rien filtrer.« C'est un roi ? » Tagadirt a répondu sans semoquer de moi : « C'est quelqu'un d'importantcomme un roi. »

J'aimais bien le visage de Tagadirt. Elle n'étaitplus très jeune, elle avait des rides bien mar-quées au coin de l'œil, comme si elle souriait, etelle avait la peau très brune, comme moi,presque noire, avec de petits tatouages marquéssur le front. Avec elle, j'allais aux bains deux foispar semaine. C'était au bord de l'estuaire, prèsde l'embarcadère. Tagadirt me donnait unegrande serviette, elle prenait un sac avec desaffaires propres, et nous partions ensemble. Dutemps de Lalla Asma, je n'avais pas l'idée qu'unendroit pareil puisse exister, et je n'auraisjamais imaginé me mettre toute nue devantd'autres femmes.

Tagadirt n'avait aucune pudeur. Elle allait etvenait devant moi sans vêtements, elle frottaitson corps avec des pierres ponces, elle se fric-tionnait avec des gants de crin. Elle avait desseins lourds aux mamelons violets, et sur seshanches et sur son ventre sa peau faisait desreplis. Elle s'épilait avec soin le pubis, les ais-selles, les jambes. À côté d'elle je paraissais unenégrillonne malingre, et malgré tout, je ne pou-vais pas m'empêcher de cacher mon bas-ventreavec une serviette.

42

Tagadirt voulait que je lui masse le dos et lanuque avec de l'huile de coprah qu'elle achetaitau marché, qui répandait un parfum écœurantde vanille. Dans la grande salle de bainscommune, les nuages de vapeur glissaient au-dessus des corps, il y avait un bruit de voix, descris, des exclamations. Des petits garçons toutnus couraient le long de la vasque d'eau chaudeen glapissant. Tout cela me faisait tourner latête, me donnait la nausée.

« Continue, Laïla. Tu as les mains dures, çame fait du bien. »

Je ne savais pas si j'aimais cela. Je continuais àfaire pénétrer l'huile dans la peau du dos deTagadirt, je respirais l'odeur de la vanille et dela sueur. Puis, pour me réveiller, Tagadirt m'as-pergeait d'eau froide, elle riait quand jem'échappais, mes poils hérissés sur tout moncorps.

J'étais devenue la mascotte du fondouk.C'était peut-être pour cela que Mme Jamilan'était pas contente. Elle devait penser quej'étais trop caressée et flattée par les princesses,et que cela risquait de gâter mon caractère.

À force d'entendre ces femmes s'extasier surmoi à longueur de journée : « Ah ! qu'elle estjolie ! », et me déguiser selon leur fantaisie, jefinissais par les croire. Je me prêtais avec vanitéà leurs caprices. Elles m'attifaient de robeslongues, elles peignaient mes ongles en vermil-lon, mes lèvres en carmin, elles me maquil-

43

Page 20: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

laient, dessinaient mes yeux au khôl. Selima, quiavait du sang soudanais, s'occupait de ma coif-fure. Elle divisait mes cheveux par petits carrés,elle les tressait avec du fil rouge ou avec desperles de couleur. Ou bien elle les lavait avec dusavon de coco pour les rendre plus secs etgonflés qu'une crinière de lion. Elle me disaitque ce que j'avais de mieux, c'étaient mon frontet mes sourcils merveilleusement longs etarqués, et mes yeux en amande. Peut-êtrequ'elle me disait cela parce que je lui ressem-blais.

Tagadirt dessinait mes mains avec du henné,ou bien elle traçait sur mon front et sur mesjoues les mêmes signes qu'elle portait, en utili-sant un brin de paille trempé dans du noir delampe. Elle m'apprenait à jouer de la darbouka,en dansant au milieu de sa chambre. Quandelles entendaient le bruit des petits tambours,les autres femmes arrivaient, et je dansais pourelles, pieds nus sur le carrelage, en tournant surmoi-même jusqu'au vertige.

C'était à ces enfantillages que je passais laplus grande partie de l'après-midi. Le soir, lesprincesses me congédiaient pour recevoir leursvisites, ou bien j'allais dans la chambre de cellesqui sortaient en auto. Mme Jamila me débar-bouillait avec un coin de serviette mouillé :« Qu'est-ce qu'elles t'ont encore fait ! Elles sontfolles. » Avec mes cheveux hérissés, le khôl quiavait coulé et le rouge à lèvres qui débordait, je

44

devais ressembler à une poupée ratée, etMme Jamila ne pouvait pas s'empêcher de rirede moi. Je m'endormais bercée par le tourbillondes souvenirs de ces journées si longues, silongues que je ne parvenais plus à me souvenircomment elles avaient commencé.

Celle qui avait ma préférence, c'était Houriya.C'était la plus jeune, la dernière venue au fon-douk. Elle était arrivée juste quelques joursavant moi. Elle venait d'un village berbèreéloigné, du Sud. Elle avait été mariée à unhomme riche de Tanger qui la battait et la pre-nait de force. Un jour, elle avait préparé unepetite valise, et elle s'était sauvée. C'est Tagadirtqui l'avait ramassée dans une rue près de la gareet l'avait ramenée ici, pour qu'elle puisse secacher et échapper aux envoyés de son mari.Mme Jamila se méfiait. Elle avait dit oui, mais àcondition que Houriya s'en aille dès que le dan-ger serait passé. Elle ne voulait pas d'ennuisavec la police.

Houriya était petite et mince, elle avaitpresque l'air d'une enfant. Nous sommes vitedevenues amies, et elle m'emmenait partoutavec elle, même le soir dans les restaurants et lesboîtes. Elle me présentait à ses amis comme sapetite sœur. « C'est Oukhti, ma sœur. N'est-cepas qu'elle me ressemble ? »

Elle avait un joli visage régulier, des sourcilsbien dessinés et les plus beaux yeux verts que

45

Page 21: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

j'aie jamais vus. Je ne lui posais pas de questionssur sa façon de gagner de l'argent. Je pensaisqu'elle recevait des cadeaux parce qu'elle savaitdanser et chanter, parce qu'elle était jolie. Jen'avais aucune idée de ce que c'était qu'unmétier, de ce qui était bien et de ce qui étaitmal. Je vivais comme un petit animal domes-tique, je trouvais bien ce qui me flattait et mecaressait, et mal tout ce qui était dangereux etme faisait peur, comme Abel qui me regardaitcomme s'il voulait me manger, ou Zohra qui mefaisait rechercher par la police en racontant quej'avais volé sa belle-mère.

Ce qui me faisait le plus peur, c'était la soli-tude. Quelquefois, dans mon sommeil, je revi-vais ce qui s'était passé il y a très longtemps,quand on m'avait volée. Je voyais la lumière surune rue très blanche, j'entendais le cri féroce del'oiseau noir. Ou bien j'entendais le bruit del'os qui craquait dans ma tête quand le camionm'avait cognée.

Alors je me glissais dans le lit de Houriya, et jeme serrais très fort contre elle, je m'accrochais àson dos comme si j'allais m'évanouir. C'est ellequi m'a parlé la première fois de mes origines.Quand je lui ai raconté les boucles d'oreillesque Zohra m'avait volées, elle m'a dit qu'ellesavait où étaient les gens de ma tribu, les Hilal,les gens du croissant de lune, de l'autre côté desmontagnes, au bord d'un grand fleuve asséché.Et moi je rêvais que j'allais là-bas, dans ce vil-

46

lage, que j'entrais dans la rue, et au bout de larue, il y avait ma mère qui m'attendait.

Mais Houriya n'est pas restée longtemps aufondouk. Un matin, elle était partie. Mais cen'est pas arrivé à cause de son mari. C'est arrivéà cause de moi.

Un soir, j'étais allée dans un restaurant dubord de mer, avec Houriya et ses amis. On avaitroulé longtemps dans la nuit, jusqu'à unegrande plage vide. J'étais à l'arrière de la Mer-cedes, contre la portière, et Houriya au milieu,avec un homme. Il y avait aussi deux hommes àl'avant, et une femme blonde. Ils parlaient fort,une langue que je ne comprenais pas, j 'ai penséque ça devait être du russe. Je me souviens biende l'homme qui conduisait, grand et fortcomme Abel, avec beaucoup de cheveux et unebarbe noire. Je me souviens aussi qu'il avait unœil bleu et un œil noir. Nous sommes restés unbon moment au restaurant, il devait être près deminuit. C'était un restaurant luxueux, avec dessortes de flambeaux qui éclairaient le sable de laplage, et les garçons en costume blanc. J'ai passéla soirée à regarder la mer noire, les lumièresdes bateaux de pêche qui rentraient et l'éclatd'un phare au loin. La femme blonde parlait etriait fort, et les hommes entouraient Houriya.Le vent qui entrait par une fenêtre ouverteemportait la fumée des cigarettes. J'avais bu duvin en cachette, c'était le chauffeur de la Mer-cedes qui m'avait fait boire dans son verre, un

47

Page 22: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

vin très doux et sucré qui mettait du feu dans lagorge. Il me parlait en français, avec un drôled'accent un peu lourd, qui traînait sur les mots.J'étais si fatiguée que je me suis endormie surune banquette, près de la fenêtre.

Ensuite je me suis réveillée dans la voiture.J'étais toute seule à l'arrière. Le chauffeur étaitpenché sur moi, je voyais ses cheveux boucléséclairés par la lumière du restaurant. Je n'ai pascompris tout de suite, mais quand il a mis lamain sous ma robe, je me suis vraiment réveil-lée. J'étais saoule, j'avais envie de vomir. Malgrémoi, je me suis mise à hurler. J'avais peur, etcomme le chauffeur voulait mettre sa main surma bouche, je l'ai mordu. Je hurlais, je griffaiset je mordais.

Houriya est arrivée tout de suite. Elle étaitencore plus enragée que moi, elle a tirél'homme en arrière, elle le frappait à coups depoing. Elle criait des injures. L'homme essayaitde répondre, il reculait sur la plage, et Houriyaa ramassé une grosse pierre et elle l'aurait tué siles autres n'étaient pas arrivés. Elle continuait àinjurier le chauffeur, elle pleurait, et moi aussije pleurais. Le chauffeur s'est réfugié de l'autrecôté de la voiture, il a allumé une cigarettecomme s'il ne s'était rien passé. Au bout d'uninstant, Houriya s'est calmée, et on a pu repartiren voiture. Le chauffeur conduisait sans nousregarder, sa cigarette au bec, et plus personnene disait rien, même la Russe était silencieuse.

48

La Mercedes nous a déposées au Souikha, etnous avons marché jusqu'au fondouk. Il y avaitencore beaucoup de monde dehors, ça devaitêtre un samedi soir. Le boulevard des amoureuxdevait être comble, avec un couple sous chaquemagnolia. Dans la rue, Houriya a acheté deuxverres de thé et des gâteaux. Nous étions faibles,nous tremblions toutes les deux, comme aprèsun accident. Elle n'a pas parlé de ce qui étaitarrivé, sauf qu'elle a dit une seule fois : « Ce filsde chien, il m'avait dit : laisse-la dormir, je vaisveiller sur elle comme un père. »

Mme Jamila a appris ce qui s'était passé à laplage. Mais ce n'est pas elle qui lui a demandéde s'en aller. Le lendemain matin, Houriya apris sa valise, celle qu'elle avait quand Tagadirtl'avait rencontrée errant près de la gare. Elle estpartie sans explications. Peut-être qu'elle estretournée chez son mari, à Tanger. Je n'ai plusrien su d'elle pendant des mois, mais son départm'a laissée bien triste, parce qu'elle était vrai-ment un peu comme ma sœur.

Après cela, Mme Jamila a bien essayé dem'empêcher de sortir avec les autres princesses,mais avec Houriya j'avais pris l'habitude de laliberté, et je n'en faisais plus qu'à ma tête. AvecAïcha et Selima, j 'ai pris une autre habitude : jeme suis mise à voler.

49

Page 23: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

C'est avec Selima que j 'ai commencé. Quandelle recevait son ami au fondouk, ou quand elleallait au restaurant, je l'accompagnais. Je memettais dans un coin, recroquevillée contre uneporte comme un animal, et j'attendais lemoment. L'ami de Selima était français, profes-seur de géographie dans un lycée, quelquechose comme ça, de bien. C'était un monsieurbien habillé, complet de flanelle grise, gilet, etchaussures noires bien cirées.

Il avait ses habitudes avec Selima, il l'emme-nait d'abord déjeuner dans un restaurant de lavieille ville, puis il la ramenait au fondouk et ils'installait dans la chambre sans fenêtre. Ilm'apportait des bonbons, quelquefois il medonnait quelques pièces. Moi je restais assisedevant la chambre, comme un chien de garde.En fait, j'attendais un long moment qu'ils soientbien occupés, et j'entrais dans la chambre àquatre pattes. Je me faufilais dans la pénombrejusqu'au lit. Je ne m'intéressais pas à ce queSelima faisait avec le Français. Je cherchais leshabits. Le professeur était un homme soigneux.Il pliait son pantalon et mettait sa veste et songilet sur le dossier d'une chaise. Alors mesdoigts se glissaient dans les poches, comme unpetit animal agile, et rapportaient tout ce qu'ilstrouvaient : une montre-oignon, une alliance enor, un porte-monnaie tapissé de billets debanque et gonflé de pièces, ou un joli stylo bleu

50

incrusté d'or. Je ramenais mon butin sur la gale-rie, pour l'examiner à la lumière du jour, jechoisissais quelques billets, quelques pièces, etde temps en temps je gardais un objet qui meplaisait, des boutons de manchette en nacre, oubien le petit stylo bleu.

Je crois que le professeur a fini par se douterde quelque chose, parce qu'un jour, il m'a faitun cadeau, un joli bracelet en argent dans unepetite boîte, et, en me le donnant, il m'a dit :« Celui-ci est vraiment à toi. » C'était un hommegentil, j 'ai eu honte de ce que j'avais fait, et enmême temps je ne pouvais pas m'empêcher derecommencer. Je ne faisais pas cela par espritmalfaisant, plutôt comme un jeu. Je n'avais pasbesoin d'argent. Sauf pour acheter des cadeauxà Selima, à Aïcha, ou aux autres princesses, l'ar-gent ne me servait à rien.

Avec Aïcha j 'ai continué à voler dans lesmagasins. Je l'accompagnais dans le centre de laville, j'entrais avec elle et, pendant qu'elle étaitoccupée à acheter des sucreries, je remplissaismes poches avec tout ce que je trouvais, des cho-colats, des boîtes de sardines, des biscuits, desraisins secs. Dès que j'étais dehors, je furetais àla recherche d'une occasion. Je n'avais mêmeplus besoin de sa compagnie. J'étais petite etnoire, je savais que les gens ne s'occupaient pasde moi. J'étais invisible. Mais au marché il n'yavait rien à faire. Les marchands m'avaient repé-rée, je sentais leurs yeux qui suivaient chacun demes gestes.

51

Page 24: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Alors j'allais avec Aïcha très loin, jusqu'auquartier de l'Océan, là où il y avait de belles vil-las, des immeubles tout neufs et des jardins.Aïcha aimait bien se promener dans les centrescommerciaux, et pendant ce temps, j'allais aucimetière pour regarder la mer.

Là, je me sentais en sécurité. C'était calme etsilencieux, on ne voyait pas l'agitation de laville. Il me semblait que c'était mon domaine,depuis toujours. Je m'asseyais sur les monticulesdes tombes, je respirais l'odeur du miel despetites plantes grasses à fleurs roses. Je touchaisla terre du plat de la main, autour des tombes.

Dans cet endroit, je pouvais parler avec LallaAsma. Je n'ai jamais su où elle avait été enterrée.Elle était juive, et pour cela elle n'avait pas dûfinir au milieu des musulmans. Mais ça n'avaitpas d'importance, je sentais que dans ce cime-tière j'étais tout près d'elle, qu'elle pouvaitm'entendre. Je lui racontais ma vie. Pas tout,juste des morceaux, je ne voulais pas entrerdans les détails. « Grand-mère, vous ne seriezpas fière de moi. Vous qui m'avez toujours ditqu'il faut respecter le bien d'autrui et dire lavérité, voilà que maintenant je suis la plusgrande voleuse et la plus grande menteuse de laterre. »

Cela me rendait triste de parler ainsi à LallaAsma à travers la terre. Je versais une larme,mais le vent la séchait aussitôt. Tout était telle-ment beau dans cet endroit, les monticules cou-

52

verts de petites fleurs roses, les pierres blanchesdes tombes sans noms, où s'effaçaient les versetsdu Coran, et au loin la mer bleue, les mouettessuspendues dans le ciel, glissant sur le vent, dar-dant sur moi un œil rouge et méchant. Il y avaitbeaucoup d'écureuils dans le cimetière. Ils sem-blaient sortir des tombes. Ils vivaient avec lesmorts, peut-être qu'ils croquaient leurs dentscomme des noix.

Je n'avais pas du tout peur de la mort. D'avoirvu Lalla Asma tombée sur le carreau de la salle,ronflant et gargouillant, ça m'avait donné l'idéeque la mort est comme un sommeil profond. Cen'étaient pas les morts qui étaient à craindre aucimetière.

Un jour, un noble vieillard avec une barbeblanche est apparu. Il avait dû m'espionnerdepuis longtemps, et il se tenait droit à côtéd'une tombe, comme s'il en était sorti. Commeje le regardais, il a passé sa main sous sa robe, ill'a soulevée et il a montré son sexe, avec ungland brillant et violacé comme une aubergine.Il pensait peut-être que j'aurais peur et que jepartirais en criant. Mais au fondouk, je voyaisdes hommes nus presque chaque jour, et j'en-tendais les plaisanteries des princesses à proposdu sexe des hommes, qu'elles jugeaient engénéral un peu insuffisant.

Je me suis contentée de jeter un caillou auvieux, et je me suis sauvée entre les tombes, tan-dis qu'il m'insultait et emmêlait ses babouchesen essayant de me suivre.

53

Page 25: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

« Petite sorcière ! — Vieux chien î »C'est ce jour-là que j 'ai compris qu'il ne faut

pas se fier aux apparences, et qu'un vieilhomme avec une robe blanche et une bellebarbe peut très bien n'être qu'un vieux chienvicieux.

Le quartier de l'Océan était bien pour voler.Il y avait de beaux magasins, avec seulement deschoses pour les gens riches, comme on n'entrouvait pas du côté du marché de la vieille ville.Au Souikha, il n'y avait qu'une sorte de biscuit,une sorte de chewing-gum, et comme boisson,seulement du Fanta à l'orange ou du Pepsi.Dans les magasins de l'Océan, on trouvait desboîtes de jus avec des noms écrits en japonais,en chinois, en allemand, avec des goûts nou-veaux, inconnus, tamarins, tangerine, fruit de laPassion, goyave. On trouvait des cigarettes detous les pays, même de longues noires avec unbout doré que j'achetais pour Aïcha, et du cho-colat suisse que je fauchais à l'étalage.

J'entrais dans les magasins derrière Aïcha, jefaisais un tour, je repartais les poches pleines.Les gens ne me connaissaient pas, ils ne seméfiaient pas de moi. J'avais l'air d'une petitefille sage, avec ma robe bleue à col blanc, unruban blanc dans ma tignasse, et mes yeux can-dides. Ils croyaient que j'étais nouvelle dans lequartier, que j'accompagnais ma mère qui tra-vaillait dans les villas. J'ai remarqué que beau-

54

coup de gens sont simples, ils n'ont pas appris laleçon aussi vite que moi, ils croient d'abord cequ'ils voient, ce qu'on leur dit, ce qu'on leurfait croire. Moi, j'avais quatorze ans, j 'en parais-sais douze, et déjà j'étais aussi savante qu'undémon. C'est Tagadirt qui m'a dit cela. Peut-être qu'elle avait raison. Elle se querellait avecSelima, avec Aïcha, elle les traitait d!alcahuetes,de mères maquerelles.

Je crois que je n'avais plus aucun sens de lamesure ou de l'autorité. Je risquais les piresennuis. C'est durant cette époque de ma vie quej'ai formé mon caractère, que je suis devenueinapte à toute forme de discipline, encline à nesuivre que mes désirs, et que j 'ai acquis unregard endurci.

Mme Jamila se rendait bien compte que çan'allait pas. Mais elle n'avait pas l'habitude desenfants, encore que, dans un sens, les princessesfussent un peu ses enfants. Pour tenter de corri-ger la mauvaise pente où je me laissais porter,elle voulut m'inscrire à l'école. Je ne parlais passuffisamment l'arabe pour entrer dans uneécole communale, et j'étais trop âgée pourentrer dans une école étrangère. De plus, jen'avais pas le moindre papier d'identité. Elleopta pour un cours, une sorte de pension oùune femme sèche et revêche appelée Mlle Roseavait la responsabilité d'une douzaine de jeunesfilles difficiles. En réalité, c'était plutôt une mai-son de correction. Mlle Rose était une religieuse

55

Page 26: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

française défroquée, qui vivait avec un hommeplus jeune qui s'occupait de la gestion et del'économat.

La plupart des filles avaient un passé pluschargé que le mien. Elles s'étaient enfuies dechez elles, ou bien elles avaient eu des amants,ou elles avaient été promises en mariage et leursfamilles les avaient enfermées pour être sûresdu dénouement. À côté d'elles, j'étais libre,insouciante, je n'avais peur de rien. Je ne suisrestée que quelques mois chez Mlle Rose.

L'essentiel de l'éducation à la pension consis-tait à occuper les filles à des travaux de couture,de repassage, et à lire des livres de morale.Mlle Rose dispensait quelques cours de français,et son beau gestionnaire, avec plus d'avariceencore, des notions d'arithmétique et de géo-métrie.

Quand je décrivais aux princesses l'esclavagedes filles astreintes à balayer et à laver le sol dupensionnat, ou bien se brûlant les doigts avecdes fers à repasser et des manches de casserole,elles s'indignaient. Quant à moi, il n'était pasquestion que je brode quoi que ce soit, ou queje fasse des travaux de ménage. J'avais fait toutcela autrefois pour Lalla Asma, parce qu'elleétait ma grand-mère et que je lui devais la vie. Iln'était pas question que je recommence pourplaire à une vieille fille qui, en plus, se faisaitpayer. Je me contentais de rester assise sur ma

56

chaise, à écouter les leçons de Mlle Rose, quilisait de sa voix enrouée La Cigale et la Fourmi ouLe Rêve du jaguar. Je n'ai pas appris grand-chosechez Mlle Rose, mais j'ai appris à apprécier maliberté, et je me suis promis alors, quoi qu'iladvienne, de ne jamais me laisser priver de cetteliberté.

Au terme de ce semestre à la pension,Mlle Rose est venue en personne au fondouk,sans doute pour se rendre compte du milieu quiavait fabriqué un monstre comme moi. MmeJamila était en tournée, et c'est Selima, Aïcha etZoubeïda qui l'ont reçue, dans la galerie, habil-lées de leurs longues robes de chambre enmousseline pastel, leurs yeux charbonnés aukhôl. « Nous sommes ses tantes », ont-elles dit.Et devant Mlle Rose qui n'en croyait pas sesoreilles ni ses yeux, elles m'ont accablée degriefs : j'étais menteuse, voleuse, répondeuse,paresseuse, et si je restais chez elle, je risquais defaire enfuir toutes ses pensionnaires, ou demettre le feu à la pension avec un fer à repasser.C'est comme cela que j'ai été mise à la porte. Çam'a fait un peu de peine, à cause de tout l'ar-gent que Mme Jamila avait consacré à mon édu-cation, mais je ne pouvais pas être condamnéeau bagne juste pour lui plaire.

Ainsi, après des mois d'interruption, jeretrouvais ma vie libre, les balades dans le Soui-kha, le quartier riche de l'Océan et le grand

57

Page 27: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

cimetière au-dessus de la mer. Mais mon bon-heur fut de courte durée. Un midi que je reve-nais d'une expédition les poches pleines debabioles pour mes princesses, je fus saisie à l'en-trée du fondouk par deux hommes en completgris. Je n'eus pas le temps de crier, ni d'appelerau secours. Ils m'empoignèrent chacun par unbras, me soulevèrent et me firent retomber dansune camionnette bleue aux fenêtres grillées.C'était comme si tout recommençait, j'étais ànouveau paralysée par la peur. Je voyais la rueblanche qui se refermait et le ciel qui disparais-sait. J'étais en boule au fond de la camionnette,les genoux remontés contre mon ventre, lesmains appuyées sur mes oreilles, les yeuxfermés, j'étais à nouveau dans le grand sac noirqui m'engouffrait.

Je n'avais aucune idée de ce qui m'arrivait. Plustard, j 'ai compris ce qui s'était passé. C'était lapolice de Zohra qui m'avait suivie et qui m'avaittendu un piège. J'étais recherchée par tous lesmagasins où j'avais volé. J'ai comparu devant unjuge pour enfants, un homme très calme, qui par-lait trop bas pour que je l'entende. Comme jedisais oui à toutes ses questions, je lui ai paru sou-mise. Mais il voulait aussi m'interroger sur le fon-douk, sur ce que faisaient Mme Jamila et les prin-cesses. Et comme je ne répondais rien, il semettait en colère, mais toujours très doucement.Seulement il cassait le crayon qu'il tournait entreses doigts, en me regardant, comme s'il voulaitme faire comprendre que, moi aussi, il pouvaitme casser d'un geste. J'ai été interrogée plusieursjours, et ensuite on me renvoyait dans machambre dont les fenêtres étaient grillagées.C'était comme une école ou une annexe d'hô-pital.

59

4

Page 28: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Puis il m'a livrée à Zohra. S'il m'avait laisséechoisir entre Zohra et la prison, j'aurais choisi laprison, mais il ne m'a pas donné le choix.

Zohra et Abel Azzema habitaient maintenantdans un immeuble neuf, à la sortie de la ville, aumilieu de grands jardins. Ils avaient vendu lamaison du Mellah, et Zohra avait consenti àquitter ses parents pour venir vivre dans ce quar-tier de luxe.

Au commencement, Zohra et Abel ont étégentils avec moi. C'était comme s'ils avaientdécidé qu'on effacerait tous les griefs, tout lepassé, et qu'on recommencerait sur de nou-velles bases. Peut-être qu'ils avaient peur ausside Mme Jamila, et qu'ils se sentaient observés.

Mais le naturel est vite revenu. Après quelquetemps, Zohra est redevenue méchante avec moi.Elle me battait, elle me criait que je n'étaisqu'une bonne, en réalité une bonne à rien. Ellese mettait au moindre prétexte dans une colèrenoire : parce que j'avais cassé un bol bleu, parceque je n'avais pas lavé les lentilles, parce quej'avais laissé des traces sur le carreau de lacuisine.

Elle ne me laissait pas sortir. Elle disait qu'il yavait une injonction du juge, que je devais ces-ser toute mauvaise fréquentation. Quand elledevait sortir, elle m'enfermait à double tourdans l'appartement, avec une pile de linge àrepasser. Un jour, j 'ai un peu roussi le col d'unechemise d'Abel, et pour me punir Zohra m'a

60

brûlé la main avec le fer. J'avais les yeux pleinsde larmes, mais je serrais les dents de toutes mesforces pour ne pas crier. Je perdais le soufflecomme si quelqu'un me serrait à la gorge, jemanquais m'évanouir. Encore aujourd'hui, j 'aisur le dessus de la main un petit triangle blancqui ne s'effacera jamais.

Je croyais que j'allais mourir. Je n'avais rien àmanger. Zohra faisait cuire du riz pour un petitchien qu'elle avait, un shi-tzu à longs poils d'unblanc un peu jaune. Elle arrosait le riz de bouil-lon de poule, et c'était tout ce qu'elle me don-nait. J'avais moins à manger que son petit chien.De temps en temps je chapardais un fruit dansla cuisine. J'avais peur de ce qui se passerait sielle s'en apercevait. J'avais les jambes et les brascouverts de bleus à cause de ses coups de cein-ture. Mais j'avais si faim que je continuais àvoler dans le placard de la cuisine, du sucre, desbiscuits, des fruits.

Un jour, elle avait des invités à déjeuner, desFrançais du nom de Delahaye. Pour eux elleavait acheté dans un supermarché de l'Océanune belle grappe de raisin noir. Pendant qu'ilsmangeaient les hors-d'œuvre, j'attendais à lacuisine et je grappillais. Bientôt, j 'ai vu quej'avais mangé tous les grains qui étaient en des-sous de la grappe. Alors, pour retarder lemoment où ils découvriraient le délit, j 'ai misdes boulettes de papier sous la grappe, de façonqu'elle paraisse encore bien pleine dans l'as-

61

Page 29: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

siette. Je savais que, tôt ou tard, cela se verrait,mais ça m'était égal. Le raisin était doux etsucré, parfumé comme du miel.

À la fin du repas, j 'ai apporté le raisin, et jus-tement les invités ont demandé que je reste. Ilsdisaient à Zohra : « Votre petite protégée. »

Zohra minaudait. Elle m'avait fait enlever meshaillons et mettre la robe bleue à col blanc quej'avais chez Lalla Asma. Elle était un peu courte,et trop étroite, mais Zohra avait laissé la ferme-ture à glissière ouverte et avait noué un tablierpar-dessus. Et puis j'avais beaucoup maigri.

« Elle est charmante, elle est ravissante !Toutes nos félicitations. » Les Français avaientl'air gentils. M. Delahaye avait des yeux bleustrès lumineux qui ressortaient sur son visagebronzé. Mme était blonde, avec la peau un peurouge, mais encore bien fraîche. J'aurais bienvoulu leur demander de m'emmener, dem'adopter, mais je ne savais pas comment leleur dire. Je voulais qu'ils lisent mon désespoirdans mon regard, qu'ils comprennent tout.

Naturellement, au moment du dessert, Zohraa découvert le dessous de la grappe tout mangé,et les boulettes de papier. Elle a crié mon nom.Les bouts de tige sans grains étaient hérisséscomme des poils. Même la grappe avait l'airhonteuse.

« Ne la grondez pas. C'est une enfant, est-ceque nous n'avons pas tous fait quelque chosecomme ça quand nous étions enfants ?» a dit

62

Mme Delahaye. Son mari riait franchement, etAbel esquissait un vague sourire. Zohra n'a pasfait semblant de rire, elle m'a jeté un longregard mauvais, et après le départ des Français,elle est allée chercher la ceinture à la lourdeboucle de cuivre. « Pour chaque grain ! Chou-ma ! » Elle m'a battue jusqu'au sang.

Grâce aux Delahaye, j 'ai pu sortir de l'appar-tement. Mme Delahaye téléphonait à Zohra :« Dites-moi, ma chérie, prêtez-moi donc un peuvotre petite protégée, vous savez comme j'aibesoin d'aide à la maison, et en même tempselle pourra se faire un peu d'argent de poche. »

D'abord Zohra a refusé, sous divers prétextes,mais Mme Delahaye lui en a fait le reproche :«J'espère que vous ne la séquestrez pas ! »Zohra a eu peur, elle a cru percevoir unemenace sous la plaisanterie, et elle m'a laisséealler. Une fois, puis deux par semaine.

Les Delahaye louaient une jolie maison dansle quartier de l'Océan. C'était l'entreprised'Abel qui avait fait les travaux de peinture et deréparation. Un endroit tranquille, avec un jar-din planté d'orangers et de citronniers, et deshaies de lauriers-roses. Il y avait beaucoup d'oi-seaux. Je me sentais bien dans la maison desDelahaye. Il me semblait que je retrouvais lapaix que j'avais connue dans mon enfance auMellah, quand le monde se réduisait à la courblanche de la maison de Lalla Asma.

Juliette Delahaye était gentille avec moi.

63

Page 30: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Quand j'arrivais, vers deux heures de l'après-midi, elle me donnait du thé et des petitsgâteaux d'une belle boîte de métal rouge. Elledevait se douter que je ne mangeais pas assezchez Zohra, en voyant comme je me précipitaissur les biscuits secs. Je crois qu'elle savait monpassé, mais elle n'en parlait pas. Quand je pas-sais le chiffon à poussière dans sa chambre, ellelaissait tous ses bijoux en évidence sur lacommode, ainsi que de petites coupes d'argentcontenant des pièces de monnaie. Je pensaisqu'elle me mettait à l'épreuve, et je me gardaisbien d'y toucher. Elle comptait les pièces aprèsmon passage et, à la gaieté de sa voix, je savaisqu'elle était contente de les y trouver toutes.Mais pendant qu'elle faisait cela, je pouvais visi-ter les poches du veston de son mari accroché àun perroquet dans le vestibule.

M. Delahaye était un homme un peu vieux,avec un grand nez et des lunettes qui grossis-saient ses yeux bleus. Il était toujours bienhabillé, avec un complet-veston gris sombreorné d'une petite boule rouge à la boutonnière,et des chaussures de cuir noir bien cirées. Ilavait été autrefois un homme important, unambassadeur, un ministre, je ne sais plus. Moi,j'étais impressionnée par lui, il me disait « monpetit » ou « mademoiselle ». Personne nem'avait jamais parlé comme cela. Il me tutoyait,mais il ne me donnait jamais de bonbons, nid'argent. Sa passion, c'était la photo. Il y avait

64

des photos partout dans la maison, dans les cou-loirs, dans la salle, dans les chambres, mêmedans les w.-c.

Un jour, il m'a invitée dans son studio. C'étaitune petite bâtisse sans fenêtre au fond du jar-din, qui avait dû servir autrefois de garage etqu'il avait aménagée. C'est là qu'il développaitet tirait ses photos.

Dans le studio, ce qui m'a étonnée, c'était lesphotos de sa femme, épinglées aux murs.C'étaient des photos un peu anciennes, ellesemblait très jeune. Elle était déshabillée, avecdes fleurs piquées dans ses cheveux blonds, ouen maillot sur une plage. Cela se passait dans unautre pays, dans une île lointaine, on voyait despalmiers, le sable blanc, la mer couleur de tur-quoise. Il m'a dit les noms, il me semble quec'était Manureva, ou un nom de ce genre. Il yavait aussi sur le mur une drôle de chose en cuirnoir, ornée de clous de cuivre, que j 'ai prised'abord pour une arme, une sorte de fronde, ouune muselière. En regardant les photos, j 'ai étéétonnée de constater que c'était le cache-sexede Mme Delahaye, que son mari avait accrochélà, comme un trophée.

J'étais habituée à voir des femmes nues, aubain de vapeur avec Tagadirt, ou bien quandAïcha ou Fatima se promenaient dans lachambre. Pourtant, j'avais honte de voir cesphotos où Mme Delahaye n'avait pas d'habitsdu tout. Sur une photo en noir et blanc, elle

65

Page 31: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

était allongée toute nue sur une terrasse, ausoleil, et au bas de son ventre son pubis faisaitune grosse tache triangulaire noire qui contras-tait avec la couleur de ses cheveux. M. Delahayem'observait derrière ses lunettes, avec un vaguesourire. J'ai pensé que c'était aussi une épreuveet j 'ai caché ma honte. J'avais tellement envie deleur plaire.

Je suis retournée plusieurs fois dans le studio.M. Delahaye m'expliquait la technique dutirage, les bains d'acide, comment prendrel'épreuve avec une pince et l'accrocher à un filpour la laisser sécher. J'aimais bien faire appa-raître les visages dans les baquets, lentement,devenant de plus en plus noirs. Il y avait desvisages de femmes, des enfants, des scènes derue. Aussi des filles dans des poses étranges,avec la robe ouverte qui descendait sur l'épaule,les cheveux défaits.

M. Delahaye me disait que j'étais intelligente,que j'étais douée pour la photo. Il parlait demoi à Mme Delahaye avec enthousiasme, ildisait qu'on devrait m'inscrire dans un labora-toire, que je pourrais en faire mon métier. Moije regardais cette femme si distinguée, et je vou-lais effacer de ma tête le morceau de cuir noirclouté qui pendait sur le mur du studio. Je medisais que ce n'était rien, qu'ils avaient dû l'ou-blier, comme on accroche son chapeau à unclou en passant.

Un après-midi, c'était au commencement de

66

l'été, il faisait très chaud dehors, je suis alléecomme d'habitude, après mes tâches, pour tra-vailler un peu à tirer des épreuves. M. Delahayeétait en bras de chemise, il avait accroché sonveston à un cintre. Il n'avait pas allumé lalumière rouge. Il m'a dit : «Aujourd'hui, j 'aienvie de te photographier. » Il me regardaitbizarrement. Il disait ça comme si c'était unechose entendue. Moi je ne voulais pas qu'on mephotographie. Je n'ai jamais aimé ça. Je me sou-viens que Lalla Asma disait que c'était mauvaisde prendre des photos, que ça vous usait levisage.

En même temps, j'étais assez flattée qu'unhomme tel que M. Delahaye puisse avoir enviede photographier une petite fille noire commemoi.

Il a allumé ses lampes à pinces, il a placé untabouret devant un grand drap blanc fixé aumur avec des clous. Il avait fait tous ses prépara-tifs, il devait avoir pensé à cela depuis long-temps. Il avait un visage sérieux, appliqué, etson front brillait de sueur à la chaleur deslampes. Il m'a fait asseoir sur le tabouret, lebuste bien droit.

Puis il a commencé à prendre des photos,avec un appareil sur pied où brillait une petitelumière rouge. J'entendais le bruit de l'obtura-teur. Il me semblait aussi que j'entendais lebruit de sa respiration, son souffle d'asthma-tique. C'était étrange. Je n'avais pas du tout

67

Page 32: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

peur de lui, et en même temps je sentais moncœur battre très fort, comme si j'étais en trainde faire quelque chose d'interdit, de dan-gereux.

Il s'est arrêté. Il trouvait que je n'étais pasbien coiffée. Ou plutôt, il trouvait que je n'avaispas les cheveux assez décoiffés. Il m'a fait enle-ver le bandeau que Zohra m'obligeait à porter,il a mouillé mes cheveux en les aspergeantd'eau froide et il les a fait gonfler avec unséchoir électrique Babyliss. Je sentais le soufflechaud sur ma nuque, et en même temps l'eaufroide qui coulait dans mon cou, qui mouillaitma robe. Maintenant, M. Delahaye était vrai-ment bizarre, il ressemblait à Abel quand ilm'avait coincée dans le lavoir de la cour deLalla Asma. Il transpirait, il avait un regard bril-lant, fureteur, le blanc de ses yeux était un peurouge. Je pensais que sa femme pouvait arriverd'un instant à l'autre, et que c'était ça qui l'in-quiétait. À un moment, il est allé à la porte, il aregardé dehors, puis il l'a refermée et il atourné la clef dans la serrure. C'était curieuxcomme tous, depuis Mme Jamila jusqu'àMlle Rose et Zohra, ils voulaient m'enfermer àclef. À partir de ce moment-là, je me suis sentiemal. J'avais le cœur qui battait trop vite, je sen-tais une sueur d'inquiétude qui me piquait,dans les côtes, le long du dos.

M. Delahaye a recommencé à prendre desphotos. Il m'a dit quelque chose à propos de ma

68

robe, qu'elle n'allait pas, qu'elle était tropmouillée. Il voulait quelque chose qui aille avecmon visage, quelque chose de plus sauvage, bar-bare, de plus animal. Il avait dégrafé ma robe,échancré le col. Je sentais ses mains sur moncou, sur mes épaules. Je sentais son souffle, jem'écartais, et lui manœuvrait mon buste,comme s'il cherchait un mouvement, une pose.Je devais avoir de la colère dans les yeux, parcequ'il s'est reculé et il a pris une série de clichés,il répétait : « Là, c'est magnifique, tu es magnifi-que ! » De temps en temps, il passait derrièremoi, il défaisait encore un bouton et il faisaitglisser un peu plus la robe sur mes épaules. Maisil me touchait à peine, je sentais juste le soufflede sa respiration contre ma nuque.

À un moment, je n'ai plus pu supporter.J'avais la nausée. Je me suis levée, sans mêmeme rajuster, j 'ai couru jusqu'à la porte. Commela clef n'était pas dans la serrure, je me suisretournée. M. Delahaye était debout devant sonappareil, il avait l'air de réfléchir. Il avait uneexpression bizarre sur son visage, comme s'ilsouffrait beaucoup. Je ne sais pas ce que j 'ai dit,avec une voix rageuse : « Si vous ne me laissezpas sortir, je vais crier. » Il m'a ouvert la porte. Ils'écartait de moi comme si j'étais un scorpion. Ila dit : « Mais qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce queje t'ai fait ? Je ne voulais pas te faire peur, je vou-lais juste te prendre en photo. » Je ne l'ai pasécouté. Je suis partie en courant. Je suis sortie

69

Page 33: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

de la maison, sans dire au revoir à Mme Dela-haye. J'avais le cœur qui battait fort, je sentaisdu feu sur mes joues et sur mon cou, là où cethomme avait passé le bout de ses doigts.

J'ai fini par revenir à la maison de Zohra. Iln'y avait personne. J'ai attendu son retour sur lepalier. Curieusement, elle ne m'a pas battue,elle ne m'a posé aucune question. Simplement,je ne suis plus retournée voir les Delahaye. Jecrois que c'est à partir de ce jour-là que j 'aidécidé de partir, d'aller le plus loin possible, aubout du monde, et ne jamais revenir. C'est àcette époque-là aussi que Zohra avait décidé deme fiancer.

Je n'ai pas compris tout de suite qu'elle avaitfait ce projet, mais j 'ai remarqué que, depuisque je n'allais plus chez les Delahaye, Zohraétait plus gentille avec moi. Elle continuait à meboucler dans l'appartement, mais elle ne mebattait plus. Elle me donnait même davantage àmanger, et en plus de l'ordinaire que je parta-geais avec le shi-tzu, j'avais droit de temps àautre à un fruit, une banane, une pomme, desdattes fourrées. Un jour, elle m'a même remissolennellement la petite boîte qui contenait lesboucles d'oreilles en or, les croissants de lunequi portaient le nom de ma tribu, et que lesvoleurs d'enfants m'avaient laissées quand ilsm'avaient vendue à Lalla Asma. « Elles sont àtoi. Je les gardais pour que tu ne risques pas de

70

les perdre. C'était la volonté de ma mère,comment je pourrais ne pas lui obéir?» Je mesuis toujours demandé pourquoi elle faisait ça.La seule explication que j 'ai trouvée, c'est queLalla Asma lui était apparue dans un rêve et luiavait dit de le faire. Zohra était aussi supersti-tieuse qu'elle était méchante.

Mme Delahaye était venue plusieurs fois pourme réclamer. Mais Zohra n'avait pas voulu queje la voie, et d'ailleurs j 'en étais assez contente.J'avais appris soudain à détester ces gens sibeaux et si raffinés, avec toutes leurs histoires decache-sexe et leurs photos bizarres.

Et puis, il y avait cet homme qui venait main-tenant à la maison.

C'était un homme assez jeune, un employé debanque ou quelque chose de ce genre. Il étaittrès cérémonieux. Zohra avait dû lui dire que jeparlais mal l'arabe, et il s'adressait à moi dansun français archaïque, solennel, qui me donnaitenvie de rire. Zohra lui servait du thé dans lasalle, elle apportait un cendrier pour qu'il nefasse pas tomber la cendre de ses cigarettes surle tapis. Il avait une façon de tenir sa cigarettebien droite, comme un crayon, l'air maladroit etsincère.

Quand il devait venir, Zohra me faisait mettrema robe bleue à col de dentelle, celle queM. Delahaye détestait et qu'il avait voulu mefaire enlever le jour des photos. J'apportais leplateau avec les petits verres dorés et le sucrier,

71

Page 34: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

et M. Jamah (que j'avais tout de suite surnomméM. Jamais) me regardait avec des yeux trèsdoux. Son visage fin et blanc exprimait beau-coup d'émotion, et quand je m'asseyais devantlui sur les coussins, je surprenais de temps entemps les coups d'œil furtifs qu'il adressait àmes jambes. Cela a duré plusieurs mois, et jefinissais par m'amuser de ces rencontres. Jejouais à la coquette, je disais des sous-entendus,juste pour qu'il se laisse prendre un peu plus.En même temps, Abel devenait jaloux, mesquin,et c'était aussi un jeu pour moi, une manière deme venger de tout ce qu'il m'avait fait autrefois.Je jouais à lui faire croire que j'étais heureusede ces fiançailles annoncées. Quand il était pré-sent, j'interrogeais longuement Zohra surM. Jamais, sa fortune, la maison de sa famille, laposition de ses frères, etc.

Un jour, en passant, il m'a jeté un regardvenimeux. « De toute façon, tu n'en as pluspour longtemps à rester ici. » Il m'a dit que laprésentation en vue des fiançailles était prévuepour le mois d'octobre. Il a ajouté : « Puisque tuaimes les hôtels, ça se fera dans un hôtel aubord de la mer. La salle a été retenue. »

Je n'ai pas fait mes bagages, pour ne pas lesalerter. J'ai mis toutes mes économies dans mesvêtements, tout ce que j'avais volé, et tout ceque j'avais gagné en travaillant chez les Dela-haye, et que j'avais caché sous un morceau deplinthe, dans la pièce où je dormais. J'ai mis les

72

pièces dans mes poches, et j 'ai cousu les billetsdans ma blouse, contre mon estomac. J'ai piquéles boucles d'oreilles Hilal sous mon bandeau.

Pour sortir, j 'ai attendu que Zohra reviennedes courses, et j 'ai fait tomber par la fenêtre dela buanderie du linge dans la cour. T'ai dit àZohra que j'allais le chercher. J'avais le cœurbattant, je ne voulais pas qu'elle devine au sonde ma voix. L'après-midi, Zohra avait sommeil.Elle a hésité, mais elle était trop fatiguée. Ellem'a donné la clef. « N'en profite pas pour traî-ner dehors ! »

Je n'en croyais pas mes yeux, c'était tropfacile.

« Non, tante, je reviens tout de suite. »Elle bâillait.« Tire bien la porte. Et tu relaveras tout. »Je suis sortie sur le palier. Pour me venger, j 'ai

emmené le chien, et j 'ai fermé la porte à clef, àdouble tour. Abel avait l'autre clef, et je savaisqu'il ne rentrerait pas avant ce soir.

En bas de l'immeuble, j 'ai chassé le shi-tzud'un coup de pied, et j 'ai jeté la clef dans lapoubelle. Je l'ai enfoncée dans les détritus pourêtre sûre que personne ne la retrouve. Puis jesuis partie par les rues vides, au soleil, sans mepresser.

Page 35: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Mon premier souci, comme vous l'imaginez,ç'a été de me rendre au fondouk, pour voirMme Jamila et les princesses. Il y avait bientôt unan que la police de Zohra et d'Abel m'avait arrê-tée. Et quand je suis arrivée devant le fondouk, jen'ai rien reconnu. C'était comme s'il y avait eu untremblement de terre. Le haut mur d'enceinte etla porte à deux battants avaient disparu, et à laplace de la cour où s'arrêtaient les marchandsambulants, la terre avait été goudronnée et onavait aménagé un parking pour les autos et lescamionnettes qui se rendaient au marché. Lespièces du bas avaient été murées, ou bien ferméespar des rideaux métalliques. L'étage seul étaitresté à peu près identique, sauf qu'il paraissaitinhabité, vétuste, abandonné. Le crépi tombaitde la façade, les volets étaient cassés. Il y avaitmême des hirondelles qui nichaient dans le pla-fond de la galerie. Je ne comprenais pas, j'étaisatterrée. J'avais l'impression d'une trahison.

74

À l'entrée du parking, un gardien était en fac-tion. C'était un grand homme sec, le visagebrûlé comme celui d'un soldat, vêtu d'unelongue blouse grise et coiffé d'une sorte de tur-ban relâché. Derrière lui, dans la cour, despetits garçons étaient occupés à laver les vitresdes voitures avec des seaux d'eau savonneuse etun vieux torchon. Le gardien maintenant m'ob-servait d'un air méfiant. Je n'osais pas lui poserde questions. Peut-être qu'il allait me dénoncerà la police. De toute façon que pouvait-il savoir ?Ce qui me désespérait, c'était de penser qu'àcause de moi, le fondouk n'existait plus. Le pro-priétaire avait mis ses menaces à exécution, ilavait fait expulser Mme Jamila et les princessespour atteinte à la moralité, et il avait vendu lamaison aux banques.

C'est le vieux Rommana, le marchand chezqui j'allais toujours acheter des cigarettes améri-caines pour Tagadirt, qui m'a donné des nou-velles. Mme Jamila avait été arrêtée et mise enprison, et toutes les princesses étaient parties,mais il savait que Tagadirt était allée vivre del'autre côté du fleuve, dans un douar qu'onappelait Tabriket. Houriya vivait avec elle. Je luiai acheté quelques cigarettes, surtout en souve-nir d'autrefois. Mais je ne pouvais pas m'attar-der dans cet endroit. C'était sûrement du côtédu fondouk que Zohra irait me chercher enpremier.

J'ai pris le passeur. C'était la fin de l'après-

75

5

Page 36: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

midi, l'estuaire semblait immense. Les bateauxde pêche commençaient à rentrer avec lamarée, entourés de vols de mouettes. La lignede la ville s'estompait dans la brume. De l'autrecôté, la rive était déjà dans l'ombre, il y avait deslumières qui scintillaient. Pour la première fois,il me semblait que j'étais libre. Je n'avais plusd'attaches, j'allais vers l'avenir. Je n'avais pluspeur de la rue blanche et du cri de l'oiseau, iln'y aurait plus jamais personne qui me jetteraitdans un sac et me battrait. Mon enfance restaitde l'autre côté de cette rivière.

J'ai eu du mal à trouver la maison de Taga-dirt. Le Douar Tabriket était loin du fleuve,dans un quartier en hauteur, fermé par unegrande route en construction où roulaient lescamions. C'était très pauvre, rien que desbaraques de planches couvertes de plaques detôle ou de Fibrociment calées par des pierrespour résister au vent. Les rues étaient toutespareilles, des allées de terre bien droites tourbil-lonnantes de poussière. La grand-route faisaitun encore plus grand nuage rougeâtre au-des-sus de la ville.

J'ai marché dans les ruelles, au hasard. Avecma tignasse et ma robe en haillons, je faisaisaboyer les chiens. À un robinet, un groupe defemmes et d'enfants remplissait des bidons deplastique. Des garçons circulaient à vélo toutterrain, avec des bidons d'eau ou du bois pour

76

le feu en équilibre sur leurs guidons. Unefemme m'a montré la maison de Tagadirt. Ellem'a accompagnée un bout de chemin pendantque son bidon se remplissait tout seul sous lefilet d'eau. Au bout d'une rue, elle m'a montréune maisonnette peinte en vert. C'était là.

J'avais le cœur serré, parce que je ne savaispas comment Tagadirt et Houriya m'accueille-raient après ce qui était arrivé. Je pensaisqu'elles ne voudraient peut-être pas me rece-voir, qu'elles me jetteraient des pierres.

Je n'ai pas eu besoin de frapper à la porte.Quelqu'un avait déjà dû les prévenir, et Houriyaest sortie au moment où j'arrivais. Elle m'aembrassée en me serrant très fort, elle répétait :« Laïla, Laïla ! » Elle avait des larmes dans lesyeux. Elle avait changé. Elle était plus pâle, unpeu grise, avec des cernes de fatigue. Sa robeétait tachée de boue, et elle était pieds nus dansdes sandalettes en plastique dont elle n'attachaitpas les lanières.

J'ai entendu la voix grave de Tagadirt, aufond de la cour. Il y avait une sorte d'auvent enplastique vert ondulé, comme on en voit dansles jardins, qui abritait le brasero. Tagadirt estarrivée, elle aussi était en vert. Elle n'avait pasbeaucoup changé. Les petites rides que j'aimaisau coin des yeux et de chaque côté de la boucheétaient un peu plus marquées. J'ai remarquéqu'elle boitait un peu. Elle avait une jambeemmaillotée dans un pansement.

77

Page 37: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

On s'est embrassées. J'étais heureuse de laretrouver, de respirer son odeur. Il me semblaitque je retrouvais des parentes, une famille aprèsdes années et des années d'absence. Tagadirt afait son thé avec le fameux gun-powder qu'elleaime, et de la menthe qu'elle faisait pousserdans des pots près de sa cuisine. J'avais telle-ment de questions à lui poser que je ne savaispas par où commencer. Houriya m'a parlé deMme Jamila. Après un bref séjour en prison,elle avait changé de ville. Peut-être qu'elle étaitallée à Melilla, ou en France. Les princessesétaient parties chacune de son côté. Zoubeïda etFatima s'étaient mariées, Selima s'était mise enménage avec son professeur de géographie etAïcha faisait du commerce. Le fondouk étaitresté fermé longtemps, et puis le mur avait étéabattu. Comme je disais que tout était de mafaute, parce qu'on m'avait arrêtée, la vieilleTagadirt m'a rassurée : « Ça devait arriver. Il yavait longtemps que Mme Jamila ne payait plusde loyer, et les marchands non plus. C'était lamaison de tout le monde, ça devait finir commeça. » J'étais consolée, et en même temps je n'ar-rivais pas à croire que ce n'était pas la méchan-ceté de Zohra qui était la cause de tout. Elleétait mon démon.

J'ai dit à Tagadirt en montrant sa jambe :« Qu'est-ce que tu as ? »

Elle a haussé les épaules comme si ma ques-tion l'ennuyait.

78

« Ce n'est rien, j 'ai été piquée par une arai-gnée, je crois. »

Mais un peu plus tard Houriya m'a dit lavérité : Tagadirt avait du diabète. À l'hôpital lemédecin avait examiné sa jambe et il avaitconfié à Houriya : « Elle est très malade, sajambe est gangrenée, il faudrait l'amputer. »Mais Houriya n'avait rien voulu lui dire. « Ellecontinue à croire que c'est une piqûre d'arai-gnée, elle met ses cataplasmes de plantes, elledit que ça va mieux, mais elle n'a plus mal parceque sa jambe est en train de mourir. » C'étaitterrible, mais peut-être que d'un autre côtéc'était mieux qu'elle ne sache pas la vérité puis-qu'elle était condamnée.

La vie au Douar Tabriket n'était pas trèsfacile, surtout pour moi qui n'avais jamais vrai-ment connu la pauvreté. Même chez Zohra, jemangeais tous les jours, et j'avais l'eau et lalumière. Ici à Tabriket, on avait tout le tempsfaim, et même les choses les plus simples man-quaient, comme de pouvoir se laver tous lesjours, ou d'avoir du petit bois pour faire bouillirl'eau pour le thé. C'étaient des enfants qui ven-daient le bois mort, qu'ils rapportaient de loin,de l'autre côté de la route, des collines. Despetites filles en haillons qui portaient sur leurdos, accrochés par une corde, des fagots plusgrands qu'elles.

Pourtant notre maison était loin d'être la pluspauvre. Tagadirt en était fière, parce que c'était

79

Page 38: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

son fils Issa qui l'avait construite, tout seul, enapportant les agglomérés un par un. Issa étaitmaçon, il travaillait en Allemagne. Dans la piècequi servait de salle, Tagadirt avait placé saphoto, une grande photo un peu tachée. Il luiressemblait, il avait les mêmes yeux un peu fen-dus, comme un Chinois.

C'est Tagadirt qui avait choisi de peindre lamaison en vert. C'était sa couleur. Elle avaitpeint en vert les pots de fleurs où elle faisaitpousser de la menthe et de la sauge, en vert leschaises et la table basse, elle avait même trouvéune théière anglaise turquoise avec une anse enrotin et un bout de chapeau rond comme unpetit pois.

La maison était assez grande pour tout lemonde. Il y avait une cour en terre, l'appentispour la cuisine, la chambre de Tagadirt, la salleoù je couchais avec Houriya sur des coussins dis-posés à même le sol. Il y avait même unechambre pour Issa, avec son lit et son armoire,prête pour le cas où il reviendrait sans prévenir.Tagadirt avait bricolé une sorte de salle de bainsen planches, à côté de la cuisine, où on pouvaitse verser l'eau avec un seau en zinc et la récupé-rer dans un bac en plastique pour laver lesdraps et le gros linge. Houriya et moi, nousallions remplir le seau au robinet de la rue, etnous nous arrosions à tour de rôle en poussantde grands cris. Il n'y avait pas de bain public audouar, les gens étaient trop pauvres et l'eau trop

80

rare. Mais avec la salle de bains de Tagadirt etson seau en zinc, nous vivions dans le luxe.

Depuis que Tagadirt avait mal à la jambe, ellene travaillait plus. C'était Houriya qui avaitrepris son travail. Elle faisait de la couture et durepassage pour une teinturerie qui travaillaitpour les hôtels. Elle partait chaque matin avantsix heures, elle prenait la barque du passeurpour aller en ville. « Trouve-moi aussi un tra-vail », ai-je demandé à Houriya. Elle a secoué latête. « Ce n'est pas bien pour toi. Il faut que tufasses autre chose, il faut que tu ailles à l'école. »Elle m'avait acheté des livres de français, d'espa-gnol, d'anglais, et des cahiers. Tagadirt était deson avis. « Tu ne dois pas devenir comme nous.Tu dois être quelqu'un d'important, comme letaleb, le doctor. Pas la khedima comme nous. » Jene savais pas pourquoi elles disaient ça. C'étaitla première fois qu'on ne voulait pas me marierà quelqu'un. C'était la première fois qu'onvoyait en moi autre chose qu'une bonne, bonneà rien, tout juste bonne à faire la cuisine de sonmari. Je peux dire que ça m'a émue aux larmes,elles étaient vraiment mes bonnes princesses, jeles ai embrassées.

Mais je ne pouvais pas rester à la maison pourétudier. C'était au-dessus de mes forces. Alors jeprenais mes livres attachés par un élastique,comme les enfants qui vont à l'école, et je cher-chais un endroit pour lire tranquille.

Au début, comme il faisait un très beau mois

81

Page 39: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

d'octobre, j'allais jusqu'au grand cimetière au-dessus de la mer, là où on voit si bien l'horizon,et je passais la matinée à lire au milieu destombes. Quelquefois les oiseaux de mer flot-taient devant moi, immobiles dans un courantde vent. Ou bien les gentils écureuils roux sor-taient des monticules et me regardaient avecinsolence. Mais je n'étais pas très rassurée,depuis ce qui m'était arrivé avec le vieux fils dechien. J'avais peur que pour se venger il n'aver-tisse la police. Alors j 'ai cherché un autreendroit, et j 'ai trouvé une bibliothèque de quar-tier, du côté du Musée d'archéologie. C'étaitune petite bibliothèque, avec juste quelquesgrandes tables de lecture et des chaisesanciennes très lourdes. Elle était ouverte tousles jours sauf le dimanche et le lundi, et endehors des moments où les lycéens, à la sortiedes cours, venaient faire leurs devoirs, il n'yavait presque personne. Là, pendant ces moisj 'ai pu lire tous les livres que je voulais, auhasard, sans aucun ordre, comme la fantaisieme prenait. J'ai lu des livres de géographie, dezoologie, et surtout des romans, Nana et Germi-nal de Zola, Madame Bovary et Trois Contes deFlaubert, Les Misérables de Victor Hugo, Une viede Maupassant, L'Étranger et La Peste de Camus,Le Dernier des Justes de Schwarz-Bart, Le Devoir deviolence de Yambo Ouologuem, L'Enfant de sablede Ben Jelloun, Pierrot mon ami de Queneau, LeClan Morembert d'Exbrayat, L'île aux muettes de

82

Bachellerie, La Billebaude de Vincenot, Morava-gine de Cendrars. Je lisais aussi des traductions,La Case de l'oncle Tom, La Naissance de jalna, Monpetit doigt m'a dit, Les Saints Innocents, ou PremierAmour de Tourgueniev, que j'aimais beaucoup.Il faisait encore chaud dehors, et la biblio-thèque était un endroit bien calme et frais,j'avais l'impression que personne ne viendraitm'y chercher. Dans la bibliothèque, j 'ai faitconnaissance de M. Rouchdi, qui avait été pro-fesseur de français dans un lycée. Quand j'étaisfatiguée de lire, je sortais devant la biblio-thèque, je m'asseyais sur un muret, dans le petitjardin poussiéreux, et M. Rouchdi venait fumerune cigarette et bavarder. Il ne m'avait riendemandé, mais je crois qu'il était intrigué de mevoir lire tant de livres. C'est lui qui m'a donnédes indications, qui m'a dit ce que je devrais lireen premier, qui m'a parlé des grands auteurs,de Voltaire, de Diderot, et aussi des modernescomme Colette, de la poésie de Rimbaud que jene comprenais pas, mais que je trouvais belle.M. Rouchdi était pauvre, mais élégant, avec soncomplet-veston marron toujours bien repassé, sachemise blanche et sa cravate bleu sombre. Ilfumait beaucoup trop, sa moustache grise étaitjaunie par le tabac, mais j'aimais bien sa façonde tenir sa cigarette, entre le pouce et l'index,comme s'il montrait quelque chose avec unerègle.

Quand la lumière déclinait, je retournais au

83

Page 40: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Douar Tabriket. Tandis que la barque du pas-seur glissait sur l'eau pâle de l'estuaire, j'avais latête toute bruissante des mots que je venais delire, des personnages, des aventures que jevenais de vivre. Je marchais ensuite dans les ruesdu campement, comme si j'arrivais d'un autremonde. Tagadirt avait préparé de la soupe etdes dattes boukri, dures et sèches comme dusucre candi, elle avait fait cuire un pain ronddans son four en briques fermé par un bout detôle, et il me semblait que je n'avais jamais riengoûté de meilleur, que je n'avais jamais menéune vie aussi insouciante. J'avais oublié Zohra,et tout ce qui m'était arrivé auparavant.

Houriya n'arrivait à la maison qu'à la nuit,éreintée, les joues brûlées par la vapeur des fers,les yeux rouges d'avoir cousu toute la journée.Elle geignait un peu, puis elle buvait plusieursverres de thé, et elle se couchait. Mais elle nedormait pas. Nous parlions dans la nuit, commeautrefois au fondouk. C'est-à-dire que c'est moiqui parlais toute seule, parce que je n'entendaispas ce qu'elle me disait, et je ne pouvais pas liresur ses lèvres.

Elle sortait de temps à autre, le samedi soir.On venait la chercher en voiture. Mais elle nevoulait pas que ses amis sachent où elle habitait.Elle attendait sous un acacia malingre, à l'en-trée du douar. La voiture l'emportait dans unnuage de poussière, poursuivie par des gossesqui lui jetaient des pierres.

84

Un soir, pendant que Tagadirt était occupéedehors, Houriya m'a chuchoté dans ma bonneoreille ce qu'elle allait faire : dès qu'elle auraitassez d'argent, elle prendrait le bateau, elle iraiten Espagne et, de là, en France. Elle m'amontré ses économies, des liasses de dollarsroulés et serrés par un élastique, qu'elle cachaitdans une trousse de toilette sous les coussins.Elle m'a dit qu'il ne lui manquait plus quequelques liasses, pour payer le voyage, le pas-seur. Elle parlait bas, fébrilement, comme si elleavait bu. Moi, j 'ai eu le cœur serré en voyanttout cet argent, parce que ça voulait dire queHouriya serait bientôt partie.

« Qu'est-ce que tu as ? » Je l'irritais parce queje faisais une grimace, comme si j'allais pleurer.« Si tu t'en vas, qu'est-ce que je deviens ? Je neveux pas rester ici avec Tagadirt. » Elle m'a ser-rée contre elle. Elle essayait de me consoler avecde bonnes paroles, mais je voyais bien qu'elleavait tout décidé. Déjà son cœur n'était plusavec nous.

Elle était sûre d'elle, sous son aspect de pou-pée. Elle était toute menue, Houriya, avec depetites mains, et son visage au front bombé avaitgardé l'expression butée de l'enfance. Elle avaitdécidé d'échapper à tout ça, ces rues poussié-reuses, cette route rugissante de camions, lestoits de Fibrociment où la pluie faisait le bruitd'une avalanche, où le soleil vous brûlaitcomme un fer rouge. Les murs qui sentent

85

Page 41: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

l'odeur d'urine de la moisissure, les puits oùl'eau est noire, venimeuse, les enfants nus quijouent dans les tas d'ordures, les petites filles auvisage barbouillé de suie, courbées sous lesfagots comme des vieilles. Tout ce qui lui rappe-lait son enfance, la misère dans la campagne, oùmême l'eau qu'on boit a goût de pauvreté. Etsurtout, ce qu'elle voulait fuir, c'étaient les fêtesavec les messieurs de la bonne société dans leurslimousines noires à glaces teintées, où il fallaitfaire semblant de rire, d'être gaie, heureuse,parce que le malheur ne plaît à personne. Etfuir toujours les envoyés de cet homme brutalqui, parce qu'on l'avait mariée à lui, croyaitqu'il avait tous les droits sur son corps, jusqu'àla torture.

Un soir, elle était revenue saoule, elle avait unregard égaré, presque dément, elle m'a faitpeur. À la lumière de la lampe à kérosène, je l'aivue qui fouillait dans son coussin, elle comptaitses liasses de dollars de contrebande. Elle s'estaperçue que je ne dormais pas, que je la regar-dais. Elle s'est approchée de moi. « Tu ne m'em-pêcheras pas de partir, ni toi ni personne ! » Jela fixais sans rien dire. «Je te tuerais, je te tue-rais si tu essayais, je me tuerais si je devais resterici. » Elle a dit ça, et elle a posé sur sa gorge lepetit canif qu'elle portait toujours sur elle, pourse défendre contre les alcahuetes.

Après cela, elle n'en a plus parlé, et moi nonplus je ne lui ai rien dit. J'étais sûre qu'elle allait

86

partir, qu'elle avait rencontré un passeur. Alorsl'idée m'est venue de partir moi aussi. Traver-ser, aller de l'autre côté de la mer, en Espagne,en France, en Allemagne, même en Belgique.Même en Amérique.

Mais je n'étais pas prête. Si je partais, il fallaitque ça soit pour toujours, pour ne pas revenir.Je pensais à cela jour et nuit. Je marchais dansles allées du Douar Tabriket, mais je n'étais déjàplus là. J'enjambais les fossés, les flaques deboue, je contournais les groupes d'enfants, ouje remplissais les bidons de plastique au robinet,au bout de la rue principale, mais je faisais toutcela comme en songe.

J'ai commencé à lire des atlas, pour connaîtreles routes, les noms des villes, des ports. Je mesuis inscrite aux cours d'anglais de l'USIS, auxcours d'allemand de l'Institut Goethe. Naturel-lement il fallait payer les droits, et toutes sortesd'autorisations et de références. Mais je mettaisma fameuse robe bleue à col blanc, que j'avaisun peu rallongée avec du galon, et dont j'avaisdéplacé les boutons, je serrais ma tignasse rous-sâtre sous un bandeau blanc impeccable, et jeleur racontais mon histoire, que j'étais orphe-line, sans argent, et un peu sourde d'uneoreille, et que j'étais prête à tout pourapprendre, pour voyager, pour devenir quel-qu'un. Je pouvais payer en faisant le ménage, ouen écrivant des enveloppes, ou en classant leslivres à la bibliothèque, n'importe quoi. Aux ser-

87

Page 42: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

vices culturels américains, j'avais tapé dans l'œilde la secrétaire, une dame noire opulente. Lapremière fois que je suis entrée dans sonbureau, elle s'est écriée : « Oh mon Dieu, j'aimevos cheveux ! » Elle a passé la main sur mesmèches hérissées qui repoussaient le bandeauélastique, et elle m'a inscrite sans rien medemander d'autre.

Chez les Allemands, c'était M. Georg Schôn,un grand jeune homme maigre, avec un peu decheveux blonds frisottés, et un regard grissérieux et triste. Je l'amusais. Il m'a prise à l'es-sai dans sa classe. Je récitais parfaitement deslistes de mots, des déclinaisons. Je faisais celaavec une voix bien claire, comme si je compre-nais ce que je disais, comme si c'était de la poé-sie. M. Schôn m'a dit que j'avais une mémoirehors du commun. C'était peut-être à cause dema mauvaise oreille.

Le soir, je ramenais les cours chez Tagadirt. Jelisais à la lumière d'une bougie, je faisais mesdevoirs. Un jour, devant toute la classe,M. Schôn a montré ma copie. Une grosse tachegrasse s'étalait au bas de la feuille.

« Qu'est-ce que c'est ? Vous avez mangé entravaillant ? »

Les autres élèves ricanaient.« Non, monsieur. C'est une tache de cire. »M. Schôn n'avait pas l'air de comprendre.« C'est que je n'ai pas l'électricité. Je travaille

88

avec une bougie. Voulez-vous que je recopietout ? »

Il m'a regardée d'un air perplexe.« Non, non, ça ira. »Mais après cela il était devenu un peu

étrange. Il me regardait comme s'il pensait tou-jours à cette tache de bougie sur ma copie. Jen'arrivais pas à comprendre ce qui le troublait.Souvent, il me retenait après la classe, il meposait des questions sur l'endroit où j'habitais,sur les gens qui vivaient là. Je ne comprenais pasoù il voulait en venir. J'avais peur qu'il medénonce à la police. Il avait un drôle de regardembué, toujours triste, et quand il me parlait ilse tenait les mains, il tripotait ses doigts. Il mefaisait penser à M. Delahaye, mais en plus gentil,en plus doux. C'était cette même façon deregarder un peu de côté, en battant des cils. Ildisait qu'il m'obtiendrait une bourse, pour allerétudier en Allemagne, à Düsseldorf. C'était saville natale, il voulait que j'aille le retrouver là-bas. Il disait que je ferais de grandes choses,sûrement. J'allais devenir célèbre et riche, j'au-rais ma photo dans les journaux.

M. Rouchdi suivait tout ça. Je ne venais plusaussi souvent à la bibliothèque, à cause descours d'allemand et d'anglais, mais quand jevenais, il était là. Il lisait ses livres de philo, aufond de la salle. Au bout d'un moment, il sortaitpour fumer sa cigarette, et j'allais le rejoindredans le jardinet. Quand je lui ai parlé de

89

Page 43: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

M. Schôn, il a haussé les épaules : « Mais c'estqu'il est amoureux de vous, voilà tout. » Il m'aconsidérée d'un air un peu sévère : « Et vous,mademoiselle ? Est-ce que vous êtes amoureusede lui ? » Sa question m'a fait rire. « C'est à vousde décider, a conclu M. Rouchdi. Vous êtesjeune, vous avez la vie devant vous. » Puis il m'arecommandé de lire La Conscience de Zéno d'ItaloSvevo. « Qui n'a pas lu ce livre-là n'a rien lu »,a-t-il dit énigmatiquement. Après cela, il me par-lait différemment. Il me lisait la poésie de Sche-hadé, d'Adonis. Un jour, pour le taquiner, je luiai dit : «Je crois que je vais vraiment me marieravec M. Schôn. » Tout à coup, il a eu l'airaccablé. Il m'a dit : «Je ne vous le conseillepas. » C'était ma vanité, j'étais sûre queM. Rouchdi était amoureux de moi, et jem'amusais à le voir changer de visage quand jelui parlais de mon mariage.

Ma vie studieuse a duré six mois pleins, jus-qu'au printemps. J'ai décidé de ne plus aller àl'Institut. Il y avait des difficultés à la maison,Tagadirt se querellait tout le temps avec Hou-riya, elle l'accusait de profiter, de ne pas luidonner d'argent, même de la voler. Houriya semettait en colère, elle jetait des insultes gros-sières, elle sortait en claquant la porte. Elle dis-paraissait des nuits entières, et moi je restaissans dormir à guetter, comme si j'allais pouvoirentendre le bruit de ses pas dans la ruelle.

90

Et puis il y a eu ce qui est arrivé, un après-midi, dans la salle de classe. J'étais restéecomme d'habitude, après le cours, comme ilpleuvait, pour réviser des conjugaisons.M. Schôn était debout derrière moi, il suivaitpar-dessus mon épaule. J'avais mis une robenoire que Houriya m'avait prêtée, assez décolle-tée dans le dos. C'était la première fois que jemettais cette robe, parce qu'on était au prin-temps, et que j 'en avais assez des tricots et desmanteaux. Tout à coup, M. Schôn a plongé et ilm'a embrassée dans le cou, juste un peu, trèslégèrement. C'était si rapide que je n'avais paseu le temps de me rendre compte, ç'aurait puêtre une mouche qui s'était posée et repartie.Mais j 'ai vu M. Schôn derrière moi. Il était toutrouge, il soufflait comme s'il avait couru. Moi,j'aurais fait comme s'il ne s'était rien passé, jetrouvais ça un peu ridicule, mais c'était plutôtdrôle, cet homme si triste et si froid qui seconduisait soudain comme un petit garçon.

Mais lui s'était reculé. Maintenant il était toutpâle, il avait l'air encore plus triste. Il me regar-dait de loin, à travers ses iris gris, comme sij'étais un démon. Je ne sais pas ce qu'il a mar-monné, je n'ai pas entendu les mots, mais j 'aicompris que je devais m'en aller très vite. C'étaitincroyable, cet homme si grand, si important,un professeur d'allemand de l'université deDûsseldorf qui s'était laissé aller à embrasserdans le cou une petite fille très noire du DouarTabriket.

91

Page 44: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Alors j'ai rassemblé mes cahiers et mes livres,et je me suis sauvée sous la pluie fine qui dégou-linait dans mon dos, par le fameux décolleté quiavait fait tant d'effet à M. Schön.

Quelques jours plus tard, j'ai rencontré AlineBossoutrot, une élève du cours d'allemand, parhasard, en me promenant du côté de la Portedu Vent. Elle m'a dit que M. Schôn regrettaitbeaucoup que j'aie abandonné, qu'il espéraitque j'allais revenir, que j'étais sur la liste desélèves qu'il appuyait pour une bourse d'étudesen Allemagne. Je ne savais pas pourquoi cettefille me racontait tout cela. Peut-être qu'elle sor-tait avec M. Schôn, et qu'il l'avait mise dans laconfidence. Elle avait l'air gentille et naïve, et jene pouvais pas croire qu'il lui avait raconté cequi s'était passé.

J'ai dit oui, bien sûr, j'allais revenir, le plus tôtpossible, mais pour l'instant j'étais très occupée.Je voulais me débarrasser d'elle, je regardais detous les côtés, je me disais que si ça continuaitles sbires de Zohra n'auraient qu'à venir mecueillir. Aline a lu quelque chose dans monregard, de la défiance, de la peur. Elle s'est pen-chée vers moi, elle m'a dit : « Laïla, est-ce que tuas des problèmes ? » Elle était la fille d'un grandcommerçant français qui avait le monopole desbicyclettes chinoises en Afrique. Est-ce qu'ellepouvait comprendre quelque chose à ma vie ?J'avais surtout peur qu'on me remarque à caused'elle, si blonde, si chic. J'ai dit, non, non, tout

92

est OK, et je me suis sauvée, je me suis perduedans la foule, j 'ai fait un très grand détour pourarriver jusqu'au passeur.

Après cet incident, j 'ai cessé de traverser. Jeme sentais en sécurité de ce côté du fleuve. J'aiarrêté tous les cours, j 'ai abandonné la biblio-thèque du Musée et M. Rouchdi. Pendant dessemaines, je n'osais plus sortir du Douar Tabri-ket. Je restais dans la maison de Tagadirt, dansla petite cour, sous l'auvent en plastique, à écou-ter le tintamarre de la pluie sur le Fibrociment,à regarder les trombes d'eau remplir les tam-bours.

C'était un temps long et triste. Houriya atten-dait un bébé, c'était pour ça qu'elle s'était que-rellée avec Tagadirt. Je n'ai rien demandé, maisj'ai pensé que c'était son amoureux qui venait lachercher en voiture. L'état de Tagadirt a brus-quement empiré. Maintenant elle avait mal àl'aine jour et nuit, ses ganglions étaient durs etnoirs comme des olives. Sa jambe était grise etgonflée, et elle ne la sentait pas plus que si elleavait été en bois. Elle passait la journée assisedans un fauteuil à regarder sa jambe, et à mau-dire l'araignée qui l'avait piquée. Elle accusaitaussi les autres filles, Selima, Fatima, Aïcha, àcause de leurs disputes passées. Elle disaitqu'elles étaient toutes des sorcières, des jeteusesde sorts. C'était le même mot que Zohra medisait autrefois : Sahra. Elle délirait, elle préten-dait qu'elles avaient mis une épine dans sa

93

Page 45: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

chaussure. J'ai pensé que, tôt ou tard, ce seraitmoi qu'elle accuserait.

Pour la première fois, j 'ai eu envie de partir,très loin. Partir à la recherche de ma mère, dema tribu, au pays des Hilal, derrière les mon-tagnes. Mais je n'étais pas prête. Peut-être quetout ça n'existait pas, que je l'avais inventé, enregardant mes boucles d'oreilles.

Cette nuit, je me suis blottie contre Houriya,j 'ai appuyé mon oreille contre son ventre,comme si j'allais entendre battre le cœur dubébé.

« Quand partons-nous ? » ai-je demandé.Elle n'a pas répondu, mais avec mes mains j 'ai

perçu qu'elle pleurait, ou bien qu'elle riait ensilence. Plus tard, elle m'a dit à l'oreille : « C'estpour bientôt. Bientôt, dès qu'il y aura deuxplaces dans le bateau pour Malaga. »

Maintenant, nous étions complices. L'après-midi, pendant que Tagadirt se reposait dans sachambre, au lieu de nous occuper des tâchesdomestiques, nous avions des conciliabules.Houriya récitait les noms des villes où nousirions, des gens que nous verrions. Moi je neconnaissais que des noms d'écrivains ou dechanteurs. Je lui ai dit : José Cabanis, ClaudeSimon, et aussi Serge Gainsbourg, à cause de sachanson Elisa. Houriya a dit : « Si tu veux, on irales voir aussi. » Elle croyait que c'étaient des

94

gens comme elle et moi, des gens qu'on pouvaitvoir.

Tagadirt sortait de sa chambre en boitant.Elle nous insultait. Elle avait compris que nousallions partir. Elle criait : « Allez où vous voulez,en France, en Amérique, aux démons si vousvoulez ! Mais ne revenez pas ici ! »

Avec mes économies, j'avais acheté une radioau marché de la contrebande, près du fleuve.C'était un petit poste noir qui avait dû apparte-nir à un peintre, parce qu'il était moucheté depeinture blanche. Il s'appelait Realistic. Le soir,sur Radio Tangiers, j'écoutais Jimi Hendrix. Il yavait aussi, en fin d'après-midi, l'émission deDjemaa, j'aimais entendre sa voix, très jeune,très fraîche, un peu moqueuse. Il me semblaitqu'elle était mon amie, qu'elle partageait mavie. Je pensais : « C'est comme elle que je vou-drais être. » Je notais dans un carnet tous lesnoms des chanteurs qu'elle présentait, j'essayaisde transcrire les paroles des chansons enanglais, Foxy Lady. C'était étrange, ce printemps-là, mon dernier printemps africain. La pluie cas-cadait sur l'auvent en plastique dans la cour,débordait des tambours. Et la voix de Djemaaqui résonnait dans mon oreille, la musique duposte de radio, Nina Simone, Paul McCartney,Simon et Garfunkel, Cat Stevens qui chantaitLonger Boats, tout cela comme une très longueattente. Et Houriya qui attendait aussi, allongéesur les coussins, les mains posées sur son ventre,

95

Page 46: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

déjà elle marchait en se dandinant comme uncanard alors qu'elle n'était enceinte que d'unmois à peine. Et le Douar Tabriket autour denous, qui semblait attendre indéfinimentquelque chose qui n'arriverait jamais. Lesenfants sales qui erraient entre les flaques, lesvoix des femmes qui criaient. Le soir, l'appel àla prière qui résonnait au-dessus du fleuve, quise mêlait aux clameurs des mouettes retour dela pêche. Et derrière nous, dans la nuit poussié-reuse, la route où avançaient les camions pareilsà des insectes nuisibles.

Un soir, Tagadirt était au plus mal. Houriyam'a envoyée téléphoner à son fils. C'était moiqui parlais allemand. Quand je suis revenue,Tagadirt était déjà partie pour l'hôpital où onallait l'amputer. Tout s'est fait très vite. Le len-demain, en fin d'après-midi, nous nous sommespréparées pour le départ. Un camion nousconduirait à Melilla, et la même nuit, le passeurnous ferait embarquer dans le bateau deMalaga.

Nous avons compté fébrilement l'argent.Houriya a gardé ce qu'il fallait pour payer lepasseur, et elle m'a donné le reste, une liasse dedeux mille dollars serrée dans un gros élastique.Comme j'allais mettre la liasse dans ma poche,Houriya m'a dit : « Pas là ! Tu te ferais toutvoler. » Elle a pris un de ses soutiens-gorge, ellel'a rétréci en pinçant les bretelles, et elle a

96

bourré les bonnets avec les liasses entourées demouchoirs. Elle m'a mis le soutien-gorge.« Maintenant, tu as l'air d'une vraie femme !Tous les hommes vont te tomber dessus ! »J'avais l'impression de porter deux énormes sacssur ma poitrine, et les bretelles me sciaient lesépaules. «Je ne pourrai jamais, halti. Ça me faitmal. Je vais perdre tout ton argent. » Houriyas'est mise en colère : « Cesse de pleurnicher, tudois t'habituer, c'est toi qui gardes l'argent, iln'y a pas d'autre moyen. »

J'ai dit : « Peut-être qu'on devrait aller voirTagadirt à l'hôpital ? » Quand je pensais à elle,j'avais des remords, j'étais prête à renoncer.Mais Houriya avait un regard dur, déterminé.Elle avait la même expression que le jour où elleavait posé le canif sur sa gorge. « Non, on luidira de nous rejoindre plus tard, dès qu'on auraun endroit. »

Nous avons attendu la camionnette au bordde la route jusqu'à la nuit. Déjà nous étionsrecouvertes de poussière, nous avions l'air dedeux mendiantes.

À un moment, la camionnette est passéedevant nous. Elle a ralenti, et elle s'est arrêtéeun peu plus loin, tous feux éteints. J'avais peur,mais Houriya m'a tirée presque brutalement. Lechauffeur est descendu. Il m'a montrée à Hou-riya : « Elle est majeure ? » Houriya a dit : « Tuas vu sa poitrine ? Ou bien tu es aveugle ? » Je

97

Page 47: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

crois qu'il était surtout étonné de ma couleur. Ildevait penser que je venais du Soudan, du Séné-gal. Houriya m'a fait monter à l'arrière de lacamionnette, et elle est montée à son tour. Nousn'avions pas de bagages, c'était entendu. Justeun sac chacune, avec un peu de linge, et monfameux poste de radio.

Comme le chauffeur ne démarrait pas tout desuite, elle lui a dit : « Qu'est-ce que tu attends,cono ? » Le chauffeur a grommelé, moitié enespagnol, moitié en arabe. Houriya m'a dit :« Ils sont comme ça à Melilla. »

Nous sommes arrivés au port vers quatreheures du matin. Au moment de passer ladouane, le chauffeur a frappé au carreau de laglace arrière et nous a fait signe de nous cou-cher. La plate-forme était encombrée de cartonsde linge, sur lesquels il y avait marqué : BLANCO.Pour Houriya et pour moi, qui étions plutôtbrunes, c'était comique.

La camionnette est passée lentement devantle poste de douane. Par la vitre arrière, j 'ai vules lampadaires jaunes glisser, puis tout est rede-venu noir. Je me suis relevée pour regarder :c'était une ville moderne, laide, avec de grandsimmeubles sur pilotis. Il crachinait.

Sur le quai, il y avait déjà beaucoup de mondequi attendait le bateau. Des hommes surtout, etaussi quelques femmes enveloppées dans leursmanteaux, l'air frileux. Il n'y avait pas d'enfants.

Houriya et moi, nous nous sommes assises, le

98

dos appuyé contre les murs des docks, à l'abride la pluie fine. Houriya s'est endormie, la têtesur mon épaule. Il y avait si longtemps qu'elleattendait ce moment, et tout à coup elle ne pou-vait plus résister à la fatigue. J'ai essayé d'allu-mer mon poste de radio, mais à cette heure-làDjemaa ne parlait plus. Il n'y avait que des cra-quements qui me faisaient sursauter, commedes insectes du bout du monde.

Un peu avant l'aurore, le bateau s'est rangécontre le quai. Une grosse vedette blanche aupont couvert d'une bâche. Les gens ontcommencé à monter. Ils se dépêchaient pouravoir une place dans l'habitacle, et nous sommesmontées les dernières. Nous nous sommes assisessur le pont, contre la paroi du garde-corps.

Le passeur circulait sans rien dire. Il tendait lamain, et chacun remettait le reste de l'argent. Ilenfournait les billets très vite, il disait de tempsen temps, de sa voix nasillarde : OK, OK Autre-ment, il n'y avait personne qui songeait à parler.Tous écoutaient la vibration de la turbine, enattendant le moment où elle augmenterait pourle départ.

En quelques minutes, tout était prêt. Lemarin a rejeté l'amarre, et le bateau a glissé len-tement vers le chenal, en se dandinant sur lahoule.

C'était ainsi. On partait, on s'en allait, on nesavait pas où, on ne savait pas quand on revien-

99

Page 48: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

drait. Tout ce que nous avions connu s'en allait,disparaissait, je pensais à la maison du Mellah, sipetite dans l'amas des maisons au bord du fleuve,déjà si loin, sur laquelle le jour se levait, et leDouar Tabriket, les femmes qui faisaient la queuedevant le robinet d'eau froide. Peut-être quenous allions mourir là-bas, de l'autre côté de lamer, et ici personne n'en saurait jamais rien. 6

i

Comment s'est passée la suite du voyage jus-qu'à Paris, c'est ce que je ne saurais vous dire.Moi qui n'étais pour ainsi dire jamais sortie dechez moi, ayant passé toute mon enfance dansla cour de Lalla Asma, et le plus loin que j'étaisallée par la suite était au bout d'une avenue, auquartier de l'Océan, et par la barque du passeurjusqu'à Salé et au Douar Tabriket, voici que jeprenais un grand bateau rapide, et que je traver-sais l'Espagne en car jusqu'à Valle de Aran (unnom que je ne pourrai jamais oublier) puis àpied dans la montagne enneigée, donnant lamain à Houriya qui s'essoufflait.

Sans savoir où on allait, titubant sur le sentierà travers la montagne avec les autres, sans savoirmême leurs noms. Chacun pour soi. Le guideétait un jeune garçon en jean et baskets, aussibrun que les gens qu'il guidait. Malgré lesconsignes, certains portaient des bagages, desvalises ou un sac de voyage en bandoulière.

101

Page 49: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

On a passé le col à la tombée de la nuit. Lefond des vallées était tapissé de brume laiteuse,une fumée sans feu. J'ai dit à Houriya : « Re-garde, c'est la France. C'est beau... » Elle étaittrès pâle. Elle avait mal au ventre. Le garçon estvenu. Il l'a regardée. Il a dit en espagnol : « Elleattend un enfant? » J'ai dit : «Je ne sais pas.Elle est fatiguée. » Il a haussé les épaules. Hou-riya les a laissés partir, je voyais la petite troupedescendre le lacet du sentier. Ils ne parlaientpas, ils ne faisaient aucun bruit. C'était si beau,cette vallée ouverte, la rivière de brume. J'aipensé que même si on mourait maintenant, çan'aurait pas d'importance, parce qu'on auraitété ici, en haut de la montagne, on aurait vucette vallée immense, pareille à une porte.

Je ne sais pas pourquoi, pour la première fois,j 'ai vraiment pensé à mon pays, comme si c'étaitici, dans cette vallée, que je m'en allais très loin,que je laissais tout derrière moi. Je restais enarrière, je m'attardais. J'étais prise dans unedouceur, à cause de la brume, de la nuit quivenait. Houriya s'impatientait : «Allons, viens.Nous allons nous perdre. »

Au bas de la montagne, le groupe attendait, àl'orée d'un petit bois. On entendait la rumeurd'un torrent que la nuit cachait déjà. Quand jesuis arrivée, l'Espagnol s'est adressé à moi,comme s'il m'attendait pour que je traduise auxautres.

« Nous allons dormir ici. Vous ne pouvez pas

102

faire de bruit, pas allumer de feu, pas de ciga-rettes, OK ? » J'ai répété ce qu'il avait dit enarabe et il a ajouté : « Demain, un camion vousconduira à Toulouse, pour votre train. » Il estparti sans attendre la réponse. Nous noussommes retrouvés seuls dans la forêt.

Je me souviens de cette nuit-là. Après la cha-leur du jour, quand nous avions gravi la mon-tagne, il est tombé un froid terrible, humide,qui nous transperçait jusqu'aux os. Nous avonsessayé, Houriya et moi, de nous coucher dansles aiguilles mortes, entre les sapins. Mais lefroid qui montait de la terre me faisait claquerdes dents. Nous n'avions rien, pas même unecouverture. Au bout d'un instant, nous noussommes assises l'une contre l'autre, pour ne passentir le froid de la terre. Pour ne pas dormir,nous nous racontions des histoires, n'importequoi, ce qui se passait au fondouk, ou bien desragots, des calomnies, nous inventions des anec-dotes. Je ne pourrais pas me souvenir de ce quenous disions, seulement que nous parlions l'uneaprès l'autre, en chuchotant, en riant, quelque-fois nous oubliions, et les autres se redressaient :« Skout ! Skout ! »

Les autres ne dormaient pas, eux non plus. Àla lueur vague du ciel étoilé, j 'ai vu qu'ilss'étaient relevés, ils s'adossaient aux arbres. Detemps en temps, on entendait des bruits de pasdans les aiguilles de pin, quelqu'un qui s'ac-croupissait pour uriner.

103

Page 50: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Nous avons pu dormir dans la camionnettequi nous emportait vers Toulouse. Au point dujour, elle était sur la route, au bout du bois, etl'Espagnol nous a fait monter très vite. Puis il estreparti vers la montagne, sans même un regardou un signe d'adieu. Dans la camionnette, j'aidormi sur l'épaule du jeune Algérien, Abdel.J'aurais pu dormir en marchant tellement j'étaisfatiguée. La route tournait, tournait. Par l'ou-verture de la bâche, j'ai vu un instant les hautssapins noirs, les rues des villages, un pont... Puisc'était la gare de Toulouse, la grande salle auplafond haut, les quais où les gens attendaientle train de Paris. Le chauffeur avait donné lesbillets, les instructions : « Ne restez pas en-semble. Allez chacun de votre côté, ne vousfaites pas repérer. » J'ai pris Houriya par lamain, je l'ai entraînée jusqu'au bout du quai, làoù la verrière s'arrête et laisse passer le soleil.De voir le ciel bleu, je me sentais mieux. Nousavons mangé ce qui restait du pain de Tagadirt,avec des dattes, assises sur un banc. Nous avionsbeau faire tout ce que nous pouvions pour nepas attirer l'attention, les gens nous regardaient.Je peux dire que nous ne devions pas avoir l'airde tout le monde, Houriya avec sa longue robebleue et son fonara blanc, et moi avec ma peaunoire et mes cheveux emmêlés par le sommeil.Deux vraies sauvages.

Un petit garçon est même venu se planterdevant nous, pour mieux nous dévisager, l'air

104

insolent. Houriya baissait la tête, mais moi je mesuis mise en colère. Je lui ai dit : « Qu'est-ce quetu veux ? », et comme il ne s'en allait pas, j 'aifait mine de marcher vers lui, et il a décampé. Ily avait des gens aussi étranges que nous sur lesquais. Des hommes et des femmes à la peausombre, aux cheveux d'un noir de jais. Ilsétaient mal habillés, ils parlaient une drôle delangue, avec des mots d'espagnol. Houriya m'achuchoté : « Ce sont des Gitans. Ils voyagenttout le temps, ils n'ont pas de maison. » Je n'enavais jamais vu auparavant. Ils étaient pauvres,avec une sorte d'arrogance dans le regard. L'und'eux, un jeune homme au visage aigu, a fixéses yeux sur moi, comme s'il ne pouvait pas sedétacher, et pour la première fois depuis long-temps, j 'ai senti mon cœur battre, de crainte,d'appréhension, ou quelque chose de ce genre.Houriya m'a tirée par le bras : « Il ne faut pas leregarder, il va nous faire des ennuis. » Le Gitans'est approché de nous. « Vous venez d'où ?Vous allez à Paris ? » Ses dents blanches bril-laient sur son visage sombre. Il se tenait unpeu déhanché, comme un voyou. Houriya m'aentraînée vers l'autre bout du quai. Elle répé-tait : « Tu es folle, Laïla, tu es folle. Il est dange-reux. » Puis le train est arrivé, et la cohue desgens autour des portes s'est fermée sur nous.Nous avons trouvé une place dans un comparti-ment vide, et le train s'est mis en route, lente-ment, et a quitté la gare. Je regardais les mai-

105

Page 51: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

sons défiler en arrière, je pensais à tout ce queje laissais, les rues bruyantes, les petites maisonsentassées de Tabriket, ou la cour de la mai-son de Lalla Asma, ou encore le fondouk, avecles marchands qui emplissaient autrefois leschambres, les arcades, avec leurs ballots et leurssacs de fruits secs. Je pensais que peut-être, unjour, je reviendrais, et il ne resterait plus rien demes souvenirs, plus personne. J'avais le cœurserré, j'avais envie de pleurer, en pensant àTagadirt dans sa chambre d'hôpital, sa jambecoupée, il me semblait qu'en partant j'avaisperdu la dernière personne de ma famille. Hou-riya s'était endormie en face de moi, sur la ban-quette, appuyée contre son sac. La lumière dusoleil éclairait par moments son visage, ses yeuxfermés aux cils très longs, sa bouche où bril-laient les incisives blanches.

Je suis allée dans le couloir pour fumer unecigarette. J'avais commencé à fumer sur lebateau, parce que les cigarettes américainesétaient vendues hors taxes à Melilla. J'aimaisbien fumer dehors, en regardant la fumée tour-billonner dans le vent. J'aurais eu honte queHouriya me voie, qu'elle dise : « Tu fumes,maintenant ? »

Le train était long, il n'y avait pas grandmonde dans les wagons, j 'a i commencé àremonter, de wagon en wagon, en passant parles soufflets, et tout d'un coup, j 'ai vu le Gitan.Il avait dû me suivre, parce qu'il était seul, au

106

bout du couloir. J'ai fait comme si je ne l'avaispas reconnu, et j 'ai voulu retourner vers moncompartiment. Il me barrait le passage. Il étaitgrand, la peau foncée, avec des sourcils trèsnoirs qui se rejoignaient au milieu du front. Ilsouriait. Il a dit, je crois : « Comment tu t'appel-les ? » Il avait un accent étrange en français,comme un Sud-Américain. Il a dit encore : « Tuas peur de moi ? » Je n'ai jamais aimé les pré-somptueux. Je lui ai dit : « Et pourquoi aurais-jepeur de vous, s'il vous plaît ? » En même temps,je suis passée, pour ainsi dire, sous son bras, enme baissant, comme une enfant. Il a marchéderrière moi. Je ne voulais pas qu'il sache oùétait Houriya. Je me suis arrêtée dans le couloir,près des toilettes, et j 'ai allumé une autre ciga-rette. Le Gitan est resté à côté de moi, il regar-dait par la fenêtre de la portière. Les cahotsmanquaient nous faire tomber, et le bruit quivenait du soufflet était assourdissant. En criantpresque, il m'a dit : «Je m'appelle Albonico ! Ettoi ? » Le vent avait bousculé ses cheveux, il avaitune longue mèche noire qui barrait sa figure.D'un coup d'œil, j 'ai vu qu'il avait une dent enor, et un petit anneau d'or dans les oreilles. Iln'avait pas l'air dangereux. Je lui ai donné unnom imaginaire, Daisy, je crois, et nous avonscommencé à parler un peu. Après tout, nousétions dans le même train, nous allions versParis, et pour tuer le temps, c'était aussi bienque de regarder par la fenêtre, ou de lire une

107

Page 52: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

revue. Et je n'avais pas sommeil. Au contraire, jeme sentais impatiente, pleine d'électricité. Luiparlait de musique, parce que c'était son métier.Il jouait, il chantait. À un moment, il a dit : « At-tends-moi. » Il est parti vers l'avant du train, et ilest revenu avec une guitare. Il a mis un pied surle rebord de la portière, et il a commencé àjouer. Il jouait une musique étrange, qui faisaitcomme un roulement mêlé au bruit du train,puis des notes qui éclataient, qui parlaient vite.Je n'avais jamais entendu ça, même sur monvieux poste. Il jouait, et en même temps, il par-lait, il chantait, plutôt il murmurait des motsdans sa langue, ou bien des marmonnements,des humm, ahumm, hem, comme cela. Puis ils'est arrêté. « Ça te plaît, tu aimes ma musi-que ? » Je devais avoir les yeux qui brillaient,parce qu'il a continué. Il y avait des gens quivenaient voir, des enfants qui sortaient del'autre bout du wagon. Même un contrôleur encostume bleu sombre et casquette, qui s'estarrêté un instant, et puis qui a continué. Albo-nico s'est arrêté une seconde, il a dit très vite,entre deux accords : « Tu vois ? Quand je joue,ils ne me demandent pas mon billet », comme sic'était pour ça qu'il m'avait apporté sa guitare.Et moi j'avais envie de danser, je me souvenaisquand, les premiers temps, au fondouk, je dan-sais pour les princesses, pieds nus sur le carre-lage froid des chambres, pendant qu'elles chan-taient et frappaient dans leurs mains. La

108

musique du Gitan était comme cela, elle entraiten moi, elle me donnait des forces nouvelles.

Houriya est arrivée. Comme vous pouvez lepenser, elle n'était pas contente de me voir encette compagnie. Elle m'a dit, en arabe, lesdents serrées : « Viens ! Tu ne dois pas resteravec cet homme. » Elle était sortie du comparti-ment avec nos sacs, et mon poste de radio, depeur qu'ils ne soient volés. Avec son pull mar-ron et la robe bleue trop longue qui lui donnaitl'air d'être vraiment enceinte, elle avait un airmaladroit qui m'a émue. Elle était réellementma seule famille, ma sœur. Elle me tirait par lamain, et le Gitan nous regardait partir en riant.Je le détestais de se moquer de nous, de Hou-riya. Il était si vaniteux ! Houriya n'avait paspeur que je me perde. Elle s'était réveillée,toute seule dans le compartiment, et c'étaitpour elle qu'elle avait eu peur. C'était elle quipouvait se perdre sans moi. Je l'ai serrée contremoi, sur le siège, pour la rassurer. « Tu sais, tues en France, maintenant, tu ne risques rien.Personne ne peut te retrouver. » Nous étionsdans la même situation, elle recherchée par sonmari, et moi par la bru de ma maîtresse. Etchaque coup de bogies sur les sections des railsnous éloignait de nos bourreaux, élargissait lamer qui nous séparait d'eux.

Je dormais profondément quand le train s'estarrêté à Paris. C'était Houriya qui veillait alors,et qui m'a parlé doucement : « Réveille-toi,

109

Page 53: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Laïla, nous sommes arrivées. » Il faisait nuit, j 'aivu à travers la vitre des lueurs qui dansaient, tan-dis que le train tanguait en crissant sur les jonc-tions. Il pleuvait. Je fixais les gouttes qui cou-raient sur la vitre, sans pouvoir réagir. Je devaisavoir l'air si fatiguée que Houriya a eu peur, elles'est mise en colère : « Mais qu'est-ce que tu as ?Réveille-toi, il faut descendre. » Je n'arrivais pasà croire que c'était fini, que c'était le bout duvoyage. Malgré ma fatigue, j'aurais donné n'im-porte quoi pour que le train reparte plus loin, etque je puisse me rendormir tranquillement.

Voilà, nous étions à Paris, nous marchionssous la pluie, recroquevillées sous le parapluiepliant de Houriya, avec nos sacs, un filetd'oranges et le fameux poste de radio Realistic.Le long du quai, autour de la gare, à larecherche d'un logement pour la nuit, rueJean-Bouton, dans l'appartement meublé deMlle Mayer, qui aujourd'hui je crois n'existeplus.

Paris, au début, c'était magnifique. Je couraisles rues. Je n'arrêtais pas. Houriya, elle, restaitenfermée dans le meublé, elle faisait la cuisine,elle observait. Elle avait peur de tout. Commeautrefois au fondouk, c'était moi qui faisais lescourses, qui allais partout. Je sortais le matinvers sept, huit heures, avec des sacs en plastique,j'achetais les pommes de terre (nous mangionssurtout des pommes de terre bouillies), le pain,des tomates, du lait. La viande, c'était trop cher,et puis Houriya n'avait pas confiance. Elle crai-gnait qu'on ne lui fasse manger du porc.

Il fallait faire des économies. La chambre coû-tait cinq cents francs la semaine, plus l'électri-cité. On ne se chauffait pas. La cuisine étaitcommune à tous les locataires. C'étaient tousdes Noirs que Mlle Mayer logeait à quatre dansla même chambre. Elle-même habitait sur lepalier et venait à tout moment surveiller ce quise passait. Au bout de quelques jours, j'avais fait

111

7

Page 54: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

connaissance de Marie-Hélène, une Guadelou-péenne qui travaillait à l'hôpital Boucicaut, etde son ami José, un Antillais aussi, et tous lesAfricains, Nembaye, Madi, Antoine, Nono quiétait plus petit que moi, très noir, et qui faisaitde la boxe. Je les aimais bien, ils étaient drôles,ils s'amusaient de tout et parlaient de la pro-priétaire, Mlle Mayer, en disant « la vieillebique ». Ou ils disaient « Chibania » parce quec'était le nom que Fatima, qui nous avait précé-dées dans la chambre, lui avait donné.Mlle Mayer avait dit en nous voyant : « En prin-cipe, je ne loue jamais aux Arabes. » Mais elleavait fait une exception, peut-être à cause de macouleur.

Les premiers temps, j'aimais bien cette ville.Elle me faisait un peu peur, parce qu'elle était sigrande, mais elle était remplie de choses extra-ordinaires, de gens hors du commun. Enfin,c'était ainsi que je la voyais.

D'abord, ce qui m'a étonnée, c'est les chiens.Ils étaient partout.Des grands, des gros, des petits courts sur

pattes, des avec des poils si longs qu'on ne savaitpas où était leur tête, où était leur queue, destout frisés comme s'ils sortaient de chez le coif-feur, d'autres tondus en forme de lions, de tau-reaux, de moutons, de phoques. Certainsétaient si petits qu'on aurait dit des rats, et trem-blants comme eux, l'air méchant comme eux.D'autres étaient grands comme des veaux,

112

comme des ânes, avec des babines ensanglan-tées et des joues qui pendent, et quand ilssecouaient leur tête, ils éclaboussaient tout deleur bave. Il y en avait qui vivaient dans desappartements des beaux quartiers, et qui rou-laient dans des voitures américaines, anglaises,italiennes. Il y en avait qui sortaient dans lesbras de leurs maîtresses, tout enrubannés ethabillés de petits gilets à carreaux. J'en ai mêmevu un qui se promenait au bout d'une longuelaisse que sa maîtresse avait attachée à savoiture.

Je ne veux pas dire qu'il n'y avait pas dechiens chez nous. Il y en avait beaucoup, mais ilsse ressemblaient tous, couleur de poussière avecdes yeux jaunes, le ventre si creux qu'ilsauraient pu être des guêpes. Là-bas, j'avaisappris à les surveiller. Quand je voyais un chienqui s'approchait trop, ou bien même qui nes'écartait pas assez vite de mon chemin, je choi-sissais une pierre bien aiguisée et je levais lamain au-dessus de ma tête, et en général, ça suf-fisait à éloigner l'animal. Je faisais cela sansmême y penser. J'y étais tellement habituée quela première fois où, au Jardin des Plantes, ungrand chien maigre au bout d'une très longuelaisse qui semblait munie d'un ressort s'estapproché pour me sentir les talons, j 'ai fait legeste. Je n'avais pas la pierre, parce qu'à Parison ne trouve pas facilement des cailloux dansles rues. Le chien m'a regardée avec étonne-

113

Page 55: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

ment, comme si je jouais à la balle. Mais sapatronne, elle, a compris, et elle m'a insultéecomme si c'était à elle que j'avais voulu jeter lapierre.

Après, je ne me suis pas vraiment habituée,mais j'ai fait moins attention aux chiens. Ilsappartenaient tous à des gens qui les tenaienten laisse, et par conséquent ils n'étaient pasdangereux, sauf leurs merdes sur lesquelles onpouvait glisser et se rompre les os.

Les rues de Paris me semblaient sans fin. Etcertaines étaient réellement sans fin, avenues,boulevards qui se perdaient dans le flux desautos, qui disparaissaient entre les immeubles.Pour moi qui n'avais connu que le monde duMellah et le bidonville de Tabriket, ou lespetites rues bordées de jasmin du quartier del'Océan, cette ville était immense, inépuisable.Je pensais que même si je voulais parcourirtoutes les rues, l'une après l'autre, ma vie n'ysuffirait pas. Je ne pourrais voir qu'une petitepartie, un nombre restreint de visages.

C'étaient les visages que je regardais, surtout.Comme pour les chiens, il y en avait de toutessortes. Des gras, des vieux, des jeunes, des enlame de couteau, des très pâles, couleur de terreblanche, et des très sombres, encore plus noirsque le mien, avec des yeux qui semblaientéclairés de l'intérieur.

Les premiers temps, je n'arrêtais pas de dévi-sager. J'avais l'impression parfois que mon

114

regard était capté, sucé par le regard de l'autre,et que je ne pouvais plus m'en détacher. Alors,j 'ai essayé les lunettes noires, comme unmasque, mais il n'y avait pas assez de soleil, et jen'aimais pas l'idée que je pouvais perdre undétail, une expression, l'éclat d'un regard.

J'ai eu assez vite des problèmes. Des hommesque j'avais dévisagés me suivaient. Ils croyaientque j'étais prostituée, une petite immigrée debanlieue qui allait chercher de l'or dans les ruesdu centre. Ils s'approchaient. Ils n'osaient pasm'aborder, ils avaient peur d'un piège. Un jour,un homme un peu vieux m'a prise par le bras.« Et si tu venais dans ma voiture ? On irait ache-ter un bon gâteau. »

Il serrait fort mon bras, il avait les yeuxcomme l'homme qui m'avait ennuyée au restau-rant, autrefois, avec Houriya. J'étais au courant,comme vous le pensez bien. Je l'ai insulté enarabe d'abord, chien, entremetteur, maudite lareligion de ta mère ! Puis en espagnol : cono,pendejo, maricon ! Et ça l'a tellement étonné qu'ilm'a lâché le bras, et j 'ai pu me sauver.

Après, j 'ai senti tout de suite quand unhomme me suivait. J'étais très douée pour lesemer. Mais il y avait des femmes aussi. Ellesétaient plus rusées. Elles s'arrangeaient pour meretrouver à un endroit d'où je ne pouvais paspartir, un passage protégé, ou dans un escalierroulant de magasin, ou dans un wagon demétro. Elles me faisaient peur. Elles étaient

115

Page 56: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

grandes, blanches, avec des casques de cheveuxnoirs, des vestes de cuir, des bottes. Elles avaientde drôles de voix rauques, un peu usées. Elles,je ne pouvais pas les insulter. Je m'en allais, lecœur battant, je traversais la rue entre les autos,je courais éperdument.

Un jour, dans les toilettes d'un café, j'ai eutrès peur. C'était une grande salle au sous-sol,assez luxueuse, avec un miroir et des petiteslampes tout autour. J'étais en train de me laverles mains, et de passer un peu d'eau sur monfront, comme j'avais l'habitude, pour aplatirmes cheveux rebelles, et à ma gauche est venueune femme, plutôt jeune, assez grasse, unefemme avec un grand nez, des joues marquéesde petites gerçures, et des cheveux blonds enchignon. Elle a commencé à se maquiller, etmoi je l'ai regardée, juste une ou deux fois, trèsvite, dans le miroir, le temps de voir qu'elle avaitles yeux d'un bleu un peu vert. Avec un petitpinceau, elle accrochait du noir à ses cils.

Et tout d'un coup, elle s'est mise en colère.J'ai entendu sa voix qui disait, avec un drôle deton, méchant, métallique, la voix de Zohraquand elle se fâchait : « Pourquoi est-ce que tume regardes ? Qu'est-ce que j'ai ? » Je me suistournée vers elle. Je ne comprenais pas cequ'elle disait.

« Réponds, petite garce, pourquoi tu meregardes comme ça ? »

Ses yeux étaient un peu globuleux, si pâles

116

que je voyais la pupille au centre, il me semblaitqu'elle s'ouvrait et se fermait comme celle d'unchat. J'ai balbutié : «Je ne vous ai pas regar-dée... » Mais elle s'est avancée vers moi, pleined'une rage froide qui m'a fait peur. « Si, tu m'asregardée, menteuse, t'avais les yeux rivés surmoi, pendant que je ne te regardais pas, j 'aisenti tes yeux qui me bouffaient. » J'ai reculévers l'autre bout des toilettes, tandis qu'ellemarchait vers moi. Elle m'a attrapée par les che-veux, à pleines mains, et elle a penché ma têteen avant vers le lavabo. J'ai cru qu'elle allait mefrapper, me cogner la tête sur la plaque demarbre, et j 'ai hurlé. Elle m'a lâchée. « Saleté,va ! Petite ordure ! » Elle a pris ses affaires. « Neme regarde pas. Baisse les yeux ! Je te dis debaisser les yeux ! Si tu me regardes, je te tue ! »Elle est sortie. J'avais si peur que je ne tenais passur mes jambes. Mon cœur cognait dans ma poi-trine, j'avais la nausée. Je ne suis plus jamaisretournée dans les toilettes des sous-sols.

C'est comme cela que j'apprenais peu à peuma nouvelle vie. Houriya, elle, n'arrivait pas àme suivre. Alourdie par sa grossesse, elle nebougeait presque pas, ne sortant de la chambreque pour aller cuisiner, quand Marie-Hélènen'était pas là. Les Antillais lui faisaient peur.Elle disait qu'ils étaient sorciers. Mais je pensaisqu'elle disait cela parce qu'ils étaient noirscomme moi. Houriya comptait ses économiestous les soirs. Il n'y avait que trois mois que nous

117

Page 57: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

avions quitté Melilla, et déjà les réserves avaientdiminué de moitié. À ce train, avant l'automne,nous n'aurions plus rien.

Houriya avait l'air si sombre que je la conso-lais comme je pouvais. Je l'embrassais, je disais :« Tout va s'arranger, tu verras. » Je lui promet-tais mille choses, que nous allions trouver dutravail, un joli appartement au bord du canal del'Ourcq, et que nous pourrions vivre une vienormale, loin du taudis de Mlle Mayer.

C'est par Marie-Hélène que nous avons étésauvées. Alors que nous n'avions plus de quoipayer le loyer, à la fin de l'été, et que j'envisa-geais de reprendre mon vieux métier devoleuse, l'Antillaise m'a demandé un jour, dansla cuisine : « Et pour vous, ça irait, de travailler àl'hôpital ? » Elle a demandé ça avec indiffé-rence, mais dans ses yeux, j 'ai compris qu'elleavait tout deviné, et qu'elle avait pitié de nous.

C'était un bon travail de fille de salle. J'ai étéengagée tout de suite. Comme j'étais noire, ellem'a présentée comme sa nièce, elle a dit quej'avais des papiers, j'étais guadeloupéenne. Lesautres s'étonnaient que je ne comprenne pas lecréole, et Marie-Hélène a tout expliqué : « Elleest née là-bas, mais sa mère est venue tout desuite en métropole, alors elle a tout oublié. » Jen'ai même pas eu à changer de prénom, Laïlac'est un nom de là-bas. Elle m'a inscrite sousson nom de famille : Mangin.

Je travaillais de sept à une heure à Boucicaut,

118

j'avais un demi-salaire, mais ça payait le loyer etquelques dépenses. L'argent de Houriya pour-rait durer encore un peu. De plus, je pouvaismanger à la cantine. Marie-Hélène gardait uneplace à côté d'elle, et elle remplissait son pla-teau pour moi. Elle était très douce, j'aimaisbien son regard un peu humide. Elle étaitcapable aussi de colères redoutables. Un jourque Mlle Mayer reprochait je ne sais plus quoi àHouriya et menaçait de la mettre à la porte,Marie-Hélène a pris un couteau de boucherdans la cuisine, elle a marché droit sur la pro-priétaire : «Je ne vous conseille pas d'essayer demettre qui que ce soit à la porte. Avec tout l'ar-gent que vous nous faites payer, espèce de vieillebique vicieuse ! »

C'étaient les fêtes que j'aimais bien, surtout.De temps en temps, pour un anniversaire, oupour une autre occasion, les Noirs fermaienttous les rideaux, et l'appartement était plongédans la pénombre. Les Africains jouaient dutambour, de grands tambours de bois couvertsde peau, très doucement, du bout des doigts, età la lumière des bougies, les garçons dansaient.Nono, le boxeur camerounais, dansait presquenu et quelquefois tout nu, au milieu du couloir,on entendait les rires dans les chambres, Marie-Hélène dont la voix éclatait, dans sa langue-vio-lon. José, le copain de Marie-Hélène, avait sortison saxo et jouait un air de jazz, un slow, avec detemps à autre une exclamation qui grinçait.

119

Page 58: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Mlle Mayer se barricadait dans sa chambre cesjours-là, elle n'osait pas en sortir tant que la fêtedurait. Houriya ne sortait pas non plus, maiselle écoutait la musique. Et moi je passais montemps à entrer et à sortir, je respirais l'odeur dela fumée, de la cuisine, je me faufilais au milieudes gens qui dansaient, j'aidais Marie-Hélène àramasser les verres. J'apportais à Houriya desplatées de nourriture, du riz-coco, des ragoûtsde poisson, du plantain frit. Je dansais aussi,avec les Africains, ou avec un grand Noir antil-lais aux yeux verts, un certain Denys. Et commeil me serrait un peu trop, Marie-Hélène l'avaitrepoussé d'une bourrade : « Fais attention, cettefille-là est honnête, c'est ma nièce ! » Quand lafête était finie, j'aidais Marie-Hélène à faire leménage. Elle avait du mal à se baisser pourramasser les assiettes en papier, les Kleenex. Ellea ricané : « Eh bien, je ne serai pas la seule. »Comme je la regardais sans comprendre : « Oui,la seule à avoir un bébé, quoi, tu ne t'en doutaispas ? » Elle m'a considérée avec commisération.« Vraiment, tu es naïve, tu ne sais rien de la vie.Qu'est-ce qu'elle t'a appris, ta mère ? » J'aicompris qu'elle parlait de Houriya. « Elle n'estpas ma mère, tu sais. » Marie-Hélène s'est mise àrire. « Oui, enfin, qui que ce soit, elle aura songosse avant moi. »

C'était la première fois qu'on en parlait. Jesentais bien que j'aurais dû lui dire des choses,me confier, mais je ne savais pas faire ça. Je ne

120

savais qu'inventer des histoires, parce quedepuis que j'avais perdu ma maîtresse, c'est toutce que j'avais pu faire. Une fois, j 'ai commencé :«Je ne t'ai pas dit que je n'ai pas de parents ? »Marie-Hélène m'a interrompue brusquement :« Écoute, Laïla, pas maintenant. Un jour, on separlera. Mais pas maintenant. Je n'ai pas envied'entendre ça, et toi tu n'as pas envie d'en par-ler. » Elle avait raison. Peut-être qu'elle avaitcompris que je ne dirais pas la vérité.

J'ai continué d'explorer Paris, tout l'été. Il fai-sait un temps magnifique, un ciel bleu sans unnuage, les arbres étaient encore très verts, bril-lants. Les orages d'août avaient grossi la Seine.L'après-midi, en sortant de l'hôpital, je mar-chais le long de la rivière, j'allais jusqu'auxponts qui joignent les deux rives devant lagrande église. Je n'étais pas encore rassasiée demarcher dans les rues, les avenues. Maintenant,j'allais plus loin. Je prenais quelquefois lemétro, le plus souvent l'autobus. Je n'arrivaispas à m'habituer au métro. Marie-Hélène semoquait de moi, elle me disait : « Tu es bête,c'est bien, au contraire, en été il fait frais, enhiver il fait chaud. Tu n'as qu'à t'asseoir dansun coin avec un bouquin, personne ne faitattention à toi. » Mais ce n'était pas à cause desgens. C'était d'être sous terre qui me donnait levertige. Je guettais la lumière du jour, j'avais unpoids sur la poitrine. Je ne supportais que laligne aérienne, près de la gare d'Austerlitz, ou

121

Page 59: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

du côté de Cambronne. Je prenais le bus auhasard, j'allais jusqu'au terminus. Je ne lisais pasles noms des rues. Je cherchais à voir le plus pos-sible, les gens, les choses, les immeubles, lesmagasins, les squares.

Et puis je marchais dans tous ces quartiers :Bastille, Faidherbe-Chaligny, la Chaussée-d'Antin, l'Opéra, la Madeleine, Sébastopol,la Contrescarpe, Denfert-Rochereau, Saint-Jacques, Saint-Antoine, Saint-Paul. Il y avait desquartiers bourgeois, élégants, qui dormaient àtrois heures de l'après-midi, des quartiers popu-laires, des quartiers bruyants, de longs murs debrique rouge pareils à l'enceinte d'une prison,des escaliers, des rampes, des esplanades vides,des jardins poussiéreux pleins de gens bizarres,des squares à l'heure du goûter des enfants, desponts de chemin de fer, des hôtels louchespeuplés de filles en cuir noir, des magasinsluxueux qui étalaient des montres, des bijoux,des sacs à main, des parfums. J'étais arrivée avecdes sandales de cuir. À l'automne, elles tom-baient en morceaux. Dans un magasin du côtéde la porte d'Italie, j 'ai acheté des tennis blancsen plastique, très laids, mais avec lesquels jepouvais faire des kilomètres.

Je marchais sans parler à personne. De tempsen temps, des gens me regardaient, faisaientmine de m'aborder. Depuis ce qui s'était passédans les toilettes du Regency, je ne regardaisplus les gens dans les yeux. Je marchais l'air

122

absent, comme si je savais où j'allais. Pour le casoù quelqu'un m'aurait suivie, j'entrais dans desimmeubles, j'attendais dans l'obscurité, au fondd'un passage, je comptais jusqu'à cent, et jerepartais.

Il y avait des endroits étranges, du côté desgares surtout. La rue Jean-Bouton, le quai de laGare. Des jeunes garçons vêtus de blousons troplarges, des filles maigres, en jeans, en spencers.Leurs cheveux lavés au chlore, leur visage aigu,avec un regard absent, vide. Un jour, en ren-trant chez nous, j 'ai été prise dans une bagarre.C'était terrifiant, incompréhensible. D'abord,des hommes et des femmes qui couraient, en sebousculant, qui poussaient des cris rauques. DesTurcs, je crois, ou des Russes, je ne sais pas.Ensuite un petit groupe de jeunes en blousonsde cuir, tenant à la main des matraques, desbattes de base-bail. Ils sont passés tout près demoi, et comme je restais pétrifiée sur le bord dutrottoir, l'un des garçons en cuir m'a pousséedu plat de la main. J'ai vu son visage grimacer,sa bouche, ses yeux qui me fixaient uneseconde, durcis et secs comme les yeux d'unlézard. Puis ils sont partis. J'étais tombée àgenoux devant le caniveau, et je n'osais pas bou-ger. J'ai entendu la sirène de la police, et j 'ai eujuste le temps de courir jusqu'à la porte de l'im-meuble de Mlle Mayer.

Dans l'appartement, Houriya tremblait.Quand je suis entrée dans la pièce sombre, j 'ai

123

Page 60: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

allumé la lumière, et je n'ai pas reconnu sonregard, un regard de bête traquée. Ça m'a faitquelque chose, parce que je l'avais connue siinsouciante, si gaie.

« Qu'est-ce que tu as ? » Elle ne répondaitpas. Elle regardait mes jambes, et je me suisaperçue que ce qu'elle fixait, c'était mon panta-lon déchiré aux genoux, une tache de sangs'élargissait sur le tissu. Je lui ai dit : «Je suistombée, j 'ai dû manquer la marche. » Mais jesavais qu'elle n'était pas dupe. Elle a dit, d'unevoix étouffée : «Je voudrais m'en aller, je nepeux plus. » C'est moi qui ai dit, en tranchant,comme elle avant de partir : « C'est impossible.Tu ne peux pas retourner. Toi et moi, noussommes bonnes pour la prison. Ton enfant, tune le verrais même pas. Ils te l'enlèveraient. » Jedisais ça pour moi aussi. Pour ne pas oublier cequ'ils m'avaient fait, quand j'étais enfant. Enle-vée, fourrée dans un sac, battue et vendue. Etces mains qui passaient sur moi, la brûlure dansmon ventre. La mémoire revenait tout d'uncoup comme un acide dans la gorge. « Plutôtmourir. » J'ai dit cela, comme elle l'avait dit, àTabriket, en posant un couteau sur sa gorge.

C'est vers la fin de l'été que j'ai fait connais-sance du docteur Fromaigeat. Je pense qu'elleavait dû me remarquer quand je poussais dansles couloirs le chariot de linge à nettoyer. Ledocteur Fromaigeat était neurologue, elleconsultait au troisième, mais elle allait et venait

124

sans cesse d'un service à un autre. Elle avaitdemandé mon nom à Marie-Hélène, et d'autresrenseignements. Un jour, Marie-Hélène m'avaitprise à part, à l'heure du repas. Elle parlait tou-jours avec la même voix, lente et chantante,mais c'était dans la profondeur de ses grandsyeux dorés que je pouvais lire ses sentiments. Dela gêne, et une sorte d'ironie, ou de méfiance.Elle a dit : « Tu sais, Laïla, tu fais ce que tu veux,mais je voulais te signaler qu'il y a quelqu'un dehaut placé qui s'intéresse à toi. » Comme je laregardais sans comprendre, elle a dit : « C'est ledocteur Fromaigeat, elle dirige le service deneurologie, elle veut t'aider. Elle est prête à tetrouver du travail, si tu veux, tu peux la rencon-trer. » J'étais réticente parce que je ne voulaispas, justement, faire connaissance de qui que cesoit, rencontrer qui que ce soit de nouveau. Jevoulais continuer à glisser entre les gens, entreles choses, comme un poisson qui remonte untorrent.

Marie-Hélène s'est irritée : « Il faut tout demême que tu penses à ton avenir, je ne peuxpas continuer à te faire venir ici sans papiers,c'est trop risqué, c'est moi qui risque de perdrema place. » C'était la première fois qu'elle mefaisait sentir qu'elle me rendait un service. Sij'avais pu, j'aurais simplement quitté l'hôpital,mais Houriya était déprimée et seule, nousavions terriblement besoin d'argent. T'ai dit :« Qu'est-ce que je dois faire ? » Marie-Hélène

125

Page 61: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

m'a donné une bourrade. « Enfin, qu'est-ce quetu imagines ? Cette dame te propose seulementde travailler chez elle, de faire le ménage et lescourses, c'est tout. Tu travailleras tous les jours,et tu pourras manger chez elle à midi. Elle t'at-tendra chez elle demain après-midi, et tu peuxcommencer immédiatement. C'est bien ça quetu cherches ? » J'ai baissé la tête. Je ne voulaispas contrarier Marie-Hélène. C'est vrai qu'elleavait fait beaucoup. Juste parce qu'elle avait dela sympathie, qu'elle aimait bien mes cheveux,ma peau noire, mes yeux comme les siens, desyeux de gazelle, disait ma maîtresse. Elle m'aembrassée. « Écoute, si tu veux, je viendrai avectoi, pour te présenter. Je demanderai à Cécilede me remplacer demain après-midi. »

Elle a fait comme elle a dit. Je ne crois pasqu'elle avait de réelles mauvaises intentions.Elle pensait m'aider, et peut-être qu'au fondelle était un peu envieuse, elle aurait voulu, elleaussi, que quelqu'un d'important la remarque.Elle était si humble, Marie-Hélène, si trompéepar la vie, avec sa fille et les années où son ex-mari la battait chaque soir. Il lui manquait uneincisive du jour où il l'avait poussée, la figure enavant, contre une armoire à glace. Elle voulaitque je m'en sorte. Elle disait : « Regarde-moi,ma vie c'est rien du tout. » Elle voulait que jequitte Houriya. Elle voulait que je deviennequelqu'un.

La maison de Mme Fromaigeat était à Passy,

126

dans une petite rue tranquille, un grand portailde fer et deux piliers, le chiffre 8 en fer forgé,une façade blanche avec un toit pointu et unepetite fenêtre sous le toit, que j 'ai aimée tout desuite.

Marie-Hélène m'a présentée au docteur Fro-maigeat. J'avais tellement entendu parler d'elle,j'avais peur de la rencontrer, je croyais rencon-trer une de ces femmes du grand monde,comme Mme Delahaye à Rabat, avec ses bijouxen or et son tailleur gris impeccable, et unvisage pâle avec des yeux froids, je m'étais pré-parée à l'idée que je m'enfuirais au premiermot désagréable. Mme Fromaigeat était tout lecontraire. Elle était toute petite, vive, très brune,les yeux pétillants de malice, et avec ça vêtuebizarrement, un pantalon kaki trop large, et unesorte de longue blouse bleu ciel comme untablier de campagne. Quand elle m'a vue, ellem'a embrassée. Elle s'est exclamée : « Mais elleest ravissante ! » Elle nous a préparé du thé etdes gâteaux, elle ne restait pas en place, elle sau-tillait à travers l'appartement comme un moi-neau. « Laïla, il faudra bien t'occuper de moi,veux-tu ? Je n'ai pas d'enfants, tu seras ma fille,c'est toi qui vas tout organiser dans cette mai-son. Marie-Hélène m'a dit que tu t'occupaisautrefois d'une vieille dame infirme ? Eh bien,moi je ne suis pas si vieille et pas du toutinfirme, mais j 'ai besoin que tu me traitescomme si je l'étais, tu comprends ? » Je buvais le

127

Page 62: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

thé, je hochais la tête. J'avais du mal à croirequ'elle parlait ainsi de ma maîtresse, comme siréellement, ç'avait été mon travail, m'occuperd'une vieille infirme. Et au fond, je comprenaisque c'était vrai, ç'avait été vraiment mon travail,depuis que j'étais toute petite.

J'ai bien aimé travailler chez Mme Fromai-geat Je restais chez elle toute la journée, je net-toyais la maison. J'avais retrouvé les gestes que jefaisais autrefois, à la maison du Mellah, chezLalla Asma. Je commençais par balayer la cour,puis le porche, je ramassais les feuilles qui tom-baient des marronniers, les brindilles, les scoriesdes immeubles voisins. Puis je lavais les car-reaux, je secouais les tapis. Je balayais lamoquette avec un balai de racines que j'avaistrouvé à la cave. Un matin, Madame est venue,elle a éclaté de rire : « Mais non ! Laïla, il faututiliser l'aspirateur. » J'avais peur de cettemachine qui grondait et sifflait et qui avalaittout, même les bas et les rideaux de tulle. Puis jem'y suis habituée.

J'allais faire les courses dans le quartier.Comme les magasins du coin étaient trop chers,je prenais le bus et j'allais jusqu'au marchéd'Aligre, où j'achetais les oranges par paquetsde deux kilos, les tomates, les courgettes, lesmelons. La cuisine débordait de fruits. Madameétait ravie. Elle laissait un billet de cent francssur la petite table de l'entrée, et dans une sou-coupe, je déposais le change, je m'efforçais de

128

dépenser le moins possible. Je préparais sasalade, chaque jour différente, avec des olivesde Tunisie, des raisins secs, des figues, des pâtis-sons, des kiwis, des avocats, des okras, descaramboles. Et de grandes feuilles de romaine,de frisée, de batavia, de la mâche, du pissenlit,des feuilles de courge, de chayote, du chourouge. Je remplissais un grand bol blanc que jelaissais sur la table, au centre d'une belle nappeblanche, avec l'argenterie qui brillait, et lepichet d'eau fraîche. Puis je m'en allais. Jeretournais à l'appartement de Mlle Mayer, et làtout me semblait gris, triste, malheureux. Hou-riya était vautrée sur le sofa, elle grignotait dupain. Elle était arnère. « Tu m'abandonnes. Tume laisses toute seule, et je passe ma vie à pleu-rer. Est-ce pour cela que je t'ai amenée ici ? »Elle était jalouse, envieuse. « Maintenant que tun'as plus besoin de moi, maintenant que tu astrouvé mieux que moi, tu vas t'en aller, tu vasm'oublier, et moi je mourrai dans ce trou noirsans personne pour me secourir ! » J'essayais dela rassurer, je lui promettais que, dès que j'au-rais économisé assez d'argent, nous irions versle sud, à Marseille, à Nice. Je lui parlais commeà une enfant.

Peut-être qu'elle avait raison. Je voulais m'enaller. Je voulais être le plus loin possible de larue Jean-Bouton, des hôtels minables, des trafi-quants de came sur le trottoir, et des bandes dejeunes qui couraient avec leurs battes, pourfrapper les Arabes et les Noirs sur leur passage.

129

Page 63: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Je ne me sentais bien que lorsque je poussaisle portail de fer du 8, et que j'entrais dans lavieille maison silencieuse où j'avais tout rangé ettout agencé, comme si Lalla Asma était encorelà, que c'était elle la véritable maîtresse de lamaison.

Je pensais que, depuis que j'étais enfant, lesgens n'avaient pas cessé de me prendre dansleurs filets. Ils m'engluaient. Ils me tendaient lespièges de leurs sentiments, de leurs faiblesses. Ily avait eu Lalla Asma, et puis sa belle-fille Zohra,et Mme Jamila, et Tagadirt, et maintenant,c'était Houriya. J'avais l'impression d'étouffer.Avec elle, je ne pourrais jamais m'en sortir. Ilfaudrait retourner, vivre à nouveau au DouarTabriket, enfermée chez Tagadirt, avec commeseul horizon le bout de la ruelle défoncée et lepont de la future voie rapide, et les rats qui grin-cent sur les toits.

Ce n'était pas très gentil de ma part, j 'en suisd'accord avec vous, mais je ne pouvais plus. Àl'heure où je devais rentrer chez nous, rue Jean-Bouton, je suis restée chez Madame. J'ai conti-nué à ranger la cuisine. J'astiquais les casseroles,les carreaux de faïence, les robinets. Je faisaiscela pour ne pas réfléchir, pour ne pas penser.

Madame est rentrée un peu plus tôt. Quandelle m'a vue, elle n'a rien dit, elle a toutcompris. Elle m'a embrassée, avant mêmed'ôter son imper et de lâcher ses clefs. Elle adit : « Ça me fait bien plaisir, ma chérie, j'atten-

130

dais ce jour-là, j'étais sûre qu'il arriverait. » Je nesavais pas trop ce qu'elle voulait dire. Ellem'avait déjà montré la chambre du fond, à côtéde la cuisine, celle qui avait une sortie sur lepalier de l'escalier de service. C'est là que j'avaisposé mon sac, avec mon vieux transistor, tout ceque je possédais. Madame n'a pas posé de ques-tions. Elle a fait tout de suite comme si c'étaitconvenu, comme si j'habitais là depuis des moiset des années. Après Houriya, c'était reposant.Même Marie-Hélène était fatigante, elle voulaitsavoir, elle prenait parti. Je ne pensais mêmeplus à Nono. Lui aussi m'enfermait dans sesnasses. Il voulait qu'on sorte ensemble, il voulaitque j'accepte d'être sa fiancée. Il était gentil, ilavait un bon rire, et je m'amusais bien avec lui,mais j'avais toujours peur qu'il ne se fasseramasser par la police, parce qu'il était came-rounais, sans papiers. J'avais l'impression que,tôt ou tard, il serait pris, et je ne voulais pasqu'on me prenne avec lui.

Chez Madame, c'était le repos. Ici, je savaisque rien ne pouvait arriver. C'était un quartierbien, une petite rue courbe, de petites maisonsavec des jardins, des immeubles riches, desenfants blonds en uniforme. La police ne venaitpas rôder par ici. Les premiers temps, aprèsmon installation à Passy, je dormais tout letemps. Il me semblait qu'il y avait des annéesque je n'avais pas dormi, parce que je vivais sousla menace d'avoir à m'en aller, ou parce que je

131

Page 64: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

craignais d'être reprise par la police de Zohra.Et à la rue Jean-Bouton, les disputes des Noirs etde Mlle Mayer, et les Punks qui couraient dansla ruelle armés de bâtons pour frapper lesArabes. Et la sirène de la police qui criait sou-vent, la nuit les ululements sinistres des ambu-lances.

Alors, je dormais jusqu'à neuf ou dix heures.Quelquefois, c'était Madame qui me réveillait.Elle écartait le rideau, et la lumière du soleil seglissait entre mes paupières. Je voyais par lafenêtre la vigne rouge. J'entendais pépier lesoiseaux. Je restais en boule sur le lit, pour retar-der le moment de me lever, et Madame s'as-seyait au bord, elle passait doucement sa paumesur ma joue, comme si j'étais un petit chat. Savoix aussi me caressait. Elle disait des mots trèsdoux, qui glissaient comme dans un rêve. « Machérie, ne bouge pas, reste comme ça, ici, c'estta maison, laisse-moi te bercer, tu es ma petitefille, tu es celle que j'attendais, laisse-moi te pro-téger, avec moi tu n'auras plus rien à craindre,je vais bien m'occuper de toi. Tu es ma fille,mon petit enfant... » Elle disait des mots commeceux-là, tout près, contre mon oreille, biend'autres choses, avec sa voix rocailleuse trèsgrave et douce, et sa main chaude et sèche quiglissait sur mon visage, qui caressait mes che-veux dans le cou, ses doigts qui s'ouvraient dansmes boucles. Je ne sais pas si j'aimais cela.C'était étrange, c'était un rêve qui s'étirait, il me

132

semblait que je flottais sur un nuage. Je frisson-nais, je sentais une onde qui parcourait mondos, qui remontait mon ventre, je sentais avecprécision chaque nerf de ma peau, depuis mespieds jusqu'à mes mains, et je ne pouvais pasbouger. Puis je m'endormais, et quand j'ouvraisà nouveau les yeux, il faisait grand jour etMadame était partie travailler. Alors, je melevais, j'allais à la salle de bains et je prenais unelongue douche fraîche pour me réveiller.

Je n'allais plus très loin pour les courses.Maintenant, j'avais peur de quitter ce quartier,de m'éloigner de la rue tranquille, de perdre devue la grille du numéro 8. J'allais à la boulange-rie au bout de la rue, et près de la station dumétro, j'achetais les fruits, les légumes, les fro-mages. Alors l'argent ne suffisait plus. Pour nepas demander, je puisais dans mes propres éco-nomies. Je pensais que Mme Fromaigeat m'avaitengagée parce que j'étais maligne, que je savaisacheter, et je ne voulais pas qu'elle sache quej'étais devenue paresseuse, que je ne lui faisaisplus faire d'économies. Et puis, plusieurs fois,parce que je n'avais plus assez d'argent, j 'ai volédes choses, des paquets de saumon, des biscuits,ou bien du linge pour la maison. Je n'avais pasperdu la main, j'étais toujours aussi habile et lescommerçants du quartier étaient naïfs, ils ne seméfiaient pas de moi. Une seule fois, j 'ai eu unproblème. Je n'ai pas compris tout de suite,mais ça m'a laissé une impression étrange,

133

Page 65: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

comme s'il y avait un secret, un sens secret queje ne parvenais pas à saisir. C'était une des ven-deuses de la supérette, une jeune femmeosseuse, avec des cheveux filasse. Quand je suispassée, elle me regardait fixement, et j 'ai cruqu'elle m'avait repérée, qu'elle m'avait surpriseen train de voler un cendrier. J'allais le sortir dema poche pour le payer, mais elle a seulementdit, très lentement, en insistant sur chaque mot :« Alors, c'est toi la nouvelle ? » J'ai balbutié :« La nouvelle quoi ? » Elle me fixait toujours deses yeux pâles et froids. Elle a dit : « Oui, oui,joli cœur. » Et elle a tout mis dans le sac, elle mel'a tendu, sans prendre mon argent. Je me suissauvée en courant, comme si elle allait me rap-peler.

Quelquefois, l'après-midi, j'appelais Houriyaau téléphone. Pour que Mlle Mayer lui passe lacommunication, je lui racontais que j'étais loin,en Angleterre, en Amérique. Elle disait : « Ahbon ? » avec sa petite voix flûtée. L'instantd'après, j'entendais la voix basse et rauque deHouriya. Elle me parlait en arabe, je lui répon-dais en français.

« Où es-tu ?— À Paris, pas en Amérique.— Quand est-ce que tu reviens ?— Je ne sais pas. Écoute, je suis très occupée

avec mon travail.— Ouaha...— Si, je t'assure, je n'ai absolument pas le

134

temps. Et puis c'est loin, à l'autre bout de laville.

— Ouaha, ouaha.— Pourquoi dis-tu "ouaha" ? Tu ne me crois

pas ? »Un silence.« Écoute, je viendrai te voir dès que je pourrai

me libérer. Tu n'as besoin de rien ? Tu asencore de l'argent ?

— Ça va. Il y en a encore un peu.— Je dois te laisser. Je te rappellerai.— Pourquoi tu me mens ? Tu ne viendras

pas, jusqu'à ma mort.— Écoute, je ne te mens pas. Je ne peux pas

venir maintenant. Mais je te rappellerai.— Bon.— Au revoir.— Salama, Laïla.— Salama, halti. »J'avais honte. Il aurait suffi d'une demi-heure

de métro, et j 'y étais. Mais rien que l'idée d'en-trer dans la rue Jean-Bouton me donnait la nau-sée. C'était comme s'il y avait un mur qui meséparait de cet endroit.

Nono est venu un matin. Je ne sais pascomment il avait trouvé l'endroit, sans douteavait-il tiré les vers du nez à Marie-Hélène. Pour-tant elle se méfiait de lui, mais il avait dû se ren-seigner à l'hôpital. Quand je suis sortie pour lescourses, il était là. Il avait dû attendre un bonmoment dans une encoignure de porte, avec

135

Page 66: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

juste son blouson de cuir, dans le vent froid del'automne. Il reniflait. Il était enrhumé. Il avaitl'air vraiment content de me voir, et je n'ai paspu l'envoyer promener. Il était intimidé.

« Tu as changé.— Ah oui ? En mieux ? »Il souriait. « Tu as l'air d'une madame main-

tenant. »C'était à cause des habits que Mme Fromai-

geat m'avait achetés. Un pantalon fuseau noir,un pull à col en v, et un foulard rouge quej'avais noué autour du cou.

Je pensais que j'aurais horreur de rencontrerquelqu'un de mon autre vie, mais j'étais éton-née, parce qu'en fait j'étais assez contente derevoir Nono.

Il m'a accompagnée pendant les courses. Ilportait les paquets. Il avait des épaules larges,un cou épais. Avec ça, un visage de gamin, etj'étais étonnée de sa taille. Il me semblait beau-coup plus petit. Les commerçants le trouvaientsympathique, blaguaient avec lui. Il y en a unqui a dit : « C'est votre frère ? » Pour la pre-mière fois depuis des semaines, je m'amusais. Jesortais d'un rêve.

Nono m'a donné des nouvelles de la rue Jean-Bouton. Mlle Mayer avait eu des ennuis. Lapolice avait fait une descente. Elle ne déclaraitpas tous les occupants du garni. Ils l'avaientmenacée d'une amende. « La vieille bique ! Ellepleurait ! Elle disait : C'est pas de ma faute ces

136

Noirs-là ils sont tous pareils ! Je ne les reconnaispas !

— Et ma tante ? »C'était comme cela que j'appelais Houriya.

Elle n'avait rien dit. Elle avait entrouvert saporte, et elle l'avait refermée aussitôt. Elle avaitpeur de la police. Elle croyait qu'on venait l'ar-rêter pour la renvoyer à son mari. Mais les poli-ciers avaient assez à faire avec les Antillais et lesAfricains. Nono s'était enfui par la gouttière.C'est pour cela qu'il était venu.

« Où t'es maintenant ? »Il a eu un geste vers l'autre côté de la ville,

comme si ça pouvait se voir d'ici.« Un copain m'a prêté un garage, c'est là que

je dors...— C'est où ? »Il a réfléchi.« C'est un nom bizarre, ça s'appelle la rue

Javelot. » Il a montré un bout de papier où étaitgriffonnée une adresse : 28 rue du Javelot. J'aipensé que c'était un beau nom pour un guer-rier camerounais.

«La nuit, ça va, mais le jour, c'est tropsombre, alors je vais m'entraîner au gymnase.J'ai un combat le mois prochain, le patron ditque je peux passer professionnel, il me donneratous les papiers. »

Quand on est revenus au 8, il avait l'air frigo-rifié, et je l'ai fait entrer pour boire un café. Ilétait étonné par la maison. Il marchait tout dou-

137

Page 67: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

cernent, comme s'il avait peur de faire craquerle plancher. On a traversé le salon, jusqu'à lagrande cuisine blanche. Son étonnementm'amusait. Moi, il y avait longtemps que jeconnaissais les maisons des riches ; depuis lavilla de Mme Delahaye, rien ne me paraissaitextraordinaire. Mais Nono était comme unenfant devant de nouveaux jouets. Il examinaitla cafetière électrique, le grille-pain, il faisaitcoulisser les tiroirs sur roulement à billes, il fai-sait tourner les paniers en inox.

« C'est vraiment riche, ici.— C'est vrai, ça te plaît ? »Il a eu son rire sonore.« C'est mieux que le garage où je suis ! »J'ai mis mon bras autour de son cou.« Si tu deviens un boxeur célèbre, tu pourras

t'acheter la même maison. »Il a réfléchi.« Si ça arrive, c'est avec toi que je me marie-

rai. »Il avait l'air si sérieux que j 'ai éclaté de rire.

« Arrête tes conneries. Si tu deviens un boxeurcélèbre, tu ne penseras plus à moi, tu te marie-ras avec une belle poupée blonde ! »

Nono m'a regardée avec reproche.« Pourquoi tu dis ça ? C'est avec toi que je me

marierai. »

Il a pris l'habitude de venir presque chaquematin, sauf les week-ends parce que Mme Fro-

138

maigeat restait à la maison. Il m'aidait à porterles courses, et je lui faisais un petit déjeunercopieux, avec des œufs, des tartines grillées etde grandes tasses de lait chaud.

Mme Fromaigeat ne disait rien, mais un jour,quelqu'un a dû lui parler, parce qu'elle achangé de visage. Elle est devenue brusque,méchante, elle me grondait pour un oui oupour un non. Ou bien elle rentrait à l'impro-viste, l'air furieux, comme si elle avait oubliéquelque chose, un trousseau de clefs, un dos-sier, n'importe quoi. Mais c'était pour voir sij'étais avec Nono, pour nous surprendre. Moi,j 'ai compris tout de suite, et j 'ai dit à Nonode ne plus venir, de m'attendre dans la rue. Ilse moquait de moi : « Ta patronne, elle estjalouse ! »

Ça m'ennuyait bien qu'elle soit devenuecomme ça. J'avais l'impression que quelquechose se préparait. Je ne savais pas quoi. Entre-temps, Mme Fromaigeat m'avait donné unelettre mystérieuse. Il y avait écrit en tête : Policenationale. Commissariat du XVIe arrondissement.C'était une convocation en vue de ma régulari-sation. Mme Fromaigeat savait bien ce quec'était. Elle avait tout comploté, elle était amieavec le commissaire. Elle avait fourni les certifi-cats de résidence, les déclarations sur l'hon-neur. Tout était prêt. Elle a fait semblant dechercher à comprendre. Elle m'a dit : «Je croisqu'ils vont accepter la demande de régularisa-

139

Page 68: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

tion et puis tu pourras prendre la nationalité. »J'étais sidérée. J'ai failli dire : « Mais je n'ai riendemandé ! » Et puis je me suis souvenue deZohra, de son mari, de leur appartement où ilsm'avaient enfermée pendant des mois, et duDouar Tabriket, des rats qui galopaient sur lestoits en faisant grincer leurs griffes sur les tôles.J'ai dit : « Merci. » Elle m'a embrassée.

Peut-être que maintenant, Madame regrettait.Quand j'étais revenue du commissariat, un peurouge parce qu'il faisait chaud, et puis l'em-ployé était un peu trop empressé, j'ai dû toutraconter, les papiers que j'avais signés, lesempreintes digitales, la dictée, et puis le nomqu'il avait choisi : Lise Henriette. Il trouvait queça m'allait. Mme Fromaigeat avait ri, elle frap-pait dans ses mains, elle était enthousiastecomme si tout ça était pour elle. Bien sûr, je nelui ai pas raconté l'employé qui s'était penchésur moi, sa main sur ma nuque, et quand il avaitdemandé doucement : « Comment dit-on jet'aime en arabe ? » et que j'avais répondu :« Saafi... », le plus gros mot que je connaissais,parce que c'était celui que Houriya criait auxhommes qui l'emmerdaient à Tabriket. Ellen'aurait pas compris. Elle n'aurait pas compriscomme tout ça m'était égal, que c'était troptard, que ce n'était pas à moi qu'il fallait donnerces papiers, mais à Houriya.

Madame s'est radoucie un peu. Elle m'a dit :« Tu ne vas pas t'en aller ? Dis, tu ne vas pas me

140

laisser tomber ? » Elle parlait comme Houriya,comme Tagadirt. Les gens étaient tous pareils.

Je serais restée longtemps avec elle, je croismême que j'y serais encore, s'il ne s'était paspassé cette chose, la nuit. J'ai du mal àcomprendre comment c'est arrivé. C'était aprèsle dîner, on avait parlé. Depuis quelque temps,je fumais avec elle des cigarettes américaines, eton parlait. On regardait un peu la télé du coinde l'œil, sans vraiment suivre. Il faisait encorechaud, c'était la fin septembre, les fenêtresétaient grandes ouvertes, il y avait un peu depluie qui tombait sur les feuilles. Tout était tran-quille rue des Marronniers, on n'aurait jamaispu croire que c'était dans une si grande ville oùil se passait des choses terribles.

Mme Fromaigeat avait fait son thé du soir, desfeuilles et des fleurs, un goût de poivre et devanille, un peu écœurant. Je me suis endormiesur le canapé. J'avais l'impression de flotter.Non, je ne dormais pas, mais je sentais moncorps très léger, et je ne pouvais plus bouger lesbras ni les jambes. Il me semblait que le visagede Madame était tout près de moi, brillantcomme un astre, avec un sourire étrange, et sesyeux noirs, allongés, pareils à des yeux dechatte. Elle parlait, doucement, elle répétait :« Mon tit'enfant, mon tit'enfant » comme si elleronronnait. Et je sentais sa main sèche etchaude qui glissait sur ma peau, par ma chemisedéboutonnée, qui jouait avec les boutons de

141

Page 69: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

mes seins. J'avais le cœur qui battait à serompre. J'entendais sa voix qui marmonnait :« mon tit'enfant », et je voulais qu'elle arrête,qu'elle se taise, je voulais qu'elle disparaisse, jevoulais retourner dans un endroit où il n'yaurait personne, je voulais le cimetière où j'al-lais, au-dessus de la mer, avec le soleil qui faisaitbriller les stèles blanches dans l'herbe, les stèlessans nom, et les oiseaux suspendus dans le vent,leurs ailes coupantes comme des faux.

Le matin, quand je me suis réveillée, j'avais labouche sèche, mal à la gueule. Je ne me souve-nais pas bien de ce qui s'était passé. J'avaisdormi sur le canapé du salon, mais j'étais enve-loppée dans le peignoir de soie japonais deMadame. C'est ça d'abord qui m'a frappée,cette odeur de cuir de Russie qui entêtait. J'aierré à travers la maison vide, en me cognant auxmeubles. Je ne savais pas ce que je cherchais, jen'arrivais pas à penser à quelque chose. J'ai faitchauffer de l'eau pour mon café. Le soleilentrait dans la cuisine, au-dehors il faisait doux,la vigne vierge commençait à roussir dans l'en-cadrement de la fenêtre, et il y avait une bandede moineaux qui jacassaient.

Et tout d'un coup, comme ça, en buvant moncafé, c'est devenu clair : il fallait que je m'enaille d'ici. Je sentais mon cœur battre très fort,la douleur de mon front cognait. Je tournais enrond, je renversais des chaises. Je disais : « Lavieille bique ! La vieille bique ! » comme Marie-Hélène quand elle parlait de Mlle Mayer.

142

Maintenant je me souvenais de ce que LallaAsma me racontait, elle disait : « Ne bois pas duthé d'une personne que tu ne connais pas,parce que tu boirais quelque chose que tu nevoudrais pas. » Elle parlait d'un homme qui invi-tait les filles à boire au café et leur faisait boireun breuvage, et quand elles étaient endormies,il les emmenait chez lui, les violait et leur cou-pait la gorge.

Et je me souvenais des thés que Madame meservait, ses yeux noirs qui brillaient pendant queje dodelinais de la tête. Hier, elle avait dû forcersur le Rohypnol, et j'avais perdu connaissance.Je la détestais. Elle m'avait trompée. Elle n'étaitpas mon amie. Elle était quelqu'un comme lesautres, comme Zohra, comme M. Delahaye,comme l'employé au commissariat. Je la haïs-sais, je l'aurais tuée. « La conne, la vieilleconne! »

Je me suis habillée. J'ai remis le jean et le pullque j'avais en arrivant, j 'ai jeté pêle-mêle tout ceque Mme Fromaigeat m'avait acheté. La petitechaîne en or, avec la plaque où était gravé sonnom, je l'ai jetée aux chiottes, et j 'ai tiré lachasse, mais la trombe d'eau n'a pas réussi àl'avaler. J'ai cherché ce que je pouvais fairepour me venger. Je ne voulais pas voler, je nevoulais rien prendre de chez elle. Je voulais seu-lement l'effacer de ma mémoire, elle, ses pré-textes. Je suis allée dans son bureau, et j 'aicommencé à jeter par terre tous ses livres, je les

143

Page 70: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

prenais dans la bibliothèque, je regardais letitre, et je le jetais au milieu de la pièce. Et puisj'ai été prise par une sorte de frénésie, j'envoyaisvoler les livres de plus en plus vite, ça faisait ungrand bruit de papier qui se déchire, ça cognaitaux murs. J'ai fait la même chose avec ses pho-tos, avec ses lettres, avec ses papiers. Je crois queje parlais en même temps, je criais, je l'insultais,en arabe, en français, tout ce que je savais. Çam'a fait du bien.

Quand j'ai eu fini, le bureau et le salon deMadame ressemblaient à un champ après unetornade. Alors, j 'ai pris mon sac, mon vieuxposte de radio, et je suis partie.

8

La rue du Javelot, c'était l'endroit le plusextraordinaire de Paris. D'abord, je ne voulaispas croire que ça existait. Quand Nono est venume chercher avec sa moto (ou plutôt la motoqu'il avait empruntée) et que nous sommesentrés sous la terre, je croyais qu'il prenait unraccourci, qu'on passait un tunnel. Mais la ruetournait sous la terre, dans une galerie béton-née, avec les portes des garages, et le bruit de lamoto résonnait comme l'enfer. Il y avait aussides autos qui roulaient avec leurs pharesallumés, qui klaxonnaient. Après tout ce quis'était passé, j'étais fatiguée, je m'étais accro-chée au blouson de Nono, j'avais l'impressionqu'on était perdus, je ne savais plus où j'allais,ce qui allait se passer. Je crois que le Rohypnoln'avait pas cessé de faire de l'effet.

Après, je suis tombée très malade. L'apparte-ment de Nono, sous la terre, était petit, il n'yavait jamais de lumière, sauf par un puits qui

145

Page 71: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

descendait jusqu'à la cuisine. En fait, ce n'étaitpas un appartement, mais un garage, ou unecave. On avait aménagé un w.-c. pour tout lesous-sol et une cuisine. Le reste était divisé encellules de béton, avec des lourdes portes de ferzébré d'éraflures et des plafonds en voûtains.Mais c'était bien, parce qu'on n'entendait pasde bruit, sauf de temps en temps le glougloud'une canalisation, ou bien le bruit de respira-tion des ventilateurs. Je ne savais pas ce quej'avais. Je restais couchée presque tout le tempssur le matelas que Nono avait mis dans sachambre, pour moi seule. Lui dormait dans lasalle — c'était plutôt un garage, avec le sol enciment peint en gris et une grande porte à deuxbattants. D'ailleurs, il garait là sa moto. Il dor-mait par terre sur des couches de carton,comme un clodo. Il était gentil, il m'avait donnésa chambre. Il était désespéré de me voircomme ça, immobile sur le matelas. Je fumais, jetoussais. Je n'avais pas de forces, même pourbouger un bras, même pour tourner la tête. Jene mangeais plus. Je n'avais jamais faim. Quel-quefois, la salive emplissait ma bouche, il fallaitque je me penche sur le côté pour cracher. Jen'avais plus mes règles. C'était comme si touts'était arrêté au fond de moi.

Nono disait que c'était un yanjuc, un juju, unsort. Il avait l'air de bien connaître le sujet. Ildisait tout ce qu'il fallait faire, jeter du sel dansle feu, poser des plumes ou des brins de paille,

146

dessiner des signes sur le sol, souffler de lafumée. Je l'écoutais. Je buvais chaque parole,chaque rire qu'il avait. Il était la seule personnequi me rattachait à l'extérieur. Quand il reve-nait de l'entraînement, il sentait la rue, la sueur,les gaz des autos. Je lui prenais la main, sa maincarrée, avec des doigts durs et la peau despaumes douce comme un galet usé. « Raconte-moi ce que tu as vu dehors, ce qui se passe dansles rues. » Il racontait qu'il avait vu un accident,un bus était rentré dans une bagnole, lui avaitenlevé l'aile. Il racontait qu'il avait vu des Écos-sais qui jouaient de la cornemuse, qu'il avaitrevu Marie-Hélène. Il donnait des nouvelles dela rue Jean-Bouton. « Et ma tante Houriya ? » Ilsecouait la tête. «Je ne l'ai pas vue. Mais ilparaît que Mme Fro... » Il n'arrivait pas à dire lenom, ça le faisait rire. « Ta patronne, il paraîtqu'elle te cherche. Elle t'en veut à mort. C'estcette vieille bique qui t'a jeté un juju. Je vais latuer ! » Il n'avait dit à personne que j'habitaischez lui, même pas à Marie-Hélène. Si Madameme retrouvait, elle me ferait jeter à la porte dela France comme une criminelle. Pourtant, jene lui avais rien volé : c'était à moi qu'elle avaitpris quelque chose, qu'elle avait menti.

Je faisais des cauchemars. Je ne savais plus sic'était la nuit ou le jour. Il me semblait quej'étais dans le ventre d'un très grand animal, quime digérait lentement. Un jour, j 'ai crié, etNono est venu. Il m'a caressé la figure. Il me

147

Page 72: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

parlait doucement, comme à une enfant.Quand il a voulu retourner sur ses cartons, jel'ai retenu. Je l'ai serré le plus fort que j'ai pu. Jesentais les muscles de son dos comme descordes. Il s'est mis contre moi, il a éteint lalampe. Il avait tout son corps bandé, il trem-blait, et je ne sais pas pourquoi, ça m'a parudrôle que ce soit lui, et pas moi, qui ait peur.Nous n'avons rien fait cette fois, j'ai seulementdormi contre lui. Nono ne bougeait pas. Il avaitmis son bras autour de moi, et il respirait dansmon cou. Un soir, il m'a fait l'amour, très dou-cement. Il s'excusait, il disait : «Je te fais mal ? »C'était la première fois pour moi, et pourtant çane m'a pas étonnée. J'avais l'impression quej'avais connu cela depuis très longtemps.

Et puis tout est allé un peu mieux. J'aicommencé à bouger, j'allais jusqu'à la cuisine.Je disais à Nono, à l'heure du petit déjeuner :« Est-ce qu'il fait beau ? — Attends, je vais voir. »Il poussait un tabouret, il ouvrait le vasistas, et ilarrivait en se contorsionnant à sortir la moitiédu corps jusque dans le puits de lumière. Il reve-nait avec de la suie sur son T-shirt. « Le ciel esttout bleu ! » Il s'attendait que je monte avec luisur sa moto, pour aller faire un tour.

Quand je suis ressortie pour la première fois,j 'ai pris l'escalier, à côté de la porte du garage,puis l'ascenseur, et je suis montée jusqu'en hautde l'immeuble. C'était le matin, Nono était partitravailler dans la salle d'entraînement. Tout

148

était très silencieux, juste la secousse à chaqueétage. Je suis montée tout en haut, au quator-zième. C'était un bureau, des assurances, desavocats ou des armateurs, quelque chosecomme ça. Je suis entrée dans les bureaux, etsans m'arrêter, j'ai marché jusqu'à la grandevitre. Les secrétaires ont vu cette fille noire, avecsa masse de cheveux, son jean fatigué et sonregard fixe, et elles ont eu très peur. Je crois quepour la première fois j'ai réalisé que je pouvaisfaire peur à quelqu'un, moi aussi.

Je me suis appuyée sur la vitre et j'ai regardé.Un instant, je suis restée figée par le vertige. Jen'avais jamais vu une ville de si haut. Il y avaitdes rues, des toits, des immeubles, de grandsboulevards à perte de vue, des places, des jar-dins, et plus loin encore, les collines, et mêmeles méandres de la rivière qui brillait au soleil.C'était comme en haut de la falaise, dans lecimetière au-dessus de la mer, avec les mouettesqui planaient contre le ciel. Il y avait desfumées, et les carrosseries des voitures qui bril-laient, toutes petites comme des scarabées. Lebruit me donnait le vertige, un grondementsourd et continu qui montait de partout à la foispercé par des coups de klaxon, par des sirènesd'alarme de la police, le hurlement des ambu-lances. J'avais les mains posées sur la vitreépaisse et je ne pouvais pas détacher monregard de ce que je voyais. Le ciel était barré parun grand nuage noir, avec des rayons de soleil

149

Page 73: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

d'un côté, des rayons de pluie de l'autre ! Jevous jure que je n'avais jamais rien vu d'aussibeau.

J'ai entendu derrière moi un bruit de voix unpeu plaintives, une femme qui disait douce-ment, mais je ne comprenais pas tout de suite :« Mademoiselle ! Mademoiselle ! Vous ne voussentez pas bien ? » Je me suis retournée, je l'airegardée en souriant. J'avais des larmes dans lesyeux, parce que je me sentais heureuse tout àcoup. « Non, ça va bien, ça va très bien, je —jevoulais juste admirer le paysage. » Mon souriren'a pas dû la rassurer, parce qu'elle s'est écar-tée. Elle était jeune, pâle, avec de longs cheveuxblonds et des yeux verts. Avec elle, il y avaitd'autres femmes, une un peu corpulente, et uneautre qui ressemblait à Mme Fromaigeat. Ellesavaient dû appeler la sécurité, parce que quandje suis sortie du bureau, vers l'ascenseur, lesportes métalliques se sont ouvertes et unhomme habillé en bleu portant des menottes àla ceinture est sorti et m'a dévisagée. Je suisentrée dans l'ascenseur, et tout s'est refermé.J'étais très fatiguée, un peu ivre. Quand j'airetrouvé le garage, au sous-sol, je me suis allon-gée sur le matelas et j 'ai dormi une grande par-tie de la journée. Même Nono, en rentrant de lasalle de boxe, ne m'a pas réveillée. Il m'a regar-dée dormir, assis le dos contre le mur, sans fairede bruit, comme s'il était mon grand frère.

150

Après cela, j 'ai recommencé à sortir. Je ne merendais pas compte que j'étais restée enferméetout ce temps. Dehors, le ciel avait pâli, le soleilcourait bas entre les nuages, il faisait froid.Même les arbres au bord de la Seine avaientchangé. Leurs feuilles jaunes tombaient dans levent.

J'ai pensé à Houriya. Dès que j 'ai pu marcher,je suis allée à pied dans la direction de la garede Lyon. J'avais froid. Nono m'avait prêté sonblouson de cuir, à peine trop grand auxépaules. J'aimais bien, il sentait l'odeur deNono, il était usé aux coudes, j'avais l'impres-sion qu'il me protégeait, dans le genre d'unearmure.

La rue Jean-Bouton était toujours pareille. Onaurait dit que j'étais partie hier. Les hôtelsmiteux, les sacs-poubelle, les dealers. Au boutde la rue, avant le cul-de-sac, il y avait la portede l'immeuble, en fer noir, avec des vitres sales.J'ai sonné, et c'est un Noir que je ne connaissaispas qui est venu m'ouvrir. Il était petit etmaigre, avec un bouc. Il m'a regardée sans riendire, puis il est retourné vers la cuisine, où ilétait en train de laver des marmites. Marie-Hélène avait toujours des hommes à son service.La porte de Mlle Mayer était entrouverte, lalumière allumée. J'ai traversé le couloir sansfaire de bruit et j 'ai frappé à la porte de lachambre.

151

Page 74: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Quand Houriya est venue, j 'ai eu du mal à lareconnaître. Elle était très grosse, et elle avaitdes cernes sous les yeux. Mais son visage s'estanimé en me voyant. «Je t'attendais, j'avais rêvéque tu viendrais aujourd'hui. » C'était toujoursce qu'elle disait. « Tu vois, je suis venue. » Ellene m'a rien demandé, ce que j'avais fait, oùj'étais allée. Peut-être que pour elle, terrée aufond de cet appartement, le temps ne passaitpas aussi vite. «Je m'ennuyais, je me disaischaque jour : est-ce qu'elle va venir aujourd'hui,est-ce qu'elle va téléphoner ? »

En quelques minutes, j'avais rassemblé toutesses affaires. J'ai bourré le linge dans les sacs, lesmédicaments, les boîtes d'avoine, tout. Houriyaavait très peur de sortir, parce que ça faisait desmois qu'elle n'avait pas payé le loyer. Mais moije ne craignais plus Mlle Mayer, ni personne.J'ai claqué la porte en sortant, si fort qu'un mor-ceau de plâtre du plafond est dégringolé dansles escaliers. J'étais contente, j'avais l'impressionqu'une nouvelle vie était en train de commen-cer. J'ai mis la main sur le ventre de Houriya :« Il bouge ? » Elle avançait doucement, en souf-flant. « Oui, il n'arrête pas, c'est un petitdémon. »

Les premiers jours à la rue du Javelot, c'étaitla fête. J'étais si heureuse d'avoir retrouvé Hou-riya que je ne la quittais plus. Nono avaitapporté un énorme appareil stéréo et tout ce

152

qu'il fallait, et une télévision en couleurs grandécran. Quand je lui ai demandé où il avaittrouvé ça, il a évité la question avec son rire, etla musique a rempli les murs du garage. Il avaitinvité des amis africains, et on a dansé sur descassettes, de la musique africaine, du raï, dureggae, du rock. Ensuite, ils ont sorti leurs petitstambours djun-djun, et ils ont commencé àjouer, et aussi d'un instrument étrange, unesanza, que Hakim, un copain de Nono, avaitamené dans une petite sacoche, comme uneharpe en miniature qui faisait un son glissant etdoux qui semblait venir de tous les côtés à lafois.

On buvait du Coca avec du rhum, de lavodka, des bières. Houriya fumait cigarette surcigarette sur le divan, dans une pose alanguie.Puis elle a essayé de danser, comme elle savait,en frappant le sol de la plante des pieds et en sedéhanchant, mais son gros ventre et ses seinsgonflés l'empêchaient. Pour la première foisdepuis son arrivée, elle riait. Elle avait toutoublié, la rue Jean-Bouton, la vieille bique. Lamusique montait de la terre, elle devait vibrerdans tous les murs de l'immeuble, résonner duhaut des trente et un étages jusqu'aux rues voi-sines, rue du Château-des-Rentiers, Tolbiac,Jeanne-d'Arc, jusqu'à la Salpêtrière et à la garede Lyon. Elle mettait du sable rouge sur lesmurs, de la terre d'Afrique. Hakim jouait, assisen tailleur, penché sur la sanza, la sueur coulait

153

Page 75: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

sur ses joues, sur sa barbiche. Il avait l'air d'unsorcier. Et Nono, presque tout nu, tout brillantde sueur, frappait du bout des doigts sur lestambours, et Houriya faisait claquer la plante deses pieds nus sur le ciment, avec le tintement deses bracelets de cuivre.

L'ascenseur était verrouillé. J'ai traîné Hou-riya dans les escaliers, jusqu'en haut de l'im-meuble, à la petite porte qui conduit aux toits— c'était Nono qui avait fait sauter le cade-nas — par l'échelle des pompiers. Il faisait déjànuit. Mais, à Paris, la nuit ne tombe jamaiscomplètement. Il y avait une lueur rouge au-des-sus de la ville, comme une cloque. Hakim etNono sont venus nous rejoindre. On s'est ins-tallés sur le gravier du toit, près des bouchesd'aération. Nono a commencé à jouer du tam-bour, et Hakim a fait grincer la sanza. On chan-tait, juste des sons, ah, ouh, eho, ehe, ahe, yaou,ya. Très doucement. On était jeunes. On n'avaitpas d'argent, pas d'avenir. On fumait des joints.Mais tout cela, le toit, le ciel rouge, les gronde-ments de la ville, le haschich, tout cela quin'était à personne nous appartenait.

Et puis on a fait cela chaque soir. C'étaitnotre cinéma. Le jour, on restait cachés sous laterre, comme des cafards. Mais, la nuit, noussortions des trous, nous allions partout. Dans lescouloirs du métro, à la station Tolbiac, ou plusloin, jusqu'à la gare d'Austerlitz. Hakim, le

154

copain de Nono, vendait des choses d'Afriquenoire, des bijoux, des colliers, des colifichets.Lui s'en foutait. Il faisait cela pour payer sesétudes d'histoire à la fac, Paris VII, il habitait àla cité U d'Antony. Il me parlait de son grand-père Yamba El Hadj Mafoba, qui avait été tirail-leur dans l'armée française, et qui s'était battucontre les Allemands. Dans le couloir du métro,le tam-tam résonnait chaque soir, à Place-d'Ita-lie, à Austerlitz, à la Bastille, à Hôtel-de-Ville. Çafaisait un roulement dans les couloirs, tantôtmenaçant comme un orage qui gronde, tantôttrès doux et régulier comme un cœur qui bat.

Je connaissais tous les musiciens. J'allais destation en station, je m'asseyais contre le mur, etj'écoutais. À Austerlitz, il y avait un groupe deWolofs, à Saint-Paul, les Maliens et les Cap-Ver-diens, et à Tolbiac, c'étaient les Antillais et lesAfricains. Eux aussi me connaissaient. Quandj'arrivais, ils me faisaient des signes, ils s'arrê-taient de jouer pour me serrer la main. Ilscroyaient que j'étais africaine ou antillaise. Ilscroyaient que j'étais la petite amie de Nono.Peut-être que c'est lui qui se vantait.

C'est comme ça que j 'ai commencé à sortiravec Hakim. J'allais le retrouver à Tolbiac ou àAusterlitz. Il abandonnait son comptoir defétiches, il le confiait à ses copains. On marchaitdans la nuit, au hasard, dans le vent froid. Onallait vers le fleuve. Hakim parlait du grandfleuve Sénégal. Il ne l'avait jamais vu. Mais son

155

Page 76: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

père lui avait raconté, quand il était enfant,l'eau très lente et les trains de billes qui descen-daient vers la mer. Et son grand-père, El Hadj,qui maintenant avait perdu la vue, parlait quel-quefois aussi du fleuve, avec des mots si précis etsi vrais que c'était comme si l'eau boueuse etjaune descendait devant ses yeux, avec lespirogues chargées de femmes et d'enfants, et lesaigrettes blanches qui s'envolaient devantl'étrave. Moi je parlais de l'estuaire du BouRegreg, comme si c'était comparable. Maisc'était mon seul fleuve, celui que j'avais vud'abord quand j'avais quitté la maison de LallaAsma, celui que je traversais tous les jours pourretourner au Douar Tabriket.

On s'asseyait dans les cafés et on parlait.Hakim était grand et mince, toujours élégantdans son costume noir. Il racontait des chosesétranges. Un jour, il m'a apporté un petit livreusé, qui avait été lu par des quantités de mainsgraisseuses. Ça s'appelait Les Damnés de la terre, etl'auteur s'appelait Frantz Fanon. Hakim me l'adonné mystérieusement : « Lis-le, tu compren-dras beaucoup de choses. » Il n'a pas voulu medire quoi. Il a seulement posé le livre sur latable du café devant moi. Il a dit : « Quand tuauras fini, tu pourras le donner à quelqu'und'autre. » J'ai mis le livre dans mon sac, sanschercher à en savoir davantage.

Il n'aimait pas Nono. Il disait qu'il étaitcomme un oiseau, il sautillait, il s'amusait, il se

156

parfumait, et c'était tout ce qu'il savait faire. Ilne respectait même pas son métier de boxeur, ildisait qu'il était aliéné, un pion des Blancs, unjouet, et quand il serait cassé, les Blancs le jette-raient à la poubelle. Il l'appelait parasite, parcequ'il se faisait héberger par son ami, ce mysté-rieux Yves qui voyageait à Tahiti, à l'autre boutdu monde. Je lui en ai voulu, parce que Nonone méritait pas qu'on dise du mal de lui. Il yavait quelque chose que Hakim ne voulait pasme dire, quelque chose dans la vie de Nono.Plusieurs fois, Hakim a voulu me prévenir. Ilcommençait : « Sais-tu ce que c'est d'être alié-né ? » J'ai dit : « C'est quand on est fou, non ? »Hakim a eu son fameux sourire ironique.« C'est une mauvaise réponse, mais peut-êtrequ'au fond elle s'applique à lui. » Mais il ne vou-lait pas continuer à en parler.

Un dimanche qu'il pleuvait, il m'a emmenéeà la porte Dorée, pour voir le musée des Artsafricains. Je crois que je n'étais jamais entréedans un musée auparavant.

Dans le musée, Hakim était enthousiaste,presque exalté. Je ne l'avais jamais vu commeça. Il m'a pris la main : « Regarde, les masquesfon. » Il parlait d'une voix un peu sourde, étran-glée. « Regarde, Laïla. Ils ont copié, tout volé.Ils ont volé les statues, les masques, et ils ontvolé les âmes, ils les ont enfermées ici, dans cesmurs, comme si tout ça n'était que des colifi-chets, des panoplies, comme si c'étaient les

157

Page 77: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

objets qu'on vend au métro Tolbiac, des carica-tures, des ersatz. » Je ne comprenais pas bien cequ'il disait. Je sentais sa main qui serrait lamienne, comme s'il avait peur que je nem'échappe. « Regarde les masques, Laïla. Ilsnous ressemblent. Ils sont prisonniers, et ils nepeuvent pas s'exprimer. Ils sont arrachés. Et enmême temps, ils sont à l'origine de tout ce quiexiste au monde. Ils sont enracinés très loindans le temps, ils existaient déjà quand leshommes d'ici vivaient dans des trous sous laterre, le visage noirci par la suie, les dents bri-sées par les carences. » Il s'approchait desvitrines, il appuyait son poing. « Ah, Laïla, il fau-drait les libérer. Il faudrait les emporter loind'ici, les ramener là où ils ont été pris, à AroChuku, à Abomey, à Borgose, à Kong, auxforêts, aux déserts, aux fleuves ! » Le gardiens'approchait, tout à coup inquiété par les éclatsde voix, par le poing de Hakim tambourinantsur la vitre. Mais Hakim m'emmenait plus loin,il tombait en arrêt devant un placard danslequel étaient exposés des bouts de poterie cas-sée, des bâtons à fouir, une sorte de pelle enbois. « Regarde, Laïla : le moindre objet de là-bas est un trésor, un joyau magnifique. » J'ai vule masque dogon à la bouche furieuse, lemasque songye, pareil à la mort, clouté de pus-tules, et les poupées ashanti, debout commeune armée de fantômes, et le long visage dudieu fang, les yeux clos, qui avait l'air de rêver.

158

Je regardais les tessons, les bouts de bois noircis,usés par les mains, écorchés par le temps. Je nesais plus ce que disait l'écriteau. Quelque chosed'ashanti, je crois. « Ce sont nos os et nos dents,tu vois, ce sont des morceaux de nos corps, ilsont la même couleur que notre peau, ils brillentla nuit comme des vers luisants. » Peut-être qu'ilétait fou, lui aussi. Et en même temps, ce qu'ildisait me faisait frissonner, c'était profondcomme une vérité. Nous avons marché encoredans le musée, devant des boucliers, des tam-bours, des fétiches. Il y avait même une longuepirogue monoxyle, un peu mangée par les ter-mites, comme si tout cela avait été déposé là parun naufrage, quand les eaux du fleuve inconnus'étaient retirées.

Mais le bruit mou des pas du gardien irritaitHakim, et on est sortis très vite du musée. Ilétouffait de rage. Il m'a dit : « Tu as vu ? Il sur-veillait que je ne vole rien. Que je n'emportepas en courant les ossements de mes ancêtres. »Il avait une expression de fatigue, il avait l'airplus vieux. « Et tu as vu ? Ces fers forgés, cesbalustres, en forme de, je ne sais pas quoi, dessagaies, des flèches, le costume de Banania ! »

Après, on a pris le train jusqu'à Évry-Courcou-ronnes pour aller rendre visite à son grand-père.

El Hadj Mafoba vivait tout seul dans un grandimmeuble blanc vers Villabé, près de l'auto-route. L'ascenseur ne marchait pas. La ported'entrée était défoncée, et le carrelage de l'esca-

159

Page 78: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

lier s'en allait par plaques. Il y avait des enfantspartout. Pendant que nous montions l'escalier,un gros garçon très blanc descendait quatre àquatre, une voix de femme haut perchée appe-lait : « Salvador ! i Adonde vas ?» Il y avait ungroupe de jeunes Arabes, en train de fumer assissur les marches, et encore un peu plus haut,deux filles qui descendaient et un petit blond àlunettes qui criait : « Merde, attendez-moi !C'est moi qui vous ai fait sortir. » Et les filles luidisaient : « Grâce à toi, p'tit con, on sort que jus-qu'à six heures. »

Le vieil homme était seul dans sa chambre,assis sur une chaise en fer devant la fenêtre,comme s'il pouvait voir dehors.

« Bonjour, grand-père. »El Hadj a mis ses mains sur le visage de son

petit-fils. Il souriait puis il a tendu la tête.« Tu as amené quelqu'un ? »Hakim riait. « Tu as l'oreille fine, on ne peut

pas te tromper, grand-père.— Qui est-ce ? »Hakim m'a conduite jusqu'à lui. El Hadj a

mis ses mains sur mon visage en les faisant glis-ser doucement le long de mes joues, et sesdoigts ouverts ont effleuré mes paupières, monnez, mes lèvres.

« Elle ressemble à Marima, a-t-il murmuré.Qui est-ce ? »

J'ai marmonné mon nom. J'avais la gorge ser-rée. C'était la première fois que je rencontrais

160

un homme aussi impressionnant. Il était trèsbeau, avec son visage couleur de pierre noire,parcheminée, et ses cheveux blancs et frisés quidessinaient une auréole. Il n'y avait pas d'autrechaise, alors je me suis assise par terre, contre lemur, pendant que Hakim faisait bouillir del'eau pour le thé.

El Hadj parlait doucement, lentement, d'unevoix un peu rocailleuse, en appuyant sur lesmots, qu'il choisissait avec soin. Il ne s'adressaitpas à moi en particulier, ni à son petit-fils. Il rai-sonnait tout haut, comme s'il égrenait des sou-venirs, ou comme s'il inventait un conte. Etpuis, en sirotant son verre de thé, il a parlé sim-plement de ce que j'attendais, le grand fleuveSénégal qui roule des eaux rouges et convoie lesarbres morts et les crocodiles. J'écoutais sa voix,tantôt gutturale, tantôt chantante, et il parlaitde son village natal, qui s'appelait Yambacomme lui, un village aux murs de boue où lesfemmes dessinaient avec un doigt trempé dansl'amarante. Il me parlait de son père et de samère, et des dix enfants qu'ils avaient faits, dubruit des voix le matin, et lui, qui était le plusjeune, devait marcher deux heures pour arriverà l'école du fleuve et psalmodier le Coran jus-qu'au soir. En parlant, il chantonnait et se met-tait à balancer le haut de son corps, commequand il avait huit ans, et sa voix devenait aiguëet claire comme une voix d'enfant.

« Tais-toi, grand-père, tu vas ennuyer Laïla... »

161

Page 79: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Hakim était resté debout près de la porte,comme s'il allait partir.

« Comment ennuyer ? C'est toi qui ne veuxpas. » Il s'adressait à moi, le visage tourné decôté, éclairé par la fenêtre. « Il ne veut pas lirele livre saint. Il ne veut pas entendre parler duProphète. Il n'aime que son... comment s'ap-pelle-t-il ? son Fano...

— Fanon.— Oui, Fano, Fanon. Je reconnais qu'il dit de

bonnes choses. Mais il oublie l'important, leplus important. »

Il laissait un long silence, pour que je dise :« Qu'est-ce qui est important, El Hadj ?— Que même l'homme le plus insignifiant

est un trésor aux yeux de Dieu. »Comme Hakim s'irritait, le vieil homme corri-

geait avec malice :« Mais laissons cela. Il n'y croit pas. Et toi,

Laïla, est-ce que tu y crois ?— Je ne sais pas.— Mais son... Fanon dit des choses très justes,

c'est vrai que les riches mangent la chair despauvres. Quand les Français sont arrivés cheznous, ils ont pris des jeunes hommes pour lesfaire travailler aux champs et des jeunes fillespour servir à leur table, faire la cuisine et cou-cher avec eux dans leurs lits, parce qu'ils avaientlaissé leurs femmes en France. Et pour fairepeur aux petits Noirs, ils leur faisaient croirequ'ils les mangeraient.

162

— Et ils les ont envoyés à la boucherie enFrance, sur les champs de bataille, en Tripoli-taine. »

El Hadj se fâchait.« Mais ça, ce n'était pas la même chose, on se

battait contre l'ennemi de l'humanité.— Vous saviez pourquoi vous alliez mourir ?— On le savait... »Il y a eu un silence, pendant que El Hadj

fumait rêveusement devant la fenêtre ouverte.La pluie tombait tranquillement. El Hadj portaitune grande chemise africaine bleu pâle bordéede blanc, sans col, et un pantalon noir, et il étaitchaussé de gros souliers de cuir verni noirs, etde chaussettes de laine. Il se tenait immobile,assis bien droit sur sa chaise, la cigarette entreses longs doigts.

Quand on est partis, il a de nouveau touchémon visage, effleuré mes yeux et mes lèvres. Il adit lentement : « Comme tu es jeune, Laïla. Tuvas découvrir le monde, tu verras, il y a de belleschoses partout dans le monde, et tu iras loinpour les trouver. » C'était comme s'il me don-nait sa bénédiction. Et j 'ai senti un frisson derespect et d'amour.

En sortant de l'immeuble, à la nuit tombée,j 'ai vu pour la première fois le camp des Gitans,sur le terre-plein boueux, entre les voies de l'au-toroute, pareils à des naufragés sur une île.

Page 80: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Comme ça, j'ai pris l'habitude de rendrevisite à El Hadj. J'allais une fois par semaine, unpeu plus, un peu moins. Ce qui était bien, c'estqu'il ne m'attendait pas, ou du moins il ne lais-sait pas voir qu'il avait pu attendre. Quand j'en-trais dans la petite chambre, ce n'est pas àHakim qu'il s'adressait. Il savait que j'étais là, iltournait la tête : « Laïla ? » Hakim disait que lesaveugles sont ainsi, ils ont un autre sens, ils sen-tent mieux les odeurs, comme les chiens.

Dans le train pour Évry, il y avait une bandede garçons et de filles, douze, treize ans à peine,encore des enfants. Dépenaillés, insolents,bruyants, mais j'aimais bien les voir. Ils m'amu-saient, ils se passaient une cigarette, ils faisaientdes grimaces, ils disaient très fort des grossiè-retés en regardant du coin de l'œil l'effet que çafaisait sur les banlieusards grognons. Un peuavant Évry, deux contrôleurs sont arrivés pourles arrêter, et la bande d'enfants s'est sauvée en

164

sautant par la fenêtre sur le talus, juste avant lagare. Ils se suspendaient à l'extérieur, accrochésà la vitre, et ils lâchaient en criant.

C'est comme cela que j'ai rencontré Juanico.À présent, je quittais tôt le squat du Javelot,

j'allais travailler une heure ou deux dans lequartier, je faisais le ménage chez Béatrice, quiétait rédactrice dans un journal, dans leVe arrondissement, et chez un couple deretraités rue Jeanne-d'Arc. Houriya restait àfaire la cuisine, elle sortait un peu vers midi, elleallait se promener toute seule, avec son grosventre, dans le jardin des immeubles, au-dessusde nos têtes. Elle a fait la connaissance deM. Vu, un Vietnamien qui était gérant d'un res-taurant, dans notre quartier.

Je ne voyais pas beaucoup Nono. Quand jepartais, il dormait encore dans la salle-garage,sur ses feuilles de carton. Depuis la fois où ilm'avait enlacée, après mon arrivée, je ne l'avaispas invité à se coucher contre moi. Je ne voulaispas. J'avais peur que ça ne devienne une his-toire, si vous voyez ce que je veux dire. Je croisque ça le rendait très malheureux, mais il restaitgentil avec moi, comme s'il ne s'était rien passé.

L'après-midi, j'allais retrouver Hakim dans uncafé près de la Sorbonne. Hakim l'appelait lecafé de la Désespérance parce qu'il disait que çaressemblait à l'entrée de l'Enfer. Il apportait leslivres, les cahiers, et je commençais à travailler.Il avait décidé que je devais brûler les étapes et

165

9

Page 81: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

me présenter au bac en candidate libre, ou à lacapacité en droit. Pour le français, l'histoire etla philosophie, je n'avais aucun mal. Les leçonsde Lalla Asma étaient exceptionnelles, ellem'avait façonnée à l'âge où d'autres jouaient àla poupée ou restaient des heures devant desdessins animés. Hakim me faisait lire des pas-sages de Nietzsche, de Hume, de Locke, de LaBoétie. Il m'apportait des photocopies. Il pre-nait ça très à cœur. Je crois que, tout d'un coup,c'était devenu plus important pour lui que deréussir à ses propres examens.

Il avait mis son grand-père dans le secret, etquand j'allais à Évry-Courcouronnes, El Hadjdemandait : « Alors, où en es-tu de la philoso-phie ? » On discutait des problèmes de morale,de la violence, de l'éducation, des idées sociales,de la liberté, etc. Et toujours il disait des chosestrès belles, comme si elles venaient du fond dutemps et qu'il les avait retrouvées intactes danssa mémoire.

Il disait : « Dieu fend le grain et le noyau, ilfait sortir le vivant du mort et le mort duvivant. » Il disait : « Sais-tu ce qu'est la frappan-te ? C'est la journée où les hommes serontcomme des papillons épars et les monts commede la laine cardée. » Il disait : « Je me réfugieauprès du Seigneur de l'Aurore, contre le mal,contre la nuit qui se déroule, contre le mal decelles qui soufflent sur les nœuds, contre le maldu jaloux quand il jalouse. » Il tournait son

166

visage vers la fenêtre, et c'était comme si lesmots venaient du plus profond de lui, doux etsonores.

Il parlait du Prophète, et de Bilal, son esclave,qui avait le premier lancé l'appel à la prière.Après l'hégire, quand le Prophète avait renduson dernier soupir dans les bras d'Aïcha, Bilalétait retourné en Afrique, il avait parcouru lesforêts jusqu'au grand fleuve qui l'avait conduitsur le rivage de l'océan. Il parlait de cela commes'il avait connu Bilal, comme si c'était arrivédans sa propre famille, et je voyais Hakim, assispar terre, qui buvait ses paroles. Je n'ai jamaisoublié l'histoire de Bilal, et pour moi aussi,c'était ma propre histoire.

Hakim voulait que je vienne le voir à la cité Ud'Antony. Là-bas, c'était un autre monde. Ça neressemblait pas à la rue du Javelot, ni aux sta-tions de métro, et on était bien loin de Cour-couronnes. C'était immense, entouré de beauxjardins verts comme à la campagne, avec despies et des merles. Il y avait des étudiants dumonde entier, des Américains, des Italiens, desGrecs, des Japonais, des Belges, même des Turcset des Mexicains. Hakim m'invitait au resto U, ilpayait mon déjeuner avec des tickets. Je man-geais des raviolis, des lasagnes, des plats que jene connaissais pas. Comme dessert, j'essayais lespetits-suisses, les profiteroles, les beignets auxpommes, la frangipane. Hakim me regardaitm'empiffrer, ça avait l'air de l'amuser. Lui était

167

Page 82: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

habitué. Il mangeait à peine, il grignotait unbout de biscotte. Il trouvait tout dégueulasse.

Après, il voulait que je monte dans sachambre. Il disait qu'il voulait me montrer seslivres. Mais je n'avais pas envie de me disputeravec lui. Je savais qu'il voulait m'embrasser, ettout, et je n'avais pas envie que ça deviennecomme ça avec lui. Je voulais qu'on reste amis,qu'on continue à aller voir El Hadj, pour l'écou-ter parler du Prophète.

Je savais bien que ça l'embêtait. Il était jaloux,parce qu'il croyait que Nono était mon petitami. Mais il n'osait rien dire. On allait dans lesalon, on s'asseyait sur le sofa, et je sortais demon sac Par-delà le bien et le mal. « Explique-moipourquoi Nietzsche parle de contrat. Tu m'asdit qu'il n'avait rien inventé, que c'était Humequi avait dit que toutes les sociétés reposent surun contrat. » Il me regardait derrière ses verres.Avec sa barbiche et ses lunettes d'acier, il avaitl'air d'un homme dur. Je suppose qu'il voulaitressembler à Malcolm X, et pour ça aussi il nesortait jamais sans avoir repassé ses chemisesblanches et choisi sa cravate. Il ne voulait pasressembler aux Africains de Nanterre ou auxAntillais des Saules avec leurs piggytails et leursdreadlocks. Il détestait tout ça et, en mêmetemps, il souffrait pour eux. Un jour, il m'a dit :« Tu sais ce qui me fait le plus mal ? C'est de lesregarder et de penser que même pas la moitiéd'entre eux arrivera à l'âge adulte. C'est commesi tu étais dans le couloir de la mort. »

168

Il parlait aussi de l'Afrique, des règlements decompte, des mercenaires au Biafra, des enfantsqui mouraient de faim, de sida, de choléra.

Il aimait bien Nietzsche, mais c'était tout demême Fanon qu'il préférait. Il me lisait aussides morceaux de Maîtres et esclaves de RobertoFrayre. Mais il n'aimait pas les romans, ni lespoésies, sauf Mahmoud Darwich et TimagèneHouat. « Les romans, c'est de la merde. Il n'y arien là-dedans, ni vérité, ni mensonge. Juste duvent. » Il acceptait à la rigueur Rimbaud et JohnDonne, mais il en voulait à Rimbaud d'avoir malparlé des Noirs et d'avoir trempé dans des tra-fics. Un jour, je lui ai dit : « Au fond, tu pensescomme ton grand-père, que tout a été dit dansle Coran. » Je croyais qu'il se mettrait en colère,mais après avoir réfléchi, il a répondu : « C'estvrai, il ne peut pas y avoir de poésie plus grandeque celle-là, c'est terrible que tout ait été dit il ya plus de mille ans, et qu'on sache qu'on nepourra jamais faire mieux. » J'ai dit : « Alors, onpeut peut-être faire pire ? » Il m'a regardée avecétonnement, je crois que c'est quelque chosequ'il n'arrivait pas à comprendre.

J'avais deux vies. Le jour, avec Houriya, et lesménages chez ma rédactrice, et les courses dansle quartier chinois, et tout le monde trouvaitque j'étais bien gentille. J'allais même voirNono s'entraîner dans sa salle de boxe, àBarbès. Et puis les rendez-vous d'étude avecHakim, à la Sorbonne, ou près de la rue d'Assas,

169

Page 83: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

et il était très fier de me montrer à ses cama-rades étudiants : « C'est Laïla, elle est autodi-dacte. Elle se présente au bac en candidate librecette année, section littéraire. »

La nuit, tout changeait. Je devenais un cafard.J'allais rejoindre les autres cafards, à la stationTolbiac, à Austerlitz, à Réaumur-Sébastopol.Quand j'arrivais par le tuyau du couloir et quej'entendais les coups du tambour, ça me faisaitfrissonner. C'était magique. Je ne pouvais pasrésister. J'aurais traversé la mer et le désert, tiréepar le fil de cette musique-là.

Les Africains étaient plutôt à la Bastille ouà Saint-Paul, et à Réaumur-Sébastopol,c'étaient les Antillais. Mais il y avait quelque-fois Simone. C'est Nono qui me l'a faitconnaître, la première fois. Il y avait beaucoupde monde dans les couloirs, mais j 'ai réussi àme faufiler au premier rang. Elle était grande,très noire de peau, avec un visage un peu longet des yeux arqués, elle était coiffée d'un tur-ban fait avec des chiffons rouges, et elle portaitune longue robe rouge sombre. J'ai penséqu'elle ressemblait à une Égyptienne. « C'estSimone, elle est haïtienne », a dit Nono. Elleavait une voix grave, vibrante, chaude, quientrait jusqu'au fond de moi, jusque dans monventre. Elle chantait en créole, avec des motsafricains, elle chantait le voyage de retour, àtravers la mer, que font les gens de l'île quandils sont morts. Elle chantait debout, presque

170

sans bouger, et puis soudain elle se mettait àtourner en battant des hanches, et sa granderobe s'ouvrait autour d'elle. Elle était si belleque j 'en étais suffoquée.

Un soir, elle m'a parlé. Il y avait eu une des-cente de police, et tout le monde s'était dis-persé. On s'est retrouvées seules dans la station,au bout d'un long couloir. Il fallait passer. Je luiai donné un ticket, et nous avons pris le métrovers Place-d'Italie. Elle s'est assise sur un stra-pontin, et moi à côté d'elle. Dans le wagon cras-seux, elle avait l'air d'une princesse, avec sespaupières lourdes, sa lèvre inférieure qui faisaitun ourlet, ses pommettes larges et lisses. Ellem'a demandé qui j'étais, d'où je venais. Je nesais pas pourquoi, je lui ai dit ce que je neconfiais à personne, ni à Nono, ni à Marie-Hélène, ni à Hakim, que je ne savais pas quij'étais ni d'où je venais, qu'on m'avait vendue,une nuit, avec mes boucles d'oreilles qui repré-sentaient le premier croissant de la lune. Ellem'a regardée un long moment, elle m'a souri,elle était émue, je crois. Elle m'a serré la main,ses mains étaient larges et chaudes, pleines deforce. Elle a dit : « Tu es comme moi, Laïla.Nous ne savons pas qui nous sommes. Nousn'avons plus notre corps avec nous. » C'étaitétrange de l'entendre parler ainsi, avec lescahots du wagon et les éclats de lumière des sta-tions qui passaient sur son visage, qui éclairaientses iris d'un brun transparent comme unegemme.

171

Page 84: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Elle m'a emmenée chez elle. Elle habitait unepetite maison avec un petit jardin, dans unepetite rue, qui avait un nom bizarre, Butte-aux-Cailles. Elle vivait là avec son ami, un médecinhaïtien, très grand et mince, élégant, et d'autresgens, des Haïtiens, des Dominicains aussi.Ensemble, ils parlaient cette langue douce etrapide, que je ne comprenais pas. S'il n'y avaitpas eu Simone, je crois que je serais repartietout de suite, parce que ces gens-là me faisaientpeur, surtout Martial Joyeux, l'ami de Simone,qui me regardait d'un œil fixe, comme s'il vou-lait lire dans mon âme. Il y avait aussi quelquesBlancs, un homme d'un certain âge, qui sedisait critique d'art et qui ressemblait un peu àM. Delahaye, des femmes habillées à l'africaine,portant de lourds colliers de colifichets dans legenre de ceux que vendait Hakim. La fumée descigarettes et du hasch faisait des volutes lourdesqui s'enroulaient autour des rayons des spotslumineux, en suivant les notes d'une musiquelente qui avait l'air de sortir de tous les côtés, dusol, même des fenêtres.

Personne ne s'occupait de moi. J'étais deboutdevant l'entrée de la salle, je fumais en essayantde voir Simone, son turban écarlate, ses bouclesd'oreilles en or.

Le critique d'art est venu vers moi, il m'a ditquelque chose à voix basse, et comme je necomprenais pas, il s'est penché sur mon oreillepour répéter. « Elle est sublime. » Je crois que

172

c'est ce qu'il disait. « Elle est toute l'âme dumartyrologe. » Je n'ai dit ni oui ni non. Peut-être qu'il pensait que je ne comprenais pas. Jel'ai regardé bien en face, et fort, pour qu'ilentende, j'ai récité Aimé Césaire :

À moi mes dansesmes danses de mauvais nègreà moi mes dansesla danse brise-carcanla danse saute-prisonla danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d'être nègre.

Le critique m'a regardée sans bouger, puis ila éclaté en applaudissements. Il criait : « Écou-tez, écoutez cette jeune fille, elle a quelquechose à vous dire ! » Et Simone a commencé àchanter, rien que pour moi. J'ai su qu'elle chan-tait pour moi parce qu'elle était debout au fondde la salle et qu'elle a tendu la main vers moi, etsa voix chantait des paroles en français, trèsdouces et qui glissaient dans la musique destambours.

Et puis j'ai fumé des cigarettes de hasch.J'avais déjà été dans des endroits où on faisaitça. Au fondouk, de temps en temps, les prin-cesses se réunissaient dans une des chambres etelles fumaient à tour de rôle, et ça sentait uneodeur de feuille, un peu âcre, un peu sucrée. Çam'enivrait et ça m'endormait.

Là, ce n'était pas pareil. C'est un Haïtien qui

173

Page 85: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

m'a donné la cigarette, et comme il y avait lamusique, et la voix de Simone qui s'enroulaitdoucement, j 'ai respiré la fumée, très fort,comme si je voulais qu'elle me traverse de parten part. J'ai bu aussi de l'alcool, du whisky, de labière, du rhum. Je me rappelle que je ne pou-vais plus m'arrêter. Bien entendu, j 'ai été bien-tôt complètement ivre, non pas inconsciente,mais vraiment ivre, comme ils montrent quel-quefois au cinéma. J'étais debout devantSimone, et je chantais moi aussi, je répétais sesparoles, je dansais en même temps. J'étais ivre,mais je n'avais pas perdu la tête, au contraire.Tout était devenu très clair. Je répétais lesparoles d'une chanson, au fur et à mesure, surle rythme des petits tambours qui parlent.

J'entends la ville qui batDans mon cœur dans mon sangNous autresLoin perdu la mer... Manjé tépas féYich pou lesclavaj...

Le monde vacillait comme dans un séisme,je voyais les murs ondoyer, et les silhouettesdes gens s'effilocher, et la couleur écarlate duturban de Simone qui grandissait, emplissaittoute la salle. Le docteur Joyeux s'est occupéde moi. Il m'a allongée sur le sofa, et Simone

174

m'a essuyé le visage avec une serviette trempéedans l'eau froide. Elle avait des gestes trèsdoux, très maternels. Elle parlait lentement, etj'avais l'impression qu'elle continuait à chan-ter, rien que pour moi, de sa voix grave, unpeu rauque, mais ça n'était pas le roulementdoux des tambours, c'était le bruit de moncœur dans mes oreilles.

Les gens sont partis les uns après les autres.Peut-être qu'ils avaient peur que je ne cause unproblème. C'étaient des gens importants, descritiques d'art, des cinéastes, des politiciens. Cesont toujours eux qui s'en vont en premier.

D'ailleurs, l'ami de Simone se disputait unpeu avec elle. C'était drôle, je les entendais trèsloin, comme si je flottais au-dessus de moncorps, et qu'ils parlaient devant quelqu'und'autre. Puis ils m'ont laissée sur le sofa, et ilssont partis dans la chambre. Et j'entendais lavoix grave du docteur, et les cris de Simone,d'abord comme s'il la battait, ou la torturait,ensuite elle s'est mise à geindre en cadence, etj 'ai compris qu'ils faisaient l'amour.

Je grelottais de fièvre sur mon sofa. À unmoment, je suis allée vomir dans la cuisine, jetitubais, je renversais des chaises. Il y avaitencore deux Haïtiens en train de boire. Quandils m'ont vue dans cet état, ils sont allés cher-cher le docteur. J'entendais qu'ils parlaient demoi en créole, et Martial Joyeux a dit : « Elle estpeut-être mineure, il vaut mieux la ramener

175

Page 86: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

chez elle. » Je crois qu'il a téléphoné un peupartout, jusqu'à ce qu'il retrouve Hakim. C'estainsi qu'il a eu l'adresse du garage de la rue duJavelot. Je commençais à comprendre que lemonde est étroit, quand on tire sur le bon fil,on a tout qui vient, c'est-à-dire que ceux quicomptent pour quelque chose sont liés les unsaux autres, et ils amènent tous les autres, lesrien du tout comme Nono et moi avec eux. Jepensais à tout cela pendant que l'ami deSimone téléphonait. J'avais le cerveau qui bouil-lait. En même temps, je voyais le visage deSimone, ses grands yeux de vache égyptienne,qui exprimaient une détresse profonde, et toutd'un coup, j 'ai compris pourquoi elle avait ditque nous étions semblables, que toutes les deuxnous n'avions plus notre corps, parce que nousn'avions jamais rien voulu et que c'étaient tou-jours les autres qui avaient décidé de notre sort.

Elle est restée dans la petite maison, pendantque Martial et un de ses copains m'ont emme-née en voiture. Dehors, il pleuvait. Les flaquesfrissonnaient sur le pavé noir de la rue. La voi-ture roulait dans les rues silencieuses et vides. Jecrois qu'ils cherchaient une pharmacie de nuit,et le toubib est allé acheter un médicamentpour moi, des gouttes de Primpéran, ouquelque chose. Et ils m'ont déposée dans la rue,devant la porte. Ils m'ont fait descendre, ilsm'ont assise le dos contre la porte du garage.Martial Joyeux m'a regardée en silence. Le

176

copain du toubib a dit une phrase en créole Jem en fichais. C'aurait pu aussi bien être du java-nais. Et puis ils sont partis, les deux feux rougesont tourné la rue, ont disparu.

Page 87: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

10

Après, il y a eu l'hiver. Jamais je n'avais euaussi froid. Tagadirt m'avait raconté autrefoistout ce qu'il y a en France en hiver : le ciel gris-noir, les lumières allumées dans les rues àquatre heures, la neige, le verglas, et les arbrestout nus, tordus comme des spectres. Maisc'était encore plus dur que ce qu'elle avait dit.

Le bébé de Houriya est arrivé en février.Quand le bébé est né, j 'ai pensé que c'étaitpeut-être la première fois que ça arrivait, unenfant qui naissait sous la terre ; si loin de lalumière du jour, comme au fond d'uneimmense grotte.

C'est peut-être à cause de ça que j 'ai com-mencé à penser au Sud, à retourner vers le so-leil. Pour que le bébé ait du soleil sur sa peau,pour qu'il ne continue pas à respirer l'air pourride cette rue sans ciel.

Avec Nono, on faisait des plans. Il allaitgagner son match des poids plume, il pourrait

178

acheter une auto, et on descendrait tous vers lesud avec Houriya et le bébé par la grande routequi passe par Évry-Courcouronnes, avec ses huitvoies qui sont comme un fleuve. On irait àCannes, à Nice, à Monte-Carlo et même jusqu'àRome, en Italie. On attendrait avril, ou mai,pour que le bébé soit bien grand et puisse sup-porter le voyage. Ou même juin, puisque jedevais me présenter au bac. Mais on n'irait pasau-delà, parce que ça serait trop long, trop tard,qu'on ne partirait plus. Juin était bien. Juste-ment, le grand match de sélection avait lieu le 8.Nono s'entraînait tout le temps. Quand il n'étaitpas à la salle du boulevard Barbès, il boxait dansson garage. Il s'était fabriqué un punching-ballavec un sac de patates qu'il avait rembourréavec des chiffons.

Il faisait froid dans la rue du Javelot. Heureu-sement, Nono avait ramené un radiateur élec-trique qui soufflait en faisant un bruit d'avion.Pour ne pas dépenser trop, Nono m'avaitmontré comment il avait trafiqué le compteur,en perçant à la chignole sur le côté du capot unpetit trou pour bloquer la roue avec une aiguilleà tricoter. Quand le contrôleur risque de passer,on enlève l'aiguille et on masque le petit trouavec un peu de pâte à modeler bleue. L'argentmanquait. Nono s'entraînait, il n'avait pas letemps de travailler et la bourse suffisait à peine.Quand il rentrait, le soir, il s'écroulait defatigue. Son député socialiste lui avait promis

179

Page 88: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

une carte de séjour s'il remportait le match, et ilne voulait pas la manquer. Houriya, les dernierstemps, ressemblait de plus en plus à la reine desabeilles. Elle restait couchée sur le lit, à côté duchauffage qui ronronnait, énorme et inutile, levisage tout bouffi par la grossesse. Elle ne vou-lait pas qu'une assistante sociale s'occupe d'elle.Elle ne voulait pas de docteur non plus. Elleavait peur qu'on ne la dénonce à la police,qu'on ne la renvoie à son mari. Elle était ensûreté sous terre, comme une araignée dans soncocon, à fabriquer son bébé. Personne ne pour-rait la trouver là. Le seul danger, c'était l'ami deNono, mais, aux dernières nouvelles, il se plai-sait à Bora Bora. Il n'y avait pas trop de risquequ'il débarque à Paris au milieu de la pluie etdu grésil.

Quand le moment d'accoucher est venu,Houriya a réclamé une femme, pas un médecin.Nono était affolé. Il courait dans tous les sens, ilperdait la tête. Comme je ne savais pas où aller,j 'ai pris le train jusqu'à Évry-Courcouronnes etje suis allée au camp gitan. Juanico a trouvé lafemme. Il a discuté avec elle en manouche, etelle a accepté de venir pour cinq cents francs.Elle s'appelait Josefa, c'était une grande femmeun peu hommasse, avec un visage long et angu-leux, et des mains fortes. Elle ne parlait presquepas le français, mais elle s'est radoucie quandelle m'a entendue lui parler en espagnol. Elleavait l'accent dur des Galiciennes.

180

Je l'ai ramenée par le train. Avant d'aller ruedu Javelot, elle a voulu faire quelques courses,pour elle et pour la future maman. Elle a achetédu coton, du sparadrap, de la Betadine, descompresses, des choses comme ça, et aussi desherbes chez le Chinois, du thym, de la sauge etun onguent dans une boîte ronde décorée d'untigre. Elle a acheté aussi du Coca, des biscuits,des cigarettes.

Elle s'est installée dans le garage, elle aaccroché un drap au travers de la pièce où setrouvait Houriya, pour que personne ne ladérange. Elle est restée là trois jours, presquesans sortir, sans parler. Elle trouvait que ça sen-tait mauvais, elle brûlait des bouts d'encens, ellefumait ses cigarettes. Ces journées-là, Nono etmoi, nous ne pouvions pas rester en place, nousétions tout le temps dehors. Après le travail chezBéatrice, j'allais le retrouver dans la salle d'en-traînement, à Barbès. Il boxait contre sonombre, il sautait à la corde. Je m'asseyais dansun coin et je le regardais bouger. Tout lemonde croyait que j'étais sa petite amie. Mêmele député socialiste est venu me parler. Il nedisait pas « Nono » ou « Léon », mais il parlaitde lui en disant son nom de famille, Adidjo. Ildisait : « Il faut qu'Adidjo travaille, il ne fautplus qu'il déconne, dis-le-lui. » Je crois qu'il fai-sait allusion aux fréquentations de Nono, auxtypes qui cassaient les pavillons et les autos, auxsonos qu'il ramenait de temps en temps et qu'il

181

Page 89: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

revendait. Le député était un petit homme avecdes cheveux en brosse, l'air d'un sportif, d'unpolicier. Je n'aimais pas qu'il vienne me parler.Je n'aimais pas qu'il dise comme ça « Adidjo »comme s'il avait des droits, comme s'il était dumême bord. Une fois ou deux, il avait essayé desavoir où j 'en étais avec la loi, si j'avais une cartede séjour. Je n'aimais pas qu'il me pose desquestions, je n'aimais pas qu'il tutoie tout lemonde, comme s'il n'y avait pas de différenceentre lui et nous, mais peut-être qu'il était sim-plement amical. Il était amputé du bras gauche,et c'était peut-être pour ça. Il allait vers les gens,il leur disait, en parlant fort : « Tiens, aide-moi àmettre mon pull, tu veux ? » Il avait l'amitié unpeu agressive. Il disait presque tous les jours àNono : « Ne t'en fais pas, ta carte c'est uneaffaire réglée. » Comme s'il pouvait y avoir quoique ce soit de « réglé ».

Et puis Houriya a accouché d'une fille.Quand je suis revenue de chez Béatrice la rédac-trice, le bébé était là, accroché à la poitrine deHouriya. La sage-femme était fatiguée. Elle avaitbu plusieurs verres de vin et elle s'était endor-mie profondément sur le sofa. Même la lumièredu néon ne l'a pas réveillée.

Houriya avait l'air de somnoler, elle aussi. Lachambre sentait une odeur forte, d'urine, desueur, une odeur un peu aigre. S'il y avait euune fenêtre quelque part, je l'aurais ouverte engrand, pour faire entrer l'air, le soleil. J'ai pensé

182

qu'il fallait que le bébé s'en aille très vite, sinonil ne vivrait pas sous terre.

Les jours qui ont suivi, la fièvre est retombée.On était tous épuisés, comme si chacun avaitfabriqué le bébé. Nous dormions à tour de rôle,en suivant le rythme des tétées. Houriya avait lesbouts des seins gercés, elle avait du mal à allai-ter. Il y avait du sang dans son lit. La sage-femme est revenue, elle a fait boire du lait et del'anis à Houriya, elle lui a massé les tétons avecune pommade grasse. Houriya grelottait defièvre, et le bébé hurlait. À la fin, Béatrice larédactrice a envoyé une copine qui étaitinterne, et elle a emmené Houriya et son bébé àla maternité. Il fallait qu'elle soit bien malade,parce qu'elle s'est laissé emmener sur unecivière sans rien dire.

J'allais la voir tous les après-midi. Elle étaitavec d'autres mamans, dans une jolie chambrebien blanche, au rez-de-chaussée ; par la fe-nêtre, on voyait des cyprès, des troènes, des moi-neaux qui voltigeaient. Même le ciel gris étaitmagnifique. J'apportais des gâteaux secs, du thédans une thermos. Pour l'amuser, je racontaisn'importe quoi à Houriya. Je lui disais qu'onallait donner un nom au bébé. On l'appelleraitPascale, parce qu'elle était née au bon moment,avant que ne soit pris le décret d'application dela nouvelle loi du sang. Houriya était d'accord,mais elle voulait qu'on ajoute Malika, parce quec'était le nom de sa mère. C'est ainsi que le

183

Page 90: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

bébé s'est appelé Pascale Malika. Au registre del'état civil, elle a voulu donner le vrai nom dupère, Mohammed, pour que la fille ne soit pasde père inconnu. Même Hakim était venu lavoir. Il avait regardé cette petite chose rouge etvivante, écrasée de sommeil dans le berceau, àcôté de Houriya. Il avait dit : « Elle a bien l'aird'une petite Française. »

Houriya était tout à coup inquiète : « Mais sije veux rentrer chez moi, ils ne me l'enlèverontpas?» Je l'ai rassurée comme j'ai pu. «Per-sonne ne pourra te l'enlever. Elle est à toi, rienqu'à toi. » Je pensais que c'était la première foisque Houriya avait quelque chose à elle, etmalgré tout ce qu'elle avait subi, et l'incertitudede l'avenir, elle avait de la chance.

L'arrivée de Pascale Malika avait vraimenttout changé rue du Javelot. J'ai compris queplus rien ne serait comme avant, et ça valaitmieux. D'abord, Houriya ne pensait plus à s'enaller. Elle ne voulait plus retourner chez elle.Maintenant qu'elle avait le bébé, elle se sentaitplus forte, la ville et les gens ne lui faisaient pluspeur. Chaque matin, elle enveloppait le bébédans un grand châle, et elle allait dehors, dansles jardins, dans les rues ou bien elle rendaitvisite à son copain, M. Vu. Pour qu'elle ait dutravail, j 'ai demandé à Béatrice de l'engager àma place. Béatrice a acheté un berceau pour lebébé ; et chaque matin, Houriya allait travaillerchez elle. Béatrice et son mari ne pouvaient pas

184

avoir d'enfant, alors ils étaient émus de voircette petite fille qui dormait chez eux. Et puisHouriya a pris l'habitude de la laisser plus long-temps, pendant qu'elle allait faire des courses,ou quand elle suivait ses cours d'alphabétisa-tion. Pascale Malika avait une jolie chambre,Béatrice et son mari avaient enlevé le bureau etles étagères pleines de livres, ils avaient retapisséen rose, et c'était très calme, avec de la lumièreet du soleil. Quand Houriya revenait dans letrou noir de la rue du Javelot, pour la nuit, lebébé criait et pleurait, ne voulait pas dormir. Ilsne l'ont pas dit, mais je crois que, dès le début,Béatrice et son mari ont pensé à adopter PascaleMalika.

J'ai revu Simone. Un soir, je suis retournée aumétro Réaumur-Sébastopol. Il me semblait qu'ily avait des années que je n'étais pas revenue.Quand j'ai entendu les coups du tambourrésonner de loin dans le couloir, ça m'a fait fris-sonner. Je ne savais pas à quel point ça m'avaitmanqué. Et en même temps, tout ce qui s'étaitpassé, avec la naissance du bébé, m'avait chan-gée, peut-être vieillie. Comme si maintenant jepercevais ce qu'il y avait derrière tous ces gestes,tous ces actes, le sens caché de cette musique.

Dans le couloir, à la croisée des tunnels, lesjoueurs étaient assis, ils frappaient sur les tam-bours. Il y avait ceux que je connaissais, lesAntillais, les Africains, et d'autres que je n'avais

185

Page 91: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

jamais vus, un garçon avec des cheveux longs, lapeau couleur d'ambre, de Saint-Domingue, jecrois. Simone ne chantait pas. Elle était assise, ledos contre le mur, le visage masqué par deslunettes noires. Je me suis installée à côté d'elle,et quand elle m'a reconnue, elle a eu un sou-rire, mais j 'ai vu que sa joue droite étaittuméfiée.

« Qu'est-ce qui t'est arrivé ? »Elle a haussé les épaules, elle ne m'a pas

répondu. La musique des jumbés, des djun-djuns roulait doucement, c'était très lent, trèscalme. Ça roulait sous la terre, jusqu'à l'autrebout du monde, pour réveiller la musique del'autre côté de l'eau. Comme un chant, commeune langue. J'en avais besoin, ça me faisait dubien, c'était pareil à la voix du muezzin qui pas-sait au-dessus des toits et qui entrait dans la courde Lalla Asma, pareil à la voix de mes ancêtresdu pays des Hilal.

À un moment, il a dû y avoir un signal que lapolice arrivait, et tout le monde est parti trèsvite, les tambours, les spectateurs, et je me suisretrouvée seule avec Simone, comme la fois oùj'étais allée chez elle. Mais elle m'a demandé,elle avait une voix étouffée, angoissée : « Laïla,est-ce que je peux aller chez toi cette nuit ? »Elle savait où j'habitais depuis le soir où Martialm'avait déposée devant la porte du garage. Je nelui ai pas demandé pourquoi. On est rentrées àpied à travers Paris, dans la bruine.

186

Elle a passé deux jours chez nous. Elle restaitsans bouger, couchée sur un matelas que Nonoavait apporté. Elle buvait un peu de Coca, et ellese rendormait. Elle était bourrée de sédatifs.Elle a raconté un peu ce qui lui était arrivé, sonami était devenu fou, il l'accusait de le tromper,il l'avait battue, et ils s'étaient mis à deux pourla violer. Elle ne voulait pas que je prévienne lapolice. Elle disait que ça ne servirait à rien, quele docteur Joyeux était important, il avait desamis partout, il travaillait à l'Hôtel-Dieu et per-sonne ne la croirait.

Une nuit, il est venu la chercher. J'ai entendul'auto s'arrêter derrière la porte du garage. Jene sais pas comment il a deviné que Simoneétait cachée chez moi. Il avait des espions par-tout Il n'a pas fait d'esclandre. Il a seulementtapoté à la porte coupe-feu, un bruit léger quej'entendais dans mon sommeil. Quand j'aiallumé, j 'ai vu Simone assise sur son lit, les yeuxgrands ouverts, comme si elle l'attendait. Il luiparlait doucement derrière la porte, avec soncréole chantonnant, sucré. J'ai dit à Simone :« Tu veux que je lui dise de s'en aller ? » Elleavait un regard étrange, fasciné, à la fois effrayéet attiré. Je voyais sa joue enflée, le sang quiavait séché sur l'arcade sourcilière, et je sentaisla colère, la honte. « Ne l'écoute pas, neréponds pas. Il va finir par s'en aller. » Maisc'était plus fort qu'elle. Simone a commencé àlui parler à travers la porte. Elle ne voulait pas

187

Page 92: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

réveiller le bébé, elle chuchotait à voix basse,d'abord en français, des injures, puis en créole.

Elle a fini par ouvrir la porte. Dans lapénombre, la Mercedes était arrêtée, les pharesallumés. Il n'y avait pas d'autre bruit que le ron-flement des bouches d'aération qui se déclen-chaient de proche en proche. Ils sont restés là, àparler, toute la nuit. A un moment, je me suisréveillée. J'avais froid. La porte du garageentrouverte laissait passer un souffle humide.J'ai vu la Mercedes, maintenant tous feuxéteints, et Simone et son ami qui continuaient àparler, assis sur le siège arrière. Et au matin, elleétait repartie avec lui, sans me dire un mot.J'avais du mal à comprendre comment une tellefemme pouvait être à ce point liée à un telhomme.

J'ai pris l'habitude d'aller chez Simone, lesaprès-midi quand Martial Joyeux n'était pas là,pour apprendre à jouer et à chanter. Elle passaitla journée presque sans bouger, toute seuledans la petite maison de la Butte-aux-Cailles, lesvolets fermés. Elle dessinait un grand triangleavec des bougies allumées, dans la salle du bas,et au centre elle mettait ce qu'elle aimait, lesfruits du marché, des mangues, des ananas, despapayes. Je n'osais pas lui demander pourquoi.Je ne lui demandais jamais rien et c'est pour çaqu'elle m'aimait bien. Elle était sorcière, elleétait droguée aussi, elle fumait du crack avec

188

une petite pipe en terre noire. Elle était belle,avec ses grands yeux d'Égyptienne, son frontbombé qui brillait comme un marbre noir.

Elle jouait sur un piano électronique relié àdeux baffles. Elle mettait le son très bas, trèsgrave, pour que je l'entende mieux. Elle m'a ditque je devais faire de la musique, parce quej'avais une oreille qui n'entendait pas, et quetous les grands musiciens avaient un problème,ils étaient sourds, ou aveugles, ou simplementun peu fêlés.

Le docteur Joyeux ne rentrait pas de la jour-née. Il était tout le temps à la Salpêtrière, il s'oc-cupait des fous. Il était fou lui-même.

Il n'aimait pas ce que faisait Simone, avec sesbougies et ses offrandes, il se serait mis encolère s'il avait su. Mais Simone faisait tout dis-paraître avant qu'il arrive, elle rangeait les bou-gies et l'encens, elle remettait le tapis à sa place,les chaises, les fauteuils.

Elle s'était mis dans la tête de m'apprendre àchanter. Je m'asseyais par terre à côté d'elle, entailleur, et elle avait tendu sa longue robe surses jambes, comme une corolle écarlate. Ellejouait de la main gauche sur le clavier, sa mainlarge, légère qui courait sur les notes, juste trois,quatre, cinq mesures, ou un accord prolongé, etje devais suivre avec la voix. C'est pour çaqu'elle jouait de la main gauche, pour pouvoirchanter du bon côté, près de ma bonne oreille.Je ne lui ai rien dit, mais elle savait que j'étais à

189

Page 93: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

moitié sourde. C'est incroyable qu'elle ait eul'idée de m'enseigner la musique, comme si elleavait compris que c'était ça qui était en moi, quec'était pour ça que je vivais.

Nous avons passé beaucoup d'après-midiensemble, dans la maison de la Butte-aux-Cailles. On faisait de la musique, on buvait duthé, on fumait, on bavardait. On riait sans savoirpourquoi. J'avais l'impression de n'avoir jamaiseu d'amie comme Simone. Ça me rappelait letemps du fondouk, les princesses pour qui jedansais, et qui m'emmenaient au bain, ou dansleurs cafés du bord de mer. Simone avait toutd'une princesse. Seulement, il y avait quelquechose de tragique en elle, que je ne comprenaispas bien, comme une part de sa vie qui restaitsecrète, une part de folie.

Elle m'apprenait à chanter sur la musique deJimi Hendrix, Burning in the midnight lamp, FoxyLady, Purple haze, Roomfull of mirrors, Sunshine ofyour love, et Voodoo child, bien sûr, et la musiquede Nina Simone, Black is the color of my true love'shair, I put a spell on you, et Muddy Waters, et Bil-lie Holiday, Sophisticated Lady, mais je ne chan-tais pas les paroles, je faisais juste des sons, passeulement avec mes lèvres et ma gorge, mais duplus profond, du fond de mes poumons, desentrailles. Juste quatre, six mesures, et elle m'ar-rêtait, et encore, encore. Sa main dansait sur leclavier, et je devais faire la même chose uneoctave au-dessus, ou c'est elle qui jouait en

190

grave, et je devais suivre, et chanter : « Babeli-boo, baabelolali, lalilalola... »

Quelquefois elle parlait de son île, à l'autrebout du monde, et de la musique qui franchit lamer jusqu'à la terre ancienne d'où ses ancêtresont été enlevés et vendus. Elle disait les nomsdes nations, ils résonnaient étrangement,comme les paroles d'une musique.

« Ibo, Moko, Temne, Mandinka, Chamba,Ghana, Kiomanti, Ashanti, Fon... »

Comme les noms de mes propres parents,que j'avais oubliés.

Elle parlait de la pauvreté. Elle disait : « LeHaïtien est l'homme qui a le visage le plus durdu monde. » Elle disait : « C'est le Noir qui tra-hit le Noir, comme du temps de Dessaline. »Elle disait : « Quand on a faim, on tourne lesyeux vers l'intérieur. » Elle parlait de la rueCésars, à Port-au-Prince, elle parlait du cœur quibat dans la foule, de sa mère Rose Carole, quichantait vaudou, autrefois, pour faire venir lesmorts, elle battait le tambour, et il y avait un œilouvert au centre d'un grand triangle, dans lacour de sa maison, comme celui que Simonedessinait avec ses bougies. Elle racontait, ellechantait, elle parlait avec les tambours, ellevoyait venir les loas, jusqu'ici, jusque dans sarue. Elle disait leurs noms, les noms des plantes,lazam, lame véridique, les fruits de l'âme vraie,les papayers, et le géant zaman, sombre, quicouvre l'île de son ombre. J'écoutais, c'était si

191

Page 94: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

beau que je m'endormais. Pour moi elle jouaitsur le clavier, toujours les mêmes notes qui reve-naient, graves, ou bien elle frappait du bout desdoigts sur le tambour qui parle, sur le rada, surle djun-djun, et le roulement me pénétraitcomme dans les couloirs de Réaumur-Sébasto-pol, il montait en moi et m'emplissait toutentière, et j'étais pareille au serpent qui dansedevant le dresseur, pareille aux Aïssaoua desfêtes, je tournais sur moi-même jusqu'au vertige.

On ne parlait plus. Seulement elle, accroupieau milieu de sa robe, balançant son buste, etjouant sa musique, et chantant son chant afri-cain qui allait jusque de l'autre côté de la mer,et moi qui répétais ses mouvements, ses phrases,jusqu'au mouvement de ses yeux et aux gestesde ses mains, sans comprendre, comme si uneforce magnétique me liait à elle.

Elle faisait cela jusqu'à ce que les flammes desbougies se noient dans leur cire.

Quand c'était fini, nous étions épuisées. Nousdormions par terre, sur les coussins épars, dansl'odeur de la fumée. Dehors, le monde bou-geait, peut-être, les métros, les trains, les voi-tures, les hommes couraient comme des insectesfous, les gens qui achetaient, vendaient, comp-taient, multipliaient, engrangeaient, investis-saient. J'oubliais tout. Houriya, Pascale Malika,Béatrice et Raymond, Marie-Hélène, Nono,Mlle Mayer et Mme Fromaigeat. Tout ça glissait,s'écoulait. La seule image qui venait, qui me

192

submergeait, c'était le grand fleuve Sénégal, etl'embouchure de la Falémé, la berge tranchéedans la terre rouge, le pays d'El Hadj. C'était làque la musique de Simone m'avait amenée.

Un soir, Martial Joyeux est revenu plus tôtque prévu. Il a ouvert la porte de la salle, il estresté sur le seuil un bon moment, à regarder.Dehors, il faisait nuit. Les bougies moribondesdevaient faire une lueur indécise, et je devinaisle regard du docteur qui fouillait la pénombre.Il n'a rien dit. Il a traversé la salle, en butantcontre les tambours de Simone, et il est allédroit vers la salle de bains. Il devait être terrible-ment en colère, pour passer en silence à traversce capharnaûm. Simone m'a fait lever, elle m'apoussée vers la porte. « Va-t'en, va-t'en vite, s'ilte plaît. » Elle avait l'air terrorisé. Je lui ai dit :« Viens, toi aussi. Ne reste pas ici. » J'étais sûreque si elle avait pu venir maintenant, elle auraitété libre. Mais elle n'y a même pas pensé. Ellem'a mis de l'argent dans la main. «Va-t'en,prends un taxi pour rentrer, il fait froid. » Je nesais pas pourquoi, j 'ai pensé à cet instant que jene la reverrai plus. Elle ne pouvait pas se déci-der, c'est pour ça qu'elle était esclave. Si elleavait pu se décider, rien qu'une fois, elle n'au-rait plus eu peur de Martial, ni d'être seule, ellen'aurait plus eu besoin de sniffer ses saletés, nide prendre son Temesta. Elle aurait été libre.

193

Page 95: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Du côté d'El Hadj, ça n'allait pas très biennon plus. Le vieux soldat avait peur de l'hiver.J'allais dès que je pouvais par le train, par le bus,à Courcouronnes, jusqu'à la route de Villabé.La campagne était glacée, il y avait du givre surles talus. De grands champs gris où clopinaientdes corneilles. Dans le petit appartement de latour B, El Hadj était assis devant la fenêtre. Ilavait mis un gros pull par-dessus sa chemisebleue, et il portait un bonnet fourré même pourdormir. Il rêvait tout haut du grand fleuve quicoule si lentement à travers le désert, où lalumière resplendit jusque dans la nuit. C'étaitpeut-être pour ça que j'allais le voir, pour qu'ilme parle du fleuve. Il racontait aussi la rivièreFalémé, et les villes, Rayes, Médine, Matam, etson village de Yamba. Comme s'il glissait encoresur une longue pirogue, avec les femmes et lesenfants, en regardant passer les maisons accro-chées aux rives, les vols des grues, les cormo-rans. Il m'avait parlé de Marima pour la pre-mière fois, sa petite-fille, la sœur de Hakim. Elleétait morte là-bas, un été, en allant voir sa mère.Elle avait contracté la leucémie pendant la sai-son des pluies. Le froid était entré en elle, l'avaitglacée jour après jour et l'avait tuée. El Hadj nem'a pas montré de portraits. Ça ne lui auraitservi à rien. Il m'a seulement montré son livretscolaire, parce qu'il était fier de ses résultats.Elle était en terminale à Saint-Louis.

194

Il lui arrivait d'oublier qu'elle était morte. Ilme parlait comme si j'étais elle, la nouvelleMarima. Il avait une cassure au fond de lui, trèsprofonde, comme un os brisé qui ne cesse pasde faire mal. Il n'avait jamais voulu retourner là-bas. « Ils ont tout démoli, il y a des routes par-tout, tu vois, des ponts, des aéroports, et toutesles pirogues ont l'arrière coupé pour mettre unmoteur. Qu'est-ce qu'un vieux comme moi iraitfaire là-bas ? Mais quand je serai mort, je veuxque tu m'emmènes chez moi, pour qu'on memette dans la terre à côté de mon père et mamère, à Yamba, au bord de la Falémé. C'est làque je suis né, c'est là que je dois retourner. » Jelui promettais que j'irais avec lui, même si jesavais que c'était plutôt impossible. Moi aussi,j'avais un cimetière où je voulais bien qu'onm'enterre.

Ou encore, il parlait de ce qu'il avait vu, enArabie, lorsqu'il avait embrassé la pierre noirede l'ange Gabriel. L'eau de la source Zem Zem,qu'il avait rapportée dans une petite bouteilleen plastique, et le plateau d'Arafat, où le ventdu désert brûle les yeux des voyageurs. Il avait levisage tourné vers la fenêtre, je voyais le grandmur blanc des immeubles alentour, on enten-dait le grondement de la nationale pas très loin,là où se trouvait l'île des Gitans. Mais lui n'étaitpas ici, il était ailleurs, dans sa lumière. Je suisrestée avec El Hadj jusqu'à ce que la nuittombe. J'ai fait son thé, j 'ai lavé la vaisselle, j 'ai

195

Page 96: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

rangé ses affaires. Peut-être que je savais au fondde moi que je ne le reverrais pas. Comme lors-que Lalla Asma avait commencé à tomber dansla cuisine, et que j'avais compris qu'elle s'enallait.

C'était l'hiver qui le tirait. Il avait toujoursfroid. Hakim avait acheté un radiateur à baind'huile qui marchait jour et nuit, et il faisait sichaud dans la petite pièce que l'eau ruisselaitsur les carreaux. El Hadj s'arrêtait de parlerpour tousser, une grosse toux qui faisait unbruit de forge dans la caverne de ses poumonset qui me faisait mal. Hakim m'avait dit qu'ilsouffrait d'œdème, une maladie qui l'empêchaitde respirer. Mais je pensais que c'était seule-ment le froid, le vent et la pluie, le ciel qui rou-lait des nuages gris, et le soleil si pâle, quec'était à cause de cela qu'il s'épuisait.

Quand je sentais qu'il était bien fatigué, jem'en allais. J'embrassais sa main, et lui appuyaitun instant sa paume sur mon front, descendaitsur mes yeux, sur mon nez, mes joues, meslèvres. Il disait : « Au revoir, ma fille », comme sij'étais vraiment Marima. Peut-être qu'il croyaitvraiment que j'étais elle. Peut-être qu'il avaitoublié. Peut-être que c'était moi qui étais deve-nue semblable à elle, à force de venir auprès deson grand-père, à force de l'écouter raconter cequ'il avait vécu là-bas, au bord du fleuve. Moi-même, je ne savais pas bien qui j'étais.

En repartant vers Courcouronnes, je traver-

196

sais l'île des Gitans. Je faisais un détour, pourvoir Juanico. Un soir, il est venu vers moi,comme s'il m'attendait. Il avait un air bizarre. Ilm'a demandé une cigarette. Il a dit, d'une voixun peu étouffée : « Brona vend un petit. »Comme je n'avais pas l'air de comprendre, il arépété, avec une sorte d'impatience : « C'est vraice que je te dis, Brona vend son bébé. » La nuittombait. Les réverbères allumaient des étoilesjaunes le long de la route, et pas très loin, aubout du terre-plein cimenté, le bâtiment dusupermarché était éclairé comme une sorte dechâteau fabuleux.

J'avais le cœur qui battait fort. J'ai marchéderrière Juanico, le long du sentier à chiens quiallait droit vers le camp des Gitans. Je marchaisvite. Je n'arrivais pas à croire ce que Juanicom'avait dit. Il me semblait que c'était ma proprehistoire qu'il racontait, quand des inconnusm'avaient jetée dans un grand sac et m'avaientemmenée, m'avaient vendue, de main en main,jusqu'à ce que j'arrive chez Lalla Asma.

Juanico m'a conduite à une cabane enplanches avec un toit de tôle, accotée à un trai-ler blanc. Il y avait quelques enfants, à la fri-mousse éclairée par une lampe à gaz posée surle sol. Autour de la cabane, des tas de détritus,des cartons, des boîtes rouillées, un caddie boi-teux. Il y avait des gens dans la roulotte, desfemmes, des hommes, en train de manger, unbruit de télé. Des chiens attachés à des chaînes,

197

Page 97: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

le poil jaune, hérissé. Juanico a ouvert la portede la cabane. Sur un lit de camp, assise sur unmatelas en plastique qui se relevait à chaquebout, Brona était assise. Elle avait deux enfants àcôté d'elle, une fille de six ans environ et ungarçon de douze au regard aigu, intelligent. Ilsparlaient en roumain. Juanico a posé des ques-tions à la femme. Elle avait un visage mince, descheveux d'un blond un peu cuivré, des yeux trèsverts, petits, vifs comme ceux d'un animal. Elleécoutait ce que disait Juanico, et son regardallait de lui à moi, comme si elle essayait de jau-ger la vérité. Puis elle s'est levée, elle est alléevers le fond, et elle a écarté un rideau. Dans l'al-côve, il y avait une poussette noire, et dans lapoussette un bébé endormi. « C'est une fille », adit Juanico. Il a ajouté, plus bas, en confidence :«Je lui ai dit que tu connaissais des gens riches,des médecins, des avocats, autrement elle net'aurait pas montré son enfant. » Je ne savais pasquoi répondre. Je regardais le bébé endormi,presque entièrement caché par les tricots etles linges. « Comment s'appelle-t-elle ? » ai-jedemandé.

Brona a secoué la tête. Elle avait un visagemaintenant dur et fermé. « Elle n'a pas de nom,a répondu Juanico après un assez long silence.Ceux qui l'achèteront lui donneront un nom. »

Mais quand je suis sortie de la maison, Jua-nico a dit tout bas : « Tu sais, ce n'est pas vrai.La petite fille, elle a un nom déjà. Elle s'appelle

198

Magda. » J'ai pensé à Béatrice la rédactrice, à cequ'elle avait dit à propos de l'enfant de Hou-riya, que si sa mère ne pouvait plus s'en occu-per, elle aimerait l'adopter. J'ai dit à Juanico :« Écoute, si vraiment cette femme doit vendre safille, je connais quelqu'un qui l'achète. » J'ai ditça avec la gorge serrée, parce que je pensais enmême temps que quelqu'un avait dû dire lamême chose autrefois, quand j'avais été volée,et que Lalla Asma avait dû répondre, elle aussi :« Moi, je peux l'acheter. » Il faisait gris etsombre ce soir-là, les autos roulaient de chaquecôté de l'île des Gitans en faisant un gronde-ment, dans le genre d'une rivière en crue. Jua-nico m'a accompagnée jusqu'à l'arrêt du bus, etje suis retournée à Paris.

Page 98: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

11

El Hadj est mort trois jours après. C'estHakim qui m'a fait prévenir par un copain. Jem'apprêtais à aller suivre le cours de philo aucafé de la Désespérance, quand la nouvelle estarrivée. J'ai pris tout de suite le train pour Évry-Courcouronnes. Il faisait toujours le même cielgris et bas, on aurait dit que les jours n'étaientpas passés. On parlait même de neige à la radio.

La porte du petit appartement était entrou-verte. Je suis entrée doucement, comme s'il étaitencore là et que je ne voulais pas le faire sursau-ter. La cuisine où il restait d'habitude était vide,et dans la chambre, le store était à demi baissé.J'ai vu d'abord Hakim de dos, près du lit, et puisd'autres gens que je ne connaissais pas, des voi-sins sans doute, des gens âgés, et une femme,grande et forte, j 'ai pensé que ça pouvait être lamère de Hakim, mais elle était trop jeune, etelle avait plutôt un type arabe, la peau blanche,avec des cheveux permanentes et teints au

200

henné. Peut-être que c'était seulement lafemme de ménage, ou bien la concierge de l'im-meuble. El Hadj était couché sur le lit, touthabillé, toujours avec sa longue chemise bleuesans col, et son pantalon gris au pli impeccable.Il avait même aux pieds ses grosses chaussuresnoires cirées, comme s'il s'apprêtait à partir envoyage. Je ne l'avais jamais vu comme ça : safigure était fermée comme un poing, ses yeuxaux paupières bouffies, sa bouche, même sonnez, tout fermé, serré, avec une expression dedouleur et de tristesse, et je pensais à ce qu'ilracontait du fleuve Sénégal, de son village deYamba et de la rivière Falémé, tout ce qu'ilaimait au monde, et il était mort si loin, toutseul dans sa chambre, au huitième étage de latour B de l'ensemble de la route de Villabé.

Maintenant, personne ne disait rien. Hakimme regardait pendant que je touchais le frontde son grand-père, juste une seconde, le tempsd'effleurer du bout des doigts sa peau froide,grumeleuse. C'était trop calme, trop silencieux.J'aurais voulu qu'il y ait du bruit, comme dansles films, qu'on entende des femmes pleurer àlongs sanglots pathétiques et exagérés, qu'il y aitun brouhaha de voix d'hommes en train deboire le café des morts, ou comme chez les chré-tiens, un marmonnement de prières. Un chienqui hurle dans la cour, même un glas. Mais il n'yavait rien. Seulement les éclats de la télévisionquelque part, en haut de l'immeuble. Les visi-

201

Page 99: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

teurs se retiraient d'un air consterné, en évitantde me regarder. J'aurais voulu que les joueursde tam-tam du métro soient là et qu'ils jouentsans arrêt, en faisant rouler une musiquecomme le grondement du tonnerre à travers laforêt, le long des fleuves, et Simone chanteraitde sa voix grave Black is the color of my true love'shaïr. La grosse dame aux cheveux de henné estsortie doucement. Je trouvais qu'elle ressemblaità Lalla Asma. Elle avait le même regard un peuégaré des presbytes derrière leurs verres. Je nesais pas pourquoi, je l'ai prise par le poignet, jel'ai ramenée vers le lit : « S'il vous plaît, restezencore un peu, ne partez pas. » Elle a secoué latête. Elle avait une voix rauque, étouffée. « Ilétait gentil. » Elle a dit cela comme si elle s'ex-cusait. Elle s'est dégagée lentement. Elle repous-sait mes doigts, elle les défaisait un à un. Elleavait une expression d'effroi dans ses yeux verts,il me semblait que ses pupilles noires nageaientau centre de ses iris.

Finalement, c'est Hakim qui l'a libérée. Il metenait par les épaules, comme on fait avec unefolle hystérique. Hakim était mon frère. J'étaisMarima. Je sentais sur ma figure les doigts usésde El Hadj, qui passaient doucement sur mesyeux, sur mes joues, sur mes lèvres. Je n'arrivaisplus à respirer. Il y avait quelque chose qui segonflait en moi, dans ma poitrine, qui obstruaitma gorge. « C'était mon grand-père, c'est vrai,maintenant qu'est-ce que je vais devenir ? » Je

202

balbutiais des paroles incohérentes, les motsm'étouffaient. Hakim croyait que je pleurais,mais ce n'étaient pas des larmes, c'était de lacolère, j'aurais voulu tout casser dans cetimmeuble, j'aurais voulu crever le ciel opaquequi avait empêché El Hadj de voir, casser lesvitres et les stores, casser les wagons, les glacesdes autobus, les rails du chemin de fer, lebateau qui mettait tant de temps à rejoindre lesrives du fleuve Sénégal et Yamba sur la rivièreFalémé.

Hakim me serrait si fort que je me suis écrou-lée par terre, à côté du lit, et je voyais tout cequi avait ôté la vie à El Hadj, l'urinai, les flaconsde cortisone. Tout ce qui était tombé, et quepersonne n'avait eu le temps de nettoyer pourla parade funéraire.

Il m'a tenue un bon moment serrée contrelui, parce que je crois que lui aussi avait besoinqu'on le console. À un moment, il m'a embras-sée, et j 'ai senti les larmes sur ses joues. Puisc'était fini. Je me suis relevée, et je suis partie. Jen'ai pas regardé le corps du vieil hommecouché tout habillé sur son lit. Je croyais bienqu'il ne retournerait pas chez lui au bord dufleuve. Il resterait à Villabé, au cimetière on luitrouverait une petite place, et en guise de fleuveil entendrait la rumeur des autos sur l'auto-route. Est-ce que ces choses-là ont une impor-tance ? Dans le train, désert à cette heure-là, jeregardais la nuit tomber à travers la glace sale.

203

Page 100: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Je crois que je pensais plus à Magda qu'à ElHadj. J'avais la nausée aux lèvres. Je n'avais rienmangé ni bu depuis le matin.

Avant d'entrer dans Paris, je me suis laissépiéger par les contrôleurs. D'ordinaire, je sur-veille très bien, et je sais descendre au momentoù ils montent. Mais ce jour-là, je m'étaisoubliée, j'étais dans un rêve, engourdie, commeaprès qu'on a eu très mal. Peut-être qu'ilsm'avaient déjà repérée. Quand je les ai vus, ilsétaient sur moi. Ils sont venus droit vers moi, enignorant les autres passagers. Des gamins gitans— ceux que j'avais rencontrés la première foisavec Juanico — ont détalé en leur montrantleur doigt, mais c'était moi que les contrôleursvoulaient. Au début, ils étaient polis, presquecérémonieux.

« Mademoiselle, vous n'avez pas de titre detransport, veuillez nous montrer une pièced'identité. » Comme je leur ai dit que je n'enavais pas, et d'une, et que même si j 'en avais, ilsn'avaient aucun droit à me la demander, et dedeux, ils sont devenus beaucoup moins polis.« Dans ce cas, vous allez venir avec nous auposte.... »

Ils formaient un couple bizarre, l'un grand etfort, avec un double menton et une petite mous-tache blonde, l'autre, petit et brun, l'air ner-veux, avec un accent de Toulouse. Ils m'ont cha-cun prise par un bras, et ils m'ont fait remonterle train de wagon en wagon, jusqu'à la motrice.

204

Ils m'ont fait m'asseoir entre eux sur une ban-quette dure, à côté de la porte. Je leur ai ditqu'ils commettaient un abus de force, qu'ilsn'avaient pas à recourir à la violence, mais ça lesa laissés indifférents. Le train continuait à rou-ler vers Paris, et maintenant il faisait nuit. Mesdeux gardiens se parlaient au-dessus de moi,comme si je n'étais pas là, ils se donnaient desnouvelles du bureau, ils racontaient leurspotins. J'aurais pu les attendrir en leur racon-tant que mon grand-père était mort, et quec'était à cause de ça qu'ils avaient réussi à mesurprendre. Mais je n'avais pas envie qu'ils aientpitié de moi en quoi que ce soit. Pour rien aumonde, je n'aurais voulu me servir d'El Hadjpour obtenir une faveur de ces mercenaires.

À Austerlitz, ils m'ont emmenée dans un petitbureau derrière les guichets. Ils m'ont laisséeattendre une bonne heure, et durant tout cetemps, ils sont restés devant la porte à fumer descigarettes et à échanger leurs potins. Je pensaisque j'étais un bien petit poisson pour deshommes si forts avec leurs uniformes, leursmenottes et un pistolet automatique. Mais peut-être qu'ils pensaient qu'il n'y a rien d'insigni-fiant dans la vie, il y a des gens qui aiment à lecroire.

Leur chef est arrivé, il a voulu m'interroger. Ils'est mis tout près de ma figure. Il criait :

« Votre nom ?— Laïla.

205

Page 101: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

— Vous êtes majeure ?— Je ne sais pas. Oui. Non. Peut-être.— Où sont vos parents ?— En Afrique. »Là, les choses se gâtaient. Le chef était un

petit homme insignifiant, qui s'appelait M. Cas-tor, c'est du moins le nom que j 'ai pu déchiffrerà l'envers sur une enveloppe posée sur sonbureau.

« Tu n'as pas de papiers ? »Le tutoiement était signe d'énervement.Pour calmer le jeu, j 'ai eu une bonne idée.« Vous pouvez appeler mon avocate.— Tu veux une claque ? »Ce n'était pas le bon moyen de les calmer. J'ai

concédé :« Bon, ce n'est pas vraiment mon avocate.

C'est la dame qui s'occupe de moi. Une éduca-trice, quoi. »

Le mot leur a plu. J'ai donné le nom et letéléphone de Béatrice. Rédactrice, éducatrice,ça n'était pas très différent. Je ne voulais surtoutpas qu'ils remontent jusqu'à la rue du Javelot.Nono et Houriya avaient assez d'ennuis commeça. Heureusement, dès que j 'ai été à Paris, j 'aifait comme les commandos dans les films deguerre, j 'ai enlevé tout ce qui pouvait servir àm'identifier.

Béatrice est venue tout de suite dans sa petiteauto anglaise. Elle a tout payé, le billet,l'amende, elle a même eu droit à un sermon.

206

Il pleuviotait. Le balai de l'essuie-glace crissaitsur le pare-brise, comme s'il pleuvait du sable.J'ai dit à Béatrice :

«Je ne peux pas rentrer chez moi. »Elle m'a regardée une seconde, elle cherchait

quoi répondre.« Si tu veux, tu peux venir dormir chez moi.

Raymond ne dira rien. »Rien ne pouvait me faire plus plaisir. J'ai mis

ma tête sur son épaule. Ce soir-là, j'avais besoinde croire que j'avais quelqu'un, une amie, unegrande sœur.

Je suis restée un bon moment chez Raymondet Béatrice. Je crois que j'étais très fatiguée. Jene m'en étais pas aperçue, parce que j'allais etje venais, il y avait tout ça, le bébé de Houriya,Nono, les cours, les courses, et Simone qui étaitchez nous, et El Hadj qui était mort. Mainte-nant, tout d'un coup, je n'avais plus de force,comme quand j'étais partie de chez Madame, etque Nono m'avait emmenée à la rue du Javelot.

Je suis restée dix jours, ou peut-être un mois,je ne pourrais dire. Dehors, il faisait froid,sombre, il neigeait peut-être. Je restais couchéesur le matelas, dans la partie du salon qui servaitde bureau, mais Béatrice avait enlevé son lap-top, elle s'était branchée dans sa chambre à cou-cher. Il y avait des livres partout, dans des car-tons, sur les étagères. Je passais mon temps àlire, au hasard, des romans, des livres d'histoire,

207

Page 102: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

même des poésies. Je lisais Malaparte, Camus,André Gide, Voltaire, Dante, Pirandello, JuliaKristeva, Ivan Illich. Tous les mêmes. Les mêmesmots, les mêmes adjectifs. Ça n'était pas cou-pant. Ça ne faisait pas mal. Frantz Fanon memanquait. J'essayais d'imaginer ce qu'il auraitdit, comment il aurait parlé de la religion, sonrire ironique devant de telles élucubrations. Lapoésie, c'était étranger. Comme si cela ne meconcernait pas, ça n'était pas pour moi. Enmême temps, j'aimais bien collectionner lesmots. Les mots, pour chanter, pour les lancerdans la chambre, les écouter rebondir, se briseren mille morceaux, ou au contraire tomber àplat sur le sol dans le genre d'un fruit blet.J'avais un cahier ouvert, tout le jour j'alignaisdes mots que j'avais trouvés, des bouts dephrases :

climatombresoiseau-lyrecalandre de l'aubediffracteles vagues cognenttric-trac du ciel

Ça ne voulait rien dire. Béatrice rentrait verssix heures, elle ouvrait la porte, elle faisaitentrer avec elle une bouffée de ville, du bruit,de la fumée. Raymond venait plus tard. Il appor-

208

tait du vin. On dînait tous les trois à la cuisine,des pâtes au pistou, du fromage. J'aimais bienêtre avec eux. Ils étaient si sûrs, prévisibles, siattendrissants.

Je retardais le moment de parler de Magda. Jeme disais que, dès que j'aurais prononcé sonnom, je n'aurais plus qu'à m'en aller. Il y auraità nouveau la rue ouverte, les gens qui vouspoussent, l'éclat des autos, et l'entrée de la ruedu Javelot comme un corridor qui conduit aucentre de la terre.

Ils parlaient de leur métier. Béatrice racontaitle journal, les coups de gueule du patron, lescoups de fil, des problèmes auxquels je necomprenais rien, comme si tout ce monde-làétait codé. Raymond parlait par monosyllabes. Ilétait stagiaire dans un bureau d'avocats à Sar-celles, ou à Fleury-Mérogis, loin, il s'occupaitdes affaires des autres.

J'essayais d'imaginer Magda chez eux, Magdadans la petite chambre repeinte en rose, unbeau lit tout blanc, et les pendeloques àmusique qu'on accroche dans ce pays au-dessusdes bébés, pour leur apprendre la patience.Magda courant vers la cuisine, tendant ses petitsbras vers Raymond, criant : « Dada ! » Et lui :«Julie !» ou : « Romie ! » En tout cas, il n'étaitpas question qu'ils sachent jamais son vrai nom.Un jour, peut-être, elle aurait grandi, je seraispour elle comme sa tante, et je lui apprendraisla vérité : «Je vais te dire aujourd'hui ton vrai

209

Page 103: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

nom, celui avec lequel tu es née. » Ou peut-êtrece serait Juanico. Elle le croiserait dans le cou-loir du métro, à Réaumur-Sébastopol, et il l'ap-pellerait, il crierait : « Magda ! Ma cousine ! »

Ils l'ont appelée Claire, parce que c'était lenom de la mère de Raymond. Et Johanna, parceque Béatrice aimait ce nom-là. Elle chantait :« Gimme hope, Johanna. » Elle avait eu quinze anspendant la guerre du Vietnam, comme beau-coup d'autres.

Je n'ai jamais su combien ils avaient payé.J'étais restée dehors, dans le vent, j'écoutais lebruit du fleuve des autos autour de l'île. Il yavait des corbeaux dans le ciel, comme pour lejour de ma naissance, mais ils ne criaient pasd'épouvante.

C'est à cette époque-là que tout est arrivé.Peut-être que c'était à cause du départ de Hou-riya chez M. Vu. J'étais seule, maintenant. Pourgagner un peu d'argent, je m'étais fait engagerpar une association de sourds-muets, pour poserune carte sur les tables des restaurants, avec unporte-clefs, et ramasser les oboles. Je faisais trèsattention quand j'allais placer mes porte-clefsdans les restaurants du centre commercial, ouquand j'allais écouter la musique du métroRéaumur. Je ne passais jamais deux fois par lemême endroit, j'évitais les corridors déserts, lesportes cochères, je ne regardais personne dansles yeux.

210

Je pouvais deviner les loubards de loin. Ils fai-saient des petits groupes, dans la rue, du côtéd'Ivry, ou bien du côté de la place Jeanne-d'Arc.Dès que j'apercevais un groupe, je traversais lesrues entre les autos, je me perdais de l'autrecôté. J'étais si rapide et habile, personne n'au-rait pu me suivre. Quelquefois, j'avais l'impres-sion que c'était la jungle, ou le désert, et que cesrues étaient des fleuves, de grands fleuves d'eautourbillonnante semée de rochers, et que jem'élançais d'un rocher à l'autre, en dansant. Lebruit des klaxons, les grondements des moteursvenaient du sol et montaient par mes jambes,emplissaient mon ventre. Cet homme, pourtant,je ne l'ai pas vu venir. Sur la grande esplanadebalayée par le vent, éclairée par les réverbères, ilest apparu, un homme comme tout le monde,avec sa gabardine et sa chapka, les mains dansles poches, un visage un peu gris, et moi j'étaisoccupée à compter l'argent que j'avais ramasséchez les Vietnamiens, cent ou cent cinquantefrancs, en quelques minutes, rien qu'en posantmes porte-clefs sur le bord de chaque table, avecmon carton de sourde-muette.

Au dernier instant, j 'ai vu son regard, et j 'aieu peur, parce que j 'ai reconnu les yeux durs,perçants, d'Abel, quand il était entré dans labuanderie. Mais c'était trop tard. Il m'a attrapéepar les poignets, il m'a serrée avec une forceincroyable, sans dire un mot. Il avait dû mesuivre, puis faire le tour des magasins pour reve-

211

Page 104: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

nir, et me trouver exactement là où il voulait,dans le renfoncement, entre le mur de la tour etles magasins fermés.

J'ai voulu crier, mais il a appuyé un poing surmon ventre, et il a serré d'un coup, comme s'ilvoulait me casser en deux, et j'ai perdu lesouffle, et je me suis effondrée, les bras et lesjambes coupés. C'était bizarre, parce que enmême temps je savais très bien ce qui m'arrivait,j'étais seulement sans force, comme dans uncauchemar. Il a défait les boutons de mon jean,d'une main, il était fort et habile, et de l'autre ilme maintenait renversée contre le mur du ren-foncement. Je me souviens, ça sentait l'urine,c'était une odeur horrible qui m'envahissaitcomplètement, me donnait la nausée, et luiavait sorti son sexe et il essayait d'entrer en moi,en donnant de grands coups de reins, et sa res-piration raclait, résonnait dans le recoin de l'im-meuble.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré,mais ça m'a semblé une éternité, cette mainappuyée sur ma poitrine, ces coups dans monventre, et moi qui n'arrivais pas à penser, pas àrespirer. Il me semblait que ça ne finirait jamais.Puis l'homme s'est retiré. Je crois qu'il n'y étaitpas arrivé, parce que j'étais trop étroite pour lui,ou parce que quelqu'un l'avait dérangé. Il estparti très vite, et je suis restée dans l'encoignure,j'étais glacée et faible, je saignais sur le ciment.J'ai descendu l'escalier jusqu'à la rue, et je suis

212

rentrée dans la cave, j'ai fait chauffer une bouil-loire d'eau pour me laver dans la baignoire dubébé de Houriya. Tout était silencieux, étouffé.Il me semblait que j'étais sourde des deuxoreilles maintenant. Je ne savais pas où j'étais. Jecrois que j'ai vomi dans les toilettes, au bout ducouloir. Je crois que j'ai crié, j 'ai ouvert la portede fer et j'ai crié dans le tunnel, un rugissement,pour que ça monte jusqu'en haut des tours,mais personne n'a entendu. Il y avait lesmoteurs des souffleries qui se déclenchaient,l'un après l'autre, avec une vibration d'avion.Ça couvrait tous les bruits. J'ai pensé à Simone.J'avais terriblement envie de la voir, d'être àcôté d'elle, pendant qu'elle répétait une bouclemusicale. Mais je savais que c'était impossible. Jecrois que c'est cette nuit-là que je suis devenueadulte.

C'était bon d'être loin de tout, chez Béatrice.Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivéd'être protégée, sans penser au lendemain, sanssouci. Juste à faire ce que je voulais, dans l'ap-partement, à ranger les choses tranquillement,en surveillant le bébé, comme quand Houriyaétait revenue de l'hôpital, mais la différence,c'est qu'ici il y avait de la lumière, du soleil, ilfaisait doux, on n'avait rien à craindre. Lafenêtre du salon donnait sur une petite courintérieure où poussait du lierre, et le feuillageétait plein de moineaux. Même, un matin, j 'en

213

Page 105: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

ai trouvé un au bord de la fenêtre, évanoui, lesplumes tout ébouriffées. Je l'ai appelé Harry.J'ai pris un carton à chaussures dans le placard,et avec du coton je lui ai fabriqué un nid douil-let, que j 'ai mis dans la chambre du bébé, à côtédu berceau. Tout ça était doux et gentil, commes'il n'y avait rien de moche dans le reste dumonde, pas de loubards et pas de flics, pas defilles battues, pas de vieux qui meurent de faimdans leurs taudis aux volets fermés. Ensuite, j 'aipréparé le biberon de Claire, ou de Johanna (jepréférais ce deuxième prénom) et j 'ai prisquelques gouttes de lait chaud pour les mélan-ger à de la mie de pain.

Dans sa boîte à chaussures, Harry était hir-sute, mais ses plumes commençaient à sécher. Ilm'a regardée poser les boules de mie de paindevant lui sans bouger, sauf son œil noir quibrillait, puis j 'ai donné le biberon à Magda(décidément, je ne pouvais pas oublier son vrainom). Et au moment où le bébé avait tout fini,l'oiseau a commencé à pépier et à s'ébrouerdans la boîte.

Je ne sais pas s'il avait réussi à manger uneboulette, mais la douce chaleur de la petitechambre l'avait tout à fait réveillé, et l'instantd'après, il s'est envolé en criant et s'est mis àfrapper aux carreaux de la fenêtre. Et de l'autrecôté, dans le feuillage, ses petits camaradesvolaient en tous sens et l'appelaient. Si bien quej'ai ouvert la fenêtre, et aussitôt Harry s'est

214

échappé, en une seconde je l'ai vu se mêler auxautres moineaux, ils tourbillonnaient commedes feuilles dans le vent, et l'instant d'aprèsHarry avait disparu avec eux.

Pendant que je donnais le biberon à Johanna,j'ai vu les inspecteurs en bas, dans la rue. Ilsétaient habillés comme tout le monde, gabar-dine, anorak et sneakers, mais je les ai bienreconnus. J'ai un instinct pour ces gens-là. Ilsregardaient vers les fenêtres de l'immeuble,comme s'ils cherchaient à voir à travers lesrideaux. Ensuite, ils sont entrés, ils ont dû poserdes questions au concierge portugais qui nem'aime pas, et ils ont sonné interminablement,et le grelot faisait hurler Johanna, résonnait aufond de ma tête comme un cri d'insecte.

Je n'ai pas bougé, jusqu'à ce qu'ils s'en ail-lent. J'étais fébrile. Je ne pouvais pas resterune minute de plus dans cette maison, etpourtant je ne pouvais pas laisser Johanna criertoute seule dans son berceau. J'ai cherché lenuméro de Béatrice à son journal. J'étais sianxieuse que j'avais l'écouteur sur mon oreillesourde, je n'entendais rien de ce qu'on disait.Je répétais le message comme un perroquet :« S'il vous plaît, Béatrice, revenez tout de suite,s'il vous plaît, rentrez tout de suite, c'esturgent, s'il vous plaît, Béatrice. » Au momentoù j'allais fermer la porte, le téléphone asonné. Avec l'écouteur sur ma bonne oreille,j 'ai entendu la voix de Béatrice. « Laïla, qu'est-

215

Page 106: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

ce qui se passe ? » Je lui ai dit de rentrer,parce que je devais m'en aller. J'étais tout àfait calme à présent. J'ai raccroché le combinéavant qu'elle pose d'autres questions. D'ail-leurs, bébé Johanna s'était endormie. Alors,j'ai marché dans les rues, vers Austerlitz.

Je suis retournée à la rue du Javelot. Quandj'ai marché dans le long tunnel, jusqu'à laporte du garage où il y avait peint lechiffre 28, j'avais le cœur serré. Il me semblaitque je ne pourrais plus jamais vivre là, que mavie était ailleurs, n'importe où, qu'il fallait queje parte ; Juanico disait des choses comme ça.Il disait : « Tu sais, quelquefois, il faut que jeme barre. C'est plus fort que moi. Après, peut-être que je reviens, mais si je reste, je te tue,je me tue. » Maintenant, je comprenais bience qu'il voulait dire.

Dans l'appartement, rien n'avait changé. Onétouffait à cause du radiateur qui pompait EDFà mort. J'ai vu que Nono avait apporté de nou-veaux appareils, des télés, des vidéos, unechaîne. Il avait aussi une nouvelle moto, rouge,avec une selle peau de zèbre. Je ne sais paspourquoi, j'avais l'impression d'entrer dans unemaison d'enfants. Ça me donnait envie de rire,et en même temps de pleurer.

Sur le lit, il y avait une enveloppe à mon nom.Je ne connaissais pas l'écriture, élégante,archaïque. Il y avait seulement écrit : « Pour

216

Mademoiselle Laïla. Paris. » Je l'ai ouverte, et jen'ai pas compris tout de suite, c'était simple-ment un passeport français au nom de MarimaMafoba.

La cave était vide. Il n'y avait plus trace deHouriya ni de Pascale Malika. Le berceau n'étaitplus là. Ça m'a fait quelque chose, même si dansle fond, j 'ai compris qu'elle était partie pour debon, qu'elle ne reviendrait pas.

Dans le passeport, à l'endroit de la photo, il yavait une lettre. J'ai reconnu les pattes demouche de Hakim. J'avais toujours du mal à lireses cours. Ce qu'il disait dans la lettre était facileà comprendre, et pourtant je lisais et je relisaissans comprendre.

« Ma chère Laïla« Avant de partir, mon grand-père avait mis

de côté le passeport pour toi. Il disait que tuétais comme sa fille, et que c'était toi qui devaisavoir le passeport, pour aller où tu veux, commetoutes les Françaises, parce que Marima n'avaitpas eu le temps de l'utiliser. Tu feras ce que tuvoudras. Pour la photo, tu sais bien que pour lesFrançais tous les Noirs se ressemblent.

«J'aurais voulu te voir avant de partir. J'aidécidé de ramener El Hadj chez lui, après tout.J'ai un emprunt à la banque pour mes étudesqui va bien servir pour ça, c'est seulement dom-mage que tu ne sois pas avec nous pour aller

217

Page 107: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

chez mon grand-père à Yamba. Mais maintenantque tu as le passeport, tu pourras peut-être yaller un jour, et je t'expliquerai où se trouve sontombeau. Je t'embrasse.

Hakim. »

Quand j'ai eu compris, j 'ai senti mes yeuxpleins de larmes, comme ça ne m'était pasarrivé depuis la mort de Lalla Asma. Jamais per-sonne ne m'avait fait un cadeau pareil, un nomet une identité. C'était surtout de penser à lui,au vieil homme aveugle qui passait lentement lebout de ses doigts usés sur ma figure, sur mespaupières, sur mes joues. Pas une fois, El Hadjne s'était trompé. Il m'appelait Marima, pasparce qu'il perdait la tête. Parce que c'était toutce qu'il voulait me donner, un nom, un passe-port, la liberté d'aller.

12

J'ai su que le printemps n'était pas loin quandles arbres du centre commercial ont commencéà fleurir. C'étaient de drôles de petits arbresplantés par les Vietnamiens, des pruniers, descerisiers, des pêchers nains, qui se couvraient deduvet blanc ou rose. Le ciel était toujours gris etfroid, mais les jours duraient plus longtemps, etces boules fragiles me faisaient du bien.

Il y avait des semaines que je n'avais plus denouvelles de Nono, de personne. Je n'allais plusà la station Réaumur-Sébastopol pour écouter lamusique du jumbé. J'ai appelé Simone, mais surle répondeur, il n'y avait que la voix du docteurJoyeux, une voix élégante et dédaigneuse quime donnait le frisson. Je n'ai jamais laissé monnom. Parfois, la nuit, toute seule dans la cave,j'entendais le tic-tac du diesel devant la porte, etmon cœur battait trop, parce que j'avais peur.Mais c'était dans mon imagination.

Nono est revenu un midi. Un peu plus, je ne

219

Page 108: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

l'aurais pas reconnu. Il avait la tête rasée. Il avaitun drôle de regard, inquiet, de côté, que je nelui connaissais pas. Je lui ai fait à manger, descrêpes au fromage, ce qu'il aimait, des pommesnoisettes, du pain au Nutella. Je pensais qu'ilallait me raconter ce qu'il avait fait, où il était.Mais il ne disait rien. Il mangeait vite, il buvaitde grandes rasades de Coca. C'était la premièrefois que je le voyais mal rasé, avec des poils quihérissaient ses joues, son menton, sa lèvre supé-rieure.

« Tu étais en prison ? »Il n'a pas répondu. Puis il a fait oui de la tête.

Dès qu'il a eu fini de manger, il s'est couché surson matelas, la tête enfermée dans les bras. Ils'est endormi d'un coup.

J'avais besoin de sentir sa chaleur. Ça faisaitdes jours que j'étais seule dans la cave, sans par-ler à personne, juste à écouter de la musique surmon vieux poste à piles. Je me suis couchée àcôté de Nono, j 'ai mis mes bras autour de lui, etil ne s'est même pas réveillé. On est restés desheures comme ça sans bouger, j'écoutais sa res-piration, j'essayais de deviner où il était allé pen-dant tout ce temps, rien qu'en respirant sonodeur, dans sa nuque, dans son dos. Quand ils'est réveillé, nous avons fait l'amour, douce-ment, comme la première fois. Avant, il est alléchercher une capote dans la poche de son blou-son. Il appelait ça un chapeau. C'est lui qui levoulait, pas moi, je crois que je n'y aurais même

220

pas pensé. Ni à l'avenir, ni aux bébés, ni à lamaladie.

Ensuite, on est allés ensemble sur le toit de latour, par le chemin secret, l'ascenseur jusqu'autrente et unième, puis la porte coupe-feu, l'esca-lier et l'échelle des pompiers. Le ciel découpaitun carré bleu d'acier au-dessus de nous, commeune fenêtre sur l'infini. À ce moment-là, j 'ai suque je devais partir.

Sur le toit de la terre, le vent sifflait dans leshaubans des mâts télé. C'était un bruit étrange,ici, au milieu de cette ville, si loin de la mer.Pourtant, avec le roulement très bas des voi-tures, dans l'avenue d'Ivry, sur la place d'Italie,plus loin encore, sur les quais ou sur le périphé-rique, par vagues, comme cela, très doux,comme la marée qui monte. Tout d'un coup,j'ai senti un vide, une envie qui montait en moi,qui me faisait mal. C'était à cause du bruit de lamer, il y avait si longtemps que je ne l'entendaisplus, c'était vertigineux. J'ai marché vers le borddu toit, penchée contre le vent, comme si j'allaispouvoir apercevoir la mer là-bas. Nono m'a rat-trapée. Il ne comprenait pas : « Qu'est-ce que tufais ? Tu es folle ? Tu veux mourir ? » J'ai pensé :« Alors, c'est peut-être comme ça, quand onsaute par la fenêtre, parce qu'on croit qu'il y ala mer en bas. » Je me suis accrochée à lui.« Serre-moi, serre-moi fort, Nono, j'ai mal. » Ilm'a fait asseoir contre le cube du moteur del'ascenseur, à l'abri des rafales. Je grelottais de

221

Page 109: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

froid, de fatigue. Nono a enlevé son beau blou-son de cuir à lanières et il l'a mis sur mon dos. Ila dit simplement : « Tiens, Laïla, je te le donne,comme ça tu penseras toujours à moi. » Sonvisage était lisse et plat, la tête un peu grosse,dans le genre d'un nain. Mais il avait des yeuxdoux, très noirs et très doux. J'ai pensé qu'ilavait compris que j'allais m'en aller. Peut-êtrequ'il l'avait su avant moi, et c'est pour ça qu'ilétait revenu.

Tout allait changer maintenant. C'était unmoment qui finissait. J'étais sur le toit, autrente-deuxième dessus, en haut de l'échelle,j'écoutais le vent et mes yeux pleuraient du tropde bleu du ciel, comme la première fois quej'étais arrivée, et que Nono m'avait emmenéejusqu'ici.

Sur la table à tréteaux où j'avais travaillé mesdevoirs de philosophie pour le professeurHakim, il y avait la lettre du syndic, qui disaitqu'on avait détecté un piratage dans le comp-teur d'eau, et des kilowatts envolés sans explica-tions. L'enquête était imminente. Les coupablesseraient démasqués, expulsés, et punis comme ilse doit. J'ai laissé la lettre bien en évidence,pour que Nono soit au courant. J'ai claqué laporte en fer du 28 si fort que le bruit a dû réson-ner jusqu'au sommet de la tour.

13

Nous avons pris le train pour Nice. Je disnous, mais en réalité j'étais seule à voyager avecun ticket. Juanico est monté avec moi, commes'il me disait au revoir, et il s'est faufilé dans lecompartiment, il s'est installé dans le porte-bagages. Il a fait ça pour rire, parce que, en réa-lité, il n'en avait pas besoin. Il savait commentgruger les contrôleurs, c'était son métier.

Il n'y avait que trois personnes dans lecompartiment. Deux en bas, et moi sur la cou-chette du haut. Je suis restée un bon momentdebout dans le couloir, à fumer cigarette aprèscigarette, à regarder les lumières filer enarrière. Juanico est descendu de son perchoir. Iln'a rien dit. La marque du coup qu'il avait reçusur la joue virait au bleu-noir. Quand j'ai su queson beau-père l'avait cogné, j 'ai décidé qu'il par-tirait avec moi.

Je ne sais plus qui en a eu l'idée en premier.Peut-être que c'est lui. À force de répéter : « Un

223

Page 110: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

de ces jours, je me casserai. » Le jour étaitarrivé.

Il m'a parlé de son oncle à Nice, le frère de samère, un nommé Ramon Ursu. Il lui fallait justequelqu'un pour monter dans le train, avec moic'était plus facile. De toute façon, il serait parti.Il aurait cherché un poids lourd à Rungis, oudans une station-service.

Ça me faisait quelque chose de m'en aller. Il yavait si longtemps que j'étais à Paris, j'avais l'im-pression que ça faisait des années et des années,je ne me souvenais plus très bien quand j'étaisarrivée, à Austerlitz, avec Houriya. Il s'était passétellement de choses. Je me sentais très vieillemaintenant, pas réellement très vieille, mais dif-férente, plus lourde, avec de l'expérience. Main-tenant, je n'avais plus peur des mêmes choses.Je pouvais regarder les gens droit dans les yeuxet leur mentir, même les affronter. Je pouvaislire leurs pensées dans leurs yeux, les deviner, etrépondre avant qu'ils aient le temps de poserune question. Je pouvais même aboyer, commeils savent si bien faire.

Mais je n'aurais plus pu faire ce que je faisaisavant, voler dans un grand magasin, me glisserderrière quelqu'un et imaginer qu'il était mafamille, ou suivre un type dans la rue et me direqu'il était mon grand amour.

J'avais compris que ce n'est pas Martial, ouAbel, ou Zohra, ou M. Delahaye qui sont dange-reux, ce sont leurs victimes qui sont dange-reuses, parce qu'elles sont consentantes.

224

J'avais compris que si les gens ont à choisirentre toi et leur bonheur, ce n'est pas toi qu'ilsprennent.

À Lyon, j'étais très fatiguée. Je suis montéesur la couchette supérieure à tâtons. La dameen rose dormait au rez-de-chaussée, mais au pre-mier, j 'ai vu la tête ronde de l'Espagnole, quibrillait à la lumière de la gare. Je l'ai appeléecomme ça, à cause de ses cheveux et de ses yeuxtrès noirs. Je pensais qu'elle allait dire quelquechose, mais elle s'est contentée de me fixer sansciller, sans sourire. Juanico s'était étalé sur lacouchette, il ronflait presque. Il sentait fort lasueur, les habits sales. C'était comme d'êtrecouché avec un clochard. Je l'ai repoussé vers lemur, mais les cahots le ramenaient sans arrêt.J'ai fini par m'endormir, d'un sommeil lourdentrecoupé d'éclairs de lumière et de coups desroues contre les rails.

C'est Juanico qui m'a tirée de ma torpeur. Ilétait descendu sans faire de bruit et il s'accro-chait à l'échelle comme un singe, il disait toutprès de mon oreille, pour ne pas avoir à crier :« Viens voir, tata Laïla, viens voir ! » Je suis sortieà tâtons. Le compartiment était dans lapénombre, il faisait chaud, il y avait une odeurd'haleine. Dans le couloir, la fenêtre découpaitun rectangle aveuglant. Giflée par les maisons etles pylônes, la mer brillait au soleil. Le trainsinuait le long de la côte, passait des tunnels,ressortait, et la mer était toujours là, brillante au

225

Page 111: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

soleil, d'un bleu si violent que j'avais les yeuxpleins de larmes,

Juanico dansait sur place. C'était la premièrefois qu'il voyait la mer. Quand il était venu deRoumanie, le train l'avait emmené, lui, sa mèreet ses frères, de Timisoara, tout droit, sans s'ar-rêter, sauf pour passer la frontière à traverschamps, entre l'Allemagne et la France, etrejoindre les camps de nomades.

De temps en temps, il se tournait vers moiavec un large sourire qui faisait étinceler sesdents sur sa figure sombre, pour dire : « Tuvois ? Tu vois ça ? »

Les gens sont descendus les uns après lesautres, dans toutes ces villes de la côte, Agay,Saint-Raphaël, Cannes, Antibes. On était seulsdans le wagon, avant d'arriver à Nice. Le trainroulait le long d'une immense plage de galets,suivi par une route où les autos allaient à lamême vitesse. Il y avait des vagues qui défer-laient en biais, des mouettes qui tourbillon-naient au-dessus des égouts. Le soleil brûlait àtravers la glace. Il me semblait que je me réveil-lais, seulement, je sortais d'un long rêve, commed'une maladie.

Sans quitter notre place dans le couloir, nousavons pris le petit déjeuner que j'avais apportéde Paris, des oranges (du Maroc) et destranches de pain rassis, fourrées d'une barre dechocolat. Jamais nous n'aurions mangé du jam-bon, moi parce que c'était défendu, lui parce

226

qu'il disait que ce n'était pas une nourritured'homme. Une fois qu'on en discutait, il avaitajouté, je ne sais pas d'où il avait tiré cette idée,qu'on pouvait aisément vous faire manger de lachair humaine en vous disant que c'était dujambon. Il avait donné une claque sur sa fesse,pour montrer ce que c'était.

Nice était bien comme je l'imaginais. Unebelle ville blanche, avec des coupoles et desbulbes, beaucoup de pigeons et des vieux, degrandes avenues bordées de platanes et encom-brées d'autos jusque sur les trottoirs. Il y avaitbeaucoup d'Arabes, et pourtant, ça ne ressem-blait pas à l'Afrique. Ça ne ressemblait mêmepas à l'Espagne.

C'était une ville pour rire, pour rêver, uneville pour se promener, comme nous faisionsnous deux Juanico, en nous tenant par la main,en frère et sœur.

Les gens nous regardaient bizarrement, àcause de notre allure, notre habit, moi avec leblouson à franges de Nono, Jean et bottes texmex, Juanico toujours avec ses haillons tropgrands, ses trois T-shirts de couleurs différentesenfilés l'un sur l'autre, le plus long en dessous,le plus petit, mais le plus large, rayé bleu-blanc-rouge et rose par-dessus, et sa tignasse boucléenoire, et son visage cuivré d'Indien. On n'avaitrien, pas de bagages, juste moi le sac de plagecontenant mon vieux transistor, les petiteschoses de femmes et mon cher Frantz Fanon.

227

Page 112: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Il faisait délicieusement doux. On a marchétoute la journée, au hasard, le long de la mer,dans les rues de la vieille ville, et même dans lescollines pleines de vieux jardins. Juanico nesavait pas où habitait son oncle Ramon. Il avaitseulement son nom et son adresse écrits de tra-vers sur une enveloppe, comme ceci :

RamonUrsuCamp d'accueil de Crémat

À midi, nous avons mangé encore du pain etdu chocolat sur la grande plage de galets,entourés d'une nuée de mouettes. Juanico étaitcomme un jeune chien, il courait en zigzag lelong de la mer, il s'écroulait dans les galets aumilieu des mouettes, et mille autres folies de cegenre. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Tout àcoup, il avait vraiment l'air d'un enfant, il étaitlibre, l'avenir n'existait plus. Et moi aussi, je nepensais plus à ce qu'on ferait, où on dormirait,ce qu'on aurait à manger ce soir. J'ai jeté auxmouettes le dernier quignon de pain, d'ailleursil était trop rassis. Si j'avais pu, j'aurais jeté monsac de plage bleu à la mer, avec tout ce qu'ilcontenait. Mais ce n'est pas le transistor, ni lelivre de Frantz Fanon qui m'en ont empêchée,un poste de radio, ce n'est rien qu'une boîte àmusique, et un bouquin, ça se remplace. C'estplutôt l'enveloppe qui contenait le passeport de

228

Marima, et la lettre que Hakim m'avait écriteavant de ramener son grand-père à Yamba sur laFalémé.

On a passé tout le mois de mai à Nice, sansrien faire, qu'aller à la décharge le matin, à laplage l'après-midi, et se balader dans les rues dela vieille ville.

Au début, ça a été un peu difficile au camp.C'était loin de tout, au nord, dans la vallée, plusloin que la banlieue, plus loin que les piliers del'autoroute. C'était comme le Douar Tabriket,sauf que c'était dans les collines, loin de la mer,des collines âpres, nues, où le vent soufflait enrafales, où la poussière avait le goût de ciment.La cité était construite en contrebas de ladécharge, des pavillons de parpaing crépis enrose, avec des toits de tuile, style provençal. Il yavait en tout une cinquantaine de maisonnettes,et j'imagine qu'au jour de l'inauguration, enprésence des représentants de M. le Préfet et deM. le Maire, et du directeur régional de la caissedes HLM, ça devait être joli, photogénique, sur-tout si on ne cadrait pas sur les silos de ladécharge. Mais au bout de quelques années,c'était devenu un bidonville comme les autres.La suie des incinérateurs s'était déposée sur lesmurs, et les papiers et les sacs de plastique fai-saient une garniture sur l'enceinte de fil de fer,et les rues étaient devenues des chemins cre-vassés, des ornières boueuses.

229

Page 113: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Ce qui était bien, c'étaient les caravanes.Devant chaque maisonnette, les nomadesavaient une ou deux caravanes, certaines sansroues, montées sur des briques. C'est dans unedes caravanes que Ramon Ursu nous a logés,avec ses trois enfants, de l'âge de Juanico et plusjeunes, Malko, Georg et Éva. Le soir, on dérou-lait les sacs de couchage, les couvertures et ondormait à même le plancher de la caravane,serrés les uns contre les autres pour ne pas avoirfroid.

Ramon Ursu était un grand type costaud, avecdes cheveux et des sourcils très noirs, qui s'em-ployait comme tâcheron dans les chantiers enconstruction. Il parlait très mal le français, maisJuanico a dit qu'il ne parlait pas mieux le rou-main. Il ne parlait pas, voilà tout. Le soir, quandil revenait du travail, il s'asseyait sur le bord dulit, dans l'unique chambre de la maison, et ilregardait la télévision en fumant.

Quand il a vu arriver Juanico, il n'a pas eul'air étonné. Peut-être qu'il nous attendait,qu'on l'avait prévenu. Ramon Ursu vivait dans lamaisonnette avec une grande femme blonde, auvisage rouge, Éléna. Éva était sa fille, mais Georget Malko étaient d'une autre femme qui avaitabandonné Ramon.

Le matin, de bonne heure, avec Juanico et lesgarçons, nous allions à la décharge. Juanicoappelait ça « travailler ».

Les bennes arrivaient les unes derrière les

230

autres, dans la grande salle du broyeur. Les gar-çons du camp étaient là, de chaque côté, et dèsque le monceau d'ordures était par terre, ils seprécipitaient comme des rats, avant que la pelle-teuse n'attrape le chargement et l'expédie dansles mâchoires d'acier.

J'avais déjà vu des dépotoirs, à Tabriket, mais jen'avais jamais rien vu de tel. L'air était saturéd'une poussière fine, âcre, qui piquait les yeux etla gorge, une odeur de moisi, de sciure, de mort.Dans la pénombre, les camions manœuvraient,phares allumés, avertisseurs de recul qui coui-naient, et du plafond tombaient des jets delumière qui dessinaient des colonnes dans lapoussière. Quand les mâchoires entraient enaction, cisaillaient les pièces de bois, les branches,les sommiers, le bruit était assourdissant.

Juanico, Malko et Georg fouillaient lesdécombres et apportaient leurs trouvailles jus-qu'à moi. Des chaises estropiées, des casserolescabossées, des coussins crevés, des plancheshérissées de clous rouillés, mais aussi des habits,des chaussures, des jouets, des livres. C'étaientsurtout les livres que Juanico m'apportait. Il neregardait pas les titres. Il les posait sur un muret,à côté de moi, près de l'entrée du hall, et ilrepartait en courant accueillir une nouvellebenne.

Il y avait de tout. Des vieux Reader's Digest, desHistoria périmés, des livres de classe d'avant laguerre, des romans policiers, des Masques, des

231

Page 114: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Bibliothèques vertes, roses, des collectionsRouge et or, des Séries noires. Je m'asseyais surle muret, dans le vent, je lisais des pages. LaHarpe d'herbes, par exemple :

« Quand donc ai-je entendu parler pour lapremière fois de la harpe d'herbes ?

« Bien avant l'automne où nous allâmes habi-ter dans l'arbre ; quelque automne auparavant,dirons-nous, et comme de juste, ce fut Dolly quim'en parla ; il n'y avait qu'elle pour inventer unnom pareil, une harpe d'herbes. »

Je lisais n'importe quoi : dans cette sorte d'en-fer de la décharge, il me semblait que les motsn'avaient pas la même valeur. Ils étaient plusforts, ils résonnaient plus durablement. Mêmeles titres des romans qu'on jette après les avoirlus, La Mante religieuse, La Porte qui s'ouvre, LaPorte d'or, La Porte étroite, et pourtant une phrasesaute aux yeux et reste imprimée dans votremémoire comme :

« Pourquoi un jour prend-on le large ? »Ou bien cette page, échappée d'un vieux

livre, miraculeusement intacte au milieu de lamontagne de scories :

La grande plaine est blancheImmobile et sans voix.Pas un bruit, pas un son. Toute la vie est éteinte.Mais on entend parfois, comme une morne plainte,Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.

232

Oh ! La terrible nuit pour les petits oiseaux !Un vent glacé frissonne et court par les allées.Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux,Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.

Dans les grands arbres nus que couvre le verglas,Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège.De leur œil inquiet ils regardent la neige,Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.

Après, c'était devenu un refrain, entre Jua-nico et moi. De temps en temps, dans la rue, oubien quand on était enfoncés dans nos sacs decouchage, sur le plancher de la caravane, ilcommençait avec son drôle d'accent : « La ter-rible nuit pour les petits oiseaux ! » Ou bienc'était moi qui disais : « Pas un bruit ! Pas unson ! » Je crois que c'était la seule fois de sa viequ'il avait récité de la poésie !

Chaque matin, j'accourais à la décharge avecles gosses. C'était un jeu. J'étais exaltée à l'idéede ce qu'on allait trouver. Les bennes mon-taient et descendaient la collinette, pareilles àde gros insectes. Les tonnes d'ordures étaientdéversées, raclées, pilées, broyées, et la pous-sière âcre montait sur toute la vallée, montaitjusqu'au centre du ciel, tissant une grande tachebrune dans le bleu de la stratosphère. Commentne le sentaient-ils pas dans le reste de la ville ?Ils jetaient leurs déchets, puis ils les oubliaient.

233

Page 115: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Comme leurs déjections. Mais la poudre finecomme un pollen retombait sur eux, chaquejour, sur leurs cheveux, sur leurs mains, surleurs parterres de roses. On trouvait de toutdans les décombres. Un matin, Malko est venu,tout fier. Il tenait dans ses mains un jouet, unchameau en cuir cousu, monté par son méha-riste en costume rouge et turban blanc, sabre àla ceinture.

Il y a eu une bagarre, aussi, un groupe d'Espa-gnols, des grands de vingt ans, chemises à fleurs,un bandana autour des cheveux. Ils nous ontinsultés parce que Malko et Georg parlaientroumain. Ils sont venus voir ce qu'on avaittrouvé, une roue de vélo, des casseroles, destringles de rideaux, du fil de fer rouillé, desbouts de tôle, une machine à écrire, un para-pluie noir impeccable, des bottes. Ils ontregardé mes livres, des romans d'espionnage,un bouquin de poèmes en italien, de Leopardiou D'Annunzio. L'un d'eux feuilletait les bou-quins, les rejetait avec dédain. Il m'a attrapéed'un mouvement par la nuque et il a essayé dem'embrasser. Je l'ai repoussé, et Juanico a sautésur lui, s'est pendu à son cou en lui faisant uneclef. Ils se sont battus avec une violence extraor-dinaire, roulant dans les détritus, mais sans uncri, juste avec des han ! chaque fois qu'ils sefrappaient à coups de poing, à coups de pied.Alors, les camions ont cessé de tourner, et lesgens se sont attroupés pour regarder la bagarre.

234

Malko et Georg se battaient contre un Espagnol,Juanico contre un autre. Et moi qui criaiscomme une folle, ma tignasse hérissée par levent, mon blouson à lanières couvert de pous-sière, et la paire de bottes que j'avais repérée àcôté de moi sur le muret.

Puis un employé de la décharge, un vieux, quidisait toujours des choses racistes sur les Noirs,les Arabes et les Gitans, a pris la lance d'arro-sage qui sert à nettoyer l'aire de cette décharge,et il nous a arrosés d'eau glacée, si fort que Jua-nico a glissé sur le dos, comme un cafard, et quetous mes livres se sont envolés en lambeaux.

C'est ça qui m'a eue, ce jet d'eau glacée, durcomme un fouet, qui détruisait tous mes livres.Je haïssais ce type. J'ai crié : « Salaud ! Cochon !Fumier ! » Et j 'ai continué avec mon répertoireen arabe, et c'était la dernière fois que je suisallée à la décharge.

Il y avait Sara. Je l'ai vue pour la premièrefois, un peu par hasard, dans ce bar de l'hôtelConcorde sur la Promenade. J'aimais bien cethôtel, à cause d'une grande femme de bronzequi essayait de s'échapper de deux blocs debéton. Je suis entrée dans le hall pour deman-der qui l'avait faite, et le portier m'a dit le nomdu sculpteur, Sosnovski, il l'a écrit pour moi surun papier. Et c'était la fin de l'après-midi, j'avaislaissé Juanico, parce qu'il n'était pas très sor-table, avec ses T-shirts dégueulasses les uns sur

235

Page 116: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

les autres et sa tignasse ébouriffée — et je neparle pas de son odeur. Et au fond du hall, j'aientendu la musique. C'est curieux, parce que,en général, à cause de mon oreille gauche, jen'entends pas la musique de si loin. Mais là, leson arrivait jusqu'à moi, lourd et bas, avec desvibrations qui couraient sur ma peau, dans monventre.

J'ai marché à travers le hall, guidée par le son.Un instant, mon cœur a battu, parce que j'ai cruque j'avais retrouvé Simone, que c'était elle, là,debout au fond du bar, en train de chanterBlack is the color of my true love's haïr.

Pour bien l'entendre, je me suis assise toutprès d'elle, sur la marche du podium, et quandelle m'a vue, elle m'a souri comme si elle meconnaissait, et je crois que c'est à son sourireque j 'ai dû de ne pas être renvoyée par le bar-man, qui devait regarder de travers cette drôlede petite Noire avec tant de cheveux crépus, etvêtue en jean et veste de cuir à lanières.

J'ai écouté toutes les chansons, jusqu'à lanuit. Dans le bar, les gens bavardaient en buvantleur scotch, des couples se faisaient, se défai-saient. Il y en a même qui ont dansé. Mais moije buvais les mots et la musique, je regardais lalongue silhouette de la jeune femme, sa robefourreau noire qui moulait son corps, sonvisage, ses cheveux coupés court.

Après, elle m'a parlé. J'avais du mal àcomprendre, j'essayais de lire sur ses lèvres. Au

236

bar, elle a bu un verre de Perrier, elle m'a ditqu'elle s'appelait Sara, qu'elle était de Chicago.Elle m'appelait « Sister Swallow », je ne sais paspourquoi. Elle aussi, elle m'a dit : « / love yourhaïr. » Elle m'a écrit son nom et son adresse surune enveloppe, parce qu'elle partait bientôt.Moi, j 'ai écrit mon nom, mais pour l'adresse, jene savais pas. Alors, j 'ai mis l'adresse de Béa-trice.

Le pianiste avait recommencé à jouer. Elle estretournée sur le podium. Je suis restée jusqu'àla fin, à la nuit. Un grand type brun est venu lachercher. Il avait un complet, un pardessus vertet une écharpe blanche, comme au cinéma. Il aemmené Sara, elle glissait vers la sortie en ondu-lant et, en passant, elle m'a souri encore, de sonsourire éclatant sur sa face noire. Elle semblaitune star, une déesse, une fée.

Après, je suis revenue chaque jour, de cinq àneuf heures du soir, et je m'asseyais dans moncoin, au bord du podium. Si un garçon m'avaitdit quelque chose, j'avais ma réponse prête :« C'est ma sœur. » Mais elle avait dû les préve-nir, et personne ne m'a rien demandé.

Sara a chanté pour moi tout le mois de mai. Ily avait des orages, la pluie était magnifique. Lamer mauvaise, verte, superbe. Juanico venaitchaque jour avec moi, sur la plage, ou sur lagrande digue aux blocs de béton jetés. Mais çan'était pas trop un endroit pour une fille. Unjour, j'attendais Juanico, un homme est venu, il

237

Page 117: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

m'a montré son sexe circoncis. Il avait unregard étrange, perdu, et je n'ai même pas euenvie de lui crier, comme autrefois, au vieux ducimetière : « Sir halatik. » Des pêcheurs aussi,dans leur barque, comme s'ils relevaient leursfilets, mais ils me faisaient des gestes obscènes,ils criaient des insanités que je ne comprenaispas. Juanico était en colère. « Enfants de putain,je vous crèverai ! » Il sautait de roche en roche,il gesticulait, il faisait mine de leur jeter despierres.

Trop souvent, c'était ça qui me tuait. Il n'yavait pas un endroit paisible dans le monde,nulle part. Quand on trouvait un coin isolé, uneanfractuosité, une grotte, une placette oubliée,il fallait toujours qu'il y ait un signe obscène,une merde, ou un voyeur.

Alors, chaque après-midi, j'étais au rendez-vous, pour écouter la musique de Sara, qui glis-sait comme une caresse.

Et chaque après-midi, on se parlait, à l'inter-mède. Enfin, on ne se parlait pas vraiment,parce qu'elle ne savait pas le français, et que jen'entendais pas bien ce qu'elle disait. Elle sou-riait. Elle disait, chaque fois : « Sister Swallow, Ilove your hair. » C'était devenu une rengaine.

Je restais jusqu'à la fin, et chaque soir, sonami venait la chercher, et elle passait devant moisans rien dire, comme si on ne se connaissaitpas, juste ses yeux qui s'amusaient, un petit sou-rire qui éclairait sa figure, et sa démarche ondu-

238

lante, vers la porte de l'hôtel, vers la nuit. J'aiété amoureuse de Sara tout ce mois-là.

À cette époque-là, j 'ai commencé à avoir desennuis avec deux garçons du camp Crémat,deux frères, Dany et Hugues ; Dany avait descheveux bruns et bouclés, Hugues était grand etroux. Des Indiens. C'était comme ça que je lesappelais, à cause de leurs chemises à fleurs, deleurs bandanas dans les cheveux, et leur voiture,une Chrysler avec laquelle ils faisaient desrodéos. Juanico, Malko et moi, nous étionsmontés dans leur voiture. Ils tournaient dans lesrues, au hasard, en faisant hurler les pneus, ilspoussaient des youyous. C'était fou. Les ruesdéfilaient à toute allure, le vent froid s'engouf-frait par les fenêtres ouvertes, je crois que c'estça qui les enivrait, mais ils avaient fumé avant,tout l'après-midi, ils avaient les yeux rouges.

Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais su avoirpeur de gens comme Dany et Hugues, il mesemble que je vois toujours les enfants en eux,les gosses qu'ils ont été, insolents, drôles,faibles.

Dany avait juste vingt ans, et son frère dix-huit, comme moi. Un peu avant la nuit, ils ontarrêté la Chrysler dans le parking d'un grandmagasin de bricolage, du genre Bricoltou, Mai-son verte, je ne sais plus. On est descendus devoiture, et les deux frères ont commencé à par-courir les rayons du magasin, comme deux sau-vages, avec leurs cheveux sur leurs épaules, leurs

239

Page 118: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

chemises à fleurs ouvertes dans le froid, et lesgens restaient figés, engoncés dans leurs dou-dounes, ils les suivaient du regard, comme sideux loups couraient dans les rangées. Eux par-laient fort, en espagnol, ils s'appelaient d'unbout à l'autre du magasin, ils riaient, leurs dentsétincelaient dans leurs visages sombres. Puis onrepartait, on roulait au hasard, le long dufleuve, jusqu'à la montagne, on traversait desagglomérations endormies, déjà noyées dansune brume que trouait mal le halo jaune desréverbères.

On faisait des choses folles. On allait dans uncimetière, et on écoutait les tombes pourentendre respirer les morts. Dany était un peudingue, je crois. L'oncle de Juanico nous avaitprévenus : « N'allez pas avec eux, ils vous ferontdes ennuis. » J'aimais bien Hugues, je m'asseyaisà l'avant, entre les deux frères. On s'arrêtaitpour boire, et je flirtais un peu avec Hugues,pendant que Malko et Juanico fumaient dehors,assis sur le capot. Mais Dany a voulu m'embras-ser, et comme je le repoussais, il est devenufurieux. Une veine saillait sur son front, ses yeuxétincelaient. Il a pris un petit flacon d'essence àbriquet dans la boîte à gants, il m'a aspergée etil a mis le feu. J'ai senti un grand souffle,comme une gifle, et je me suis retrouvée dehorsen hurlant, avec ma poitrine et mes mains quibrûlaient. C'est Hugues qui a éteint le feu. Ilm'a enveloppée dans son blouson, il m'a roulée

240

par terre, il m'a donnée des coups de poing.J'étais hébétée, je ne comprenais pas. Pendantce temps, Dany et Hugues se battaient, s'insul-taient. Juanico et Malko regardaient sans bou-ger. Je crois qu'ils n'avaient pas bien compris.Moi, quand j'ai compris, je suis partie, j 'ai tra-versé la route, et je les ai laissés là. J'ai été ramas-sée presque tout de suite par un automobilistequi m'a conduite aux urgences. Il avait l'air gen-til, il voulait rester, mais je l'ai remercié, je lui aidit que ce n'était rien, juste un petit accident.L'interne de service m'a fait un pansement,j'étais brûlée aux seins, au cou, sur les bras.

L'interne m'a dit : « Qu'est-ce qui t'a faitça ? » Je savais qu'ils sont souvent des informa-teurs pour la police. J'avais mal, je me sentaisfaible, mais j'ai dit que ça allait bien. J'ai dit :« Oh rien, c'est juste un accident en voulantallumer du feu. » Il a eu l'air de me croire et j 'aiseulement demandé un taxi pour rentrer àCrémat.

Après cela, il fallait que je m'en aille. RamonUrsu n'a rien dit mais Éléna est venue dans lacaravane. Elle a pris mes affaires, elle les a ran-gées dans mon sac. Elle m'avait donné un pullneuf, en laine rouge et noir. Elle me regardaitdurement, comme si elle me haïssait. Malko etJuanico jouaient au ballon dans la rue défoncée.J'ai dit à Éléna : « Et Juanico ? » Elle a fait signequ'il restait ici, avec eux. Je crois qu'elle avaitraison, que c'était à cause de moi que ça ne se

241

Page 119: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

passait pas bien. C'était moi qui portais lapoisse. A l'entrée, un groupe de Gitans discutaitautour de carcasses de métal, comme des chas-seurs qui auraient dépecé une proie. C'était tôtle dimanche, l'usine de broiement ne fonction-nait pas. J'ai mis le sac en bandoulière surl'épaule gauche, à cause des brûlures. Le cielétait bien bleu, il y avait des hirondelles quistriaient l'espace, et j'entendais clairement leurscris. J'ai pris un bus jusqu'à la gare, il me restaitassez d'argent pour acheter un passage sur leprochain train pour Paris.

14

Avant l'été, cette année-là, il y a eu beaucoupde changements. D'abord, je me suis présentéeau bac littéraire, en candidate libre, et comme ilétait à prévoir, j 'ai raté. J'ai rendu copie blancheen maths, en histoire. En français, à l'oral, l'exa-minatrice ne voulait pas croire que j'étais libre.Elle examinait mon passeport, elle regardaitmon dossier, et elle disait : « Cessez de me men-tir. Où avez-vous fait vos études ? » Et puis : « Oùest votre liste ? » Enfin, comme si elle avaithonte de s'être mise en colère, elle m'a dit :« Sur qui voulez-vous faire votre explication ? »J'ai dit, sans hésiter : « Aimé Césaire. » Çan'était pas au programme, mais elle était éton-née, elle m'a dit : « Eh bien, je vous écoute. »J'ai récité par cœur le passage de Cahiers d'unretour au pays natal cité par Frantz Fanon :

Et pour ce Seigneur aux dents blanchesLes hommes au cou frêle

243

Page 120: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

reçois et perçois fatal calme triangulaireet à moi mes dansesmes danses de mauvais nègre...

jusqu'à :

Lie, lie-moi fraternité âprepuis m'étranglant de ton lasso d'étoilesmonte, colombemontemontemonte

Je te suis, imprimée en mon ancestralecornée blanchemonte lécheur de cielet le grand trou noir où je voulais me noyerVautre luneC'est là que je veux pêcher maintenant la langue

[maléfiquede la nuit en son immobile verrition !

En philo, le sujet, cette année-là, c'étaitl'homme et la liberté, quelque chose comme ça,et j'avais écrit fiévreusement un devoir fleuve devingt pages, où je citais continuellement FrantzFanon et Lénine, la phrase où il disait : « Quandil ne restera plus sur la terre aucune possibilitéd'exploiter autrui, qu'il ne restera plus ni pro-priétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques,qu'il n'y aura plus de gavés d'un côté et d'af-famés de l'autre, quand tout cela sera devenu

244

impossible, alors seulement, nous mettrons lamachine de l'État à la ferraille. »

Voilà comment j'avais raté. J'avais écrit toutsans me reposer, sans me relire, comme unedébâcle, puis j'avais jeté le tas de feuilles sur lebureau du surveillant, et j'étais partie sans meretourner. Je n'ai même pas cherché mon nomdans le journal, je savais d'avance qu'il n'y seraitpas.

À Paris, tout était à la fois pareil, et différent.Chez Béatrice, il faisait doux, la grande fenêtredu salon brillait de belle lumière, et Johannaavait grandi, ses cheveux avaient poussé. Elleavait toujours ses yeux pareils à des agates, ceregard insistant, inquiet.

Je restais avec elle toute la matinée, pendantque Raymond était à son cabinet d'avocats, etBéatrice à son journal. Le lierre était plein d'oi-seaux, je tenais Johanna près de la fenêtreouverte, pour qu'elle entende leurs gazouillis.

J'avais décidé de partir. Grâce au professeurdu Centre culturel, et à un colonel de l'Usis quien pinçait pour moi, j'ai obtenu le visad'échange, et l'hébergement chez Sara Libcap,à Boston. J'ai même inscrit mon nom sur la lote-rie qui distribue les cartes de résident aux États-Unis, puisque le quota des Africains était boncette année-là. Il ne me manquait que l'argent.Plutôt que de vendre les croissants de lune demes ancêtres, j'ai emprunté 25 000 à Béatrice.J'avais un peu honte, mais c'était question de

245

Page 121: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

vie ou de mort, ou à peu près. J'avais l'impres-sion que Béatrice et Raymond m'avaient donnécet argent pour que je sorte de leur vie une foispour toutes, pour qu'il n'y ait plus rien qui relieJohanna à sa vraie mère.

Je n'ai même pas eu vraiment à faire desadieux. La cave de la rue du Javelot était fer-mée. À son retour de Moorea, Yves, l'ami deNono, avait donné des instructions et le syndicavait fait changer la serrure. Je suis passéedevant en taxi, un après-midi, et ça m'a fait uneimpression bizarre de voir la porte en métalpeinte en vert jardin, avec le numéro 28 écrit àla peinture noire sur les parpaings, comme sic'était un garage, ou un placard à compteurs,ou n'importe quoi de ce genre, et que personnen'y avait jamais vécu, et qu'il n'y avait jamais eucette nuit où Pascale Malika était née. C'étaitétrange, tout avait l'air à l'envers. Sortis du tun-nel, j 'ai dit au taxi : « Retournez en arrière. » Ilm'a regardée dans le rétroviseur. J'ai répété :« S'il vous plaît, je voudrais repasser par là. » Ona roulé lentement, le taxi avait allumé ses veil-leuses. J'ai regardé l'endroit où la Mercedes deMartial Joyeux avait attendu Simone presquetoute la nuit. Il y avait des taches d'huile sur lachaussée, comme des taches de sang. Peut-êtrequ'elle était morte. Il lui criait toujours qu'il latuerait, si elle voulait le quitter, il la tuerait. Maiselle était sa prisonnière. Jamais elle ne pourraits'échapper. C'était pour ça qu'elle mettait de la

246

poudre dans sa narine et qu'elle mangeait descachets. C'était sa façon de s'en aller.

Le taxi m'a laissée boulevard Barbès, devantle gymnase de Nono. J'ai monté l'escalier entrele magasin de fripes et le vendeur de sonos. Àl'étage, la porte du gymnase était fermée, mais ily avait un brouhaha de voix. J'ai frappé au car-reau, longtemps, jusqu'à ce qu'on vienne.C'était un grand type en survêtement, un Arabe,que je ne connaissais pas. J'ai demandé : « Oùest Nono ? »

Il m'a fait répéter. Il a crié vers le fond dugymnase : « Tu connais Nono ? » Il me barrait lepassage, il m'empêchait de regarder. Unhomme de quarante ans est venu. Il était grand,il avait le teint mat, un nez fort, les cheveuxbouclés, grisonnants, il ressemblait à M. Dela-haye. Je ne sais pas pourquoi, j 'ai tout de suitedeviné que c'était lui, Yves Le Guen, l'ami deNono. Il m'a regardée un long moment sansrien dire. Il m'avait sûrement reconnue luiaussi. Mais il n'exprimait rien, ni sympathie nidégoût, et pourtant j'avais partagé Nono aveclui. Il a fait un geste de la main pour dire quec'était fini, que tout était fini. J'ai lu sur seslèvres, plus que je ne l'ai entendu, il parlait àvoix presque basse. « Il n'est plus ici. Nono nevient plus ici. Il a perdu son match, il est fini, ilne boxe plus ici, il ne boxera plus jamais. » J'aicrié presque : « Où est-il ? Est-ce que vous savezoù je peux le trouver ? » L'homme a haussé les

247

Page 122: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

épaules. «Je n'en ai aucune idée. Peut-être qu'ilest retourné en Afrique. Peut-être qu'on l'aexpulsé. Il est foutu. »

Je n'arrivais pas à le croire. Je me haussais surla pointe des pieds, bêtement, pour voir par-des-sus leurs épaules, comme s'ils me cachaientquelque chose. J'ai vu la salle sordide, le ring defortune, les garçons qui tapaient dans leurs sacsde sable, qui avaient l'air de danser. Il y avait desNoirs, tout maigres et jeunes, comme Nono, quis'entraînaient. Puis, l'homme m'a tourné le dos,et l'Arabe m'a poussée du plat de la main pourpouvoir refermer la porte. Ça sentait une odeuracide, une odeur de sueur, de moisi, commeNono quand il revenait de l'entraînement. Jeme suis sentie très seule tout à coup. Comme sij'avais enfin compris que je m'en allais réelle-ment, parce que, tous, ils étaient partis avantmoi.

Je suis retournée à la place d'Italie, pour voirHouriya. M. Vu ne m'aimait pas bien, mais çam'était égal. J'étais décidée à voir Houriya, etPascale Malika, ne serait-ce qu'une minute. À cemoment, je n'étais pas encore sûre de ce quej'allais faire. Au restaurant Vu Thai To, la porteétait déjà ouverte pour la soirée, mais la petitesalle était vide. M. Vu a sorti la tête par la portede l'office, il a dit de sa voix désagréable :« Qu'est-ce que vous voulez ? » J'ai essayé de pas-ser, mais il m'a barré le passage. Il était très fortpour un homme aussi petit et aussi maigre. Il

248

criait : « Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! » J'espé-rais que ses cris attireraient Houriya, mais ellen'est pas apparue. Peut-être qu'il la séquestrait.Ou peut-être qu'elle n'avait plus du tout enviede me voir. Peut-être que réellement c'était moiqui portais la poisse.

J'ai beaucoup tourné dans le métro ce soir-là,même du côté de Réaumur, ou de la gare deLyon, jusqu'à Denfert-Rochereau. Il y avait desgens bizarres dans les wagons, sur les quais. Dessoldats démobilisés qui chantaient en buvant duvin, des clochards, des femmes aux yeux trans-parents, des touristes perdus, des gens extraor-dinairement ordinaires, avec des cabas et desfichus, des chapeaux. Du côté d'Arts-et-Métiers,j'ai cherché mon vieux soldat d'Erythrée, qui al'air d'un guerrier issa, enveloppé dans sa houp-pelande et les pieds bandés de guenilles. J'aicherché mon Jésus qui mendie à genoux lesbras en croix, et Marie-Madeleine aux yeuxverts, aux cheveux défaits, la bouche sanglantecomme si elle venait de mordre. C'était étrange,pour la première fois sans doute, les tambourss'étaient tus, et le silence résonnait dans les cou-loirs, du côté d'Austerlitz comme après unorage, comme après une volée de cloches. J'aipris ça comme un augure.

Le dernier jour avant de prendre l'avion pourBoston, j 'ai erré du côté de la rue Jean-Bouton,comme si réellement il y avait quelque chose àtrouver là, hormis quelques filles perdues, les

249

Page 123: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

dealers à deux sous, et l'hôtel meublé deMlle Mayer. J'espérais vaguement que Marie-Hélène allait sortir de l'immeuble, qu'elle vien-drait vers moi et qu'elle me serrerait très fort, etqu'il y aurait Nono dans sa cuisine, tout nu entrain déjouer son jumbé. Il pleuvait, les gouttespicotaient des mares noires, rien n'avait changéet, pourtant, c'était dans une autre vie, très loin.Un car de police est passé très lentement, et jesuis repartie en me dépêchant, le visage tournéde côté, pour qu'on ne voie pas à quel pointj'étais noire. Malgré le passeport de Marima etla lettre du service de l'immigration de l'ambas-sade des États-Unis qui m'annonçait que monnom avait été tiré au sort, j'avais le cœur qui bat-tait comme si on allait me jeter dehors. Alors jepensais qu'il n'y avait pas un seul endroit pourmoi au monde, que partout où j'irais, on medirait que je n'étais pas chez moi, qu'il faudraitsonger à aller voir ailleurs.

15

L'été à Boston, on étouffait. Il y avait unevapeur au-dessus de la ville, où les gratte-ciel dis-paraissaient. Sara Libcap habitait un petit appar-tement de deux chambres dans une bâtisse enbrique rouge près de la rivière Charles, du côtéde B.U. Le matin, elle enseignait la musiquedans un collège religieux, et le soir, elle chantaitdans une boîte de jazz avec son ami Jup qui étaitpianiste.

Les premiers temps c'était bien, je n'avaisjamais senti une telle impression de liberté.C'était comme du temps du fondouk et desprincesses, sauf qu'ici il n'y avait personne quime faisait rechercher. Je prenais le tramway, j'al-lais où je voulais, j'étais dehors toute la journée,à Back Bay, à Haymarket, à Arlington, au port.J'allais à Cambridge à pied, en longeant larivière, et en prenant la passerelle. Pendant queSara allait donner ses cours, c'était moi qui fai-sais le ménage. Je lavais et je rangeais la vais-

251

Page 124: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

selle, je préparais de quoi manger pour midi etpour le soir. Sara n'avait rien demandé, mais çame semblait naturel en échange du logement,comme chez Béatrice. Sauf que Sara ne me don-nait pas d'argent, ni Jup non plus. Ils ne medemandaient jamais combien j'avais dépensépour leur acheter à manger, et moi je n'osaispas le leur réclamer. Mais je voyais mes écono-mies fondre et, sans carte verte, je n'avais pas lapossibilité de travailler. Je guettais la boîte auxlettres chaque jour, dans l'espoir de voir enfinune enveloppe à en-tête du service de l'immi-gration. Et chaque jour, j'étais un peu plus éner-vée, j'avais l'impression d'un piège qui se refer-mait doucement, sans que je puisse rien faire.

Sara et Jup, eux, vivaient au jour le jour. Ilsn'avaient jamais deux sous devant eux. C'étaitSara qui payait le loyer de l'appartement avecson salaire de professeur de musique et, pour lereste, les soirées avec les amis, les restaurants, lesfringues, c'était l'argent du piano-bar. Je croisqu'ils se dopaient aussi. De temps en temps, ilsm'invitaient. Ils m'emmenaient au clubC.T. Wayo, à Back Bay, que Jup appelait BlackBay parce que c'était là qu'on entendait le meil-leur jazz.

Sara aimait bien me montrer à ses amis. Elleme déguisait comme elle, avec des collantsnoirs, chemise noire et béret, ou bien elle tres-sait mes cheveux en petites nattes, comme le fai-saient les princesses au fondouk. Elle était fière

252

de moi, elle disait que je ne ressemblais à per-sonne, que j'étais une vraie Africaine. C'était cequ'elle disait à ses amis : Marima, elle estd'Afrique. Les gens disaient « ah ? » ou « oh ! »,ils posaient des questions stupides, du genre :« Quelle sorte de langue on parle là-bas ? » Et jerépondais : « Là-bas ? Mais on ne parle pas là-bas. » Au début, je me prêtais au jeu de Sara,puis ça commençait à m'ennuyer sérieusement,ces questions, ces regards, et leur ignorance detout. Dans le bar, la musique cognait trop fort,un rythme lourd qui résonnait dans mon ventre,j'avais beau appuyer ma main sur ma bonneoreille, le bruit de la basse entrait dans moncorps, me faisait mal. Je buvais de la bière, de laMargarita, de la Cuba libre, je buvais la lumièreet la fumée. J'étais saoule, comme Houriyaquand elle revenait de faire la noce.

Peut-être que j'aimais ça, ou peut-être pas.C'était nouveau, je me sentais comme si on avaitchangé mon corps. J'étais devenue très mince,presque maigre, j'avais les yeux fiévreux, je sen-tais de l'électricité dans mes doigts, jusqu'aubout de mes cheveux. Je sentais l'alcool qui gon-flait mes articulations, qui les rendait plussouples. J'allais de groupe en groupe, Jup metenait par la taille. Il parlait fort, et vite, je necomprenais pas ce qu'il disait. Et Sara riaitd'une drôle de façon, un rire grave qui devenaitde plus en plus aigu, qui roulait comme unecascade.

253

Page 125: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Sara Libcap aimait bien raconter mon his-toire, comment on s'était connues, l'hôtelExcelsior, ou Concorde, je ne savais plus, la sta-tue de la femme nue entre deux murs commes'il y avait eu un tremblement de terre. Et moiassise tous les soirs sur le bord de l'estrade,comme une petite fille sérieuse, pour l'écouterchanter Mahalia Jackson et Nina Simone. Elleétait ma grande sœur, elle m'avait trouvée, moiqui n'avais personne au monde, moi qui pouvaisjouer de la darbouka et chanter — elle est mer-veilleuse — et elle m'avait fait venir chez elle,ici, à Boston, dans cette ville pourrie, cette villede connards d'Anglos, où personne, surtoutpersonne avec du talent, ne pourrait jamais arri-ver à faire sortir quoi que ce soit de l'ornière defange dans laquelle il fallait bien vivre.

Ça c'était au début. Mais à la fin de l'été, il y aeu cette tempête, ce cyclone qui a tout boule-versé. Je ne sais pas si c'est vraiment le cyclonequi a été la cause de ce qui est arrivé. Il faisaittrès chaud et lourd depuis le commencementd'août. Parfois la brume était si épaisse qu'ellecachait le haut des immeubles, du côté du port.Quand le cyclone est arrivé en vue du cap Cod,il y a eu une alerte. Les gens ont barricadé leursportes et leurs fenêtres, et sur les hautes toursde verre ils avaient collé des bandes de papier.Mais Sara continuait à se rendre à son collègepour donner ses cours de piano.

Le matin, Jup avait pris l'habitude de rester à

254

la maison. Il prétextait qu'il allait m'aider à fairele ménage et à préparer le déjeuner, mais enréalité il s'allongeait sur le divan du living et ilbuvait des bières en me regardant du coin del'œil, par-dessus l'écran de la télé allumé.

Donc ce matin-là, il y a eu une scène ridicule,que j 'ai bien regrettée. Jup est venu vers moi,sans rien dire, comme s'il allait chercher à boireà la cuisine. Il faisait très chaud, il était tout nu,juste en slip, sa peau noire luisait de sueur. Jepassais le balai mouillé sur le carrelage, et lui,au lieu d'enjamber le balai, est passé par-der-rière et m'a agrippée. Au début, je croyais qu'ilblaguait, parce qu'il me tenait enlacée et il cher-chait à m'embrasser. Il a passé une main sousmon T-shirt pour toucher mes seins, et je mesuis mise à crier de toutes mes forces. Alors ilm'a relâchée. Je croyais qu'il avait fini, mais ilest revenu sur moi, il a essayé de m'entraînerdans la chambre, vers le lit. Jup n'était pas trèsgrand, mais l'alcool avait dû multiplier sesforces, il me soulevait et me traînait vers lachambre. Je continuais à crier, je le bourrais decoups de poing. Alors il m'a frappée, d'abordsur le côté de la tête, et puis sur la joue, sur lecou. Il criait en même temps : « Bitch ! » ou«Don't be bitchy ! » Quand il a vu qu'il n'arrive-rait à rien, ou peut-être qu'il a eu peur que lesvoisins ne viennent sonner à la porte pourdemander ce qui se passait, il m'a relâchée. Il apris ma main et il l'a mise sur son sexe durci. Il

255

Page 126: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

voulait que je le masturbe, il disait qu'il étaitmalade. Je crois que c'est ce qu'il disait, que si jele laissais dans cet état il en tomberait malade.Je lui ai crié : « Asshole ! » et d'aller se fairefoutre, et je suis partie.

J'ai marché toute la journée dans les rues deBoston. Finalement le cyclone n'est pas venu. Ila buté sur le cap Cod et il est allé décoiffer lesmaisons en bois des gens riches de Martha'sVineyard.

L'après-midi, il pleuvait, et je suis allée del'autre côté de la rivière, dans les petites ruesanglaises de Cambridge. Les gens étaient sortisde leurs maisons, il y avait des étudiants, desamoureux sur les pelouses, à l'abri de leursparapluies de golf. La pluie chaude faisait sortirl'odeur de l'herbe, de la terre.

Je me sentais vide, fatiguée. Dans un café, àcôté de la gare du tram, j 'ai rencontré JeanVilan. Il m'a dit qu'il était venu suivre des coursà Harvard, et qu'il enseignait le français à l'Al-liance de Chicago. Il n'était pas très grand, ilétait un peu déplumé sur le front, mais il avaitde beaux yeux verts, un peu troubles, et un gen-til sourire. On a passé tout le reste de la journéeà parler et à marcher dans les rues, à aller decafé en café. Il avait une voix grave que j'enten-dais bien, de belles grandes mains. Je crois queje n'avais jamais autant parlé, il me semblait queça faisait des années que je n'avais plus parlécomme ça, comme avec le grand-père de

256

Hakim. On s'abritait sous les arbres des parcs, etquand la pluie nous avait trop mouillés, on s'as-seyait dans un café. Pour finir, quand il a faitnuit, on est allés dans sa chambre, à The Inn, audernier étage, avec une fenêtre qui regardaitMassachusetts Avenue.

On ne parlait pas vraiment, à cause de mamauvaise oreille, l'autre s'était fatiguée. J'avaiscomme un vide qui résonnait dans ma tête, jene voulais pas penser à ce qui s'était passé chezSara. Je parlais au hasard, et Jean parlait de soncôté. Il racontait son enfance heureuse, sesfrères et ses sœurs, en Bretagne, à Paris. Detemps en temps on riait, comme si c'était unebonne blague.

Il était trop tard pour rentrer. Pour rien aumonde je n'aurais voulu retourner chez Sara.On a mangé les biscuits salés du frigo, on a bules petites bouteilles d'alcool, du gin, de lavodka.

Au matin, je n'avais pas dormi. Jean s'étaitallongé sur le sofa, il paraissait pâle et fatigué, etla barbe faisait une ombre sur son visage. Je medisais que, quand nous sortirions, les gens del'hôtel penseraient que j'étais sa maîtresse, oupeut-être une pute de passage.

Nous sommes allés manger un petit déjeunerà la cafétéria de l'hôtel, dans la cour intérieure.Beaucoup de thé, des œufs, des haricots. Jeandevait prendre l'avion pour Chicago à midi.

Je suis retournée chez Sara.

257

Page 127: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Mais les jours suivants, ça n'allait pas du tout.Je ne sais pas ce que Jup avait raconté à Sara,mais elle était devenue brutale, méchante avecmoi. J'ai bien pensé lui dire la vérité, mais àquoi bon ? Elle ne m'aurait pas crue. Toujoursles femmes prennent le parti de leur homme,même quand elles se trompent, même quand ilsles trompent.

Alors j 'ai acheté un billet de Greyhound, j 'aimis mes affaires dans un sac de plage, toujoursmon vieux poste de radio tacheté et le bouquinde Frantz Fanon en souvenir de Hakim, et jesuis partie pour Chicago.

Je n'avais plus peur de rien. J'étais capabled'affronter le monde. Deux jours après monarrivée, je me suis fait engager dans un hôtel deCanal Street tenu par Mr Esteban, « El Sefior »,un Cubain exilé, pour ramasser et laver lesverres du bar à l'« heure heureuse » — l'heuredes passagers des Greyhounds. Il y avait unechanteuse noire qui ne ressemblait pas à Sara etqui écorchait des blues accompagnée d'un pia-niste fatigué. J'ai loué une chambre dans unemaison de South Robinson — il y avait juste unécriteau sur une fenêtre du bas, comme aucinéma. Une vieille maison déglinguée en boisgris, avec un perron et un toit en bardeaux vertset deux hautes cheminées en brique.

Quelque temps après, le pianiste est tombémalade et c'est moi qui ai pris le piano. Les

258

leçons de Simone et de Sara m'avaient bienservi. Je jouais de mémoire, je n'avais pas besoinde lire la musique. Tout était devenu trèssimple : je gagnais cinquante dollars chaquesoir, en quatre soirées j'avais payé mon studio.Je dînais à l'hôtel, avant de monter sur l'estrade,des steaks et des gambas, et je pouvais tenir jus-qu'au lendemain soir avec des bols de lait et deShredded Wheat. Le patron de l'hôtel aimaitbien ma musique. Il venait s'asseoir dans lesalon quand je jouais, il écoutait en buvant del'eau gazeuse. Et quand la chanteuse est partie àson tour, c'est moi qu'il a engagée pour chanteret jouer du piano à sa place. Je chantais le réper-toire de Sara, Billie Holiday, Nina Simone.Quelquefois j'improvisais, je retrouvais lamusique que nous faisions dans les couloirs dela station Réaumur-Sébastopol, ou bien sur letoit de la rue du Javelot. Juste le rythme dupiano qui roule, un grondement d'orage auloin, le bruit lourd des voitures dans les avenues,et des cris, des appels, les aboiements des cou-peurs de canne dans les champs, à Saint-Domingue : « Aouha ! Houa ! »

El Señor ne disait pas grand-chose, mais à lafaçon qu'il avait de se renverser un peu sur sachaise et de fermer les yeux en tirant sur sa ciga-rette, je voyais que ça lui plaisait bien. Je ne fai-sais pas attention aux gens qui buvaient au bar,je crois que c'était surtout pour lui que je chan-tais. J'essayais d'imaginer sa vie, par où il était

259

Page 128: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

passé avant d'arriver là. Peut-être qu'il avait étécolonel dans l'armée cubaine, autrefois, ou bienjuge de paix, avant Castro. Je trouvais qu'il avaitassez l'air d'un juge de paix. En dehors des soi-rées au bar, devant son verre d'eau gazeuse, jene le voyais jamais. Il vivait seul dans uneannexe de l'hôtel, au bout d'une allée de terre.Il ne s'occupait de rien, pas même de la payedes employés. C'était Sambo, son homme à toutfaire, qui me donnait l'argent, après chaquesoirée.

J'ai retrouvé Jean Vilan. Il habitait avec unefemme nommée Angelina un immeuble chic, àPine Grove, près de Lakeshore. Je passaisl'après-midi avec lui, de temps en temps, pouroublier le reste. On allait dans un hôtel ducentre, en haut d'une tour. Avec lui, c'était sicalme, si tranquille, un vrai salon de première.Par la grande baie vitrée face à l'est, je regardaisla nuit bleue, le lac, les lumières des voitures quiserpentaient très bas sur l'autoroute, comme sije planais à trente mille pieds. On parlait encorequelquefois, mais plus comme on l'avait faitdans la chambre d'hôtel à Harvard. On faisaitl'amour, on mangeait, puis je dormais lourde-ment, jusqu'au soir. La plupart du temps, quandje me réveillais, Jean était parti donner sescours. Il travaillait à une thèse de sociologie, surles migrants mexicains dans la banlieue sud deChicago. Une ou deux fois, il m'a emmenéeavec lui dans les quartiers de Roselle, Tinley,

260

Naperville, Aurora, il s'invitait à des noces, à desbaptêmes. C'était comme s'il allait sur la planèteMars. Je ne suis pas sûre qu'avec tous sesdiplômes il comprenait mieux que moi ce qu'ilvoyait.

Dans Robinson, il y avait de drôles de gens.Le soir, un peu avant la nuit, ils sortaient deleurs maisons aux fenêtres bouchées par desplanches. Ils vendaient leurs petites doses depoudre, leurs petits carrés de résine. J'avaisappris à les éviter. Mais juste en face de lafenêtre de ma chambre, de l'autre côté de larue, vivait Alcidor. C'était un géant, grandcomme un ours noir, avec un visage enfantin. Ilétait habillé tous les jours du même overall enjean et d'un T-shirt blanc et rouge, mêmequand le vent du nord soufflait. Il vivait dansune petite maison chavirée avec sa mère, unepetite femme noire qui travaillait dans un café.Il s'était pris d'amitié pour moi. Chaque matin,quand je sortais faire des courses, vers onzeheures, midi, Alcidor était assis sur les marchesdu perron de sa maison, il me faisait de grandssignes. Mais il n'arrivait pas bien à parler, il luimanquait quelque chose dans la tête. Il hochaitla tête quand je lui disais quelque chose, il res-semblait à un gros chien, monstrueux et inof-fensif. Les gosses du quartier se moquaient delui, lui envoyaient des noyaux, mais il ne se met-tait jamais en colère. Il pouvait rester assis desheures sur le pas de la porte, à attendre sa

261

Page 129: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

maman, en mangeant des crackers. Les dealersle laissaient tranquille. Quelquefois, pour s'amu-ser, ils lui faisaient fumer une cigarette dehasch, pour voir l'effet que ça lui ferait. Alcidorfumait la cigarette, puis il se remettait à mangertranquillement ses crackers. Il riait peut-être unpeu plus, c'est tout. Il était vraiment d'une forceincroyable. Un jour, une camionnette conduitepar un ivrogne est montée sur le trottoir et adéfoncé le mur d'un bâtiment plus loin. Unepoutre est à moitié tombée sur le trottoir, enéquilibre sur un des entraits. Alcidor est arrivé,il s'est accroché à la poutre qui pendait et, parson seul poids, il l'a relevée et remise en place.Il paraît qu'un organisateur de combats avaitvoulu l'engager, mais Alcidor était trop doux,trop gentil, il n'avait pas envie de se battre. Iln'avait pas beaucoup de conversation. Tout cequ'il disait, c'était sur le temps qu'il ferait enhiver : « Maybe rain, maybe snow, I don 't knoxv. »

Sa mère le protégeait. Un jour, j'étais assisesur les marches de sa maison, à côté d'Alcidor,avec un bouquin de bandes dessinées, je m'étaismis dans la tête de lui apprendre à lire. Sa mèreest arrivée, et quand elle m'a vue, elle s'estfâchée : « Qu'est-ce que c'est que cette négres-se ? Qu'est-ce que vous voulez à mon fils ? » Jen'ai plus recommencé.

Pourtant, un après-midi, il y a eu cette his-toire terrible avec la police. Le maire avait dûdonner des instructions pour qu'on arrête

262

quelques dealers, juste le temps de faire unephoto et de parler de lui dans les journaux, et jene sais pas pourquoi ils avaient choisi cette ruede Robinson — probablement parce qu'il ne s'ypassait jamais rien. Tout d'un coup, les voituresde la police sont arrivées par paquets, elles ontbloqué la rue. Les flics sont montés à l'assautdes maisons, surtout celles du bout, qui avaientles fenêtres fermées par des planches. Ils ont dûarrêter quelques petits garçons, et soudain, ilsont vu Alcidor. Le géant venait de terminer sasieste, il était sorti sur le pas de sa porte, habillétoujours de sa salopette en jean et de son T-shirtrouge et blanc, et quand il a vu les gyropharesqui clignotaient, ça l'a attiré, il a fait quelquespas pour regarder ce qui se passait. En haut desmarches en bois, il paraissait encore plus grand,plus gros, un vrai ours qui sortait de la forêt.Moi j'avais le cœur serré, parce que je voyaisbien qu'il n'avait pas compris le danger, que lespoliciers avaient peur de lui. J'aurais voulu luicrier : « Alcidor ! Va-t'en, retourne chez toi ! »Les haut-parleurs de la police gueulaient desordres, mais bien sûr Alcidor ne comprenaitrien. Il continuait à marcher vers eux, les mainsdans les poches, en se dandinant complaisam-ment. Et puis trois flics lui ont sauté dessus, ilsont essayé de le faire tomber par terre, mais luiles a repoussés d'une bourrade. Il croyait quec'était un jeu. Il regardait leurs armes pointéessur lui sans comprendre, et il continuait à avan-

263

Page 130: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

cer vers le milieu de la rue. Mais il n'avait plusles mains dans les poches. Quand les flics ont vuqu'il n'était pas armé, ils s'en sont donné àcœur joie. Ils lui ont sauté dessus, et ils ontcommencé à le bastonner, sur le dos, sur lesbras, sur la tête. Alcidor saignait du nez et ducrâne, mais il était encore debout, il tournait surlui-même en grognant, les bras étendus, commes'il cherchait à se retenir à quelque chose. Puisles flics l'ont battu sur les jambes, et enfin il esttombé par terre. Et là, ils continuaient à lebattre à coups de matraque, si fort qu'il me sem-blait que j'entendais les coups. Ils l'insultaientet ils le battaient. À la fin, j'ai vu Alcidor quipleurait, couché par terre, les bras sur sa têtepour se protéger des coups. Il poussait des cris,des grognements, il appelait sa maman ausecours.

La vieille est arrivée au moment où ils embar-quaient Alcidor dans une voiture. Il était siénorme qu'ils n'arrivaient pas à le faire entrerdroit, alors ils l'avaient poussé la tête en avant,et ils battaient ses jambes pour qu'il se repliedans la voiture. Et la vieille Noire courait der-rière eux en glapissant, elle cherchait à les rete-nir. Puis ils sont partis, et elle est retournée chezelle, elle a refermé sa porte. Elle était sûre quec'étaient nous tous, dans cette maudite rue, quiavions envoyé les flics chercher son fils. Et deuxjours après, quand il est revenu, quelque choseavait changé. Alcidor maintenant ne s'asseyait

264

plus dehors pour regarder passer les gens. Il res-tait enfermé dans la maison. Il avait peur.Quelque temps après, on a vu un panneau sur lamaison. La vieille avait emmené Alcidor dans unautre quartier, et de lui je ne sais plus rien.

Après cela, j 'ai connu la dérive. J'en ai euassez de partager Jean avec Angelina. Je suis sor-tie avec Bela, un Équatorien qui habitait Joliet,grand, mince, avec des cheveux longs commeun Indien de cinéma, et un petit diamantincrusté dans l'oreille gauche. Il rêvait dereggae, de raga, de lancer son label. En atten-dant, il trafiquotait des barrettes, des amphéta-mines, un peu de poudre. Il se défonçait aussi,mais ça je ne le savais pas. J'allais avec lui dansles bars, dans les boîtes à blues, je rencontraisdes musiciens. Je restais dehors toute la nuit. Il yavait des stars du basket, des scratcheurspaumés, des dj sans Technics, des égéries qui seprenaient pour Janet Jackson quand elle chanteRun away if you want to survive, des Jamaïcainsqui se prenaient pour Ziggy Marley, des Haï-tiens qui se prenaient pour les Fugees. Moi,ceux que j'aimais, c'étaient les Roots : Razhel« The Godfather of Noise », Black Thought,Hub, ? Question Mark, Kamel. Et puis CommonSense, et KRS one, et Coed. J'avais échangé levieux poste de radio contre un baladeur, j'allaispartout avec la musique profonde dans ma seuleoreille, comme si le monde entier était muet. Je

265

Page 131: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

m'habillais comme eux, je marchais, je fumaiscomme eux, je parlais comme eux, je disais :« You know what I'm saying ? » Personne ne pou-vait croire que je venais de l'autre bout dumonde. Une fois j 'ai parlé de Morocco, on acompris Monaco. Je n'ai pas recommencé. Per-sonne ne savait ce que c'était que d'êtred'Afrique, et puis je n'avais pas encore reçu lepetit bout de plastique vert qui donne tous lesdroits. De temps en temps, je revoyais Jean, maisil n'aimait pas me partager avec quelqu'uncomme Bela. Et comme il n'a jamais eu beau-coup de menton, il avait l'air encore plus triste.

Grâce au Senor, j 'ai eu un numéro de sécu-rité sociale, un permis de conduire. Un soir,sans me prévenir, il a invité Mr Leroy dans sonbar, pour m'entendre chanter. Quand j'ai eufini mon numéro, Mr Leroy a écrit sur sa cartede visite un rendez-vous pour le lendemain. Jesuis allée toute seule au studio d'enregistre-ment, sans en parler à Bela, ni à Jean ni à per-sonne. Je ne comprenais pas bien ce queMr Leroy voulait. J'ai mis un pantalon serré, etun grand pull noir à col roulé, pour le cas où ilaurait été du genre envahisseur. Le studio étaitdans le sous-sol d'un immeuble de Ohio, justeune grande salle tapissée d'isolant noir, avec aucentre un piano blanc. C'était un peu terrifiant.J'ai joué comme j'avais appris avec Simone dansla maison de la Butte-aux-Cailles, penchée sur leclavier pour bien entendre rouler les notes

266

graves. J'ai chanté Nina Simone, I put a spell onyou et Black is the color of my true love's haïr. Et puisj 'ai joué mon morceau, celui où j'aboyaiscomme les coupeurs de cannes, où je criaiscomme les martinets dans le ciel au-dessus de lacour de Lalla Asma, où je chantais comme lesesclaves qui appelaient leurs grands-pères loas,au bord des plantations, debout dans la mer.J'ai appelé ma chanson On the roof, en souvenirde la rue du Javelot et de l'échelle des pompiersqui menait au toit du monde. J'avais le cœur quibattait trop fort. Pour me donner du courage,j'ai pensé à la voix drôle et fraîche de Djemaaque j'écoutais jadis au Douar Tabriket, le postecollé à mon oreille, quand elle annonçait CatStevens sur Radio Tangiers, The Voice of America.

Maintenant, après toutes ces années, je savaisce que je voulais entendre, ce roulement inin-terrompu, sourd, grave, profond, le bruit de lamer sur le socle de la terre, le bruit des bogiessur des rails sans fin, le grondement continu del'orage qui se lève derrière l'horizon. Commeun soupir, ou une rumeur qui viennent de l'in-connu, le bruit du sang dans mes artères quandje me réveille la nuit et que je me sens seule.

Maintenant, je jouais, je n'avais plus peur derien. Je savais qui j'étais. Même le petit boutd'os qui s'était brisé derrière mon oreillegauche, ça n'avait plus d'importance. Même lesac noir, et la rue blanche, le cri éraillé de l'oi-seau de malheur. Ni Zohra, ni Abel, ni

267

Page 132: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Mme Delahaye, ni même Jup, tous ces gens quipartout épiaient, chassaient, tendaient leursfilets. J'ai chanté longtemps, presque sansreprendre mon souffle, et j'avais mal au boutdes doigts. J'avais l'impression d'un très grandvide, comme dans les couloirs du métro quandtout le monde s'en va. Mr Leroy n'a rien dit. Jesuis partie du studio le cœur serré, j'avais l'im-pression d'avoir échoué pour toute ma vie. Jesuis allée me réfugier à l'hôtel, avec Jean Vilan.

J'ai dormi pendant deux jours et deux nuits,presque sans me réveiller. J'étais allée au boutde mes forces. D'avoir vu le géant Alcidor jeté àterre par les flics, battu et laissé à pleurer samaman comme un petit enfant, je ne pouvaisplus retourner rue Robinson. J'avais encoredans l'oreille le bruit des sirènes des voitures depolice, quand ils avaient bloqué la rue. Il y avaitle ciel bleu de l'automne, les arbres rouges, toutça, mais ça n'était pas différent de la rue Jean-Bouton, ça n'était même pas très différent de lacour de Lalla Asma, ni de la rue blanche oùj'avais été volée quand j'étais petite.

Juste avant la neige, en novembre, j 'ai reçu enmême temps la lettre de l'Immigration conte-nant ma carte de résident et un rendez-vousavec Mr Leroy pour enregistrer On the roof. Dansle studio, il y avait le producteur, des assistants,des techniciens. J'ai joué et j 'ai chanté toute lamatinée, l'enregistrement avançait par petitsbouts. Il fallait sans cesse revenir en arrière,

268

recommencer. Puis, quand ç'a été fini, j 'ai signéun contrat pour un disque single, et pour toutce que j'allais produire pendant cinq ans. Jen'avais jamais eu autant d'argent. Je ne compre-nais pas bien ce qui arrivait. Cette nuit qui asuivi, avec Bela et les musiciens, Mr Leroy et lesassistants de production, on est allés dans unrestaurant de Grand, qui appartient à MagicJohnson. J'avais la tête qui tournait, il me sem-blait que je n'avais plus de limites. Une journa-liste ebony me posait des questions, je disaisn'importe quoi, j'étais française, j'étais afri-caine. Quand elle m'a demandé le nom de maprochaine chanson, j 'ai dit sans hésiter : To Alci-dor with love. J'avais une sorte de colère rentrée,je tremblais. J'avais l'impression que la musiquedes tambours de Réaumur-Sébastopol était par-tout, dans l'air, dans la fumée des bars, dans lalueur rouge qui reste au-dessus de Chicago jus-qu'à l'aube.

Au matin, je les ai laissés tous. J'ai marché lelong du lac. Il faisait très froid, et je n'avais quemon blouson en cuir et mon béret noir enfoncéjusqu'aux oreilles. Les peupliers tremblesétaient enflammés, le ciel d'un bleu intense. Lesoleil se levait au-dessus du lac. J'ai vu passer lesescadrilles des grues vers le Nouveau-Mexique.

J'ai attendu sagement dans les couloirs del'Alliance française. Jean Vilan ne m'a pasreconnue tout de suite, à cause de mon blousonnoir et de mon béret. Il s'est excusé auprès des

269

Page 133: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

étudiants, il leur a dit qu'il avait quelque chosed'important et d'urgent. Nous avons marchédans les grandes avenues, nous avons pris unpetit déjeuner, comme à Harvard. Nous sommesallés jusqu'au terre-plein qui entoure la stationd'épuration, au bord du lac. Il y avait déjà desgens sur les pelouses, des joggers tirés par leurscaniches royaux, des vieux en survêtement quis'exerçaient au tai-chi. Il faisait froid. En passantdevant un immeuble de Sheridan, j 'ai loué unstudio, j 'ai payé tout de suite, un mois de cau-tion, un mois d'avance. Je voulais faire comme siJean et moi nous nous étions mariés, sanstémoins, sans église, sans papiers. Sans avenir. Jecrois bien que c'est à ce moment-là que je suistombée enceinte.

16

Je ne sais pas quel démon m'a poussée àretourner avec Bela, dans son appartement deLa Plaza, à Joliet. Peut-être bien que c'était lui ledémon. Ou peut-être que c'était Jean Vilan,parce qu'il m'avait fait tellement attendre, parcequ'il attendait tellement de moi. Je ne crois pasque personne se soit jamais autant ennuyé quemoi.

À Sheridan, j'étais enfermée dans une cagede verre et de fer, au-dessus de la ville et du lacgelé, dans un endroit tellement hermétique queje pouvais croire que j'étais devenue sourde desdeux oreilles. Tout le jour j'attendais. J'atten-dais que Jean ait fini ses cours, j'attendais qu'ilait fini avec ses élèves, avec ses professeurs, avecses articles. Puis j'attendais qu'il ait fini avecAngelina. Vers quatre heures, Jean arrivait à lahâte, avec des fleurs, une bouteille de vin, desoranges, comme s'il venait voir une malade.Nous faisions l'amour à même la moquette,

271

Page 134: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

devant la baie vide où la nuit tombait déjà. Jem'endormais serrée contre lui, comme autre-fois, quand je me collais au dos de Lalla Asma. Àminuit, il s'en allait sur la pointe des pieds. Unjour, je lui ai demandé de me montrer unephoto de son amie. Elle souriait un peu bête-ment, sur une grande pelouse verte, devant unepiscine. Angelina était un nom qui lui allaitbien. Elle était grande, blonde, angélique, toutle contraire de moi en somme. Elle était russe,ou lituanienne, je ne sais plus. Elle étaitmédecin.

Bela était lui aussi tout le contraire de Jean. Ilétait mince comme une liane, doux et violent,avec une sorte de colère rentrée. Il apportaitbeaucoup de soin à choisir ses habits, ses chaus-sures, ses chemises de soie noires. Il lustraitchaque matin le diamant incrusté dans sonoreille, il disait que ça lui venait de sa sœur,qu'elle le lui avait donné avant de mourir d'uneoverdose chez ses parents, à Washington. Aveclui, je sentais moins le vide, l'ennui d'avoir àattendre. En fait, je n'attendais plus rien. Onvivait au jour le jour, on écoutait de la musique,on allait dans les bars, les boîtes, les soirées.Mr Leroy n'aimait pas Bela. Un jour, il m'a télé-phoné, je ne sais comment il avait eu le numéro.Il m'a dit : « Ce n'est pas un type pour toi, tropfaible, il va te faire tomber. » J'étais en colère,j'ai décidé de ne plus retourner au studio.

C'était avant le printemps, Bela avait des pro-

272

blèmes d'argent, il devait des mois de loyer. Ona fait le projet de partir vers la Californie en voi-ture, mais on n'arrivait pas à se décider. La nuit,on traînait jusqu'à quatre, cinq heures dans desboîtes, à boire, à fumer, et quand on se réveil-lait, il était déjà trop tard. Je ne savais mêmeplus quel jour de la semaine on était. Bela a étéexpulsé de La Plaza. Un après-midi, je rentraisavec du lait, des pâtes, des trucs pour dîner, et laserrure de la porte avait été changée. Bela estarrivé furieux, je ne l'avais jamais vu dans cetétat. Nos affaires avaient été mises dans des sacs-poubelle au bas des marches, sous la pluie. Belafrappait la porte à grands coups de pied, il criaitdes injures. Le vigile des appartements estarrivé, avec sa matraque électrique et son télé-phone. Bela a fait mine de se battre, et le vigilel'a électrocuté avec son bâton, puis il a appeléles flics. Je hurlais, je m'accrochais et je hurlais.J'ai traîné Bela par les cheveux jusque dans leparking. C'était ridicule, terrifiant. On a mis nossacs-poubelle dans la voiture et on est partisavant que les flics arrivent. Pour se venger, Belaa jeté une bouteille sur la façade, du jus detomate qui a fait sur le mur une longue tacherouge. En même temps, il hurlait comme unloup de vieille ville. On s'est réfugiés chez un deses amis, dans la ville chinoise, et puis on adécidé de partir vers la Californie. On a traverséles États-Unis presque sans s'arrêter, conduisantà tour de rôle, nuit et jour, dormant dans les

273

Page 135: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

parkings. Quelque part, en Arkansas, en Okla-homa, il faisait si froid, il y avait de la neige surles talus, je suis tombée malade. Je frissonnais,j'avais mal à la tête, des nausées. Bela disait :« Ce n'est rien, ça va passer, c'est un rhume. »Mais ça n'est pas passé. Ce n'était pas un rhume,c'était une fièvre cérébro-spinale. Quand on estarrivés en Californie, j'étais mourante. Mon doset ma nuque étaient raides, une douleur lanci-nante battait dans mes oreilles, et j'avais l'im-pression que mon cœur s'arrêtait. Je n'arrivaisplus à parler, je n'entendais plus ce que Beladisait. J'avais les yeux ouverts jour et nuit,comme si je tombais à travers l'espace. À SanBernardino, j 'ai perdu le bébé, avec beaucoupde sang et Bela a eu très peur que je ne meuredans sa voiture. Il m'a déposée avec mon sac à laporte d'un hôpital. Je ne sais pas ce qu'il araconté, qu'il m'avait ramassée en stop sur laroute ou quelque chose, parce que je ne l'ai pasrevu. Peut-être qu'il a été arrêté par les flics entrafiquant ses poudres et ses cachets. C'estcomme ça que j 'ai perdu une des bouclesd'oreilles en or que Lalla Asma m'avait don-nées, mais j'étais trop malade pour m'ensoucier.

Quand je suis entrée à l'hôpital de San Ber-nardino, j'étais inconsciente, ou à peu près. Jepassais mon temps en boule, cachée sous lesdraps pour échapper à la lumière. À cause de la

274

fièvre et de la déshydratation, j'avais la languenoire, enflée, mes lèvres saignaient. Je ne merendais même plus compte que j'étais sourde.J'étais dans un cocon, blottie au fond d'unegrotte, tout au fond de mon mal. Mon ventreétait mon âme, mon être, il avait été tellementgratté, cureté, vidé que je ne vivais plus que parlui. Quelquefois, quelqu'un venait, m'obligeaità me réveiller, à uriner dans le bassin, m'injec-tait une médecine. Je sentais une aiguille s'en-foncer dans mon dos, entre mes vertèbres, jehurlais de douleur. Puis je retombais épuiséesur le lit.

C'est alors que j 'ai vu Nada pour la premièrefois. Je l'ai appelée Nada au-dedans de moi,parce qu'elle a posé sa main très fraîche surmon front, et c'était comme la rosée du matin.J'ai vu son beau visage lisse et sombre, ses yeuxen amande très noirs, ses cheveux coiffés en uneseule tresse épaisse comme le bras. Elle étaitassise à côté de mon lit, je regardais ses yeux, jeplongeais dans son regard. Je m'agrippais à samain, je ne voulais plus qu'elle s'en aille.

Puis j 'ai dormi, pour la première fois depuisdes semaines. J'ai rêvé que je ne dormais pas,que je glissais en arrière sur une vague. Chaquematin, j'attendais le retour de Nada, sa mainfraîche, ses yeux. Elle était la seule qui me gui-dait vers la surface, vers la lumière. Je commen-çais à sortir de ma grotte. Elle seule pouvait meramener au seuil, là où on entend la musique

275

Page 136: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

des enfants, les cris des oiseaux, même les gron-dements des autos dans les rues. Pour elle, jecollectionnais les pastilles somnifères. Je les glis-sais dans un mouchoir, sous mon oreiller, et lematin, je les lui offrais. Je n'avais rien d'autre àdonner.

Le médecin-chef est venu un matin avec sesétudiants. Il faisait une conférence, et ses étu-diants copiaient dans leurs bouquins. Je les airegardés jusqu'à ce qu'ils baissent les yeux. Lesgarçons ricanaient. Moi je m'en foutais, j'atten-dais Nada.

Elle venait avant la nuit, avant de retournerdans son quartier, à la Mission de San Juan. Ellene s'appelait pas Nada, elle avait une épinglettesur sa blouse blanche, avec son nom écrit : CHA-VEZ. Elle était une Indienne Juanera. Elle ne meparlait pas autrement que par signes, ellemimait avec ses mains et avec son visage cequ'elle voulait me dire. Elle dessinait des lettresavec ses doigts. Et moi j'ai appris à lui répondre,j'ai appris à dire femme, homme, enfant, ani-mal, voir, parler, savoir, chercher. Elle savaitpour le bébé. Ils avaient eu ce problème à l'hô-pital, en plus de tous les autres. Elle ne m'a riendemandé. Elle m'a montré des hommes, auhasard, dans une revue. Hugh Grant, SammyDavis, Keanu Reeves, Bill Cosby, et j 'ai compris.Nous avons beaucoup ri. Je crois qu'elle avaitpeur que mon bébé ne soit arrivé à la suite d'unviol. Alors, sur la revue, j 'ai écrit Jean Vilan, et

276

j 'ai ajouté que, oui, c'était bien un nomd'homme.

Un matin, je lui ai fait signe que je voulaism'en aller. Nada a réfléchi un instant, et puiselle m'a apporté mes habits. Elle s'est reculée etelle a ouvert la porte de la chambre. C'étaitétrange, parce que jusqu'à cet instant je n'avaisvu d'elle que son visage à l'ovale très pur, pareilà un masque d'or inca, ses sourcils arqués, sesyeux comme deux larmes de jais, et sa chevelurenoire, lisse, brillante. Et quand elle s'est tenuedevant la porte ouverte, j 'ai vu qu'elle était trèsgrosse, obèse. Elle a dû lire dans mes yeux monétonnement, parce qu'elle a fait le geste de des-siner ses hanches énormes, en souriant.

J'ai enfilé mon jean noir serré, j 'ai passé machemise écarlate, et j 'ai calé sur mes cheveux lebéret noir sur lequel j'avais épinglé la dernièreboucle d'oreille Hilal. J'ai mis les fameuseslunettes noires bleues qu'il m'avait donnéesavant qu'on parte. Des lunettes en signe dedeuil, mais c'est moi qui m'étais perdue. Je vou-lais laisser quelque chose à Nada, en souvenir, jelui ai donné mon exemplaire de Frantz Fanon,tout racorni et usé comme un prospectus sansillustrations ramassé au fond d'une poubelle.Mais c'était ce que j'avais de plus précieux.

Quand j'ai embrassé Nada Chavez, elle m'adonné des dollars, des billets roulés dans unélastique, comme autrefois Houriya quand onpartait de Tabriket. J'ai descendu l'escalier, je

277

Page 137: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

suis passée devant le poste de garde, bien droite,sans me retourner.

Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortieque ma tête tournait, mes jambes refusaient demarcher, et j 'ai failli revenir. J'entendais le bruitde mes pas sur le trottoir, le bruit du sang dansmes veines, le bruit du vent dans mes poumons.Mais je n'entendais rien d'autre. 17

Je marche pendant des jours. Jusqu'au boutdes rues, jusqu'à la mer. Jusqu'au bout dumonde, jusqu'à la mort. Je glisse entre les gens,entre les voitures, je cours souvent. Je suis laplus rapide. Rien ne peut m'arrêter. J'ai appris àcourir il y a longtemps, quand je suis sortie de lacour de Lalla Asma. J'ai appris à éviter lespièges, les dangers, la police de Zohra. Je guettedu coin de l'œil, je m'élance, je suis en équilibrecomme une funambule sur la ligne médiane dela chaussée. Les camions me frôlent, les auto-bus, les cars métalliques. Le vent cogne monvisage, je sens l'odeur de leurs dix pneus quilèvent en roulant une fine poussière noire.

Je marche contre la circulation des voitures,je sais ça d'instinct. Si tu marches dans leur sens,tu ne les vois pas venir. C'est toi le gibier, la vic-time. Les autos ralentissent, elles traînent lelong du trottoir, avec leurs longs capots bril-lants, leurs glaces teintées. Il y a des portières

279

Page 138: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

qui s'ouvrent, des bras qui cherchent à t'empoi-gner, à te faire monter.

Au contraire, si tu marches contre les voi-tures, c'est que tu es folle, c'est eux qui ont peurde toi, dans leurs carrosseries, derrière leursglaces. Ils s'écartent, ils te laissent tranquille. Ilsklaxonnent, sûrement, ils poussent des cris deloups. Mais toi, tu as le soleil en face, au cou-chant, le soleil brûle ta poitrine, tes cheveux, ettu n'entends rien.

Je pense à Nada Chavez, ma princesse du fon-douk de San Bernardino. Si belle, avec seshanches larges, son visage d'Indienne, ses yeuxoù je pouvais lire dans les courants glissants à lasurface de l'eau, sa main fraîche de la rosée dumatin. Elle seule ne m'a pas posé de questions,ne m'a pas posé de pièges. Quand elle arrivait,chaque matin, elle s'asseyait sur la chaise enplastique, à la tête du lit, et elle tendait la mainpour que j'y dépose la boulette de papier conte-nant les pilules blanc et rouge qui font dormirles fous. Puis elle appuyait sa main sur monfront, et elle me donnait sa force. Et un jour,elle a su que j'étais prête, elle m'a ouvert laporte pour que je m'en aille.

Pour manger, pour être à l'ombre, ou à l'abride la petite pluie du matin, il y a les grandscentres commerciaux. De la gare des Grey-hounds sur la Septième et Alameda, jusqu'àSanta Monica, c'est une heure de bus, ou une

280

demi-journée à pied. Quand j'arrive là, je suisdans mon domaine. Je disparais dans la foule, jesuis les couloirs, je traverse les placettes, lesesplanades, je descends les escalators, je montedans les ascenseurs transparents. Je vais partout,jusque dans les sous-sols, dans les parkings. Jesuis affairée. Je ne vais pas au hasard. Je connaischaque recoin, chaque passage. Comme autre-fois sur le toit de la rue du Javelot, mais ici c'estgrand comme une île, grand comme uncontinent.

Je connais les noms, les visages, les dessins desdevantures. J'ai repéré les gardes. Eux aussim'ont repérée. Je crois qu'ils ont dû me voird'abord sur leurs petits écrans télé et se signalerla nouvelle : « Il y a une fille bizarre, une fille decouleur, avec une chemise rouge et un béretnoir, et un truc sur son béret, une étoile ou unelune. Ne la perdez pas de vue ! » Je suis suivie, ily a des ombres derrière moi, sur mes traces,comme les loups dans les forêts du Canada,comme les requins dans la baie de Copacabana.Je les traîne derrière moi, je sais exactement oùils sont, ce qu'ils font. Je peux les perdre quandje veux, mais ça m'amuse de savoir qu'ils sont là,qu'ils se passent le relais, qu'ils me suivent desyeux. Alors je fais semblant de me cacher, jechoisis longuement des vestes de cachemire queje passe sur la chemise rouge, j'hésite, je toucheles tissus, je regarde les étiquettes, la tête un peupenchée, comme une poule qui guette. Puis je

281

Page 139: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

laisse tout, et je repars en marchant à grandspas. Une fois, j 'ai été arrêtée. J'ai été fouilléedans une cabine par une grosse femme brutale.Elle ne savait pas à qui elle avait affaire. Elle nesavait pas que j 'ai des yeux derrière la tête.Depuis que j 'ai perdu l'usage de ma deuxièmeoreille, je vois tout à des kilomètres, je peux per-cevoir le mouvement d'un garde qui se grattel'entrejambe à l'autre bout du hall. Je n'allaispas voler juste pour leur donner le plaisir dem'attraper.

J'essaie des habits, c'est tout. C'est ma façond'être quelqu'un d'autre, c'est-à-dire d'être moi.Des jupes courtes, en cuir noir, en rayonne, desrobes moulantes en stretch blanc, des panta-lons, des corsaires, des jeans extra-baggy. Desblousons, des chemises de soie, des pulls deT. Ilfiger, de Nautica, des polos Gap, R. Loren,C. Klein, Lee, des chemises blanches L. Ashley.Je vais chez les hommes, je mets les complets-veston, les survêtements, des overalls Oshkosh,des coupe-vent The Men's Store at Sears. Puis jeremets mon jean noir, ma chemise écarlate etmon béret, et je m'en vais. Ce que je cherche,c'est mon reflet dans les miroirs. Il me fait peur,et il m'attire. C'est moi, et ce n'est plus moi. Jetourne sur moi-même, je regarde les couleursvives, les tissus qui brillent. Mes yeux ne sontplus mes yeux. Ils sont pareils à des dessins,longs, arqués, en forme de feuille comme lesyeux de Nada, en forme de flamme comme les

282

yeux de Simone. J'ai déjà les petites rides quisourient au coin des yeux de la vieille Tagadirt.Ou les cernes profonds de Houriya quand sonbébé allait naître sous la terre.

Je veux parler avec mon corps. Je marche versla glace, le long d'un corridor, comme une prin-cesse sur son balcon. Je marche, je tourne, je medéhanche, et je sens les regards posés sur moi,les lentilles des caméras invisibles. Quelquefoisles vendeuses s'arrêtent, elles me regardent. Oubien des enfants, des adolescentes. Une d'ellesest venue, une fois, avec un petit carnet, ellevoulait que j'écrive mon nom, comme si j'étaisune starlette de Hollywood. J'ai écrit NADAMafoba. Elle avait quatorze ans, un joli visage depetit chat, de grands yeux bruns en amande, descheveux en chignon, et un jean trop grand pourelle, usé aux genoux. Je lui ai fait écrire sonnom pour moi sur une feuille de son calepin :Anna.

Pour manger, j'achète des sandwiches écono-miques. Quelquefois, je vais dans les restaurants,sur Wilshire, Halifax, La Cienega, et je m'éclipseavant le dessert. Il y a des hommes qui m'invi-tent. Ils me suivent dans les centres, et je lesamène jusqu'à une cafétéria. Ils s'asseyent à matable, je leur fais un sourire et je sais que je nevais rien payer. Quand ils découvrent que je suissourde, ils ont peur. Ou bien ils deviennentméchants. Je mange et je bois, et, avant qu'ils nes'en rendent compte, je suis dans la rue, je tra-

283

Page 140: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

verse en courant, je prends les sens uniques.Une fois, il y en a un qui n'a pas encaissé. Il atourné et tourné en voiture jusqu'à ce qu'il meretrouve. Il était grand, beau gosse, bien habillé,mais il était un chien. Il a couru sur moi et ilm'a donné un coup de poing qui m'a envoyéevoltiger par terre, avec mes lunettes noires etmon sac qui s'étalait. Personne ne m'a aidée àme ramasser. Ils devaient penser : « Tiens, unepute qu'on corrige ! »

Avant la nuit, je prends le bus pour la Sep-tième. Je passe devant le chauffeur sans jeter mapièce. Quelquefois, ils ne disent rien. Quand ilsse mettent en colère, je fais signe que je n'en-tends pas, et j'apporte mes quarts. L'asile denuit est une grande bâtisse en brique, à côtéd'Alameda. Il y a toujours une queue de gensqui attendent, principalement des gens commemoi, qui ont la peau sombre et les cheveuxnoirs. A six heures, on distribue du café et dessandwiches. Le dortoir des femmes est par-der-rière, au centre d'un carré d'herbe jaunie, ornéde grands yuccas. Quand je suis sur mon lit, jevois les lames des yuccas contre le ciel mauve. Ily a une salle de douche en ciment peint en gris,où les femmes se lavent par groupe. Personnene regarde personne, mais moi je lorgne leursdos fatigués, leurs seins, leur peau jaune, grise,chocolat, leurs ventres cousus de cicatrices vio-lettes, leurs jambes variqueuses. C'est ainsi, je nepense à rien, je n'existe que par les yeux. Puis

284

j'entre sous l'eau chaude qui pique ma bouche,là où le chien m'a frappée.

Je ne dors pas. Ou bien je dors les yeuxouverts.

C'est la musique qui m'a sauvée.J'avais vu le beau piano noir, à Beverley.

Chaque fois, je passais devant, je ne pouvais plusen détacher mon regard. Et puis cet après-midi,il n'y avait pas grand monde, l'homme qui gar-dait le piano avait changé. C'était un tout jeunehomme, blond, avec des lunettes, pas beaucoupde menton, il ressemblait à Jean Vilan. Il lisaitun bouquin sur sa chaise.

Je me suis approchée du piano, j 'ai touché lebois noir, le clavier d'ivoirine. J'ai regardé legardien : il continuait à lire, sans faire attentionà moi. J'ai pensé : peut-être qu'il est sourd, luiaussi ?

Je me suis assise sur le banc, j 'ai commencé àjouer. Je crois que j'avais oublié, au début, mesdoigts accrochaient les touches, et je cherchais àretrouver les sons, dans ma tête, je chantonnais,je marmonnais. Je penchais la tête de côté, pourcapturer les sons, comme faisait Simone quandelle m'enseignait. Et puis tout à coup, ça acommencé à revenir. Mes doigts roulaient sur leclavier, je retrouvais les accords, les airs, je refor-mais les boucles. Je jouais Billie, je jouais JimiHendrix, des morceaux qui s'arrachaient, quitombaient. Je jouais tout ce qui venait, sans

285

Page 141: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

ordre, sans m'arrêter, j'improvisais, comme àChicago, comme à la Butte-aux-Cailles, jeretournais en arrière, je reprenais, j'oubliais, etles sons jaillissaient hors de moi, de ma bouche,de mes mains, de mon ventre. Je ne voyais rien,j'étais dans le coffre du piano, ma bouchebéante, mon ventre qui résonnait, ma gorge,même mes jambes, comme si je marchais dehorsau soleil, comme si je courais.

Maintenant, j'entendais la musique, pas avecmes oreilles, mais avec tout mon corps, un fris-son qui m'enveloppait, qui glissait sur ma peau,qui me faisait mal jusque dans les nerfs, jusquedans les os. Les sons inaudibles montaient dansmes doigts, ils se mêlaient à mon sang, à monsouffle, à la sueur qui coulait sur mon visage etdans mon dos.

Le jeune homme s'était approché de moi. Ilse tenait debout, un peu en retrait, et je ne pou-vais pas voir son visage. Mais j 'ai vu qu'il y avaitbeaucoup de monde arrêté dans le hall, à l'en-trée du magasin. Des enfants assis par terre, descouples enlacés, des vieux en survêtement quitétaient leur soda. À un moment, j 'ai vu la jeunefille qui m'avait demandé un autographe, Anna.Elle s'était installée à l'intérieur du magasin,elle s'était assise sur la marche du podium,comme j'avais fait la première fois que j'avaisécouté Sara, à l'hôtel Concorde, à Nice.

Pour eux, pour elle, je jouais, je retrouvais mamusique, le roulement sourd des tambours de

286

Réaumur-Sébastopol, de Tolbiac, d'Austerlitz.La voix de Simone qui chantait le voyage deretour vers la côte de l'Afrique, et les sirènes desflics et les coups de bâton qui frappaient Alci-dor, dans la rue Robinson, à Chicago. Ce n'étaitpas seulement pour moi que je jouais mainte-nant, je l'avais compris : c'était pour eux tous,qui m'avaient accompagnée, les gens des souter-rains, les habitants des caves de la rue du Jave-lot, les émigrants qui étaient avec moi sur lebateau, sur la route de Valle de Aran, plus loinencore, ceux du Souikha, du Douar Tabriket,qui attendent à l'estuaire du fleuve, qui regar-dent interminablement la ligne de l'horizoncomme si quelque chose allait changer leur vie.Pour eux tous, et tout d'un coup, j 'ai pensé aubébé, que la fièvre avait emporté, et pour luiaussi je jouais, pour que ma musique le retrouvedans l'endroit secret où il se trouve.

J'étais prise par la musique, je l'entendais pas-ser sur la peau de mon visage comme unaveugle peut sentir le crépitement du soleil et leroulement lent de la mer. J'ai senti les larmesdéborder de mes yeux. C'était la première foisdepuis longtemps, depuis que Yamba El HadjMafoba s'était glacé tout seul dans son lit, àÉvry-Courcouronnes.

J'aurais pu jouer comme ça jusqu'à la fin dumonde. J'ai senti les mains des gardes qui mesoulevaient doucement. J'ai tendu encore lesdoigts vers le clavier, mais tout à coup, il n'y

287

Page 142: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

avait plus rien, que le silence. Très lentement,comme une procession, les gardes m'ont portéele long du hall, et de chaque côté les gensapplaudissaient en silence. La jeune Anna amarché un moment à côté de moi, elle n'ap-plaudissait pas, elle ne parlait pas, elle avait seu-lement tendu sa main vers moi, et son visage depetit chat était tout de travers, j 'ai vu un instantses yeux allongés qui brillaient parce qu'ellepleurait. Les gardes m'ont déposée dans unecamionnette blanche, et à l'arrière de lacamionnette, il y avait un homme âgé qui res-semblait à M. Rouchdi, le professeur de mabibliothèque. Il m'a serrée contre lui, commes'il me connaissait. J'étais si fatiguée, que je mesuis laissée aller, j 'ai posé ma tête sur sonépaule, et je crois bien que je me suis endormie.

Je suis enfin, maintenant, à l'ombre, assise aufrais dans une petite chambre propre, quel'orientation vers le nord protège hermétique-ment du soleil. Il n'y a pas de fenêtre, juste unvasistas grillagé en haut du mur qui ne laissevoir que le ciel, bleu en ce moment. À côté dulit, il y a une chaise en plastique et une table denuit qui cache un bassin et, dans un tiroir, le sacnoir avec lequel j 'ai débarqué à San Bernardino,contenant tous mes effets, c'est-à-dire principa-lement les lunettes noires bleues et mon béretoù j 'ai épinglé ma dernière boucle d'oreilleHilal.

288

Chaque matin, le Professeur me rend unepetite visite. Je ne sais pas s'il est vraiment pro-fesseur, mais je l'ai appelé comme ça en souve-nir du gentil M. Rouchdi de ma bibliothèqueprès du Musée. Je l'amuse avec ma façon de jon-gler avec l'anglais, le français et l'espagnol. Il neparle pas, il me pose des questions en écrivantsur de grandes feuilles de papier qu'il arrachede son bloc d'un geste. Il écrit nerveusement,avec de grandes lettres, comme ceci : État devotre esprit ? Votre plat sucré préféré ? Mais ilvoudrait bien savoir d'où je viens, ce qui m'estarrivé, ma famille, le nom de l'homme quim'avait mise enceinte.

Quand il pose des questions sur ma famille,j'écris des noms qu'il lit avec attention, commeune énigme : Nada, Sara, Anna, Magda, Malika.Il croit que je suis mexicaine, ou haïtienne,peut-être guyanaise.

Chavez est venue aujourd'hui, pour la pre-mière fois. Je ne sais pas bien comment elle m'aretrouvée. Peut-être que les fichiers d'hôpitalcorrespondent, ou bien elle a lu dans le journallocal un article avec ma photo, au titre allé-chant :

EST-CE QUE VOUS LA CONNAISSEZ ?

Elle n'avait pas son uniforme d'infirmière,mais elle était vêtue d'un vaste pantalon etd'une blouse à fleurs de femme enceinte, par

289

Page 143: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

solidarité, j'imagine. On s'est embrasséescomme si on était de vieilles amies, et elle s'estassise sur la chaise, et moi sur le lit. On a parléet bien ri, et puis elle m'a fait sortir dans le jar-din. Ici, ce n'est pas San Bernardino. On est auMount Zion, à Beverley. Il y a des palmes, desfeuilles partout, de l'herbe bien verte — et del'argent. Il n'y a pas d'enclos, pas de gardien. Jepourrais juste marcher et m'en aller. C'est peut-être pour ça que je suis restée.

Chaque matin, Chavez est là avec le Profes-seur. Elle a dû demander un congé pour s'ab-senter de son travail. Ou peut-être que c'est moison travail. On monte dans la voiture du Profes-seur, et on tourne dans les rues, au hasard. Ilpose des questions, toujours sur son bloc depapier. Il voudrait comprendre, qui je suis, ceque j 'ai fait, où j 'ai appris à jouer du piano. Onest retournés ensemble au centre, devant lepiano, mais ça ne m'a pas inspirée. Le gardienavait changé, ce n'était plus le jeune hommeque j'aimais bien. Et le piano était immense,tout seul au milieu du magasin comme unemachine infernale. Alors, je les ai emmenésdans une librairie, pour acheter des magazinesde mode, et j 'ai feuilleté des livres, au hasard.Tout d'un coup, j 'ai reconnu la photo du Pro-fesseur sur la jaquette d'un livre de philosophie.Le livre s'appelait Hypnos & Thanatos, quelquechose de ce genre. Il y avait, écrit sous le titre,Edward Klein, j'étais contente de savoir son

290

nom, et lui semblait un peu gêné, mais contentaussi. Il a eu un petit sourire, l'air de dire : « Ehoui, c'est bien moi. » Plus tard il m'a donné sonlivre, avec une dédicace : « To my dearest un-known ! »

Un après-midi, la porte de ma chambre àZion s'est ouverte, et j 'ai reconnu Mr Leroy.

Pourtant, ça ne m'a pas étonnée. J'ai atteintun point où tout est à la fois bizarrement nor-mal et absolument sans raison.

Comme tout a son explication, je dirai quec'est Nada Chavez. Dans mes Damnés de la terre,j'avais oublié une copie de mon contrat ave(Canal. Elle a appelé Chicago, et Mr Leroy estarrivé par l'avion suivant. Il m'apporte une invi-tation au Festival de jazz de Nice. On y aura toutvu, même une sourde qui joue du piano. Dansle même élan sincère et maladroit, Chavez ademandé aux renseignements le numéro deJean Vilan. Ça fera certainement toute une his-toire avec Angelina, parce qu'il arrive demain. Ilest possible qu'il doive renoncer à son médecinlituanien. Dieu m'est témoin que je n'ai riendemandé à personne.

Page 144: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

18

Je suis de retour, avec un autre nom, un autrevisage.

Il y a longtemps que j'attends cet instant, c'estma revanche. Peut-être que sans m'en rendrecompte, j 'ai tout fait pour qu'il arrive. Simone,qui en savait quelque chose, disait toujours qu'iln'y a pas de hasard.

À Nice, l'organisation du Festival m'a logéedans l'hôtel du bord de mer où la femme debronze cherche toujours à s'échapper des mursqui l'écrasent. Il y avait toujours un piano surl'estrade, et une voix qui tramait probablementsur la musique de Billie Holiday. Moi aussi, j'aichanté ma chanson sur l'estrade, dans la nuit.Dans l'incroyable touffeur, sous un ciel grisplomb, j'ai marché chaque jour dans les rues deNice, comme si je pouvais reconnaître quelquechose. La grande plage de cailloux était noirede monde, les rues étaient bouchées par lesautos. Partout la foule harassée, désœuvrée.

292

Là où j'avais marché avec Juanico. J'ai pris unbus le long du torrent desséché, jusqu'auxpiliers de l'autoroute, et j 'ai cherché l'entrée ducamp. Je dois être vraiment quelqu'un d'autreparce qu'à peine franchie la porte du camp,entre les barbelés, un homme m'a barré le pas-sage avec sa camionnette. Il avait un regard bru-tal, méchant. Quand j'ai dit le nom de RaymondUrsu, et il s'est moqué de moi. Il a crié auxautres quelque chose que je n'ai pas compris,un nom déformé : « Roussou ! Roussou ! » Unautre homme est venu, grand, élégant malgréses haillons, portant une petite moustache. Ilm'a fait signe qu'il n'y avait personne, que toutle monde était parti. Il m'a raccompagnée àl'entrée du camp.

J'ai essayé de téléphoner à Jean, pour lui direde venir, tout de suite. Pour lui parler du bébéque nous allons faire, dès mon retour. Mais àcause du décalage, je n'ai pu parler qu'aurépondeur. Je ne savais pas quoi dire, j 'ai ditque je rappellerais. J'avais la nausée, j'avais unpoint de côté. Je me souvenais de Houriya,quand elle marchait dans la montagne, avec lebébé dans son ventre. Pourquoi est-ce que moije n'avais pas le même courage alors qu'il n'y aplus rien dans mon ventre ? Tout d'un coup lamusique m'étouffait. Je voulais seulement dusilence, du soleil et du silence.

J'ai laissé un message pour l'organisation duFestival, j'ai dit que j'annulais tout. J'ai quitté

293

Page 145: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

l'hôtel dans l'après-midi, et j 'ai pris un train denuit pour Cerbère, pour Madrid, pour Algésiras.C'étaient les vacances, il y avait des touristes par-tout. Les hôtels étaient complets. À Algésiras,j 'ai passé deux jours dans un parking poussié-reux, rempli de voitures arrêtées, de caravanes.J'ai dormi par terre, enroulée dans une couver-ture. Une famille marocaine a partagé avec moide l'eau, du Fanta, du pain. Les enfants jouaiententre les voitures arrêtées, dansaient sur lamusique de leurs radiocassettes. De temps àautre, des gardes armés de fusils-mitrailleurspassaient au loin, de l'autre côté de l'enceintede barbelés. Le soleil brûlait au centre du cielblanc. Mais les nuits étaient douces et fraîches.On parlait par gestes, on racontait des histoires,on comptait les heures, les jours, sur un calen-drier. Au début, les enfants se moquaient demoi parce que j'étais sourde, et puis ils se sonthabitués. Pour eux, c'était un jeu, rien de plus.

Au troisième soir, nous avons embarqué dansle car-ferry. Je ne savais plus très bien pourquoij'étais là. Je suivais le mouvement des gens, sanscomprendre. Je ne cherchais pas des souvenirs,ni le frisson de la nostalgie. Pas le retour au paysnatal, d'ailleurs je n'en ai pas. Ni les deux rives.Ma rive, à présent, c'est celle du grand lac bleusous le vent froid du Canada. C'était plutôt unfil qui se tendait jusqu'au centre de mon ventreet qui me tirait vers un endroit que je neconnais pas.

294

J'ai voyagé en autocar vers le sud. Il y avait destouristes allemandes en short, des Françaises àchapeaux, des Américaines en tongs. Je faisaisun bout de route avec elles, puis elles s'enallaient dans une autre direction. À Marrakech,j 'ai pris un bus vers la montagne, et elles sontparties vers la mer, Agadir, Essaouira, Tan TanPlage.

Au Tizin Tichka, pendant que le chauffeur ducar buvait son thé, j 'ai acheté à un Chleuh uneénorme ammonite pour Jean. Comme la pierreétait trop lourde pour mon sac, le Chleuh afabriqué un sac à dos avec un vieux sac deraphia. C'était un homme grand et fort, à lapeau rouge comme les Indiens d'Amérique,vêtu d'un grand manteau de bure. Il m'amontré une carte postale que son frère lui aenvoyée d'Amérique, d'un village dans la forêt,dans l'État de Washington.

C'est comme cela que je suis arrivée à Foum-Zguid. Au sud, la route va vers Tata, au nordvers Zagora. Droit devant, il n'y a que les pistescreusées par les camions et les sentiers pour leschèvres et les chameaux. Il y a l'étendue rêche,écorchée, les puits asséchés, les huttes de boueet de pierre pareilles à des nids de guêpes.

Voilà, je suis arrivée. Je ne peux pas aller plusloin. Je suis comme au bord de la mer, ou sur larive d'un estuaire sans fin.

J'ai laissé mon sac et l'ammonite dans unechambre du village.

295

Page 146: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Au guide que j'ai engagé à l'hôtel, j'ai vouluposer pour la première fois la question que jegarde dans ma bouche depuis si longtemps .« Est-ce qu'on a volé un enfant, ici, il y a quinzeans ? » Mais je n'ai rien dit. De toute façon, jesavais qu'il n'y avait pas de réponse. Depuis queje suis revenue, mon oreille s'est bien amé-liorée, mais est-ce que d'entendre les voix etles mots du langage est suffisant pourcomprendre ?

Les gens, ici, les gens que je vois, et ceux desvillages que je ne vois pas, ils appartiennent àcette terre, comme je n'ai jamais appartenunulle part. Ils font la guerre, certains viennentprendre une terre qui ne leur appartient pas,creuser des puits là où ce n'est pas à eux.

Les gens d'ici, les gens d'Asaka, Nakhila,Alougoum, les Ouled Aïssa, les Ouled Hilal, quepeuvent-ils faire ? Ils se battent, il y a des blessés,des morts. Les femmes pleurent. Il y a desenfants qui disparaissent. Voilà, c'est la réalité,que pouvons-nous faire ?

C'est ici, j 'en suis sûre maintenant. Lalumière au zénith est si blanche, la rue sidéserte. La lumière met des larmes dans lesyeux. Le vent brûlant fait glisser la poussière lelong des murs. Pour résister au vent et à lalumière, j 'ai acheté un grand haïk bleu, commeles femmes d'ici, et je me suis enveloppée enlaissant juste une fente pour les yeux. Dans monventre, il me semble que je sens déjà les coups

296

légers de l'enfant que j'aurai, qui vivra. C'estpour lui aussi que je suis venue jusqu'ici, aubout du monde.

Le guide s'est lassé de me suivre dans mesallées et venues le long de la rue déserte. Il s'estassis sur une pierre, à l'ombre d'un mur, il fumeune cigarette anglaise en me surveillant de loin.Lui n'est pas un Ouled Hilal, ni un Aïssa, ni unKhriouiga envahisseur. Il est trop grand, on voitbien qu'il vient de la ville, de Zagora, ou deMarrakech, peut-être même de Casa.

Loin, au bout de la rue, devant la dernièremaison, là où commence le désert, une vieillefemme en noir est assise sur un tabouret, devantla porte vide de sa cour. Son visage n'est pascaché par un voile, il est noir et ridé, pareil à unvieux cuir brûlé. Elle me regarde venir, sansbaisser les yeux, son regard est coupant commeune pierre. Elle semble aussi vieille et dure quel'ammonite de Jean. Elle est une vraie Hilal, dupeuple au croissant de lune.

Je me suis assise à côté de la vieille femme.Elle est si petite, si maigre, elle m'arrive à peineà l'épaule, comme une enfant. La rue est vide,écorchée par le soleil du désert. Mes lèvres sontsèches et fendues, tout à l'heure, en y passant ledos de ma main, j 'ai vu du sang. La vieillefemme ne me parle pas. Elle n'a pas bougéquand je me suis assise. Elle m'a seulementregardée, dans son visage de cuir noir, ses yeuxsont brillants et lisses, très jeunes.

297

Page 147: Le Clézio, Jean-Marie Gustave - Poisson D'or

Je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Mainte-nant, je sais que je suis enfin arrivée au bout demon voyage. C'est ici, nulle part ailleurs. La rueblanche comme le sel, les murs immobiles, le cridu corbeau. C'est ici que j 'ai été volée, il y aquinze ans, il y a une éternité, par quelqu'un duclan Khriouiga, un ennemi de mon clan desHilal, pour une histoire d'eau, une histoire depuits, une vengeance. Quand tu touches la mer,tu touches à l'autre rivage. Ici, en posant mamain sur la poussière du désert, je touche laterre où je suis née, je touche la main de mamère.

Jean arrive demain, j 'ai reçu son télégrammeà l'hôtel de Casa. Maintenant, je suis libre, toutpeut commencer. Comme mon illustre ancêtre(encore un !) Bilal, l'esclave que le Prophète alibéré et lancé dans le monde, je suis enfin sor-tie de l'âge de la famille, et j'entre dans celui del'amour.

Avant de partir, j 'ai touché la main de lavieille femme, lisse et dure comme une pierredu fond de la mer, une seule fois, légèrement,pour ne pas oublier.