18741769 Annales Phenomenologie Richir 2003

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Collectif Annales de Phénoménologie 2003 EurOPhilosophie Association pour la promotion de la Phénoménologie

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  • CollectifAnnales de Phnomnologie2003

    EurOPhilosophie

    Association pour la promotion de la Phnomnologie

  • Annales de PhnomnologieDirecteur de la publication : Marc RICHIR

    Secrtaire de Rdaction et abonnements :Jean-Franois PESTUREAU37 rue Godot de MauroyF 75009 Paris (France)e-mail : [email protected]

    Comit scientifique : Bernard BESNIER, Grard BORD, RolandBREEUR, Jean-Toussaint DESANTI(), Vincent GRARD, RaymondKASSIS, Pierre KERSZBERG, Albino LANCIANI, Patrice LORAUX, An-tonino MAZZ, Yasuhiko MURAKAMI, Jean-Franois PESTUREAU,Guy PETITDEMANGE, Alexander SCHNELL, Lszl TENGELYI, Jr-gen TRINKS, Guy VAN KERCKHOVEN

    Revue dite par lAssociation pour la promotion de la phnomnologie.

    Sige social et secrtariat :Grard BORD20, Rue de lgliseF 60000 Beauvais (France)

    ISSN : 2-9518226-2-6

    Prix de vente au numro : 20

    Abonnement pour deux numros :France et Union Europenne (frais denvoi inclus) 40 Hors Union Europenne (frais denvoi inclus) 45

  • Annalesde

    Phnomnologie

    2003

  • Cette seconde livraison de la Revue est ddie la mmoire de Jean-Toussaint Desanti membre fondateur de l'Association pour la promotion de la phnomnologie

  • Sommaire

    Lexprience et la ralit 13LSZL TENGELYI

    La logique hermneutique de Georg Misch 25GUY VAN KERCKHOVEN

    Les sources de la phnomnologie husserlienne de lintropathie 49RAYMOND KASSIS

    Les structures complexes de limagination selon et au-del de Husserl 99MARC RICHIR

    Phnomnologie et posie chez Paul Celan 143JRGEN TRINKS

    Mthode phnomnologique et philosophie phnomnologique 161Confrences de Londres 1922EDMUND HUSSERL

  • Lexprience et la ralit

    LSZL TENGELYI

    Husserl relie la phnomnologie, comme on le sait, une position m-taphysique quil nomme - en ayant recours un terme introduit par Kant etadopt par ses premiers grands successeurs (surtout par Fichte et Schelling)- idalisme transcendantal . Mme dans un ouvrage aussi tardif que lesMditations cartsiennes, il insiste sur le lien indissoluble entre la phnom-nologie et cette position. Celui , dit-il, qui comprend mal le sens profondde la mthode intentionnelle ou le sens de la rduction transcendantale - oulun et lautre - peut seul vouloir sparer la phnomnologie et lidalismetranscendantal. 1 Husserl nomet bien videmment pas dajouter que la ph-nomnologie donne lidalisme transcendantal un sens fondamentalementnouveau 2 . Aprs avoir dlimit ce sens nouveau de lidalisme cartsienainsi que de lidalisme kantien, Husserl dit : Cet idalisme nest pas formpar un jeu darguments et ne soppose pas dans une lutte dialectique quelqueralisme. Il est lexplicitation du sens de tout type dtre que moi, lego, jepeux imaginer ; et, plus prcisment, du sens de la transcendance que lex-prience me donne rellement [. . .] 3 . Par cette prcision de sa conception,Husserl indique une mesure par laquelle son idalisme transcendantal peut treauthentifi : cette mesure nest rien dautre que le sens de la transcendancedonn par lexprience. Est-ce que cette preuve confirme lhypothse dunlien indissoluble entre la phnomnologie et lidalisme transcendantal? Lex-prience nous donne-t-elle vraiment un sens de la transcendance qui saccordeavec cette position mtaphysique? Les considrations suivantes ont pour tchede rpondre cette question.

    Pour accomplir cette tche, il convient, dans un premier temps, de consi-drer de plus prs la position de lidalisme transcendantal, telle que Husserlla conoit. Il nous faut voir comment Husserl essaie de fonder cette position,dune part, sur la mthode intentionnelle, dautre part, sur la rduction trans-cendantale. Cest cette analyse prliminaire qui nous rendra capable de mettrecette position, dans un deuxime temps, lpreuve de lexprience.

    1. E. Husserl, Cartesianische Meditationen, hrsg. von E. Strker, Meiner, Hamburg 1987, p.89 ; tr. fr. : Mditations cartsiennes, tr. par G. Peiffer et E. Lvinas, Vrin, Paris 1996, p. 144.

    2. Ibid., p. 88 ; tr. fr. p. 143.3. Ibid., p. 88 ; tr. fr. p. 144.

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  • LEXPRIENCE ET LA RALIT 14

    1. LIDALISME TRANSCENDANTAL DE HUSSERL

    La phnomnologie marque une rupture avec la conviction naturelle, tropnaturelle, que toute connaissance est enracine dans un rapport dtre entredeux tres, dont lun est immanent la conscience, tandis que lautre la trans-cende. La mthode intentionnelle permet de montrer quil y a tout lieu de rvi-ser cette conviction. Cest dj dans les Recherches logiques que Husserl dit : [. . .] ce ne sont pas deux choses prsentes sur le mode du vcu, ce nest pasle cas que lobjet soit vcu et que le soit aussi le vcu intentionnel qui le vise[. . .], mais ce qui est prsent, cest le seul vcu intentionnel dont lintentionen question est un essentiel caractre descriptif [. . .]. Cependant , ajoute-t-il, si ce vcu est prsent, alors le rapport intentionnel un objet est eo ipsoaccompli [. . .] . 4

    Cest cette conception de lintentionnalit qui permet la phnomnologiede rompre le charme que dtenait presque toute la pense moderne. MmeFranz Brentano, qui tait le premier renouveler lide mdivale de lin-tentionnalit, restait encore prisonnier de ce charme : il se montrait incapablede concevoir la vise intentionnelle autrement que comme un rapport dtreentre deux tres. Cest pourquoi il ne sest pas gard demprunter la philo-sophie mdivale un terme comme linexistence intentionnelle ou men-tale . Il considrait en effet lobjet intentionnel comme un objet immanent la conscience en le distinguant expressment de la ralit transcendante. Hus-serl au contraire insiste sur ce que lobjet intentionnel nappartient pas laconstitution descriptive (relle) du vcu et que, par consquent, il nest enralit pas du tout immanent ou mental . 5 Il ne lui chappe bien videmmentpas quon simagine frquemment des objets qui nexistent pas en dehors delesprit (lun des exemples quil apporte, cest le roi des dieux mythique, Jupi-ter), et il voit aussi bien clairement quon ne peut jamais tre assur, au moinssans faire une dmarche de vrification approprie, de la ralit de lobjet visde sa pense. Cest pourquoi il ajoute que lobjet intentionnel non seulementnest pas un objet mental, mais nest pas non plus un objet extramental. Silest vrai que la vise intentionnelle nest pas un rapport entre deux choses quiappartiennent rellement la conscience, il est tout aussi vrai quelle nest pasnon plus une relation qui subsiste entre une chose appartenant rellement laconscience et une autre chose appartenant au contraire la ralit extramen-tale. Selon Husserl, la vise intentionnelle ne dpend pas du fait que lobjetvis existe ou nexiste pas dans la ralit, elle en est bien plutt entirementindpendante. 6

    La conception qui se dduit de ces observations pertinentes et extrme-ment fructueuses se rsume dans la thse que le rapport intentionnel se sous-

    4. E. Husserl, Logische Untersuchungen, d. Niemeyer, Bd. II/1, S. 372.5. Ibid., p. 373.6. Ibid., p. 373: Fr das Bewutsein ist das Gegebene ein wesentlich Gleiches, ob der vor-

    gestellte Gegenstand existiert oder ob er fingiert und vielleicht gar widersinnig ist.

  • 15 LSZL TENGELYI

    trait lemprise des oppositions aussi invtres que celle du mental et delextramental, du rel et du ral 7 ou de limmanent et du transcendant. Cestpourquoi Husserl parvient, dans les Mditations cartsiennes, soutenir que leproblme de la thorie traditionnelle de la connaissance, savoir le problmede la transcendance, est un contre-sens . 8 En quoi consiste en effet ce pro-blme ? En rien dautre quune transition de limmanent au transcendant, dumental lextramental, du rel au ral. Cependant, dj la pure et simple idedune telle transition - cest le sens du mot transcendance ici - est lie lacondition que les deux extrmes du mouvement soient considrs comme deuxtres et que le mouvement entre les extrmes soit galement regard commeun processus dtre. Cest ce prsuppos que Husserl qualifie sans ambages de contre-sens .

    Il sagit dun contre-sens auquel, comme il est ajout dans le texte, Des-cartes lui-mme na pas chapp parce quil sest tromp sur le sens vritablede son epoch transcendantale et de la rduction lego pur. 9 Il appert decette remarque que, selon Husserl, ce nest pas simplement la mthode inten-tionnelle qui rend capable la phnomnologie de rsoudre ou, plus prcis-ment, de surmonter le problme traditionnel de la transcendance. La rupturedfinitive avec la thorie traditionnelle de la connaissance ne peut tre effec-tue que par une phnomnologie qui sengage galement sur la voie de la r-duction transcendantale. Car, ce que Husserl en dit, le problme traditionnelde la transcendance se pose dans lattitude naturelle, mme sil dcoule duneobservation qui est en effet apte conduire au-del de cette attitude en inci-tant accomplir la rduction transcendantale. Il sagit de lobservation selonlaquelle tout ce qui est pour moi, lest en vertu de ma conscience connais-sante [. . .] . 10 Cest une observation qui, tout en prtendant une videnceindubitable, est pourtant soumise des malentendus. Tout dpend en effet delinterprtation du mot moi : si le moi en question est conu, sur le ter-rain du monde donn, comme un moi naturel , lobservation mentionneinduira en erreur ; sil est au contraire considr comme un ego pur , elle nemanquera pas de nous amener la position de lidalisme transcendantal. Onest donc ici au carrefour : on se trouve confront un choix fondamental dontlenjeu nest rien de moins que le sens ou le contre-sens de toute la pense.

    Si nous considrons de plus prs la gense du problme traditionnel dela transcendance, ainsi quelle est dcrite dans le 40 des Mditations car-tsiennes, nous sommes immdiatement frapps par un trait particulier des

    7. Le terme artificiel de ral est indispensable pour exprimer une distinction fondamen-tale de Husserl. Il sagit de la distinction entre ce qui appartient effectivement la conscience(cest ce que le mot rel signifie dans le vocabulaire husserlien) et ce qui, dans le mondespatio-temporel, transcende la conscience (cest le sens que Husserl indique par le terme ral ).

    8. E. Husserl, Cartesianische Meditationen, op. cit., p. 85 ; tr. fr. p. 140.9. Ibid.

    10. Ibid., p. 84; tr. fr. p. 138 (traduction complte).

  • LEXPRIENCE ET LA RALIT 16

    dveloppements husserliens : ici, mme lomission traditionnelle de la rduc-tion transcendantale est ramene une comprhension dficiente ou erronedu rapport intentionnel. Husserl soutient quil ne suffit pas dadmettre lin-tentionnalit, la suite de Brentano, pour viter le contre-sens de la thorietraditionnelle de connaissance : on retombe dans labsurdit si lon se contentede considrer lintentionnalit, comme Brentano lui-mme la fait, comme un caractre fondamental de ma vie psychique et, par consquent, comme une proprit rale, mappartenant moi, homme - comme tout homme -, mon intriorit purement psychique [. . .] . 11 Il ressort de ce passage que,pour lever le pseudo-problme de la transcendance, il nest pas suffisant demettre en vidence que la vise intentionnelle nest pas un rapport entre deuxtres (ni donc une relation entre deux choses relles ni une relation entre unechose relle et une chose rale), il nest pas non plus suffisant dajouter que lavise intentionnelle est un essentiel caractre descriptif - donc une pro-prit - du vcu intentionnel, il faut encore faire remarquer quil ne sagitpas dun caractre ou dune proprit qui puisse tre qualifie par lpithte de rale .

    Particularit bien tonnante de la vise intentionnelle dont Husserl sestpourtant aperu dj lpoque des Recherches logiques. Lide dune imma-nence - ou inexistence mentale - de lobjet intentionnel nest en effet pas leseul malentendu quil essaie dcarter dans cet ouvrage. Il y en a un autre quiconsiste supposer que la conscience, dun ct, et la chose dont on estconscient, de lautre ct, entrent, en un sens ral, dans une relation lune aveclautre. 12 La tentative dliminer ce malentendu amne Husserl la convic-tion que le rapport intentionnel non seulement nest pas une relation entre deuxtres, mais quil nest pas non plus une relation rale ou une relation dtre,elle nest donc pas une relation qui subsiste dans la ralit elle-mme. Maisil nest pas encore entirement capable de se rendre compte de cette relationtoute particulire qui ne relve pas de la ralit. Il voit pourtant dj quunetelle relation nest proprement parler pas une relation subsistant entre le moide la rflexion naturelle et un objet intentionnel. 13 Mais cette dcouvertene le conduit pas encore la rduction transcendantale.

    Rien ne serait plus ais que de choisir des mots comme les suivants pourachever ce raisonnement : plus tard, en accomplissant la rduction transcen-dantale, Husserl montrera que ce nest pas par le moi naturel, cest bien aucontraire par lego pur que le rapport intentionnel un objet est port. Il se-rait en effet ais de tirer cette conclusion; pourtant, il nest pas difficile devoir que ce procd conduirait renoncer rendre intelligible le tournant d-cisif marqu par la refonte transcendantale de la phnomnologie initiale desRecherches logiques. Car ce nest pas partir de lego pur que lon peut com-

    11. Ibid. (traduction corrige).12. E. Husserl, Logische Untersuchungen, op. cit., tome II/1, p. 375 sq.13. Ibid., p. 376.

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    prendre le caractre non-ral ou irral du rapport intentionnel un objet ; cestbien plutt, inversement, partir de cette irralit que lon peut parvenir com-prendre lego pur. On peut tre tent de rapprocher cette irralit de lidalitplus connue des relations entre des objets mathmatiques ou des concepts lo-giques. Lauteur des Recherches logiques ne peut videmment pas entirementrsister cette tentation. Il saperoit que le rapport intentionnel un objetpeut saltrer mme si cet objet reste le mme, parce que ce rapport dpend dela manire prcise dont lobjet intentionnel est vis. Husserl en conclut que lavise intentionnelle varie selon le sens o lobjet vis est chaque fois conu,pris en compte ou apprhend. Cette notion de sens de lapprhension dunobjet (Auffassungssinn) se prte au parallle avec le concept de la significationdes expressions langagires. Dans les Recherches logiques, Husserl sattache laborer cette analogie, et il en dgage une notion largie de la signification,qui sapplique non seulement des expressions langagires mais - directementou indirectement - tout acte intentionnel. En mme temps, il assimile la si-gnification des relations idales tudies par les sciences mathmatiques etlogiques. Cest probablement cette dmarche qui, lpoque des Rechercheslogiques, lempche de parvenir la rduction transcendantale.

    On se rend mieux compte de lirralit du rapport intentionnel, si lon d-marque ce rapport de toute relation quon observe et tablit dans la ralit.Le rapport intentionnel nest prcisment pas une relation quon observe ettablit de lextrieur ; il est bien plutt une vise quon habite de lintrieur.Il ne sagit par consquent pas dun rapport dont la conscience puisse fixerles termes comme des tres situs dans la ralit ; il sagit au contraire dunerelation qui part de la conscience et se dirige vers un terme qui, son tour,nest que vis. Cest lego pur qui se rapporte ce terme seulement vis ; sile rapport qui part de lui nest pas une relation quil observe et tablit dans laralit, alors il ne se situe pas non plus dans la ralit. Cest donc, il faut y in-sister, lirralit de la vise intentionnelle quon doit mettre en vidence, pourfaire ressortir et saisir lego pur. Faire ressortir et saisir, ce nest bien sr pasencore comprendre et expliciter. Dans les Mditations cartsiennes, Husserlsoutient que la comprhension et lexplicitation de lego pur, cest luvre dela phnomnologie tout entire. 14 Dans cet ouvrage, la phnomnologie est eneffet comprise comme une science gologique systmatique . 15 Mais faireressortir et saisir lego pur, cest sen procurer une vidence dexprience ,une Erfahrungsevidenz ; et cest prcisment sur cette Erfahrungsevidenz quese base toute gologie systmatique et universelle. 16 Ce nest rien dautre quela rduction transcendantale qui nous donne cette exprience vidente ; et cestelle qui, suscite et guide par un approfondissement de la mthode intention-nelle, nous donne galement une exprience fiable et solide de la transcen-

    14. E. Husserl, Cartesianische Meditationen, op. cit., p. 70 ; tr. fr. p. 118 sq.15. Ibid., p. 88 ; tr. fr. p. 144.16. Ibid., p. 70 ; tr. fr. p. 118.

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    dance - une exprience apte bouleverser toute la thorie traditionnelle de laconnaissance.

    Comment est-ce que Husserl rsume la teneur de cette exprience? Il dit : Tout sens et tout tre imaginables, quils sappellent immanents ou transcen-dants, font partie du domaine de la subjectivit transcendantale, en tant queconstituant tout sens et tout tre. Vouloir saisir lunivers de ltre vrai commequelque chose qui se trouve en dehors de lunivers de la conscience [. . .], sup-poser que ltre et la conscience se rapportent lun lautre dune manirepurement extrieure, en vertu dune loi rigide, est absurde . 17 Cest prci-sment cette thse qui sappelle chez Husserl idalisme transcendantal .On voit clairement que cette thse se fonde sur lapprofondissement de la m-thode intentionnelle : son noyau consiste en effet affirmer que la connaissancenest pas un rapport dtre entre deux tres, dont lun serait immanent laconscience, tandis que lautre la transcenderait, mais elle est au contraire unevise dont lobjet intentionnel se rvle, pour et dans la conscience, pouvoirtre en mme temps un objet qui existe dans la ralit.

    Nous voyons que ce nest pas une inclination mtaphysique quelconquemais bien plutt un raisonnement phnomnologiquement bien fond qui am-ne Husserl adopter la position de lidalisme transcendantale. Pourtant, ilreste encore voir si cette position rsiste lpreuve de lexprience quenous avons tous de la transcendance.

    2. LIDALISME TRANSCENDANTAL MIS LPREUVE DE LEXPRIENCE

    Nous devons dabord relever que la mthode intentionnelle nest, mmedans sa forme approfondie, pas approprie nous donner une image fidle etexhaustive de lexprience de la transcendance. Car cest prcisment en rebu-tant une vise intentionnelle que cette exprience se manifeste. En effet, elle nese fait valoir, comme Gadamer le dit juste titre, qu en biffant une attente .Mais, en rayant une anticipation pralable, elle se drobe ncessairement lemprise de la conscience intentionnelle. Pour parler comme Hegel dans laPhnomnologie de lesprit, on peut mme dire que cette exprience mergederrire le dos de la conscience. On pourrait ajouter que cette caractrisationvaut pour toute exprience : en ce sens, toute exprience est une exprience dela transcendance.

    Pourquoi Husserl ne sen rend-il pas suffisamment compte? La rponse estsimple et claire : il na en vue que lexprience qui confirme et vrifie une viseintentionnelle, parce quil estime que cest cette exprience qui nous donne unaccs la ralit dite transcendante . Il est en effet vrai que cest cette exp-rience qui constitue tout le contenu de notre concept de ralit transcendante ;pourtant, il ne sensuit pas que ce soit galement elle qui donne naissance

    17. Ibid., p. 86 ; tr. fr. p. 141.

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    ce concept mme. En vrit, cest bien plutt par lexprience qui contrarie etrebute une vise intentionnelle que notre concept de ralit transcendante estengendr.

    Cette exprience nest bien videmment pas inconnue pour Husserl. Il ladcrit sous le nom dune exprience de dception ; il en fournit maintes foisdes analyses prcieuses ; mais il se garde de lui assigner un rle fondamentaldans la gense de notre concept de ralit transcendante.

    Quelle est la raison de cette rserve? Elle est probablement chercher dansla conception husserlienne dune donation de sens par la conscience intention-nelle. Comme nous lavons dj vu, cest toujours dans un sens prcis quunevise intentionnelle se rfre son objet. La rduction transcendantale peut treconsidre comme une opration qui supprime lillusion dceptive dune exis-tence prdonne et purement extrieure des objets dits transcendants en lesramenant aux teneurs de sens qui leur sont attribues par la conscience inten-tionnelle. La phnomnologie husserlienne considre le monde non seulementen son sens, elle le considre mme comme sens, en tant quun complexe deteneurs de sens. Husserl est pourtant fermement convaincu que le monde ainsiconsidr nexiste pas indpendamment de la conscience intentionnelle. Assi-gner quelque chose un sens, ce nest selon Husserl rien dautre que le viserou mme le reconnatre comme quelque chose ou, autrement dit, ce nest riendautre quidentifier ceci en tant cela. Mais nest-ce pas la conscience in-tentionnelle que revient de viser, de reconnatre ou didentifier quelque chosecomme quelque chose dautre? Comment pourrait-on simaginer cette struc-ture de len tant que dans une ralit indpendante de la conscience inten-tionnelle? Pour adopter une telle hypothse, on se verrait contraint de supposerdes objets qui soient capables de sidentifier eux-mmes sans que la conscienceintentionnelle y intervienne. Supposition peine intelligible, sinon entirementabsurde ! - pourrait-on dire. Mais de l soutenir que lide dune ralit in-dpendante de la conscience intentionnelle rsulte dun pur et simple malen-tendu, il y a encore un pas franchir, ce que Husserl nhsite pas faire. Cestainsi quil en vient croire que toute tentative de considrer le monde commeun complexe de teneurs de sens - et, par consquent, toute dmarche qui m-rite dtre appele phnomnologique - montre une affinit stricte avec laposition de lidalisme transcendantal.

    Je ne partage pas cette conviction, et, dans les considrations qui suivent, jemefforcerai dlaborer une conception qui sen carte. Cependant, une choseme semble tre certaine : cest que lidalisme transcendantal contient en lui-mme une dcouverte quon ne peut ni dcliner ni contourner. Cette dcouverteconsiste soutenir que cest seulement du point de vue de sa propre conscienceque chacun de nous peut considrer le rapport entre lexprience et la ralit.Cest pour des raisons principielles que nous ne pouvons pas adopter un pointde vue extrieur, voire divin, qui nous permette de comparer nos propres exp-riences avec la ralit et dtablir une relation dadquation entre elles. Cettedcouverte doit sans doute tre attribue Kant. Cependant, Husserl se lap-

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    proprie et, davantage, il la refond dans les termes de lintentionnalit. La signi-fication de cette refonte se dduit du fait que cest la particularit du rapportintentionnel un objet qui donne la dcouverte copernicienne de Kant toutson poids et toute sa justification. Cest du caractre de vise de ce rapport quedcoule limpossibilit de tout point de vue extrieur et de toute comparaison.Le ralisme naf de tous les jours na pas la force de combattre cette vidence.

    Husserl se sentait mme plus consquent encore que Kant lui-mme dansson insistance sur lidalisme transcendantal. Car, dune manire peu intelli-gible pour lui, Kant avait adhr lhypothse de la fameuse chose en soi, alorsque lui avait trouv un argument lucide pour rejeter cette hypothse. Il est eneffet arriv comprendre que la chose en soi ntait rien dautre quune ide au sens kantien , cest--dire une ide rgulatrice indispensable pour guiderle processus de lexprience mais qui ne se laissait pourtant pas prendre pourune ralit indpendante de la conscience intentionnelle.

    Cependant, une possibilit alternative, qui, dailleurs, avait t clairementreconnue et exploite par les penseurs de lidalisme allemand, semble avoirchapp Husserl. Fichte et Schelling ont rig ldifice de lidalisme trans-cendantal sur le fondement de lide dune histoire de la conscience desoi 18 en ouvrant par l la possibilit dune nouvelle interprtation de len-soi : ils assignaient ce mot une rfrence des processus inconscients auquelsils ont attribu la fonction de frayer la voie dune tape de la conscience de soi lautre. Cest comme lhritier de cette ide que Hegel formule dans la Ph-nomnologie de lesprit sa conception de lexprience. Il entend par le termed en soi ce qui, tout en se prsentant la conscience la suite duneactivit consciente, merge pourtant derrire le dos de la conscience. Il estvrai que, dans lidalisme allemand, lide dune histoire de la conscience desoi avait donn naissance une mythologie des actes de conscience queHusserl refusait - en se rattachant Paul Natorp - avec plein droit dj dans lesRecherches logiques. 19 On peut tout de mme sinspirer de cette ide pour la-borer une conception susceptible dtre oppose lidalisme transcendantalde Kant et de Husserl.

    En ralit, on na pas besoin de lhypothse absurde des objets sidenti-fiant eux-mmes pour affirmer que toute exprience est lexprience de len-soi. Pour soutenir cette proposition, il suffit dinterprter lexprience commeun processus qui contrecarre nos anticipations pralables, remet en questionlidentification conceptuelle des objets apparemment indubitable et nous as-treint transformer le rseau de nos concepts tout faits et institus. Interprte

    18. Voir J. G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, Werke, hrsg. von I. H.Fichte, W. de Gruyter, Berlin 1971, vol. I, p. 222 : Die Wissenschaftslehre soll seyn eine prag-matische Geschichte des menschlichen Geistes. Cf. F. W. J. Schelling, System des transzen-dentalen Idealismus, Ausgewhlte Schriften in sechs Bnden, hrsg. von M. Frank, Suhrkamp,Frankfurt am Main 1985, 1. ktet, 399. o. (= Smmtliche Werke, hrsg. von K. F. A. Schelling,Cotta, Stuttgart / Augsburg 1860 ff., I/3. ktet, 331. o.)

    19. E. Husserl, Logische Untersuchungen, op. cit., vol. II/1, p. 379.

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    de cette faon, lexprience montre que le processus de la donation de senspar la conscience intentionnelle est de temps en temps secou, pour ainsi dire,par un choc extrieur qui lui apporte des remaniements et des rectifications.Cest ce choc qui donne au mot ralit son sens exprientiel. Le rel, pournous, cest quelque chose qui est apte frustrer nos attentes pralables. Il nenous est pas ncessaire de nous mettre au-dessus ou en dehors de nos exp-riences effectives pour former un tel concept de la ralit. Cest bien pluttpar nos expriences effectives que ce concept nous est donn. Car, selon nous,lexprience comporte toujours un moment de dception qui rvoque endoute lune ou lautre de nos anticipations pralables. Bien videmment, ceconflit prsuppose , comme Husserl le reconnat dans les Recherches lo-giques, un certain terrain de concordance . 20 Cest pourquoi lexpriencenest jamais seulement une exprience de dception. Il y a toujours des antici-pations qui sont confirmes par elle. Ce quelle confirme est considr justetitre comme un lment constitutif de la ralit. Mais nous ne disposons duconcept de ralit que parce que lexprience ne confirme jamais sans rfuteren mme temps. Cette coappartenance entre confirmation et rfutation est unecondition de possibilit ncessaire pour que lexprience puisse donner lieu lmergence dune ralit capable dtre regarde comme indpendante delle.

    Il ne sensuit bien videmment pas que nous puissions jamais prtendre dcider de la question de ladquation entre lexprience et la ralit avecune validit qui surpasse le point de vue ncessairement limit de notre propreconscience. Nanmoins, nous pouvons soutenir que toute exprience est unerencontre et un contact avec une ralit qui est indpendante de notre propreconscience, mme si nous nous voyons contraints dajouter que nous ne pou-vons interprter les leons qui peuvent tre tires de cette rencontre et de cecontact que du point de vue ncessairement limit de notre propre conscience.Nous sommes autoriss par ces considrations concevoir lexprience com-me lmergence spontane dun sens qui ne se laisse pas ramener une dona-tion de sens par la conscience intentionnelle.

    Ce nest pas par hasard que je viens demployer le terme dun choc ex-trieur. On sait quil sagit dun terme principal du premier Fichte. Je suis eneffet prt de rattacher mes ides la thorie fichtenne du choc, surtout sicette thorie est interprte comme une partie intgrante et mme indispen-sable, voire inalinable, de la vision exprime dans la doctrine de la science -ou, au moins, dans la premire version de cette doctrine. On trouve une telleinterprtation labore en dtail dans le livre de M. Richir sur Le rien et sonapparence. 21 Cest, je crois, juste titre que le jeune auteur de ce livre (qui aparu il y a vingt-trois ans) attribue Fichte la dcouverte que lactivit [dela conscience] nest pas possible sans rsistance, son mouvement est inspa-rable dun contre-mouvement, [. . .] bref, lactivit nest possible que comme

    20. Ibid., vol. II/2, p. 42. - Tr. fr. p. 59.21. M. Richir, Le rien et son apparence. Le fondement de la phnomnologie (Fichte: Doc-

    trine de la science 1794/1795), Ousia, Bruxelles 1979.

  • LEXPRIENCE ET LA RALIT 22

    un double-mouvement dentrer et de sortir, daller et de retour, de pousse etde rsistance . 22 Il me semble en effet que Fichte considre le choc commeune rsistance qui reste une condition ncessaire pour que la pousse de laconscience, son effort (Streben), puisse spanouir. Cette rsistance est, commeRichir lajoute, une facticit rsiduelle qui, comme telle, savre stricte-ment insurmontable . 23 Bien videmment, Fichte envisage dans la partiepratique de la premire doctrine de la science une dduction du choc ; mais ilprcise cette tche en disant que ce nest pas lvnement du choc qui est dduitici mais seulement l ouverture du Moi une influence trangre . 24Le texte contient une proposition qui exclut tout malentendu possible. Fichtedit : Lvnement mme du choc, comme fait, ne peut nullement tre d-duit du Moi [. . .] . 25 Cest pourquoi la doctrine de la science peut tre diteadopter une position raliste tout en sengageant dans la voie dune philoso-phie transcendantale : elle adopte une position raliste, parce quelle admet,comme Fichte le dit expressment, quon ne peut pas expliquer la consciencedes tres finis sans assumer une force qui est indpendante deux, voire quileur est totalement oppose . 26 Cependant, la doctrine de la science adoptecette position sans abandonner son point de vue transcendantal. Cette dualitde ralisme et de transcendantalisme (qui na rien voir avec un ralisme trans-cendantal au sens kantien du mot) se rsume dans la thse suivante : La forceoppose est indpendante du Moi dans son tre et selon sa dtermination [. . .] ;pourtant, elle nest pour le Moi que si elle est pose par lui ; autrement, ellenest pas du tout pour le Moi. 27 Cest prcisment la double caractristiquede ce qui sappelle choc chez Fichte : lvnement du choc ne se dduit pasde la conscience, mais ce que le choc donne comprendre, est saisi et pos parla conscience. Cest encore cette double caractristique que javais moi-mmeen vue lorsque jai voqu une rencontre et un contact avec une ralit quiest indpendante de notre propre conscience, en ajoutant pourtant que nous nepouvons interprter les leons qui peuvent tre tires de cette rencontre et de cecontact que du point de vue ncessairement limit de notre propre conscience.

    En effet, la thorie fichtenne du choc est bien approprie mettre en lu-mire un trait fondamental de lexprience. Fichte montre comment lintuitionprserve la trace des directions opposes 28 dont elle est empreinte, dunepart, par la pousse de lactivit consciente et, dautre part, par la rsistance quecelle-ci rencontre. Or, cette caractrisation peut tre transfre notre conceptdexprience. Frquemment, lexprience semble plutt confirmer nos antici-pations pralables que les rfuter ; si elle ne manque jamais de contenir en

    22. Ibid., p. 159.23. Ibid., p. 164.24. J. G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, op. cit., p. 275.25. Ibid.26. Ibid., p. 280.27. Ibid., p. 281 sq.28. Ibid., p. 233.

  • 23 LSZL TENGELYI

    elle-mme des moments qui sont rfractaires nos attentes, elle les recouvresouvent par des lments prdominants qui sont en plein accord avec elles.Pourtant, elle nest jamais prive, pour parler comme Fichte, dune tracedes directions opposes ; cest pourquoi, tout en confirmant nos attentes ac-tuelles, elle nous confronte en mme temps au moins la possibilit de lesremettre en question. Dans le 46 de ses Analyses sur la synthse passive,Husserl dvoile cette trace des directions opposes au sein de lexprience enmettant laccent sur la dceptibilit de toute attente. Il parle, il est vrai, plu-tt des perceptions que des expriences ; mais, cette fois, ce quil affirme desperceptions, pourrait tre affirm galement des expriences. Cest seule-ment par des perceptions , dit-il, que des attentes peuvent tres remplies(ou ralises). Il ajoute : Par consquent, il appartient essentiellement elles, et cela dans toutes les circonstances, quelles puissent tre aussi bien d-ues. La raison en est claire. Husserl sexplique : La perception apportequelque chose de neuf, cest son essence. [. . .] Il est pourtant vident que leneuf peut bouleverser toute attente. 29 Autant dire que la perception - et celavaut galement pour lexprience - a beau confirmer une attente, elle comportetoujours quelque chose de neuf qui est susceptible de rfuter cette mme at-tente - ou, comme Husserl le dit en allemand, qui est susceptible de la frapperau visage. . . On pourrait aussi bien dire que lexprience est marque par unetrace des directions opposes parce quelle ne confirme jamais sans rfuter etparce quelle ne rfute jamais sans confirmer.

    Mais ce nest pas la seule leon quon peut tirer dune application de ladoctrine fichtenne du choc lexprience notre sens du mot. Il y en a uneautre, qui nest pas moins instructive. Il sagit dune leon qui est suggre parlinterprtation que Marc Richir a donne de la premire doctrine de la science.Lune des conclusions principales de cette interprtation est en effet que lerel nest pas un pur rel et quil est doubl dimaginaire ou, autrementdit, que le rel ne peut apparatre comme rel quau sein dune impossibilitde raliser effectivement limaginaire [. . .] . 30 Cest prcisment ce que notreconception de lexprience met en vidence. Lexprience, disons-nous, donnenaissance un sens nouveau et lui confre le caractre du rel en frappantdirralit des anticipations pralables. En dautres termes, elle fait apparatrele rel comme rel en mettant nu limpossibilit de raliser effectivementlimaginaire contenu dans ces anticipations. Il sensuit que le rel comme relnmerge jamais autrement quen se dtachant de limaginaire et en le recou-vrant, voire en le doublant.

    29. E. Husserl, Analysen zur passiven Synthesis, Hua, vol. XI, p. 211: Die Wahrnehmungbringt ein Neues, das ist ihr Wesen. [. . .] Aber evident ist doch [. . .], da das Neue aller Erwar-tung ins Gesicht schlagen kann.

    30. M. Richir, Le rien et son apparence. Le fondement de la phnomnologie (Fichte: Doc-trine de la science 1794/1795), op. cit., p. 301 sq.

  • LEXPRIENCE ET LA RALIT 24

    3. REMARQUE FINALE

    Redonner lexprience son poids et sa signification, et cela non seule-ment dans linterprtation des rsultats des sciences particulires mais aussibien dans lanalyse philosophique : ctait dores et dj lun des buts princi-paux de la phnomnologie. Husserl a clairement vu que cet objectif na rien voir avec un empirisme quelconque. Car cest une ide trop troite de lex-prience qui est soutenue par la tradition empiriste comme, dailleurs, aussipar les sciences particulires : selon cette ide, un vnement ne peut tre prispour une exprience que sil peut se rpter en principe un nombre illimit defois sans saltrer. Pourtant, on ne rencontre une telle exprience que sous desconditions artificiellement fixes ou exprimentalement produites. la fin desa vie, Husserl a adopt avec une rsolution de plus en plus marque la positionselon laquelle lanalyse philosophique doit retourner de cette exprience insti-tue et fixe, voire remanie selon les objectifs de la science, aux formes plusriches, quoique aussi bien plus ambigus et pour ainsi dire mme flottantes, delexprience qui constituent le tissu mme de notre monde de la vie quotidien.Tout en apprciant la rupture dcisive avec lempirisme qui avait t achevepar la Critique de la raison pure, il a reproch mme Kant de navoir regardlexprience que dans sa forme scientifique - ou dans ses manifestations quoti-diennes qui prfiguraient cette forme scientifique. Pourtant, on peut bien sac-corder avec Gadamer qui soutient que Husserl lui-mme ntait pas capablede se librer de la conception trop unilatrale quil critiquait . 31 On peut ajou-ter que la raison pour laquelle Husserl ne pouvait pas entirement surmonterla notion artificiellement institue de lexprience ne consistait en rien dautrequen cela quil ne pouvait pas sloigner de la conviction que lexprienceest le produit dune donation de sens par la conscience intentionnelle. Cestpourquoi il a mconnu le rapport entre lexprience et la ralit. Pourtant, onne peut pas redonner lexprience son poids et sa signification sans mettre envidence ce rapport. Cest ici quon peut sinspirer des penseurs de lidalismeallemand. Cest surtout dans la doctrine fichtenne du choc et dans la thoriehglienne de lexprience que lon trouve des ides instructives qui peuventse rvler fructueuses pour la phnomnologie contemporaine. On ne devraitpas se laisser dsaronner par la dialectique spculative dune uvre comme,par exemple, la Phnomnologie de lesprit. Car, comme Heidegger le dit, cenest pas partir de la dialectique que Hegel pense dans cet ouvrage lexp-rience ; cest inversement partir de lessence de lexprience quil pense icila dialectique. 32 Nous avons pourtant tout lieu de soutenir quil appartient cette essence prdialectique de lexprience de remettre en question ladonation de sens par la conscience intentionnelle.

    31. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode. Grundzge einer philosophischen Hermeneutik,J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Tbingen 41975, 11960, p. 330.

    32. M. Heidegger, Hegels Begriff der Erfahrung , Holzwege, V. Klostermann, Frankfurtam Main 1950, p. 169.

  • La logique hermneutique de Georg Misch

    La critique de la thorie phnomnologique de lasignification

    GUY VAN KERCKHOVEN

    La clarification de la situation historique qui rsulte de la rencontre entreles Recherches Logiques de Husserl 1 et les efforts de Dilthey en vue de rali-ser, dans son uvre tardive, une fondation logico-gnosologique des sciencesde lesprit , constitue un aspect central de lactivit philosophique de GeorgMisch. 2 Que ses travaux philosophiques tournent autour de ce point nodal estconditionn par le fait que les recherches relatives la phnomnologie et lathorie de la connaissance et les tudes concernant la fondation des sciencesde lesprit ont choisi comme objet dinvestigation analytique, les rapports com-plexes qui existent entre le sens et la signification, entre le signe et lexpression.Ces deux orientations de la recherche ont cet effet renouvel de lintrieurles moyens analytiques fournis par la psychologie descriptive et par la Struk-turpsychologie. A lintersection des deux orientations qui se croisent, on netrouve ni une rflexion purement mthodologique des concepts opratoires dessciences de lesprit, de la dlimitation mthodique de ces sciences par rap-port aux sciences de la nature, 3 ni une extension aprs coup des analyses ph-nomnologiques constitutives vers un nouveau domaine dobjets, comme par

    1. E. Husserl, Logische Untersuchungen, vol. I : Prolegomena zur reinen Logik ; vol. II : Pre-mire partie : Untersuchungen zur Phnomenologie und Theorie der Erkenntnis (I-V) ; vol. II :Deuxime partie : Untersuchungen zur Phnomenologie und Theorie der Erkenntnis (VI). Hus-serliana, vol. XVIII et vol. XIX/1 et XIX/2. La Haye 1975 et 1984.

    2. G. Misch, Lebensphilosophie und Phnomenologie. Eine Auseinandersetzung der Dithey-schen Richtung mit Heidegger und Husserl. Bonn 1930, Leipzig/Berlin 1931 (IIe d.) et Darm-stadt 1970 (IIIe d.). En particulier les parties III et IV,1 et 2, pp. 88-173 et pp. 175-216. -G. Misch : Der Aufbau der Logik auf dem Boden der Philosophie des Lebens. Gttinger Vorle-sungen ber Logik und Einleitung in die Theorie des Wissens, G. Khne-Bertram et F. Rodi(ds.), Munich, 1994. En particulier chapitre V, II. C. et III, pp. 298-347. - Cf. galementG. Misch : Vorbericht des Herausgebers, dans : W. Dilthey : Ges. Schr., vol. V. En particulierK.5, pp. LXXVIII sq. Misch envoya une impression spare de cette prface Husserl.

    3. Concernant le refus de la construction logico-formelle de lopposition entre lessciences de la nature et de lesprit dans le no-kantisme (W. Windelband et H. Rickert), voirG. Misch, Die Idee der Lebensphilosophie in der Theorie der Geisteswissenschaften, daborddans : sterreichische Rundschau, XX, 1924, puis dans : Kant-Studien, 31, 1926, pp. 547 sq.,maintenant dans : Materialien zur Philosophie Wilhelm Diltheys, F. Rodi et H.-U. Lessing (ds.),Francfort/Main, 1984, pp. 132-146 ; cf. galement G. Misch : Logik, op. cit., pp. 553 sq.

    25

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 26

    exemple vers la ralit de lesprit ou vers le monde de lesprit. 4 Une telleconsidration relevant de la thorie des sciences, telle quelle nous est fami-lire depuis le no-kantisme, ainsi que lorientation de recherche corrlativequi lui appartient en propre, savoir lorientation objective et thortique, quiaboutit finalement une ontologie rgionale, manquent prcisment le pointde rencontre entre la phnomnologie et la philosophie de la vie, point de ren-contre que Georg Misch choisit de faon consquente comme point de dpartde ses rflexions philosophiques. Cest le dploiement (Auslegung) du logoslui-mme en la diversit des significations caractrisant ce terme qui occuperale centre de ses rflexions propres, une diversit de significations dlimitejustement par la situation historique dans laquelle se rencontrent la phnom-nologie husserlienne et lorientation de la philosophie diltheyenne de la vie. 5

    Ces dernires saccordent au moins sur le fait quelles ne poursuivent pas- comme les no-kantiens, qui partent d en haut , dune thorie gnralede la connaissance et de son objet - cette corrlation au sein des domainesparticuliers de la connaissance scientifique, afin de parvenir par ce chemin une doctrine universelle de la science. Mais elles soulignent, en sopposant dela manire la plus ferme un tel procd, que le phnomne logique doit treconsidr tel quil se donne par lui-mme ; quon doit retourner lexprienceoriginaire, non tronque, de ce phnomne, la fracheur de lexprience parlaquelle il se donne, prt sjourner dans une proximit idale vis--vis dece phnomne, proximit dans laquelle il livre son sens de lui-mme. 6 Ce quimarque intrieurement le dploiement du sens du logos, lhermneutique dulogos chez Georg Misch, cest le fait historique que lexprience non tronquedu phnomne logique, au fondement respectivement de la phnomnologiede Husserl et de lorientation relative la philosophie de la vie qui mane desrecherches de Dilthey, est fondamentalement diffrente dans les deux cas. 7

    La discussion critique entre la phnomnologie de Husserl et la philoso-phie de la vie de Dilthey, thme central de ltude considrablement tendue deGeorg Misch intitule Lebensphilosophie und Phnomenologie, est condition-ne par cette mme situation historique. La puret avec laquelle se donne lephnomne logique est apprhende dans deux sphres diffrentes de lexp-rience, orientes dans un sens oppos. 8 Le dploiement du sens du phnomnelogique qui en rsulte est fondamentalement distinct dans ces deux cas, telpoint quil y sera question dune crise du logos. Par consquent, il sera dcisif,

    4. Cf. E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen Philoso-phie. Livre II : Phnomenologische Untersuchungen zur Konstitution. Husserliana, vol. IV, LaHaye, 1952. En particulier Troisime section. Die Konstitution der geistigen Welt, pp. 172-302.

    5. Cf. G. Misch, Logik, op. cit., chapitre I, II, pp. 60 sq., ainsi que le chapitre I, III, pp. 73 sq.6. Cf. G. Misch, Ibidem, pp. 53 sq. - On peut comparer ceci ce que Husserl crit ce propos

    dans lIntroduction au vol. II des Logische Untersuchungen, op. cit., pp. 21 sq.7. Cf. Misch, ibidem, chapitre I, II.C., p. 72. - Cf. ce propos la dsignation , de Husserl,

    des buts principaux des recherches analytiques suivantes dans lIntroduction au vol. II desLogische Untersuchungen, op. cit., pp. 20 sq.

    8. Cf. Misch, Lebensphilosophie und Phnomenologie, op. cit., p. 94.

  • 27 GUY VAN KERCKHOVEN

    pour Misch galement, de mettre en vidence les horizons mmes de lexp-rience au sein desquels le phnomne logique est apprhend en sa puret. Etcest dans la mesure o il parviendra raliser un tel projet que seront accom-plies du mme coup une considration minutieuse et une analyse critique de laphnomnologie des Recherches Logiques et des Studien zur Grundlegung derGeisteswissenschaften 9 .

    1.

    Si lon ne manque pas dentre de jeu le phnomne tel quil se donne, auprofit de lordre discursif, de larticulation (Gliederung) catgoriale dans la-quelle il sest toujours dj inscrit, on rencontre le phnomne logique daborddans une perception directe du monde spirituel, tout comme Dilthey la pose labase de la fondation, relevant de la thorie de la connaissance, des sciences delesprit. Lexprience premire, frache, est lexprience du sens, de la compr-hension de la signification de ce sens - une signification qui sexprime dans lemonde spirituel. Le monde spirituel nest absolument pas un monde de simplessignes ; il est un monde de lexpression 10 . Dans cette exprience frache, nousapercevons la porte universelle des phnomnes de lexpression et de la signi-fication, avant et aussi en de de lordre discursif et catgorial de la connais-sance 11.

    Lorsque nous partons dune exprience du sens 12, lexpression dune si-gnification seffectue dune manire tout fait explicite dans le langage en tantque phnomne qui appartient lui-mme au monde spirituel. Le langage rem-plit une fonction essentielle dans lobjectivation des expressions, si ce nestdj dans la formation interne des expriences mmes du sens. 13 Le langagenest toutefois pas lunique forme dexpression dune signification, ni en toutcas lunique forme dobjectivation dune expression. 14 Par ailleurs, le langagenexclut pas non plus le fait - il linclut plutt - que lexpression dune signifi-cation puisse tre effectue sans un vritable retour lexprience du sens, sansque le sens lui-mme ny soit vcu. Il apparat dj de ces brves rflexions quenous avons affaire ici une exprience prdiscursive possible du sens 15, voire

    9. Cf. Misch, op. cit., pp. 96 sq.10. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 79.11. Cf. Misch, op. cit., p. 89.12. Cf. Misch, op. cit., p. 127.13. Cf. Misch, op. cit., p. 98. - Par rapport lexpression juste , cf. op. cit., p. 136. - Par

    rapport la production originaire du rapport objectif du discours, cf. enfin op. cit., p. 137.14. Cf. ce propos les analyses dtailles de Misch au chapitre III, op. cit., pp. 138 sq.15. Cf. Misch, Logik, op. cit., pp. 101 sq. - Cf. galement la rcusation pertinente de Misch

    de lidentification entre la pense au sens le plus large comme songer (trachten), mditer(sinnen) et la pense discursive, lie aux mots (op. cit., pp. 98 sq.), ainsi que son retour lasignification fondamentale du mot viser (meinen) (op. cit., p. 101) et sa mise en videncedu percevoir (vernehmen) (op. cit., pp. 122 sq.). Quant la structure pr-discursive du

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 28

    mme peut-tre un savoir prdiscursif, une saisie de la signification du sensexpriment parce que lexprience prdiscursive en question nest pas une ex-prience aveugle ; et en outre que nous avons affaire ici lexpression de lasignification de ce sens dune manire qui npuise pas le sens au sein du lan-gage 16, ou peut-tre une forme dexpression ou dobjectivation possible delexpression en dehors du domaine de ce qui relve du langage. Cest justementdes deux phnomnes suivants que le no-kantisme ne vient pas facilement bout : dune exprience prdiscursive du sens ou dun savoir prdiscursif, dunct, et dune expression non exhaustive et non exclusive de la signification dusens dans le mdium du langage, de lautre. Pour le no-kantisme, ils sont in-saisissables deux gards. Lexprience prdiscursive du sens et lexpressionnon exhaustive nindiquent nullement quil sagisse l simplement de phno-mnes non discursifs. Cest prcisment la possibilit dune formation interneet dune cration par le langage de lexprience prdiscursive qui nest pasdemble carte. 17 Ce qui est cependant rcus, Misch ne cesse de le rpter,cest lidentification trop rapide entre la discursivit appartenant au langage etla forme dordre purement discursive ou purement catgoriale quil faut comp-ter parmi le rgne des concepts de lentendement et des formes du jugement. 18Parler dune expression non exhaustive dune signification dans le mdium dulangage aboutit au mme rsultat. Il sagit l dune considration impartiale dulangage en tant que phnomne au sein du domaine vaste de lesprit objectif- en tant que phnomne important mais pas unique au sein de ce monde delesprit objectif. 19 Il appartient galement cette considration impartiale quelexpression dune signification ou lobjectivation de cette signification dans lemdium du langage nest pas trop rapidement identifie la ralisation duneunit de signification idalement objective et purement logique. 20 Une consi-dration - commenant d en bas - du phnomne logique 21 permet pluttde comprendre que leffectuation (Leistung) du langage est, comme le souligneMisch, une articulation productive et objectivante du sens - et ce, prci-sment, au point dcisif de la fusion entre lexprience du sens et lexpression

    sens, attestable dans le comportement mme de la vie, cf. ses analyses au chapitre III, III.B. 2.,pp. 177 sq.

    16. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 119. Cest prcisment la rcusation dune rsorption in-tgrale du sens perceptible (vernehmbar) dans lnonc et le refoulement de la prminencedune logique apophantique qui conduit Misch tenir compte de et reconnatre la lgitimitlogique des noncs vocateurs par rapport aux noncs purement discursifs (ibidem).

    17. Cf. Misch, Logik, op. cit., pp. 278 sq.18. Cf. Misch, Logik, chapitre VIII, op. cit., pp. 499 sq., en particulier p. 502.19. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 79 ; Misch prfre parfois au concept d esprit objectif la

    tournure dynamique dun esprit objectivant , op. cit., p. 574.20. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 289. - Cf. ce propos E. Husserl, Logische Untersuchungen,

    vol. II, op. cit., pp. 85 sq. et pp. 97 sq.21. Un tel mode de considration nimplique nullement une dduction unilatrale du logique

    partir du prlogique, mais a en vue les deux, savoir la survenue discontinue de la directionobjective et son adjonction au comportement de la vie (. . .) ; cf. Misch, Logik, op. cit., p. 265.

  • 29 GUY VAN KERCKHOVEN

    dune signification. 22Cependant, la sphre de lexprience qui dlimite le phnomne logique

    nest pas seulement circonscrite par la considration impartiale du monde spi-rituel au sein duquel il se montre dabord comme un phnomne dexpression.La mise en vidence dune couche prdiscursive du sens et le dvoilementdune objectivation productive de cette couche, laquelle objectivation saccom-plit travers larticulation des significations (Bedeutungsgliederung), ne sontpas des dcouvertes fondamentales qui appartiennent seules la thorie de laconnaissance oriente vers les sciences de lesprit. En effet, une premire rup-ture, dcisive, avec le no-kantisme saccomplit dans les Recherches Logiquesde Husserl, cest--dire avec sa tentative qui consiste redescendre dune ma-nire analytique - en de de lide dune logique pure - vers les vcus depense et de connaissance et, cette fin, rformer de lintrieur la psycholo-gie descriptive. 23 Le but de la clarification innovatrice et analytique des vcusde pense et de connaissance consiste justement rendre comprhensible lamanire dont saccomplit, dans les vcus logiques, un rapport un sens idalet objectif. 24 Husserl rencontre ds lors la dynamique entre lintention signi-tive et le remplissement intuitif 25, en approfondissant la comprhension de lanature des relations complexes qui existent entre la signification, dune part,et lintuition, dautre part. 26 Il parvient alors au rsultat rvolutionnaire quecest dj dans lapparition dun objet quun phnomne de sens est suscep-tible dtre dvoil. 27 Ce phnomne du sens structure de lintrieur la per-ception subjective de lobjet apparaissant (sens objectif de lapparition). Leproblme radical que pose Husserl au cours de ce chemin analytique dans sesRecherches Logiques, est par consquent le suivant : comment ce sens objectifde lapparition peut-il tre isol purement pour lui-mme ? Comment peut-iltre apprhend idalement et objectivement par la signification ? Commentle remplissement intuitif des intentions signitives saccomplit-il en tant quesynthse de recouvrement travers la perception intuitive? 28

    Cest aux analyses minutieuses de Husserl eu gard au rapport entre le sens

    22. Cf. Misch, Logik, op. cit., pp. 260 sq.; par rapport la fusion , cf. op. cit., p. 263.23. Voir ce propos la critique husserlienne de la thorie de la connaissance de Kant, dans :

    Logische Untersuchungen, vol. II, op. cit., pp. 731-733. Concernant lapprciation de G. Mischdu rapport entre la nouvelle phnomnologie de la connaissance des Recherches Logiques et deLogique formelle et logique transcendantale, dun ct, et la doctrine kantienne de la connais-sance, de lautre, voir Misch, Logik, op. cit., pp. 340-343.

    24. Cf. Husserl, op. cit., p. 21.25. Ibidem, p. 539.26. Les dveloppements de G. Misch concernant les recherches husserliennes se concentrent

    sur une prsentation interprtative de ces relations, voir en particulier Misch, Logik, op. cit.,pp. 337.

    27. Cf. cet gard la distinction faite par Husserl entre la matire intentionnelle (sens delapprhension) et les contenus apprhends ou, dans le cas de lintuition sensible, les re-prsentants intuitifs (contenus prsentants) dans : Logische Untersuchungen, vol. II, op. cit.,pp. 624 sq.

    28. Cf. Husserl, ibidem, p. 625.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 30

    et la signification que nous devons le rsultat important quentre la perceptionsensible et le vcu de pense, lacte mme de connaissance qui est un vcudvidence, prdomine un ordre de fondation. 29 Nous leur devons galementla constatation importante que la synthse de recouvrement nimplique passeulement un ordre de fondation mais galement une transformation profondedu sens objectif de lapparition de lobjet peru lui-mme, une formation (For-mung) catgoriale 30 qui nest accomplie que par la signification elle-mme etpar son remplissement intuitif 31, savoir par le remplissement intuitif de cequi, du ct de lacte signitif, est lobjet de lintention. 32 Dsormais, le ph-nomne logique semble devoir tre ancr plus profondment, il semble devoirtre localis dans la perception elle-mme. Lhorizon de la sphre de lexp-rience au sein de laquelle le phnomne logique est apprhend en sa puretest form par les vcus de pense qui se rapportent intentionnellement ausens objectif de lexprience. 33 Au sein de cette sphre le phnomne logiquese montre de faon primaire comme un phnomne de signification.

    Cest prcisment en ce point dcisif dun ordre de fondation qui existeentre des actes sensibles et des actes de pense, et dune formation catgo-riale correspondante du sens objectif de lapparition travers la couche dessignifications, que saccomplit la rupture avec le no-kantisme et ce, grce la notion, introduite dune manire dabord hsitante par Husserl, de lintui-tion catgoriale . 34 A notre avis, G. Misch napprcie pas sa juste valeurla signification de ce concept central des Recherches Logiques de Husserl. 35Car cest ce concept qui permet Husserl, sans supprimer lordre de fondationet sans manquer le processus de transformation, de surmonter la distinctionstricte entre les vcus de perception et les vcus de pense, la ligne de par-tage, donc, que, depuis Kant, nous avons tendance tracer entre la sensibilitet lentendement. La connexion entre le sens et la signification, entre le sens

    29. Voir Husserl, ibidem, p. 695. Concernant la caractrisation des actes catgoriaux commeactes fonds, op. cit., pp. 681 sq.

    30. Concernant la formation (Formung) catgoriale, voir Husserl, ibidem, pp. 663 sq.31. Concernant les lments catgoriaux de la signification et leur remplissement comme rap-

    port lobjet lui-mme dans sa formation catgoriale, ibidem, pp. 671 sq.32. Husserl parle dans ce contexte de significations prgnantes (ausprgende Bedeutun-

    gen) , ibidem, p. 695, ainsi que dune objectivit unifiante (Einheit schaffende) , corrlative,dans le processus de remplissement, ibidem, p. 672 et p. 675.

    33. Quant la question de savoir si, ct de la nouvelle matire intentionnelle de lactecatgorial de lintuition qui a sa racine dans la matire de lacte fondateur, il faut admettregalement de nouveaux reprsentants propres, voir ibidem, pp. 696 sq.

    34. Dabord : Husserl, op. cit., pp. 670 sq.35. Une prsentation de la fonction et du rle de lintuition catgoriale manque autant dans

    la troisime section du chapitre V (Misch, Logik, op. cit., pp. 333 sq.), consacre lanalysehusserlienne de lexpression et de la signification, que dans la troisime section du chapitre VI(ibidem, pp. 381 sq.) qui examine le rapport entre le concept et la signification gnrale du mot lexemple des analyses kantiennes, et finalement aussi dans la premire section du chapitreVIII (op. cit., pp. 503 sq.) qui se tourne vers les constatations purement discursives dansleur rapport des objets thoriques.

  • 31 GUY VAN KERCKHOVEN

    objectif de lapparition et, en vertu des actes signitifs, sa conception idale etobjective, nest possible que si le premier possde une certaine idalit (mmesi elle est prdiscursive) et si ces actes sont susceptibles, partir dun ordrepurement discursif, daller au-devant de cette idalit prdiscursive - partirdun ordre cependant qui, en tant que tel, nest pas objectiv au pralable, ni pleinement ralis demble. 36

    Lorientation fondamentale de linvestigation des Recherches Logiques deHusserl rside en ceci que le sens des objets qui apparaissent objectivementrenvoie par lui-mme quelque chose dau-del, une idalit qui est de na-ture prdiscursive, et que lacte de connaissance va au-devant de ce mouvementde transcendance et ce, non en vertu de concepts achevs, dtermins de ma-nire fixe, mais en vertu de cela mme qui dans les actes du signifier formedj lobjet dune intention signitive qui est peut-tre dabord seulement vide.La formation catgoriale sous la fondation de lacte catgorial lui-mme dansla perception sensible ne correspond donc aucunement limpression dunmoule dj achev sur une matire sensible dnue de forme, ni non plus uneconception formatrice (apprhension) dun contenu dapprhension dnu deforme. 37 Et le remplissement intuitif de lintuition catgoriale elle-mme nestpas la simple application de concepts purement discursifs une matire sen-sible catgorialement forme ; il nest aucunement une espce de rencontre delentendement avec lui-mme. 38 Cest en cela que rside prcisment le champde tension entre le nome et le noeton 39, champ largement dploy devant laphnomnologie dans les Recherches Logiques.

    36. Dans les analyses de Husserl, il faut toutefois tenir compte de plusieurs choses : daborddu fait que la formation catgoriale est soumise des bornes lgales (Husserl, op. cit., pp. 716sq.) ; ensuite on constate que les actes catgoriaux peuvent ventuellement saccomplir en tantque dpourvus de tout rajout significatif (op. cit., pp. 720 sq.) ; on arrive en outre au rsultatanalytique quil nexiste point de paralllisme plein et entier entre les types de significationet les types catgoriaux, mme si un type de signification correspond des types catgoriauxde degr infrieur et suprieur (op. cit., p. 721) ; on saperoit enfin quil y a un groupe dactescatgoriaux - les intuitions gnrales - o les objets des actes fondateurs nentrent pas danslintention de lacte fond, op. cit., pp. 690 sq.

    37. Il ne faut pas seulement distinguer entre les formes sensibles ( rales ) et les formescatgoriales (idales) ; de la constitution de ces dernires rsultent en mme temps de nouveauxobjets dun ordre plus lev (Husserl, op. cit., pp. 684 sq.) ; corrlativement, le contenu dap-prhension (matire intentionnelle) a chang, ce qui, dans le cas dune expression approprie,implique un changement de la signification. En ce qui concerne la formation nominale dunobjet dabord simplement peru, voir lexpression husserlienne du costume caractristique deson rle (comme terme du rapport), ibidem, p. 687.

    38. Cf. ce propos galement lanalyse husserlienne des actes de lentendement purementcatgoriaux et des actes mixtes, mlangs avec la sensibilit , ainsi que, corrlativement, desconcepts sensibles et des concepts purement catgoriaux, op. cit., pp. 712 sq.

    39. Dans lanalyse de Misch de la phnomnologie husserlienne de la connaissance, ce champde tension est thmatis dans une moindre mesure et ce, au profit de la distinction entre le penseret la pense, entre le noein et le noeton (Misch : Logik, op. cit., pp. 329 sq.). Concernant lenome, cf. cependant : op. cit., p. 328.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 32

    2.

    Ni la mise en vidence dune couche prdiscursive du sens, ni la dcou-verte dune opration productive et objectivante, laquelle traverse larticula-tion du sens, ne forment pour elles-mmes une instance qui sopposerait auxrecherches phnomnologiques du phnomne logique. En effet, la phnom-nologie semble mme ancrer le phnomne du sens de la faon la plus pro-fonde, et ce dj dans les Recherches Logiques de Husserl, en lui assignant saplace au sein de lapparition objective dans le flux mme de la perception. 40Pourtant, cest dans la tentative diltheyenne de la fondation gnosologique dessciences de lesprit que saccomplit une seconde rupture avec le no-kantisme,laquelle rupture seffectue en quelque sorte derrire le dos de lanalyse phno-mnologique du phnomne purement logique et savance vers une dimensionlogique qui se situe avant le purement logique au sens phnomnologique.

    Le but explicite des Recherches Logiques consiste clarifier phnomno-logiquement les vcus de pense et de connaissance en tant que modes spci-fiques de la saisie de lobjet travers des significations . 41 De ce fait, les re-cherches se tournent de faon consquente vers la logique apophantique. Elleschoisissent comme objet de linvestigation les noncs sur les objets, au pre-mier chef les jugements de perception. Ultrieurement, elles traitent des non-cs purement scientifiques qui sont de nature eidtique. De cette manire, laphnomnologie explore, Georg Misch le souligne, le domaine vaste de la na-ture de lesprit humain, des actes spirituels en tant quactes de la connaissanceet en tant quactes de la connaissance scientifique. 42 Cependant, le mondespirituel nest nullement un monde qui ne serait rempli que par des actes dela connaissance relative la perception et par des actes de la connaissancescientifique. Cela mme qui repose au fondement du monde spirituel nestpas demble inscrit dans la direction objective dans laquelle prend pied laphnomnologie. 43 Cest ce que nous savons tous, en effet, lorsque nous affir-mons que le monde spirituel est, prcisment dans son objectivit, un mondeparticulirement subjectif - ou, comme le note Dilthey, que le monde spi-rituel est rempli de contenus psychologiques primaires et secondaires. 44 Lescontenus en question sont les vcus, en tant quexpriences du sens, et leurexpression, les expressions des vcus, que nous devons avant tout, mais pasexclusivement, au langage et la formation de la signification qui saccompliten lui. 45 Cependant, dans le monde spirituel, lexprience du sens ne prend

    40. Cf. Husserl, op. cit., en particulier pp. 676 sq.41. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 313 et pp. 331 sq.42. Ibidem, pp. 309 sq.43. Ibidem, p. 310.44. W. Dilthey, Ges. Schr., vol. XXI, p. 254.45. Il sagit l dun tournant (Wendung) rebours du sens englobant du comportement de

    la vie vers un repli mditatif (Besinnung) dune prise de conscience intime (Innewerden) de lavie elle-mme. Appartient ce tournant la possibilit dune objectivation du vcu, une

  • 33 GUY VAN KERCKHOVEN

    pas sa source dans la pure apparition dune chose, tout comme, corrlative-ment, lexpression dune signification na pas pour fin exclusive une connais-sance idale et objective. Sil est justifi de parler de contenus psychologiques,cest, comme Georg Misch le met en vidence, parce quil ne sagit point icide vcus ou dactes psychiques au sein dun psychisme, ni a fortiori dactesdune conscience pure 46. Au contraire, le sens dun objet rsulte plutt dela significativit, laquelle je suis ouvert dans le vcu 47, dans une directionqui na rien de commun avec lintentionnalit dacte mise en vidence phno-mnologiquement et oriente vers lobjet 48, mais qui, dans une expriencecomprhensive 49, va vers un tout 50. Lexpression de cette significativit napas pour but de confrer au vcu sa forme (Gestalt) idale et objective. Danslexprience comprhensive de la significativit de quelque chose, dans la com-prhension, je ne suis bien entendu pas renvoy une idalit prdiscursive,laquelle, comme le montre la phnomnologie, est dj inhrente au processusde la perception, mais au rapport de la vie qui mest propre - qui est un rapportdu sens - et dont je ne prends conscience et qui ne devient accessible aux autresque grce la dimension de lexpression 51 .

    La description psychologique a ici comme fonction dexaminer le rapportstructurel de la vie eu gard lexprience du sens comme significativit, la-quelle est comprhensible pour moi ainsi que pour les autres. De ce fait,elle est aussi, comme Dilthey le met en vidence, une Strukturpsychologie desvcus et nullement une rflexion immanente de la conscience . 52 Le rapportde la vie, dabord accessible pour nous, est celui de la vie individuelle propre,bien quelle ne soit de son ct quune abstraction de la vie socio-historiqueenglobante. Du coup, il nest gure tonnant que la Strukturpsychologie deDilthey soit au premier chef une psychologie individuelle ou relle , entant quanalyse dune unit de la vie certes isole, mais nanmoins tout faitrelle. Dans le rapport structural englobant de la vie, cette unit est une unitcentre en elle-mme, qui a un milieu. Les expriences du sens sont enche-vtres au sein dun tout structurel centr, lequel est domin par une tlologieimmanente propre. Cette unit de la vie est accessible elle-mme et ouverte

    possibilit qui se prsente de faon remplie dans le factum telle que nous soyons en mesure deprsenter et de poser objectivement, sous forme dune proposition, ce qui nous meut et ce quinous remplit, dans le factum qui fait de notre monde humain de lexpression, de notre mondeform par lexpression et par laction, un monde de mots . Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 311.

    46. Cf. ce propos : Misch, Logik, chapitre V, II. C. 2., op. cit., pp. 302 sq.47. Ibidem, p. 319.48. Ibidem, p. 344.49. Husserl se sert de cette expression dans ses analyses de la constitution du monde spirituel,

    en particulier en ce qui concerne lapprhension du sens des units relevant du corps propre(Leib) et de lesprit. Voir E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenolo-gischen Philosophie, livre II, op. cit., pp. 191 sq. et pp. 240 sq.

    50. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 345.51. Ibidem, p. 267.52. Ibidem, pp. 303 sq. et pp. 412-414.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 34

    aux autres dans lexprience interne et dans le fait de vivre le vcu aprs coup(Nacherleben).

    Or lexpression de la significativit du sens ne saccomplit pas exclusive-ment dans le langage. 53 Mais le monde du langage offre une possibilit insignede toutes sortes pour que lexpression de la significativit du sens sobjectivedans des significations explicites. 54 Nanmoins, ce monde du langage nestpas un domaine neutre qui serait tout moment disponible et transparent tout un chacun. En effet, les significations ne sont pas demble adaptes leurfonction logique. En ralit, les mots ne sont nullement porteurs dune unitidale de la signification. 55 Ainsi, ils ne sinscrivent pas dj par eux-mmesdans la direction objective du signifier, par exemple en tant quun d-signer(Be-zeichnen) en vertu dune vise qui vit en elles - dans les significations - etqui les projette en direction de lobjet de lintention qui vise. 56 Leur enchane-ment et leur connexion en propositions et, enfin, leur articulation du sens dansla parole ne peuvent tre rduits la forme apophantique pure de lnonc,ni la discursivit purement logique des jugements et de lenchanement desjugements dans la syllogistique. Lexpression langagire, grce aux significa-tions, de la significativit dun sens est certes une forme dobjectivation, maisune forme dobjectivation productive. Et ce, en raison du fait, dabord, quela significativit du sens de lexprience dans le vcu nest pas dj l avantson expression moyennant des significations. 57 Les recherches phnomno-logiques de Husserl tablissent que ce qui peut dj tre montr, au sein delapparition objective, comme sens - cest--dire comme une idalit prdiscursive, prformante et non encore catgoriale qui, de lintrieur, struc-ture le cours de la perception comme un mouvement de transcendance - ne setrouve pas en tant que tel dans le vcu. 58 Dans le mouvement de lobjectivationdu vcu travers lexpression - mouvement dans lequel la significativit dusens de lexprience est pour la premire fois amene elle-mme - le rapportmme de la vie devient visible, il est alors comprhensible pour lui-mme etouvert aux autres. 59 Mais ce devenir-visible, d aux significations de la forma-tion des expressions (Ausdrucksgebilde) 60 , nest pas une intuition catgoriale.Cest travers lexpression comme signifier que la significativit devient sus-ceptible dtre exprime. De ce fait, les significations, comme Georg Misch lemet clairement en vidence, ne peuvent tre isoles du processus dexpressionen tant que porteurs simplement occasionnels dune unit de signification qui

    53. Ibidem, pp. 365 sq.54. Ibidem.55. Ibidem, p. 378.56. Cf. ce propos dans la Logik de Misch le chapitre VI, II. A., op. cit., pp. 351 sq.57. Ibidem, p. 516 et p. 523.58. Cf. ce propos lopposition faite par Misch entre le transcender dans le comportement

    de la vie et la transcendance de lobjet intentionnel , dans Logik, op. cit., pp. 324 sq.59. Ibidem, p. 518. - Cf. ce propos : op. cit., p. 305.60. Ibidem, p. 307. Concernant la parole comme processus du rendre-visible ou du

    rendre-manifeste , cf. op. cit., p. 394.

  • 35 GUY VAN KERCKHOVEN

    serait pour elle-mme idale et objective. A loppos dune intuition catgo-riale, nous trouvons ici un parler qui rend intuitif, cest--dire une manire deparler et de sexprimer qui rend visible cela mme qui ntait pas l avant lexpression en tant que telle. Si le but exprs de lintuition catgorialeconsiste capter une idalit dans lordre purement discursif, idalit qui, entant que prformante et sans tre forcment de nature catgoriale, marque taci-tement le sens de lobjet apparaissant au sein du cours de la perception - etcest aussi la raison pour laquelle la phnomnologie husserlienne se consacredune manire consquente lanalyse du cours de lexprience -, la directiondiltheyenne de la philosophie de la vie croise justement lorientation originai-rement phnomnologique en ce sens quelle met jour une couche encoreplus originaire qui prcde encore la perception : la couche de la comprhen-sion du sens (Sinnverstehen) insparablement lie lexpression du vcu. 61

    Cest en ce point que saccomplit la seconde rupture avec le no-kantisme :et cette fois non pas du ct de la perception, mais du ct de lentendement.En effet, le rtrcissement des fonctions de lentendement aux seuls conceptspurement discursifs, aux seuls concepts purs de lentendement, ne permet pasde rendre justice, sur une voie analytique et descriptive, toute la dimensionde la comprhension du sens qui, en tant que telle, appartient au monde spi-rituel. 62 Si cette comprhension du sens, comme le constate Georg Misch, nepeut tre isole du kategorein au sens de parler et de sexprimer 63 - dansla mesure o le recoupement du sens et de la signification seffectue justementdans le phnomne dexpression, parce que cest dans ce dernier que la signi-ficativit du sens peut sexprimer pour la premire fois - alors nous sommes

    61. Cf. les dveloppements de G. Misch dans sa Logik, chapitre IV, C., op. cit., pp. 246 sq. Lemoment dcisif ici nest pas seulement la prise de conscience intime (Innewerden) du sens deltre vivant qui rentre en lui-mme et se retourne en arrire, mais galement le processus qui, partir des pragmata, engendre pour la premire fois des objets dtermins par le nom et parla figure (op. cit., p. 260) et ce, par le fait que la signification de la vie peut se reporter surce qui est rencontr de sorte que celui-ci, en tant quobjet, a son noyau en lui-mme (op. cit.,p. 267).

    62. Ce rtrcissement de la dimension de la comprhension du sens commence dj l olon dlimite les units logiques de la signification par rapport aux units langagires des mots,et o lon met en avant quelque chose de ferme et de proprement clos en lui-mme parrapport ce qui est mobile et flottant , ou encore ce qui est objectivement idal parrapport au caractre occasionnel de lusage du mot dans la parole vivante (op. cit., p. 378).A cette tendance correspond, du ct de lapprhension objective, le fait que lon apprhendela vise , lintention ou le prendre (Nehmen), en sappuyant sur lentendement isolqui imprime au donn les formes qui seules lui appartiennent et qui peuvent tre dvoilesde lui-mme, en se ctoyant lui-mme (op. cit., p. 379) - plutt que de lapprhender commeune conception , comme une parole adresse (Ansprechen) selon un point de vue dterminqui ne doit pas tre interprt unilatralement partir de lesprit pensant, mais en mmetemps partir de la base de la vie, car les conceptions [. . .] suivent larticulation du mondedans sa spcificit [. . .] (op. cit., p. 367). Concernant la dtermination kantienne qui dlimitela pense discursive de lentendement discursif, cf. les dveloppements de Misch dans Logik,op. cit., pp. 423 sq. ; concernant la doctrine kantienne du concept, ibidem, pp. 383 sq.

    63. Cf. Misch, Logik, op. cit., p. 430.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 36

    contraints de repenser nouveaux frais la fonction du logos lui-mme. Le logosne doit pas demble tre limit au plan purement discursif de lapophansis. 64Cest pourquoi il faut tendre la fonction discursive de lnonc au-del dudomaine des noncs purement discursifs. 65 Cette exigence implique la tchedexaminer la manire dont les significations se rapportent non pas des ob-jets, mais des vcus. 66 Cest justement en ce point que simpose une sorte de rvolution copernicienne , en vertu de laquelle le phnomne logique, telquil a t lobjet des recherches phnomnologiques de Husserl, est pour lapremire fois rcus ou dlimit son tour. Et cest en effet autour de ce pointde sa discussion avec la phnomnologie husserlienne que tournent toutes lespenses centrales de Georg Misch. 67

    Dans le cas de lexpression dun vcu, lnonc ne seffectue pas sousforme dun jugement de perception qui reproduit les qualits perues de lob-jet, ni comme dans le cas dun acte idatif, qui - grce la mthode de lavariation eidtique o la phantasa participe de faon dcisive - tient ferme lesproprits dessence. Puisque lexprience du sens dans le vcu ne transgressepas le vcu, mais lui demeure plutt immanente, dans la mesure o lexp-rience du sens en question nest pas de nature idale - bien quelle soit denature prdiscursive et non dj catgoriale - comme dans le cas du sens ob-jectif de lapparition, et dans la mesure o la significativit du sens nexiste pascomme expression du vcu avant lapophansis, mais ne peut tre exprime, etainsi visible, que dans lapophansis, il est clair que dans ce cas lnonc ne serapporte pas un objet peru. Il nentre pas dans un jugement qui reproduit untat de choses, le rapport dune chose et de ses proprits ou de ses attributs

    64. Ibidem, p. 447.65. Ibidem. - Cf. propos de cette extension de la discursivit de la parole et du rtrcissement

    de la fonction purement discursive de cette dernire les dveloppements de Misch, op. cit.,pp. 432 sq.

    66. Cf. ce propos les analyses de Misch concernant le premier universel dans la gense dela signification du mot dans op. cit., chapitre VI, III. B., pp. 388 sq. - Ce qui est dterminantici ce nest pas tellement la constatation selon laquelle il y aurait des mots quivoques etdes choses ayant des noms multiples et selon laquelle, de ce fait, nous trouverions ici le lieu o, en vertu de lindpendance relative de la signification par rapport au mot, la sphre logiquesisole (op. cit., p. 417). Mais Misch souligne plutt justement le versant ngatif de ceprocessus : que les tats de choses se divisent en une multiplicit de paroles sans engagement,plutt que dtre ouverts en direction des vcus (ibidem). Lesprit humain [. . .] smancipeen mme temps du lien aux choses qui est imprim sur les mots dune langue vivante. Ainsidevient-il possible, plutt que de parler de ltant partir des choses, de parler propos deces dernires, de thoriser ou simplement de ratiociner dans un libre projet de possibilits de lapense (ibidem). - Concernant la formule de ltant partir de la chose en tant qunoncsqui ne sont pas tenus propos de la ralit , mais travers lesquels la comprhension doitentrer dans la ralit vcue elle-mme , cf. les dveloppements explicatifs de Misch op. cit.,pp. 519 sq. ainsi que la diffrenciation nette entre la cognitio circa rem et la cognitio rei, op. cit.,p. 524.

    67. Cf. encore une fois la dtermination plus prcise faite par Misch de ce point de croise-ment : op. cit., pp. 510 sq. - Cf. ce propos Husserl, Logische Untersuchungen, vol. II, op. cit.,p. 97.

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    essentiels. Ce qui dans lnonc devient objectif en tant quexpression duvcu ne sort pas entirement du flux des vcus, du mouvement de la vie quiprend intimement conscience delle-mme, et nest pas rellement (auf sach-liche Art) conserv (aufgehoben) dans lapophansis, ou bien fix commetant en soi ou appartenant un tel tant en soi. 68

    Une telle objectivation du vcu dans lexpression langagire nest possibleque si les significations possdent la force de rendre visible un non-tant, unpr-tant, la capacit, donc, de se rapporter quelque chose qui dans le pro-cessus de lexpression na point t toujours dj l comme tel en dehors de etavant la signification, mais qui est pour la premire fois port ltre - commele note Georg Misch : devenir tre (Werden zum Sein) . 69 Il sagit ici deleffectuation de la signification (Bedeutungsleistung) au sens du signifier (d-signer) (Be-deuten), en tant quempreinte donnant un sens (deutendes Prgen),en tant que formation donatrice de sens (deutendes Formieren), dun sens austatu nascendi de la significativit, dun sens qui devient pour la premire foisexprimable grce cette empreinte de la signification (Bedeutungsprgung).Dans ce cas, il est exclu quil sagisse ici de lapplication dune unit idalede la signification qui serait dj prte, dj acheve, qui serait toujours djparvenue lobjet auquel elle renvoie, en tant que le d-signant (be-zeichnend)au moyen de lintention signitive. 70 Lempreinte en question de la significa-tion est plutt la formation catgoriale dune impression grce au signifier 71,

    68. Il sagit l du savoir de quelque chose dobjectif, de quelque chose de tel mais pris icien un sens tout fait diffrent, savoir en un sens beaucoup plus originaire et naturel, non paspurement et de faon primaire comme chose, mme sil possde des caractristiques chosiquesdtermines [. . .] et un aspect dtermin [. . .], mais en mme temps et avant tout comme saisi partir du rapport la vie dans sa significativit . (Misch, Logik, op. cit., p. 513).

    69. Ibidem, p. 473.70. Cf. ce propos la distinction opre par Misch entre la dotation de sens (Deutigkeit)

    du mot , dun ct, et la signification idale et objective , de lautre, op. cit., p. 456. Lefait dcisif ici est que la caractrisation (Auszeichnung) corrlative du tout de ce quiest vis (op. cit., p. 387) conserve chaque fois une force portante pour tout un champ designifications ou est dj fige en une unit fixe et dtermine en elle-mme. Le traage dela rgle selon laquelle la caractrisation du tout doit seffectuer est diffrent, dans le casde la dotation de sens , dune notation (Verzeichnen) gnrale ou commune , la nature mise en relief et conue de faon slective ou la spcification (op. cit., p. 367) nest pas,par consquent, de lordre de lespce .

    71. La caractrisation du tout se rapporte au caractre de ressemblance (Anmutungscharak-ter) (op. cit., p. 514) ou la force de limpression exerce (ibidem). La rgle stipulepar ce caractre nest pas celle dune dsignation propre en tant que notation gnrale ou com-mune, mais plutt de lexubrance au-del de la teneur relle de la signification (op. cit.,pp. 517 sq.). Au manque de force du mot en tant que simple porteur de la signification idaleet objective (op. cit., p. 375) soppose ainsi la puissance du mot consistant rendre plei-nement visible ce qui nous apparat (op. cit., p. 520). Cette puissance ne vaut pas seulementpour la dotation de sens du mot mais en mme temps aussi pour sa phonation (Lautung) comme cela mme qui fait rsonner (op. cit., p. 516). Si chez Husserl la formation cat-goriale ne se rapporte dj aucunement une matire sensible dnue de forme, la formationcatgoriale de limpression (Eindruck) nempite pas non plus prsent sur une impression(Impression) non forme.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 38

    ce qui, bien entendu, soppose radicalement une intention signitive, laquelle,de son ct, est toujours dj parvenue lobjet auquel elle renvoie. 72 Enfin,si avec Georg Misch le phnomne logique doit tre remis en question, voiremme tre soumis une rvolution copernicienne, il ne sensuit rien de moinsque le fait que le sens de renvoi des significations, tel quil est spar de la for-mation langagire de lexpression (sprachliches Ausdrucksgebilde) en tant queleur simple porteur, devient prcisment le point central des questions critiquesqui doivent tre adresses la phnomnologie de Husserl. 73

    3.

    La distinction fondamentale concernant le phnomne logique qui formele noyau de lhermeneuein, du dploiement du logos dans luvre de GeorgMisch, est celle entre ce qui est purement signifi dans lexpression du vcu,dun ct 74, et lidalit des significations pures, de lautre. 75 Et cette dis-tinction ne soulve pas seulement la tche dclaircir le processus de la puri-fication des significations dans cette ligne singulire de la vie en laquelle ceprocessus se juxtapose aux choses et essaie de les saisir travers des signifi-cations. Elle exige en mme temps dtendre le domaine du discursif au-deldu champ de la discursivit purement thorique et au-del de la porte de lalogique purement apophantique afin de rendre comprhensible la fonction desnoncs vocateurs et des noncs de soi qui, de leur ct, se rapportent desobjets hermneutiques. 76 Ces objets sont compris dans le mouvement de leurpropre dploiement de soi 77 et se soustraient de ce fait cette dualit fonda-mentale du monde intelligible que Husserl nous a rappele dans son clbreLogos-Artikel : celle entre les choses et les ides. 78 Les objets hermneutiquesnappartiennent ni lordre des choses, ni celui des eid, des essentialitspures. 79

    Certes, nous devons admettre - voire mme corriger et affiner cet gard

    72. Voir ce propos la caractrisation de Misch des concepts (termes) de subsomption et desconcepts de dfinition, op. cit., p. 510.

    73. Lample dtachement des formes dapprhension par rapport aux formes dexpression oufinalement la reconduction des formes dnonciation des oprations de lentendement pur vontde pair avec cette sparation. - Cf. Misch, Logik, op. cit., pp. 415 sq.

    74. En ce qui concerne la puret de ce qui est signifi dans lexpression du vcu, voir lacitation tire par Misch de Das Erlebnis und die Dichtung de W. Dilthey, op. cit., p. 519, ainsique la caractrisation, plus loin, de la vrit de lexpression fidle , op. cit., p. 520.

    75. Cf. ce propos : op. cit., chapitre V, I. B. et C., pp. 276 sq. et pp. 282 sq.76. Ibidem, chapitre VIII, B., pp. 511 sq.77. Ibidem, p. 519.78. E. Husserl : Philosophie als strenge Wissenschaft, dans : Logos 1, 1911, p. 341; maintenant

    dans: Vortrge und Aufstze (1911-1921), Husserliana, vol. XXV, Dordrecht, 1987, p. 61.79. En ce sens, les objets hermneutiques sont des figurations comprhensibles de la vie

    elle-mme - cf. Misch : Logik, op. cit., p. 502.

  • 39 GUY VAN KERCKHOVEN

    lanalyse de Georg Misch des Recherches Logiques - que Husserl a lui-mmerompu avec ce dualisme. Car il exhibe, au cur de la perception, un sens pr-discursif qui nest pas dj de nature catgoriale et qui devient effectif dans leprocessus mme de la perception. Et avant lordre purement discursif, tel quilest form dans le jugement, opre dj une intuition catgoriale, laquelle, eugard larticulation de ce sens implicite 80, aperoit pour la premire fois lessignifications 81 et ce, non pas par leur subsomption sous des concepts gn-raux, mais par le processus complexe de la variation eidtique et de lidationqui saccomplit avec laide de la phantasia. 82 L ide de la phnomno-logie nest pas lide au sens du concept, mais au sens de lessence : cequi, en tant que sens, est dj prsent au sein de lexprience encore muettede la perception sensible - un sens que la phnomnologie veut aider amener son expression la plus pure dans une intuition de nature catgoriale. 83Mais il est aussi peu douteux que la ligne de la reprsentation qui mne demanire ascendante de lexpression du vcu et de la comprhension du sensqui meut lexpression du vcu - un sens qui forme une teneur de la vie - versle concept comme catgorie de la vie dans laquelle la signification de cetteteneur de la vie doit tre saisie et porte la pure expression delle-mme 84,ne se rapporte pas une essence au sens phnomnologique du terme. Ellese rapporte une figure vivante 85, centre en elle-mme, ainsi quau type decelle-ci, cest--dire une gnralit qui nest pas celle de leidos, qui nestpas une gnralit dessence phnomnologique. 86

    Ressort ici, contrairement lintuition catgoriale, un kategorein qui rendvisible. Larticulation du sens est une objectivation productive qui saccomplit travers la parole grce la structuration de la signification. 87 Larticulationdu sens est parlante en tant que rendant visible . Il ne sagit pas ici

    80. Cf. Husserl, Logische Untersuchungen, vol. II, op. cit., la caractristique des actes ca-tgoriaux , pp. 681 sq., en particulier la distinction entre lapprhension simple dobjets unilatraux et leur apprhension de faon explicite grce des actes articulants .

    81. A la modification de la matire intentionnelle (du sens de lapprhension) correspondun changement de la signification dans lexpression approprie ; cf. Husserl, op. cit., p. 685 ;concernant la fonction de fil directeur de ce changement de signification des expressions pr-gnantes pour lanalyse phnomnologique de la modification des reprsentations directes dansla nouvelle fonction (intellective) synthtique : ibidem, pp. 686 sq.

    82. Ibidem, pp. 690 sq. - les dveloppements concernant lintuition gnrale .83. Cette expression (Aussprache) de ce sens saccomplit de ce fait dans lintuition

    catgoriale et non pas ncessairement par exemple au moyen dune dsignation expresse ;ibidem, p. 691.

    84. Cf. Misch, Logik, op. cit., pp. 344 sq. et pp. 540 sq.85. Ibidem, p. 515.86. Contrairement lidentit de luniversel , intuitionne de manire adquate, de lida-

    tion phnomnologique (Husserl, op. cit., p. 691), le fait de rendre comprhensible hermneu-tiquement intervient lorsque llment singulier participe aux traits forts du rapport effectifglobal . - Cf. la citation donne par Misch de louvrage de Dilthey Der Aufbau der geschicht-lichen Welt in den Geisteswissenschaften, Misch, Logik, op. cit., p. 546.

    87. Ibidem, p. 434.

  • LA LOGIQUE HERMNEUTIQUE DE GEORG MISCH 40

    dun sens qui meut dj lexprience muette et auquel nous sommes ouverts,en anticipant, lorsque nous percevons quelque chose. 88 Le sens en questionqui sarticule en parlant est un sens qui fait apparatre pour la premire foiscela mme quoi il se rapporte. Il nest pas dj au pralable inscrit dans unrapport rfrentiel comme par exemple le sens de lexprience muette. Il nepartage pas avec cette exprience muette son sens de la direction. 89 Il nestpas au pralable prsent auprs de ce quoi il se rapporte. 90 Il provoque pluttle rapport rfrentiel. Voil ce qui est la quintessence de sa nature vocatrice. 91Cest la raison pour laquelle le rapport rfrentiel nest pas tourn vers lext-rieur, contrairement lintentionnalit qui a toujours au pralable abouti cesur quoi elle se dirige dans une exprience, et qui est, de ce fait, recevante (hinnehmend). 92 Le rapport rfr