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8/6/2019 16729199 Tarde Ecrits Psycho Sociale http://slidepdf.com/reader/full/16729199-tarde-ecrits-psycho-sociale 1/152  Gabriel Tarde (1843-1904) (1973) Écrits de psychologie sociale choisis et présentés par A. M. Rocheblave-Spenlé et J. Milet Un document produit en version numérique conjointement par Réjeanne Toussaint et Marcelle Bergeron, bénévoles Courriels [email protected] et [email protected]  Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca

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    Gabriel Tarde(1843-1904)(1973)

    crits de psychologie socialechoisis et prsents parA. M. Rocheblave-Spenl et J. Milet

    Un document produit en version numrique conjointement par Rjeanne Toussaintet Marcelle Bergeron, bnvoles

    Courriels [email protected] et [email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://classiques.uqac.ca

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    Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Toussaint et MarcelleBergeron, bnvoles, respectivement Chomedey, Ville Laval, Qubec, dune part, etprofesseure retraite de lenseignement la Polyvalente Dominique-Racine deChicoutimi :

    Courriels : [email protected] et [email protected] partir du livre de :

    Gabriel TARDE

    crits de psychologie sociale, choisis et prsents par A. M.Rocheblave-Spenl et J. Milet Toulouse : douard Privat, diteur,1973, 202 pp. Collection : Rhadamanthe.

    Numrisation, reconnaissance de caractres et correction : Jean-Marie Tremblay;Lecture et correction des erreurs de reconnaissance : Rjeanne Toussaint;Mise en page : Marcelle Bergeron.

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    Table des matiresPREMIRE PARTIE : INTRODUCTION

    CHAPITRE 1 :GABRIEL TARDE (1843-1904)

    A Tableau chronologiqueB. La vie, l'uvre

    1. Une vie consacre l'observation du comportement social2. Une doctrine sociologique, riche et varie

    3. Application des principes sociologiques l'tude des faits sociaux4. Des lments de rflexion

    CHAPITRE 2 :GABRIEL TARDE ET LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

    A. Tarde et la psychologie sociale

    B. La personnalit et l' acteur social

    C. Les croyances et les dsirs

    D. L'invention

    E. L'imitation

    F. Tarde et l'interpsychologieG. Tarde et les mthodes

    DEUXIME PARTIE : TEXTES CHOISIS DE GABRIEL TARDE

    CHAPITRE 3 :RLE DES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES DANS LAVIE SOCIALE. THME FONDAMENTAL : LA RALIT SOCIALEEST FAITE D'INVENTION ET D'IMITATION

    A. Le rle des croyances et des dsirs

    1. Action propre des croyances et des dsirs2. Le jeu des forces psychologiques de la croyance et du dsir. Leuraction logique et tlologique

    B. Le rle des inventions1. Action des inventions. Leur distribution en arbre gnalogique 2. L'individu seul est capable d'invention, le groupe ayant le rle

    d'excuter et de propager les inventionsC. Le rle de l'imitation

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    1 L'imitation dans la vie sociale. Le jeu des contre-imitations2. L'expansion des imitations, ses modalits3. Nature du phnomne d'imitation. Son caractre hypnotique4. Les lois de l'imitation. Lois d'expansion logique (mditation

    collective, duel logique, accouplement logique). Lois d'expansionextra-logique. Remarques complmentairesa) L'nonc du problmeb) Les lois d'expansion logique

    La mditation collectiveLe duel logiqueL'accouplement logique

    c) Les lois d'expansion extra-logiqueL'imitation va du dedans de la conscience au dehorsL'imitation va du suprieur l'infrieur

    d) Remarques complmentaires

    Alternance entre priodes d'invention (modes) et priodesd'imitation (coutumes)Expansion de l'imitation l'infiniL'imitation tend exalter la personnalit

    D. Le rle de l'opposition1. La notion d'opposition2. L'opposition dans la vie sociale

    E. Le rle de l'adaptation1. La notion d'adaptation2. L'adaptation dans la vie sociale

    CHAPITRE 4 :L'INDIVIDU ET LA SOCIT LES RELATIONSINTERPSYCHOLOGIQUES

    A. L'individu, sige d'oppositionsB. L'opposition intrieure et l'opposition extrieureC. Psychologie et sociologieD. Constitution des socitsE. Le lien social. Le dbat entre Tarde et Durkheim

    1. Conception de Tarde. Les relations interpsychologiques2. La querelle Tarde-Durkheim. Critique de la thse durkheimienne

    concernant la contrainte sociale 3. Critique de la distinction durkheimienne entre le normal et lepathologique en matire sociale

    4. Critique de la thse durkheimienne sur la division du travailsocial

    F. L'inter-psychologieG. La conversation

    1. Le rle de la conversation

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    a) Intrt de l'tude de la conversationb) La conversation comme lment constitutif de la vie sociale

    H. Les relations sociales : correspondance, presse, amiti

    1. La correspondance2. La presse3. L'amiti

    I. Foule, public, socitJ.Les mthodes de travail

    1. Cration de laboratoires2. Usage de statistiques3. Observation directe des groupes

    a) Le couple mre-enfantb) Les groupes enfants-adultesc) Les groupes professionnels

    d) Les groupes spontans4. Questionnaires

    CHAPITRE 5 :CRITS INDITS

    A. La sociologie lmentaireB. Interpsychologie infantileC. Les dviations de l'action inter-mentaleD. Notes sur la conversation

    BIBLIOGRAPHIE

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    PREMIRE PARTIE :Introduction

    1

    Gabriel tarde (1843-1904)

    A. Tableau chronologique

    Retour la table des matires1843 mars : naissance de Gabriel Tarde, Sarlat

    (Dordogne). Son pre est juge d'instruction Sarlat.

    1848 Karl Marx,Le manifestecommuniste.

    1850 Le pre de Gabriel Tarde meurt. L'enfant,unique, sera lev par sa mre.

    1852 Auguste Comte, Catchismepositiviste.

    1853 Gobineau, Essai sur

    l'ingalit des races.1854 lve au Collge des Jsuites de Sarlat.

    Passe ses vacances au manoir familial de LaRoque Gageac, sur les bords de laDordogne, 10 km de Sarlat.

    1855 Le Play,Les ouvrierseuropens.

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    1859 Darwin,L'origine desespces.

    1860 Baccalaurat s lettres, avec mention trsbien ; puis baccalaurat s sciences.

    1861 Prpare l'entre l'cole polytechnique. Cournot, Trait del'enchanement.1862 Premire crise d'ophtalmie. Abandon des

    tudes mathmatiques pour le Droit.Commence la rdaction de son Journalintime.

    Charcot est nomm mdecin l'hospice de la Salptrire.Spencer,Les premiersprincipes.

    1863 Arrte tout travail, en raison de sonophtalmie.Mdite sur Maine de Biran et sur Cournot.

    Renan,La vie de Jsus.

    1864 La premire Internationale.Fustel de Coulanges,La Cit

    antique.1865 Peut reprendre ses tudes de Droit.Vient s'installer, avec sa mre, Paris.

    Claude Bernard,Introduc-tion la mdecine exp-rimentale. 1

    1867 Retour Sarlat. Gabriel Tarde devientsecrtaire du juge de Sarlat.

    1869 Nomm juge, supplant, au Parquet deSarlat.

    Renouvier,La Science de lamorale.

    1870 Premiers crits : La Diffrence universelle,et Contes et pomes.

    1873 Nomm substitut du Procureur de la

    Rpublique, Ruffec (Charente).

    Wundt, lments de psycho-

    logie pathologique.1874 Rdige le texte sur les Possibles, et unetude surLa rptition et l'volution desphnomnes.

    Boutroux, De la Contin-gence des lois de la nature.

    1875 Rdige une tude,Maine de Biran etl'volutionnisme en psychologie.

    1876 Gabriel Tarde revient Sarlat, comme Juged'instruction.

    1877 Mariage avec Mlle Bardy-Delisle. Voyagede noces en Italie.

    1878 Premire collaboration laRevue philo-

    sophique de Th. Ribot.1879 Publication des Contes et pomes (retirsensuite du commerce, un an plus tard).

    1 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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    1881 Article dans laRevue philosophique sur La psychologie conomique .Plaquette sur La Roque Gageac au XVe,sicle .

    Ribot,Les maladies de lammoire.

    1882 Premires correspondances avec Lombrosoet l'cole italienne de criminologie. Freud entreprend ses tudessur la psychiatrie.1884 Premire rdaction du Fragment d'Histoire

    future.1

    1885 J.-M. Guyau, Esquisse d'unemorale sans obligation nisanction.

    1886 La criminalit compare, publi chezAlcan. 2

    1887 Premire collaboration auxArchivesd'Anthropologie criminelle,du Dr

    Lacassagne.Introduction aux Chroniques de Jean Tarde,astronome du XVIe sicle, arrire grand-oncle de Gabriel Tarde.

    1888 Premires correspondances avec lespsychologues russes, Novikof et Baganof.

    1889 Bergson, Essai sur lesdonnes immdiates de laconscience. 3

    1890 Les Lois de l'imitation, Alcan.La philo-sophie pnale,4Stork, Lyon.

    William James, Principes depsychologie.

    1892 lu prsident du Troisime congrsinternational d'Anthropologie criminelle, Bruxelles.tudes pnales et sociales, Stork, Lyon.

    1893 La logique sociale, Alcan.Les transformations du Droit,5Alcan.

    1894 Tarde quitte Sarlat pour Paris. NommDirecteur de la statistique judiciaire auMinistre de la Justice.Rencontre Brunetire, Espinas, Lvy-Bruhl,Durkheim.

    Durkheim,Les Rgles de lamthode sociologique. 6

    1895 Essais et mlanges sociologiques, Stork, Lyon. G.-H. Wells,La machine explorer le temps.

    1 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]2 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]3 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]4 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]5 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]6 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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    1896 Premires rencontres avec Bergson. Bergson.Matire etmmoire. 1

    Renouvier, Philosophie ana-lytique de l'histoire.

    1897 Confrences au Collge libre des Sciencessociales.L'Opposition universelle2,Alcan.

    Durkheim fonde l'Annesociologique.

    1898 tudes et psychologie sociale, Giard etBrire.Les Lois sociales3,Alcan.

    Pierre et Marie Curiedcouvrent le radium.

    1899 Voyage en Russie et en Sude.Les Transformations du pouvoir, Alcan.

    Dveloppement de l'AffaireDreyfus.

    1900 Nomination au Collge de France. lection l'Acadmie des Sciences morales etpolitiques.

    Thorie quantique, parPlanck.S. Freud,L'explication des

    rves.1901 L'Opinion et la foule4,Alcan. Nomination de Bergson auCollge de France.

    1902 La Psychologie conomique, 2 vol., Alcan. Lvy-Bruhl,La morale et lascience des murs5.

    1903 Troubles de sant.1904 12 Mai, mort de Gabriel Tarde.

    B. La vie, l'uvre

    Retour la table des matires

    L'attention se porte beaucoup sur Tarde depuis quelques annes. La raison enest que la sociologie a dcouvert qu'elle ne peut plus se passer de la psychologie.En effet, celle-ci a fait valoir ses droits se prononcer non seulement sur lecomportement individuel, mais sur le comportement collectif6. Sociologie etpsychologie sont donc appeles collaborer trs troitement. L're de la sociologienon-psychologique, telle que l'avait conue Durkeim, est bien termine 7. L'avenirest une sociologie psychologique, ou, pour prendre la formule qui a cours, lapsychologie sociale. Or, le matre en ce domaine, ce fut depuis toujours GabrielTarde. Il a fond la psychologie sociale ; il lui a donn ses principes, ses rgles

    1

    [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]2 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]3 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]4 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]5 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]6 Se reporter plus particulirement aux derniers crits de Freud,Malaise de la civilisation, Totem

    et Totmisme.7 J.-P. Sartre en fait le constat dans Situation I. Il crit : La sociologie de Durkheim est morte :

    les faits sociaux ne sont pas des choses, ils ont leur Signification... (p. 186).

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    mthodologiques ; il lui a fix son programme ; et, par son action infatigable, il luia donn son premier crdit et ses premiers lustres, ds le dbut de ce sicle.

    Les pages qui suivent sont proposes pour aider les sociologues de notre temps

    redcouvrir sa pense, son uvre, ses projets ; et peut-tre reprendre la tche, lo il l'a laisse.

    1. Une vie consacre l'observation du comportement social

    Retour la table des matires

    la diffrence de son rival Durkheim, qui a t surtout thoricien, GabrielTarde a t essentiellement un praticien. Il a pratiqu la ralit sociale avant del'interprter. Son observation va se porter sur les donnes que lui offraient sesfonctions de juge : la criminologie ; ses premiers cas sociaux furent descriminels.

    Gabriel Tarde tait issu d'une famille de magistrats. N le 12 mai 1843, Sarlat(Dordogne), d'un pre Juge d'instruction et d'une mre qui tait elle-mme fille de juriste, il va passer toute son enfance au contact des problmes soulevs par lacriminalit, qui svissait alors dans son Prigord natal. Aprs quelques tudes demathmatiques qui lui seront prcieuses, plus tard quand il interprtera lesstatistiques criminelles il se tourne son tour vers le Droit, qu'il tudie Toulouse, puis Paris. Rentr en Prigord, aprs un bref sjour Ruffec(Charente), il est nomm Juge d'instruction Sarlat, en 1876 ; il le restera pendantprs de vingt ans. Il devient rapidement spcialiste en droit criminel, publiant

    successivement deux ouvrages, qui font toujours autorit dans le monde juridique,La criminalit compare (1886), etLa philosophie compare (1890). Il engage unepolmique virulente avec l'cole italienne de criminologie, rendue clbre par lesthses dterministes de Lombroso (thse du criminel-n). La vigueur de sarfutation le fait connatre, en France et l'tranger. Il fonde en 1887, avec le DrLacassagne, la revue Archives d'Anthropologie Criminelle; et il devient bienttprsident de la Socit Internationale de Criminologie.

    Ce sont ses observations dans ce domaine qui vont faire natre en lui savocation de sociologue. Il est amen, en effet, s'interroger sur les causes descrimes, et sur les dferlements d'actes criminels qui svissent alors. Quelle est

    donc la motivation psychologique du criminel, et quel est le rapport entre cettemotivation et le contexte social dans lequel vit le meurtrier ? Et, au moment mmeo Freud entreprend l'tude des comportements psychologiques anormaux parrapport au milieu, Gabriel Tarde entreprend l'tude du comportement anormal ducriminel par rapport son milieu. Il dcouvre alors que si certains meurtriers fontrellement preuve d'un vritable esprit d'invention, beaucoup n'ont agi que parimitation, sous l'effet d'une certaine contagion. Tarde vient de faire ainsi deuxdcouvertes, de porte sociologique : le rle de l'invention et celui de l'imitation. Il

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    commence alors diffuser ses ides ce sujet dans des articles (dans la RevuePhilosophique, et dans les Archives d'Anthropologie Criminelle). Deux forcesaniment la vie sociale, explique-t-il : l'invention, qui marque des points de dpartabsolus, et qui est d'origine strictement individuelle ; et l'imitation, qui se

    manifeste dans l'ordre collectif, mais qui reste galement de nature psychologique.Il approfondit ses rflexions pendant les annes 1888-89 ; puis, en 1890, il publieson premier grand volume de sociologie, celui qui fera sa gloire : Les lois del'Imitation. Il y montrecomment le phnomne psychologique d'imitation russit expliquer lui seul toutes les formes de liens sociaux qui peuvent se prsenter ;que cette imitation suit des lois parfaitement rationnelles, et qu'il suffit de lesrelever pour dcouvrir le secret de la vie interne des socits. Il y montre, en outre,comment l'tude de ces lois d'imitation peut tre favorise par une approchescientifique du phnomne, grce l'appel aux statistiques. Ses ides attirentl'attention ; et on lui demande de partout de France, mais surtout de l'tranger,car son livre a t immdiatement traduit en plusieurs langues d'apporter des

    prcisions, et d'noncer sa doctrine. Il publie donc trois ans aprs, en 1893, sondeuxime grand volume, La Logique Sociale. Cette fois, l'ouvrage est dense, biencharpent, trs didactique. Tarde y expose ses vues sur la structure sociale et sescomposantes. Il met en lumire le rle dterminant de l'invention ; puis il analyseses causes profondes et ses lois ; et il tend son analyse d'autres facteurs d'actionsociale, comme le dsir et la croyance. Il montre que la diffusion de ces facteurspsychologiques suit une certaine logique, dgageant les lois d'une logique sociale,aussi rigoureuses que celles de la logique rationnelle ; et il termine en laissantdeviner tous les profits que l'on peut tirer de ces analyses, tant dans l'ordre socialproprement dit, que dans l'ordre politique et conomique. Entre temps d'autrespublications, d'ordre juridique, comme Les transformations du Droit,en 1893, et

    de nombreux articles, ont achev de convaincre l'opinion que l'obscur juged'instruction de Sarlat est un des plus grands esprits de son poque, et qu'il seraittemps de le mettre en valeur. En 1894, des amis font, en effet, nommer GabrielTarde Paris, au poste de directeur de la statistique judiciaire, au Ministre de laJustice. Son audience personnelle va s'accrotre considrablement. Il est invitdans les salons parisiens ; on lui fait donner des cours et confrences, l'cole desSciences Politiques, et l'cole des Sciences Sociales. En 1895, il publie unrecueil d'tudes qu'il tenait en rserve depuis longtemps, et qui vont rvler aupublic ses comptences caches en matire philosophiques et morales, tudes etmlanges sociologiques. En 1897, il se risque mme publier un fort volume de450 pages traitant d'un sujet qui n'avait pas t souvent trait dans l'histoire, et

    certainement pas depuis Hegel, qu'il intitule L'opposition universelle.L'analyse estaudacieuse, pleine d'aperus nouveaux. L'auteur y fait une enqute sur toutes lesformes possibles d'opposition ; il les classe, les compare (travail qui n'avait mmepas t fait par Hegel, qui pourtant se sert constamment de la notion d'opposition).Il montre le rle jou par l'opposition dans la nature et dans la socit. Cetexcursus philosophico-social rvle les richesses de la palette intellectuelle deGabriel Tarde. Aussi, peu aprs la publication d'un dernier recueil d'tudessociologiques,Les lois sociales,en 1898, commence-t-on parler de lui pour les

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    plus hauts postes. Quelques mois aprs, en effet, il est nomm au Collge deFrance, puis lu l'Acadmie des Sciences morales et politiques. Il inaugure soncours au Collge de France, le 8 mars 1900, par une leon trs remarque, o ilsitue la sociologie parmi les plus importantes disciplines de la pense moderne.

    Son audience, ds lors, va se rpandre travers le monde. Ses principaux ouvragesconnaissent des rditions, en France ; et des traductions l'tranger, en anglais, enallemand, en russe, en espagnol 1. Ses dernires annes, il va les consacrer unsujet qui lui tenait cur depuis ses annes de jeunesse, les problmesconomiques. Il mesurait la carence des thories antrieures, tant les doctrineslibrales que dirigistes ; et il lui semblait que les analyses qu'il avait faites enmatire sociale devaient trouver en conomie une fconde application. Il exposad'abord ses vues dans son cours au Collge de France ; et devant le succs qu'ellesrencontrrent, il se dcida les publier. Il fit donc paratre, en 1902, un grosouvrage, en deux volumes, Psychologie conomique. Ily dveloppait une nouvelleconception de la Valeur, et de nouvelles interprtations des facteurs constitutifs de

    l'conomie. Son ide majeure tait que le facteur conomique le plus prcieux,pour un individu comme pour un peuple, c'tait la capacit d'invention. Elle permet un homme de relever tous les dfis de la concurrence, et un peuple les dfis del'histoire. Son ouvrage sur l'conomie fit sensation ; on le commenta ; des thses dejeunes chercheurs en furent extraites ; et, encore aujourd'hui, on en dveloppe lesvues essentielles dans nombre d'universits, surtout aux tats-Unis.

    Mais ce travail considrable devait venir bout des forces dclinantes deGabriel Tarde. Aprs une brve maladie, il devait mourir le 12 mai 1904, l'ge de61 ans. Il repose, depuis lors, dans l'humble cimetire du village de La RoqueGageac (Dordogne), tout prs des lieux o il avait pens l'une des thories sociales

    et conomiques les plus fcondes de l'histoire des ides.

    2. Une doctrine sociologique, riche et varie

    Retour la table des matires

    Disons d'abord avant de parler de ses vues sociologiques -que Gabriel Tardea cultiv tous les genres de rflexion, et avec un gal bonheur. Il fut juriste, on l'adit ; et il devint mme le meilleur criminaliste de son temps 2. Il fut philosophe ; etil a propos les lments d'une philosophie de la Diffrence, inspirs de Leibniz, etplus directement de Cournot, qui retient l'attention, et suscite mme actuellement

    1 l'heure actuelle, les ouvrages de Tarde sont difficiles trouver en France (des rditions sont,cependant, en projet). Mais on peut trouver encore ses ouvrages en diverses langues trangres.

    2 Voir Actes du 5e Congrs international de Criminologie, Montral, 1965, Communication de J.Milet, Gabriel Tarde, un prcurseur de la criminologie moderne. Voir aussi Gazette du Palais,Ndu 21 mai 1971, tude de Me Andr Toulemon, Gabriel Tarde, un gnie mconnu .

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    de nouvelles rflexions 1. Il fut l'historien ; et il a mme propos la philosophie del'Histoire qui semble tre la plus quilibre, parce qu'elle est la moins prtentieuse,du XIXe sicle 2. Il fut conomiste, on vient de le rappeler ; et il a propos des vuesneuves, profondment ralistes 3. Mais tous ces travaux convergeaient vers une

    uvre de sociologue ; et c'est vers cette uvre qu'il faut nous tourner.

    Homme d'observation, Gabriel Tarde va fonder sa sociologie sur des faits etdes expriences, qu'il a lui-mme vrifis, en gnral dans la solitude de soncabinet de juge d'instruction, ou son bureau parisien des statistiques criminelles.Il a littralement vcu les cas sociaux , qui vont nourrir sa rflexion. Il asoupes les responsabilits ; il a dml le jeu des facteurs individuels et collectifs.C'est au contact de la ralit sociale, quotidiennement vcue, qu'il a pu laborer sesthories 4. C'est l qu'il est parvenu la conviction que la source premire de toutcomportement social rside essentiellement dans l'individu, dans la conscienceindividuelle. Un individu lance une ide ; elle est recueillie par un autre individu,

    qui s'en inspire pour sa pense et sa conduite ; celui-ci la transmet un troisimeindividu, et ainsi de suite. Des rseaux d'imitation ainsi se crent ; des courants sedessinent ; et en se croisant et en s'entrecroisant, ces rseaux et ces courantsfinissent par constituer le tissu serr de la vie sociale. Voil l'essentiel de ladoctrine.

    Apportons des prcisions. Deux types de facteurs interviennent : les causessociales, qui dclanchent les mouvements ; et les conditions, qui en assurent latransmission et l'expansion. Les causes sociales sont de trois sortes. Nous avonsd'abord le dsir et la croyance. L'tre humain est, avant toutes choses, un trehabit de dsirs ; c'est un animal psychologique (beaucoup plus qu'un animal

    raisonnable, ou une cellule d'un corps global). Ses dsirs prendront les formes lesplus varies : apptits, jouissance, ambition, souci de dignit, etc.) ; et ces dsirs joueront le rle de stimulants de l'action. Ils dclancheront les entrepriseshumaines. Ils sont accompagns et parfois mme prcds, tant il est vrai quel'homme vit d'illusions par tout un registre de croyances ; la croyance, en effet,entretient le dsir, et souvent le stimule : le malade, qui croit en la vertuthrapeutique d'un remde, le dsirera ardemment. Un second type de cause

    1 On se reportera avec intrt au volume de M. Gilles Deleuze, Diffrence et rptition,P.U.F.,1968, qui met en lumire l'intrt de la philosophie de la Diffrence, qui figure chez GabrielTarde, cf. pp. 39, 104-105, 264.L'intrt des positions de Tarde avait aussi t signal par M. Roger Kempf dans son

    Introduction la traduction de l'opuscule de Kant, Essai pour introduire en philosophie leconcept de grandeur ngative, Vrin, 1949, pp. 14, 25, 27, 31-36.2 Voir J. Milet, Gabriel Tarde et la philosophie de l'Histoire, Vrin, 1970, Chapitre VII en

    particulier.3 Voir Sances et travaux de l'Acadmie des sciences morales et politiques , pour l'anne

    1972, Communication de M. J. Milet, Gabriel Tarde, philosophe de l'Histoire et de laprospective , et interventions de MM. Bastid, H. Guitton et Leduc.

    4 C'est cette exprience personnelle des faits sociaux qui fonde la supriorit de Tarde surDurkheim, lequel n'a souvent travaill que sur des donnes de seconde main.

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    sociale interviendra ensuite, ce sera l'invention. Le dsir stimule l'espritd'invention, puisque celui-ci est seul susceptible de procurer l'objet du dsir,jusque-l insatisfait. Tarde a trs bien tudi l'invention. Il en a fait l'histoire, puisla thorie ; il a montr que l'esprit d'invention s'panouissait en sries, constituant

    une sorte d' arbre gnalogique . L'invention, c'est le bourgeonnement de lavitalit humaine. Elle seule fait progresser les socits humaines, la diffrencedes socits animales qui en sont totalement dpourvues. Enfin, une troisimecause intervient, dans la vie sociale, ce sont les stimuli qui natront de laconjonction des relations sociales elles-mmes. En effet, chaque fois qu'un courantde dsirs ou un processus d'invention croise un autre courant ou un autreprocessus, le point de croisement devient son tour un centre d'action, d'o partentde nouveaux courants. Et ainsi prend forme la vie sociale.

    Mais, en fait, ces stimuli divers, dsirs, croyances, inventions, relationsinterpsychologiques, resteraient striles, ou replis sur eux-mmes, s'ils n'taient

    pas repris en charge et vhiculs jusqu'aux extrmits des rseaux sociaux, par desprocessus de transmission, que Tarde appelle les conditions de la vie sociale,conditions indispensables la constitution du tissu social. Le plus important de cesprocessus de transmission, c'est l'imitation. C'est ici qu'elle vient prendre placedans la thorie sociologique de Tarde (et comme son rle est assez spectaculaire,on a souvent identifi la sociologie de Tarde avec ce seul processus de l'imitation).Son rle est bien connu. En imitant un modle, un sujet cre avec celui-ci un lien ;et s'il est imit son tour le lien se prolonge ; et ainsi des liens se creront, l'infini, de conscience conscience ; et la vie sociale prendra consistance. C'est parle processus de l'imitation, par exemple, que se sont crs et rpandus les languesparles et crites, les religions, les procds techniques, les us et coutumes. Elle

    tablit de sujet sujet des liens de suggestion (et non pas de contrainte , commeil apparat chez Durkheim) entre les diffrents sujets qui vont constituer unesocit. Ce lien est de nature purement psychologique, ou plus prcisment inter-psychologique. Il s'agit d'un phnomne d'htro-suggestion. L'imitateur subit lafascination du modle imit. Tarde, dans le langage du temps, dit que c'est l unphnomne d'hypnose. Son tude est relativement aise. Il ne s'y cache aucunmystre (aucun mythe n'intervient : pas d'appel une mystrieuse consciencecollective , comme chez Durkheim). Le phnomne psychologique de l'imitation,comme tout phnomne de suggestion, peut tre tudi en laboratoire ; on peut endterminer les causes, les lois, les effets prvisibles, et mme l'intensit. C'est ce quoi Tarde s'emploie dans les loisde l'imitation. Il distingue en particulier deux

    types de lois : les lois d'expansion logique, et les lois d'expansion extra-logique.Les lois d'expansion logique concernent l'expansion d'une imitation de proche enproche, travers les individus qu'elle atteint. Elles discernent trois phases : celle dela mditation collective , o les apports sont pess et apprcis ; du duellogique , o s'affrontent les opinions favorables et dfavorables l'imitationintroduite ; et la phase de l' accouplement logique , o des rsultats s'bauchent(rejet, ou absorption, ou symbiose). L'histoire nous apporte des moissonsd'exemples et de cas d'application de ces lois ; l'expansion des langues se fait

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    suivant ces lois, de mme celle des religions, des cultures, des techniques 1. Maisd'autres facteurs vont venir s'ajouter aux prcdents, et d'une certaine faon entroubler la belle ordonnance : ce sont les facteurs d'expansion extra-logique. Tardedsigne de ce nom des facteurs de nature irrationnelle, qui surgissent

    l'improviste, suivant des processus non-rationalisables, tout en se rpandantsuivant le mode des imitations. Ce sont, par exemple, les impulsions qui vontsurgir inopinment du trfonds (nous dirions : du subconscient) de la naturehumaine, chez certains individus. Ces mouvements iront du dedans au dehors des consciences, dit Tarde. Ils interviendront comme des pulsions vitales, surgiesdirectement de la nature. Ce sont aussi les mouvements qui dferleront,inopinment aussi, de certaines cimes sociologiques, de certains chteauxd'eaux sociaux , dit Tarde, c'est--dire d'hommes, ou de groupes d'hommes, qui sesont trouvs occuper un poste en vue dans la socit, et cela au gr descirconstances. Ces facteurs extra-logiques vont crer des engouements inattendus,dterminer des modes , peut-tre mme des coutumes . Leur intervention

    viendra perturber, inconsidrment, le jeu rgulier des lois logiques de l'imitation,mais ils ne seront pas inutiles, parce qu'ils apportent avec eux des lmentsd'invention, donc de rnovation.

    Poursuivons l'analyse. Ces grands courants d'imitation, tant logiques qu'extra-logiques, vont en se rpandant rencontrer invitablement des oppositions. C'est icique Tarde fait intervenir la deuxime forme de condition sociale : l'opposition. Eneffet, lorsque la suggestion imitative vient rejoindre un sujet ou un groupe, elle nele laisse pas indiffrent. Celui-ci va manifester son identit, en refusant a prioril'apport extrieur. Ce phnomne se retrouve dans toute la nature. Le premier ledceler avait t Aristote, qui lui accorde une grande importance : il en fait mme

    la pierre angulaire de sa morale (la vertu ne se situe-t-elle pas en un juste milieuque l'on dfinit partir de deux excs diamtralement opposs ? C'est l'oppositionqui fonde la rectitude). Longtemps nglige, l'tude de cette notion sera reprise parHegel, qui s'arrte une forme d'opposition, l'opposition des contradictionsdialectiques (alors qu'il y en a d'autres, qu'il semble ignorer ou ngliger). Tardereprend l'tude de cette notion, car il y voit un des moteurs de la vie sociale. Il acompris que tout apport extrieur d'imitation suscite une raction hostile, uneopposition. Mais c'est l, dit-il, une loi fconde du rel et de la vie. S'opposer, c'estmanifester une prsence, c'est prparer un avenir, c'est dj amorcer uneconstruction (c'est contre-balancer une pousse). L'opposition se manifestera danstous les domaines : diffusion des langues, des religions, de la culture, des

    techniques, etc. Enfin, une troisime condition de la vie sociale va intervenir, cesera la capacit d'adaptation. Quand imitations et oppositions seront bien contre-balances, il faudra bien que se ralise un compromis, une adaptation. Un quilibreva s'tablir, qui assurera, pour un temps, la vie sociale et la paix, condition de lafcondit. Mais ces moments de calme assurs par l'adaptation sont toujours

    1 Se reporter aux enqutes qui figurent dans le texte mme des Lois de l'imitation, en particulierpp. 17 37, et l'ensemble du chapitre V.

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    prcaires et il est bon qu'il en soit ainsi, pour le progrs de la socit , denouvelles vagues d'imitation dferlent qui bousculent l'tat de fait ; et la viereprend son cours. Ainsi en cdant son rythme ternaire, fait d'imitation,d'opposition et d'adaptation la vie sociale ira en voluant perptuellement ; et,

    perspectives heureuses, nous pourrons deviner les orientations de cette volution,du moins jusqu' un certain point.

    3. Application des principes sociologiques l'tude des faits sociaux

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    Les principes que vient d'noncer Tarde vont connatre de nombreusesapplications, tant dans l'ordre strictement sociologique que dans l'ordre politique,conomique et historiologique.

    Dans l'ordre sociologique, on peut relever d'abord une redfinition des donnesfondamentales de la sociologie. Ainsi Tarde propose une nouvelle formulation dela notion de socit. Celle-ci se dfinit comme la rsultante du jeu d'imitations, decontre-imitations, et d'inter-imitations, qui se joue entre deux et plusieurspartenaires, s'inspirant du mme modle. Plus d'appel la contrainte exerce parune conscience collective , ou aux pulsions d'un organisme social sous-jacentaux individus. Le lien social trouve son explication dans un phnomne purementpsychologique, ou si l'on veut inter-psychologique. Tarde va galement rnoverl'tude de l'volution des foules, qui avait t entreprise par Gustave Le Bon. Ilpeut tablir que la foule volue vers la constitution d'un public, partir du momento un modle s'offre son imitation ; ensuite, par une intensification du mmeprocessus, elle voluera en socit, et mme en cit.

    Dans l'ordre politique, les applications des interprtations inter-psychologiquesde Tarde sont multiples. Il fonde, lui aussi, la naissance des cits sur la croyance enun avenir commun ; mais cette croyance ne prend pas la forme d'une solidaritcomme chez Renan, ou d'une activit culturelle ou religieuse, comme chez Fustelde Coulanges. Elle restera un facteur purement psychologique, articul sur undsir : dsir d'accomplir une aspiration l'indpendance, l'expansion, ou ladomination. La conscience politique cristallisera, ds lors, autour d'une causeexemplaire, d'un modle. Ce modle sera celui du Pre (ou du Patriarche) dans lescits antiques ; il sera celui du Hros dans les cits modernes : hros del'indpendance, de la paix ou de la guerre. De la concentration des nergies autourde l'image du modle, procdera la vigueur du groupe social ; et Tarde n'exclut paspour les cits la possibilit d'une vie immortelle ; du moins, cela semblerait sevrifier dans le cas de la ville de Rome, dont la civilisation se perptue, sansjamais disparatre.

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    Dans l'ordre conomique, les analyses faites par Gabriel Tarde s'avrentparticulirement clairantes, nous l'avons dj signal. La dominante de sa penseen ce domaine, c'est que l'homo oeconomicus, que prennent uniquement enconsidration les thoriciens de l'conomie, tant libraux que dirigistes, en fait

    n'existe pas ; c'est un tre de raison ; s'il existait, ce serait un monstre. L'homme, envrit, est un tre de dsir ; c'est cet tre de dsir, qui ragit galement dans lesrelations conomiques. C'est donc partir de la psychologie (et mme, dirait-ilmaintenant, de la psychanalyse) qu'il faut juger des structures conomiques. Lesdonnes conomiques relles ne sont pas quantitatives, mais qualitatives. La loi del'offre et de la demande par exemple, n'a pas le caractre mathmatique que l'oncroit ; il s'agit d'un jeu de dsirs, non mathmatisables ; les variations en sont doncimprvisibles ; et, choses plus graves, elles peuvent tre manipules par despsychologues. On peut crer des courants de demandes, comme aussi des courantsd'offres. Autre cas : la production ne peut pas tre planifie, parce que les dsirshumains sont changeants ; le besoin de consommation suit les mandres du dsir

    (et mme des croyances). Les conditions de travail ne sont pas traiter comme unedonne propre : elles restent constamment tributaires de l'invention, qui peut toutinstant changer les modles reproduire, et les machines destines lesreproduire ; Tarde a prvu l'avnement de l'automatisation. Tarde va mme plusloin : il se risque dans la prospective ; et il prsente une thorie concernantl'volution, moyen et long terme, de l'conomie, compte tenu des rythmes et descycles que l'conomie va connatre.

    Enfin, l'uvre de Tarde trouve son achvement, et peut-tre son couronnement,dans une philosophie de l'Histoire. Tarde a essay de comprendre le pass del'humanit, pour mieux se permettre de percer son avenir. Ses vues gnrales sont

    assez optimistes. Il est, en vrit, pessimiste court terme, mais optimiste longterme. Il prvoit un vingtime sicle empli de conflits politiques et sociaux (il aprvu trois guerres mondiales). Mais, il a foi en l'homme ; et c'est pourquoi il seplait esprer que, de guerre lasse (c'est le cas de le dire), l'humanit se donnerades conditions de la paix, grce un systme dmocratique universel, fond sur leculte du gnie humain.

    4. Des lments de rflexion

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    Dans l'ensemble, la pense sociologique de Gabriel Tarde comme les pages

    suivantes pourront le montrer reste d'une tonnante actualit (malgr unedocumentation qui, invitablement, commence dater) ; certains points de vue,on a mme le sentiment que ses vues prfigurent l'avenir. En fondant sa sociologiesur la psychologie, il lui donnait, ds son poque, les assises scientifiques que nousrclamons maintenant. Sa doctrine sociologique est infiniment plus apte accueillir les donnes de la psychologie et de la psychanalyse actuelle en matire

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    sociale, que celle de Durkheim qui, a priori, refusait tout appel des considrationspsychologiques 1.

    En outre, nous pouvons certifier que dans tous les domaines qu'il a explor,

    sciences politiques, philosophie, conomie, Gabriel Tarde a apport des intuitionsoriginales, dont nous pouvons encore faire notre profit. Ces intuitions ne sontd'ailleurs que rarement exploites par leur auteur : il a laiss ses successeurs lesoin de les utiliser, leur profit. Ce faisant, il reste pour nous un penseur du XX esicle.

    Jean MILET.

    1 L'opposition entre les conceptions que se font Tarde et Durkheim de la nature du lien social estentire. Tarde se fonde sur des observations psychologiques et invoque des relations inter-psychologiques ; Durkheim se fonde sur des analyses dductives et invoque la ncessit d'une

    conscience collective . Les affrontements furent trs rudes (voir les textes que nous citonsplus loin, dans nos Textes choisis, IIe partie, V, 2). Toutefois, nous tenons signaler, sur lafoi de documents dcouverts rcemment (septembre 1972), que les relations personnellesrestrent fondes sur une haute estime mutuelle. Nous lisons dans une lettre, sous la plume deDurkheim, le propos suivant : Je serais heureux que mes explications pussent servir diminuer la distance qui nous spare (...). Je vous remercie de me faire savoir que ce dsaccorddoctrinal ne diminue pas l'estime que vous voulez bien avoir pour moi ; je n'ai pas besoin devous dire que, de mon ct, ma dfrence pour votre uvre et votre personne reste entire (lettre d'mile Durkheim Gabriel Tarde, du 25 mars 1895, indite).

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    Gabriel Tarde et la psychologie sociale

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    Aprs une longue priode de quasi-oubli, l'uvre de Gabriel Tarde susciteactuellement un intrt certain non seulement en France o ce sont les aspectsphilosophiques qui ont surtout retenu l'attention 1 mais aussi l'tranger o lestextes sociologiques et psychologiques sont plus souvent reproduits et comments.

    Un livre paru rcemment au tats-Unis 2, dans une collection de sociologie,offre une slection de certains de ses ouvrages et articles que Clarke prsente etcommente dans une intressante introduction. Le titre de ce livre, OnCommunication and Social Influence ( propos de la communication et del'influence sociale), parat significatif cet gard et souligne la perspective depsychologie sociale dans laquelle peuvent tre situs ces textes de Gabriel Tarde.

    Il devient alors ncessaire de se demander pour quelles raisons un auteur, quise rvle actuellement comme un prcurseur de la psychologie socialecontemporaine, a pu tre oubli et mconnu ce point, pour refaire surface prs d'un demi-sicle plus tard.

    Plusieurs facteurs peuvent tre avancs. Le premier semble inhrent l'histoiremme des ides. En effet, aprs une priode de cration intellectuelle etd'expansion, un retour sur soi devient souvent possible et fcond ; il peut prendrela forme d'un examen historique et critique des nouveaux concepts ou des thoriesrcemment labores. C'est ainsi que l'on est amen rechercher les origines, lesprcurseurs chez lesquels les ides nouvelles ont fait leur premire apparition sansrussir encore s'imposer vraiment.

    1 MILET, J. Gabriel Tarde et la philosophie de l'histoire, J. Vrin, Paris, 1970.2 CLARKE, T.- N. Gabriel Tarde. On Communication and Social Influence. The Univ. of

    Chicago Press, 1969.

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    Un deuxime facteur, plus particulier, peut tre invoqu : c'est l'touffement relatif de l'uvre de Tarde par rapport celle de Durkheim et la revanche tardiveque semblent lui accorder les courants de la psychologie sociale actuelle. En effet,la pense de Tarde n'a pas russi faire cole comme celle de Durkheim et,

    pendant longtemps, le nom mme de Tarde n'a t connu que par association aveccelui de Durkheim, grce la clbre polmique entre les deux auteurs. La seuleide importante qu'on lui attribue se rduit sa conception de l'imitation. En fait, sila pense de Durkheim a russi s'imposer en France aux dpens de celle deTarde, cela provient en partie de son apparente rigueur, de sa tendancemonolithique, plus satisfaisante pour l'esprit que les nuances, les hsitations et lesintrts polyvalents dont tmoigne l'uvre de Tarde. On peut penser galementque l'accent mis sur l'extriorit des normes sociales, sur leur caractrecontraignant, tait satisfaisant pour l'esprit un certain moment et dans un certaincontexte politique, mais que, actuellement, l'intrt se dplace sur les valeurs decrativit, d'innovation, d'imagination que l'individu peut transcrire dans la socit.

    Alors que Durkheim possde une place bien marque et indiscutable dans laligne des sociologues, Tarde se rvle tour tour philosophe de l'histoire,sociologue, juriste, criminologue et psychologue social. Si, grce ses discussionsavec Durkheim, il est connu surtout comme sociologue, l'importance de son apporten criminologie commence tre reconnue, comme en tmoignent les articles deBoudon 1 et de Davidovitch 2, ainsi que le volume consacr par Pinatel 3 lacriminologie. Il semble que ce soit l'apport psychosociologique de Tarde qui a tle plus longtemps mconnu en France, malgr quelques tentatives isoles derhabilitation. On peut ainsi mentionner la rfrence qu'y fait M. Jean Stoetzeldans son ouvrage Thorie des opinions4, cet auteur voyant en lui un prcurseur de

    la psychologie des groupes ; on peut galement citer le titre que Mme JulietteFavez-Boutonier, professeur la Sorbonne, avait donn un de ses sminaires deDoctorat de 3e cycle, vers 1965 : Sminaire d'Interpsychologie,reprenant ainsi ceterme propose par Tarde pour dsigner l'tude des personnes dans leurs relations autrui.

    Ces quelques rfrences un auteur franais dans le contexte de la psychologiesociale constituent en quelque sorte une raction contre l'volution et la situationde cette discipline en France. Celle-ci n'a t adopte que tardivement dans notrepays, et le terme mme de psychologie sociale ne figure pas dans le

    1 BOUDON, R. La statistique psychologique de Tarde. Ann. Intern. Criminol.,Fr., 1964,pp. 342-57.

    2 DAVIDOVITCH, A. Criminalit et rpression en France depuis un sicle. Rev. fr. Sociol.,1961, pp. 30-49.

    3 PINATEL, J. Criminologie, Vol. 3 du Trait de droit pnal et de Criminologie de Bouzat(P.)et Pinatel (J.), Dalloz, Paris, 1963.

    4 STOETZEL, J. Thorie des opinions, P.U.F., Paris, 1943.

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    Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande 1, quimentionne pourtant ceux de psychologie pathologique , de psychologiediffrentielle et de psychologie individuelle .

    Trs souvent, en effet, la psychologie sociale est considre comme unebranche de la psychologie importe des tats-Unis et, en consquence, elle s'attirefrquemment des ractions de mfiance. C'est dans ce pays, il est vrai, que l'ontrouve le plus grand nombre de manuels de psychologie sociale et les auteurs ayantapport le plus de contributions. Ainsi, parmi les cinq grandes orientationsthoriques dominant la psychologie sociale thorie de la Gestalt, thorie del'apprentissage, thorie psychanalytique, orientation lewinienne du champ, thoriedu rle , presque toutes sont illustres par des noms amricains, mme si, parmiles prcurseurs ou fondateurs, figurent des noms europens (comme dans la thoriede la Gestalt et dans la psychanalyse, qui s'intresse aux phnomnes sociauxsurtout aux U.S.A.).

    Ce n'est pas faire preuve d'un chauvinisme outrancier bien dplac dans leprsent contexte mais rendre justice aux faits que de souligner la part des auteursfranais, et en particulier de Tarde, dans la naissance de la psychologie sociale.

    On pourrait d'ailleurs se demander si ce n'est pas le sort de maint auteureuropen d'laborer des concepts ou des thories, peu remarqus dans leur proprepays, mais qui sont repris, structurs, reformuls aux tats-Unis d'o ilsreviennent, parfois englobs dans une conception plus rigoureuse et labore avecplus de soin.

    Nous avons ainsi pu montrer2

    , propos de la thorie du rle, que lesprcurseurs se rencontraient en nombre aussi grand en France et en Allemagnequ'aux tats-Unis. Mais les nouvelles ides furent abandonnes et oublies enEurope, alors que les auteurs amricains les approfondirent, les systmatisrent, etce n'est que bien plus tard (en 1950) que ce concept de rle fut introduit en France,vraisemblablement sous l'impulsion des auteurs amricains.

    C'est dans une perspective analogue que nous pensons utile de montrer lesapports de pionnier de Tarde et de mettre en vidence dans son uvre les premiersgermes de diverses orientations de la psychologie sociale actuelle.

    1 LALANDE, A. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, P.U.F., Paris, 1947 (1red. 1926).

    2 ROCHEBLAVE-SPENL, A.-M. La notion de rle en psychologie sociale, P.U.F., Paris,1962 (2e d. 1970).

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    A. Tarde et la psychologie sociale

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    C'est Gabriel Tarde que nous devons le terme mme de psychologie sociale 1puisque, en 1898, il publie ses tudes de psychologie sociale . On peut faireremarquer, ce propos, que ce terme apparat de faon officielle simultanment enFrance et en Allemagne. Dans ce dernier pays, parat, en effet, un ouvrage desociologie de Gustav Ratzenhofer 2, comportant une partie qui tientparticulirement compte des individus et de leurs motivations et qui s'intituleSozialpsychologie.

    Ce n'est que dix ans plus tard, en 1908, que nous trouvons ce terme depsychologie sociale dans le Nouveau Monde, et cela presque simultanment chezRoss (Social Psychology) et chez Mc Dougall (Introduction to Social Psychology).

    L'adoption de ce nouveau terme par Tarde n'tait certes pas due au hasard ; ellerpondait un besoin conceptuel. Si, auparavant, cet auteur se dfinissait lui-mmecomme sociologue (il publie, en 1895, Essais et Mlanges sociologiques). Ilsoulignait cependant le rle de l'individu, en particulier des innovations qu'ilapportait par ses inventions, dans le dveloppement social. Il faut dire que, depuisle dbut de sa carrire, son intrt s'tait port sur la psychologie : il connaissait lestravaux de l'cole de Leipzig qu'il critiquait d'ailleurs et s'tait pench surtoutsur des fonctions mentales comme l'attention, la croyance, la sensation et le dsir(1880). Il s'intressait aux diffrentes manifestations de la personnalit et avaitmme consacr un article la graphologie (1897), car il pensait que l'criturepouvait reflter la personnalit.

    Il n'est donc pas tonnant de voir qu'il a reconnu trs vite l'intrt qu'on peuttrouver faire appel des facteurs psychologiques pour analyser des phnomnestudis par d'autres disciplines. Ainsi, ds 1881, il a publi un article intitul Lapsychologie en conomie politique , qui met en vidence l'importance desfacteurs psychologiques dans la vie conomique.

    Cet intrt pour l'exploitation psychologique l'a amen tout naturellement considrer l'action de ces facteurs dans les processus sociaux et tenter ainsi unrapprochement entre la psychologie et la sociologie, comme en tmoigne sonarticle La psychologie et la sociologie , paru en 1903.

    1 Il faut dire que, dj en 1881, nous trouvons ce terme de Tarde sous la plume d'A. Bertrandrendant compte des Lois de l'imitation qu'il dfinit comme l'une des plus originales et desplus brillantes tudes de psychologie sociale ; mais il est employ ici de faon, pourrions-nousdire, non officielle.

    2 RATZENHOFER Die Soziologische Erkenntnis (La prise de conscience sociologique), 1898.

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    La rencontre de ces deux disciplines, leur synthse, reprsenterait enconsquence ce que Tarde appelle la psychologie sociale. Dans cette rencontre,est-ce la sociologie qui vient fournir une aide la psychologie ou bien, au

    contraire, la psychologie qui permet de mieux connatre les processus sociaux ?Autrement dit, quel est le sens que Tarde donne ce terme de psychologie socialeet sa dfinition correspond-elle ce que nous entendons actuellement parpsychologie sociale ? Il faut reconnatre que, si nous pouvons citer des dfinitionsde cette dernire, celles-ci sont si varies et si complexes qu'elles rvlent surtoutle caractre double et, partant, la possible ambigut de cette discipline. Nous nenous engagerons pas dans un tel travail de dbroussaillage, mais, dans unepremire approche, trs sommaire, nous pourrions dire la chose suivante : si, avecles sociologues, nous nous tournons vers la socit, les institutions, les groupes,mais en considrant surtout le fait qu'ils sont composs d'individus concrets ; si,d'autre part, avec les psychologues, nous nous tournons vers les individus, mais en

    tenant compte particulirement de leurs dterminations sociales, du fait qu'ilsvivent en groupe, nous avons dlimit, sommairement, la position de lapsychologie sociale entre les deux disciplines voisines et ses relations avec celles-ci.

    C'est sur le premier aspect de la psychologie sociale, sur sa face tourne vers lasociologie, que Tarde a certainement le plus insist. Pour lui, en effet, le groupe estcompos d'individus, et les facteurs ou processus psychologiques dgags parl'tude de l'individu peuvent tre appliqus l'tude du groupe, thorie qui seradveloppe dans sa polmique avec Durkheim.

    Tarde s'est moins intress l'individu en tant que tel, et, mme s'il montre lancessit de tenir compte de l'importance des facteurs sociaux dans l'tude de lapersonnalit, son apport relatif au deuxime aspect de la psychologie sociale restepeu important. Prendre en considration les dterminants sociaux et treconnatre l'influence souvent contraignante de la socit sur l'individu et etconstitue un certain rapprochement avec les thses dfendues par Durkheim.

    Quoi qu'il en soit, c'est le versant sociologique de la psychologie sociale quil'intresse, mais surtout dans la mesure o les changes avec la psychologie sontpossibles, et c'est dans cet esprit qu'il crit au psychologue Baldwin, qui se situesur l'autre versant -psychologique et montre l'impact de la socit ou de l'

    autre sur l'individu : le point d'arrive de l'un concide avec le point de dpartde l'autre (rapport par Baldwin, 1899, trad. fr., prface, p. III 1).

    Certaines dfinitions actuelles de la psychologie sociale se situent lacharnire mme de la psychologie et de la sociologie, telle celle de Allport (1954),

    1 BALDWIN, J.-M. Le dveloppement mental chez l'enfant et dans la race. Trad. fr., Alcan,Paris, 1897.

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    pour qui elle concerne l'tude des relations relles, imagines ou anticipes depersonne personne, dans un contexte social, en tant qu'elles affectent la personneimplique .

    Dans cette tude des relations aussi, Tarde fait figure de prcurseur. S'ilemploie le terme de psychologie sociale dans un sens trs large, pour indiquertous les processus psychologiques l'uvre dans la socit, nous trouvonsgalement la dnomination interpsychologie , qui possde ses yeux un sensplus limit et surtout plus interactionnel . Il s'agit l principalement de l'tudedes relations entre les individus, relations que Lagache appellera relationsintersubjectives , ou aussi relations interpersonnelles . Si Tarde emploie,paralllement et dans le mme sens, intermental et interspirituel , cesderniers termes tout en accentuant galement le caractre d'interaction luiparaissent pourtant trop vagues, trop entachs peut-tre aussi d'un certainspiritualisme, et il leur prfre en gnral celui d'interpsychologique et

    d'interpsychologie. Comme nous l'avons dj soulign, ce terme, tant dcri parDurkheim, revient l'honneur dans la psychologie moderne.

    Si nous distinguons avec Klineberg diffrents secteurs dans la psychologiesociale 1, nous nous apercevons que Tarde avait, dans une certaine mesure, abordleur tude ; c'est ainsi qu'il envisagea les attitudes et opinions, les problmes de lacommunication, l'interaction sociale, la pathologie sociale.

    Nous dgagerons rapidement certains des problmes de psychologie socialeapparaissant dans l'uvre de Tarde, en indiquant ventuellement dans quellemesure il a fait uvre de prcurseur.

    B. La personnalit et l' acteur social

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    Comme nous venons de l'indiquer, Tarde ne s'est pas spcialement intress l'individu en tant que tel ; il n'a pas t un psychologue au sens actuel du terme, iln'a pas tudi l'individu concret et complet engag dans une situation relle. Onpeut d'ailleurs souligner que l'poque de Tarde connaissait surtout la psychologieclassique, d'orientation introspectionniste, axe sur l'tude des facults, et, l'autreextrme, une psychophysiologie naissante, que Tarde n'ignorait pas, mais enverslaquelle il gardait une rserve critique.

    Comme le souligne Clarke, c'est juste titre qu'on a reproch Tarde sonabsence de conception dynamique de la personnalit. A sa dcharge, on peutcependant faire remarquer que la psychologie de son temps ne se montrait pas

    1 KLINEBERG, O. Psychologie sociale. Trad. fr., P.U.F., Paris, 1957.

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    particulirement dynamique et que, l'poque de l'laboration de l'uvre de Tarde,Freud commenait seulement laborer ses thories.

    Quoi qu'il en soit, on peut relever chez Tarde certaines considrations qui se

    situent dj dans la ligne dynamique freudienne, mme s'il n'a pas approfondi cesrflexions, qui se situaient en quelque sorte en marge de sa proccupationprincipale. Mais, en 1898, lorsqu'il parle de l'apposition des sentiments dirigs versun mme objet, il dcrit en fait ce que Freud la suite de Breuer dsigne sousle nom d'ambivalence. Ainsi, il dclare ( Les lois sociales, p. 74) : Notreconscience est ainsi constitue qu'elle comporte une infinit d'affirmationsopposes des ngations, une infinit de dsirs opposs des rpulsions et ayantprcisment le mme objet. Pour l'auteur, cette opposition existe en nous et dansle monde, et elle tisse le fond tragique de la destine. Pour lui, c'est l'existence descontraires qui est responsable du changement, du progrs social. Il n'a pas, semble-t-il, franchi le pas consistant souligner le caractre dynamique et historique de la

    personnalit du fait de ces oppositions et des conflits internes qu'elles engendrent,comme le fera Freud. Et cependant, l aussi, il avait mis en vidence les donnesqui lui auraient permis d'aboutir de telles considrations. En effet, tudiantl'opposition, il montre que celle-ci peut se situer non seulement entre deuxindividus, mais aussi au sein d'une mme personne : dans les combats singuliersde thses et d'anti-thses, de vouloirs et de nouloirs, dont la conscience del'individu est le thtre (Les lois sociales, p. 80), ce qui constitue dj unedescription de ce conflit interne qui se trouve au cur des conceptions freudiennes.Il est d'ailleurs intressant de voir que c'est vers la mme poque que Freud, dansson premier article psychologique 1, a concentr sa rflexion sur l'oppositionentre un vouloir et un contre-vouloir (Willen und Gegenwillen), ce qui se

    rapproche singulirement du combat entre vouloiret nouloir,dgag par Tarde.

    En consquence, le point de dpart d'une conception dynamique existait chezles deux acteurs, et Tarde a mme eu l'intuition d'une relation, d'un passage entre lalutte extrieure et la lutte intrieure.

    Pourtant, malgr ces points de dpart communs, ces deux auteurs se sontengags dans des voies diffrentes par la suite. Ainsi, si Freud a montr le conflit l'origine du dynamisme personnel, mais aussi de la nvrose, Tarde a pris enconsidration les changements sociaux introduits par les oppositions de forces.

    1 Ein Fall von Hypnotischer Heilung. Nebst Bemerkungen ber die Entstehung HysterischerSymptome durch den Gegenwillen (Un cas de gurison par l'hypnose, accompagn deremarques portant sur l'origine des symptmes hystriques dans la contre-volont ). [Z.Hypnotism, Suggestionsther. Suggestionslehre und verwandte Psychol. Forchg (1892). 1, n 3-4, pp. 102-107. Cet article n'a pas encore t traduit en franais.]

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    En fait, pour Gabriel Tarde, l'individu est surtout l'acteur, et les diffrencesindividuelles l'intressent principalement dans la mesure o elles conditionnentl'action sociale.

    Pourtant, cet acteur porte en lui tout le poids de la socit. En effet, si, pourDurkheim, les normes sociales sont extrieures l'individu et exercent sur lui unecontrainte qui lui est trangre, Tarde montre comment ces normes sont devenuesintrieures au sujet d'un groupe et comment elles finissent par tre ce qu'il a deplus intime 1 . Elles existent dans la conscience de chaque membre de la socitqui les a assimiles, et cette contrainte devenue intrieure fait videmment songer l'instance du Surmoi, telle que la dcrira Freud.

    Les lments fondamentaux de la personnalit sont, d'aprs lui, la croyance etle dsir, et ce sont ces deux lments qui se retrouvent dans la structure sociale.

    C. Les croyances et les dsirs

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    C'est en 1880 que Tarde publia un article intitul Croyance et Dsir , qu'ilreprit quinze ans plus tard dans les Essais et Mlanges sociologiques . C'est--dire que sa pense psychologique est reste relativement constante, mme s'ilindique que certaines de ses affirmations se sont transformes en interrogations.C'est dans ces donnes premires de la conscience qu'il faut rechercher les bases dela vie sociale, les croyances individuelles se regroupant dans l'opinion, les dsirsindividuels dans la volont commune 2.

    Alors que les croyances reprsentent l'aspect cognitif de la personnalit, lesdsirs en constituent le ct affectif ou, plus prcisment, conatif, puisque le dsirvise un objet qu'il rige en valeur. Pour Tarde, c'est du reste la croyance qui estpremire, qui modle les dsirs et les commande. On trouve ici la position trsintellectualiste de cet auteur qui semble considrer uniquement les dsirs que l'onpourrait appeler secondaires et qui se modlent effectivement sur la based'opinions et de croyances (comme c'est le cas pour la plupart des dsirs deconsommation, labors par les croyances et opinions que vhicule la publicit).Tarde ne prend pas en considration dans ce contexte il faut rappeler que noussommes avant Freud les dsirs primaires, d'origine pulsionnelle, mme si, certains endroits, il emploie le terme de besoin, plus proche du biologique.

    1 Texte indit, p. 112 de cet ouvrage.2 Auguste Comte, avant lui, avait crit un article sur La sparation gnrale des opinions et des

    dsirs (voir J. Milet, p. 199).

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    Dans son analyse de la croyance et du dsir, Tarde peut apparatre en quelquesorte comme un prcurseur des tudes sur les opinions et les attitudes. Cesdernires, pour les auteurs modernes, se situent galement entre le psychologiqueet le social et appartiennent donc de plein droit au domaine de la psychologie

    sociale. La relation entre opinion et attitude apparat trs troite, de telle sorte queles deux sont parfois confondues actuellement et que l'on trouve des tudes portantsur l'opinion publie sous le nom mesure des attitudes . On peut penser que lacroyance et l'opinion, d'une part, le dsir et l'attitude, d'autre part, constituent lesaspects complmentaires d'un mme processus, le premier plus rationnel, plusaccessible la communication verbale et l'observation directe ce qui fait qu'ilsemble si important dans la vie sociale , le second plus affectif, plus dynamique,le dsir comme l'attitude orientant l'action de faon plus immdiate.

    Tarde a fort bien vu que la croyance et le dsir constituent des forces et qu'ilspeuvent varier en intensit, ce qui l'amne tout naturellement proposer de les

    mesurer. Ici aussi, comme nous le verrons encore par la suite, son intuition a tvrifie par la mesure des attitudes, courante parmi les mthodes de la psychologiesociale actuelle.

    En ce qui concerne le terme de dsir, il n'a videmment pas chez Tarde le sensque l'on rencontre si frquemment dans la littrature psychanalytique actuelle ;mais il possde dj chez lui le caractre de tension vers , impliqu dans celuid'attitude, ce qui le lie galement au terme moderne de motivation , conuecomme ce qui pousse l'organisme vers . Tarde identifie d'ailleurs l'aspectpsychologique de l'effort au dsir. Malgr tout ce que l'on a pu dire, cetteimportance accorde au dsir ouvre aussi la voie une approche dynamique de la

    personnalit, au mme titre que l'a fait la conception de l'effort introduite parMaine de Biran.

    D. L'invention

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    Parmi les processus qui sous-tendent la ralit sociale, celui que l'on rattachepresque automatiquement au nom de Tarde est l'imitation, qui, comme nous leverrons plus loin, a effectivement fait l'objet chez lui d'une analyseparticulirement approfondie. Trop souvent mme, on a restreint la contribution deTarde l'tude de ces processus d'imitation, ce qui a permis de lui reprocher derduire toute la vie sociale des phnomnes imitatifs.

    Or, si l'imitation a pour lui une telle importance, c'est surtout parce qu'ellepermet aux inventions d'avoir un impact social, parce que, grce elle, l'inventionpeut se propager dans le groupe, transformer toute la vie sociale et ne pasdemeurer un phnomne ponctuel.

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    Si l'imitation assure une certaine permanence, ainsi qu'une homognisationsociale pouvant aller jusqu'au nivellement, l'invention, elle, y introduit le nouveau,l'inattendu, le jamais vu, et Tarde peut apparatre ainsi comme le prcurseur de cethme de rflexion et de recherche, tant l'honneur actuellement, qui est celui de

    la crativit.

    Si c'est surtout l'aspect de norme extrieure , de contrainte sociale exercesur l'individu, qui parcourt l'uvre de Durkheim et lui donne son aspectdterministe, Tarde, en mettant l'accent sur l'individu, introduit en quelque sorte lalibert par l'intermdiaire de l'acte crateur de la personne ; cette dernire ne subitpas seulement le poids des dterminismes, elle a la possibilit de crer, d'introduiredu neuf dans la socit. Comment ne pas penser, ce propos, la distinction quefera Moreno entre les conserves culturelles , reprsentant les modlescontraignants et strotyps de la socit et les crations spontanes de l'individu.

    Pour Tarde, l'invention, l'innovation, est toujours le fait de l'individu etconstitue ce que l'on appellerait aujourd'hui l'expression de sa crativit ; legroupe, lui, n'est pas capable d'invention, mais il peut freiner ou favoriser l'activitd'invention de l'individu. Cet auteur montre d'ailleurs l'importance de lastimulation fournie par les changes intellectuels et les communications entre lespersonnes, dont l'intensit expliquerait la plus grande fcondit inventive qu'ilattribue aux lites . Actuellement encore, on cherche favoriser les changes etles discussions dans les petits groupes pour favoriser l'mergence des idescratrices.

    Permettre chacun de manifester sa crativit est une exigence trs actuelle ;

    elle aurait certainement rencontr l'approbation de Tarde, qui a insist sur le faitque la plupart des hommes possdent cette facult d'invention, mme si elle n'estpas toujours actualise.

    Si l'invention aboutit des innovations dans la socit et y introduit lechangement, elle se fonde, au niveau de l'individu, sur le besoin ou le dsir, ce quipermettrait d'expliquer son dynamisme.

    L'invention constitue donc le moteur de la socit et de l'individu, et Tarde voiten elle le bien suprme, constituant un capital bien plus important que lesrichesses. L'importance accorde actuellement la crativit semble moins

    nouvelle lorsque l'on parcourt les lignes consacres par Tarde l'invention.Certains rares auteurs ont reconnu le rle de prcurseur de Tarde dans ce domaineainsi, R.T. La Pire, dans son introduction l'ouvrage de Bennett : Innovation andSocial change (Innovation et changement social), dclare : Depuis Tarde..., il n'ya plus eu aucune tentative relle visant formuler une explication thorique du

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    processus d'innovation et des circonstances individuelles et sociales qu'ilimplique 1 .

    E. L'imitation

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    Comme nous l'avons dj vu, l'imitation constitue pour Tarde en quelque sortele complment de l'invention, puisqu'elle permet celle-ci de se propager seloncertaines lois bien dfinies.

    L'imitation reprsente la courroie de transmission des inventions, mais ce quivite la reproduction monotone et strotype des inventions est, d'une part, lagrande varit des modles existants, d'autre part, les ractions d'oppositionsuscites par une vague d'imitation, qui se manifestent entre autres dans la contre-imitation.

    En ce qui concerne le premier point, Tarde souligne le caractre dynamique etslectif de l'imitation. Nous ne nous calquons pas sur le modle d'une seulepersonne, mais en empruntant un trait l'une, un second une autre, et ainsi desuite, nous sommes obligs de les combiner, d'en raliser une synthse ou uncompromis, c'est--dire de faire une uvre originale.

    Le deuxime point concerne les processus d'opposition soulevs par un courantd'imitation. En effet, en se propageant, celui-ci se heurte des vagues d'imitationantrieures qui constituent une rsistance et provoquent une contre-raction. Lersultat de cette opposition, de ce conflit, est un compromis, et l'alternance de cesphnomnes d'imitations et d'oppositions se rsolvant en compromis dynamise lavie sociale et constitue une source de progrs.

    Lorsque Tarde souligne le caractre positif que peut avoir le conflit social ainsique son rle dans l'volution de la socit par les nouveaux quilibres etadaptations auxquels il aboutit, il n'est peut-tre pas tellement loign de GrardMendel proposant de remplacer les rapports rigides d'autorit par des rapportsmouvants de conflit.

    Quoi qu'il en soit, c'est dans ce domaine de l'imitation que Tarde a eul'influence la plus nettement dcelable sur certains courants de la psychologiesociale. Grce la diffusion mondiale de son livre :Les lois de l'imitation, il a t l'origine de certaines conceptions qui aboutiront plus tard la thorie du rle.

    1 Cit par Clarke.

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    Si des auteurs comme McDougall, Ross et Faris ont t influencs par cesthories, c'est surtout Baldwin, dans ses conceptions sur le soi social (socialself) qui a fond certaines de ses conceptions sur le processus de l'imitation. Eneffet, tudiant le problme de l'volution de la personnalit, il explique le

    sentiment de soi en se rfrant la fois la thorie de l'imitation de Tarde et auxconceptions de James sur l'existence des facteurs sociaux au sein de lapersonnalit. Pour Baldwin, l'enfant se dveloppe grce l'imitation ; sonsentiment de soi s'accrot au fur et mesure qu'il imite les autres. Parl'intermdiaire de cet auteur, les conceptions de Tarde sur l'imitation revinrent enFrance, et nous en trouvons la trace chez Janet 1 qui, tudiant ce qu'il appelle l'acte social , se rfre surtout aux actions imitatives. Cette notion apparat pluscentrale encore chez Guillaume 2, qui lui consacre un ouvrage : L'imitation chezl'enfant,dans lequel il souligne la valeur fonctionnelle de ce processus et montre lapossibilit d'imitations rciproques. Nous avons ici une premire indication sur larversibilit des conduites et sur les renversements de rles qui seront

    largement tudis par la suite.

    Un autre courant, issu de Tarde, nous mne non plus vers la psychologie, maisvers la sociologie. En effet, certaines de ses ides que nous rencontrons aussi chezBaldwin (sans qu'il soit toujours possible de dire s'il s'agit d'une influence directeou d'une rencontre fortuite), figurent galement chez G. H. Mead 3, qui, d'ailleurs,se montrait hostile Tarde ; en particulier ce que celui-ci appelle la prise derle (role-taking), c'est--dire le fait de prendre le rle d'autrui, peut trerapproch des processus d'imitation.

    Il est intressant de souligner que l'imitation, conue par Tarde comme

    processus de base de la vie sociale, aura t tudie galement comme un desmcanismes fondamentaux dans la formation de la personnalit. Elle se rvleainsi effectivement comme un concept de psychologie sociale, c'est--dire commeun concept susceptible d'tre utilis aussi bien dans une perspective sociologiqueque dans l'analyse psychologique. L'imitation partage cette situation charnire avecd'autres concepts de psychologie sociale, spcialement avec la notion de rle, cettedernire tant utilise dans les analyses de la structure sociale, mais aussi danscelles de la personnalit.

    1 JANET, P. Les dbuts de l'intelligence. Flammarion, Paris, 1935.2 GUILLAUME, P. L'imitation chez l'enfant. Alcan, Paris, 1925.3 MEAD, G.-H. Mind, self and society. Charles Morris, Chicago, 1934.

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    F. Tarde et l'interpsychologie

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    Dj dans sa conception de l'imitation transparaissaient les proccupations interpsychologiques de Tarde, surtout dans ses considrations sur la rciprocitdes imitations.

    Gabriel Tarde repousse l'ide d'une conscience collective , qui lui apparatcomme une construction de l'esprit, et s'en tient ce qui est observable au coursdes processus sociaux, c'est--dire l'action exerce par un individu sur un autreindividu qui ragit cette action et dont la modification ainsi provoque pourra serpercuter sur un troisime individu. Adoptant une perspective gntique, il montrecomment, ds les premiers jours de la vie, se nouent des relationsinterpsychologiques et comment les relations mre-enfant puis les relations avecles contemporains contribuent former la personnalit de l'enfant. Pour Tarde, iln'y a rien en lui qui ne soit le reflet d'autrui (cf. Interpsychologie infantile, p.178) et il voit dans l'immaturit de l'enfant et de la ncessit o il se trouve d'avoirrecours autrui la condition mme de sa socialisation. Aprs l'interpsychologie del'enfant, Tarde avait envisag d'tudier l'interpsychologie de l'colier, autrement ditles interrelations ou les interactions se droulant au sein du petit groupe de laclasse, tudes qui seront entreprises bien plus tard dans le cadre de l'tude desgroupes restreints.

    Selon Tarde, c'est l'enfant qui se montre le plus apte innover, puisque lesrelations interpsychologiques dont il est en quelque sorte le centre vont secombiner de faon absolument originale.

    L'interpsychologie telle qu'il la conoit doit avoir pour objet l'tude des petitsgroupes ; il envisage tout d'abord ce qu'il appelle le groupe enfant-mre , etensuite les petits groupes composs de quelques personnes.

    Dans le programme qu'il esquisse pour l'Interpsychologie, nous voyonsgalement apparatre l'tude des interactions entre les Consciences ; Tarde l'aentreprise sous plusieurs aspects, notamment sous celui de la conversation , etl'on pourrait y voir les premiers dbuts des thories de la communication. Ainsi, ilmontre l'utilit de la conversation, c'est--dire de l'change intellectuel, pour ladmocratie, la circulation des ides s'opposant l'instauration d'un pouvoir absolu.De mme, ses tudes sur l'opinion annoncent un des domaines privilgis de lapsychologie contemporaine.

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    G. Tarde et les mthodes

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    Ici aussi, Tarde a mis certaines ides, certaines suggestions qui devaient seraliser une cinquantaine d'annes plus tard. Ainsi, il prconise la cration delaboratoires d'interpsychologie , il recommande l'usage des statistiques et montrel'utilit de l'observation directe. Sa perspective pourrait dj tre appele clinique,puisque c'est dans la vie de tous les jours, dans le concret, que, selon lui, peut lemieux se situer la recherche. Pour lui, un champ d'observation privilgi, danslequel on voit s'baucher les relations interpsychologiques, est la cour dercration d'une cole primaire ; on voit bien ici l'ouverture d'esprit de Tarde et cesouci du concret, qui est une des proccupations de la psychologie sociale actuelle.

    C'est en particulier dans le domaine des croyances qu'il souhaite voir serpandre l'usage des instruments de mesure, et nous trouvons effectivement sonsouhait ralis dans toutes les entreprises actuelles de mesure des attitudes etopinions , d' chelles d'attitudes , etc.

    D'aprs Clarke (p. 69), certaines recherches contemporaines, en particuliercelles de Davidovitch et Boudon (cf. p. 26 de notre texte) continuent les idesfondamentales de Tarde et reprsentent une application perfectionne de sesvises mthodologiques.

    En conclusion, il ne sera peut-tre pas inutile de dgager l'actualit de l'uvrede Tarde c'est--dire, galement, de justifier la publication de certains de sestextes en rappelant, de faon schmatique, les thmes que nous trouvons abordschez lui et qui reparaissent, souvent sous des dnominations quelque peudiffrentes, dans la psychologie sociale contemporaine.

    Thmes apparaissant chez Tarde Thme actuel correspondant

    Invention Crativit

    Imitation Prise de rle suggestion

    Croyances et dsirs Opinions et attitudes

    Coexistence d'opposs dans la

    personnalit

    Ambivalence

    Actions et oppositions intermentales etintra-mentales

    Relations et conflits intrasubjectifs etintersubjectifs (Lagache).

    Interpsychologie : conversation option petits groupes

    tude des relations interpersonnelles communication opinion publicit groupes restreints.

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    Les rapprochements que nous avons ainsi faits entre les thmes de Tarde etceux qui sont tudis aujourd'hui ne signifient pas qu'il y ait entre eux une filiationdirecte. Certains d'entre eux ont t nous l'avons vu repris par des auteursamricains et nous sont revenus intgrs dans l'ensemble de la psychologie sociale.

    D'autres rapparaissent sans qu'on puisse savoir si leur point de dpart se situedans l'uvre de Tarde ; peut-tre ont-ils pris leur source chez lui pour resurgir chezd'autres auteurs aprs une laboration souterraine.

    Quoi qu'il en soit, si certaines notions clefs de l'uvre de Tarde ont rencontrun cho favorable dans son temps (en particulier l'imitation), le terrain n'tait sansdoute pas encore prt accueillir les autres, comme l'invention ou les relationsinterpsychologiques. On peut penser ainsi que certaines intuitions individuelles nesont pas immdiatement acceptes puisqu'elles ne correspondent pas aux intrtsde l'poque. Mais l'mergence de nouveaux besoins, l'apparition d'un nouveaucontexte socio-culturel ou politique, les remet dans le circuit et dclenche ce

    que Tarde aurait appel un courant d'imitation. On peut dire que de tels auteurs inspirs parmi lesquels se situe Gabriel Tarde sont en avance sur leurtemps. Il est donc juste que, dans cet avenir qu'ils annonaient et qui est notreprsent, leur message soit reconnu.

    Anne-Marie ROCHEBLAVE-SPENL

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    DEUXIME PARTIE

    Textes choisis de Gabriel Tarde

    Nous publions ci-aprs des extraits d'ouvrages etd'articles de Gabriel Tarde qui nous semblent prsenter unintrt particulier dans le contexte de la psychologie sociale. Nous les avons classs en deux chapitres et introduisons

    chacun d'eux par un titre ou par quelques lignes (quifigurent en italique dans le texte).

    Dans un dernier chapitre, nous reproduisons quatretextes indits de Gabriel Tarde, que nous mentionnons pour mmoire la place qui leur serait logiquementrevenue dans les chapitres 3 et 4.

    3

    Rle des facteurs psychologiquesdans la vie sociale

    Thme fondamental : la ralit sociale est faited'invention et d'imitation

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    Y a-t-il lieu une science, ou seulement une histoire et tout au plus unephilosophie des faits sociaux ? La question est toujours pendante, bien que, vraidire, ces faits, si l'on y regarde de prs et sous un certain angle, soient susceptiblestout comme les autres de se rsoudre en sries de petits faits similaires et enformules nommes lois qui rsument ces sries. Pourquoi donc la science socialeest-elle encore natre ou peine ne au milieu de toutes ses surs adultes etvigoureuses ? La principale raison, mon avis, c'est qu'on a ici lch la proie pour

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    l'ombre, les ralits pour les mots. On a cru ne pouvoir donner la sociologie unetournure scientifique qu'en lui donnant un air biologique, ou, mieux encore, un airmcanique. C'tait chercher claircir le connu par l'inconnu, c'tait transformerun systme solaire en nbuleuse non rsoluble pour le mieux comprendre. En

    matire sociale, on a sous la main, par un privilge exceptionnel, les causesvritables, les actes individuels dont les faits sont faits, ce qui est absolumentsoustrait nos regards en toute autre matire. On est donc dispens, ce semble,d'avoir recours pour l'explication des phnomnes de la socit ces causes, ditesgnrales, que les physiciens et les naturalistes sont bien obligs de crer sous lenom de forces, d'nergies, de conditions d'existence et autres palliatifs verbaux deleur ignorance du fond clair des choses.

    Mais les actes humains considrs comme les seuls facteurs de l'histoire ! Celaest trop simple. On s'est impos l'obligation de forger d'autres causes sur le type deces fictions utiles qui ont ailleurs cours forc, et l'on s'est flicit d'avoir pu prter

    ainsi parfois aux faits humains vus de trs haut, perdus de vue vrai dire, unecouleur tout fait impersonnelle. Gardons-nous de cet idalisme vague ; gardons-nous aussi bien de l'individualisme banal qui consiste expliquer lestransformations sociales par le caprice de quelques grands hommes. Disons pluttqu'elles s'expliquent par l'apparition, accidentelle dans une certaine mesure, quant son lieu et son moment, de quelques grandes ides, ou plutt d'un nombreconsidrable d'ides petites ou grandes, faciles ou difficiles, le plus souventinaperues leur naissance, rarement glorieuses, en gnral anonymes, maisd'ides neuves toujours, et qu' raison de cette nouveaut je me permettrai debaptiser collectivement inventions ou dcouvertes. Par ces deux termes j'entendsune innovation quelconque ou un perfectionnement, si faible soit-il, apport une

    innovation antrieure, en tout ordre de phnomnes sociaux, langage, religion,politique, droit, industrie, art. Au moment o cette nouveaut, petite ou grande, estconue ou rsolue par un homme, rien n'est chang en apparence dans le corpssocial, comme rien n'est chang dans l'aspect physique d'un organisme o unmicrobe soit funeste, soit bienfaisant, est entr ; et les changements graduelsqu'apporte l'introduction de cet lment nouveau dans le corps social semblentfaire suite, sans discontinuit visible, aux changements antrieurs dans le courantdesquels ils s'insrent. De l, une illusion trompeuse qui porte les historiensphilosophes affirmer la continuit relle et fondamentale des mtamorphoseshistoriques. Leurs vraies causes pourtant se rsolvent en une chane d'ides trsnombreuses la vrit, mais distinctes et discontinues, bien que runies entre elles

    par les actes d'imitation, beaucoup plus nombreux encore, qui les ont pourmodles.

    Il faut partir de l, c'est--dire d'initiatives rnovatrices, qui, apportant aumonde la fois des besoins nouveaux et de nouvelles satisfactions, s'y propagentensuite ou tendent s'y propager par imitation force ou spontane, lective ouinconsciente, plus ou moins rapidement, mais d'un pas rgulier, la faon d'uneonde lumineuse ou d'une famille de termites. La rgularit dont je parle n'est gure

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    apparente dans les faits sociaux, mais on l'y dcouvrira si on les dcompose enautant d'lments qu'il y a en eux, dans le plus simple d'entre eux, d'inventionsdistinctes combines, d'clairs de gnies accumuls et devenus de banaleslumires : analyse, il est vrai, fort difficile. Tout n'est socialement qu'inventions et

    imitations.

    Lois de l'imitation,pp. 1-3.

    A.Le rle des croyances et des dsirs

    1. Action propre des croyances et des dsirs

    Retour la table des matires

    L'invention et l'imitation sont l'acte social lmentaire, nous le savons. Maisquelle est la substance ou la force sociale dont cet acte est fait : dont il n'est que laforme ? En d'autres termes, qu'est-ce qui est invent ou imit ? Ce qui est inventou imit, ce qui est imit, c'est toujours une ide ou un vouloir, un jugement ou undessein, o s'exprime une certaine dose de croyance et de dsir, qui est en effettoute l'me des mots d'une langue, des prires d'une religion, des administrationsd'un tat, des articles d'un code, des devoirs d'une morale, des travaux d'uneindustrie, des procds d'un art. La croyance et le dsir : voil donc la substance etla force, voil aussi les deux quantits psychologiques 1 que l'analyse retrouve au

    1 Je me permets de renvoyer le lecteur psychologue deux articles que j'ai publis, en aot et

    septembre 1880, dans laRevue philosophique, sur la croyance et le dsir et la possibilit de leurmesure et qui ont t rdits sans changement dans mes Essais et mlanges sociologiques.Depuis lors, mes ides ce sujet se sont un peu modifies, mais voici dans quel sens. A prsent,

    je reconnais que j'ai peut-tre un peu exagr le rle du croire et du dsireren psychologieindividuelle, et je n'oserais plus affirmer, avec tant d'assurance, que ces deux aspects du moisont les seules choses en nous susceptibles de plus et de moins. Mais, en revanche, je leurattribue une importance toujours plus grande en psychologie sociale. Admettons qu'il y ait dansl'me d'autres quantits, concdons, par exemple, aux psycho-physiciens, en dpit de laremarquable tude de M. Bergson sur les Donnes immdiates de la conscience,si conformed'ailleurs sur ce point notre manire de voir, que l'intensit des sensations, considres partde l'adhsion judiciaire et de la force d'attention dont elles sont l'objet, change de degr sanschanger de nature et se prte, par suite, aux mesures des exprimentateurs ; il n'en est pas moinsvrai que, au point de vue social, la croyance et le dsir se signalent par un caractre unique, trs

    propre les distinguer de la simple sensation. Ce caractre consiste en ce que la contagion del'exemple mutuel s'exerce socialement sur les croyances et les dsi