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Audience publique de Grande Chambre MORICE c. France 1 Plaidoirie – MORICE c. France Audience publique de Grande Chambre du 21 mai 2014 1°/- Intervention d’Olivier MORICE (2 min 30) Monsieur Le Président, Mesdames et Messieurs les Juges de la Grande Chambre, Je vous remercie de me donner la parole. Depuis 30 ans, je n’ai cessé d’être attaché comme Avocat pénaliste aux valeurs de la défense que ce soit pour assister des parties civiles ou des accusés. Dès l’âge de 10 ans, j’ai été frappé par cette figure emblématique d’Yves Hélory de Kermartin, protecteur des juristes, qui n’eut de cesse de prôner une justice égale pour tous, accessible aux plus démunis et aux plus vulnérables. L’Avocat de la veuve et de l’orphelin, voilà encore et toujours ce qui anime le sens de mon exercice professionnel auquel j’ai tout donné, ma santé et ma vie, comme beaucoup d’Avocats. Lorsque Madame Elisabeth Borrel, elle-même Magistrat, m’a demandé, il y a maintenant 17 ans, d’assurer sa défense face à la tragédie qu’elle vivait, nous avons vite compris avec mon Confrère Laurent de Caunes, chargé de la défense des fils, orphelins de Bernard Borrel, que le combat serait rude et inégal face à la raison d’Etat. Le pot de terre contre le pot de fer. Notre liberté d’expression comme Avocats, nos prises de parole devaient être à la hauteur des enjeux… Dénoncer l’omerta des pouvoirs politiques français et djiboutiens, dire les dysfonctionnements de la justice et les révéler afin que la vérité puisse éclater au grand jour !

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Audience  publique  de  Grande  Chambre     MORICE  c.  France  

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Plaidoirie – MORICE c. France Audience publique de Grande Chambre du 21 mai 2014

1°/- Intervention d’Olivier MORICE (2 min 30)

Monsieur Le Président, Mesdames et Messieurs les Juges de la Grande Chambre,

Je vous remercie de me donner la parole.

Depuis 30 ans, je n’ai cessé d’être attaché comme Avocat pénaliste aux valeurs de la

défense que ce soit pour assister des parties civiles ou des accusés.

Dès l’âge de 10 ans, j’ai été frappé par cette figure emblématique d’Yves Hélory de

Kermartin, protecteur des juristes, qui n’eut de cesse de prôner une justice égale pour

tous, accessible aux plus démunis et aux plus vulnérables.

L’Avocat de la veuve et de l’orphelin, voilà encore et toujours ce qui anime le sens de

mon exercice professionnel auquel j’ai tout donné, ma santé et ma vie, comme

beaucoup d’Avocats.

Lorsque Madame Elisabeth Borrel, elle-même Magistrat, m’a demandé, il y a

maintenant 17 ans, d’assurer sa défense face à la tragédie qu’elle vivait, nous avons

vite compris avec mon Confrère Laurent de Caunes, chargé de la défense des fils,

orphelins de Bernard Borrel, que le combat serait rude et inégal face à la raison d’Etat.

Le pot de terre contre le pot de fer.

Notre liberté d’expression comme Avocats, nos prises de parole devaient être à la

hauteur des enjeux…

Dénoncer l’omerta des pouvoirs politiques français et djiboutiens, dire les

dysfonctionnements de la justice et les révéler afin que la vérité puisse éclater au grand

jour !

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J’ai toujours agi en conscience dans l’intérêt de ma cliente, me taire, nous taire, alors

que nous étions accusés de manipulation eut été un abandon de la défense et une

trahison de notre mission.

Je vous remercie de m’avoir écouté, j’espère que vous m’entendrez.

2°/- Intervention de Laurent PETTITI (9 mn)

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Juges composant la Grande

Chambre de la Cour,

« Vous êtes un contre-pouvoir au service des libertés individuelles »

C’est ainsi que s’exprimait le Garde des Sceaux s’adressant à des avocats en 1987.

L’avocat incarne en effet un contre-pouvoir dans la société civilisée et libérale à

laquelle il appartient.

Investi à l’intérieur de cette société d’un prophétisme propre qui lui a été confié par la

tradition et l’histoire, il lui appartient avec courage de dénoncer les mauvais

fonctionnements de la Justice et de la société.

Etymologiquement, l’avocat est « celui qu’on appelle au secours » (advocatus) dans

l’adversité, en souvenir des patriciens romains venant au secours de leur clientèle pour

la protéger et la conseiller.

On exprime aujourd’hui avec force la même idée en disant que l’avocat joue un rôle

déterminant pour l’exercice des droits de la défense.

Comme le rappelle Pierre Lambert, « il n’est pas de justice véritable sans avocat. Le

droit de la défense entendu dans son sens le plus large étant l’expression première du

droit à la liberté »

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Cette fonction essentielle, l’avocat ne peut la remplir que s’il dispose d’une totale

indépendance à l’égard des pouvoirs, quels qu’ils soient, et de la liberté d’exercer la

défense à l’abri des menaces et des sanctions.

Ces deux composantes, l’indépendance et la liberté, définissent le cœur même de la

profession et cela depuis ses origines.

Ces impératifs de la mission de l’avocat demeurent encore aujourd’hui. Mais ils

doivent bien sûr s’adapter aux évolutions de la société contemporaine.

Plus que jamais, l’avocat doit toujours pouvoir librement porter la parole de son client

au sein du prétoire.

Mais dans la société médiatique qui est la nôtre, une affaire peut aussi avoir un

retentissement devant l’opinion publique toute entière.

Dans ce cas, conformément à la mission que lui a confiée son client, l’avocat doit

pouvoir continuer à le défendre hors des murs du prétoire.

Aujourd’hui, et même depuis plusieurs décennies, il est fréquent que les conseils

soient appelés à exposer et défendre la position de leurs clients jusque devant les

caméras, les micros ou au sein de la presse écrite.

A tel point que l’expression publique de la parole de la défense dans les affaires

rencontrant un écho médiatique n’est plus seulement un droit de l’avocat : il s’agit

désormais aussi d’un devoir de sa charge.

Serait défaillant l’avocat qui omettrait de répondre aux interrogations de l’opinion.

Serait aussi défaillant l’avocat qui, quand la situation l’exige et lorsque l’affaire touche

à l’intérêt général, manquerait d’interpeller l’opinion publique.

Partant, l’avocat doit être libre d’agir et de s’exprimer, même en dehors du prétoire,

dès l’instant où ces interventions sont au service de la défense du client.

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Avec constance, votre jurisprudence a d’ailleurs amplement reconnu combien la

profession d’avocat jouait un rôle central dans la défense des droits des citoyens, mais

aussi « dans l’administration de la justice et le maintien de l’Etat de droit »1.

C’est pour cette raison qu’à l’image d’autres acteurs clefs d’une démocratie, les

avocats doivent bénéficier d’une protection privilégiée et renforcée.

Car restreindre les droits et libertés de l’avocat revient nécessairement à porter atteinte

aux droits des justiciables, mais aussi au bon fonctionnement de la Justice ainsi qu’au

principe essentiel de « prééminence du droit ».

Dans ces conditions, votre Cour ne concède qu’une très faible liberté aux Etats lorsque

ceux-ci limitent les droits des avocats sans égards pour les droits des justiciables.

En ce domaine, la marge d’appréciation concédée aux Etats est d’autant plus réduite

qu’il existe un net consensus européen en faveur d’une forte protection des droits des

avocats.

Votre Cour l’a déjà reconnu, en cohérence avec plusieurs textes convergents d’organes

du Conseil de l’Europe.

Autre preuve en ce sens : le soutien unanime apporté au requérant, sous la forme des

tierces interventions, par l’ensemble des institutions françaises et européennes

représentant la profession d’avocat.

Enfin, un bref regard sur le droit comparé vous convaincra définitivement de la

solidité du consensus européen en faveur des droits de l’avocat.

Pour ne prendre qu’un seul – mais illustre – exemple, la jurisprudence de la Cour

suprême des Etats-Unis – que votre Cour observe avec intérêt – reconnaît une très

forte protection à la liberté d’expression des avocats.

                                                                                                               1 Cour EDH, 4e Sect. 13 novembre 2003, Elçi et autres c. Turquie, Req. n° 23145/93, § 669.

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Ainsi, dans ses arrêts Sawyer de 1959, Garrison de 1964 ou Gentile de 1991, la Cour

suprême américaine a jugé qu’un avocat pouvait critiquer vertement des magistrats,

notamment pour dénoncer un possible manque d’impartialité. Et ce, même par des

propos tenus hors du prétoire et dans la presse.

*

La présente affaire vous offre une occasion rare de confirmer et d’amplifier

solennellement cette protection due à l’avocat, protection extrêmement précieuse

puisqu’utile, et même indispensable, aux justiciables ainsi qu’à l’idée même de

Justice.

En effet, les deux questions soumises aujourd’hui à votre appréciation concernent les

deux piliers européens sur lesquels repose ce statut protecteur de l’avocat : le droit au

procès équitable et la liberté d’expression.

*

[Sur le droit à un procès équitable]

Ainsi, la première de ces questions concerne le manque d’impartialité de la

formation de la Cour de cassation qui a statué sur l’ultime recours interne du requérant

dans la présente affaire.

Rappelons en effet que Madame Marie-Paule MORACCHINI – l’une des juges

d’instruction chargée du dossier Borrel et auteure des poursuites contre le requérant –

avait déjà été mise en cause pour sa gestion d’un autre dossier, l’affaire dite de la

scientologie.

Précisons que dans cette affaire, comme pour l’affaire Borrel, Olivier MORICE était

l’avocat des parties civiles et qu’à sa demande l’Etat français a été condamné pour

dysfonctionnement du service public de la justice.

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  6  

Or, en 2000, à l’occasion d’une « assemblée générale des magistrats », le juge Jean-

Yves MONFORT a exprimé « son soutien » et « sa confiance » à sa collègue juge

d’instruction.

Il affirma même explicitement qu’il en était « proche ».

Pourtant, en dépit de cette proximité affichée – au surplus à propos d’une affaire

impliquant Olivier MORICE – ce juge accepta de siéger en 2009 comme conseiller au

sein de la formation de la Chambre criminelle qui entérina la condamnation pénale du

requérant pour diffamation de la juge Marie-Paule MORACCHINI.

Ainsi que nous l’avons amplement démontré dans nos observations écrites, ce seul fait

suffit à caractériser une violation de l’article 6 § 1.

Et plus particulièrement de l’exigence d’impartialité, dont votre jurisprudence est la

gardienne vigilante.

En réponse, le Gouvernement tente de justifier les propos tenus par le juge Jean-Yves

MONFORT.

Il souligne – je cite – qu’il « étaient […] suscités par le fait que la presse » avait relaté

les poursuites disciplinaires et autres déboires de la juge d’instruction Marie-Paule

MORACCHINI.

Mais ce n’est pas la question.

Personne ne conteste ici la liberté d’expression du juge Jean-Yves MONFORT.

En 2000, il était parfaitement libre de tenir des propos soutenant la juge Marie-Paule

MORACCHINI face à Olivier MORICE.

Cependant, en 2009, ces mots l’empêchaient de statuer dans un contentieux opposant

cette même juge au même Olivier MORICE.

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  7  

Car votre jurisprudence est ferme, constante et très claire : doit « se déporter tout juge

dont on peut légitimement craindre un manque d'impartialité »2 (Ibid.).

Le Gouvernement défendeur prétend essentiellement que dans une formation de dix

juges, la seule présence du juge Jean-Yves MONFORT n’était pas de nature à créer un

vice de partialité.

Mais cet argument ne saurait résister.

En effet, toujours selon votre jurisprudence, seul compte le fait de savoir si la situation

d’un magistrat – même dans une juridiction collégiale – est de nature à faire planer un

doute sérieux dans l’esprit des parties à l’instance.

Dans ce cadre donc, « même les apparences peuvent revêtir de l'importance », afin de

garantir « la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent

d'inspirer aux justiciables ».

Or, cette confiance est irrémédiablement entamée quand un magistrat qui, auparavant a

clairement soutenu l’une des parties contre l’autre, siège dans la formation de

jugement.

Car le magistrat a nécessairement eu voix au chapitre, en particulier lors du délibéré.

Il a donc pu influencer les autres magistrats.

Qu’il ait ou non exercé cette influence dans un sens précis importe peu.

Car selon votre raisonnement habituel, une seule chose compte : que le justiciable ait

nourri des « craintes […] objectivement justifiées » d’un « manque d’impartialité ».

Dès lors, la seule présence d’un magistrat qui aurait dû se déporter contamine

l’ensemble de la formation de jugement par un soupçon sérieux de partialité.

*

                                                                                                               2 Cour EDH, Grande Chambre, 15 octobre 2009, Micallef c. Malte, n° 17056/06, § 98.

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  8  

Dans ces conditions, tout comme l’a jugé à l’unanimité la Chambre, votre Cour ne

peut que condamner la France pour violation de l’article 6.

Mais contrairement à la formation de Chambre, vous ne vous arrêterez pas là et vous

condamnerez aussi la France pour violation de l’article 10, ainsi que va vous l’exposer

Nicolas Hervieu.

*

3°/- Intervention de Nicolas HERVIEU (18 min 30)

« Imposer silence à l’expression d’une opinion […] revient à voler l’humanité »

toute entière.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Juges,

Ces mots de John Stuart Mill font directement échos aux vôtres.

Car vous l’avez rappelé à maintes reprises : « La liberté d’expression [est] l’un des

fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales

de son progrès et de l’épanouissement de chacun »3.

Protéger la liberté d’expression n’est donc pas qu’une fin en soi.

C’est aussi et surtout un instrument au service d’une ambition plus vaste : protéger la

démocratie et garantir l’effectivité des droits conventionnels.

Il est donc crucial, fondamental même, de garantir une vaste liberté de parole à ceux

qui servent cette haute ambition.

Tel est le cas de l’avocat.

Et dans la présente affaire, tel fut le cas d’Olivier Morice.

                                                                                                               3 Cour EDH, Pl. 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, Req. n° 5493/72, § 49.

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  9  

En septembre 2000, c’est comme avocat de la veuve du magistrat Bernard Borrel que

le requérant – en se fondant sur des faits précis – a dénoncé dans la presse des

« connivences » et un comportement des magistrats instructeurs contraire à

« l’impartialité et à la loyauté ».

En novembre 2009, c’est au mépris de sa fonction d’avocat qu’une lourde

condamnation pénale lui a été définitivement infligée pour avoir fait ainsi usage de sa

liberté d’expression, au service de sa mission de défense.

Aujourd’hui, devant vous, c’est toujours comme avocat qu’Olivier Morice en appelle à

la philosophie protectrice qui irrigue votre jurisprudence.

Or, à rebours complet de cette approche protectrice, le Gouvernement défendeur tente

ici de faire valoir une lecture triplement restrictive :

- Restrictive de votre propre office, d’abord.

- Restrictive de la liberté d’expression des avocats, ensuite.

- Restrictive du droit, corrélatif, de critique des dysfonctionnements judiciaires,

enfin.

Aujourd’hui, c’est à vous qu’il revient de faire résolument échec à cette funeste

tentative.

[1°/- Sur l’office de la Cour et le contrôle de l’appréciation nationale des faits]

En premier lieu, en effet, c’est à tort que le Gouvernement défendeur prétend limiter

votre office.

Dans ses observations, il affirme ainsi que seules les juridictions nationales seraient

compétentes pour identifier les faits de l’espèce, les apprécier et les qualifier

juridiquement.

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  10  

De cette façon, le Gouvernement croit pouvoir en conclure que l’analyse des

juridictions nationales s’impose à vous.

Mais sauf à saper radicalement l’idée même de protection européenne de la liberté

d’expression, vous ne pourrez souscrire à cette approche.

Certes, nul ici ne conteste l’importance du « principe de subsidiarité », cher à votre

Cour.

Mais contrôler la qualification juridique des faits réalisée au plan national ne revient

nullement, pour reprendre les mots du Président Jean-Paul Costa, à « succomber au

péché de la “quatrième instance“ »,4.

Bien au contraire : il s’agit simplement pour votre Cour d’exercer pleinement son

office.

Il en est tout particulièrement ainsi dans le domaine de la liberté d’expression.

Dans son arrêt Animal Defender International c. Royaume-Uni de 2013, votre Grande

Chambre a ainsi rappelé qu’il lui revenait de vérifier que « les autorités nationales

[s’étaient] fond[é] sur une appréciation acceptable des faits pertinents »5.

Partant, dans la présente affaire, votre Cour ne sera aucunement liée par l’appréciation

nationale des faits, comme le soutient et l’espère le Gouvernement défendeur.

Car c’est à vous qu’il revient de contrôler cette appréciation, afin de protéger

effectivement la liberté d’expression.

*

Or, du fait des circonstances de l’espèce, ce contrôle européen sera strict et exigeant.

                                                                                                               4 Opinion concordante du juge Costa ralliée par le juge Spielmann sous l’arrêt Gas et Dubois c. France du 15 mars 2012. 5 Ibid.

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  11  

Et corrélativement, la France ne pourra guère se draper dans une quelconque « marge

nationale d’appréciation » pour justifier la sanction pénale infligée au requérant.

*

[2°/- Sur l’ampleur de la liberté d’expression des avocats : défense et information]

En deuxième lieu, en effet, si la liberté d’expression jouit en soi d’une forte

protection, cette protection est décuplée pour certains propos et certains orateurs.

Tel est le cas en l’espèce, où est en cause la parole de l’avocat au service de sa

mission de défense.

Or, est-il besoin de rappeler combien est constante et consistante votre jurisprudence

qui protège intensément cette liberté d’expression de l’avocat, sur le fondement

cumulatif des articles 6 et 10 de la Convention ?

De l’arrêt Nikula c. Finlande de 2002 à l’arrêt de Grande Chambre Kyprianou c.

Chypre de 2005, en passant par l’arrêt Mor c. France de 2011, tous convergent vers

cette idée cruciale : la liberté d’expression des avocats exige de très fortes garanties.

Le Gouvernement défendeur lui-même n’a pu que le concéder.

Pourtant, contre toute évidence et sans craindre l’incohérence, le Gouvernement

essaye de restreindre la portée de cette liberté.

Et, en tentant de scinder en deux la figure de l’avocat : défenseur d’une part ; acteur du

débat public d’autre part.

Mais là encore, cette tentative ne saurait faire illusion et tromper votre Cour.

En effet, les différents supports conventionnels de la liberté d’expression de l’avocat

ne sont pas alternatifs : ils sont cumulatifs.

La présente affaire le démontre avec éloquence.

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Si les propos litigieux du requérant doivent jouir d’une protection conventionnelle

privilégiée, c’est d’abord parce qu’ils ont été exprimés par un avocat lors d’une

procédure judiciaire. Et surtout, au service de la défense de son client.

La protection privilégiée de la liberté d’expression des avocats n’est donc pas confinée

aux seules frontières du prétoire. Elle s’étend bien au-delà, dans l’espace public et

notamment dans la presse.

Une fois encore, l’ampleur de la liberté d’expression doit avant tout être fonction du

but poursuivi par l’orateur : en l’occurrence, assurer pleinement, et en toute

indépendance, la mission de défense des clients.

Tel était précisément l’objectif des propos du requérant. Et nul ne le conteste.

Mais il y a plus.

En effet, rappelons ensuite que les propos d’Olivier MORICE avaient trait à une

affaire riche en répercussions médiatiques et politiques : en l’occurrence l’assassinat

du magistrat Bernard Borrel.

Affaire liée à un débat d’intérêt général, comme votre Cour l’a déjà reconnu en 2008

dans son arrêt July et Libération c. France6.

Pour reprendre les mots de l’arrêt Mor c. France de 2011, le requérant a donc ici

simplement fait usage de son droit de « poursuivre […] la défense de s[a] client[e]

avec une intervention dans la presse ». Et ce, à propos d’une « affaire suscita[nt]

l’intérêt des médias et du public »7.

Ainsi, le droit du requérant de s’exprimer au nom de sa cliente rejoint pleinement le

droit du public à être informé sur cette procédure judiciaire de grande ampleur.

                                                                                                               6 Cour EDH, 3e Sect. 14 février 2008, July et SARL Liberation c. France, Req. n° 20893/03, § 67. 7 Cour EDH, 5e Sect. 15 décembre 2011, Mor c. France, Req. n°28198/09, § 59.

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Pour tenter de minorer la liberté d’expression, le Gouvernement se permet d’affirmer

que ces propos ne servaient pas une « défense efficace » ; qu’ils ne relevaient pas

« d’une stratégie de défense » opportune.

Selon le Gouvernement défendeur, le requérant aurait dû se borner à exercer les

recours judiciaires disponibles et garder le silence.

En d’autres termes, le Gouvernement prétend justifier la sanction infligée au requérant

au motif qu’une bonne défense aurait consisté… à se taire.

A de nombreux égards, une telle position est extrêmement critiquable.

Premièrement, l’intervention d’Olivier MORICE dans la presse a permis de rendre

public un fait qui touche tant aux intérêts de sa cliente qu’à l’intérêt général tout entier.

Deuxièmement, en prétendant définir ce qui aurait été la « bonne défense », le

Gouvernement heurte radicalement votre jurisprudence selon laquelle « la conduite de

la défense appartient pour l’essentiel à l’accusé et son avocat ». Et ce, au nom du

principe d’« indépendance du barreau par rapport à l’Etat »8.

Troisièmement, et enfin, votre Cour a reconnu aux avocats « le droit de se prononcer

publiquement sur le fonctionnement de la justice »9, sans jamais conditionner la

jouissance de ce droit à l’exercice ou non de recours judiciaires.

Tout au plus la Cour tient-elle compte, parmi d’autres éléments, du fait que l’avocat –

au moment de s’exprimer dans la presse – a bien accompli sa mission et a actionné les

recours disponibles.

Tel fut précisément le comportement de Maître Olivier MORICE.

Dès qu’il eut connaissance des faits impliquant les juges d’instruction, son confrère

Laurent de Caunes et lui-même ont saisi la Garde des Sceaux pour demander une

                                                                                                               8 Cour EDH, 5e Section, 25 juillet 2013, Sfez c. France, Req. n° 53737/09, § 29. 9 Cour EDH, 5e Sect. 15 décembre 2011, Mor c. France, Req. n°28198/09, § 59.

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enquête. Sachant qu’à l’époque, aucune saisine directe du Conseil supérieur de la

magistrature n’était possible.

Partant, il est indéniable que le requérant, en sa qualité d’avocat, disposait du droit de

s’exprimer librement dans la presse. Et ce, tant en vertu de sa mission de défense,

qu’au nom du débat d’intérêt général autour de l’affaire Borrel.

*

Bien sûr, cette liberté d’expression des avocats n’est pas absolue et trouve une limite :

les propos manifestement excessifs ne sauraient être tolérés.

Toutefois, cette limite ne doit pas être synonyme de négation de l’indispensable droit

de dénonciation des dysfonctionnements judiciaires.

*

[3°/- Sur le droit de critique et de dénonciation des dysfonctionnements judiciaires]

En troisième et dernier lieu, il convient en effet de le marteler une fois encore : par

principe, la jurisprudence européenne protège le droit de critique.

Et ce, même envers l’institution judiciaire et ses magistrats.

Certes, le requérant admet parfaitement, avec votre jurisprudence, qu’il est parfois

nécessaire de « protéger [les magistrats] d[es] attaques destructrices dénuées de

fondement sérieux »10.

Mais le seul fait de critiquer des magistrats ne saurait justifier en soi une sanction.

Seul importe donc la teneur, la forme et l’objectif de ces critiques.

Or, qu’en est-il en l’espèce ?

                                                                                                               10 Cour EDH, 1e Sect. 11 février 2010, Alfantakis c. Grèce, Req. n° 49330/07, § 27.

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Pour sanctionner Olivier MORICE, les juridictions françaises ont seulement retenu

deux phrases de l’article du Monde, où l’avocat dénonce, je cite :

- « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de

loyauté ».

- Et une « connivence […] entre le Procureur de Djibouti et les magistrats

français ».

Peut-on raisonnablement affirmer qu’il s’agit là de propos manifestement excessifs, ou

pour reprendre les mots de la Cour, d’une « attaque destructrice dénuée de fondement

sérieux » ?

Non. Résolument non.

Et ce, pour trois raisons cumulatives.

Premièrement, ces propos ne contiennent ni injure, ni insulte, ni même une invective.

Le contraste est d’ailleurs saisissant avec certains de vos précédents, telle la décision

Coutant c. France dont se prévaut aujourd’hui le Gouvernement.

Rappelons ainsi que dans cette affaire, une avocate fut sanctionnée pour avoir accusé

les autorités de recourir à des « méthodes dignes de la Gestapo et de la milice ».

Chacun pourra aisément apprécier la différence radicale avec les propos reprochés à

Olivier MORICE.

Certes, les mots du requérant peuvent être considérés comme des « jugements de

valeur ».

Mais votre Cour admet parfaitement qu’un avocat puisse critiquer un magistrat de

cette manière, en particulier hors du prétoire.

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Au demeurant, comme pour tout « fonctionnaires »11, votre Cour estime que « les

limites de la critique admissible » envers les magistrats sont bien plus vastes.

De plus, vous avez jugé à maintes reprises qu’un avocat pouvait user d’« un ton

acerbe, voire sarcastique » pour fustiger des magistrats. Et même qu’il pouvait utiliser

des mots « dénotant une certaine absence de considération » à leur égard.

Deuxièmement, les propos du requérant reposaient indéniablement sur « une base

factuelle suffisante » au moment des faits.

En effet, si votre Cour tolère des jugements de valeurs – qui donc « ne se prêtent pas à

une démonstration de leur exactitude » –, c’est à la condition qu’ils ne soient pas

dénués de tout fondement.

Or, nul ne peut contester que les critiques d’Olivier MORICE reposaient bien sur des

éléments factuels consistants : La découverte d’une cassette non cotée dans la

procédure, accompagnée d’une note manuscrite du Procureur de Djibouti.

Cette note révélait clairement une grande proximité avec les magistrats instructeurs.

Ainsi qu’une forte animosité envers Madame Borrel et ses avocats.

Cette lettre du Procureur de Djibouti à la juge Marie-Paule MORACCHINI mérite

d’être intégralement rappelée, tant elle est édifiante :

« Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport

au GOUBET. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission

« Sans aucun doute » sur TF1. J’ai pu constater à nouveau combien Madame

BORREL et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation.

Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger s’il est déjà rentré, de même

qu’à JC DAUVEL. A très bientôt, je t’embrasse. Djama. »

Mettons nous, ne serait-ce qu’un instant, à la place de Madame BORREL et de ses

avocats lorsqu’ils ont découvert la teneur d’une telle lettre.

                                                                                                               11 Cour EDH, 3e Sect. 14 février 2008, July et SARL Liberation c. France, Req. n° 20893/03, § 74.

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Le Gouvernement défendeur rétorque que les magistrats instructeurs impliqués n’ont

finalement pas été sanctionnés pour ces faits.

Mais du point de vue de la liberté d’expression d’Olivier MORICE et de votre

jurisprudence, cette absence de sanction des magistrats est totalement indifférente :

seule importe la question de savoir si au moment des faits, la critique d’une

« connivence » et d’un « comportement » contraire à « l’impartialité » était dénuée de

tout fondement factuel sérieux.

Or, l’existence des faits dénoncée par le requérant n’a jamais été contestée.

Même les juridictions internes l’ont parfaitement reconnu.

La critique d’Olivier MORICE était d’autant moins infondée que le comportement des

magistrats instructeurs avait déjà pu nourrir les inquiétudes des parties civiles sur leur

impartialité.

Quelques mois auparavant, les juges MORACCHINI et LE LOIRE avaient refusé la

présence des parties civiles à deux reconstitutions. Mais avaient convié le ministère

public à l’une d’elle. C’est notamment pour cette raison que les deux juges furent

dessaisis du dossier.

Troisièmement, et surtout, les critiques du requérant visaient exclusivement le

comportement professionnel des magistrats. Ou, pour reprendre les mots de votre

Cour, « la manière [dont ces magistrats se sont] acquittés de [leur] fonctions ».

A aucun moment Olivier MORICE n’a mis en cause la personne même des magistrats.

Et à aucun moment Olivier MORICE n’a dépassé le cadre de sa mission de défense.

A cet égard, la présente affaire se distingue radicalement de la décision d’irrecevabilité

Floquet et Esménard c. France, quant à la gravité des propos en cause.

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Dans cette dernière affaire, l’auteure d’un ouvrage dédié à l’affaire Borrel fut

sanctionnée pour avoir affirmé que les magistrats instructeurs avaient pris parti en

faveur de la thèse du suicide du juge Borrel.

Rien de tel dans les propos reprochés au requérant.

Ses mots cités dans l’article du Monde se bornent à dénoncer des éléments factuels

faisant douter de l’impartialité et de la loyauté des magistrats instructeurs.

Le fait que ces magistrats aient été dessaisis du dossier Borrel quelques semaines

auparavant n’altère en rien la nécessité d’une telle dénonciation.

Car tous les actes d’instruction accomplis par ces juges demeurent présents dans le

dossier et influeront donc sur la suite de la procédure et son équité.

Par ailleurs, strictement rien ne vient étayer l’idée selon laquelle cette dénonciation

d’un dysfonctionnement judiciaire serait liée à une quelconque animosité personnelle.

En réponse, le Gouvernement se borne à affirmer :

- qu’il importait avant tout de « préserver l’institution judiciaire de[s]

polémiques »…

- que les propos du requérants saperaient « la probité du système judiciaire »…

- qu’ils affaibliraient la confiance du public envers les tribunaux…

Mais de tels arguments sont parfaitement incongrus.

Ce qui sape l’autorité des tribunaux, ce n’est pas la dénonciation de

dysfonctionnements judiciaires : c’est l’existence même de ces dysfonctionnements.

Plus encore, ce qui risque d’affaiblir la confiance du public envers le système

judiciaire, ce n’est pas la révélation d’un dysfonctionnement : c’est la loi du silence

qui bâillonnerait les avocats.

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Au demeurant, le fait que ce soit un avocat qui ait dénoncé le dysfonctionnement

judiciaire n’affaiblit en rien ce droit de critique et d’alerte.

Bien au contraire.

Certes, pour reprendre votre jurisprudence, les avocats jouent un rôle clef « dans

l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les

tribunaux »12.

Mais à ce titre, la mission des avocats n’est pas de servir l’organe ou l’institution

judiciaire.

Leur vocation est d’être au service de la fonction, de contribuer au service public de la

justice. Et donc, d’exercer leur mission de défense, avec courage, au bénéfice du

justiciable.

Cette nuance entre mission et institution est fondamentale.

Car pour assurer effectivement cette mission de défense du client, il peut arriver que

l’avocat soit contraint de mettre en cause l’institution judiciaire.

Dans ces conditions, l’obligation déontologique de délicatesse qui incombe à l’avocat

n’est pas synonyme d’obligation de déférence envers les juridictions. Surtout lorsque

sont en jeu les droits de son client.

En 2005, dans l’arrêt de Grande Chambre Kyprianou c. Chypre, votre Cour l’a

explicitement reconnu : L’avocat a le droit de « s’opposer à l'attitude du tribunal ou

[de] s'en plaindre » au nom des « intérêts de son client » 13.

Or, en l’espèce, c’est très exactement ce droit conventionnel qu’Olivier MORICE a

exercé, en sa qualité d’avocat et au nom de sa mission de défense.

Et c’est ce comportement seul, qui lui a valu de subir une lourde sanction pénale.

                                                                                                               12 Cour EDH, 4e Sect. 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, Req. n° 31611/96, § 45. 13 Cour EDH, G.C., 15 décembre 2005, Kyprianou c. Chypre, n° 73797/01, § 175.

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*

Monsieur le Président ; Mesdames, Messieurs les juges,

Admettre la sanction infligée à Olivier Morice, c’est tolérer qu’un avocat puisse être

sanctionné simplement pour avoir accompli sa mission.

Admettre la sanction infligée à Olivier Morice, c’est risquer de mettre en danger ce

que votre Grande Chambre a déjà reconnu comme éminemment précieux : « la

capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables »14.

A l’inverse, condamner la France dans la présente affaire, c’est envoyer un signal

salutaire et solennel :

- D’une part, la justice doit offrir toutes les garanties d’impartialité ;

- D’autre part, l’avocat doit pouvoir exercer librement sa mission de défense,

notamment pour dénoncer un manquement à cette impartialité.

Autant de droits au service des justiciables.

Autant de garanties au service de la société démocratique.

Autant d’impératifs qu’il vous revient aujourd’hui de protéger fermement.

De cette manière – et pour faire nôtres les mots de Cicéron, incarnation même du

plaideur –, vous ferez « en sorte que l’équité, si cruellement persécutée et battue par

tant d’orages, trouve enfin, à l’abri de votre tribunal, un port et un refuge ».

Je vous remercie.

                                                                                                               14 Ibid.