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De la vigne au vin

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De la vigne au vin

Au carrefour de l’histoire et de la culture, des savoir-faire et des pratiques expérimentales, du terroir et des paysages, de l’économie réelle et d’une socialité chaleureuse, le vin occupe une place particulière dans l’histoire des hommes, singulièrement sur le territoire ligérien, propice au développement de la vigne depuis de nombreux siècles.

À l’heure de la mondialisation des échanges, de la prise de conscience environnementale et du tourisme culturel, le monde de la vigne apparaît investi de valeurs symboliques fortes, et ceux qui la cultivent sont les ambassadeurs d’un patrimoine bien vivant. Autour de cinq grandes thématiques, ce hors-série esquisse un panorama de la viticulture dans la région des Pays de la Loire.

C’est donc en compagnie du vigneron et de l’œnologue, de l’architecte et du géographe, de l’historien, du chercheur et du photographe que nous convions les lecteurs à parcourir les parcelles du savoir historique et géographique... et du plaisir des papilles !

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Éditorial__Thierry Pelloquet

Le vin en Pays de la Loire se conjugue au pluriel : il sait être blanc, rouge ou rosé mais aussi moelleux et pétillant. La diversité de la gamme proposée est en effet la première de ses qualités. Avec plus de 2 000 exploitations couvrant environ 36 000 hectares, notre vignoble se place aujourd’hui au troisième rang national1. Si la production est surtout présente dans deux départements, le Maine-et-Loire – qui compte à lui seul la moitié des exploitations – et la Loire-Atlantique – malgré une récente restructuration –, la vigne est également implantée en Vendée et dans le sud de la Sarthe. Une quarantaine d’appellations dessinent ainsi à l’échelle régionale une cartographie de la qualité viticole puisque la quasi-totalité des surfaces est cultivée en AOC (Appellation d’Origine Contrôlée) ou en AOP (Appellation d’Origine Protégée) soit une proportion très largement supérieure à la moyenne française2.

La mise en exergue d’un lien étroit entre le produit, le terroir et le travail du vigneron nous rappelle qu’à l’heure de la mondialisation et des impératifs environnementaux, le vin peut aussi être un marqueur d’identité, un révélateur de traditions et un catalyseur de bonnes pratiques. Avec lui, il est aussi bien question de savoir-faire et d’agronomie que d’histoire et de géographie ; il est devenu une préoccupation patrimoniale, un objet d’étude qui s’inscrit dans le temps long et à la croisée des différents champs d’analyse développés par les sciences humaines et sociales. Sujet culturel par excellence, le vin propose enfin un lien avec la création, dans l’acte même de concevoir un assemblage ou un nouveau millésime, comme par son influence sur les arts et les artistes.

Il était donc logique que 303 arts, recherches, créations, revue culturelle et patrimoniale, s’empare de cette thématique et en propose un panorama régional, principalement à travers le prisme de l’histoire. À ce titre, il convenait que la contribution inaugurale proposée par Jean-Robert Pitte revienne sur la figure de Roger Dion, dont les travaux de géographie histo-rique sont liés à la fois au val de Loire et à l’histoire de la vigne3. Révolutionnant l’approche traditionnelle de la géographie viticole, ce dernier affirmait en effet que le terroir était un « fait social et non géologique », une construction historique avant toute chose. Si l’ambition de ce numéro est bien de rendre compte de la connaissance, il veut aussi sensibiliser les esprits sur le développement de la recherche sur l’histoire du vignoble ligérien qui, malgré quelques travaux récents4, apparaît toujours en retrait par rapport aux études menées sur les autres grandes régions viticoles.

Aucune prétention à l’exhaustivité donc dans cette succession d’articles, mais le souhait de croiser les regards et les compétences afin de mieux appréhender cet héritage qui est devenu notre bien commun : raconter l’histoire de l’implantation de la vigne, de ses avancées et de ses crises ; proposer une lecture des paysages viticoles qui nous entourent ; identifier le patrimoine matériel et immatériel transmis ; reconnaître les expérimentions du passé et leurs liens avec les savoir-faire d’aujourd’hui ; analyser les pratiques sociales et les représentations iconographiques ; rendre compte des processus de patrimonialisation et de leurs liens avec l’économie et le tourisme.

Cette promenade, que l’on espère tout à la fois savante et gourmande, est enfin l’occa-sion de mettre à l’honneur celles et ceux qui ont façonné cette histoire ou qui continuent aujourd’hui d’en écrire les nouvelles pages. Tant il vrai que dans un univers qui fait inter-venir une multitude d’hommes et de femmes aux profils les plus divers, il n’est pas inutile de rappeler, évidemment avec modération, que le vin est aussi affaire de convivialité et d’humanité.

___1. Chiffres de la Chambre régionale d’agriculture des Pays de la Loire.___2. 90 % du vignoble sont cultivés en AOC/AOP contre 46 % pour la moyenne nationale.___3. Roger Dion, Le val de Loire, étude de géographie régionale, Tours, Arrault, 1933 ; Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au xixe siècle, Paris, Clavreuil, 1959 ; Histoire des levées de la Loire, Paris, 1961.___4. Parmi les travaux récents on citera notamment Raphaël Schirmer, Histoire et géographie du vignoble nantais, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2010.

v Une grappe de chenin. © Photo Dominique Drouet.

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___Histoire___16 – Une production de vin à l’époque romaine à Piriac-sur-Mer Marie-Laure Hervé-Monteil, archéologue à l’INRAP___20 – Vin noir, vin blanc, vin vermeil, vin nouveau Isabelle Mathieu, maître de conférences à l’université d’Angers___28 – Le vignoble de la Sarthe Benoît Musset, maître de conférences à l’université du Maine___34 – Vins et vignes en Vendée Johan Vincent, chercheur associé au CERHIO (CNRS) ___40 – Le jardin viticole de Saumur, 1840-1967 Véronique Flandrin, directrice des archives municipales de Saumur___46 – Le phylloxéra René Bourrigaud, ingénieur agronome honoraire___54 – Antoine Cristal, la vigne et l’esprit Geoffrey Ratouis, historien

___Paysages et architectures ___62 – Les paysages de la vigne Sandra Savigny, ingénieure paysagiste

Michaël Ripoche, ingénieur paysagiste___74 – Permanences et expériences de la vigne en Anjou Ronan Durandière, chargé de recherches à l’Inventaire du patrimoine ___84 – Les « murs à vignes » d’Antoine Cristal Noëlle Combe, chargée d’études documentaires, DRAC Pays de la Loire

Éric Dubois, vigneron au domaine du Clos Cristal___90 – Clos, loges et caves Stéphanie Barioz-Aquilon, chargée de mission au Pays d’art

et d’histoire de la vallée du Loir___98 – La protection des paysages viticoles Myriam Laidet, gestionnaire du réseau Vitour, Mission Val de Loire

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___De la vigne au vin ___3 – Éditorial Thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine___8 – Roger Dion et le vignoble ligérien Jean-Robert Pitte, géographe, président de l’Académie du vin de France

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___Viticulture et savoir-faire___106 – Les outils du vigneron Karine Chevalier, directrice du musée de la Vigne et du Vin d’Anjou ___114 – Pressoirs traditionnels en Anjou Christian Cussonneau, ingénieur de recherches honoraire à l’Inventaire

général du patrimoine culturel ___122 – Les pressoirs Vaslin et Bucher Vaslin Ève Bouzeret, étudiante en master II professionnel, université de La Rochelle

Karine Chevalier ___126 – Les terroirs viticoles ligériens Étienne Goulet, directeur du pôle Val de Loire-Centre, IFV (Institut français

de la Vigne et du Vin)___132 – La conservation des cépages dans les Pays de la Loire Virginie Grondain, technicienne viticole, IFV Val de Loire-Centre Gérard Barbeau, ingénieur agronome, INRA d’Angers ___138 – Le renouveau du Berligou Alain Poulard, docteur en œnologie, expert à l’OIV___142 – Le chenin en Anjou Patrick Baudouin, viticulteur___148 – The place to drink Sylvie Augereau, journaliste

___Représentation et patrimonialisation ___158 – Les vignes du Seigneur Christian Davy, chargé d’études, service du patrimoine, Région Pays de la Loire___164 – Ivre d’art Éva Prouteau, critique d’art et conférencière___174 – Quand l’habillage fait l’étiquette François Guindon, enseignant à l’École régionale des beaux-arts d’Angers

___180 – La bibliothèque d’étiquettes de la maison Bouvet-Ladubay Thierry Pelloquet___186 – Un nouveau musée pour le Pays du Vignoble Nantais Rachel Suteau, directrice du musée du Vignoble Nantais___192 – Quand le touriste gourmand passe par les vignes Olivier Etcheverria, maître de conférences à l’université d’Angers

Georgina Gensollen McDermott, consultante et enseignante

à l’université d’Angers___198 – Paysages touristiques du vignoble nantais Soazig Darnay, docteure en géographie du tourisme

___Pratiques et socialités___204 – Vigneronnes ligériennes, de l’ombre à la lumière Florence Falvy, journaliste

Marie Hérault, journaliste___212 – La convivialité des caves en Pays nantais Serge Escots, anthropologue et enseignant à l’EHESS___220 – Vin et gastronomie Loïc Bienassis, chargé de mission scientifique à l’IEHCA, université de Tours___226 – Le vin, miroir de la culture Frédérique Letourneux, journaliste

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Les vignes au pied du château de Saumur, calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, xve siècle (mois de septembre). © Musée Condé.

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En Anjou comme dans d’autres régions du royaume de France, le vin et la vigne occupent une place importante dans le paysage et l’économie, et sur les tables. Michel Le Mené va même jusqu’à dire que la grande richesse de l’Anjou réside en son vignoble, un patrimoine viticole qui avait la prétention d’être parmi les plus beaux de France, ce qu’a bien mis en avant le chroniqueur Jean de Bourdigné1. Si le vin est produit, vendu et consommé, il est également, au Moyen Âge, un objet d’étude à part entière : le Dit des vins de France, un poème composé dans les années 1220, élabore ainsi, à partir d’un tableau des vignobles connus en France et dans l’espace méditerranéen, un classement des vins. Pour la période médiévale, le vin et la vigne peuvent s’appréhender à travers un matériau documentaire très varié, qu’il s’agisse de sources textuelles2, de l’iconographie3 ou bien encore de l’archéologie et de l’architecture, à travers l’examen des caves, celliers et pressoirs, et du mobilier trouvé lors de fouilles4. Ces quelques pages présenteront la réparti-tion spatiale du vignoble en Anjou, la culture de la vigne et la production du vin, et mettront enfin en lumière quelques aspects en lien avec les fraudes et les abus qui ont touché le secteur viticole.

Les terroirs encépagés en Anjou

La vigne est implantée de longue date en Anjou, sans doute dès la fin de l’Empire romain. En lien avec les défrichements menés durant le Moyen Âge central, la vigne connaît un développement particulièrement important durant cette période : les mentions de vignes sont légion dans les cartulaires des établissements religieux5. Dès le xiie siècle, sous l’impulsion de l’empire Plantagenêt, des vins d’Anjou sont vendus en Angleterre et dès lors la viticulture doit répondre à deux besoins majeurs : la consommation locale et le commerce. Si la vigne est partout présente en Anjou, au nord de la Loire le climat est moins propice à sa culture. Deux zones concentrent nettement les cépages : la banlieue d’Angers et celle de Saumur. En dehors de ces deux villes, la vigne s’étalait de manière assez harmonieuse dans les campagnes, à l’exception des Mauges où elle était un peu moins présente.

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La vigne est cultivée depuis très longtemps en Anjou. Au Moyen Âge, le vin n’est pas seulement une boisson très appréciée des hommes et des femmes, il constitue également un produit prisé pour le commerce.____

Vin noir, vin blanc, vin vermeil, vin nouveau

Le vin et la vigne en Anjou à la fin du Moyen Âge__

Isabelle Mathieu

___1. Michel Le Mené, Les campagnes angevines à la fin du Moyen Âge. Étude économique (vers 1350-vers 1530), Nantes, 1982 ; Jean-Michel Matz, « Viticulture, vin et société en Anjou à la fin du Moyen Âge », Archives d’Anjou, no 14, 2010, p. 7-22.___2. Sources de la pratique (comptabilité de seigneuries, archives notariales, etc.), sources littéraires, sources normatives (droit coutumier, statuts synodaux, etc.), cartulaires, aveux et censiers.___3. Perrine Mane, La vie dans les campagnes au Moyen Âge à travers les calendriers, Paris, La Martinière, 2004.___4. Le croisement avec les sources textuelles peut être riche d’informations. En 1457, René d’Anjou commande que le produit du rachat des terres de Craon et Châteauneuf soit employé « à faire une salle sur la cave de Saint-Jehan, en nostre chastel d’Angiers et à la faczon des vignes de Rivectes de ceste présente année » (Albert Lecoy de La Marche, Extraits des comptes et mémoriaux du Roi René [...], Paris, Picard, 1873, p. 13). ___5. Claire Lamy, L’abbaye de Marmoutier (Touraine) et ses prieurés dans l’Anjou médiéval (milieu du xie siècle-milieu du xiiie siècle), thèse d’histoire médiévale, université Paris-Sorbonne, 2009, chap. iV, « Accumuler ».

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Les acteurs institutionnels actuels en Vendée associent à leur métier une terminologie ancienne, le fief, et un personnage de l’Histoire de France qui a œuvré deux décennies en Vendée, le cardinal de Richelieu. Le terme de fief désigne des enclos étendus dédiés à la vigne1. En 1953, le label des « anciens fiefs du Cardinal » – sous-entendu de Richelieu – est créé2. Armand Jean du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon de 1606 à 1624, appréciait les vins de Mareuil, ce qui valide l’utilisation commerciale d’un fait corroboré par une lettre adressée le 10 juin 1610 par le cardinal à madame de Bourges, dans laquelle il se renseigne sur la qualité du vin à Paris et envisage, malgré les frais occasionnés, d’en faire transporter depuis la Vendée et de le stocker dans la capitale lors de son séjour temporaire. À cette époque, le cépage planté est le « bon-blanc », bien que le paysan commence à lui préférer un plant plus productif3. Étrangement, c’est quand le vin apprécié par Richelieu commence à être abandonné que l’association avec le personnage historique est faite. Encore cultivé au milieu du xxe siècle, ce franc blanc est de plus en plus délaissé car les vignerons se plaignent de ne le récolter en quantité normale que tous les trois ou quatre ans4.

Une origine viticole marquée par le volontarisme ecclésiastique

Le vignoble doit beaucoup à l’action et à l’encouragement des monastères et des abbayes de l’époque médiévale, à partir du xie siècle. Nous avons des preuves de sa présence dans plusieurs archives. Il est ainsi mentionné dans une charte de 1040 pour le prélèvement de la dîme (ainsi que sur des salines) dans le pays des Olonnes pour l’abbaye de la Sainte-Trinité de Vendôme, et un don intervient la même année à Vairé en faveur d’un clerc, par Emmon, abbé du monastère de Saint-Maixent, près de Niort. En 1073, le successeur d’un évêque de Maillezais donne au monastère la dîme de toutes ses terres, dont des vignes. En 1074, le collecteur de la dîme à Vix est obligé de restituer à l’abbesse de Saintes des muids de vin qu’il avait subtilisés sur la redevance d’un habitant. L’implantation des abbayes de Sainte-Croix de Talmont vers 1049 et de Saint-Jean-d’Orbestier en 1107 accélère l’extension des surfaces viticoles, d’autant que Guillaume de Lezay, en 1135, donne aux moines de Sainte-Croix sa part de la dîme de toutes les vignes5.

Dans le Talmondais, la qualité du vignoble est comparable à celle du vignoble de l’Aunis et de la Saintonge au xie siècle. Les vins de Poitou, de Seine et du val de Loire ont, à l’époque, la meilleure réputation6. Au xiiie siècle, les vins de Mareuil, surtout

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En Vendée, la présence du vignoble et la commercialisation du vin sont des éléments marqués par l’histoire, sous différentes formes.____

Vins et vignes en Vendée

__Johan Vincent

___1. Marie-Madeleine Parnaudeau, Le vin et la vigne dans le pays de Brem, monographie, 1971, p. 41-42.___2. Stéphanie Boisson, Les vins d’appellation Fiefs Vendéens, maîtrise de géographie, 1995, p. 7.___3. Armand-Désiré de la Fontenelle de la Vaudoré, Histoire du monastère et des évêques de Luçon, Fontenay-le-Comte/Paris, Gaudin Fils Aîné/Éd. Derache, Dumoulin, Legrand, Techener, 1847, p. 374.___4. Alain Huetz de Lemps, Le pays d’Olonne, histoire de la mise en valeur des communes rurales, La Roche-sur-Yon, Imprimerie centrale de l’Ouest, 1952, p. 36.___5. Ibid., p. 19-23.___6. Aubin Bossis et alii, La Vendée des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Éditions Bordessoulles, coll. « L’histoire par les documents », 1982 ; Jean Huguet, Les vins de Vendée, des origines à nos jours, Efa, 1990, p. 17.

v Vue des vignes à Brem-sur-Mer (Vendée). © Photo Alexandre Lamoureux.

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Paysages et architectures

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Quoi de plus simple dans le paysage qu’un pied de vigne, dont l’aspect noueux traduit l’interaction des propriétés d’un végétal, des conditions agro-pédo-climatiques d’un territoire et d’un savoir-faire multiséculaire ? Le bouquet du vin parle de la vigueur des vents, de la chaleur du soleil et de la longueur de l’été qui a vu lentement mûrir les grains de raisin ; ses fragrances évoquent la proximité de la mer et ses embruns, des marais ou des grandes vallées, mais aussi des jardins, des champs et des vergers qui entourent les vignes. Son image parle des attentes et des envies d’une société, entre tradition et modernité : l’emploi d’une main-d’œuvre manuelle et saisonnière (associée à l’imagerie des vendanges paysannes), l’utilisation du bois et de l’acier dans la tonnellerie, l’étiquetage des bouteilles, les mises en scène des caves contribuent à la valorisation d’un produit et d’un terroir.

Parler d’un vignoble, c’est décrire un paysage marqué par l’économie qui le modèle et la nature qui le transforme. Parler des vignobles des Pays de la Loire, c’est relever toute la diversité et la complexité des paysages, des coteaux de la Loire aux marais de Vendée ; c’est en comprendre la nature, des pieds de vigne à la qualité de l’architecture.

La vigne, un motif végétal structuré par l’homme

Motif courant dans nos paysages, le pied de vigne est un végétal connu, aimé, apprécié, qui compose une palette riche de saveurs et de représentations. Accompagnant les façades des maisons ou les treilles des jardins, présente en tant que culture d’agré-ment à proximité des hameaux ou alignée en rangs sur d’infinies distances, la vigne compose des ambiances particulières, souvent teintées de patrimonialité.

La culture de la vigne marque le paysage d’un motif spécifique, caractérisé par l’ordonnancement régulier des rangs dans les parcelles. L’équidistance des ceps et la ponctuation des piquets composent ainsi un quadrillage qui est souvent visible de loin. Le pied de vigne conserve quant à lui un port noueux et ramassé, architecturé par un piquet et des liens qui le crucifient sur une hauteur dépassant rarement un mètre cinquante, faisant de cette culture un paysage ouvert sur l’extérieur et les parcelles environnantes.

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Le vin pourrait à lui seul évoquer tout un paysage. Il porte les gemmes de la terre dont il est issu, des terres lourdes du Massif armoricain aux terres blondes du calcaire.____

Les paysages de la vigne

__Sandra Savigny et Michaël Ripoche

v Vue des vignes à Brem-sur-Mer (Vendée). © Photo Alexandre Lamoureux.

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Vue aérienne du Clos d’Entre les murs. © Domaine du château de Parnay.

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Après une carrière dans le commerce, Antoine Cristal regagne sa région natale au début des années 1880, avec le statut de rentier aisé. Immédiatement impliqué dans la vie locale, il s’installe au moment le plus difficile de ce que l’on appelle commu-nément la crise du phylloxéra1. Un tableau, présenté par André Clément lors d’une conférence2, montre que le fléau arrive dans le Val de Loire en 1869 et atteint son paroxysme entre 1872 et 1885. Le vignoble angevin est alors dévasté, les vignerons sont ruinés. Antoine Cristal acquiert en 1887 le château de Parnay et ses terres, puis d’autres encore, souvent aux enchères. Gageons qu’il fait de « bonnes affaires », le prix des terres à vigne s’étant alors effondré.

Promu viticulteur à cinquante ans, Cristal utilise les connaissances acquises au cours de ses voyages et de ses rencontres hors de l’Anjou. Extérieur au milieu, il a une vision plus globale du renouveau possible ; il est parmi les premiers à réagir au fléau qui s’est abattu sur tout le vignoble européen et participe activement aux recherches et essais qui agitent alors le milieu viticole. En particulier, il est attaché à la lutte contre la chaptalisation excessive et les pratiques douteuses qui permettaient jusqu’alors la distribution de « vins »… qui parfois n’en étaient pas.

Si le phylloxéra est venu d’Amérique, et si l’espèce endémique sur le vieux continent ne lui résiste pas, on constate que les pieds de vigne originaires d’Amérique, importés quelques années plus tôt, ne sont pas affectés par l’insecte ravageur. Cependant, ces cépages américains ne donnent pas une production satisfaisante sur le plan gustatif : ils ne peuvent servir que de porte-greffes. Antoine Cristal crée alors sa propre école de greffage, à demi creusée dans le coteau calcaire et dont les vestiges subsistent près du château de Parnay.

La quasi-totalité du vignoble français est reconstituée vers 1895 et, à partir de 1896, Antoine Cristal tente une nouvelle expérience. Il met en application dans deux de ses clos, à Souzay-Champigny puis à Parnay, une technique tout à fait particulière de culture, utilisée jusqu’alors pour la production de raisin de table. Il semble avoir été le seul viticulteur à utiliser cette méthode, jugée sans doute trop coûteuse. Cette technique de production avait été mise au point par les producteurs de chasselas de Fontainebleau à Thomery (Seine-et-Marne).

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Alors que le vignoble angevin est dévasté par la crise du phylloxéra, Antoine Cristal acquiert en 1887 le château de Parnay et ses terres pour y développer un patrimoine viticole hors du commun.____

Les « murs à vigne » d’Antoine Cristal

__Noëlle Combe et Éric Dubois

___1. Maladie de la vigne, causée par Phylloxera vastatrix ; le phylloxéra de la vigne est originaire d'Amérique du Nord, où il se développait sur des vignes sauvages. Introduit sur la vigne européenne vers 1860, il provoqua de véritables désastres. ___2. Source : als.univ-lorraine.fr/files/conferences/2013/Phylloxera.pdf

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Ce sont des vignes qui courent sur un coteau en pente douce. C’est une maisonnette que l’on aperçoit au détour d’une route, dans la solitude d’un champ de blé. C’est une multitude de caves percées au pied d’une falaise claire que couronne une végétation échevelée. Dans la vallée du Loir aussi, le paysage lié à la vigne et au vin est culturel et saisissant. Le vignoble s’étendait autrefois sur toute la rive droite de la rivière1 ; il est aujourd’hui cultivé par vingt-quatre professionnels sur les coteaux calcaires de l’est du territoire, autour des communes de Château-du-Loir et La Chartre-sur-le-Loir2. L’intérêt pour son histoire s’est cristallisé localement avec l’ouverture, en 1987, d’un petit musée de la Vigne à Lhomme, commune qui partage avec Ruillé-sur-Loir l’aire géographique de l’appellation AOC Jasnières3. Il s’est propagé durant toute la décennie suivante et a été attisé en 2012 par la publication, doublée d’une exposition itinérante, de l’ouvrage Des vignes, des vins, des hommes, réalisé par le personnel des Archives départementales de la Sarthe4.

L’inventaire du patrimoine actuellement mené autour de La Chartre-sur-le-Loir devrait permettre d’approfondir la connaissance du petit bâti viti-vinicole5. Il s’agit de croiser les observations de terrain avec un dépouillement systématique des sources : actes notariés (ventes, adjudications, partages... en série E aux Archives départementales) et archives des clergés régulier et séculier. Ces documents permettent de couvrir une période s’étendant de la fin du xviie siècle (parfois même avant) jusqu’au début du xxe siècle. Les premières recherches confirment que, sur une commune comme Ruillé-sur-Loir où 121 hectares de vigne étaient déclarés en 18216, les ventes de caves étaient récurrentes au xixe siècle.

Le paysage planté : clos et parcelles de vigne

Les terres sur lesquelles la vigne a été ou est encore cultivée portent notamment le nom de « clos de… », ou très explicitement celui de vignes rouges, grandes vignes, vieilles vignes. Au début du xixe siècle, les premiers plans cadastraux représentent des parcellaires laniérés, révélateurs d’un morcellement extrême, tandis que chez les notaires sont vendues des portions de vigne qui ne couvrent parfois que quelques

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Éléments discrets du paysage et témoins d’un labeur séculaire, les clos, les maisons de vigne et les caves troglodytiques constituent dans la vallée du Loir un riche patrimoine viti-vinicole. La confrontation du terrain et des archives en permet une meilleure connaissance.____

Clos, loges et caves

Un petit patrimoine viti-vinicole enraciné dans la vallée du Loir

__Stéphanie Barioz-Aquilon

___1. Voir Benoît Musset, Le vignoble de la Sarthe : persistance et reflux d’un vignoble de proximité (xiiie-xxe siècle).___2. Cet article exclut la vallée du Loir vendômoise, dans le département du Loir-et-Cher, région Centre.___3. L’aire géographique de l’AOC Coteaux du Loir s’étend sur dix-sept communes de la Sarthe, dans la vallée du Loir et sur six communes d’Indre-et-Loire.___4. Voir la bibliographie. En 1994, a été créée l’association de sauvegarde et de sensibilisation Maisons de vigne (aujourd’hui dissoute), dans un mouvement commun à de nombreux territoires et relayé par des articles dans les revues locales et sur les blogs.___5. L’inventaire du patrimoine est réalisé, pour le Pays Vallée du Loir, en convention avec la Région Pays de la Loire et le conseil départemental de la Sarthe. L’étude couvre six communes de la communauté de communes Val du Loir, qui inclut l’aire géographique de l’AOC Jasnières et une partie du territoire de l’AOC Coteaux du Loir.___6. Julien-Remy Pesche reprend pour chaque commune les données des états de section du premier plan cadastral.

vv Loge de vigne à Poncé-sur-le-Loir (Sarthe). Photo Pierre-Bernard Fourny. © Région Pays de la Loire – Inventaire général.

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Sécateur-ciseau. Sa forme effilée permet de sélectionner les grains de raisin. Collection musée de la Vigne et du Vin d’Anjou, no 548 (provisoire). © Photo Marc Domage.

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Naissance d’une collection

Entre 1960 et 1970, l’agriculture française est en pleine mutation : la mécanisation et l’exode rural entraînent de profonds changements dans les pratiques. La viti-culture angevine n’y échappe pas et connaît de nombreuses évolutions : le tracteur supplante désormais le cheval dans les vignes, le développement des herbicides entraîne la diminution du travail du sol, la machine à vendanger fait son apparition et les pressoirs mécaniques sont entièrement automatisés. Ces appareils permettent aux vignerons de gagner du temps, de réduire leurs besoins en main-d’œuvre, et facilitent leur travail en le rendant moins contraignant. Ces évolutions ont pour conséquence la relégation des outils à traction animale et des outils dits « à bras » au fond des caves et hangars…

Dans ce contexte, quelques habitants de Saint-Lambert-du-Lattay se mobilisent pour conserver une trace de pratiques viticoles en voie de disparition. Ils souhaitent également démontrer que ces outils représentent une identité territoriale et patri-moniale. Plus largement, ils s’inscrivent dans la mouvance des musées de société qui se développent durant cette période. C’est ainsi qu’en 1978 est créée, sous la houlette de Gino Mousseau, l’association des Amis de la vigne et du vin en vue de constituer une collection d’outils viticoles représentatifs de la période post-phylloxérique. Pics, cisailles, baquets et hottes constituent les prémices d’une collection qui rassemble aujourd’hui plus de dix mille objets et documents. Depuis 1983, les collections du musée de la Vigne et du Vin d’Anjou1 sont exposées dans le cellier de la Coudraye, toujours à Saint-Lambert-du-Lattay, bâtiment conçu pour élaborer le vin entre la fin du xixe et le début du xxe siècle.

Les pratiques viticoles angevines après la crise du phylloxéra

Ces collections permettent de comprendre les étapes de l’élaboration du vin, du travail dans les vignes jusqu’à la mise en bouteille, depuis la crise du phylloxéra qui touche le vignoble angevin après 1883. Cette date marque un tournant pour le vignoble.

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Comment les outils et pratiques viti-vinicoles ont-ils évolué depuis 150 ans ? Présentent-ils des spécificités en Anjou ? À travers sa collection d’outils et ses archives, le musée de la Vigne et du Vin d’Anjou témoigne des mutations et particularités de ce vignoble ligérien.____

Les outils du vigneron Les collections du musée

de la Vigne et du Vin d’Anjou__

Karine Chevalier

___1. Le musée de la Vigne et du Vin d'Anjou est propriété de la Communauté de communes des Coteaux du Layon et géré par l'association des Amis de la vigne et du vin. Il est reconnu musée de France.

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Grand pressoir troglodytique à fût, avec une maie en maçonnerie. La vis qui fait descendre le fût est entraînée par une roue horizontale manœuvrée par plusieurs hommes. Le Coudray-Macouard (Maine-et-Loire), manoir de la Seigneurie. Photo Bruno Rousseau. © Conservation départementale du patrimoine. Département de Maine-et-Loire.

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La vigne a été importée en Gaule vers le vie siècle avant notre ère, mais elle ne s’est implantée dans le val de Loire, et en particulier en Anjou, que vers le iiie siècle. Les mentions explicites les plus anciennes de sa présence ne datent que du ixe siècle1.

Pressoirs et société

Les propriétaires du pressoir

Ce n’est qu’à partir des xiie et xiiie siècles que la documentation archivistique permet de jeter quelques lueurs sur l’histoire des pressoirs utilisés en Anjou. Ces premiers textes révèlent qu’ils appartenaient le plus souvent à de grands seigneurs, à des abbayes ou aux prieurés qui en dépendaient. Les religieux les faisaient parfois construire, mais certains leur avaient été donnés soit par des seigneurs locaux, soit par des personnes aisées, telle Alice La Belle qui, entre autres choses, en offre un à l’abbaye de Saint-Serge vers 11952. Le pressoir apparaît donc comme un bien assez répandu mais revêtant une valeur établie, puisqu’il faisait l’objet d’échanges et de dons acceptés par des établissements religieux d’importance.

Banalité du pressoir

La banalité du pressoir a probablement existé en Anjou dans les premiers temps de la féodalité, entre le ixe et le xie siècle, mais il est certain qu’elle fut très rapidement abandonnée, ou très peu appliquée dans les seigneuries de grande étendue comptant de nombreux vignobles : toutes les vendanges se faisant en même temps, le pressoir seigneurial ne pouvait suffire à pressurer le raisin de tous. Les grains pouvaient se détériorer, mais on aurait également risqué de mélanger les récoltes de différents propriétaires et de dénaturer la qualité du vin. Cependant, dans les petites seigneu-ries, ce droit féodal paraît s’être maintenu jusqu’à l’Époque moderne3, puis être peu à peu tombé en désuétude : au début du xviiie siècle, Claude Pocquet de Livonnière considérait que la banalité du pressoir n’était « plus en en usage en Anjou4 ».

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L’une des étapes les plus importantes de la fabrication du vin est le pressurage du raisin, et si le foulage aux pieds a longtemps perduré dans les petites exploitations, l’utilisation des pressoirs à levier et à treuil ou vis est bien attestée dans notre région dès le Moyen Âge.____

Pressoirs traditionnels en Anjou

__Christian Cussonneau

___1. René Niderst, L’occupation du sol et la vie rurale en Anjou des origines au xii e siècle, thèse de doctorat, Paris, 1949, t. II, p. 660.___2. H 1242. Abbaye Saint-Serge. Charte IV. Chirographe. Rainaud, abbé de Saint-Serge, et son couvent, font connaître qu’une dame, Alice La Belle, a fondé une chapellenie dans leur église, en faisant don de cinq arpents et demi de vignes et d’un pressoir autrefois de Jean Poildor (1195-1200).___3. Célestin Port, Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine- et-Loire, 1874, t. I, p. 4, Aigefoin ; t. I, p. 150, Aubigné-Briand (actuellement Aubigné-sur-Layon) ; t. I, p. 392, Bois-Brinçon ; t. I, p. 716, Le Grand-Claye, etc.___4. Claude Pocquet de Livonnière, Traité des fiefs, Paris, chez Le Mercier fils, 2e édition, 1733, p. 613.

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Entreprise CMMC : préparation des pressoirs avant leur expédition par voie ferrée, Chalonnes-sur-Loire (Maine-et-Loire), vers 1955. Fonds iconographique musée de la Vigne et du Vin d’Anjou, FI.2003.1.31. Photo D’Hostel, don Bucher Vaslin.

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Les pressoirs Vaslin, une production artisanale

Joseph Vaslin crée en 1820, à Martigné-Briand, un atelier de forge et de mécanique agricole où, comme de nombreux artisans spécialistes des métaux et du bois, il fabrique, répare et vend des pressoirs. Il y conçoit un modèle de pressoir à engre-nages et doubles vis mobiles horizontales muni d’une ouverture latérale, qu’il fait breveter en 1857.

Ses descendants poursuivent cette activité tout en développant de nouveaux modèles : en 1924, la cage devient cylindrique ; l’année suivante, elle est dotée de deux plateaux amovibles et devient pivotante. Cette innovation permet en 1927 la mise en place, à l’intérieur du pressoir, de cercles et de chaînes en fer qui désolidarisent les baies écrasées pour mieux en extraire les jus : c’est le rebêchage automatique. Vers 1930, les premiers pressoirs sont électrifiés. L’année 1939 voit apparaître la motorisation, qui permet le serrage et le desserrage automatiques des plateaux. La boîte de vitesses est généralisée et améliorée après 1947.

L’industrialisation avec les Constructions Méca-Métalliques Chalonnaises

Lorsque le chef d’entreprise Gaston Bernier rachète les brevets Vaslin, en 1946, il réhabilite une usine installée près de la gare de Chalonnes-sur-Loire et la dote d’un monorail permettant de transporter les pressoirs de l’atelier de montage jusqu’au chemin de fer. L’usine, nommée Constructions Méca-Métalliques Chalonnaises puis CMMC, est fonctionnelle dès 1946. À partir de 1947, Gaston Bernier se consacre à la recherche d’investisseurs et crée une association capital-travail. Il trouve des actionnaires extérieurs mais invite aussi ses ouvriers à le devenir. Chaque année,

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Cent trente ans séparent la conception du pressoir horizontal par Joseph Vaslin de la fabrication des pressoirs pneumatiques dans l’usine Bucher Vaslin. L’histoire de cette entreprise permet de découvrir l’évolution de l’un des emblèmes du vignoble.____

Les pressoirs Vaslin et Bucher Vaslin

D’une fabrication artisanale à un rayonnement international

__Ève Bouzeret et Karine Chevalier

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Portrait de l’artiste avec échiquier et bouteille, 1961. René Magritte, photographie Charles Leirens. © Photothèque René Magritte / Banque d’Images, Adagp, Paris, 2015.

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Aujourd’hui, alors qu’il délaisse la figuration de l’ivresse et de ses attributs que sont le vin, l’alcool, les verres et les flacons, l’art continue de célébrer cette culture de la libation et de la convivialité, en réinventant les rites et les mythes du vin pour une plongée dans l’imagination de la matière.

Mettre de l’art dans son vin

Au xxe siècle, l’art aurait-il peu à peu éconduit la bouteille ? Si le vin, ses fioles et ses buveurs ont été passionnément représentés par les expressionnistes et les cubistes, ils se raréfient déjà dans l’univers des surréalistes, qui pourtant se rencontrent quoti-diennement dans les cafés parisiens. On raconte que Breton, dès le verre servi, plein à ne pouvoir être mené aux lèvres sans risquer de perdre du vin, se penchait et avalait la gorgée qui permettait à la conversation de commencer1. Plus tard, alors que la guerre survient et que les cadavres exquis continuent de boire le vin nouveau, un dissident belge nommé Magritte produit quelques magnifiques bouteilles couvertes de scènes énigmatiques peintes à l’huile. Entre 1940 et 1960, vingt-cinq flacons sont répertoriés : certains montrent le corps d’une femme nue dont les courbes épousent sensuellement celles de l’objet, d’autres reprennent des motifs récurrents dans l’œuvre de l’artiste, sages nuages pommelés, voûtes célestes et robes de nuit, regard caché derrière un loup et flottant dans l’azur, hommes portant melon en grande conversa-tion… L’iconographie fut-elle pensée en fonction du millésime bu ou, au contraire, Magritte pariait-il que la peinture et son charme onirique pouvaient influer sur le contenu telle une incantation magique ?

Danser sous emprise

Bien plus tard, et non sans lien avec la notion d’écriture automatique et la question du rapport peinture / écriture, un peintre qui fête ses vingt ans dans les années 1950 célébrera Bacchus comme personne : il s’agit de Cy Twombly, qui signe en 2005 une série bouleversante titrée Bacchus, Psilax, Mainomenos – Psilax désignant le côté heureux et jouisseur de Bacchus, Mainomenos son côté destructeur et débauché. Pigment rouge rubis, peinture fluide, étalée en spirales d’énergie gestuelle sur d’immenses formats : l’engagement physique de ce peintre rappelle un autre corps habité, celui de Jackson Pollock, mort à quarante-quatre ans alors qu’il conduisait en sévère état d’ébriété. À travers les myriades d’entrelacs de ses drippings se lirait en filigrane une longue danse destructive avec la bouteille.

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Postuler que l’homme a toujours soif.Postuler que l’artiste a plus soif encore.____

Ivre d’art __

Éva Prouteau

___1. Marie-Dominique Massoni, texte en ligne : ed.surrealistes.free.fr/vin.htm

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Les clés de la cave. © InterLoire / David Japy.

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Une pratique sociale traditionnelle qui continue de se transmettre

Pendant plus de quinze ans, lors de séjours réguliers, j’ai vécu la transformation de cette pratique qui, traditionnellement, excluait les femmes. L’évolution des rapports entre le masculin et le féminin dans la seconde moitié du xxe siècle a entamé cette règle : désormais, et de façon minoritaire, des femmes font des « descentes » à la cave, entre elles ou avec les hommes, mais de manière plus normalisée.

Les pratiques sociales de cave, répandues dans le Pays nantais tout au long du xxe siècle, ont décliné en ce début de xxie siècle mais continuent de se transmettre. Toutefois, le nombre des caves est en baisse et celui des personnes qui les fréquentent s’est réduit, tout comme le temps que l’on y passe. Paradoxalement, il est possible que l’appropriation de cette pratique par les femmes joue un rôle dans ce qui préserve cette coutume de la disparition.

Pays nantais, territoire, terroir…

On lit parfois que le « Pays nantais correspond, dans ses grands traits, au département de la Loire-Atlantique ». Dans ses grands traits seulement car si, comme l’explique Pierre Goubert, un pays est « un ensemble de terroirs pourvus de facteurs d’unité1 », nous sommes obligés d’écarter une partie de la façade maritime et du nord de la Loire-Atlantique, et d’intégrer la pointe nord-ouest du Maine-et-Loire et un petit morceau du nord de la Vendée pour compléter le Pays nantais. Henri Mosset, écrivain paysan de La Chapelle Basse-Mer, en Loire-Atlantique, caractérise ainsi l’identité que s’attribuent les habitants du Pays nantais : « Situés aux marches sud de la Bretagne sans vouloir renier notre bonne duchesse, je crois que nous sommes plutôt angevins, proches aussi de la Vendée, en tout cas du Pays nantais2. »

… et terre-histoire

À entendre certains habitants du Pays nantais, on pourrait parfois penser qu’ils n’ont rien à voir avec la Vendée : « Ben dame non ! Ici, c’est le Pays nantais comme

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Il existe en Pays nantais une coutume qui veut que les hommes s’invitent à « prendre un verre » dans un espace dédié à la conservation et à la consommation du vin. Cette pratique donne corps à la convivialité emblématique de ce Pays. ____

La convivialité des caves en Pays nantais

__Serge Escots

___1. Cité par Jacques Peret dans Les paysans de Gâtine au xviiie siècle, La Crêche, Geste éditions, 1998.___2. Henri Mosset, 50 ans dans mon village, Nantes, CID édition, 1980, p. 12.