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11 Quand l’Afrique prie les dieux du Japon : l’adhésion d’adeptes ivoiriens à un mouvement religieux japonais Sukyo Mahikari Frédérique Louveau Sukyo Mahikari est un mouvement religieux fondé en 1959 au Japon par Yoshikazu Okada, plus connu sous le nom de Sukuinushisama. Fils d’une famille de samourai, il est fortement pétri de la culture japonaise : officier commandant dans un régiment d’infanterie de la Garde impériale, il participa aux guerres coloniales japonaises des années trente et occupa une place importante dans l’industrie d’armement. Suite à la destruction de son entreprise par les bombardements de 1945 et d’une santé fragile, il décida de vouer sa vie à Dieu en s’engageant dans différentes « nouvelles religions » japonaises. Plus tard, il reçut des « révélations » du Dieu Su lui ordonnant de fonder une « Organisation » selon sa Volonté qu’il lui dicta par « écriture automatique ». Ces textes constituèrent alors le livre sacré : le goseigen. Sukyo Mahikari trouva un ancrage solide au Japon dans les années soixante où l’archipel vivait un boom économique exceptionnel grâce à une industrialisation réussie, et le souvenir de la reconstruction d’après- guerre s’évanouissait progressivement. Pourtant, avec la croissance s’amorçait un phénomène de déstabilisation des liens sociaux en relation avec une urbanisation intense et les Japonais ressentaient déjà les revers de la société de consommation (chômage, détresse de la jeunesse, dégradation de l’environnement, etc.). C’est à cette même époque que Sukyo Mahikari s’exporta avec succès. Le début de l’expansion des « Nouvelles Religions » du Japon à l’étranger remonte à la période Meiji (1868-1912), au moment où le pays s’ouvrait sur le monde après une longue période de fermeture de ses frontières (Shimazono 1991). Après la Seconde Guerre mondiale qui perturba leur propagation, une nouvelle phase 11 -LOUVEAU - Quand l’Afrique prie les dieux du Japon.indd 207 30/06/2015 12:00:41

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Quand l’Afrique prie les dieux du Japon : l’adhésion d’adeptes ivoiriens à un mouvement

religieux japonais Sukyo Mahikari

Frédérique Louveau

Sukyo Mahikari est un mouvement religieux fondé en 1959 au Japon par Yoshikazu Okada, plus connu sous le nom de Sukuinushisama. Fils d’une famille de samourai, il est fortement pétri de la culture japonaise : officier commandant dans un régiment d’infanterie de la Garde impériale, il participa aux guerres coloniales japonaises des années trente et occupa une place importante dans l’industrie d’armement. Suite à la destruction de son entreprise par les bombardements de 1945 et d’une santé fragile, il décida de vouer sa vie à Dieu en s’engageant dans différentes « nouvelles religions » japonaises. Plus tard, il reçut des « révélations » du Dieu Su lui ordonnant de fonder une « Organisation » selon sa Volonté qu’il lui dicta par « écriture automatique ». Ces textes constituèrent alors le livre sacré : le goseigen. Sukyo Mahikari trouva un ancrage solide au Japon dans les années soixante où l’archipel vivait un boom économique exceptionnel grâce à une industrialisation réussie, et le souvenir de la reconstruction d’après-guerre s’évanouissait progressivement. Pourtant, avec la croissance s’amorçait un phénomène de déstabilisation des liens sociaux en relation avec une urbanisation intense et les Japonais ressentaient déjà les revers de la société de consommation (chômage, détresse de la jeunesse, dégradation de l’environnement, etc.).

C’est à cette même époque que Sukyo Mahikari s’exporta avec succès. Le début de l’expansion des « Nouvelles Religions » du Japon à l’étranger remonte à la période Meiji (1868-1912), au moment où le pays s’ouvrait sur le monde après une longue période de fermeture de ses frontières (Shimazono 1991). Après la Seconde Guerre mondiale qui perturba leur propagation, une nouvelle phase

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s’enclencha à partir des années soixante. Alors qu’elles se répandaient presque exclusivement au sein des communautés japonaises émigrées, elles trouvaient, après les années soixante, de nombreux adeptes au sein des populations locales. De même, la diaspora japonaise ne se sentit plus concernée par une adhésion à Mahikari, tandis que les autochtones y trouvaient leur intérêt. En France, premier pays de son exportation et point de départ de son rayonnement outre pacifique, Sukyo Mahikari est l’une des trois nouvelles religions japonaises les plus importantes, avec l’AZI et la Sôka Gakkai1. Sur le continent africain, Sukyo Mahikari s’est implantée principalement en Afrique subsaharienne, dans les anciennes colonies françaises comme le Sénégal, le Bénin ou la Côte d’Ivoire qui représente le plus gros pôle d’implantation africaine.

Comme dans beaucoup de « nouveaux mouvements religieux », la mort du fondateur entraîna des enjeux de succession. En 1974, juste avant de rendre son dernier soupir, il aurait convoqué sa fille adoptive, Sachiko, pour lui apprendre qu’elle était désignée par le Dieu Su pour assumer à sa suite le rôle de leader spirituel de l’Organisation (Bernard-Mirtil 1998). Finalement, après des contestations, elle forma un nouveau groupe dont elle changea le nom en Sukyo Mahikari (the True-Light Supra-Religious Organization) – et son propre nom en Oshienushisama –, et implanta les nouvelles bases dans la ville de Takayama située dans la préfecture de Gifu dans la région de Chubu. Les liens filiaux l’emportèrent, car les fidèles suivirent en plus grand nombre la faction de la fille du fondateur qui s’exporta, d’ailleurs, plus facilement ; c’est cette branche qui fait l’objet de notre étude.

La liturgie du mouvement est basée sur un rituel de purification okiyome : les initiés (kumite) se transmettent entre paires la Lumière du Dieu Su à travers la paume de leur main dans le but de se purifier des impuretés spirituelles qu’ils auraient accumulées à cause des péchés. La mission que se donnent les initiés est de restaurer le paradis sur terre et pour cela, ils travaillent à la purification des hommes et de l’environnement dans sa définition la plus vaste, afin de créer des conditions de pureté idéale permettant à la nouvelle « Civilisation de Yoko », c’est-à-dire ces initiés « transformés », car purifiés par la Lumière du Dieu Su (le dieu que les initiés considèrent comme le dieu créateur), de s’établir sur terre selon les plans divins. Le fondateur avait explicitement affirmé que les initiés devaient vouer un culte au sanctuaire shinto Izumo à travers leur pratique de l’ « Art sacré » de Mahikari, qui se réalise grâce aux objets sacrés contenus dans l’autel du Dieu Su situé dans tous les dojos2 de Mahikari implantés dans de nombreux pays.

L’implantation en dehors du Japon d’un mouvement religieux comme Mahikari, aussi exotique soit-il aux yeux des populations, implique une adoption fidèle de la liturgie par les initiés. Qu’ils soient à Takayama, à Paris ou à Abidjan, les kumite pratiquent les mêmes rituels, récitent les mêmes prières dans des espaces sacrés aménagés de la même manière. Si la France fut le seul pays visé par le dessein prosélyte du fondateur, la Côte d’Ivoire, qui devint la plaque tournante

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de Sukyo Mahikari sur le continent africain dès les années 1970, ne semblait pas être prévue dans son programme. Pourtant, les initiés y sont relativement nombreux et Sukyo Mahikari compte dans le paysage religieux ivoirien qui se partage entre l’islam, le christianisme et les religions dites traditionnelles3, et où les églises pentecôtistes sont très actives depuis les années 1990.

Il faut attendre l’année 2000 pour qu’on s’intéresse à la question de la mondialisation des « nouvelles religions japonaises ». Le second livre dirigé par Peter B. Clarke sur le sujet, Japanese New Religions in the West, se situe dans la lignée de celui de 1994, Japanese New Religions in Global Perspective, où Mahikari ne se voyait consacrer qu’un seul article, celui de Catherine Cornille, « Jesus in Japan : Christian Syncretism in Mahikari ». Si le premier était focalisé sur la nature de la nouveauté des « nouvelles religions » ou « nouvelles nouvelles religions » dans le contexte proprement japonais avant de comprendre les raisons de la réussite ou de l’échec de leur expansion en Occident, le second dispose d’un recul historique plus confortable pour envisager l’analyse des dynamiques de l’interaction des cultures qu’implique le processus de globalisation et parvient de ce fait à brosser quelques études dans des contextes hors Japon. Dans cet ouvrage, Catherine Cornille4 examine les tendances contradictoires de l’universalisme et du nationalisme cohabitant au sein des nouvelles religions japonaises dont Sukyo Mahikari constitue un bon exemple. Elle estime que l’universalisme est souvent absent dans le contexte européen et que le nationalisme, tout comme l’ethnocentrisme, est incompatible avec l’universalisme. Gary D. Bouma, Wendy Smith et Shiva Vasi5 s’intéressent à Sukyo Mahikari et au bouddhisme Zen comme des exemples de religions japonaises implantées en Australie, un pays caractérisé par un multiculturalisme important. Les auteurs proposent une présentation du contexte d’implantation, une histoire et une description des deux religions. D’après les auteurs, le succès du Zen et de Mahikari en Australie proviendrait de leur capacité à offrir des bénéfices immédiats ici et maintenant, contrairement à des religions telles que l’islam ou l’hindouisme dans lesquelles, d’après elles, les adeptes devraient attendre une autre vie. Louella Matsunaga examine les notions de maladie et de santé au sein de Sukyo Mahikari implantée au Royaume-Uni et se demande comment un tel mouvement peut y réussir alors que le système de croyances apparaît clairement relever d’une représentation du monde spécifiquement japonaise. Aucune étude n’a été menée sur une religion japonaise implantée en contexte africain, mis à part le travail de Frédérique Louveau, notamment Un prophétisme japonais en Afrique de l’Ouest. Anthropologie religieuse de Sukyo Mahikari, publié en 2012.

L’Afrique est le théâtre depuis plusieurs siècles de l’arrivée de nombre de religions étrangères, qu’elles soient issues du catholicisme, de l’islam ou des nouvelles églises pentecôtistes. La présence et les dynamiques de ces religions exogènes ont fait l’objet d’analyses éclairantes : par exemple en 2006, le travail de Marie Miran6 sur l’islam

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perçu comme religion non majoritaire en Côte d’Ivoire, les christianismes africains (André Mary, Sandra Fancello, Christine Henry), les prophétismes (J.P. Dozon, M. Augé), mais, plus spécifiquement, un ensemble de travaux s’est développé autour de la question des « religions transnationales » focalisant sur les églises chrétiennes venues d’Europe, d’Amérique latine ou d’Amérique, particulièrement dynamiques et séduisantes aux yeux des populations africaines. Des études se consacrent aux raisons du succès de ces églises pentecôtistes et évangéliques (S. Fancello, Y. Droz, J.P. Laurent) et à leur implication politique – citons par exemple l’ouvrage collectif consacré à l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu venue du Brésil dirigé par André Corten, Jean-Pierre Dozon et Pedro Ari Oro – ainsi qu’aux mécanismes symboliques qui permettent la cohabitation de systèmes de sens de religions traditionnelles avec le christianisme en Afrique, précisément étudié par André Mary dans un livre important publié en 2000, Le bricolage africain des héros chrétiens, et aux processus de construction de la « tradition africaine » dans les religions afro-américaines en Amérique latine (S. Capone, K. Argyriadis), ces travaux enrichissant le concept de syncrétisme dans la continuité de Roger Bastide. Des travaux se sont consacrés également aux religions d’Afrique s’exportant en Europe comme par exemple la confrérie musulmane sénégalaise mouride à Marseille en France étudiée par Sophie Bava7, aux christianismes s’exportant en Asie, en Corée par exemple, étudiés par Nathalie Luca. Deux points principaux séparent ces religions et Sukyo Mahikari : d’abord, les premières se rejoignent sur leur fort prosélytisme, qu’on pourrait même qualifier d’agressif pour certaines d’entre elles, particulièrement les nouvelles églises pentecôtistes arrivées depuis les années 90 en Afrique, ce qui contraste fortement avec Sukyo Mahikari pour qui l’idée de rallier le plus grand nombre d’adeptes n’est pas centrale. Ce mouvement religieux a choisi de consolider un « entre-soi » local et un bon réseau international à taille humaine, de type « familial », pour asseoir une base solide et fidèle. Cette particularité conditionne son expansion dans la mesure où il ne fait que peu de concessions pour une adaptation locale, pour son insertion dans le système culturel local. Ensuite, Sukyo Mahikari se distingue des autres religions, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou afro-brésiliennes, en ce qu’il se fait élitiste et recrute parmi les classes moyennes, voire supérieures, y compris des élites africaines, contrairement aux autres qui recrutent largement dans les classes populaires en situation de crise.

Ce papier consacré à une religion japonaise implantée en Afrique de l’Ouest voudrait montrer comment des adeptes en Côte d’Ivoire (des Ivoiriens, c’est-à-dire des « gens du cru » et non pas la diaspora japonaise ou asiatique) trouvent des bénéfices personnels à travers une adhésion à un mouvement religieux japonais, d’autant plus que ce mouvement met l’accent sur la création de dynamiques locales sans pour autant permettre de réinterprétation, ni de « réafricanisation », comme ce peut être le cas dans les religions afro-américaines au Brésil (Capone 2007) par exemple. Si de petites migrations japonaises sont à l’origine de

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l’exportation de Mahikari hors du Japon, la diaspora japonaise s’éloigna très rapidement du mouvement religieux qui fut approprié par les populations locales du lieu d’implantation sans en réinterpréter le contenu, contrairement à ce qu’a pu analyser André Mary au sein de la religion gabonaise eboga. Dans un premier temps, nous suivrons le fil migratoire qui a permis à Sukyo Mahikari de venir du Japon pour s’implanter en Côte d’Ivoire, dans un deuxième temps, nous montrerons comment se met en place une structure transcendant les frontières nationales, et enfin, nous examinerons comment cette structure est appropriée localement par les adeptes.

Les données de cet article sont issues d’un travail ethnographique de terrain réalisé entre 1999 et 2011 dans le cadre d’une thèse de doctorat consacrée à la comparaison de l’implantation de Sukyo Mahikari dans trois pays d’Afrique de l’Ouest dans lesquels il a trouvé son public : en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Bénin. Ce travail a également été mené en France, car nous ne pouvions pas comprendre les dynamiques symboliques des initiés africains si nous ne prenions pas en compte le rôle primordial qu’a joué et joue encore la France dans son implantation. Nous examinerons spécifiquement le contexte ivoirien, car Sukyo Mahikari y a établi son siège administratif et spirituel pour tout le continent africain, et les adeptes y expriment avec la plus grande ferveur leur volonté d’indépendance vis-à-vis de la France. Preuve en est que la Côte d’Ivoire inaugura en 2008 son propre hoya dojo, ce qui l’émancipe de la tutelle administrative de la France pour la hisser à un tel niveau qu’elle peut dialoguer directement et indépendamment avec le siège au Japon. Jusqu’à ce que la crise ivoirienne mette en application les clivages ethnico-nationaux, le siège africain était dirigé par une Française, celle-là même qui posa les fondations du mouvement à Abidjan en 1974. Son remplacement par un Antillais en 2006 marque bien la difficulté de l’africanisation de Mahikari en Côte d’Ivoire.

Du Japon à l’Afrique de l’Ouest : une histoire de petites migrations

La France joue un rôle particulier dans le seul binôme qui existe dans la structuration de l’implantation intercontinentale de Mahikari qui se compose de 5 « délégations régionales » : Europe-Afrique, Amérique latine, Amérique du Nord, Australie et Japon. La ville de Paris est considérée par les adeptes comme le berceau de l’implantation de Mahikari en Europe et la capitale française a été choisie délibérément par le fondateur dans un contexte de décolonisation et de fin de guerre d’Algérie. A la fin des années soixante, une femme japonaise faisait connaître la pratique de Sukyo Mahikari à son entourage dans un restaurant japonais à Paris, puis le nombre de personnes intéressées s’accrut progressivement. Ces personnes retournent au Japon pour se former à l’Ecole de Mahikari et reviennent en France pour établir les bases administratives du « Nouveau Mouvement Religieux » en 1971. En 1973, le fondateur fit un voyage en Europe

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et le premier cours élémentaire d’initiation se mit en place à Paris. Si quelques Japonais se faisaient initier, les Français étaient de plus en plus nombreux à venir « recevoir la Lumière », même si la pleine croissance économique de l’époque pouvait faire penser que l’intérêt pour ce genre de spiritualité était très faible. C’est très peu après les indépendances africaines que Mahikari s’implanta sur le sol des anciennes colonies françaises et dans une remarquable simultanéité : des dojos s’établissaient en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Bénin, au Congo, mais aussi en Europe, aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse, en Italie, en Allemagne, etc., puis, à partir du dojo de Paris, de nouvelles structures de Mahikari continuèrent l’expansion jusqu’en Amérique latine et du Nord.

Après un échec en terre marocaine, c’est en Afrique occidentale francophone que l’implantation de Mahikari rencontra un succès décisif dès 1974 à Abidjan. Le réseau d’interconnaissances joua un rôle prépondérant dans sa réussite en Côte d’Ivoire. En effet, une expatriée française, nous la nommerons madame A., ayant suivi son époux libanais, un industriel, était initiée à l’ « art sacré ». Cette époque représentait, pour l’Etat post-colonial ivoirien, l’apogée d’une époque de croissance exceptionnelle que l’on qualifiait de « miracle ivoirien ». Félix Houphouët-Boigny trônait en chef d’Etat, à la tête du parti unique, le PDCI, et était le « père de la nation ». La richesse de cette dernière était ancrée à la fois sur le socle de l’économie de plantation et aussi sur l’hospitalité d’une terre accueillant les étrangers de toute l’Afrique de l’Ouest venus trouver un sort meilleur. Les expatriés européen et français, à l’instar de madame A., étaient nombreux à Abidjan, à tel point que l’on parlait de « milieu français ». Les relations entre la Côte- d’Ivoire et la France étaient des meilleures, favorisées d’ailleurs par un chef d’Etat peu enclin à une véritable indépendance nationale qu’il jugeait nuisible dans les relations franco-ivoiriennes (Faure et Médard 1982). Même si les années 1980 allaient amorcer le déclin de la nation, c’est en pleine réussite ivoirienne que Mahikari s’implanta dans ce pays.

Au début, ce n’est que dans le cadre familial et amical et dans un seul but de partage d’une technique de bien-être que madame A. proposa à ses amies ivoiriennes la pratique de Mahikari pour les soulager de leurs maux sans aucune visée prosélyte. Jugeant favorablement l’efficacité de cette aide, un groupe de personnes se forma assez rapidement autour de la dame. Beaucoup d’entre elles s’initièrent à leur tour, augmentant significativement le nombre d’adeptes ivoiriens, jusqu’à atteindre un effectif digne de la mise en place d’une structure plus institutionnalisée, c’est-à-dire raccordée au siège japonais. Ce besoin arriva avec la nécessité d’encadrer la « pratique de purification » (okiyome) à grande échelle et qui ne pouvait plus se faire à domicile. Ainsi, la location d’un local entraîna le besoin de personnel qualifié et d’objets sacrés. Seule la structure japonaise est habilitée à fournir une formation spirituelle aux cadres et les objets sacrés, spécialement conçus par Oshienushisama, la fille du fondateur. Ce fut alors le début d’une expansion importante en Côte d’Ivoire, car c’est le pays

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d’Afrique où Mahikari est le plus développé et tient lieu de point nodal dans la hiérarchie de son implantation « franco-africaine », un trait d’union entre deux continents qui a été institutionnalisé par Sukyo Mahikari dans sa structure pyramidale internationale. Dans son transport sur les terres africaines, la diaspora japonaise se perdit ; seul le personnel formateur se comptait, à ses débuts, parmi les Japonais. Aujourd’hui, deux missionnaires japonais travaillaient en collaboration avec l’équipe locale depuis de nombreuses années avant d’être mutés à Paris pour quelque temps encore.

Une territorialisation en Afrique de l’Ouest : mise en place de la structure transnationale

La culture japonaise au centre de Sukyo Mahikari

Sukyo Mahikari a mis en place une structure pyramidale. Le siège est au Japon, à Takayama, où vit Oshienushisama, un lieu auréolé d’une grande valeur spirituelle. De cette tête administrative enchantée dépendent d’autres structures locales gérant les cinq « délégations régionales » : Japon, Asie (Singapour), Amérique du Nord (Los Angeles), Amérique du Sud (Sao Paulo), Europe-Afrique (Luxembourg). Ces structures gèrent, à leur tour, de plus petites structures, etc., dans une continuelle circulation des informations, des autorisations, des objets sacrés, des consignes, des enseignements spirituels, du personnel. Ainsi, lorsque, localement, un groupe d’initiés désire institutionnaliser la pratique spirituelle de ses membres, il doit en faire la demande au dojo référent qui fait remonter l’information par voie administrative. Une autorisation est délivrée ou non aux responsables de la petite localité et, dans le meilleur des cas, le dojo reçoit un objet sacré permettant aux membres de manipuler la Lumière avec plus de force avant d’en acquérir un autre plus fort en fonction de leur progression. Les structures locales sont des associations « loi 1901 » et enregistrées pour certaines d’entre elles auprès des ministères de l’Intérieur. Les initiés sont obligés de se rendre au Japon pour passer la dernière étape de leur initiation, s’ils le souhaitent, « l’initiation supérieure », l’ultime étape dans leur engagement, la plus forte symboliquement, ce qui entremêle l’administratif au spirituel au cœur même de la structure. Ce voyage prend des atours de pèlerinage en cité sainte qui rappelle fortement celui de la Mecque ou de Lourdes (Elisabeth Claverie) : les récits véhiculés par les adeptes sont de nature miraculeuse et toujours merveilleuse. Ils expriment leur expérience spirituelle comme un voyage au pays des dieux, dans la maison du Dieu Su, Dieu unique et tout-puissant. La construction symbolique de ce haut lieu est basée sur la proximité avec le divin, Oshienushisama, la force des objets sacrés et le mythe du continent Mu, origine de l’humanité selon les adeptes.

Le fondateur de Sukyo Mahikari est un personnage pétri de la culture japonaise en étant fortement engagé dans l’armée impériale et dans les conquêtes coloniales

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du Japon des années 20-30. Mais aussi son système de sens est explicitement issu de la religion shinto, la religion traditionnelle japonaise. Ainsi, c’est un mouvement religieux shinto qui s’exporte à travers le monde, notamment en Afrique de l’Ouest, pour ce qui nous intéresse ici. Arrêtons-nous un instant sur le parcours religieux du fondateur pour insister sur la centralité de la culture japonaise dans Sukyo Mahikari. Même si sa biographie nous laisse penser que Okada participa au redressement économique de son pays, elle indique également que les déboires financiers et matériels de Yoshikazu le persuadèrent de se tourner vers les voies divines : « Une fois ma fortune anéantie, je me suis tourné rapidement vers Dieu et vers mes ancêtres. » Comme la plupart des fondateurs de mouvements spirituels, il devint alors membre actif d’une « nouvelle religion » du nom de Sekai Kyusei Kyo8 (Church of World Messianity ou Organisation pour Aider le Monde)9. Fondée par Okada Mokichi (1882-1955) – sans lien de parenté avec le premier – en 1935, cette religion enseigne que la maladie et les infortunes seraient dues à des impuretés s’accumulant à la surface de l’âme. En acquérant une amulette et en levant la main en direction du front d’un partenaire, on aurait la possibilité de débarrasser son corps de ces impuretés. Cette amulette, considérée comme un transmetteur de rayons spirituels divins, est censée accomplir de nombreux miracles10.

La destinée de cet homme semble relativement similaire à celle du futur fondateur de Sukyo Mahikari dans la mesure où rien ne semblait le prédestiner aux affaires religieuses puisque, passionné par l’art, il envisageait de devenir peintre. Pourtant, une grave maladie des yeux l’obligea à abandonner son dessein et il se tourna alors vers le monde des affaires. Malheureusement, le grand tremblement de terre de Kanko de 1923 réduisit à néant son entreprise pourtant prospère. C’est alors qu’il décida de s’engager dans la secte Omoto Kyo. Jusqu’en 1934, Okada Mokichi fut enseignant au sein d’une église de la nouvelle religion Omoto à Tokyo. La secte Omoto fut fondée en 1892 par une femme du nom de Deguchi Nao (1836-1918) et atteignit son apogée sous la direction de son fils adoptif, Deguchi Onisaburo (1871-1948). Mokichi, particulièrement actif dans ce groupe, commença à refuser ses pratiques officielles basées sur le don de riz comme accession à une guérison et il s’émancipa dans un comportement jugé hérétique qui lui vaudra très rapidement son expulsion. C’est à ce moment qu’il fonda son propre groupe religieux, Sekai Kyusei Kyo, fortement inspiré de Omoto, auquel adhéra le fondateur de Sukyo Mahikari, avant de créer, lui aussi, son propre groupe.

Le 22 février 1959, Yoshikazu Okada fut pris d’une forte fièvre et sombra dans l’inconscience. Il se sentit transporté dans un autre monde et lui apparut l’image d’un vieil homme aux cheveux blancs, se tenant debout sur un nuage blanc, lavant son linge dans un baquet en or. Il interpréta cette vision comme une révélation du Dieu Su qui devait lui confier une mission de purification11. Cinq jours plus tard, le jour de son anniversaire, il fut réveillé à cinq heures du matin

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par la voix de Dieu qui lui soufflait : « Le Temps du Ciel est arrivé ! Lève-toi, nomme-toi Kôtama (Globe de Lumière). Lève la main. Nous allons entrer dans une époque rigoureuse. » Il continua à recevoir durant toute sa vie les révélations du Dieu Su qu’il consigna dans le goseigen, livre principal de l’Organisation qu’il fonda en 1959 : Sekai Mahikari Bunmei Kyodan, qui prendra plus tard le nom de Sukyo Mahikari. Yoshikazu Okada fut alors l’homme choisi par le Dieu Su pour « représenter dans le monde physique le dieu Yo, c’est-à-dire le dieu qui joue le rôle prépondérant à cette étape du programme divin »12, et pour accomplir la mission de sauver le monde selon le programme divin qui lui a été révélé et de transmettre aux hommes « l’art de Mahikari » et ses enseignements. L’art de Mahikari consistant à transmettre la Lumière de Dieu à une personne à travers la paume de la main dirigée en direction de son front, le 19 juin 1959, le fondateur, rebaptisé Sukuinushisama, réussit à rassembler quelques personnes sensibilisées à la pratique à Tokyo pour leur transmettre, pour la première fois, les enseignements issus des révélations qu’il recevait du Dieu Su. C’est ainsi que le premier cours d’initiation élémentaire eut lieu et forma un « groupement communautaire »13.

Une homogénéisation de la structure

La pratique de purification okiyome de chaque initié est la même, qu’il soit Français, Anglais, Sénégalais, Béninois ou Ivoirien. Pour commencer, tous les adeptes possèdent le livre sacré du groupe, le goseigen, dans lequel Sukuinushisama a consigné les Enseignements qu’il aurait reçus du Dieu Su au cours de ses « révélations » nocturnes. Ces Enseignements seraient destinés à éclairer les Hommes par la connaissance des lois de l’univers. Ainsi, les adeptes se forment pour construire la « Civilisation du XXIe siècle », qui est traduite par l’instauration du paradis sur terre, caractérisée par la grande purification par le Baptême du Feu. Mahikari se donne pour mission de préparer cet avènement en utilisant un moyen que Dieu accorde aux initiés : le pouvoir de transmettre la Lumière purificatrice via la paume de la main (okiyome) après avoir reçu une initiation. Notons que Dieu est considéré par les adeptes comme une « lumière informe et purificatrice ». Par ce rituel central dans la pratique de Mahikari, les initiés ont la mission d’arracher, grâce à okiyome, les impuretés spirituelles, obstacle à la réalisation du paradis sur terre mais aussi à l’accession au bonheur. Ces impuretés spirituelles ont été contractées par les péchés commis par les initiés, mais aussi par leurs ancêtres. Le bonheur serait atteint, pour eux, lorsque ces trois conditions seront réunies : Ken (bonne santé), Wa (harmonie), Fu (sécurité matérielle).

Les kumite partagent la même croyance. En effet, ces Enseignements sont diffusés lors des séances d’initiation auxquelles assistent aussi les initiés aux côtés des aspirants. Les adeptes assistent ensuite de nombreuses fois au cours élémentaire d’initiation (libre et gratuit), la base des Enseignements, de façon à limiter les interprétations personnelles. Et même si Anne, par exemple, nous dit : « Les

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Enseignements sont tellement profonds que je comprends toujours de nouvelles choses à chaque fois » (montrant qu’elle tire toujours de nouveaux enseignements), elle s’enorgueillit pourtant de les réciter en même temps que le professeur et prédit même les thèmes à venir. En outre, chaque mois, les orientations du travail spirituel proviennent directement du Japon, accompagnées de l’enregistrement de leur lecture en japonais, dite par Oshienushisama elle-même.

Les objets sacrés qui sont identiques dans chaque pays et sont recyclés en fonction des disparitions des structures, de la réouverture de nouvelles : les objets sacrés circulent. Ils représentent des relais entre les mondes divin et humain et c’est par eux que transite la Lumière purificatrice. Si ces objets sacrés sont importants pour le rituel okiyome, ils sont au centre de rituels plus occasionnels mais réguliers, liés directement au soin apporté à l’autel consacré au Dieu Su et à la communication avec les divinités : les prières d’ouverture et de fermeture de l’autel, la cérémonie mensuelle de remerciement à Dieu ; le culte des ancêtres étant un culte domestique. Tous ces rituels se déroulent de la même façon dans tous les pays. En les observant, les initiés ont la possibilité d’être actifs dans le processus de purification. La répartition pyramidale des cérémonies dans le temps accentue le processus d’homogénéisation. En effet, les cérémonies mensuelles sont organisées selon un ordre précis où le Japon est le premier à célébrer la cérémonie. Un kumite n’appartient pas exclusivement à son dojo, mais, en tant qu’initié, il est partout chez lui et ce, dans n’importe quel dojo du monde.

Pourtant, les objets sacrés sont fortement imprégnés de la culture japonaise. L’autel devant lequel pratiquent les initiés est composé de plusieurs objets sacrés : une alcôve centrale, la plus importante, abrite la statue d’Izunomesama, et surtout le goshintai, l’objet primordial dans la conception du sacré de Sukyo Mahikari. Ce dernier objet est un idéogramme japonais peint à l’encre noire sur un rectangle de papier blanc, disposé dans un cadre de carton souple (puisqu’il peut être roulé en cas de transport), le tout étant d’une dimension d’environ cinquante centimètres en largeur et quatre-vingt centimètres en longueur. Cet idéogramme qui signifie le nom de Dieu, peint en kanji14 noirs, est traversé par une croix bleue et rose dont le centre est formé par un cercle doré contenant lui-même une sorte de virgule noire. Ce point noir au centre du cercle est appelé chon et représente Dieu au centre de l’univers ; c’est cette partie de l’objet sacré qui est fixée des yeux par les initiés lorsqu’ils prient devant l’autel. L’idéogramme situé au-dessous du nom de Dieu signifie « Mahikari » : « Lumière-de-Vérité ».

Le goshintai représente matériellement la relation à Dieu. Les adeptes expriment le « besoin d’un objet matériel pour passer par lui à une entité non matérielle, qui est Dieu qui est une énergie » (Lima). Le mot goshintai a la signification suivante au sein de l’Organisation : GO signifie vénérable ; SHIN, Dieu-divin et TAI veut dire corps. Il est donc généralement traduit par « vénérable corps divin ». Un initié nous explique que « le goshintai permet de recevoir directement de Dieu

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la Lumière. Les impuretés sont comme un gros parasol qui empêche de laisser passer la Lumière de Dieu. Avec le goshintai, c’est comme si Dieu était là, c’est un bout de lui » (Lima). Le goshintai est donc un relais entre Dieu et les hommes et constitue la source de Lumière avec laquelle les adeptes travaillent. Le goshintai la diffuse naturellement dans la pièce où il se trouve, ce qui plonge les personnes présentes dans la salle de pratique dans un « bain de Lumière ». C’est à lui mais surtout au chon, la virgule dorée fichée en son centre, que les adeptes s’adressent lorsqu’ils viennent prier devant l’autel puisque cette partie du goshintai représente le lien avec le Dieu Su. Louis Frédéric nous donne, dans son livre, la définition attribuée au goshintai au Japon dans la religion shinto : « Corps divin », objet sacré du Shinto, considéré comme une sorte de réceptacle d’un kami. Le goshintai (...) peut être soit un objet naturel, rocher ou arbre, soit un objet quelconque (sabre, miroir, bijou matagatama, sculpture ou peinture, etc.). Les kami invoqués sont censés « descendre » dans ce goshintai. Lorsqu’il s’agit d’un objet, celui-ci est également tenu enfermé dans un coffret et gardé dans un sanctuaire. Ce n’est que sous l’influence du bouddhisme que l’on vint à considérer comme shintaï des sculptures ou des images représentant un kami (ou même une divinité bouddhique) »15. De même, la référence au shinto est incontestable lorsque l’on suit la définition que donne Brian Bocking à la particule « go », si importante dans la langue japonaise :

« Go » (comme o-, ou mi-) est parfois traduit en anglais par « auguste », « honorable » etc., mais il indique vraiment que le mot qu’il préfixe est prononcé avec un profond respect. Cependant le mot « go-shintai » implique une attitude de référence envers un shintai. Une telle attitude est centrale pour la dévotion dans le culte shinto (…)16.

Une statue couleur d’ébène, la statue d’Isunumesama, appelée gosonzô, est posée sur un support de bois, à côté du goshintai dans les dojos. Sa place, à gauche ou à droite de goshintai, ne dépend que de la position de la porte d’entrée de la salle de pratique, car elle doit en être aussi éloignée que possible, puisque « la porte, c’est un lieu de passage, il faut la protéger. Elle représente la matérialité sur terre. Elle est la plus importante donc elle a une place de choix » (Jacques). Elle représente un homme jovial et replet dont le ventre proéminent avance un nombril marqué par un point d’or. Affichant un sourire franc, l’un de ses pieds est posé sur une forme arrondie se rapprochant d’un tas dont la surface est lisse, et, d’un air triomphant, il porte sur son dos un gros baluchon de sa main gauche tandis que sa main droite brandit un maillet. Les initiés la considèrent comme la représentation du dieu de la matérialité. Même s’ils ne savent pas expliquer exactement qui est ce dieu, ils savent qu’il est « le bras droit de Dieu et il est là pour matérialiser tout ce que Dieu désire » (Jacques17, un initié depuis 20 ans, professeur à la retraite). Le sac qu’il porte sur son dos symbolise l’abondance et d’après Linette (une initiée depuis 10 ans, secrétaire), « le sac, c’est les cadeaux ». La statue domine de son pied un tas

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qui représente la matérialité. Dans la partie gauche de l’autel (c’est-à-dire l’alcôve gauche) est suspendu un

idéogramme japonais, le goson-ei, disposé sous verre et encadré de façon sobre, exprimant un point des Enseignements. Aucun adepte ne s’adresse à cette partie, mais un bouquet de fleurs est quotidiennement placé dans cette alcôve ou la cloche grise, comme on l’a décrit plus haut. C’est à cet endroit que la photographie de Sukuinushisama, le fondateur, remplace une fois par an cet objet, le temps de la cérémonie organisée pour son anniversaire.

Pour contrecarrer toute interprétation, ce qui garantit que les initiés retrouvent les mêmes dispositifs partout dans le monde, les erreurs de procédure dans le déroulement des rituels sont rectifiées par les doshi (les missionnaires de Mahikari). Ils sont à l’articulation de la rencontre entre le niveau global et local manipulant la flexibilité de la structure. En effet, ils assurent l’assimilation des Enseignements par l’explication et la transposition de ceux-ci afin de les rendre compréhensibles pour les initiés locaux. On ne peut pas parler de réinterprétation du message, mais plutôt d’une « traduction » du sens dans l’univers culturel des populations locales. Les doshi aident les adeptes à se conformer aux Enseignements de façon précise et veillent à ce qu’ils adoptent les bonnes attitudes lorsqu’ils sont confrontés à une situation particulière. Ils ont voué leur vie à l’organisation et ont suivi la formation très stricte de « l’Ecole des doshi de Mahikari » au Japon. De plus, ceux-ci effectuent une rotation : ils sont affectés régulièrement dans des dojos différents : ils contribuent à développer une homogénéisation, leur rôle étant d’éviter à un dojo de cultiver un particularisme local ou une dissidence.

L’homogénéisation est également garantie par le vocabulaire japonais que les initiés doivent apprendre pour maîtriser les concepts spirituels. Par exemple, les experts usent et abusent de ce genre de formule : « Je te fais okiyome, après je fais gohoshi avec dojocho ». Ainsi, tous les kumite du monde se retrouvent autour d’un vocabulaire accentuant le sentiment d’appartenance. Ce dernier est entretenu également par une identité commune des kumite acquise au fur et à mesure de l’adoption de l’éthique des Enseignements. De même, la tenue des membres du Mahikaritai, le « groupe des jeunes », qui rassemble les adeptes célibataires de 16 à 35 ans, uniformise l’identité des membres et renforce le sentiment d’appartenance des individus au groupe mondialisé.

Enfin, les activités dispensées par Mahikari accentuent l’homogénéisation et enrôlent souvent les jeunes du monde entier dans des activités de grande envergure qu’ils ont l’habitude de faire de leur côté, à l’instar des grands rassemblements de la jeunesse catholique (JMJ). Par exemple, les jeunes font le shurenkai, une grande activité qui peut se traduire par un séjour dans un parc naturel dans le but de reboiser des parcelles ou de restaurer des jardins botaniques. Dans ces moments, les initiés travaillent à réaliser une « unité » avec le monde et à se connecter symboliquement avec les kumite du monde entier dans un but de puissance

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spirituelle multipliée.

Une appropriation locale : une protection contre la sorcellerie

La sociologie des initiés de Mahikari

Sukyo Mahikari recrute exclusivement au sein des populations locales. En Côte d’Ivoire, les initiés sont des Ivoiriens, mais aussi un grand nombre est d’origine béninoise, burkinabé et sénégalaise. Si Mahikari recrute parmi les classes moyennes, voire supérieures, dans tous les pays, des divergences sociologiques se manifestent au niveau du sexe. En effet, si la prépondérance féminine au sein des dojos japonais et français frappe dès la première observation, à l’inverse en Afrique, le déséquilibre est moins net entre les adhésions féminines et masculines, allant du reste plutôt vers une prédominance masculine. La moyenne d’âge des initiés se situe autour d’une quarantaine d’années et les jeunes Ivoiriens sont nombreux, à tel point que leur effectif leur a permis de constituer un groupe particulier, le « Mahikaritaï », qui regroupe les jeunes de 16 à 35 ans célibataires. Ils sont très actifs dans des activités centrées sur la protection de l’environnement et le reboisement.

Les adeptes sont issus des classes moyennes, voire supérieures, africaines christianisées, occidentalisées et lettrées. Les initiés ne font pas partie des couches populaires et paupérisées des pays d’Afrique subsaharienne. En effet, ils disposent, pour la majorité d’entre eux, de moyens convenables leur permettant d’élaborer d’autres stratégies de développement personnel ou de contestation passive pour conserver ou retrouver une place dans la société globale bouleversée par des changements importants depuis quelques années. Les professions les plus représentées concernent le domaine médical (médecin, infirmière), éducatif (professeur, instituteur, formateur) ou même le domaine politique (ambassadeur, ancien ministre, directeur du Trésor, douane, directeur de cabinet dans un ministère, etc.) et le recrutement se fait très largement au sein de la Fonction Publique. La sociologie des adeptes de Mahikari est à l’opposé de celle, plus populaire, des églises pentecôtistes.

Les adeptes sont, par ailleurs, en majorité de confession catholique, les autres en minorité, de confessions musulmane et animiste. L’adhésion au Mahikari pourrait relever d’une remise en question de l’Eglise catholique puisque de très nombreux adeptes disent éprouver des déceptions à son égard. Pourtant, l’appartenance à Mahikari n’est pas exclusive et les catholiques conservent leur appartenance religieuse, même s’ils ne fréquentent plus l’église, par manque de temps, disent-ils, ou seulement pour des cérémonies ponctuelles (mariages, baptêmes, accompagner un parent à la messe etc.). Ils ne considèrent pas Mahikari comme une religion, mais comme un art spirituel, un art de vivre. Les musulmans qui acceptent les enseignements de Mahikari n’ont pas une pratique soutenue de l’islam, ayant

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reçu par exemple une éducation mixte (ils ont été éduqués par un père catholique et une mère musulmane ou vice versa). Enfin, les animistes, minoritaires, étaient confrontés à des événements particuliers lorsqu’ils ont emprunté le chemin de Mahikari. Le parcours spirituel des initiés est parfois simple : ils ne connaissent rien d’autre que leur religion d’origine avant de s’engager dans Mahikari. D’autres ont « essayé plusieurs groupes spirituels » qui se sont développés dans le pays depuis les années 1980 (Rose-Croix, Christianisme Céleste, Assemblée de Dieu, etc.) se soldant par un véritable parcours religieux, une recherche personnelle à travers les différentes offres spirituelles disponibles.

Mais pourquoi adhèrent-ils alors à ce genre de mouvement religieux venu du Japon ?

L’adhésion comme protection contre la sorcellerie

En Côte d’Ivoire, la raison principale pour s’initier à Sukyo Mahikari est une recherche de protection contre la sorcellerie ou la guérison d’une maladie, ce qui est la plupart du temps indissocié. Monsieur Daniel à Abidjan l’exprime très clairement :

A l’époque je pratiquais Mahikari pour une protection, c’est-à-dire que pour quel-que chose de spirituel puisque le fétichisme, moi, j’étais pas habitué à ça, enfant on n’était pas habitué parce qu’on était né, on faisait partie de la deuxième généra-tion, troisième génération qui sont sorties de la brousse. Après ça, c’est un ami qui m’a dit ça, il me dit que lorsqu’il voit un Africain à travers la discussion, il peut se rendre compte qu’ il fait partie de la première génération qui vient du village ou de la deuxième ou bien de la troisième génération. Plus on gagne en génération, plus il y a certaines pratiques qu’on abandonne puisqu’on est né en ville. Donc nous étant nés en ville, faisant de la troisième génération, on n’était pas habitué à tout ce qui était fétichisme et tout le reste et donc notre père aussi qui était conseiller pédagogique, il s’est dit, il avait une inquiétude, il s’est dit comment protéger ses enfants par rapport à tout ce qui peut arriver de manière négative et autre. On a trouvé que le Mahikari c’était quand même quelque chose qui apparemment sem-blait intéressant. Et donc moi je me suis fait initier, je l’ai pratiqué, comme je vous l’ai dit, je suis venu sans problème, c’est-à-dire que je n’ai pas un problème qui m’a amené à Mahikari, je suis venu parce que mon père m’a dit de l’essayer c’est tout.

Ces paroles de monsieur Daniel nous renseignent à plusieurs niveaux. Nous apprenons, d’une part, qu’avec le temps, au cours des générations, la transmission religieuse et culturelle (Hervieu-Léger 1999) s’effrite. D’autre part, sans que l’appartenance claire à un lignage ne s’émousse, les citadins en particulier recherchent d’autres modes de protection contre le malheur et les attaques en sorcellerie, en substitution, la plupart du temps, à une protection dite “traditionnelle” qu’ils ne maîtrisent plus à cause de l’émigration urbaine. L’implantation de Mahikari étant exclusivement urbaine, nous pouvons avancer que cette organisation pallie les

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délitements provoqués par l’urbanisation et qu’elle comble le fossé généré par la migration des familles africaines de la campagne vers les villes. Monsieur Daniel est explicite : il recherche une protection, sous-entendue contre la sorcellerie, en venant à Mahikari, car il ne maîtrise plus les systèmes traditionnels de protection contre le mal. Il dit également que c’est son père, conseiller pédagogique, qui a d’abord choisi Mahikari. Il s’agit donc d’un homme lettré, travaillant dans un système établi par les colonisateurs (l’école et le système d’enseignement). Les Ivoiriens pourraient trouver cette protection contre la sorcellerie dans les églises pentecôtistes qui font de la « délivrance » leur centralité (P.J. Laurent), mais les adeptes de Mahikari justifient leur choix en affirmant qu’à « Mahikari, c’est plus propre, moins vulgaire », cela en dit long sur la distinction, au sens de Bourdieu, qu’ils entretiennent volontairement. Il faut préciser que les initiés de Mahikari opèrent ce qu‘André Mary a conceptualisé sous le vocable « collage post/moderne » : les adeptes s’approprient un élément de la culture, ils en effacent les pré-contraintes et les réemploient dans le cadre de leur propre système de sens. Or, si les initiés de Mahikari s’approprient les éléments de la culture japonaise à travers les objets et enseignements spirituels, ils adoptent les « pré-contraintes » pour leur donner une valeur spirituelle et même « magique ». Enfin, ils collent les éléments sans que le syncrétisme ne « travaille », contrairement à ce que décrit André Mary dans la religion eboga au Gabon (André Mary 1999).

Avant l’aller plus loin, il nous faut revenir sur la question de la sorcellerie en milieu urbain africain et plus particulièrement sur le fait de percevoir une rémunération au moyen d’un emploi salarié18 puisque, comme nous l’avons vu, les initiés ne font pas partie de la couche populaire pauvre. Que signifie donc le fait d’avoir une activité professionnelle rémunérée mise à part de survenir aux besoins de l’individu et de la famille ? Percevoir une rémunération est directement lié au fait d’occuper un emploi et les adeptes de Mahikari en Afrique relèvent souvent d’une situation sociale assez élevée. Par conséquent, cela signifie que l’individu a évolué socialement par rapport à la famille et qu’il est en devoir de la supporter matériellement. Une personne qui travaille représente donc le soutien d’une famille élargie. Cela, loin d’être confortable, suppose des contraintes et surtout expose cette personne à des risques que beaucoup décrivent.

En Côte d’Ivoire, nombreux sont ceux qui auront ce discours : « Quand tu as un statut social élevé, les autres sont jaloux. La famille te veut du mal parce que tu as réussi mieux qu’eux. Alors ils font des trucs pour te tuer. Il y a les sciences occultes, tout ça là, ils font ça pour te nuire » (Isidore, qui a un poste dans un ministère à Abidjan). Cette personne montre très bien l’ambivalence du mécanisme de la sorcellerie. Une personne gagne de l’argent, donc pourrait soutenir sa famille. Pourtant, elle est exposée à d’éventuelles manigances provenant de sa propre famille, c’est-à-dire d’actes de sorcellerie. Plus que par la jalousie, on peut analyser cela à travers ce qu’a conceptualisé Alain Marie, par « la logique

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de la dette » dans son ouvrage « L’Afrique des individus. Itinéraires citadins dans l’Afrique contemporaine (Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey) en 1997: l’individu s’individualise en exerçant une activité, mais il a accumulé par là des dettes envers sa famille, dette communautaire contractée à travers la solidarité familiale. Alors qu’il a réussi socialement, la famille s’attend à ce que l’individu lui reste attaché pour s’acquitter de sa dette vis-à-vis d’elle et des ancêtres. C’est aussi là qu’émergent l’angoisse d’échouer et la culpabilité autour de la possibilité d’assumer ses devoirs. C’est alors que l’individu interprète ses propres malheurs comme des attaques de sorcellerie provenant de sa famille. Comme le dit A. Marie,

La crainte de la sorcellerie est donc un puissant moteur de cette logique de la dette : la sanction virtuelle par la sorcellerie des mécontentés est en effet une épée de Damoclès en permanence brandie au-dessus de la tête de tous ces citadins qui ont « réussi » (Marie, 1997:315).

Sans entrer dans une analyse qui nous mènerait trop loin, on peut affirmer que les motivations pour adhérer au Mahikari en Afrique sont essentiellement tournées vers le besoin de se protéger contre la sorcellerie et cette démarche se comprend lorsqu’on prend en compte le niveau social des adeptes. Mahikari, dans le témoignage de monsieur Daniel, est un moyen de pallier le manque de protection contre les malheurs, manque qui est dû à la perte des moyens traditionnels, comme les fétiches, auprès desquels il ne trouve plus de protection. Mahikari ne se présentant pas comme un mouvement de masse en Afrique, mais plutôt comme une communauté d’élites recréée autour d’un point commun que sont les considérations spirituelles, les initiés sont exposés différemment aux risques d’attaques de sorcellerie. On peut alors dire que Mahikari permet aux personnes socialement évoluées de gérer la dette communautaire par d’autres moyens que les pratiques traditionnelles qu’ils ne maîtrisent plus, ayant grandi en ville, loin de la famille villageoise. Mahikari pallierait donc le délitement de ces pratiques de protection, mais permettrait aussi aux citadins socialement parvenus de gérer, grâce aux Enseignements, la culpabilité de leur réussite sociale et de trouver la cause de leurs malheurs en eux-mêmes plutôt que dans la famille, le lignage, le village, etc. Ainsi, loin d’échapper au circuit sorcellaire, Mahikari y participe pleinement en proposant une gestion individuelle et intériorisée de protection contre les différentes sources du mal en relation avec la Lumière du Dieu Su.

La maladie est la première raison d’adhésion si ce n’est la seule puisque sorcellerie et maladie sont souvent liées, en Côte d’Ivoire. Ici, la maladie est vécue comme une « forme élémentaire de l’événement » (Augé 1984), révélatrice de la crise intérieure de l’individu, telle qu’il l’interprète après avoir été socialisé aux Enseignements. Plus précisément, la maladie est considérée comme une accumulation d’impuretés spirituelles dues aux péchés des ancêtres dont l’initié hérite et qui provoque des troubles physiques qui ne sont que la matérialisation d’un trouble spirituel. Les initiés reconnaissent plusieurs sortes de maladies : les maladies physiques : le corps

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fonctionne mal à un moment donné à cause de ces impuretés qui s’agglutinent et gênent l’ordre naturel du corps ; les maladies spirituelles qui, elles, sont dues aux esprits ou aux ancêtres19. Dans ce cas, les initiés pensent que les médicaments ou les remèdes cherchés auprès de la médecine dite « occidentale » ne soignent pas tout : les ancêtres ont frappé, il faut le prendre en compte, ce que ne fait pas la médecine. Mahikari n’empêche nullement de se soigner, mais les adeptes considèrent plutôt la maladie comme le lien entre des mondes initialement séparés. La maladie devient alors le révélateur des manquements de l’individu au niveau social, relationnel, moral, etc. Autour de la maladie, vécue comme un déséquilibre, la vie de l’individu compris comme une totalité (avec lui-même et ses trois corps, le monde astral, l’univers, le monde divin) est remis en ordre. Une nouvelle filiation ancestrale, par exemple, est mise en place.

C’est là que la purification par la Lumière, entendue comme un « arrachage des impuretés spirituelles qui pèsent sur la personne », prend tout son sens. L’individu marqué par « l’événement » de son corps signalé par la maladie, car c’est bien du corps qu’il s’agit, est replacé, grâce aux nouvelles valeurs symboliques que lui offre Mahikari, dans une lignée sociale et spirituelle. Comme le dit Marc Augé « (…) Le rapport à autrui, le lien social, le lien symbolique, passe avant tout, loin des images et des simulacres, par la relation entre les corps » (Augé 2003:73). S’intéresser ainsi au croisement des corps français et africains à l’intersection de Mahikari qui diffuse un même enseignement auquel se conforment tous les initiés donne à voir le travail symbolique opéré par les adeptes dans des contextes différents. Ainsi, les raisons d’adhésion des initiés apparemment identiques dans chaque pays donnent à penser des relations sociales, imaginaires et symboliques autour du souci du corps marqué par sa réinsertion dans des liens distendus ou ignorés. Il s’agit alors d’examiner la nature de ces liens entre différents mondes (Augé 1994).

Entrer dans l’univers individuel des adhésions ne doit pas, pour autant, occulter le travail qu’accomplit Mahikari au niveau social en tant que mouvement s’inscrivant dans le monde où le travail symbolique croise le travail effectif : jardinage, protection de l’environnement et éducation des jeunes tiennent une place prépondérante dans l’action de Mahikari dans la société globale.

Activités au sein de la société : pallier les failles de l’Etat

Les activités proposées par Mahikari sont de deux ordres : une purification individuelle grâce à un rituel simple et portatif (okiyome) et des activités tournées vers l’éducation des jeunes et la protection de l’environnement. Cette dernière catégorie se concrétise par la confection d’un jardin dont les initiés de tous les dojos, qu’ils soient Français ou Africains, s’occupent à leur convenance, selon les préceptes dictés par l’idéologie du groupe. Ainsi, au Sénégal, le groupe des jeunes est très actif dans les activités de reboisement dans les parcs naturels nationaux ou dans les parcs urbains. Ils participent également aux journées nationales de

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protection de l’environnement comme, par exemple, le nettoyage des bordures du fleuve de Saint-Louis. Ces activités sont encouragées et reconnues par les autorités sénégalaises, notamment le ministère des Eaux et forêts. Des plantations potagères sont aussi aménagées à Dakar, dans un jardin prêté par un particulier, comme en France.

L’éducation des jeunes est aussi prise en main par Mahikari. Au Sénégal, la plupart des jeunes sont inscrits à l’Ecole de musique de Dakar et ils ont fondé la fanfare de Mahikari. Elle a pour vocation de former les jeunes à une activité extra-scolaire dont le but est explicitement tourné vers le détournement des jeunes de l’oisiveté considérée comme favorisant la délinquance et les conduites immorales de la jeunesse dakaroise. Les jeunes, socialisés aux valeurs morales et spirituelles de Mahikari, trouvent donc une occupation et le soutien des adultes à travers ce cadre actif. Il faut préciser pourtant que ces activités tant dans la nature que dans la jeunesse sont largement inspirées par la France. La pratique du recyclage des déchets organiques en compost pour le jardin est explicite : une initiée française expatriée à Abidjan étant la responsable du groupe « nature » du dojo d’Aix-en-Provence essaie de transplanter cette technique en Côte d’Ivoire.

Ces quelques exemples confirment le lien entre l’assimilation de la culture du Blanc (Français et Japonais) par les Africains et des Japonais par les Français afin d’accéder à son efficacité supposée. Leur assimilation s’affirme dans une certaine contestation sociale dirigée vers la critique des gouvernements actuels dont la politique serait déterminée par celle du ventre (Bayart 1989). En allant plus loin que la critique, le travail des initiés de Mahikari est tourné vers le comblement des failles de l’Etat. L’affaiblissement de ce dernier depuis les années 1980 entraîne au Sénégal, par exemple, les contestations populaires et les actions de la jeunesse en quête d’un avenir meilleur dont les études et le travail ne suffisent plus à assurer les perspectives à long terme. Les contestations de la jeunesse et les actions menées dans le cadre du mouvement du Set/Setal (Diouf 1992) dans les années 1990 à Dakar témoignent de l’échec de la classe dirigeante à entretenir les possibilités de réussites sociales pour les jeunes, et Mahikari s’attribue l’initiative de ce Set/Setal par les divers travaux d’intérêt général que les jeunes accomplissent.

Conclusion

L’étude de l’implantation d’un mouvement religieux japonais en Afrique de l’Ouest permet de réfléchir à la manière dont les individus peuvent s’approprier les référents culturels sans en modifier la structure et donc sans réinterprétation, sans véritable « réafricanisation ». Dans le cas de Mahikari – l’une des rares religions japonaises ayant réussi son implantation en Afrique –, les initiés, qui ont cette caractéristique d’être issus des classes moyennes africaines urbaines christianisées et occidentalisées, montrent une sorte de « révolution passive » d’individus cherchant à retrouver une place et des liens au sein d’une société transformée après les indépendances africaines. Par un travail sur

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soi reposant sur un travail spirituel, les initiés se ressaisissent de leur corps et de leur propre existence. De même, par un travail sur les jeunes et l’environnement, les initiés inventent une nouvelle façon de gouverner, en tout cas d’agir sur un monde qui ne leur offre pas les perspectives attendues malgré leur niveau social, leur formation et leur intégration urbaine. Mahikari, grâce à ses connections avec le monde entier, offre alors à ces classes moyennes de nouvelles perspectives à l’intersection de leur vie locale et des dimensions globales, et une puissance d’action dans ce monde, mais aussi dans le monde spirituel. Malgré une structure spirituelle rigide ne souffrant que très peu d’interprétation et relativement minoritaire, Mahikari a trouvé son public, différent de celui des églises pentecôtistes, plus populaires et prosélytes. Un petit « entre-soi » s’est créé qui se reconstitue au gré des voyages des uns et des autres entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest dont le regard et l’imaginaire sont tournés vers le Japon : ce pays devient pour les initiés un idéal de société développée, un modèle à suivre.

Notes

1. Ces trois groupes se partagent 20000 adeptes en France, dont 5000-6000 environ pour chacun (Hourmant, 1995).

2. Les initiés fréquentent des dojos, des lieux de culte où ils ne résident pas, mais prient et réalisent le rituel okiyome et les cérémonies.

3. Les initiés du Sénégal et du Bénin sont environ 600, tandis qu’en Côte d’Ivoire, ils sont environ 6000.

4. Catherine Cornille, 2000, « New Japanese Religions in the West. Between Nationalism and Universalism », in Peter B. Clarke, Japanese New Religions in Global Perspective, Richmond Survey, Curzon Press: 10-34.

5. Bouma Gary D., Smith Wendy, Vasi Shiva, « Japanese Religion in Australia. Mahikari and Zen in a Multicultural Society», in Peter B. Clarke, Japanese New Religions in Global Perspective, Richmond Survey, Curzon Press: 74-112.

6. Miran Marie, 2006, Islam, histoire et modernité en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala. 7. Bava, S., 2000, « Reconversions et nouveaux mondes commerciaux des Sénégalais

mourides à Marseille », Hommes & Migrations, n°1224, 46-55. 8. Voir Clarke Peter B., 1999, Bibliography of Japanese New Religions with annotations

and an introduction to Japanese New Religions at home and abroad, Richmond, Surrey, Curzon Press : 225, pour une rapide présentation de Sekai Kuyseikyo (Church of World Messianity), mais surtout pour une bibliographie fournie sur les principales nouvelles religions japonaises.

9. Il est évident que le passage de Yoshikazu Okada au sein de cette « nouvelle religion » n’est, en aucune façon, mentionné dans la biographie.

10. Davis W., 1980, Dojo. Magic and Exorcism in Modern Japan, California, Stanford University Press : 3.

11. Voir Winston Davis, ibid., 4.12. Shibata Kentaro, 2000 (traduction française), (1993), Daiseishu. Le Grand Maître

Sacré, Belgique, L.H. France S.A.R.L. : 62. Il s’agit du biographe du fondateur de

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Sukyo Mahikari.13. Max Weber, 1996, Sociologie des religions, Paris, Gallimard : 167.14. Rappelons que les kanji sont des syllabes de l’alphabet japonais, au même titre que les

katagana et les hiragana. Les kanji ont été empruntés à l’écriture chinoise par les Japonais.15. Louis Frédéric, 1996, Le Japon. Dictionnaire et civilisation, Paris, Laffont.16. « Go » (like o-, or mi-) is sometimes translated into English as « August » « honorable »

etc. but it really indicates that the word it prefixes is being uttered with deep respect. Thus the word « go-shintai » implies an attitude of reverence towards a shintai. Such an attitude is central to worship in Shinto ( ) » (Brian Bocking, 1996, A popular dictionary of Shinto, Richmond Survey, Curzon Press: 35).

17. Pour des raisons de préservation de leur anonymat, nous avons toujours utilisé des pseudonymes lorsque nous citons les initiés.

18. Nous faisons volontairement une distinction entre le fait de percevoir un salaire et la valeur sociale du poste occupé.

19. Les Enseignements de Mahikari expliquent que les esprits sont les êtres humains décédés qui n’ont pas trouvé leur place dans le monde astral et qui viennent interférer dans la vie des vivants afin de trouver de l’aide dans leur parcours post mortem. Les ancêtres sont les personnes décédées faisant partie de la famille de chaque individu. Ils font partie d’un monde dans lequel ils «s’entraînent» et peuvent communiquer avec les vivants.

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