10 octobre 2019, numéro hors série...industrielle, pouvait-on encore trouver des usines...

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https://leruche.hypotheses.org/ 10 octobre 2019, numéro hors série Autour de Notre- Dame, un silence de plomb Judith Rainhorn (p. 3) La régulation des risques et des pollutions protège avant tout l'industrie Thomas Le Roux (p.6) Rouen : la chimie et les chimères de la protection François Jarrige (p. 34) Interventions des membres du Ruche suite à l'affaire Lubrizol L'agenda de l'histoire evironnementale Page 37 En 2001, les Rendez-vous de l’histoire de Blois s’ouvraient sur le thème « L’homme et l’environnement : quelle histoire ? », quelques jours après la catastrophe d’AZF, qui provoqua des dommages humains et matériels considérables dans l’agglomération toulousaine et stupéfia les commentateurs : comment, en pleine ère post- industrielle, pouvait-on encore trouver des usines dangereuses aussi près des centres-villes ? Cependant, les thèmes traités tournaient en grande majorité autour des catastrophes dites naturelles, ou de questions liées à l’environnement extra-urbain (montagnes, forêts). Et bon nombre de conférenciers n’étaient pas historiens mais archéologues, ethnologues, etc. Aujourd’hui, à l’heure l’édition 2019 s’ouvre sur « l’Italie », et où notre collègue Bruno Ziglioli y parlera des catastrophes industrielles de l’Italie du Nord, dont la localité de Seveso, dans la région milanaise, est devenue synonyme de risque industriel, l’histoire environnementale a affirmé son utilité sociale et sa capacité à éclairer l’actualité pour répondre à la demande sociale. Sa présence dans les cursus universitaires progresse mais reste inégale. Elle devrait pourtant permettre de poursuivre les investigations sur les multiples contradictions de nos modes de vie (1). Plutôt que les grands récits de progrès scientifique certes, relativement contestés aujourd’hui, mais qui peuvent s’affirmer à nouveau très rapidement – ou d’effondrement – qui ne règlent rien de nos problèmes sociaux et politiques de relation à l’environnement –, l’histoire vise, patiemment, à force d’hypothèses et de réflexions sur les archives, à reconstruire la complexité du réel et des prises de décisions, des compromis, des sociétés passées. Lubrizol : la catastrophe n'a pas (encore) eu lieu Renaud Bécot (p.10) Page 36

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https://leruche.hypotheses.org/ 10 octobre 2019, numéro hors série

Autour de Notre-Dame, un silence deplombJudith Rainhorn(p. 3)

La régulation desrisques et despollutions protègeavant toutl'industrieThomas Le Roux (p.6)

Rouen : la chimie etles chimères de laprotectionFrançois Jarrige(p. 34)

Interventions desmembres du Ruchesuite à l'affaireLubrizol

L'agenda de l'histoireevironnementale

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En 2001, les Rendez-vousde l’histoire de Bloiss’ouvraient sur le thème« L’homme etl’environnement : quellehistoire ? », quelques joursaprès la catastrophe d’AZF,qui provoqua desdommages humains etmatériels considérablesdans l’agglomérationtoulousaine et stupéfia lescommentateurs : comment,en pleine ère post-industrielle, pouvait-onencore trouver des usinesdangereuses aussi près descentres-villes ? Cependant,les thèmes traitéstournaient en grandemajorité autour descatastrophes ditesnaturelles, ou de questionsliées à l’environnementextra-urbain (montagnes,forêts). Et bon nombre deconférenciers n’étaient pashistoriens maisarchéologues, ethnologues,etc.Aujourd’hui, à l’heure oùl’édition 2019 s’ouvre sur«  l’Italie  », et où notrecollègue Bruno Ziglioli yparlera des catastrophesindustrielles de l’Italie duNord, dont la localité de

Seveso, dans la régionmilanaise, est devenuesynonyme de risqueindustriel, l’histoireenvironnementale a affirméson utilité sociale et sacapacité à éclairerl’actualité pour répondre àla demande sociale. Saprésence dans les cursusuniversitaires progressemais reste inégale. Elledevrait pourtant permettrede poursuivre lesinvestigations sur lesmultiples contradictions denos modes de vie (1). Plutôtque les grands récits deprogrès scientifique –certes, relativementcontestés aujourd’hui, maisqui peuvent s’affirmer ànouveau très rapidement –ou d’effondrement – qui nerèglent rien de nosproblèmes sociaux etpolitiques de relation àl’environnement –, l’histoirevise, patiemment, à forced’hypothèses et deréflexions sur les archives,à reconstruire la complexitédu réel et des prises dedécisions, des compromis,des sociétés passées.

Lubrizol : lacatastrophe n'a pas(encore) eu lieuRenaud Bécot (p.10)

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(Suite de la page 1)

Il nous semble doncopportun de rappelerque désormais, l’histoireenvironnementale aacquis droit de cité ausein de la communautéhistorienne, comme en atémoigné lareconnaissance délivréel’an passé pour l’ouvragede Thomas Le Roux etFrançois Jarrige, Lacontamination du monde(Editions du Seuil, 2017),le prix Augustin Thierry.Ce numéro hors série denotre bulletin reprendles principalescontributionsmédiatiques de cesderniers jours.

Le RUCHE, que cescollègues ont contribué àfonder avec certains deleurs aînés, tellesGeneviève Massard-Guilbaud et CorinneBeck, se félicite durécent intérêt desmédias généralistes pour

la contributionhistorienne audécryptage du problèmede la gestion des risquesindustriels, et entendpoursuivre la dynamiqued’enquête historique etde diffusion des savoirsproduits par la jeunerecherche. Le RUCHEs’engage également àfaire avancer la réflexionsur l’impact écologiquede nos pratiquesacadémiques.

Faire de l’histoireenvironnementale metnécessairement enquestion la relation quenous avons à cetenvironnement, qu’il soitcelui de nos terrainsd’enquête ou, plusprosaïquement, celui quenous survolons chaqueannée pour nous rendreà des conférences dansdes contrées éloignées,parfois seulement pour ydonner unecommunication dequelques minutes. Il est

temps que leshistoriennes et historienss’impliquent dans ladiscussion déjà amorcéeparmi les scientifiquesde toutes les disciplineset prennent leursresponsabilités face auxdéfis actuels.

Pour le bureau duRUCHE,

Stéphane FriouxMaître de conférencesen histoirecontemporaine(Université Lumière-Lyon 2)Membre du Laboratoirede Recherche historiqueRhône-Alpes (UMRCNRS 5190 LARHRA)Membre junior del'Institut universitaire deFrance (2018-2023)Président du RUCHE(https://leruche.hypotheses.org/)

(1) Lien vers la cartographie des enseignements en histoire environnementale :https://www.google.com/maps/d/u/0/embed?mid=1ywO7Llup723rZXKuHwWdao5D6rhjQig7&ll=3

4.563012987340215%2C-4.846483450000051&z=4

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Autour de Notre-Dame, un silence de plombJudith RainhornParu dans Libération,3 mai 2019.https://www.liberation.fr/debats/2019/05/03/autour-de-notre-dame-un-silence-de-plomb_1724519

Si l'incendie n’a rien coûtéen vie humaine, le dangersubsiste : quelque 400tonnes de plombcontenues dans la toitureet dans la flèche de lacathédrale, comme dansles peintures, se sontvolatilisées en volutesjaunes chargées departicules toxiques. Unrisque sur lequel lesdiscours officiels restentopaques.

L’image a tétanisé lemonde : le 15 avril, laflèche embrasée de Notre-Dame, phareemblématique dupatrimoine mondial,s’effondre. L’émotioninternationale suscitée parce dramatique incendiecontraste avec le voilepudique qui est tombé surses possibles effetssanitaires. Si l’on s’estréjoui que le drame n’aitpas coûté une viehumaine, ce serait allerbien vite en besogne quede dire que le danger adisparu : les quelque 400tonnes de plombcontenues dans la toitureet dans la flèche de lacathédrale, comme lesvernis et peintures servantà sa décoration, se sontvolatilisées en d’immensesvolutes jaunes chargées departicules toxiques. Dès lelendemain, Airparifattestait l’absence de

pollution de l’air par leplomb… tout en précisantne pas avoir les moyens nile mandat d’effectuer desmesures spécifiques etlocales. Pas dethermomètre, pas defièvre. Voilà le publicrassuré.

Il y a là, pourtant, uneinvisibilisation du risque,que n’ont pas manqué dedénoncer plusieursassociationsenvironnementales, tellesRobin des Bois etl’Association des famillesvictimes du saturnisme(AFVS), forçant lesautorités à sortir de leurréserve. Le 29 avril, aprèsdeux semaines d’unsilence officielassourdissant, laPréfecture de police deParis a publié un discretcommuniqué de pressedestiné aux riverains de lacathédrale, leurconseillant de procéder auménage de leurs locaux «àl’aide de lingetteshumides» et de s’adresserà leur médecin traitant «encas de doute». Réactionbien tardive, indicationsbien vagues et préventionbien négligente pour unrisque toxique dont lepérimètre géographiquen’est pas non plus défini.Comment et quoi nettoyer? Chaque boule à neige dela cathédrale sur lesétagères des échoppestouristiques, chaquemoulure des appartementsvoisins, chaque chaise desterrasses de café quibordent le monumentdétruit ? Qui peut faire ce

travail ? Faut-il porter unmasque, des gants, unéquipement particulier,faut-il faire appel à despersonnels spécialisés ? Sile ménage a été fait sansprécautions particulièresdès le lendemain del’incendie, que faire etquels sont les symptômesalarmants de l’intoxicationsaturnine, dont on neprononce pas le nom ?

Opacité du discoursofficiel

Sur ce qui s’apparente àune nécessaire dépollutionqui ne dit pas son nom,l’opacité du discoursofficiel est flagrante,enrobant le risque d’unhalo coupable ; rien sur ledanger avéré quereprésentent lespoussières de plomb et lesopérations de nettoyagepour les femmes enceinteset les jeunes enfants,particulièrement sensiblesaux ravages du poison ;rien non plus sur ledevenir du square Jean-XXIII, fermé «par raisonde sécurité» selon le sitede la mairie de Paris, alorsque le square René-Viviani,au pied de Saint-Julien-le-Pauvre, à moins de 100mètres à vol d’oiseau, voitles bambins s’égayerjoyeusement, les mainsdans le sable. Or, pas plusque le nuage radioactif deTchernobyl ne s’est arrêtéaux frontières vosgiennes,les retombées chargées deplomb n’ont été limitées àl’ile de la Cité.

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A l’évidence, ces deuxsemaines de silence nesont que le dernierépisode en date de lalongue histoire del’invisibilité de lapollution au plomb. Carce métal familier, utilisédepuis des siècles pourde nombreux usages(canalisations, outils,jouets, maquillage et,surtout, peintures etrevêtements), estpourtant un incontestablepoison pour la santéhumaine, responsable dusaturnisme qui atteint lesystème nerveux, le rein,le cerveau et dégradel’état général jusqu’àparfois entraîner la mort.Pendant deux siècles, ona peint tous lesimmeubles avec lafameuse céruse, pigmentde plomb qui a fait desravages parmi lesouvriers qui lefabriquaient et ceux quil’appliquaient.

Consentement àl’empoisonnement

Tous voyaientl’hécatombe. Et pourtant,une puissante entreprised’accommodement aurisque a permis lemaintien de ces pratiquespendant des décennies,tolérant la présence duplomb toxique dans notreenvironnement de travailet de vie. Malgrél’existence de substitutsinoffensifs, en dépit de

mobilisations médicales,syndicales et politiquesintermittentes, la sociétédans son ensemble adurablement consenti àl’empoisonnement par cetoxique invisibleomniprésent dans nosvilles. Ultime etdramatique ricochet decette intoxication, lamaladie frappe depuis lafin du XXe siècle desmilliers d’enfants vivantdans des immeublesinsalubres dont lespeintures dégradéesmettent au jour le poisonsous-jacent. Malgrél’amélioration de laprévention, le plombprésent dans leslogements provoqueencore troubles de lacroissance et retardspsychomoteursirréversibles.

Depuis le 15 avril,contrastant avecl’enthousiasme des levéesde fonds, flotte autour deNotre-Dame une chappede silence. Les pompiersqui ont courageusementdéfendu la cathédraleperchés au-dessus dubrasier, les riverains etles commerçants duquartier dont les locauxont été empoussiérés, lesouvriers qui vontdéblayer les gravats etdémonter la gigantesquecage métallique del’échafaudage centraltordu par la chaleur, ceuxqui travailleront à lareconstruction du

monument, doivent êtreinformés et protégéscontre le poison, selonune procéduretransparente et publique.

Pressés par l’impatiencede voir Notre-Damereconstruite, ne laissonspas, une fois de plus,occulter les dangers dupoison par un silence deplomb.

Judith Rainhorn,historienne, professeure àl’université Paris 1Panthéon-Sorbonne

Elle st l’auteure de Blancde plomb. Histoire d’unpoison légal, Presses deSciences-Po, 2019.

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La régulation des risques et des pollutionsprotège avant tout l'industrieThomas Le Roux

Publié dans Le Monde, 1eroctobre 2019.

En ligne :https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/01/deja-a-rouen-au-cours-des-annees-1770-la-premiere-grande-pollution-industrielle-chimique-en-france_6013698_3232.html

C’est à 500 mètres del’actuelle usine Lubrizol deRouen qu’eut lieu lapremière grande pollutionindustrielle chimique enFrance, au cours desannées 1770, dans lequartier Saint-Sever, sur larive gauche : les fuméescorrosives d’une fabriqued’acide sulfuriquedétruisirent la végétationalentour et on lessoupçonna de menacer laasanté publique. Malédictionsur le site ou simplecoïncidence ? Ni l’un nil’autre : mais c’est aumiroir du passé que l’onpeut mieux comprendrecomment le risqueindustriel et les pollutionssont encadrés aujourd’hui.

Le procès instruit en 1772-1774 après la mise encause de la fabriqued’acide, a en effet produitun basculement dans

l’ordre des régulationsenvironnementales, un vraichangement de paradigmelourd de conséquences.

Une mise en lumière duprocessus historique aide àrépondre à un panache dequestions, telles que : «Seveso, quèsaco ? », « Uneusine dangereuse dans laville, est-ce possible ? », «Tire-t-on les leçons d’unecatastrophe industrielle ? »Ou encore : « l’industriel :responsable, pas coupable? »

Les directiveseuropéennes Seveso

L’usine d’additifs pouressence et lubrifiantsLubrizol est classée «Seveso – seuil haut ». Elleest donc parfaitementconnue des autorités derégulation, à savoirl’Inspection desétablissements classés, quidépend du ministère de latransition écologique etsolidaire, et qui a un rôlepréventif et desurveillance.

Le classement Sevesodécoule d’uneharmonisation européenne

des règles de droit desdifférents Etats régissantles industries les plusdangereuses. Il tire sonnom de celui de la ville deLombardie où, en juillet1976, l’usine chimiqueIcmesa laisse s’échapperun nuage toxique dedioxine qui contamine lesenvirons. Pour prévenir cetype d’accident, troisdirectives européennesSeveso sontsuccessivement adoptéesen 1982, 1996 et 2012(entrée en vigueur en2015). Une telle expositiondes faits pourrait laisserpenser que, tirant lesleçons de l’expérience (unaccident), les autoritésréagissent et fondent undroit protecteur, sans cesseamélioré. Il n’en est rien.

D’une part parce qu’avantla mise en place desdirectives Seveso, les Etatsavaient déjà leur propreréglementation, parfoisplus sévère. D’autre partparce que les centralesnucléaires, par exemple, yéchappent. Enfin, parceque l’on peut douter del’efficacité du dispositif.

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En matière d’industriedangereuse, l’accidentn’est pas exceptionnel,c’est la norme. Lesaccidents dans lesétablissements classésfrançais sont passés de 827en 2016 à 978 en 2017, et1 112 en 2018 et près de lamoitié d’entre eux laissents’échapper dansl’environnement dessubstances dangereuses.Les établissements Sevesocontribuent sensiblement àcette progression : pour 15% en 2016, 22 % en 2017et 25 % en 2018.

Relâchement dans larégulation depuis ladirective Seveso 3 de 2012?Remontons quelquesannées plus en amont, car,au nom d’une simplificationdes règles administratives,l’inspection desétablissements dangereuxs’est singulièrementassouplie pour moinscontraindre les industriels.

Ainsi, depuis 2010, lanouvelle procédure de «l’enregistrement » a faitbaisser significativement lenombre des usines devantse plier aux procéduresd’autorisation defonctionnement. Et celamalgré le souvenir, pas silointain, de l’explosionmortelle d’AZF à Toulouseen 2001.

Cette procédure aaccouché du dispositif desPPRT – plans de préventiondes risques technologiques(2003), dans le but deréduire la proximité desinstallations classées avecles habitations, et danslesquels, par un curieuxrenversement de

perspective, il est prévud’exproprier non pasl’industriel source dedanger mais le résident quia eu l’imprudence de venirhabiter trop près ou lamalchance de voirs’installer une usine prèsde chez lui. Chacunappréciera.

Comment comprendre queprès de quarante ans aprèsla première directiveSeveso, la coexistence deshabitations et desindustries dangereuses soitencore possible ? C’est queces directives reprennentl’esprit de législationsnationales déjà existantesdont le but est, depuis leXIXe siècle, d’encouragerl’industrialisation, quitte àsacrifier des zones au nomde l’utilité publique.

Revenons au procès del’usine d’acide sulfuriquede Rouen et son verdict parun arrêt du Conseil du roi,où l’affaire a été renvoyée,en 1774 : à l’encontre de lajurisprudence établiedepuis des siècles et quivisait à protéger la santépublique en supprimanttoute nuisance devoisinage, il est décidé,après moult débats entreles ministres, que l’usinepeut continuer à fabriquerson acide, défense faite auvoisinage de gêner sonfonctionnement. L’acidesulfurique est alors unnouveau produit, puissant,innovant et indispensableau décollage des industriestextile et métallurgique,moteurs del’industrialisation.

Les populations doivents’adapter

La décision du Conseil créeune brèche inédite dans larégulation des pollutions etrisques industriels ; elle està l’origine d’un bras de ferde plusieurs décenniesentre industrialistes(acception large incluantles industriels, denombreux scientifiques etla plupart desadministrateurs de l’Etat)et défenseurs d’unejurisprudence rétive auxactivités de productionpolluantes (voisins,agriculteurs, polices etjustices locales).

La Révolution française etl’Empire napoléonienscellent finalement lenouveau pacte entrel’industrie etl’environnement, dans uncontexte de guerre et demobilisation de masse. Lapériode voit unelibéralisation considérabledes contraintes juridiquesenvironnementales.

En 1810, au plus fort del’Empire, une loi sur lesindustries polluantes (lapremière du monde) sesurimpose au droitcommun et y déroge. Elleinstaure un régimeadministratif industrialiste,qui est copiéimmédiatement sur tout lecontinent, puis adaptéoutre-Manche et outreAtlantique à la fin du XIXesiècle.

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Les réformes ultérieures dela loi (en 1917 et en 1976en France), y compris cellede Seveso, n’y changentrien : c’est aux populationsde s’acclimater àl’industrie et son cortègede risques et de pollution,au nom de l’utilitépublique, l’industrialisationétant assimilée au biengénéral. Plutôt qued’interdire un produit, oncommence à définir uneacceptabilité par la dose etles seuils. D’où la banalitéde la proximité des usinesdangereuses avec deszones habitées depuis deuxcents ans.

Surtout, en conséquencede la loi de 1810 et ducontrôle administratif,l’industriel échappe à lasphère pénale en cas depollution : déjà responsablesans être coupable. Lesseuls recours judiciairespossibles sont civils, pourdéterminer des indemnitéspour dommages matériels.Encore aujourd’hui, lespoursuites pénales sontextrêmement rares, et lescondamnations très faibles,l’exemple de l’entrepriseLubrizol venant confirmercette règle, avec sacondamnation pour unrejet de gaz toxique, en2013, à 4 000 eurosd’amende – soit unebroutille pour uneentreprise de cette taille.

Autre leçon des régulationspost-1810 : leur insistancesur l’améliorationtechnique, censée rendre,toujours à court terme,l’industrie inoffensive. Larécurrence del’argumentation, décennieaprès décennie, laisserêveur au regard de laprogression parallèle de lapollution au niveaumondial. Si la pression durisque industriel estpartiellement contenue enEurope depuis les années1970, c’est en grandepartie la conséquence desdélocalisationsprincipalement en Asie, oùles dégradationsenvironnementales sontdevenues démesurées.

La régulation des risqueset des pollutions neprotège donc pas assez lespopulations, parce qu’elleprotège avant toutl’industrie et ses produits,dont l’utilité sociale etl’influence sur la santé sontinsuffisammentquestionnées. Les garde-fous actuels (dispositifstechniques, surveillanceadministrative, réparationet remédiation,délocalisations) ont pourbut de rendre acceptablesles contaminations et lesrisques ; ils confirment unedynamique historiquetragique dont l’accident del’entreprise Lubrizol n’estque l’arbre qui cache la

forêt dense de pollutionstoujours plus chroniques,massives et insidieuses.

Thomas Le Roux esthistorien. Chargé derecherche au CNRS etdirecteur du CRH, il estauteur, avec FrançoisJarrige, de « LaContamination du monde.Une histoire des pollutionsà l’âge industriel » (Seuil,2017).

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Lubrizol : la catastrophe n'a pas(encore) eu lieuRenaud Bécot

Publié dans Les Terrestres,4 octobre 2019.

En ligne :https://www.terrestres.org/2019/10/04/lubrizol-la-catastrophe-na-pas-encore-eu-lieu

Ce texte est écrit moinsd’une semaine aprèsl’incendie de l’usineLubrizol de Rouen, survenule jeudi 26 septembre20191. Dans ce temps trèscourt, alors que lescontroverses sepoursuivent, plusieurshistoriens ont déjà pris laparole pour rappeler quel’événement s’inscrit dansune histoire longue de lagestion des catastrophesindustrielles et, plusencore, que «  la régulationdes risques et despollutions ne protège pasassez les populations, parcequ’elle protège avant toutl’industrie et ses produits,dont l’utilité sociale etl’influence sur la santé sontinsuffisammentquestionnées2  ». Tout enpartageant bien desanalyses produites cesdernières jours par deshistorien.ne.s des risquesindustriels, cettecontribution propose unautre apport  en se fondantsur des sourcesdocumentaires concernantle site industriel Lubrizol etla gestion de crise depuis le26 septembre 2019. Cessources sont

inévitablement incomplèteset lacunaires.

Faire sortir «  l’affaireLubrizol  » de la lectureprésentiste qui prédominedans la sphère médiatiqueest une urgence, car cettelecture présentiste conduità poser de mauvaisesquestions – autant sur«  l’origine  » ou «  lescauses  » de l’accident, quesur ses conséquences socio-écologiques. Ce sontpourtant les récits et lesquestions qui sontsoulevées maintenant, dansl’urgence et dans lescontroverses de l’après-catastrophe, qui vontorienter les réponses quipourront être apportées àcet accident – comme ce futle cas, par exemple, aprèsla catastrophe d’AZF en20013.

Sortir du présentisme eninscrivant l’accident dansune histoire longue de lagestion des risquesindustriels ne consiste passimplement à faire undétour par le passé, « c’estaussi et avant tout rouvrirle futur4  ». Cetteréouverture du futur reposesur la (re)formulation desquestions qui pourrontéclairer les enjeux quesoulèvent l’accidentindustriel – et rendre aussipertinentes que possiblesces questions afin qu’ellespuissent faciliterl’élaboration de réponsesqui intégreront à la fois des

aspirations à la justicesociale et à la justiceenvironnementale pourrepenser la place dupétrole et de ses dérivésdans nos sociétés, ainsi queleurs coûts socio-écologiques. Ce sont ladéfinition même desbesoins de nos sociétéscontemporaines qui doiventêtre repensés  :l’interrogation ne doit plustant porter sur «  l’erreurtechnique  » qui serait àl’origine de l’accident, quesur les décisions sociales etpolitiques qui rendentpossible ces accidentsinhérents à nos modes deconsommation et deproduction. Rouvrir le futurimplique aussi de dire etreconnaître, qu’au regardde l’histoire descontroverses sur les effetssanitaires des 5235 tonnesde substances brûlées dansles entrepôts de Rouen, ilexiste une incertitude fortesur les effetspotentiellement toxiquesdes fumées – et que lescauses de cette incertitudedoivent être expliquées afinde pouvoir construire desdispositifs de suivissanitaires adaptés.Reconnaître et expliquerl’incertitude est unedémarche diamétralementopposée à la posture demaîtrise complète du sujetque continue d’afficher laPréfecture de Seine-Maritime.

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Il convient de l’écrire d’embléesous la forme d’une parenthèse,pour ne plus y revenir : unaccident industriel ne prend uncaractère «  catastrophique  »qu’à la condition que desgroupes d’intérêts le représentecomme tel. Cette caractérisationrepose sur la capacité de cesacteurs à interpréter l’accidenten l’inscrivant dans desdynamiques plus profondes(sociales, économiques,politiques), ou en le reliant à desévénements contingents(échéances électorales, etc.).Deux exemples éclairent cetravail de caractérisation«  catastrophique  » desaccidents. Lors de l’explosion dela raffinerie de pétrole de Feyzinen 1966, la médiatisation estamplifiée parce quel’inauguration de cetteinfrastructure «  moderne  » estrécente et qu’elle symbolise letournant pétrolier de la sociétéfrançaise au cours de cesannées. Lors de l’explosion del’usine AZF à Toulouse en 2001,le retentissement immédiat del’événement est d’autant plus vifqu’il survient quelques joursaprès les attentats du 11septembre 2001. Le contexte del’accident de Lubrizol estdavantage marqué par destemporalités politiques. En effet,l’accident intervient déjà dansune phase de controverse surdes enjeux de santéenvironnementale  : les autoritéspubliques peinent à affronter lesproblèmes liés à lacontamination au plomb suite àl’incendie de Notre-Dame5. Lacommunication gouvernementalesur les événements de Rouenintervient aussi au terme d’unesemaine marquée par le débatclimatique  : le samedi 21septembre, le gouvernementfrançais est mis en cause pour

avoir réprimé la Marche pour leclimat  ; le jour suivant,Emmanuel Macron s’exprime enconsidérant que les manifestantsdevraient «  aller en Pologne  »ou «  ramasser les détritus surles plages6» plutôt que demanifester  ; le lundi, plusieursjeunes annoncent une plaintepour inaction climatique contrecinq pays dans la France,entraînant des réactionsagressives à l’encontre de GretaThunberg, accusée de tenir«  des positions très radicales  »(E. Macron) ou de «  créer unegénération de dépressifs7  » (J.-M. Blanquer) ; le jeudi débute lacommunication désastreuse surl’accident Lubrizol  ; puis levendredi voit l’annonce duBudget prévoyant la suppressionde 5700 postes dans lesadministrations del’environnement d’ici à 2022(8).Par cette accumulation dephrases et de faits, il est bienpossible que la semaine du 21 au28 septembre 2019 devienne àl’actuel Président de laRépublique ce que fut le 6 mars2010 à Nicolas Sarkozy(«  l’environnement, çacommence à bien faire  »)  : lemoment d’un backlashenvironnemental9, c’est-à-dired’une inversion complète del’image vertueuse dont ilentendait se parer dans ledomaine environnemental. Finde la parenthèse.

I – Communiquer parl’euphémisme pourdissuader les alertes

Au cours du week-end du28 et 29 septembre, laPréfecture de Seine-Maritime a communiqué

les premiers résultatsconcernant la pollution del’air à Rouen suite àl’incendie (cf. section 5).Alors que les servicespréfectoraux semblaientconvaincus que la diffusionde cette informationpermettrait de surmonterles inquiétudes de lapopulation, ellesproduisirent exactementl’effet inverse. Dans lafoulée de ce constat, lePréfet s’inquiète de «_lasuspicion généralisée10_».Pendant toute la journée demardi, avant lamanifestation prévue àRouen à 18h, nombre deparlementaires se sontainsi relayés sur leschaînes de télévision en semontrant préoccupés de«_la défiance face à l’Etatet au politique_». Le députéFrançois Patriat (LREM)expose in fine que «_lesgens sont dans l’irrationnelintégral. Pour eux, lespolitiques seront toujoursdes menteurs11 ». Nombrede commentateurs se sontempressés d’identifier lesracines de cette«_défiance_» dans lasuccession de crisessanitaires depuis lesaffaires du sang contaminé,ou en invoquant le «_pointTchernobyl_», c’est-à-direla relativisation délibéréedes certainescontaminations. Leshabitants n’auraient pas ledroit d’exprimer leurscraintes, ni d’avoir peur12.

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La stratégie préfectorales’inscrit toutefois dans uneapproche éprouvée degestion des crises. Le 4janvier 1966, la raffineriede Feyzin explose,provoquant 18 décès et desdégâts dans plusieurscommunes del’agglomération lyonnaise.Dans la foulée, le Centred’étudespsychosociologiques dessinistres et de leurprévention (CEPSP)entame une enquête13, quidemeure pendant prèsd’une décennie laprincipale étude menée surla gestion post-accident.Or, le CEPSP hérite d’unetradition de gestion des«  crises  » qui s’inscritdans l’héritage des travauxpsychosociologiques menésau sein des armées. Lerapport vise ainsi àcomprendre «  l’émotivité,en ce qui concerne lapsychologie individuelle et,sur la solidarité, en ce quiconcerne la psychologiesocial14  ». Lapréoccupation de cespsychologues-militairesréside prioritairement dansl’étude des«  comportements  », c’est-à-dire la prévention desmouvements de foules, desphénomènes d’émulationcollective, etc. Pendant lesannées soixante-dix, lamultiplication d’accidentsindustriels mettra àl’épreuve la jeune

administration del’environnement – leministère del’Environnement est fondéen 1971, et la Direction dela prévention des pollutionset des nuisances (DPPN,prenant en charge lespolitiques des risquesindustriels) est installée en1973. Au fil des années,des rapports sont ainsicommandés par la DPPNafin de dresser des«  retours d’expériences  »sur les accidentssuccessifs15. Les rapportssont produits par dessociologues, despsychologues, ou desingénieurs. Leursconclusions s’inscrivent,pour partie, dans l’héritagedes travaux visant àéclairer les déterminantsdes «  comportements  » età prévenir les mouvementsde panique et decontestation. Ils intègrentégalement d’autrespréoccupations, en invitantles administrations àconsidérer les temporalitésdifférées des accidentsindustriels. Parmi leschercheurs sollicités par leministère dans les annéessoixante-dix, PatrickLagadec est probablementcelui qui propose laréflexion la plussystématique pourcaractériser les risques quiseraient propres auxindustries «  modernes  »,en forgeant la catégorie du

«  risque technologiquemajeur  ». Dans sonouvrage La civilisation durisque (1981), il écrit queles désastrescontemporains impactent«  des populationsimportantes peuvent êtretouchées non seulementdans leur vie mais encore –phénomène absolumentnouveau – dans leurdescendance. Insistons surce point  : jusqu’àaujourd’hui, l’accidentfrappait sur l’instant  ;désormais la catastrophes’inscrit dans la durée. Aumoment de l’événement, lacatastrophe ne s’est pasdéjà accomplie  : elle nefait que commence16».Apparaît alors la questiondes effets différés, sanstoutefois conduire leministère à se doterd’instruments permettantde suivre les effetssanitaires durables descatastrophes.

La gestion des lendemainsde l’incendie de Lubrizolest héritière de ce modèlede maintien de l’ordrehérité des années 1960-1970, bien qu’elle donneégalement à voir unedualité dans lacommunicationgouvernementale, querelèvent plusieursobservateurs : « d’un côté,Castaner est rassurant etde l’autre, Buzyn et Borneappellent les riverains à

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nettoyer partout, à êtrevigilant-e-s vis-à-vis desenfants, etc.17  ». Lepremier pôle à s’exprimer(Préfecture, ministère del’Intérieur), forge unecommunication marquéepar l’euphémisation dès lamatinée du jeudi 26septembre 2019 (18). Ellerepose sur une insistancequant à l’absence de«  toxicité aigüe  », sansjamais reconnaître que leseffets des fumées peuventêtre différés dans le temps.Cette stratégie decommunication veillait àprévenir l’affirmationd’alertes trop fortes ou demobilisations organisées ausein de la population. LePréfet Pierre-André Durandinvite ainsi à ne pas céderdevant le caractère«  anxiogène  » des feuxd’hydrocarbures, puis leministre de l’Intérieur sedonne pour priorité«  d’éviter tout mouvementde paniqu19  ». Dès lors,l’objectif n’était pas tantd’informer sur le contenudes fumées, ni mêmed’admettre une incertitudesur la composition de cespanaches. Pire, l’incertitudeest alors vue comme unfacteur pouvant déstabiliserl’action des services del’Etat mobilisés face à lacatastrophe. Toutefois, au

fil des heures, un deuxièmepôle de communications’affirme, en particulierdans la foulée de la visitedes Ministres de laTransition écologique(Elisabeth Borne) et de laSanté (Agnès Buzyn), levendredi 27 septembre.Comment expliquer cettedualité dans lacommunicationgouvernementale  ? S’il esttrop tôt pour répondreprécisément, une hypothèseraisonnable pourrait êtreformulée  : dans le contexted’une crise où l’incertitudesur les effets écologiquesdes fumées prédomine, lesresponsables politiques sereposent davantage sur lescompétences de leursadministrations respectives.Or, les culturesprofessionnelles et lesprincipes qui guident lespratiques administrativessont parfois très distinctesau sein de l’Etat. De fait, lesadministrations ont trèsinégalement pris le«  tournantenvironnemental  » dans lamise en œuvre despolitiques publiques  : bienau contraire, pourcertaines, les critères desanté publique etd’environnement ne sontpas au cœur des procéduresqui mènent à la prise de

décision.

La dualité de lacommunicationgouvernementale témoignealors d’une incapacitépréfectorale à intégrer le«  principe de précaution  »comme un principedirecteur de l’actionpublique dans une phase decrise et d’incertitudessanitaires. Les nuances quis’expriment dans lacommunication desdifférents ministresdévoilent finalement unehiérarchie implicite  : lapriorité donnée à la gestiondes «  paniques  » vised’abord au maintien del’ordre et, plus exactement,à la conservation de l’ordreindustriel. De fait, cettecommunicationgouvernementale – en dépitde ses nuances – contribueà faire oublier l’industrielpendant plusieurs jours. Cesilence industrielcorrespond à la norme encomparaison d’autrescatastrophes industriellespassées, parce qu’ils’inscrit dans la logique dudécret de 1810 sur lesmanufactures incommodeset insalubres (et de sesréformes successives), quicontribuait à protéger lesindustriels des plaintes desriverains. Finalement, la

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direction de l’entrepriseréapparaît sur la scènemédiatique en déposantplainte le lundi 30septembre 2019(20). Selonun procédé discursif qui futdéjà mobilisé par ladirection d’AZF aulendemain de lacatastrophe de 2001,l’accident proviendraitd’une causalité extérieure àl’entreprise (ou d’uneintrusion au sein de celle-ci). La plainte pour«  destructioninvolontaire  » permet ainsià la direction de l’usine deproduire un récit danslequel la nature de sonactivité et de sonorganisation serait hors decause. Cette narrationocculte pourtant une longuehistoire d’accidents dans larégion rouennaise et àLubrizol.

II – Lubrizol, ou lalongue histoire desalertes rendues invisibles

Les incidents dans lesindustries chimiquesappartiennent auquotidien  : ils sont la règleet non l’exception. Dansune récente tribune,Thomas Le Roux rappelaitque le nombre d’accidentsdans les installations

classées pour la protectionde l’environnement (ICPE)augmente ces dernièresannées, passant de 827 en2016 à 1112 l’annéepassée(21). Les sociologuesdu travail ont d’ailleursdémontré que la gestion durisque est une dimensioncentrale et routinière del’activité des travailleursdans les industries deflux(22). Cette banalité estd’autant plus renforcée, àRouen, que la ville et sespériphéries sontanciennement accoutuméesà la présence de l’industrieet de ses nuisances.

Rouen : foyer précoce dela chimie et de lapétrochimie

L’incendie de Lubrizol n’estpas une surprise pour leshabitants de la régionrouennaise. Quelques joursaprès l’explosion de l’usineAZF à Toulouse, enseptembre 2001, c’est versl’agglomération rouennaisequ’un journaliste du Mondese tourne pour explorer lamanière dont les habitantsvivent avec les industriesclassés Seveso. Il recueilleainsi la parole d’habitantsqui, tout en se disantrassurés de l’efficacité desdispositifs de prévention,

n’en concluent pas moinspar exprimer leurs doutes :«  ce qui nous manque, cesont des masques à gaz, carles masques à poussière neseraient pas suffisants23  »en cas d’accident. Dans leszones des industries àrisque, les habitants viventavec et malgré les risques,en inventant des stratégiesde contournement5.

De fait, les habitants deRouen ont une longuehabitude de cohabitationconflictuelle avec l’industriechimique, ses risques et sesnuisances. Dès 1769, le roide France nomme unbritannique à la fonction«  d’Inspecteur général desmanufacturesétrangères  ». John Holkerest alors chargé de faciliterle transfert des techniquesde la chimie anglaise versla France. En 1766, ilinstalle la première usinede fabrication d’acidessulfuriques près deRouen25. Au cours de ladécennie suivante,plusieurs usines similairesseront bâties dans la mêmeville. Ces installationsgénèrent évidemment desnuisances, dévastant lesforêts alentours. Lesriverains ne manquent pasde se plaindre, mais l’Etatroyal assure alors les usines

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chimiques de sa protection.Un arrêt du Conseil du Roidaté de 1774 décide depermettre à l’usine depoursuivre son activité  :l’acide sulfurique est alorsune production stratégique,utilisée dans plusieurssecteurs qui sont aufondement des dynamiquesd’industrialisation desdécennies suivantes26.

La région rouennaise estdonc précocement«  sacrifiée27  » àl’industrie chimique. Au fildu vingtième siècle, et plusparticulièrement au coursdes «  Trente glorieuses  »,les boucles de la Seinevoient la présenceindustrielle se renforcer.Les dérivés carbochimiqueset pétrochimiques sont aufondement d’une phase decroissance économique aucours de laquelle «  lecontenu toxique de chaquepoint de PIBaugmentait28  ». La Basse-Seine représente unterritoire majeur dans letournant pétrolier de lasociété française  : auterme des années 1970, elleconcentre le tiers de lacapacité française deraffinage, 25% de lapétrochimie et 20% de laproduction d’engrais29.

Lubrizol Rouen et sesaccidents

Le site de Lubrizol Rouenouvre ses portes en 1954,

alors que l’entreprise s’estdéjà implantée dans la zoneindustrialo-portuaire duHavre depuis quelquesannées. Elle produitdifférentes marchandisesqui reposent sur l’expansionde l’usage de l’automobiledans l’après-guerre : huilesde moteurs, lubrifiants,additifs pour l’essence etles carburants. Une partiede cette production reposedonc sur des dérivéspétroliers, qui justifientl’implantation des ateliers àproximité des zones destockage et de raffinage dupétrole. En quelques annéesde fonctionnement,l’implantation occasionnedes plaintes des riverains.Le 30 octobre 1975, puis le3 novembre de la mêmeannée, des rejets de l’usineprovoquent un nuagegazeux. Celui-ci incommodenon seulement les riverains,mais il conduit également àla contamination del’ensemble du rayon despâtisseries d’unsupermarché à Barentin (à13 kilomètres de l’usine), àdes malaises ressentis parles salariés d’une entreprisesituée à Brachy (42kilomètres), ainsi qu’à desnausées et vomissementsqui entraînent l’arrêt dutravail des 550 salariésd’une filature située àDieppe, soit à plus de… 50km. La responsabilité deLubrizol est reconnue aprèsune procédure judiciaire  :la direction est alors

condamnée à une amendemodeste, s’élevant à 4000francs30. Ce premieraccident témoigne del’étendue géographique surlaquelle peuvent sedéployer les nuisancesissues de cette usine.

Un second accidentintervient le 23 août1989(31). Les rejetsincommodent le voisinage,occasionnant des plaintes,dans un périmètregéographique pluscirconscrit. Les réponsesadministratives apportées àce nouvel accident résidentessentiellement dans desprescriptions techniques,visant par exemple à mieuxconfiner les stockages pouréviter de nouveaux rejets.

Le troisième accident connuest celui de 2013. Malgréles précédents qui furentfortement médiatisés, lasous-préfète pouvait alorsaffirmer que «  ce type depollution n’est jamais arrivéen France avec une telleampleur32  ». Si  cetteamnésie surprend, lagestion de l’accident estsurtout significative quantaux réponsesadministratives etjuridiques qui sontapportées. Dans unesynthèse de l’accidentréalisée par la Dreal, lachaîne de causalités estainsi exposée  :

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«_Le point de départ de laséquence accidentelle estconstitué par une erreurhumaine. Le vendredi 18janvier, l’opérateur de quartdémarre par erreurl’agitateur du bacd’ajustage au lieu de lapompe de recirculation surle tableau de commande,malgré un étiquetage et unmode de déclenchementdifférent (…). Cet agitateurn’attirait pas spécialementl’attention des opérateursdu fait qu’il étaitthéoriquement consignédepuis plusieursannées33_».

L’origine de l’accident estainsi reportée une fauteindividuelle, sans jamaisinterroger l’organisation dutravail qui rend possiblecette erreur. De fait, au-delàde cet accident, la mise enaccusation de «_l’erreurhumaine_» d’un opérateurest une stratégie rhétoriquerégulièrement invoquée afinque l’imputation desresponsabilités épargnel’entreprise et sahiérarchie. De manière plusinsidieuse, cettefocalisation sur une fauteindividuelle conduit àcontourner desinterrogations plusprofondes. L’identificationd’un ou de quelques

responsables suggère queles accidents pourraientêtre anticipés et maîtrisés,en refusant de livrer unexamen critique del’organisation du travaildans les ateliers.

Plus encore, la focalisationexclusive sur la recherchedes responsabilités rendimpensable un examencritique des finalités mêmede la production_: quelle estl’utilité sociale de ce quenous produisons, au regardde son empreinteécologique_? Que voulons-nous produire et à quellesfins_? Et pour quiproduisons-nous_? Cesquestions ne sont pas cellesqui guident les décisionsdes entreprises, et lessalariés restent dans unesituation de subordinationqui ne leur permetnullement de soulever cesquestions. Il n’en reste pasmoins que la criseécologique redonne uneacuité vive à ces questions,sauf à imaginer que desimples dispositifsd’amélioration del’efficience énergétique ouune «_croissance verte_»pourraient suffire àrépondre aubouleversement climatique.Comme dans le cas desprécédentes catastrophes, il

est vraisemblable que lespropositions des pouvoirspublics se limitent àl’adoption de nouvelles«_normes_», oud’améliorations techniques,sans interroger lapertinence des productionsen cause. En refusantd’interroger nos modes deconsommation et deproduction, ces dispositifsreposent sur l’entretiend’une croyance dans le«_conte de fée dela_croissance éternelle34_».

III – Le mythe pernicieuxdes frontières de l’usine

La communicationpréfectorale insiste sur lefait que les risques benzèneet amiante seraientlargement confinés dans lepérimètre de l’usine35.Cette affirmation peutlégitiment susciter unétonnement, car l’histoiredes pollutions industriellesest d’abord l’histoire de latransgression des frontièresadministratives etjuridiques par les fumées,les poussières ou autressubstances36. Le contexted’austérité budgétairerenforce d’ailleurs cettedémarcation dans lapériode récente.

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Au cours du XIXe siècle,deux grands corpusjuridiques se constituentpour parer auxconséquences négatives del’industrialisation sur leplan social etenvironnemental. Lepremier corpus s’inscritdans l’héritage du décretrelatif aux manufacturesincommodes et insalubresadopté en 1810. Il constituela matrice de laréglementation sur lesusines polluantes, dont lalogique de fond resteinaltérée jusqu’à nosjours37. Malgré desréformes successives (1917,1976, 2003), ce corpusjuridique est marqué par unpremier invariant  : sondésintérêt pour les enjeuxliés au droit du travail. Ledeuxième corpus juridiqueest celui qui relève du droitdu travail, qui se constitueplutôt dans la secondemoitié du XIXe siècle et audébut du siècle suivant. Cecorpus juridique est marquépar un deuxième invariant :sa volonté d’ériger « unmur juridique ayant pourmission de redoublerl'efficacité du mur physiqueérigé autour de l'usine ;puis de purgation de cetespace clos de touteinfluence extérieure38 ». Lacréation d’un espaceproductif confiné permetainsi à l’industrield’affirmer son autorité surl’usine. Ces lois nementionnent aucune

ouverture vers la régulationdes pollutions hors desentreprises. Ce doublecorpus législatif reposeainsi sur un principecentral  : le respect de lapropriété privé des moyensde production, quel’intervention desrégulations publiques neremet jamais en question.Cette segmentationjuridique participe ainsi àrenforcer la dominationd’une organisationproductive capitaliste sur lemilieu social et écologique.

Au lendemain de l’explosionde la raffinerie de Feyzin(1966), l’accident ouvretout de même une brèchedans ce cadre juridique etadministratif de régulationdes risques industriels. Plusparticulièrement, le Servicede l’environnementindustriel est fondé au seindu Ministère de l’Industrie,et sera transféré auMinistère del’Environnement au débutde la décennie suivante. Ceservice inaugure unepolitique de«  l’environnementindustriel  », la notionrecouvrant les nuisancesqui transgressent les mursdes entreprises, en seconcentrant exclusivementsur les dommagessusceptibles d’affecter lesécosystèmes autour desespaces productifs et lasécurité des riverains. Lemur symbolique et juridique

de l’usine et du pouvoirpatronal ne s’érode paspour autant, puisque cettenotion exclut toutepréoccupation pour la santédes salariés dans l’espacede travail, considérant quecelle-ci relève de lacompétence del’administration du Travail.Les pratiquesadministratives reposentsur cette segmentationjuridique – en particulier,les corps d’inspectionfondent une partie de leurspratiques professionnellessur cette fragmentation  :l’Inspection du travail restedans l’entreprise, quandl’Inspection des ICPEintervient au-dehors.Chacun reste de son côtédu mur d’usine et l’ordreindustriel en sort consolidé.

Malgré l’action offensivedes militants syndicauxdans les Comités d’hygièneet de sécurité dans lesusines chimiques pendantles années 1970, s’ouvrantpeu à peu à la lutte contreles pollutions, les demandessyndicales de relierdavantage le droit dutravail et le droit del’environnement ne seconcrétisent pas39. La loide 1976 sur les installationsclassées pour la protectionde l’environnement (ICPE)consolide ainsi laséparation rigide entrel’intérieur et l’extérieur desentreprises, entre le travailet l’environnement.

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Ces césures persistentlargement aujourd’hui, maiselles sont encore davantageexacerbées par lespressions budgétaires quis’exercent sur lesadministrations publiques.D’un côté, contrairement àce qui a régulièrement étéaffirmé depuis l’accident deRouen, les effectifs del’inspection ICPE n’ont pasaugmenté depuis l’accidentd’AZF en 2001. Plus encore,ils diminuent légèrementdepuis vingt ans  : en 1997,on comptait 1325inspecteurs ICPE  ; en2018, ils sont 1300(40).500.000 établissementssont concernés par laréglementation ICPE, dont44.000 soumis àautorisation, et 1312 sitesétaient classés Seveso en2018(41). Quant auxeffectifs de l’inspection dutravail comptaient environ1500 inspecteurs en 2016,lesquels avaient pourmission d’inspecter plus de1,7 millions d’entreprisesprésentes en France. En2015, 47 inspecteurs dutravail exerçaient en Seine-Maritime, départementpourtant densémentindustrialisé(42). Dans cesdeux corps d’inspection, leseffectifs limités au regarddu grand nombred’établissements à

inspecter limitent de factol’efficacité des contrôles.Toutefois, au-delà deschiffres, cette pressionconduit surtout à unetransformation de lapratique du travail de cesinspecteurs. Gérald LeCorre, inspecteur du travailen Seine-Maritime,l’exprimait en 2015 :

«  Pour les corps decontrôle de l’inspection dutravail ou des installationsclassées, cela pose laquestion de savoir si lapriorité est de contrôler laqualité des procédures oude faire des constats sur lessituations de travail réel, enobservant justement l’écartentre le prescrit et le réel.Pour ma part, je défendsque la place de l’agent decontrôle doive être dans lesentreprises à faire desconstats et non à opérer descontrôles de documentsadministratifs à son bureau(DUER, plan retrait,procédures …)43  ».

Ces transformations dumétier affectent égalementl’inspection des ICPE,jusqu’à se concrétiser parl’adoption de nouvellesprocédures administrativesqui allègent les obligationsdes industriels44. Ainsi,depuis 2010, une procédure

dite «  d’enregistrement  »,c’est-à-dire une démarchesimplifiée qui permet auxusines dont les risques sontconsidérés comme«  maîtrisés  » d’éviter delongues évaluations. Cedispositif a été salué pardes représentants dupatronat français45. Deplus, en juin 2018, undécret a réduit le périmètredes installations concernéespar les évaluationsenvironnementalespréalables, permettant ainsiaux Préfets d’autoriserl’extension de certainesusines sans disposer desévaluationsenvironnementales quiaccompagnenthabituellement la créationde ces infrastructures. Cedécret est ainsi lefondement des décisionspréfectorales autorisantl’extension du stockage del’entreprise Lubrizol, enjanvier et juin 2019(46).

La politique del’environnement industrieln’a donc jamais été penséecomme une politique desanté publique, ni commeune politique de santé autravail. Elle repose sur unefragmentation juridique quireproduit des logiques quiorganisèrent la dominationdes intérêts industriels sur

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les territoires en voied’industrialisation au coursdu XIXe siècle. D’une part,les préjudices qui affectentles travailleurs sont traitésdans le cadre confiné de larelation salariale (directe oudifférée) par une réparationstrictement monétaire47.D’autre part, les décisionsqui fut alors prisescontinuent d’imprégner lespratiques administratives,accordant la priorité à lacontinuité de l’activitéindustrielle au détrimentd’une politique de santépublique. Le constat quedressait Geneviève Massard-Guilbaud en travaillant surla régulation des pollutionsindustrielles au XIXe sièclereste largement valableaujourd’hui, à savoir «  lefait que les ouvriershabitent à proximité desusines apparaissait unechose normale, unecommodité pour eux, et lesnuisances qu'ils devaientsupporter de ce fait, unefatalité (…). Les prémicesqu'une politique deséparation fonctionnelle desespaces apparaissent donccomme celles d'unepolitique de classe, commesi hygiène publiquesignifiait hygiène d'unepartie, seulement, dupublic48  ».

IV – Des sentinellesmalmenées.

Les salariés ont

fréquemment un rôle décisifpour parer aux risquesindustriels, puis pourdocumenter les accidentslorsqu’ils surviennent. Selonune formule célèbre deHenri Pézerat, toxicologueet militant pour la santé destravailleurs, les salariés sontles «  sentinelles49  » descontaminationsenvironnementales50. A lafin des années soixante, desmilitants syndicaux ont ainsiforgé une pratique offensivedans le domaine de lasécurité et de la santé autravail, en réinvestissantparticulièrement lesComités d’hygiène et desécurité (CHS)51. Lesmilitants qui s’investirentdans ces instances ont pu àfaçonner les outils d’unevigilance collective dessalariés, en émettant ainsides alertes ou en exerçantune pression afin degarantir la sécurité decertaines industries. Il estainsi bien clair que laprocédure judiciaire menéesuite à la tragédie d’AZFn’aurait pas été la mêmesans l’implication decertains syndicalistes, et dereprésentants des salariésinvestis dans les Comitésd’hygiène, de sécurité et desconditions de travail(CHSCT)52. Ce sont aussiles militants investis dansles CHS et CHSCT quipurent alimenter les«  commissions municipalesde lutte contre lesnuisances53  » créées dans

certaines villes industriellesau cours des années 1970,ou les Comités locauxd’information et deconcertation (CLIC54), puisles Comités de suivi de site(CSS) dans la période plusrécente. Ainsi, à Rouen,plusieurs alertes avaient étéémises au sein du CSS55.Toutefois, les conditionspour ces engagements nesont pas toujours réunies, etelles tendent à l’être demoins en moins, pour troisraisons.

En premier lieu, l’industriechimique a organisél’expansion du recours autravail précaire et lasegmentation des tâchesdepuis les années 1970.Dans nombre deplateformes pétrochimiques,plusieurs entreprises sous-traitantes différentespeuvent intervenir au mêmemoment, sans que leurssalariés ne forment unmême collectif de travail etne disposent d’instancesreprésentatives dupersonnel communes. Enplus du recours auxentreprises sous-traitantes,le recrutement destravailleurs intérimaires –pour des missions surquelques jours ou quelquesmois – est devenu unepratique fréquente. Nonseulement la parole dessalariés intérimaires ousous-traitants est bien pluscontrainte que celles desalariés titulaires, mais

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leurs possibilités departiciper aux instancesreprésentatives dupersonnel sont égalementplus limitées56. Cessalariés temporairesdisposent rarement desformations et de laconnaissance du siteindustriel dont pouvaientdisposer les salariéstitulaires. Les enquêtesconsécutives à l’accidentd’AZF ont rappelé que laprécarisation du travailentraîne inéluctablementdes risquessupplémentaires. Enfin, lasous-traitance n’est passeulement une formed’organisation du travail,c’est aussi une pratiqueindustrielle qui permetd’externaliser certainsrisques, comme ledémontrent des travauxportant sur différentssecteurs industriels57.Dans le cas de Lubrizol, destémoignages desyndicalistes et de membresdu Comité de suivi de siteindiquent que «  l’atelier oùl’incendie a démarré esttotalement sous-traité etconfié à une entreprise denettoyage58  ».

En deuxième lieu,l’engagement dans les CHSet CHSCT reposait surl’existence d’équipes

syndicales actives sur lesenjeux de santé au travail.Une instance représentativedu personnel ne devientutile qu’à la condition quedes salariés volontairess’investissent dans cesinstances, en disposantd’une formationindépendante de cellesdélivrées par le patronat.Or, non seulement laprécarisation du travailérode les équipessyndicales, mais certainesentreprises font égalementobstruction à cesengagements. De fait,l’usine de Lubrizol Rouenne brille pas par sacombativité syndicale.Plusieurs militants des sitesindustriels voisinssoulignent ainsi qu’aulendemain de l’accident de2013, les salariés «  étaientdans une cultured’entreprise très liée aupatron, validant ce quedisait la direction59  ».Sous la pression d’unemenace patronale sur lapérennité des emplois, lessalariés auraient ainsicontribué à alimenter lediscours selon lequell’accident relevaituniquement d’une erreurindividuelle, et non del’organisation du travail.Aucun syndicat n’existaitalors dans l’entreprise.

Selon l’actuel déléguésyndical CFDT de Lubrizol,la première section auraitété formée en 2014. Lafondation de cette sectionaurait été dissuadée par ladirection, puisque cemilitant affirme avoir étéconvoqué par sa direction«  à 4 entretiens préalablesavant la création60  ».

En troisième lieu, le rôle desentinelles des salariéss’est érodé en raison del’évolution récente de laréglementation. Lubrizolest en effet la premièrecatastrophe industrielleaussi médiatisé depuisl’adoption de la loi dite«  Travail  » (2016), quientérinait la liquidation desCHSCT. Au nom de lasimplification, toutes lesinstances représentativesdu personnel (CHSCT,Comité d’entreprise,Délégués du personnel)sont ainsi fusionnées en uneseule instance  : le Comitésocial et économique (CSE).Dans les entreprises de plusde 300 salariés, unecommission interne etsubordonnée au CSE doitimpérativement êtrecréée  : la CommissionSanté, Sécurité etconditions de travail(CSSCT). La disparition desanciennes IRP pour

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fusionner en un CSE doitêtre effective dans toutesles entreprises concernéesau 1er janvier 2020. Depuistrois ans, la crainteexprimée par de nombreuxsyndicalistes réside dans lefait que cette fusion des IRPconduise à marginaliser lespréoccupations relevant dela santé ou de la sécurité.En effet, les heures dedélégations accordées auxsalariés qui participent auCSE seront plus restreintes,et ils devront opérer unehiérarchisation dans leursthèmes d’intervention. Al’heure actuelle, il est biendifficile d’éclairer commentles CSE prendront encharge ces enjeux de santéet d’environnement1.L’accident de Lubrizolconstitue déjà le témoignagedes effets insidieux de  laliquidation des structures devigilances collectives quepouvaient représenter,notamment, les CHSCT.Ces trois facteurs expliquentpourquoi, aujourd’hui, laparole des salariés deLubrizol reste inaudible. Demanière presquesystématique, ils sont aussiles grands absents desdiscours des pouvoirspublics. Ce sont pourtantces salariés qui sontprobablement les plus àmême de savoir quels sontles risques liés à l’incendie.Ce sont également eux etelles qui devront endurer unprobable chômagetechnique et des pressions

sur la pérennité de leursemplois dans les prochainessemaines. Pour que laparole des salariés deLubrizol puisse se faireentendre, il conviendraitque les pouvoirs publicsassurent ces travailleursque leur parole seraentendue et protégée, avantcomme après l’accident.Comme ce fut le cas dansl’affaire AZF (non sanstensions parmi les salariés),c’est probablement la paroleet l’expérience destravailleurs du site Lubrizolqui contribuera à mieuxprendre la mesure de latoxicité des rejets desderniers jours.

V – Des brouillardstoxiques  ?

Dans son livre sur lesbrouillards toxiques de laMeuse, l’historien AlexisZimmer avait proposé uneétude fascinante desenquêtes menées par leshygiénistes belges afin dedéterminer l’origine desnuages qui provoquèrentplusieurs morts au cours del’année 1930, ainsi que desépisodes d’épidémies demaladies respiratoires. Enexplorant un événementsupposément exceptionnel,l’auteur se proposaitd’éclairer ce que lebrouillard révélait de« l’ordinaire du désastre »,c’est-à-dire l’existence depollutions chroniques et

potentiellement pathogènespar-delà les rares momentsde préoccupations publiquespour ces enjeux. Endémêlant les arguments quise construisent au fil desenquêtes, pour incriminerou relativiser la partindustrielle de lacatastrophe, Alexis Zimmerinvitait ses lecteurs à biencomprendre que «  nous nesommes pas tout à fait sortisdu brouillard de 19302  ».De fait, les controversesquant à la toxicité despanaches depuis jeudi 26septembre nous replongentau cœur de ce brouillard.

Dès le début de l’incendiede Lubrizol, c’est-à-direprobablement avant mêmede disposer de la moindremesure concernant lecontenu des fumées, lePréfet pouvait affirmer quecelles-ci ne présentaient«  pas de toxicité aigüe  ».La notion désigne alors desfumées dont les effetssanitaires seraientimmédiats, provoquant desmaladies repérables enquelques heures ouquelques jours, voirepouvant entraîner desdécès. Toutefois, comme l’aclairement fait remarquerPascal Marichalar, l’absencede «  toxicité aigüe  »affichée par le préfetn’exclut donc nullementl’absence de toxicité «  toutcourt63  ». En effet, lessalariés atteints par despathologies d’origine

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leurs possibilités departiciper aux instancesreprésentatives dupersonnel sont égalementplus limitées56. Cessalariés temporairesdisposent rarement desformations et de laconnaissance du siteindustriel dont pouvaientdisposer les salariéstitulaires. Les enquêtesconsécutives à l’accidentd’AZF ont rappelé que laprécarisation du travailentraîne inéluctablementdes risquessupplémentaires. Enfin, lasous-traitance n’est passeulement une formed’organisation du travail,c’est aussi une pratiqueindustrielle qui permetd’externaliser certainsrisques, comme ledémontrent des travauxportant sur différentssecteurs industriels57.Dans le cas de Lubrizol, destémoignages desyndicalistes et de membresdu Comité de suivi de siteindiquent que «  l’atelier oùl’incendie a démarré esttotalement sous-traité etconfié à une entreprise denettoyage58  ».

En deuxième lieu,l’engagement dans les CHSet CHSCT reposait surl’existence d’équipes

syndicales actives sur lesenjeux de santé au travail.Une instance représentativedu personnel ne devientutile qu’à la condition quedes salariés volontairess’investissent dans cesinstances, en disposantd’une formationindépendante de cellesdélivrées par le patronat.Or, non seulement laprécarisation du travailérode les équipessyndicales, mais certainesentreprises font égalementobstruction à cesengagements. De fait,l’usine de Lubrizol Rouenne brille pas par sacombativité syndicale.Plusieurs militants des sitesindustriels voisinssoulignent ainsi qu’aulendemain de l’accident de2013, les salariés «  étaientdans une cultured’entreprise très liée aupatron, validant ce quedisait la direction59  ».Sous la pression d’unemenace patronale sur lapérennité des emplois, lessalariés auraient ainsicontribué à alimenter lediscours selon lequell’accident relevaituniquement d’une erreurindividuelle, et non del’organisation du travail.Aucun syndicat n’existaitalors dans l’entreprise.

Selon l’actuel déléguésyndical CFDT de Lubrizol,la première section auraitété formée en 2014. Lafondation de cette sectionaurait été dissuadée par ladirection, puisque cemilitant affirme avoir étéconvoqué par sa direction«  à 4 entretiens préalablesavant la création60  ».

En troisième lieu, le rôle desentinelles des salariéss’est érodé en raison del’évolution récente de laréglementation. Lubrizolest en effet la premièrecatastrophe industrielleaussi médiatisé depuisl’adoption de la loi dite«  Travail  » (2016), quientérinait la liquidation desCHSCT. Au nom de lasimplification, toutes lesinstances représentativesdu personnel (CHSCT,Comité d’entreprise,Délégués du personnel)sont ainsi fusionnées en uneseule instance  : le Comitésocial et économique (CSE).Dans les entreprises de plusde 300 salariés, unecommission interne etsubordonnée au CSE doitimpérativement êtrecréée  : la CommissionSanté, Sécurité etconditions de travail(CSSCT). La disparition desanciennes IRP pour

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professionnelle en fontsouvent l’expérience  : lesmaux provoqués par lesnuisances industrielles sedéclarent rarement avec lamême immédiateté qu’uneexplosion, mais bien souventplusieurs décennies aprèsles expositions auxsubstances pathogènes. Lespollutions chroniques etinvisibles ont parfois étéqualifiés de «  violenceslentes  » perpétrées àl’encontre des riverains etdes salariés des industriespétrochimiques, dans lamesure où elles affectent lasanté des habitants au fildes années. Par cette notionde «  violence lente  »,l’universitaire Rob Nixoninvitait à comprendre que«  les particulesindustrielles et les effluentspersistent dans les élémentsenvironnementaux que noushabitons et jusque dans noscorps qui, sur le planécologique etépidémiologique, ne sontjamais tout à fait nos strictscontemporains64 ». Ce sontégalement souvent desmaladies dont la survenueest facilitée par les effetscocktails, c’est-à-direl’exposition à plusieursproduits simultanément –dont la combinaison peutaccroitre la toxicité.

Lors de la conférence depresse qu’il tient, le samedi28 septembre, le PréfetPierre-André Durandcommunique les résultats

provenant des premièresmesures réalisées sur lapollution atmosphérique. Laprésentation des données seveut rassurante, la qualitéde l’air serait«  habituelle  » à Rouen.L’affaire serait ainsi réglée.Or, lorsqu’il est question demesure de la pollution,l’enjeu n’est pas tant deconnaître les chiffres, quede savoir comment sontréalisées ces mesures. Lesmoyens techniques demesure déterminent lespollutions qui peuvent êtreidentifiées, et celles qui nepeuvent pas être identifiées.Autrement dit  : l’importantest de savoir ce que lespouvoirs publics se sontdonnés les moyens dechercher (ou de ne paschercher). Le Président duConseil d’administration del’Ineris et ingénieur desMines, Alain Dorison l’aexplicitement rappelé  :« quand on fait une analysechimique, on trouve ce quel’on cherche65  ». Enl’occurrence, sur ce point,les informations disponiblesrestent parcellaires.L’agence de mesure de lapollution de l’air, AtmoNormandie, a souligné queles mesuresd’hydrocarburesaromatiques polycycliquesne pouvaient êtreimmédiates, devant êtreréalisée par un laboratoire.L’agence a égalementexprimée qu’elle ne seraitpas en capacité d’analyser

les suies qui retombent surl’agglomération66. Selon lesinformations préfectorales,ces suies seraient doncanalysées soit par lesmoyens du ServiceDépartemental IncendieSecours (SDIS), soit par leRéseau d’intervention ensituation post-accidentelle(RIPA)67. Aucuneinformation n’a été diffuséesur les moyens mis enœuvre par ces organisationspour réaliser les mesures.De plus, la communicationpréfectorale se focalise surla pollution de l’air et lessuies, en laissant dansl’ombre la pollution des sols,des aliments, et de la nappephréatique. Dans la fouléede la conférence de pressepréfectorale du 28septembre 2019, le toxico-chimiste André Picot a pudéclarer que «  les analyseslivrées par la préfecturesont hors de propos5  »parce que les moyenstechniques utilisés seraientinadaptés.

Plus précisément, laconsultation des mesuresdivulguées par la préfecturesurprend6. Des militantssyndicaux investis dans ledomaine de la santé autravail depuis plusieursdécennies ont ainsi livré lespremiers éléments d’unecritique argumentée desrésultats fournis par lapréfecture68, en mobilisantune méthodologie et descomparaisons fondées sur

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les travaux de l’Institut éco-citoyen pour laconnaissance des pollutionsde Fos-sur-Mer71. Ce choixcomparatif se justifie auregard de l’intenseindustrialisationpétrochimique du territoirede Fos/Berre, qui fut à lafois traversé par desmobilisations contre lapollution industrielle, maisaussi par des controversessur les moyens de mesurerces nuisances72. Cettecomparaison les mène àdeux principalesconclusions. Premièrement,les mesures réalisées àRouen témoignent d’uneteneur en hydrocarburesaromatiques polycycliquestrès nettement supérieureaux retombées de Fos-sur-Mer  : cette teneur oscillaitentre 11 et 34microgrammes par mètrecube par jour à Rouen,alors qu’elle situe entre 0,1et 0,26 dans les étudesportant sur l’ordinaire de larégion de Fos. Lesrouennais ont donc été 100fois plus explosés à cessubstances que ne le sontles riverains de Fos.Deuxièmement, cesmilitants constataient queles choix de seuils dedétection présentés par laPréfecture rendentcertaines mesures

inexploitables. En effet,pour la détection decertains gaz (dont lebenzène, cancérogèneavéré), la limité dedétection a été fixée à 10microgrammes par mètrecube  : en dessous de ceseuil, le benzène et lesautres gaz ne sont pasmesurés73. Ce seuil sembletrès élevé en comparaisondes mesures réalisées parl’Institut écocitoyen de Fos,où la limite dequantification est de 0,2microgrammes par mètrecube – tout comme pourl’Ineris74, organismepourtant impliqué dans lesmesures à Rouen. En bref,la fixation des limites dequantification reste àexpliciter. Jusqu’alors, lesseuils fixés pour cesmesures empêchent uneconnaissance sérieuse despollutions.

De fait, au cours de lajournée du 1er octobre, laliste des substancesstockées a été renduepublique par l’entreprise etla Préfecture. Cet effortminimal de transparence nepermet pourtant pas de direavec certitude quels sontles effets sanitaires despanaches, et ce pour aumoins trois raisons.

1) En premier lieu, desrisques toxiques forts ontété reconnus par lapréfecture pour l’amianteet pour le benzène. Or, dansces deux cas, la Préfectureaffirme que le risque seraitcontenu dans l’enceinte dusite industriel. Or, l’histoiredes maladies industrielleset des «  débordementsindustriels  » est celle del’impossibilité de figer lafrontière entre l’intérieur etl’extérieur des usines.L’amiante était ainsiprésente dans la toiture del’usine, et le Préfet a puaffirmer que le risque seraitcontenu « sur le site75 » :le toit serait effondrée surplace. Cette communicationparaît bien précipitée. Eneffet, on peutraisonnablement supposerque les matériaux furentdégradés par l’incendie.Des fibres d’amiante ontainsi pu se dégager, enétant emportées par lachaleur et le vent. En toutcas, aucune justificationtechnique ou scientifiquen’a été apportée par laPréfecture pour justifier dupérimètre restreint (300mètres autour de l’usine)dans lequel sont réaliséesdes mesures concernant lapollution à l’amiante76.Même si la quantitédispersée est faible,

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le risque existe : dans le casde l’amiante, ce n’est pas laquantité qui fait la maladie.Une seule fibre peut suffireau développement d’unepathologie qui se déclarerades décennies plus tard. Lasituation actuelle ouvreégalement desinterrogations sur lesrecours juridiques quepourraient entamer lesriverains afin de prétendre àla reconnaissance ultérieured’un préjudice d’anxiété.Cette catégorie juridique aété fondée pour reconnaîtreles conséquences moralesqui pouvaient affecter lespotentielles victimes del’affaire du «  sangcontaminé77 », avant d’êtreremobilisée pourreconnaître le sentimentd’angoisse qui peut affecterdes salariés qui ont étéexposés à l’amiante, etsavent qu’ils peuvent ainsidéclarer une maladie surune longue durée.Dernièrement, la Cour decassation a rendu unedécision qui ouvre lapossibilité d’unereconnaissance du préjudiced’anxiété pour des salariésexposés à d’autres risquesque celui de l’amiante78.

2) En deuxième lieu, lesphénomènes «  d’effetscocktails  » ou de multi-expositions dans la survenuedes maladies sont encorerelativement méconnus. Cesont pourtant desphénomènes qui sont à

l’origine de maladiesprofessionnelles, et quicontribuent à rendreparticulièrement complexeles procédures dereconnaissance de l’origineprofessionnelle denombreux cancers79. On nepeut connaître les risquesliés à l’inhalation de lamultitude de produitsemportés dans le panache.Toutefois, rien n’empêchede reconnaîtrepubliquement cetteincertitude quant aux effetssanitaires de la multi-exposition et d’en tirer lesconséquences, en sedonnant les moyens desuivre l’évolution sanitairedes populations exposées. Ace jour, aucune mesure ence sens n’a été annoncéepar les pouvoirs publics.

3) En troisième lieu,répétons que les risquestoxiques se manifestent,parfois des décennies aprèsles expositions. Ce caractèredifféré fut, et reste, leprincipal obstacle à lareconnaissance desmaladiesprofessionnelles80.Reconnaître publiquementque cette toxicité pourraitmener – ou ne pas mener – àdes maladies dans 10, 20 ou30 ans est nécessaire pourassurer la mise en place dedispositifs de santépublique. En premier lieu,les organismes de lasécurité sociale (etparticulièrement la Caisse

d’assurance retraite et de lasanté au travail) disposentdes fichiers relatifs auxmaladies professionnellesreconnues dans lesentreprises. Sur lesterritoires pétrochimiquesdu golfe de Fos-sur-Mer,l’initiative ancienne del’Association pour la priseen charge des maladieséliminables défendprécisément l’idée selonlaquelle la connaissance despathologies liées àl’industrie sur ce territoireserait facilitée par ladiffusion des connaissancessanitaires produites sur lasanté des salariés dans lesentreprises81. Lapublicisation de statistiques(anonymisées) relatives auxmaladies d’origineprofessionnelle impliquantdes (anciens) salariés deLubrizol depuis plusieursdécennies permettrait déjàd’attirer la vigilance desmédecins sur certainespathologies qui peuvent êtrecorrélées aux produits quiont pu partir en fumée. Cesstatistiques seront toutefoisloin d’être complètes,puisque le non-recours auxprocédures dereconnaissance de l’origineprofessionnelle des maladiesreste fréquent parmi lessalariés malades82. Ensuite,un dispositif public de suivide l’état de santé despopulations sur plusieursdécennies seraitindispensable, en s’assurantdes sources de financement

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pour ce dispositif – et ens’assurant que cefinancement ne repose passur la population victime deces pollutions. Si la mise enplace d’un tel dispositifpourrait sembler être unemesure de bon sens, sinonune œuvre de «  santépublique  », cesconnaissances ont étéhistoriquementempêchées83. Dès la fin duXIXe siècle, le directeur duBureau des statistiques dela Ville de Paris, JacquesBertillon, plaidait pour uneproduction deconnaissances statistiquessur l’origine des cancers,sans que cette propositionne soit jamais systématisée.Au cours de la période plusrécentes, les controversesen santé au travail ou ensanté environnementale seheurtent fréquemment àl’impasse d’une «  sciencenon-produite84  ». Unexemple récent est celui del’affaire dite des «  bébéssans bras ». La visibilité dece clusters de maladiesencore inexpliqués a étépermise par le travail fournipar les salariés du Registredes malformations enRhône-Alpes (Remera), dontle budget reste pourtantmodeste. A la fin de l’été2018, le travail du Remeraa pourtant été vivement

contesté, et l’existencemême du dispositif a étémenacée. Son maintien n’aété rendu possible que parles pressions consécutives àla médiatisation del’affaire85. La mise enœuvre d’un tel registre oud’un dispositif de suivisystématique serait uneœuvre pionnière,permettant aux populationsconcernées de repérerrapidement les éventuelsmaux, tout en armant lesmédecins pour mieuxcerner les facteurs dedéveloppement de certainespathologies.

Si la transparence n’offreaucune garantie quant àl’innocuité des fumées, cen’est donc pas parce quedes connaissances seraientintentionnellementdissimulées. Unecommunication précise deseffets sanitaires des fuméesde Lubrizol estactuellement impossible,d’une part parce quecertaines connaissancessont empêchées par leslimites des moyenstechniques utilisés, etd’autre part parce que lesconnaissances sur certainsphénomènes (effetscocktails, effets différés)sont encore trèsparcellaires. Alors que ces

connaissances sontlacunaires, il y aurait lieude dire nettement que noussommes dans une situationd’incertitude sanitaire. Or,comme l’a soulignéFrançois Jarrige, cettereconnaissance del’incertitude apparaîtimpossible car «  dire ‘‘onne sait pas’’, c’est avouerqu’on ne maîtrise pas cettesociété industrielle86  ».Pour les représentants del’Etat, dire qu’ils ne saventpas serait ainsicontradictoire avec unestratégie de communicationvisant à assurer le maintiende l’ordre industriel.

Pour la suite du monde.Reformuler les questionsfondamentales face à larépétition des désastresindustriels

Le désastre de Rouenillustre avec éclat lamanière dont certainsgroupes sociaux peuventparfaitement s’accommoderde l’accident. Les réactionsdes rouennais les plus aisésillustrent ainsi ce quecertains chercheursqualifient de «  politique ducanot de sauvetage armé  »(Christian Parenti), c’est-à-dire la possibilité de vivremalgré le désastre pour

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ceux qui ont les ressourcesde maintenir une distancevis-à-vis des effets sanitaireset écologiques de l’accident.Peu de journalistes l’ontencore relevé, et pourtant  :certains habitants des beauxquartiers quittent la ville,parce qu’ils disposent decapitaux scolaires et sociauxqui leur permettent unaccès à une information plusfiable, et parce qu’ilsdisposent des ressourcesfinancières pour sepermettre de quitter leurrésidence principale87.Cette capacité des classessociales aisées à accéderaux informations sur lesrisques sanitaires potentiels,puis à mobiliser leur capitalfinancier pour fuir lesterritoires où se concentrentles risques, est un invarianthistorique depuis les fuitesorganisées hors des villeslors des grandes épidémiesde peste au Moyen-Âge oude choléra au XIXe siècle.

Ce qu’impose l’accident deLubrizol, c’est d’abord derepenser les conditions pourarticuler des critères dejustice environnementale etde justice sociale dans lagestion et l’élimination desdésastres industriels – qu’ilssoient spectaculairescomme à Rouen, ou qu’ilssoient chroniques etordinaires. Dans un premiertemps, cela repose sur lapossibilité de protéger laparole des salariés deLubrizol et d’ailleurs.

Certes, il y a quelques mois,un délégué syndical del’entreprise déclarait  : «  jeconsidère aussi que je suislà pour oser dire leschoses88  ». Or, cettepossibilité de «  dire leschoses  » requiertl’assurance que cette parolesera protégée, et que lesconditions d’existence dessalariés seront protégées –quel que soit l’avenir du siteindustriel. Dans les mois quiviennent, les autoritéspubliques auront uneresponsabilité particulièrepour empêcher le chantageà l’emploi qui pourrait pesersur les travailleurs de cetteentreprise.

Cette sécurisation de laparole des salariés, par unestabilisation de leursstatuts, par le renforcementde leurs organisationssyndicales et l’extension descompétencessanté/environnement desinstances représentatives dupersonnel, sont autant decritères essentiels pourmettre fin à l’abstractionconstitutionnelle danslaquelle est tenue le«  principe de précaution  »lorsqu’il est questiond’industrie. Lamétamorphose du principeen pratique de précautionest au prix du renforcementde l’ensemble des dispositifset institutions quipermettent aux salariés etriverains de refonder desformes de vigilances

collectives face aux dégâtsde l’industrie.

Enfin, et surtout, à l’heurede la crise climatique, ledébat sur la gestion desrisques industriels ne peutplus se réduire às’interroger sur les solutions«  techniques  » ou lesajustements institutionnelsou organisationnels quipermettraient de mieuxprévenir les accidents. Lespremières questionsdevraient porter sur l’utilitésociale et la viabilitéécologique de nos choix deproduction et deconsommation, autant dequestions qui reprennentune vive acuité à l’heure dela crise climatique89.L’accident pourrait ainsirouvrir cesquestionnements, et rouvrirles futurs envisageables,comme le suggérait ThomasLe Roux  :

«  Sur quoi doit porter ledébat public  : est-ce quec’est sur des questions depérimètre de sécurité, devolumes, de stocks, etc., ouest-ce que c’est sur laquestion de l’utilité socialede ce qui est produit ? C’estun débat très important,parce que ces additifs dansles essences, est-ce qu’on ena vraiment besoin  ? 90  »

En effet, si la chimie et lapétrochimie restent dessecteurs industrielsconsidérables en France, ils

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sont relativement peupourvoyeurs d’emplois,alors que leur coûtécologique et sanitaire – enparticulier pour les salariésdu secteur – estparticulièrement élevé. Laconstruction rhétoriqued’une opposition entre«  emploi etenvironnement  » par lesindustriels est doncparticulièrementpernicieuse dans ce secteur,alors que d’autres formesde production revalorisantles compétences dessalariés sans porterpréjudice à leur santépourraient être envisagées.Ces questions ne sont ninouvelles, ni confinées dansune abstraction théorique.Entre 1976 et 1978,plusieurs accidentssurvinrent ainsi autourd’une industrie chimique àPierre-Bénite (Rhône)91.Une coalition desyndicalistes, salariés,riverains et membres desprofessions de santé, seconstitua alors, en sefondant sur le constat que«  l’accroissement de laproduction [pouvait leur]laisser espérer la prospéritéau milieu des ordures  ».Pendant deux années, cesmilitants participèrent ainsià une fronde decontestation contre la

pollution et les maladiesprofessionnelles, en défiantla segmentation juridique etl’autorité patronale qui lesavaient séparéesauparavant. Leursrevendications ne selimitent pas à discuter des«  seuils  » ou desdispositifs techniques quipourraient légèrementréduire les nuisances : bienau contraire, ils mettent encause l’utilité sociale de laproduction dans cetteusine. En l’occurrence, ilscontestent notamment lapertinence de fabriquer del’acroléine, un dérivépétrolier qui est ensuiteenvoyé dans une usine deCommentry (Allier) pourêtre transformé en additifalimentaire servant ànourrir des volailles dansles élevages industriels92.Pour ces salariés, l’utilitésociale de ce qu’ilsproduisent leur paraît fortdiscutable au regard de sonempreinteenvironnementale, et ilsplaident ainsi pour que leursavoir-faire soit mobilisépour réaliser des tâchesplus valorisantes.

La coalition d’organisationssyndicales et écologistesrassemblées à Rouen, mardi1er octobre 2019, nousrepose finalement ces

questions  : devons-nousencore partager notreavenir avec le pétrole et sesdérivés, malgré le coûtécologique, sanitaire etclimatique, qu’ils nousimposent  – et qu’ilsimposent plusparticulièrement auxgroupes sociaux les plusdéfavorisés ? Est-il possiblede concilier justice socialeet justice environnementalequi se fonderait sur uneréduction desconsommations, tout enrevalorisant la qualité et enlimitant le gaspillage de cequi est produit  pourréduire drastiquementnotre empreinteécologique  ? Quels sont lesformes de travail qui sontrequises pour réaliser cettetransition écologique  ? Cesinterrogations qui serontaussi au cœur d’un colloqueco-organisé parl’association des anciensverriers de Givors et deschercheurs, afin derassembler des collectifsinvestis sur les enjeux desanté au travail et de luttecontre la pollutionindustrielle, les 14 et 15novembre 2019(93).

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[1] Les sources utilisées ici ont été collectées jusque dans la soirée du 2 octobre 2019. Ce texte bénéficie des remarques de Anne

Marchand, Christophe Bonneuil et François Jarrige, que je remercie.

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/01/deja-a-rouen-au-cours-des-annees-1770-la-premiere-grande-pollution-industrielle-

chimique-en-france_6013698_3232.html

[3] Sur la pluralité des paroles dans l’immédiat après-accident, voir Laure Bonnaud et Emmanuel Martinais, Les leçons d’AZF. Chroniques

d’une loi sur les risques industriels, Paris, La Documentation française, 2010, p. 15-45.

[4] Jérome Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Paris, Découverte, 2018, p. 10.

[5] Des alertes ont rapidement été lancées, voir https://www.liberation.fr/debats/2019/05/03/autour-de-notre-dame-un-silence-de-

plomb_1724519, puis l’enquête détaillée livrée par le New York Times :

https://www.nytimes.com/interactive/2019/09/14/world/europe/notre-dame-fire-lead.html

[6] https://www.ouest-france.fr/politique/emmanuel-macron/manifs-pour-le-climat-macron-invite-les-jeunes-nettoyer-les-plages-et-cibler-la-

pologne-6532606

[7] https://www.nouvelobs.com/planete/20190924.OBS18845/generation-de-deprimes-tres-radicale-le-gouvernement-francais-vexe-par-

greta-thunberg.html

[8] https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/09/13/budget-2020-la-sante-et-l-ecologie-principales-cibles-des-suppressions-de-

postes_5509701_823448.html

[9] Sharon Beder, “Anti-Environmentalism / Green Backlash”, John Barry, E. Gene Frankland (dir.), International Encyclopedia of

Environmental Politics, London, Routledge, 2001.

[10] https://www.lepoint.fr/societe/rouen-le-prefet-de-normandie-defend-la-probite-de-l-etat-01-10-2019-2338686_23.php

[11] https://www.liberation.fr/france/2019/10/01/rouen-la-com-de-crise-fumeuse-du-gouvernement_1754844

[12] https://www.liberation.fr/debats/2019/10/03/lubrizol-le-droit-d-avoir-peur_1755261

[13] Centre d’études psychosociologiques des sinistres et de leur prévention, La catastrophe de Feyzin : 4 janvier 1966, France, Délégation

Ministérielle pour l’armement, 1966.

[14] Centre d’études psychosociologiques des sinistres et de leur prévention, La catastrophe de Feyzin : 4 janvier 1966, France, Délégation

Ministérielle pour l’armement, 1966, p. 1-2.

[15] Ces travaux sont au fondement de l’actuelle base de données ARIA : https://www.aria.developpement-durable.gouv.fr/

[16] Patrick Lagadec, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981, p. 62.

[17] http://www.contretemps.eu/lubrizol-catastrophe-previsible-entretien-poupin. Voir aussi

https://www.mediapart.fr/journal/france/021019/lubrizol-les-desordres-du-gouvernement

[18] https://www.arretsurimages.net/articles/incendie-de-lubrizol-le-prefet-et-ses-doux-euphemismes ; voir aussi

https://www.liberation.fr/france/2019/10/01/rouen-la-com-de-crise-fumeuse-du-gouvernement_1754844

[19] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/09/26/important-incendie-chez-lubrizol-a-rouen_6013086_3224.html

[20] https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/30/rouen-lubrizol-porte-plainte-pour-destruction-involontaire-par-explosion-ou-

incendie_6013671_3244.html

[21] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/01/deja-a-rouen-au-cours-des-annees-1770-la-premiere-grande-pollution-industrielle-

chimique-en-france_6013698_3232.html

[22] Gwenaële Rot, François Vatin, Au fil du flux. Le travail de surveillance-contrôle dans les industries chimique et nucléaire, Paris,

Presses des Mines, 2017.

[23] « L’agglomération rouennaise attend le renforcement de la prévention », Le Monde, 24 septembre 2001.

[24] Françoise Zonabend, La Presqu’île au nucléaire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989 ; Thierry Coanus, François Duchêne, Emmanuel

Martinais, La ville inquiète. Développement urbain, gestion du danger et vie quotidienne sur trois sites “à risque” de la grande région

lyonnaise (fin XIXème – fin XXème), ENTPE – RIVES, 1999 ; Gwenola Le Naour Gwenola, Aux marges de l’action publique, Mémoire pour

l’HDR en sciences politiques, Université de Strasbourg, 2017.

[25] Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, éditions de l’EHESS, 2010, p. 33.

[26] Comme le rappelle Thomas Le Roux : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/01/deja-a-rouen-au-cours-des-annees-1770-la-

premiere-grande-pollution-industrielle-chimique-en-france_6013698_3232.html

[27] Le terme renvoie ici à la littérature américaine sur les territoires pétrochimiques, voir Steven Lerner, Sacrifice Zones: The Front Lines

of Toxic Chemical Exposure in the United States, Boston, MIT Press, 2010.

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[28] Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux, « Les ”Trente Ravageuses” ? L’impact environnemental et sanitaire des décennies de haute

croissance », Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation,

contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, p. 41-59.

[29] Jean-Rémy Gouze, Marc Grimot, Philippe Gressent, « La réduction des pollutions de l’air et de l’eau en Basse-Seine. Concertation et

action administrative », Annales des Mines, août 1984, p. 25.

[30] « La direction d’une usine condamnée pour pollution », Le Monde, 20 avril 1976.

[31 https://www.aria.developpement-durable.gouv.fr/accident/877/

[32] Cité dans « Pollution. La mauvaise odeur s’est diffusée bien au-delà de la Haute Normandie », Paris Normandie, 23 janvier 2013.

[33] Nous soulignons. IMPEL, Ministère du développement durable, DREAL Haute Normandie, « Rejet prolongé de mercaptans dans une

usine chimique », 2013. En ligne : https://www.aria.developpement-durable.gouv.fr/wp-content/files_mf/FD_43616_rouen_FR.pdf

[34] https://newrepublic.com/article/155214/delusion-danger-infinite-economic-growth

[35] https://www.liberation.fr/checknews/2019/10/01/incendie-lubrizol-a-rouen-pourquoi-les-premieres-analyses-des-suies-sont-critiquees-et-

peu-conclusiv_1754329 ; https://www.bastamag.net/Lubrizol-Rouen-Seveso-incendie-Pollutions-amiante-cancerogenes-pompiers-habitants-

prefet-plaintes

[36] Thomas Le Roux et Michel Letté (dir.), Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit (XVIIIe-XXIe siècle), Rennes,

Presses Universitaires de Rennes, 2013.

[37] Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010 ; Thomas Le

Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011 ; Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse.

Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012, p. 149-202.

[38] Jacques Le Goff, Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours , Rennes, Presses Universitaires de

Rennes, 2004, p. 44.

[39] Renaud Bécot, « Les murs de l’usine et le dilemme syndical face à la pollution industrielle, 1945-1980 », Anne Clerval, Antoine Fleury,

Julien Rebotier, Serge Weber (dir.), Espaces et rapports sociaux de domination, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015

[40] Pour l’effectif 1997, voir Laure Bonnaud, « Au nom de la loi et de la technique. L’évolution de la figure de l’inspecteur des installations

classées depuis les années 1970 », Politix, 69/1, 2005, p. 131-161. Pour l’effectif 2018, https://www.ecologique-

solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Dossier%20de%20presse_Les%20risques%20industriels_Une%20mission%20de%20protection%20pour%

20les%20populations%20et%20l%27environnement_Bilan%202018.pdf

[41] voir https://www.ecologique-

solidaire.gouv.fr/sites/default/files/statistiques%20nationales%202014%20inspection%20des%20installations%20classees.pdf et

https://www.ecologique-

solidaire.gouv.fr/sites/default/files/statistiques%20nationales%202014%20inspection%20des%20installations%20classees.pdf

[42] Gérald Le Corre, « Une catastrophe de type AZF Toulouse est encore possible », Le Droit Ouvrier, n° 799, février 2015, p. 1-8.

[43] Gérald Le Corre, « Une catastrophe de type AZF Toulouse est encore possible », Le Droit Ouvrier, n° 799, février 2015, p. 1-8

[44] Voir l’entretien du juriste Gabriel Ullmann : https://reporterre.net/Lubrizol-symptome-de-la-deregulation-de-l-environnement. Ainsi que

sa thèse : Gabriel Ullmann, Les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Des origines de la nomenclature à

l’enregistrement, Thèse de droit, Lyon 3, 2015.

[45] https://www.actu-environnement.com/ae/news/anne-allary-cadre-reglementaire-industriel-10671.php4

[46] https://www.actu-environnement.com/ae/news/lubrizol-rouen-stockage-produits-dangereux-autorisation-prefet-evaluation-

environnementale-etude-dangers-34125.php4

[47] Julie Primerano et Anne Marchand, « Cancers professionnels. Le corps dévalué des ouvriers », La nouvelle revue du travail, 14, 2019,

consulté le 1 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/nrt/4832

[48] Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 162

[49] Voir le film de P. Pézerat, « Les sentinelles », Destiny Films, 2017 ; et https://www.asso-henri-pezerat.org/

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[50] Intervention de Henri Pézerat dans l’émission Terre à terre de Ruth Stegassy du 10 juin 2000. Voir Anne Marchand, Reconnaissance et

occultation des cancers professionnels : le droit à la réparation à l’épreuve de la pratique (Seine-Saint-Denis), Thèse d’histoire et

sociologie, Université Paris-Saclay, 2018.

[51] Renaud Bécot, Syndicalisme et environnement en France de 1944 aux années quatre-vingts, Thèse d’histoire, EHESS, 2015.

[52] Rémy Jean et Philippe Saunier (dir.), AZF/Total. Responsable et coupable. Histoires d’un combat collectif, Paris, Syllepse, 2018.

[53] Gwenola Le Naour, « Feyzin (1959-1971) : composer avec les débordements de l’industrie dans le sud lyonnais », Thomas Le Roux et

Michel Letté (dir.), Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit (XVIIIe-XXIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de

Rennes, 2013, p. 99-114.

[54] Cécile Ferrieux, Gwenola Le Naour, Emmanuel Martinais, Les CLIC en Rhône-Alpes. Bilan et perspectives, Lyon, ENTPE-Rives et

Triangle, 2010.

[55] Voir http://www.contretemps.eu/lubrizol-catastrophe-previsible-entretien-poupin. Les compte-rendu de réunions du Comité de suivi de

site Rouen Ouest sont en ligne sur http://www.normandie.developpement-durable.gouv.fr/les-clic-css-dans-la-seine-maritime-

a2251.html#sommaire_4

[56] François Duchêne et Léa Marchand, Lyon, Vallée de la chimie, Lyon, Libel, 2015, p. 54-82.

[57] Annie Thébaud Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la

dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, Paris, La Découverte, 2007 ; Marie Ghis Malfilatre, Santé sous-traitée.

Travail sous rayonnements ionisants et mobilisations collectives dans l’industrie nucléaire en France (1975-2015), Thèse de sociologie,

EHESS, 2018.

[58] http://www.contretemps.eu/lubrizol-catastrophe-previsible-entretien-poupin/

[59] http://www.contretemps.eu/lubrizol-catastrophe-previsible-entretien-poupin/

[60] http://www.fce.cfdt.fr/branches/chimie/actualites/article/chimie-nouveau-dsc-chez-lubrizol

[61] Laurence Théry et Franck Héas, « L’action sur les conditions de travail à l’heure du CSE », Santé & Travail, n° 105, Janvier 2019, p.

44-45.

[62] Alexis Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930. Contre-enquête, Bruxelles, Zones sensibles, 2016, p. 32.

[63] https://twitter.com/pmaricha/status/1177137301559959553

[64] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Boston, Harvard University Press, 2011, p. 8.

[65] https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/rouen-comment-garantir-la-transparence-totale

[66] http://www.atmonormandie.fr/Media/Files/Publication-Atmo-Normandie/Dossier-de-presse/Communique-de-presse-du-28-09-2019

[67] Voir le communiqué du 28 septembre 2019 sur http://www.seine-maritime.gouv.fr/Actualites/Mise-a-jour-Incendie-au-sein-de-l-

entreprise-Lubrizol

[68] https://www.paris-normandie.fr/actualites/societe/incendie-de-l-usine-lubrizol–les-analyses-livrees-par-la-prefecture-sont-hors-de-

propos-CG15643562

[69] On les retrouve ici http://www.seine-

maritime.gouv.fr/content/download/36568/246705/file/INERIS_DRC_19_200506_06955A_canisters_1.pdf et sur http://www.seine-

maritime.gouv.fr/content/download/36567/246701/file/INERIS_DRC_19_200506_06954A_lingettes_1.pdf

[70] Ce paragraphe se fonde sur les analyses avancées par le collectif d’organisations syndicales et environnementales réunies à l’initiative

de l’Union départementale CGT de Seine-Maritime. Une partie seulement de ces éléments se retrouve sur ce fil twitter :

https://twitter.com/JB__Morel/status/1179041606965616640; ainsi que sur les informations contenues ici :

https://www.liberation.fr/checknews/2019/10/01/incendie-lubrizol-a-rouen-pourquoi-les-premieres-analyses-des-suies-sont-critiquees-et-peu-

conclusiv_1754329 et https://twitter.com/JB__Morel/status/1179041606965616640.

[71] https://www.institut-ecocitoyen.fr/

[72] Xavier Daumalin, “La création du Secrétariat permanent pour les problèmes de pollutions industrielles Fos/étang-de-Berre. Tournant

environnemental ou optimisation d’une ambition industrielle (1971-1985) ?”, En ligne: https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-

01862494/document ; Christelle Gramaglia, Charles-Enzo Dauphin, « Toucher la pollution industrielle du doigt grâce aux lichens.

Ethnographie d’une observation scientifique et citoyenne dans le golfe de Fos » Techniques & culture, 68, 2017 ; Clara Osadtchy, « Mesurer

la pollution : de la prévention des risques environnementaux à la territorialisation par l’action publique environnementale. Le cas de Fos-

sur-Mer », Terrains & travaux, 28/1, 2016, p. 63-83 ; Barbara Allen, Allison Cohen, Yolaine Ferrier, Johanna Lees, Fos EPSEAL, Étude

participative en santé environnement ancrée localement sur le front industriel de Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône, Rapport final,

Marseille, Centre Norbert Elias, 2017.

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[73] http://www.seine-maritime.gouv.fr/content/download/36568/246705/file/INERIS_DRC_19_200506_06955A_canisters_1.pdf

[74] https://www.cancer-environnement.fr/Portals/0/Documents%20PDF/Rapport/INERIS/2006_INERIS_Benz%C3%A8ne.pdf

[75] http://www.leparisien.fr/environnement/incendie-de-lubrizol-a-rouen-la-toiture-contenait-de-l-amiante-28-09-2019-8161725.php

[76] Voir à ce sujet les remarques de la CGT 76, https://twitter.com/JB__Morel/status/1179042620674383872

[77] Cristina Corgas, « Le préjudice d’angoisse : état des lieux », Revue juridique de l’Ouest, 2014, p. 29-34.

[78] https://www.republicain-lorrain.fr/edition-de-forbach/2019/09/12/anxiete-la-victoire-des-mineurs-lorrains-en-cassation

[79] Anne Marchand, « Quand les cancers du travail échappent à la reconnaissance. Les facteurs du non-recours au droit », Sociétés

contemporaines, 102, 2016, p. 103-128.

[80] Paul-André Rosental, Silicosis: a world history, Baltimore, John Hopkins University Press, 2017

[81] https://www.etui.org/fr/Themes/Sante-et-securite-Conditions-de-travail/Actualites/La-population-d-une-des-principales-zones-

industrielles-d-Europe-frappee-par-les-maladies-chroniques?utm_source=Hesamail_April2017

[82] Anne Marchand, Reconnaissance et occultation des cancers professionnels : le droit à la réparation à l’épreuve de la pratique (Seine-

Saint-Denis), Thèse d’histoire et sociologie, Université Paris-Saclay, 2018.

[83] Emilie Counil, « Causes du cancer : pourquoi le travail échappe aux radars », Santé & Travail, n° 100, 2017.

[84] Sur la science non-produite, voir David J. Hess, Alternative Pathways in Science and Industry : Activism, Innovation and the

Environment in the Era of Globalization, Cambridge, MIT Press, 2007. Sur les controverses de santé environnementale, voir les articles

réunis dans Renaud Bécot, Stéphane Frioux, Anne Marchand. « Santé et environnement : les traces d’une relation à haut risque », Écologie

& politique, 58, 2019, p. 9-20.

[85] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/15/pourquoi-une-telle-desertion-des-financeurs-du-registre-des-malformations-

congenitales-en-rhone-alpes_5355520_3232.html

[86] https://www.ouest-france.fr/societe/entretien-incendie-rouen-apres-un-accident-industriel-toute-communication-vise-rassurer-6545379

[87] https://www.liberation.fr/amphtml/france/2019/10/01/rouen-on-me-dit-que-mes-resultats-d-analyses-me-sont-inaccessibles_1754843

[88] http://www.fce.cfdt.fr/branches/chimie/actualites/article/chimie-nouveau-dsc-chez-lubrizol

[89] Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Paris, Découverte, 2019.

[90] https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/rouen-comment-garantir-la-transparence-totale

[91] Renaud Bécot et Gwenola Le Naour, « Un récit ouvrier sur la violence environnementale. La communication syndicale dans l’affaire de

l’acroléine à PCUK Pierre-Bénite (1975-1978) », Sciences de la société, n° 100, 2018, p. 12-29. En ligne :

https://journals.openedition.org/sds/5729

[92] Hasard de l’histoire, c’est dans cette même usine de Commentry que les salariés mènent des luttes depuis plusieurs années pour faire

reconnaître l’origine professionnelle de cancers qui les affectent en raison de l’usage d’une molécule réputée cancérogène – et c’est

également dans cette usine que les salariés sont en grève depuis deux semaines pour contester la réduction des effectifs de sécurité sur

leur site. Voir https://www.lamontagne.fr/commentry-03600/actualites/a-commentry-allier-la-cgt-s-inquiete-de-la-reorganisation-du-poste-de-

garde-voulue-par-la-direction-du-site-adisseo_13654871/

[93] Voir sur le site : https://givors.sciencesconf.org/

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Rouen : la chimie et les chimères de laprotectionFrançois JarrigePublié dans Libération, 10octobre 2019.

En ligne :https://www.liberation.fr/debats/2019/10/09/rouen-la-chimie-et-les-chimeres-de-la-protection_1756549

Les catastrophes commecelle de Rouen ne sont pasune anomalie, mais unrisque inhérent àl’industrie chimique, quis’est imposée depuis la findu XVIIIe siècle en seprésentant commecondition du progrès.

Loin d’être un événementexceptionnel et uneanomalie dans un mondeindustriel sous contrôle,l’incendie de l’usineLubrizol à Rouen constitueun révélateur desdynamiques profondes àl’origine des crises etcatastrophes écologiquescontemporaines. Depuisdeux siècles, la régulationdes industries dangereusesa visé bien davantage àprotéger les industrielspollueurs en installant uncadre réglementaire quileur était favorable plutôtqu’à protéger lespopulations.

Alors que les habitants deRouen s’organisent,

manifestent, déposent desplaintes et deviennentacteurs de l’évènement etde son interprétation,l’entreprise et les pouvoirspublics multiplient lesstratégies dilatoires, lesarguments rassurants oules promesses. Tandis queles ministres sontcontraints de reconnaîtrela réalité des pollutions, lePDG de l’entreprise prometde l’argent et assure qu’iln’y aura aucuneconséquence pour la santé.Leur objectif est avant toutd’éviter que n’émerge undébat sur l’utilité sociale dece secteur d’activité et deses productions. Car lachimie est au cœur de nosmodes de vie, comme denos modèles de croissance.L’entreprise Lubrizolfondée aux Etats-Unis dansl’entre-deux-guerres, avantde s’installer près deRouen en 1954, a ainsiaccompagné et rendupossible l’essor del’automobile.

Sacrifier

Depuis ses premiers pas àla fin du XVIIIe siècle,l’industrie chimique a dûêtre acclimatée, voireimposée, à des populationsqui n’en voulaient pas. Les

récits héroïques véhiculéspar les services decommunication desmultinationales insistenttoujours sur les bienfaits dela chimie, sourced’abondance et conditiondu progrès. Et d’ailleurs lachimie n’est-elle pas entrain de devenir «verte» etses produits ne sont-ils pasau cœur des projets detransition écologique ?

Les industriels n’ont cesséde multiplier les promessesde ce type pour apaiser lescraintes et les résistanceslégitimes des populations.A la fin du XVIIIe siècle,alors que des paysans etriverains menaçaientd’attaquer en justice lesusines d’acides sulfuriquesqui commençaient à êtreinstallées pouraccompagnerl’industrialisation dutextile, autorités etchimistes ont fait le choixde sacrifier des territoiresau nom de l’utilitépublique. Alors que lesateliers dangereuxpouvaient être déplacés oudétruits auparavant, lenouveau paradigme quis’installe au XIXe siècle lesimpose comme nécessairesà la puissance des nations.Dès lors les mobilisationset les plaintes ne cessent

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d’être réprimées etdisqualifiées, jusqu’à êtreoubliées des récitsdominants. Pourtant, lesconflits sont omniprésents,parfois jusqu’à l’émeute, etpour les apaiser on achète lesilence en indemnisant lesvictimes, en minimisant lesdangers et en promettant defuturs progrès techniquescensés résoudre lesproblèmes : les opposantssont renvoyés à leurs soi-disant routines, à leurspeurs irrationnelles ou àleur ignorance.

L’industrie chimique connaîtune nouvelle expansion auxlendemains de la PremièreGuerre mondiale, avec lespesticides issus des gaz decombat et le pétrole. Durantl’entre-deux-guerres, lesaccidents et pollutionschimiques se multiplient enremodelant les paysages etles imaginaires. La causedes accidents estfréquemment imputée à deserreurs humaines par lesautorités afin de ne pasremettre en cause l’essorglobal du secteur. En 1932,après l’explosion d’uneraffinerie à Gardanne, lejournal l’Humanité dénonceà l’inverse les «dividendessanglants» de l’industriechimique, décrite comme lepire avatar du capitalisme.Après 1945, l’industriechimique connaît unenouvelle phase d’expansionavec son lot de catastrophescomme à Feyzin près deLyon en 1966, ou à Seveso

dans le nord de l’Italie en1976. Dépassant lesfrontières artificielles entrel’intérieur et l’extérieur del’usine, des militantssyndicaux tentent à l’époquede faire cause communeavec les riverains pourdénoncer les pollutions touten alertant sur lesconditions de travail.

Déréguler

A partir de cette date, lesrisques semblentapparemment contenus enEurope, maisessentiellement parce queles délocalisations déplacentle problème vers les pays duSud, notamment en Asie, oùles catastrophes etcontaminations atteignentdes sommets dansl’indifférence générale. En1984, l’usine chimiqueinstallée quelques annéesplus tôt à Bhopal, en Inde,pour accompagner la«révolution verte» dans lepays (et rachetée par lasuite par Dow Chemical),laisse s’échapper un nuagetoxique qui provoque desmilliers de morts et descentaines de milliers devictimes. A la fin du XXesiècle, les grandesmégapoles d’Amériquelatine et leurs bidonvillesbaignent dans des pollutionsprovoquées par la proximitédes usines chimiques et desraffineries. En Europemême, les accidentsreviennent de façon

récurrente, qu’il s’agissed’AZF en 2001, ou desinnombrables accidents plusréduits qui ont lieu chaqueannée dans les installationsclassées et dont le nombreest passé de 827 en 2016 à1 112 en 2018.

Les catastrophes commecelle de Rouen ne sont pasune anomalie, un accidentmalencontreux d’où pourraitsurgir une prise deconscience. Ellesconstituent un élémentordinaire du moded’existence de cette activitédepuis ses origines. Maistoutes les productions de lachimie sont-ellesabsolument indispensables ?Il faudrait au minimumhiérarchiser ses produits,distinguer ce qui relèveraitde vrais besoins et ce quicorrespond à des pratiquesqui pourraient êtrequestionnées, à l’image desinnombrables produitscosmétiques. Au lieu dedéréguler et assouplir lesnormes qui existent au nomde l’emploi, comme ledemandent les industriels, ilconviendrait de lesrenforcer encore, enfavorisant le contrôle dessalariés sur les risques touten limitant au strictnécessaire ces productionset leurs nuisances.

François Jarrige maître deconférences en histoirecontemporaine, universitéde Bourgogne

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Interventions de membres du Ruche depuisl'accident de Lubrizol

- Stéphane Frioux, France 2, 29 septembre : https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/jt-de-20h-du-dimanche-29-septembre-2019_3613403.html

- Jean-Baptiste Fressoz, Renaud Bécot, France Culture, 1 octobre :https://www.franceculture.fr/emissions/les-matins/accidents-industriels-comment-vivre-avec-le-risque

- Judith Rainhorn, Public Sénat, 1 octobre : https://www.publicsenat.fr/emission/allons-plus-loin/allons-plus-loin-145227

- Thomas Le Roux, France Inter, 1 octobre : https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/rouen-comment-garantir-la-transparence-totale

- Pascal Marichalar, Gwenola Le Naour, Renaud Bécot, Jean-Claude Moioli, LaurentGonon, Libération, 1 octobre : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/01/lubrizol-le-droit-d-avoir-peur_1754732

- François Jarrige, Ouest-France, 2 octobre : https://www.ouest-france.fr/societe/entretien-incendie-rouen-apres-un-accident-industriel-toute-communication-vise-rassurer-6545379

- Jean-Baptiste Fressoz, Thomas Le Roux, Renaud Bécot, Le Monde, 4 octobre :https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/10/04/2-5-millions-de-francais-vivent-a-moins-d-un-kilometre-d-une-usine-seveso_6014269_3244.html

- François Jarrige, Reporterre, 5 octobre : https://reporterre.net/Lubrizol-Pour-qu-il-y-ait-moins-d-usines-toxiques-il-faut-moins-de-biens-manufactures

- Renaud Bécot, Le Progrès, 5 octobre : https://www.leprogres.fr/rhone-69/2019/10/05/ici-les-activites-petrochimiques-sont-plus-concentrees-qu-a-rouen

- Jean-Baptiste Fressoz, Sud-Ouest, 5 octobre, https://www.sudouest.fr/2019/10/03/risque-industriel-en-france-200-ans-de-danger-autorise-un-historien-raconte-6655564-10732.php

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Agenda de l'histoire environnementale

Colloques à venir

10-11 octobre 2019

14-15 novembre 2019

28-29 novembre 2019

6 décembre 2019

11-12 décembre 2019

Prochain colloque du Ruche"La nature sous contrat. Concessions, histoire et environnement8 et 9 juin 2020

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https: //leruche.hypotheses.org/68