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josefa ?

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(HOFE)Margueritte Duras : « le soleil, le manque de parler, le bourdonnement entêtant des insectes de la forêt, le calme des clairières, bien des choses approfondissent la folie. »

000.3Un christ en croix traîne sur une table. C’est la dernière fois qu’il a un visage humain.

La vie. Ce dieu a donné, ce dieu a repris. Pourtant ce dieu n’a rien donné, il a été volé. Trahison du dieu par les hommes. Et ce dieu n’a pas repris. Trahison des hommes par eux-mêmes.

Ne sachant trop quoi faire je fais n’importe quoi, dans l’espérance que le hasard sache mieux que moi ce qu’il fait.

Cette femme vierge dans laquelle je pioche mon corps au hasard de ses gestes. Annie ?

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Elle dessinait, un paysage, un visage, un détail qui rende tout le reste possible.

des rideaux cachent de gigantesque trous d’obus dans les façades, des carcasses de voitures sont garées proprement au milieu de voitures neuves. Plus bas, des jeunes, torses nus, jouent au foot au bord de l’autoroute.

Par où commencer le dessin de cette femme ? Et avec quoi ?

Il faut faire son existence comme un mandala, avec du sable, que l’on balaye d’un revers de main au dernier jour de notre vie.

Je bois un peu, de 7 heures du matin à 11 heures du soir, sans raison ni plaisir.

L’alcool brûle mes dents et mes gencives, je continue de me rouler dans la boue

j’écris pour me laver les mains, recouvrir la boue avec de l’encre, mes yeux avec de l’alcool.

Femme-fronitère.

un amour ridicule d’amant gâté, chacun pour lui.

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M’enfuir de ce corps puisqu’il faut bien laisser quelque chose ici.

L’odeur de la chasteté, incommodante comme celle du lucre

Il faut toujours trouver les détails qui font vrai, s’évertuer à faire croire.

je m’éloigne de ce qui fit de moi ce que je suis maintenant

on ne va même plus chez son voisin, pourquoi irait-on sur la lune ?

conversionLes escaliers battis vers le dieu s’écroulent sous un souffle de vent qui ailleurs délie les chevelures.

« Regarde un peu les autres » me dit le dieu des autres. Et moi stupide qui les regarde, et plus stupide encore qui ne vois rien.

drogueLa fumée de l’opium douce et longue

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alcoolJe bois. Ma tête de bois, ma vie partie en fumée, au loin, ni devant ni derrière moi. Chaque heure j’achète une bouteille, me cache dehors, là où l’on fait semblant, une femme pour une nuit et 2 dollars, dans ma chambre sale. Je ne trouve plus l’interrupteur, il faut chercher l’alcool à tâtons, et perdre le bouchon et casser le flacon, boire à petites gorgées le sang des bêtes, la bile du Christ, nu sous cette femme.

prostitutionDes femmes qui se prostituent pour ajouter une planche ou un bout de tôle à leur maison de carton, pour un litre de lait, un kilo de survie.

Pornos

Les filles étaient comme des gosses, elles tiraient les rideaux, jouaient dans les draps, puis les hommes venaient se tirant sur la verge. Le film commençait. Nous étions tous assis. Et la scène était belle.

Je n’ai jamais su retrouver la pâte de Narcis, et le format avait changé.

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NirmalaElle avait le visage de toutes les autres femmes. Elle me regardait me battre contre elle avec un air satisfait.

derrière un miroir, c’est là qu’elle cache ses secrets.

AntonIl fait sa vie comme il compte ses sous.

NarcisIl écrit aussi des insanités par-dessus ses photos de famille

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MAVACTUALBERTElle tourne son visage vers moi, écarte le rideau de ses cheveux. Je l’embrasse et je rentre dans mon compartiment vide.

Pourquoi met-elle son cœur entre toutes les mains ?

Ton corps, je ne l’ai compris qu’après. On a baisé plus qu’on a ri et pleuré.

Nous sommes dans ma chambre d’hôtel. Il n’y a rien sur les murs, juste de la peinture bleue et verte, juste un vieux lavabo dans le fond surmonté d’une glace. Elle me regardait avec les mêmes yeux qu’hier. Je ne disais rien, elle aurait voulu poser entre nous un autre silence, comme celui complice des amants. Mais il est temps de rentrer chez soi pensons-nous tous les deux.

Nous nous embrassons une dernière fois devant l’hôtel. Je lui demande où elle va, puis m’en vais de l’autre côté, avec ma lâcheté habituelle. Je marche voûté. Je voudrais me croire plus vieux, plus quelque chose, n’importe quoi, me dire que ces gestes n’ont pas été vains, me dire que je me souviendrai d’elle dans dix ans.

mon désespoir de la voir si semblable à elle-même chaque jour

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Je cherche une raison de vivre à chaque personne que je croise. Mais la mer en faisant l’amour au béton des quais n’a engendré que des alcooliques.

je reprends ma main laissée dans le vide

je ne suis qu’un farceur maquillé de la peinture des autres

Je m’ennuie du va-et-vient de l’amour, du laborieux « Je t’aime, je te hais. » Elle qui me dit des choses que je ne veux pas entendre, et moi qui lui répond des choses que je ne devrais pas dire. Continuons. Je me dis que le monde est fait de gens qui se ronge en secret. C’est peut-être ce que voulait dire Dieu quand il disait : « le monde est amour ». Je suis sûr qu’il voulait ajouter : « et je ne peux rien pour lui. ».

Elle pensait à l’escalier qui sommeillait entre nous en attendant que l’on s’y croise à nouveau, baissant les yeux sur le velours épais du tapis, sans laisser de trace qu’un sillon où rien ne poussera jamais que des regrets.

photos de nous devant les fontaines et les églises, ailleurs.

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Ses mains tirent ses cheveux en arrière, les attachent, sa poitrine découverte et tendue un instant. Je regarde son visage qui me regarde avec tristesse, j’imagine entre nous des phrases, des mains, des baisers, des absences, des regrets, des miracles. Déjà la porte se ferme, déjà tout doit mourir avec le silence.

Avec elle, me sentir amoureux ne me rapproche de personne et de rien.

Il me reste une photo d’elle, sa tête penchée en avant, ses grands cheveux, sa nuque, ses lèvres découpées dans la chair de son sexe, des yeux noirs, ses longs cheveux, sa poitrine de femme derrière ses mains d’enfant, ses yeux noirs sur blanc, elle sourit, elle se demande, beaucoup d’enfance dans son visage, quelques ombres de circonstance sur son ventre.

l’inventaire perpétuel de ce qui me lie à elle,

Je la regarde sculpter entre nous un abîme de son seul regard.

Sa bouche, son embarras d’être assise ici, avec moi. Nous ne parlons de rien et à voix basses ; le café décoré de miroirs vulgaires et de vieilles lampes de cuivre. Il y a beaucoup de bruit et je ne suis pas sûr qu’elle entende tout ce que je dis ni qu’elle me parle vraiment quand elle bouge ses lèvres. Nous sortons. Je ne saurais dire qui décide qu’il nous faut sortir, qui

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se lève le premier, qui paye, qui sort le premier, prend la main de l’autre. Je lui demande son nom elle me donne le mien. Elle m’appelle Marty. Je dois lui en trouver un, de nom, et je l’appelle Zoé.

Je lui avais plu à me parler à moi-même, et très vite elle s’était mise à chercher dans notre histoire le désespoir des grands amours. J’aurais dû la prévenir que je n’en étais pas capable.

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début roman

vieil homme

le jour global, la nuit globale ?

Trois textes écrits. Des lettres d’un soldat de la guerre de l’ordre immuable. Le roman d’un homme de l’ombre. Le roman d’un homme du soleil.

Des lettres

J’écris pour cette femme, pour lui demander de m’attendre encore un peu, pour lui dire que je reviendrai peut-être. Je ne sais pas.

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On ne sait plus ce soir combien de ces mots ni de ces gens, resteront. On les compte en pleurant ; déjà il n’y en a plus beaucoup, déjà la terre a lancé ses arrestations, déjà les noms fleurissent sur les pierres et l’on pleure des adieux mal appris. Ils sont morts au garde-à-vous.

la guerre qui continuait sans que personne ne la fisse ; nous aussi nous étions les combattants anonymes d’une guerre inavouée, face au monde qui, face à nous, ne déployait que la longue paroi lisse de la mer.

c’était finalement mieux d’aller faire la guerre chez les autres, qui font moins de bruit quand ils meurent.

ce que nous signifiait l’absence de guerre : la paix, lourde et poisseuse comme un 1er janvier, dont on s’ennuie au bout du compte.

les plages le long des hommes

Ils sont sortis de la guerre en retard.

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des milliers d’allemands étaient encore dans les forêts qui ne se rendaient pas, croyant que la mort d’Hitler était une opération de propagande.

les frontières ne seront pas changées d’un mètre, la guerre tourne en rond

Des hommes dans une ville détruite au bord de la mer.

Ils voudraient rentrer chez eux mais il n’y a plus de route à faire à l’envers.

Ou plutôt : le retour chez soi prend le temps d’une vie.

Et quand bien même : s’ils étaient rentrés, les gens les auraient sans doute regardé comme s’ils faisaient encore la guerre, ou comme si leur fils était mort à leur place, ne comprenant pas qu’elle puisse laisser des soldats en vie.

Les survivants sont les anomalies de la guerre. Elle fait des vainqueurs, des vaincus, mais elle ne devrait pas faire de survivants.

La traversée de la guerre sans escale.

décorUne ville en ruine, laissant debout son clocher et quelques anciens combattants. Ici la guerre n’est venue qu’une fois, une heure seulement, et elle est venue du ciel. Il a neigé des bombes sur les officiers

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et les soldats en permission et les rares habitants puis le calme de la mer est retombé sur la ville.

psychanalyseje laisse la voix qui me parcourt me parcourir encore jusqu’où je ne vais plus.

C’est peut-être à cause de mes parents, de leur façon méticuleuse de bien plier les draps, de bien ranger les valises dans le coffre de la voiture, de mettre bien droits les papiers sur le secrétaire, de mettre des étiquettes partout. Je suis ce que je fuis.

croire que l’on doit faire quelque chose pour la seule raison qu’il y a quelque chose à faire

Sans doute on a tort à 20 ans de croire que notre vie est devant nous.

souvenirChacun le soir en mourrant tient ses rêves bien serrés dans sa main, les yeux ouverts, déjà morts, déjà prêts à se voir offrir de regarder autre chose que leurs souvenirs tournant dans leur tête comme des bêtes en cage.

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ami solitaireIl s’embrasse l’épaule, mord sa main, ses paupières closes ne recouvrent rien.

Il vit seul, il dort seul, il en deviendrait fou à sucer son propre sang ; il en viendrait à souhaiter des bruits de voitures, des lampadaires qui font mal aux yeux, et même des coups de feu. Et pourtant il refuse la compagnie des autres.

Il parle de la guerre à la troisième personne, parce qu’il l’a faite à la troisième personne.

Il parle et parlant de la guerre il repart à la guerre.

Il pleure la défaite comme si la victoire aurait changé quelque chose.

une minute de silence entre les phrases. La guerre est encore là.

Il a eu peur de revenir dans son village, dans sa maison, et de n’y rien reconnaître.

la femme qu’il n’aimera plus parce qu’il ne saura plus comment faire.

Recommencer ici : recommencer à zéro ou continuer la vie à l’envers, revenir vers le zéro absolu et originel ?

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guerre – ordre immuableLes hommes sont étranges, ils ne disent rien de la journée et le soir chacun raconte sa vie à qui leur donne une cigarette. On se dit que ce sont des hommes comme cela que l’on tue quand on tire juste.

des hommes, qui ne sont pas plus pas moins que des hommes, qui sont, qui ne sont, qui ne sont rien, qui ne sont déjà plus, qui ne disent plus rien, qui ne veulent déjà plus rien, rien, rien, plus rien dire.

La nuit on y compte ses points avant de changer de cartes, gras tas de désirs secs.

Aujourd’hui mon épaule me fait mal à force d’être bourrées des coups de mon fusil. À ceux qui n’en peuvent plus de cette guerre certains disent qu’il n’y a qu’à le prendre dans l’autre sens, qu’il nous reste toujours ce choix. Quelle connerie.

les hommes perdus, pendant leurs permissions, dans les corps étranges de paysannes devenues des prostituées.

La guerre finit par me faire croire que tous les hommes se ressemblent.

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On a inventé les armes à feux pour se tuer sans se voir.

Que reste-t-il du langage après tant de cris, et de quel silence avons-nous profité pour en faire d’une moitié du monde un gouffre ? L’aurait-on perdu dans des forêts devenues des cimetières ?

Alors fallut-il redevenir des bêtes.

La nuit ne vient jamais sur la neige mais la guerre y laisse presque sans effort ses traces habituelles.

Le coin de monde que l’on se garde se réduit chaque jour. Le Père Noël ne vient plus par ici.

pas d’avenir pour ceux qui n’ont pas d’histoire

La mort au bout du chemin, en civil cette fois.

Doit-on dire que c’est dommage à chaque fois que l’on perd ?

Peut-être nos enfants mourront-ils aussi dans cette guerre.

On creuse dans les trottoirs des tranchées plus profondes encore que des tombes, et ce sont les rats et la boue qui rongent nos pieds. La guerre nous prend par tous les bouts.

on pleure tant bien que mal, on a jamais trop su comment faire.

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On ne fait pas la guerre pour quelque chose mais à la place de quelqu’un.

Ces nuits à boire pour moins entendre la guerre qui nous tourne autour. Ne plus sentir cette odeur de mort collée à nos uniformes. Ces vies qu’ils nous ont laissées, où l’on croise les revenants d’autres vies. J’ai à peine vingt ans, et déjà mes yeux sont baissés sur mes mains de vieillard.

Les hommes sont venus les uns après les autres ; ils ont inventé la nuit pour se tuer sans se voir ; ils ont tué des images, ils ont tué l’immobile, ils ont tué le silence, ils ont tué des enfants. Tous les hommes jusqu’ici ont tourné sur eux-mêmes comme sur un carrousel, vendu leurs parents pour acheter leur pardon, ils ont mangé des pierres, bu du sable et sont morts de lâcheté.

D’aucuns disent que l’on peut lire la vie d’un homme sur son visage. Il semblerait que ce soit la dernière chose qui meurt dans un corps et pourtant.

Les obus semblent exploser quelque part dans le ciel et retombent pourtant, n’ayant réussi à réveiller le dieu qui s’est endormi.

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allongés quelque part le visage vers le ciel sans pour autant voir les étoiles

sur la plage, une ligne en plus de celle du rivage ou de l’horizon.

on regrette le temps où l’horizon montrait que la fin n’existe pas, que l’on est toujours entre deux choses, toujours à mi-chemin

Reconnaîtrons-nous notre femme maintenant que le village où nous avons grandi est détruit.

Il se bat aujourd’hui contre l’homme qu’il était avant l’ordre immuable.

N’être rien, voilà l’épreuve qu’il lui faut remporter.

après la guerreIl ne reste plus de héros après la guerre, il ne reste plus que des boiteux, des culs de jatte, des visages affreux dont les femmes se détournent. Après la guerre, celui qui vit c’est celui qui n’a pas fait la guerre.

Après la guerre, tout le monde oublie la guerre et ceux qui ont fait la guerre.

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Des milliers de lettres qui n’ont jamais ni été envoyées ni brûlées

nos visages se sont faits alors que nous étions loin de nos miroirs

On efface tout et on recommence. Bien sûr que non. On efface rien et on ne recommence jamais. Le monde maintenant se fait sans la permission de nos officiers.

Maintenant je suis là comme les autres à attendre que Dieu revienne pour lui dire pardon.

Comme des bagnards débarqués à l’horizon sur des passerelles de rouille, poussés dans le dos par la sueur et les cris et les coups qui rentrent dans leurs corps, allant mourir au soleil de midi puis à l’ombre des cellules, cassant les pierres de l’île au rythme indifférent des vagues, amassant ces roches brunes qui feront des églises où mourront d’autres fous, d’autres cellules trop petites, d’autres cimetières trop grands.

La ville reste ouverte pendant que la mer se referme quelque part. Le passé revient pour dire toujours la même chose. Les gens s’allongent sur leur ombre. Elle est si usée que quand ils marchent ils semblent chercher un deuxième soleil où forger où deuxième ombre, une ombre de plus de la sienne à traîner,

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promener, jeter sur les choses, où s’endormir pour de bon.

des ruines grises qui s’étendent comme des champs de pierres ; on sème des bouts de vies dans des décors de guerre aujourd’hui délaissés.

la villeCette ville abandonnée que la neige achève de transformer en désert.

La nuit vient sur la ville comme elle vient sur la mer

Des ruines dont il ne reste que des paysages de sable et de chair où le vent s’use et s’abîme sans joie.

La neige étouffe le bruit des pas comme un tapis épais et le froid dans les gorges y durcit la tristesse que j’essaie d’avaler depuis trop longtemps.

Les arbres tirent une sève mystérieuse des ruines.

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C’est un soleil de carton qui vient illuminer la neige. Des dunes de carton aussi. La mer revient avec un air de déjà-vu.

il sculpte un monde immobile et défunt ; voilà où il en vient

Le sol nous colle aux pieds, les ombres glissent sur les murs comme des morceaux de vent.

les lettresLes lettres d’amour qu’il garde dans une boîte toujours commencent par « Ma chère femme », mais il n’y a jamais un prénom ni d’adresse sur l’enveloppe. Ce sont apparemment juste des mots qu’il s’adresse en secret et avec un alibi.

Qui n’espère pas voir au travers du miroir plutôt que dedans ?

Il se repassait le film de sa vie dans tous les sens possibles, du matin au soir, sans jamais trouver la bonne direction.

ces lettres d’amour qui n’arrivent pas à dire au revoir.

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josefaDans la ferme devenue si triste depuis que j’y vis seule. Plus de champs, plus d’étable, vivre d’une rente ridicule.

Ses yeux de pleine lune

Les lettres gravées sur ses mains qui ne veulent rien dire. Pourquoi garde-t-elle tout cela sur ses mains ?

En été le soleil est posé sur la ville comme un bloc de marbre, mais il fait encore froid.

bordelOn ne peut écrire qu’au présent, les femmes ne peuvent que mentir,

Les certitudes sont des conneries.

L’horizon est un souvenir, un mince fil que l’on avait creusé dans un mur de sa cellule et qu’on ne verra sans doute jamais plus.

Plus l’horizon se dérobe et plus je crois en lui.

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Philémon et Baucis changés en lampadaires.

Le plus court chemin vers l’homme ou vers Dieu, c’est la mort.

Duras disait : « le soleil, le manque de parler, le bourdonnement entêtant des insectes de la forêt, le calme des clairières, bien des choses approfondissent la folie. »

Le jour qui m’ennuie de sa grande suffisance. Le jour passe de plus en plus souvent sans entrer chez moi.

Ma vie de vieillard se passa sûrement à chercher un bon mot à dire en m’en allant.

La mer luttant avec le continent, c’est un enfantillage. Bien des hommes voient le monde comme une bataille.

Et la lune fuyant l’homme emporta aussi le silence.

Ces traits noirs que l’on prendrait pour des rides sont en fait des griffures.

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1947

18h14Commencer d’écrire c’est croire en la vérité, notamment dans sa forme la plus simple : l’aveu. Je débute, vous me permettrez la maladresse.

Écrire c’est sans doute se condamner à répéter sous une autre forme ce que d’autres ont déjà trop dit. C’est donc se condamner à la forme ?

On aimerait se dire que c’est la guerre qui a fait cela, que l’on y est pour rien. On va vivre dans ce pays où l’on était parti faire cette guerre, et l’on s’installe dans cette ville où l’on allait en permission. Les bombardements, une semaine après l’armistice, n’ont pas laissé grand chose. Pour tous les soldats redevenus des hommes, morts sous les bombes, on a changé les rues commerçantes en allées de cimetières. D’autres vivent encore, y sèment des soupirs à défaut d’y laisser des fleurs, qui disaient

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avec moi en 45 : « ailleurs, il paraît que la guerre est finie ». Mais ici on a continué pendant deux ans, parce qu’on ne savait rien faire d’autre ni pourquoi perdre ou gagner.

Puis il a bien fallu que la guerre soit finie. Alors il s’est passé quelque chose d’étrange ; on a reconstruit le monde en un jour et une nuit, avec d’autres bons et d’autres méchants, et le matin quand les cloches ont sonné on a pu voir chacun courrant partout s’y chercher une place.

Je reviens pas du front pour ne pas décevoir ceux qui m’attendent et ne pas gêner les autres qui ne n’espèrent plus. Je m’habituerai à cette ville, à son inexistence molle, il faudra bien. Les soldats au chômage qui m’accompagnent s’attristeront avec moi de leurs visages peu à peu recouverts de murs qui n’étaient pas là hier, et leurs corps se recroqueviller le long de l’hiver, jusqu’à la mort sûrement.

18h14 – bis – Le lendemain on marche sur la route brumeuse, et le monde se résume à l’homme qui est devant soi. On attend, on prend des trains où l’on chante un peu, on mange mal, on écoute ceux qui en reviennent ou n’en reviennent pas nous parler de la mort.

Le ciel tremblait au-dessus d’eux

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On les entend quand ils meurent murmurer qu’ils sont innocents.

Je ne rêvais de rien.

La guerre se fait seul.

La guerre s’est passée à faire quelques pas en avant et quelques pas en arrière.

la terre que l’on retourne ici pour y planter des hommes.

Je passais mes permissions dans des bordels à boire du mauvais vin. Je revenais en sachant que des amis étaient morts. J’avais la barbe un peu plus sale et le regard un peu plus vide.

On vit quand même.

Attendre la mort, à prendre ou à laisser à son voisin. Tous prisonniers du même uniforme et de la même guerre.

Parfois on s’échange des mots pour ne pas oublier qu’on parle la même religion et que c’est celui d’en face qu’il faut tuer.

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Ceux qui sont morts sur le champ de bataille y ont laissé leurs souvenirs et une adresse avec le nom d’une fille.

les cercueils quotidiens, et l’on prend la mauvaise habitude de ne plus pleurer.

Et la guerre en sa fin ne l’a pas renvoyé chez lui mais l’a gardé près d’elle. Il s’est battu pendant un an et demi encore, contre des fantômes, pris à son jeu, balle perdue dans les méandres de l’histoire officieuse.

15 févrierUne mouette vient derrière le bruit des rochers que la mer casse les uns derrière les autres pour amuser les enfants. Sauf qu’il n’y a plus d’enfants ici. Et qu’elle ne fait plus rire personne.

Le retour à Josefa s’annonce plus rude encore que prévu. Les bombardements ont abattu la ville dont il ne reste que quelques pavillons le long du rivage et l’église bien sûr. Certains d’entre nous dès les premiers jours ont cru comprendre leur choix, ou du moins l’ont revu. Quelques uns sont partis. Les autres ont se sont installés, souvent seuls, dans les grandes maisons entre la plage et la forêt.

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Je n’ai pour ma part nullement reconsidéré mon engagement. Et ce parce que Josefa n’est d’abord pas cette ville décomposée.

20 févrierCette guerre qui n’en finissait pas a fini par se terminer, du jour que l’officier qui nous commandait s’est suicidé. On est restés quelques temps dans la forêt, comme des bêtes de cirque soudain libres aux milieux des spectateurs, avec nos armes inutiles. On est partis dans la forêt. On a continué de marcher, dû voler quelques fois tant nous avions faim.

La tête basse, les yeux vissés dans mes chaussures sales, je marche épuisé en cherchant au fond de moi un autre souvenir que celui de cette femme, assise, de dos, sur son lit fait avec soin, le mur beige au dessus d’elle. Peu à peu se sont mêlé à ce fil d’Ariane ténu d’autres souvenirs, ceux d’un homme quelconque, moi ou un autre, tant j’ai moi aussi joué au petit Poucet avec ces bouts de notre vie passée en espérant pouvoir un jour remonter jusqu’à elle, mais les souvenirs étant si mêlés de tous ceux qui un soir avant la boucherie vous racontent leur vie d’avant, cette existence où l’on ne reviendra pas.

une armée de pénitents poussé dans l’isoloir par la peur

Il y a avec moi d’autres soldats qui ne savaient où aller, dont certains pour qui la paix est plus

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angoissante encore que la guerre et ont peur de ne pouvoir être à nouveau ce qu’ils avaient été, de n’être plus qu’une chose lourde et chargée de souvenirs qu’il faut taire, quelque chose que l’on continue à fréquenter mais par bonne conscience et respect ; une sorte de tombe au milieu du salon.

Maintenant je t’écris des lettres, et je cherche tout le jour dans des souvenirs étranges sans savoir qui me les a confiés.

12 marsJ’écris l’histoire d’un soldat seul dans Josefa y oubliant l’amour et tout le bazar. Le monde alors prend forme autour de quelques mots, mais ni celui de l’origine, ni celui de la fin.

Pourquoi l’évidence finit-elle toujours par répondre à l’absurde avec un geste de dédain ?

12 maiJosefa est morte en même temps que moi-même pour n’importe quelle patrie. Au-dessus de sa tombe sans doute, une sculptures dira tant bien que mal un bout de la peur des vivants.

Avant la guerre il y avait ici des enfants qui marchaient dans le port le menton en avant comme

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des héros en retraite ; les héritiers de la bourgeoisie russe.

22 maiIci chaque promenade le long de la mer me fait revenir sur mes pas. Josefa est à sa manière une ville piège en cercle autour de ses hôtels en ruine. Et la mer, le ciel, le silence, si blancs que l’on peut rien y dessiner.

Le jour se passait sans nouvelle ; la nuit semblait venir deux fois.

un homme dont les souvenirs s’effacent et qui finit par en mourir, mourir en ne se souvenant même pas qu’il a vécu.

Le visage est à la vie ce que le paysage est au pays :

les visages dont les yeux brillent comme le sang

Tout ce que l’on invente et imagine en même temps que l’on se souvient.

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7 sept.Dans les ruines les enfants déjà rejouent à la guerre comme pour être adultes plus vite.

19 sept.sur une plage qui fait le tour d’une mer sans marins ni soleil

Les amours où l’on s’abîme plus qu’on ne se construit. La guerre que l’on fait aussi naïvement que l’amour. J’ai eu peur, en rentrant, de te faire l’amour comme je leur avais fait la guerre.

Aujourd’hui tout ce que je peux trouver continue de m’éloigner de toi.

La guerre coupant les vies en deux quand elles ne les retirait pas.

31 déc.

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24 janv.brasser du vide et broyer du noir.

ces êtres sans limites qu’étaient les hommes.

Il faut toujours un peu de son contraire dans quelque chose de parfait pour le rendre humain.

La loi des contraires ?

Chaque homme est contenu dans la tension entre ce qui le fait semblable aux autres et ce qui le fait se sentir seul.

il essaie de croire que la mort ne termine rien

Il a bien un corps, mais ce n’est qu’un écran de cinéma. Les souvenirs des autres se succèdent sur lui, lui prêtent des visages, des noms, un passé.

Qu’y a-t-il de pire que de mourir pour rien ? Vivre pour rien ?

le froid comme un froid de grand hiver qui rend douloureux chaque geste. Il manque des oiseaux dans ces arbres

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on respire tellement plus bruyamment depuis qu’il y a cette guerre

s’endormir une main sur la bouche et l’autre sur le cœur

C’est la lâcheté qui m’a conduit dans cette ville où la seule chose qui vit est cette guerre au fond des ruines et des hommes.

Cette guerre que l’on connaît si mal, que l’on a si peu faite.

Cette guerre contre l’autre que l’on fait seul, et dans cette guerre contre soi-même on se protège derrière tant d’autres.

Je ne sais plus contre quoi je me bats le plus.

La guerre que l’on fait aussi naïvement que l’on a faisait l’amour.

L’officier crie des ordres imbéciles, les mots que la guerre lui apprend. Quelle gloire cherche-t-il dans ce qui a fait de nous des bêtes ?

Oublier est un outil, ce n’est pas une technique en soi.

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L’horizon fait de corps inconnus

Les autres ne veulent pas dire grand chose, quand bien même je meurs pour eux.

77 fin novMon prénom est peu courant. Vous ne m’avez jamais demandé pourquoi je m’appelais Josefa ?

Sans doute ta mère connaissait-elle quelqu’un pays qui s’appelait ainsi.

Ma mère connaissait quelqu’un ici, en effet, un homme de son village. Il est parti à la guerre et ne lui a jamais écrit qu’un lettre, trois mois après son départ. Dedans il disait qu’il était triste, qu’elle lui manquait mais qu’il y avait qu’un endroit où il se sentait près d’elle. C’était une petite ville au bord de la mer qui s’appelait Josefa. Je suis née huit mois après le départ de cet homme. Elle m’a appelé ainsi en espérant qu’il revienne au moins vers moi. Il n’a jamais réécrit, il n’est jamais revenu non plus, mais dix années durant elle n’a jamais douté qu’il vivait encore. Puis elle s’est mariée à un autre qui est mort il y a une quinzaine d’années.

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La plupart des soldats de l’est du pays et en permission venaient la passer ici. C’est pour cela que la ville a été bombardée, parce que tous ces hôtels étaient remplis d’officiers. Je n’ai jamais connu de femme en Angleterre, et c’est pour cela que je suis resté ici. Je n’avais aucune raison de revenir dans un pays où je mourrai de faim sous le regard intrigué de voisins qui n’auront pas fait la guerre.

Je t’ai vu plusieurs fois pleurer le long de la mer en lisant une lettre. À chaque fois je suis passée derrière toi et j’ai vu que c’était la même. La seule lettre que ma mère ait envoyé à son mari. Elle lui dit qu’il lui manque, que l’on travaille dur, que des listes de morts arrivent tous les mois et que le village est rempli de pleurs pendant les jours qui suivent. Elle lui dit qu’elle l’aime mais pas qu’elle est enceinte, qu’elle trouve que Josefa est un beau nom mais pas que c’est ainsi qu’elle appellera son enfant si c’est une fille.

Oui, je connais cette histoire ; cette lettre a été écrite par une femme anglaise en effet pour son mari venu se battre ici. Il me l’a remise en mourrant, me disant de lui écrire chaque jour. Puis il est mort sans me dire son nom ni son adresse. J’ai écrit quelques lettres et puis d’autres sont morts en me disant qu’il aimaient une femme et qu’il fallait le lui dire. J’étais un des rares du bataillon qui savait écrire, je suis devenu écrivain public. Tout le monde venait me dicter ses lettres ou me demander d’écrire à leur place parce qu’ils n’avaient jamais su faire cela.

Le mari de ma mère ne lui a jamais donné d’enfant. C’est elle qui n’en voulait pas. Quand il est mort elle est restée vivre seule dans sa petite maison aux

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volets bleus. J’ai perdu mon travail il y a un an. Je suis revenue vivre chez ma mère, et au bout de dix mois elle est morte. Peu de temps avant elle m’a remis une boîte, une boîte à chaussures contenant des centaines de lettres qu’elle n’avait jamais envoyées ne sachant où le faire. Au dessus il y avait la lettre de son mari, de votre main.

Qu’elle porte mon écriture ne prouve rien. Je t’ai dit que j’ai écrit bon nombre de lettres pour mes camarades. Tu voudrais que je t’aide à porter ta croix alors que je ne porte même plus la mienne, que l’on pleure dans les bras l’un de l’autre en se racontant des souvenirs, que l’on s’appelle « papa » et « ma fille » alors que l’on s’est jamais vus, que l’on se promène ensemble le long de la plage, toi essayant de me pardonner de n’être jamais reparu et moi essayant de te pardonner d’être venue jusqu’ici me rappeler tout ce que j’avais oublié si difficilement.

Le lendemain il la recherche mais elle a disparu de la ville.

Il m’a fallu oublier tout ce qu’il y avait derrière moi, sans quoi je serais mort.

ces mots restés dans nos gorges qui ont fini par nous rendre muets.

après cette pluie qui faisait le bruit du vent et dont le souvenir aujourd’hui me fait mal comme la faim.

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comme d’autres se pincent : une première fois pour savoir s’ils rêvent et une seconde pour se faire mal.

Ma vie a consisté à combler ou creuser des fossés entre les hommes et moi.

Cette grande guerre qui ne pouvait finir qu’avec cette grande tromperie.

Un dieu quelconque lance des flocons de neige sans fin sur ce monde depuis qu’elle s’est finie. Peut-être un jour on reconstruira des villes par-dessus les cimetières.

Je veux croire que je ne fuis pas parce que je vis immobile.

L’amour derrière les barbelés.

Les livrent d’histoire qui s’écrivent dans un silence de mort et de plomb.

Le bonheur des autres constitue souvent un mystère inaccessible. Mais leur malheur, on le comprend toujours plus ou moins. Ou c’est l’inverse.

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Mourir pour ces bourgeois qui dansent à l’ombre de chênes centenaires dans des costumes antiques, riant à chaque grimace et criant à chaque nouvelle danse.

La solitude mène à la correspondance comme la société mène au journal.

Je te dis je t’aime, puis je meurs maintenant que ça ne coûte plus rien.

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journal d’un journaliste1985

Vous êtes un homme, ou une femme ; qui que nous soyons nous sommes infiniment plus pour nous-même et infiniment moins pour les autres. Chacun nourrit son utopie comme un poisson rouge, oubliant de changer l’eau et ne le pensant jamais à le mettre à la mer.

surtout ne pas être différents ; que l’homme qui meurt ne vaille pas mieux que celui qui survit.

je ne dis rien qu’on ne me souffle

C’est soi-disant le grand progrès de l’âge moderne que d’avoir compris que l’histoire est linéaire et non cyclique.

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elle tendait son visage comme un premier sexe à délier.

Je ne sais pas grand chose, parce que je n’apprends pas bien, et que j’ai mauvaise mémoire.

On a toujours cru qu’il ne fallait pas laisser les images toutes seules.

On oublie et se souvient dans un même geste.

Un lieu loin du hasard où l’on se rencontre par défaut.

Ma vie en est venue à ressembler à une chambre d’hôtel.

Un grillage mou, une vieille baraque rouge où l’on achète des cigarettes infumables, des magazines périmés et des tickets de tram. Le grand mur d’un immeuble, des briques sales, ce que l’on ajoute au décor, ce qu’on oublie de lui. Une femme, un verre en carton à la main, l’œil triste, l’air malade, expose son fils en fauteuil roulant et demande quelques pièces pour manger et ne pas dormir dehors.

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assurément l’amour vaut un peu plus que ces jeux immatures entre un homme et ses désirs.

Comment pouvait-on savoir que l’on était comme tout le monde ?

être dehors ou dedans, on a toujours cru que c’était ça le grand problème.

Le chauffeur de bus alcoolique enfermé dans son engin, à ne voir le monde qu’au travers de son pare-brise, à chasser la pluie et les paysages d’un revers d’essuie-glace.

Mon ventre empli de ciment, les pieds qui me font mal.

nos yeux pour pleurer, notre bouche pour pleurer, nos mains pour pleurer

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la mer se balance doucement comme dans un hamac.

est-ce qu’on peut dire qu’il fait beau même s’il fait nuit ?

3 marsLe magazine qui m’envoie veut des images de la misère d’ici. Journaliste des villes sales, des pouilleux, des mauvaises herbes, des saisons malheureuses. Des enfants jouent sur le béton glacé ou brûlant, il y a des voitures, des immeubles, des fleuves troués de rouille, la carcasse du vent au milieu. J’en fais des images dans des cadres, d’autres font des mots dans des cases en-dessous. Des gens dans des cases, des croix dans des cases. Je fais mon boulot malgré tout.

C’est toujours la même rengaine. J’envoie un télégramme au journal, ma tête est lourde, mes jambes sont lourdes, il neige ou il pleut, ma valise est trouée, tout est mouillé à l’intérieur quand je l’ouvre à l’hôtel, je termine une bouteille quelconque dans ma chambre, les voisins se crient continuellement l’un sur l’autre ou font l’amour, je n’ai

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rien mangé depuis ce matin, je dors à nouveau. C’est toujours la même rengaine. L’existence d’un homme me semble redevenue ce qu’il y a de moins singulier au monde.

Il est 6 heures, j’ai du trop boire, ou trop marcher, ou trop me taire. Les gens dehors, le visage énorme, me mâchent, m’avalent, me recrachent, la rue avance toute seule vers un grand parc ; je m’assois sur un banc une femme en face de moi. Que faire d’un corps ? l’histoire entière de mes désirs dans celle de mes plaisirs et de mes interdits d’enfant ? je répète une grande représentation à venir ou un pauvre spectacle déjà venu ?

Bientôt je ne sors plu. Ma logeuse chaque jour m’achète 2 bouteille de vin amer et un paquet de cigarette. Ma couche sent le moisi et les ognons. Je n’arrive pas à dormir. Je prends une photo de mes pieds, de l’ampoule au plafond, je mâche mon pain sec en fumant. Fin de bouteille, fin de partie, demain est une autre nuit.

16 avrilJ’ai fini mes dernières cigarettes, le train s’arrête souvent. : cette phrase résume à elle seule toute la nullité de ce journal.

28 avril

L’une des première chose que vous apprend un appareil photo c’est que es choses sont dans l’œil de celui qui regarde. Le reste vous l’apprenez vous-

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même. J’ai ainsi appris sur le tard à prendre les femmes, non pas en photo ou avec des pincettes, mais avec des mensonges.

19877 novembre

Tout s’effondre ; les murs, les murs derrière les murs, et les hommes viennent chercher dans ces ruines un peu de ce qu’ils connaissaient.

Ses cheveux sont peignés soigneusement, une ride parcourt ses mots.

Comment aimer quelqu’un qui ne s’aime pas ?

23 décembre les cris des enfants qui voient les îles comme des bateaux échoués. Où mettre Dieu dans la vie de tels marins ? Les femmes de ces hommes finissent par souhaiter qu’ils ne reviennent jamais.

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Il revient à la mer, espérant qu’il y n’aura plus l’homme qui parlait pour les abandonnés comme la mouette parle pour les vagues, comme je parle pour un autre.

un terrain vague où mourrait un vieux cirque

Les rois dorment dans la soie et font des rêves d’ivrogne.

On vous enferme dans n’importe quelle salle, on vous accroche au plafond, puis à la fin du monde on vous décroche, on vous met dans une boîte, puis dans une cave, et c’est tout. La vie n’est sans doute pas autre chose. J’aimerais traduire les chef d’œuvre dans leur langue. On décrit bien les vies, les paysages, les pays, les visages. Qu’est-ce qui nous permet d’oublier ce qu’on a vécu ? Les rêves que l’on en fait, ce qui n’arriva jamais ensuite.

janvier 1988La porte donne sur un escalier. On peut descendre et tomber de moins haut, ou monter et ne jamais tomber. Le vide n’est pas loin. Les gens jouent à qui-perd-gagne, se jètent les uns sur les autres leur misère. Je ne crois pas en Dieu parce que j’ai vingt cinq ans. Je suis encore égoïste, torturé, ambitieux. Je brûle mes propres ailes par les deux bouts, je préfère mourir de faim que travailler à l’usine, je veux

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comprendre les secrets de l’amour, je me torture en face de choix ridicules, je voyage.

La vie semble se moquer de moi, et je voudrais me moquer d’elle, par exemple en décidant de mourir pour des idées. J’ai écris quelques poèmes, « le sourire des femmes est une île déserte », je me plais à me dire que je ne vivrais pas plus longtemps qu’un souvenir, à trente ans la quille éternelle, je ne suis qu’un imbécile. Je mets moi-même du brouillard sur tout, de grands contrastes qui ne veulent rien dire. Le monde, sans doute l’ai-je déjà dit, tourne dans le mauvais sens.

4 janvier 1988

Je m’ennuie dans cette ville autant que dans les autres. Et le froid, qui fait marcher les gens comme des pantins, qu’il fait même dans mon lit ! Je dors serré contre moi même, comme un souvenir d’enfant.

Le lendemain je reprends la route et la voiture grince de partout, souffre elle aussi du froid et de la fatigue. Je conduis avec des gants et mes jambes tremblent malgré deux pantalons. Un épais brouillard cerne les abords de la route et donne aux immeubles l’apparence de ruines. Des enfants rentrent chez eux, un seau à la main. De l’autre côté le fleuve est

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pris dans la glace, des cailloux flottent. Je tourne en rond, d’une porte à une autre.

9 janvierJ’ai dîner très tôt et très mal. Je me suis dirigé vers le fleuve qui découpe la ville et l’apaise quelque peu. L’eau est immobile, toujours. Les gens sur les quais marchent comme des automates de laine. Ils se suivent, se croisent, leurs chemins se contredisent, se contrefont, s’enfilent et s’en vont.

La lune monte et luit. Ses cheveux sont immenses, cachent la blancheur de son sexe, quelque part dans les reflets du fleuve. La nuit fait peur comme une fable pour enfant. Puis la place jaune se vide comme un sablier.

Jasmin

Tu regardes le monde sur tes paupières fermées, et le couteau s’enfonce dans ta poitrine, ton sein crie et je n’entends rien. Le sang noir coule sur le drap clair.

je vous aime, je vous respire

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Une femme croisée dans un vieux café sans devanture, un vieux monde de faux-semblants et de rires, une nuit imbibée d’alcool noir, que l’on parcourt comme un chemin de ronde.

L’alcool est le dernier endroit, flacon, où je trempe ma dernière nuit. Il fait jour parmi les étoiles. Une femme sur un bord sombre de la mer. Je la pousse dans le tumulte du vide. Alors tu meurs en moi, puis je te suis dans un cortège clairsemé jusqu’à ta tombe d’écume. Je te suis, tu es moi, je t’aime, je t’aime encore.

J’existe parce qu’il y a quelque chose après moi, mais je ne sais rien du dernier mot.

Mes camarades ici me posent des questions embarrassantes : Que faire de sa vie maintenant qu’on ne sait plus vivre. Que dire de la guerre puisqu’on ne peut plus la faire ? À quel moment parle-t-on le mieux de l’amour, et qui cela intéresse-t-il ? Chacun se donne l’air maladroit quand il s’agit de répondre et finit par se cacher derrière l’autre.

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1988janvier

Des lampadaires, des aciéries, des cercueils stériles, encore un train de nuit qui ne viendra pas, encore une nuit à boire, dans la mer et l’alcool. Je continue à passer des nuits entière dans la gare déserte. Peut-être un jour un train passera-t-il par là.

févrierJ’aimerais être malade, les rues sont vides, il fait gris, mais il ne fait pas jour. Il n’y a rien.

Elle travaille dans un bar, dans une rue bruyante de voitures. La vitrine est orange, cintrée de guirlandes de Noël que l’on pas encore enlevées. La porte grince, un bruit rouillé de cloche disperse les discussions et concentre les regards. Elle a le visage fatigué, comme si les jours s’ennuyaient avec elle et s’en aillaient avec d’autres.

Je lui dis : les lendemains ne chantent jamais. Encore un train de nuit, une nuit dans la mer et l’alcool. Des images sans intérêt de gares, de villages, de paysages, de tout ce qui ne rime à rien. Qu’on ne se demande pas pourquoi il y a pas de grands poètes ici : le sud-ouest de l’URSS, quel désespoir.

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marsEnvoyé en retard 5 ou 6 pellicules au journal. « La vie quotidienne des gens d’ici », et je me dis maintenant qu’ils trouveront les articles d’autant plus à leur goût qu’ils seront ratées.

Hôtel miteux, dors tout habillé, les yeux ouverts, comme le Christ.

avrilAlors il faut boire, il faudra toujours boire. Et je me fout du pourquoi. Comment boire ? voilà la question. Je bois toujours plus ou moins à genoux, je boierais alongé si ça ne me faisait pas vomir. J’ouvre les fenêtres, je creuse des cheminées, mais encore je trouve qu’il y a toujours trop de fumées autour de moi. Je finis par finir allongé sur le sol, caché parmi les insectes, sur le tapis en lambeaux, rouge et vert, rouillé comme les barreaux de la fenêtre, la poignée de la porte. Je m’endors.

maiPar où commencer le dessin de cette femme ?

Je m’écoute marcher, les rues portent les noms des femmes que j’ai connues ; envie de boire, de faire l’amour, de boire en faisant l’amour. L’humidité ronge

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mon corps, y fait pousser des arbres, leurs racines fouillent mon estomac et leurs branches rongent mon cerveau.

Je continue de marcher, et pourtant seules mes jambes veulent encore croire qu’il y a quelque chose au bout de la rue.

juinRentrez chez vous comme un seul homme, messieurs-dames, pas de spectacle ce soir. La sueur le long des hommes qui fondent comme des bougies, et ce qu’ils éclairent pauvrement n’est que le maigre bout de monde où ils meurent.

La première femme, il n’en reste qu’une paire de lèvres souriant à peine. L’amour pour quelques jours et le vent de l’hiver balaiera tout cela. L’amour avec le reste au fond du cendrier.

un silence de 10 ans

juilletÀ chacun de mes gestes, à la porte des choses, à leurs pieds.

Abandon des yeux pour les mains, abandon du réel pour le journal, abandon du journal pour l’alcool,

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enfin quitter ce qui me reste de moi, à la veille de ma vie.

aoûtTravaille mal, sans envie, en retard, fatigué tout le jour. Mon travail bâclé, sans les mains, sans les yeux, trop occupés au verre et à la bouteille. Reste assis sur mon inutilité comme un enfant qui boude. Cherche des cadres, même quand je ne travaille pas, passe à coté des choses.

Gauche, n’arrive pas à avoir l’air de quelqu’un, ne sais plus où mettre les gens et les choses. Mes yeux trop proches de moi, mes chambres trop petites, mes tiroirs trop étroits, ma vie n’enferme plus rien. Sinon mon cœur enfoui dans ma chair.

septembreMon obsession du temps perdu. Je me fais croire que je ne serai jamais du bon coté des choses.

octobreJe les décris sans patience ni intérêt, ne retiens que 2 ou 3 détails, laisse le reste flou, de coté, tiens le spectateur d’une main et lui cache les yeux de l’autre. Lui est censé me suivre comme un chien qui espère un os à sucer.

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Ce journal absurde pour me sortir de ma médiocrité de journaliste mais qui ne fait que me pousser dans une médiocrité d’écrivain. J’écris quand je n’arrive pas à prendre de photos. Lentement, contre la grande fuite en avant des images. Je me trompe et trompe mon monde avec moi. Journaliste sans talent, écrivain par dépit, ma vie en une ligne, en une phrase si mal tournée que le bruit déplaisant doit empêcher d’en chercher le sens.

Écrire un dictionnaire avant d’écrire autre chose.

novembreLuisant sur le comptoir ses yeux égrène d’une main distraite, au fond de mon verre ses bagues d’argent. Femme rencontrée dans un bar, femme des autres à nouveau, pleurant dans son verre, n’y voyant que du feu. Elle fait l’amour comme au milieu d’une autoroute, à la barbe de Dieu, l’amour au coin de la bouche comme un filet de bave. Son cœur de pierre ou d’artichaut, qu’importe, l’amour à l’envers dans son grand canapé jaune et bleu.

Remuant nos lèvres impuissantes à dire quoi que ce soit sur l’amour, mes baisers restés sur mes lèvres. Vite effacées, les marques de ces baisers qui voulaient pas dire adieu. Le lendemain c’est une prostituée au visage de poisson mort. D’une main sur sa bouche, de l’autre fouillant son corps où il ne reste pourtant plus rien à trouver, un plaisir bon marché. Mon corps nu que je ne reconnais pas ; ton corps nu inconnaissable. Comme si, lentement, je m’acharnais à faire de moi un homme qui me

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dégoûte. Et puis, semblable à la femme au régime qui se lève la nuit pour se remplir de chocolat, je fais semblant le lendemain de croire que ce n’était qu’un rêve, et tant pis si mes mains disent le contraire.

décembreOn dit que c’est en quittant les choses que l’on se rend compte combien on y tenait. Mais souvent ce sont les choses qui nous quittent, et l’on ne se rend compte de rien.

Un chemin qui passe par l’alcool, où l’on boit pour éloigner nos gestes de nous.

1988Je jette mes mains aux orties

je voudrais un poison à verser dans la mer qui ne servirait à rien

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27 avril 1989

Il y a aussi, derrière l’enfant, une tête blanche qui dépasse d’un rideau fendu. Une femme regarde, il y a la rue ; des vieux, des gens tristes. C’est le coin de monde qu’elle se réserve et sur lequel veille sa vie. Les autres lui ressemblent si peu qui ont toujours préféré choisir un homme ou une femme pour en faire leur bout de monde à eux.

Il fait nuit sous la mer, croit-on, dit-on, pour faire croire et faire dire ces femmes trop belles et trop riches, pour rêver le jour. On n’est moins gêné de ne pas rêver quand on dort le jour. Tous ces pauvres gens autour de nous à vivre l’amour et la gloire par procuration.

17.5.1989Il y a plusieurs sortes de printemps. On les compte, on les décrit, on les enferme, on les pique, on les compte encore un peu avant de se dire qu’on en oublie beaucoup trop pour que cela serve à quelque chose.

Le tableau du vieux maître comme un vieux miroir, des caisses dont la peinture jaune s’écaille, les tables se remplissent. Allumez le nombril de la nuit, regardez-vous dedans. Le soir après le bruit, l’amour avant la honte, au bout de l’escalier qui nous mène vers sa chambre. Le piano sort des caisses vides, le

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pianiste joue mais on entend rien tant il y a de silence. Le téléphone sonne. Quelqu’un se lève et lui ouvre puis il s’assoit au milieu des autres. Je n’aime pas les surréalistes.

Tu te roules dans ton lit comme une enfant malade, tu me tends des yeux de moribonde. Dieu peut-il exister pour ceux qui ont fait la guerre ? Doit-on toujours décrire le monde avec les mêmes mots bien qu’il ait tant changé, jusqu’à ne plus ressembler à rien ? Oui, assurément, et toujours on prend les mots tels qu’ils sont et comme ils nous viennent (et ils nous viennent d’en haut). On ne peut inventer d’autres mots de même qu’on ne peut inventer d’autres couleurs. Les artistes cherchent ailleurs la réponse à leurs désirs, mais au contraire des fous ils savent faire le chemin à l’envers jusqu’aux hommes.

J’ai vu un autre que moi lui faire l’amour sans tendresse, comme un animal stupide. Je n’ai laissé aucun mot pour lui dire que je partais, persuadé qu’il n’aurait troublé que mon sommeil. Son corps n’apparaît plus au bout de son nom sorti de ma bouche, le silence recouvre ce qui le recouvrait. Pourquoi pleurer tout haut si personne ne peut vous entendre. Pourtant je pleure tout haut cet amour qu’on m’a volé. La débile frontière entre ce que l’on veut et ce qui est. Je suis un être médiocre, voilà ce qu’elle a réussi à me faire dire.

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20 mai 1989Sa vie, son œuvre ? Et se dire à vingt ans que l’on a rien construit, que les choses qui nous font vivre sont des châteaux de cartes, des bordels en construction, des profils si bien dessinés dans la lumière du soir, des bruits complets et précis malgré un rêve ancien de liberté. Je marchai dans un grand théâtre aux plafonds sculptés, la lèvre inférieure suspendue à un poids quelconque, la vie en costume, les rêves en miettes. Les villes que je laissai derrière moi dans une tristesse feinte, sachant déjà vivre les choses comme ayant à être des souvenirs. Des poèmes ridicules : « la lune et ses étoiles sur lesquelles s’acharnent les pompiers depuis si longtemps. »

La nuit succède au jour aussi sûrement que la roue des images n’en finit pas de tourner.

Chacun se trahit quand il se souvient. Mon amour laissé pour mort au fin fond d’une gare ou chez une autre qu’elle.

Les gens de l’hôtel s’en vont les uns après les autres, la fumée rode et renifle derrière un œil malin, les tapis semblent moins épais, les peintures plus lointaines, leurs cadres plus serrés. Les murs se fondent les uns dans les autres, les grilles refermeront leurs paupières bruyantes, chasseront toute lumière de ce vieux bar poisseux où personne ne va plus.

Faites glisser les regards vers la droite, dans le flou du mur gris, très lentement, une couleur sombre où la fumée trouve un visage auquel ressembler,

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quelques choses que les autres n’ont plus. Je m’ennuie de ces mêmes mots qui reviennent toujours, le même ennui qui souligne les gestes mous des personnages, un film que peut-être on voudrait muet, la lenteur des choses au travers des brouillards, toujours les mêmes hôtels avec leurs mêmes histoires d’amour : des amours sans courage où chacun croit se perdre dans des méandres obscurs, alors mêmes qu’ils tournent en rond dans la chaleur de leur chambre ou dans des draps froissés. Les visages non plus ne changent pas, la voix farineuse, le cou strié de nerfs et les yeux fermés au sommet du coït, les lèvres et les mentons se mêlant dans les mêmes baisers. Les mêmes mains tremblant sur les mêmes cuisses, les mêmes sursauts, de la montée à la descente des escaliers c’est le même film que l’on regarde à chaque fois.

L’histoire déjà écrite de notre vie que l’on ne fait que réciter, en hésitant.

Enlevez vos mains de vos bouches puis tombez à genoux, étouffez votre cri dans la chair, mais, surtout, ne criez pas, ce serait pire. Buvons nous aussi l’eau de notre miroir, réveillons-nous dans la sueur que laissent nos cauchemars dans leur fuite. Et alors.

Alors deux pieds sur une pierre immense, la tombe de tout un peuple et de ses gloires vaincues, ou un endroit ou se perdre malgré l’absence de murs et de chemins. Des hommes dont il ne reste qu’un mot flou, leurs noms au-dessus de deux dates, le corps immobile dans son mètre cube d’éternité. Une photo en noir et blanc, si banale, encore quelque chose de déjà vu, de déjà fait, de déjà dit, de déjà su, et l’on

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oublie. Tout cela. Jeter les enfants avec l’eau du bain et les vieillards avec celle des mers.

Tout cela par la faute d’une femme dont on ne connaît même pas le nom, à laquelle on s’efforce depuis si longtemps de donner vie, avec des souvenirs de n’importe quoi, avec toutes ces images que les gens ont ensemble, en commun. Une nuit d’amour, une histoire peut-être même, une histoire d’amour, ou une histoire de deuil. Je ne connais pas mon propre nom, mais sans doute ne veut-il pas dire grand chose de plus que celui des autres.

La sueur des autres nous colle dans ces rues où le vent pèse des tonnes, parce qu’il ne souffle pas.

Et se dire pour soi-même que peut-être quelqu’un écoute derrière la porte, derrière nous, notre confidence facile, ce bout de vie sous ce bout de ciel que l’on s’est choisi.

Ce n’est plus son œil mais son corps que l’on met derrière la vitre.

Prendre le bus, de long en large marcher sur les cartes, dormir à contresens, et seul.

C’est la première fois que je sens véritablement mon corps. Avant ce n’étaient que des images, des mots que je disais pour me sentir exister. Mais les mots malheureusement faisaient le contraire, il faisaient

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disparaître, mourir, il noyaient dans la vie de tous notre vie particulière. Le désespoir de l’homme, rien à faire ni à dire des choses qui l’entourent.

Toujours parler de cette femme. Ma première lectrice et mon premier amour. Des cheveux bruns, son sourire surtout, ne pas chercher un ordre à sa beauté, découvrir les détails les uns après les autres, dans le désordre. L’amour et le beau viennent de là. Des carreaux de lin, une cheminée qui ne donne aucun bruit. La flamme d’une étoile empêche quelqu’un de dormir. L’importance du soir de Noël, que l’on saute ici. C’est vrai qu’à suivre toujours le même chemin on finit par se perdre. On se croit, on s’imagine, on connaît mieux qu’on le pense le monde qui nous fait front, nous ennuie. L’importance de retrouver quelqu’un, un monde entre deux êtres où ils pourraient habiter ensemble, un chagrin au bout de chaque lettre, et cet air que l’on ne retient pas.

Un visage sur une voix, un filet de lierre, un invité que l’on reçoit, bien tard. Le même chien nous suit depuis la gare, il fait froid déjà et je n’en suis qu’au début du chemin. On fait une place au hasard sur le siège où l’on est assis. On s’en trouve plus mal mais on se garde bien de le dire.

Bonjour, son harnais, son cheval, beaucoup de ferraille dans le corps d’un homme. Un grincement, puis on replace les enfants volés dans leurs draps. Des phrases, des mots que j’écris pour la première fois, ces paysages qui habitent les hommes et qu’on ne voit jamais.

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13 mai 1990Une femme se cache derrière le mur sur lequel je passe ma main. Je mets du noir pour faire joli, je l’entends me parler d’elle. On dirait une petite fille qui parle à sa poupée pour se faire croire que celle-ci est vraiment vivante. Je la vois se tenir dans ses bras, se dire des mots qu’on ne se dit qu’à soi-même, les plus doux et les plus cruels.

Une sœur sourit malgré elle. J’ai l’impression que ces gens qui font leur vie loin du monde ne savent plus comment lui parler. Je me retrousse dans ma chambre pour essayer de voir si je crois maintenant en Dieu. Je ne voix qu’un homme mort sur un bout de bois accroché au mur ; je me dis qu’il est aussi stupide de chercher Dieu que de chercher le réel.

9 juillet 1990

À l’endroit où devrait se trouver l’hiver, à l’envers, autour de moi, une bouteille de mauvais alcool à laquelle je fais un amour maladroit, sur le sol, à l’endroit où tout se rejoint, le point de chute, le point de croix, le point final, le signe de croix, l’enfant qui s’est fait mal, le plus loin possible du ciel, elle me croit lui dire que je ne me suis pas choisi, elle est saoul, elle n’en finit pas de descendre ses escaliers, son amour plus triste qu’une fête foraine.

On dit qu’il existe une belle misère, une misère digne. Mais sans doute n’y a-t-il qu’une misère honteuse et sale.

D’autres chemins, d’autres noms sur le mur brun. Te dire je t’aime ce n’est pas te dire grand chose. Je

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t’aime, cela aussi on le savait déjà. Il faudrait se taire et réussir à regarder le rideau fermé sur la scène. Quand nous ne sommes pas encore seuls mais au bord seulement. Bientôt tout vient trop tard, tout est plongé dans une obscurité qui nous enferme dans la nôtre. Un chemin qui ne va pas plus quelque part que les autres, une grande vague qui s’écroule sur elle-même, un château de carte que l’on voulait immortel et qui se défait comme un amour.

10 mars 1991Conclusion : je suis malade depuis deux semaines. La prison, l’enfance, la maladie, l’amour et le reste ne sont que des occasions, des exemples, des prétextes. La religion a traduit cela sous le terme d’épreuve, la science sous celui d’expérimentation, ou d’expérience. Mais la religion, comme à son habitude, a raison du plus grand nombre ; on éprouve plus qu’on expérimente.

La douleur me fait inventer des souvenirs. Un voyage : de longs villages et le goût âpre de la pluie sur la route. Des gens essaient de faire l’amour, je pense à elle comme si je l’aimais encore. Son visage, ses jambes dures, ses grandes lèvres qui me sourient sans raison. Il y a de la fumée bleue dans les branches nues des arbres, signe que le ciel s’évapore un peu plus aujourd’hui.

On essaie de trouver une logique à ce que l’on fait, ou du moins une méthode. Le réel. C’est un désert, un ciel, une route, un homme au milieu de tout cela. Toujours ces images éculées, ridicules. Je pars dans

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ce pays trouver un secret quelconque. Ce n’est la métaphore de rien, et je n’ai aucune raison d’écrire cela. Je sais bien que je m’arrêterai quand j’aurai écrit mille pages et non quand je serai satisfait ou que l’histoire sera finie. Il n’y a pas d’histoire, ou du moins pas plus que de satisfaction. J’écris cela juste pour ne pas à avoir à écrire une histoire d’amour ou de solitude. Je reviens chez moi.

18 mars 1991C’est au fond toujours la même femme que je décris. De grands fleuves, des visages qui me semblent avoir beaucoup pleuré, des arbres nus, des paysages trop grands pour nos yeux. J’ai l’impression de cultiver dans un coin de mon cœur le reste d’un amour que j’ai perdu sans savoir pourquoi. Certaines personnes pensent que c’est en s’asseyant dans des églises que l’on peut attraper la foi, comme on peut attraperait la grippe en marchant nus pieds dans la neige.

Les gens se croisent dans un reflet brillant. À quelques mètres, deux tables plus loin, une femme brune écrit sur du papier jaune. Je voudrais mettre une musique derrière ces images, mais elles fuient comme des oiseaux à mesure que j’en approche. Sans doute discrète, pudique, odieuse les dimanches d’ennui, refusant l’amour sur un coin de table de cuisine. Ses cuisses fermes (déjà dit), ses bras le long de mon corps comme la pluie le long du marbre des statues qui s’ennuient loin des hommes.

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Je ne saisis rien. Il me semble glisser tant la ville est grise. Même le jaune et le rouge des tramways ne parviennent à avoir l’air joyeux. Elle aurait de très beau pieds dans des bottes de cuir, de très belle jambes, une poitrine engageante, le visage un peu large, les cheveux très blonds. (Une femme dont la description commence par les pieds et finit par les cheveux sans même passer par les yeux ou la voix n’est pas une femme que l’on veut aimer mais que l’on veut prendre.) C’est une nuit parmi d’autres ; mes rêves laissent dans ma bouche un goût d’inachevé. Je suis toujours autant malade. Je vais dans cette ville où ne sont que des vieillards, me reposer.

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3.

octobre 92Je n’aime pas la compagnie des autres hommes, je vais partir serrée dans mon manteau brun, et déjà je sens ma poitrine et les roues de fer sur les rails de rouille battre en cœur – ou applaudir ? – la même solitude. Je regarde ses mains posées sur mes genoux comme des pattes d’insecte, les paysages se resserrer sur le coin de terre qu’ils occupent. Mon corps s’en va comme dans un rêve vers une ville dont je porte le nom.

Maintenant je traverse ce pays où mon père a fait la guerre, je me couche dans des hôtels vides. Je défais mon lit blanc, je m’y glisse comme quelqu’un qui essaie son cercueil. Je ne parviens pas à me faire aimer de celui que j’aime. Je ne dors presque plus.

Je repars le lendemain vers cette ville et cet homme comme un chien va chercher une balle qu’on a fait semblant de lancer. Je me sens ridicule dans mon rôle d’amoureuse transie qui recherche l’amour où elle l’a déjà trouvé, un père qu’elle n’a jamais eu, oubliant ce qu’elle apprit dans la douleur et ce qui fit d’elle ce qu’elle est.

Ce ne fut pas ma mère qui m’appris à compter jusqu’à vingt, à faire des couronnes de paille, mes lacets, elle ne m’enseigna jamais que les gestes de la fermières, de la terre, à nourir les lapins, battre le grain, mener les vaches à l’étable quand le soleil se

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retire, laissant les gestes de l’enfant à cette autre femme, une peintre, qui habitait une maison non loin de notre ferme et à l’égard de laquelle elle ne dut jamais ressentir qu’un respect de circonstance mêlé d’incompréhension, comme s’il se fùt agit d’un étranger dont la langue nous est inconnu mais dont on apprecie les gestes et la tenue pour être ceux d’une personne soignée.

Toutes deux se saluaient poliment quand elles venaient à se croiser mais ne s’arrêtaient jamais à s’échanger quelques nouvelles sur le temps bien sec cette année ou la récolte à venir. Non pas pas qu’elles se fussent disputé ma maternité, comment l’auraient-elles pu, elles qui ne se comprennaient pas, chacune enfermée dans un monde que l’autre ne verra jamais que de loin, ne visitera jamais que furtivement au hasard d’une journée où l’on s’ennuie dans sa cage ou parce que le chemin qui nous ramène chez nous passe non loin de celui de ces gens étranges. Ce n’était pas non plus que cette femme peintre, Catherine, que j’avais pris au fil du temps l’habitude d’appeler “ma tante”, eùt déconsidéré ma mère mais plutot qu’elle avait senti dès son installation ici, quelques mois après la guerre, qu’elle ne serait jamais qu’une citadine oisive aux yeux de ces gens, la femme d’un officier plutot que celle d’un soldat, coupable assurément, comme le sont ceux tous ceux qui ne nous ressemblent pas.

Elle passait la plupart de ses journées à se promener dans la campagne aux abords du hameau, parfois transportant avec elle un chevalet de bois ainsi qu’une petite valise contenant ses huiles et ses pinceaux. Elle peignait des paysages nus, se comportait avec ces hommes qui travaillaient la terre

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vis-à-vis de la terre comme avec ma mère vis-à-vis de moi, craignant de les incommoder par sa seule présence auprès d’eux , elle qui ne faisait que la regarder, craignant le regard de ces hommes sans doute autant qu’ils craignaient le sien, mais chacun ayant appris à se partager cet enfant, par un accord tacite se relayant à son chevet, le nourrissant, le regardant grandir, fleurir, se faner dans le silence des saisons, chacun lui apprenant ses mots à lui, le caressant de ses mains, sans jamais jalouser l’autre parce que ses mots et ses gestes n’effaceraint jamais les siens. Chacun comprennait la terre dans son langage propre tandis qu’elle, immobile, consentante, se contentait de leur tendre une oreille docile et de répondre à chacun d’eux ce qu’ils voulaient qu’elle leur répondist.

Cette femme en face de ces hommes chérissant la même terre d’un amour différent, c’était aussi cette femme en face de ma mère penchées sur le même enfant. À l’une les sentiments de l’enfance, à l’autre le savoir-faire de la femme des champs. Tandis qu’il me fallait me comporter en adulte avec ma mère, Catherine m’incitait sans vilolence à me laisser aller à l’enfance. Il m’a fallu les aimer chacune à leur manière, luttant à chaque mot et chaque geste pour ne jamais contredire ni jamais contrefaire.

Ma mère tenait souvent ses jambes allongées sur une chaise cannée devant elle, posait des silences sur tout, gardaient ses mains croisées sur sa blouse bleu pàle, cherchait l‘ombre pour s’y assoir et se retenir de pleurer, ,loin de moi, de mes yeux de

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petite fille, loin de moi pensait-elle, loin de moi la laissais-je croire.

Elle dormait seule, une chambre pour elle, une autre pour son mari, une pour son enfant, une dernière toujours vide, le lit fait avec soin dans lequel personne n’a dormi depuis le début de la guerre, cette chambre dans laquelle je suis née, ce vide malheureux dont je suis sortie et qu’elle ne m’a jamais appris à combler.

Elle ne fit jamais les choses que de loin quand il se fut agit des hommes et des sentiments, s’est voulue mère mal aimante parce qu’épouse mal aimée.

À chacune de mes visites, cette peur ne m’a jamais quittée qu’elle ait oublié mon nom. J’entrais par la porte de la cuisine dont je trouvais la peinture écaillée un peu plus à chaque fois maintenant que son mari n’était plus, et la fermais lourdement de manière à ce qu’elle fussent avertie de mon arrivée et put ranger quelque chose que je ne dus pas voir. Mais à chaque fois je la trouvais assise paisiblement à la grande table de chêne, ses mains croisées devant elle ou sur ses genoux, le regard distraitement posé sur le linteau de la cheminée, somnolente ou comme perdue dans une pensée ou un souvenir d’importance, attendant que je lui eut dit bonjour pour se tourner vers moi. Chaque fois malgré le claquement inévitablement entendu de la porte puis celui de mes talons sur le parquet elle feignait la surprise d’entendre ma voix hésitante et de me voir au milieu du salon.

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Mon enfance s’était ainsi passée à lui signaler ma présence par des bruits, des tousssotements, des pas volontairement alourdis sur les parquet et les carrelages, comme si j’avais cru à chaque fois d’interrompre trop soudainement sa solitude, de la surprendre pleurant, gémissant, de briser le portrait sombre et austère qu’elle avait toujours voulu qu’on peigne d’elle, et peut-être aussi pour lui rappeler ma présence avec/auprès d’ elle dans cette grande maison vide et du même coup son role trop facilement/vite abandonné de mère, croyant ainsi répondre au mieux à son silence, (son silence de morte.) Peut-être était-ce aussi enfin pour me rappeler ma présence à moi-même, moi fille unique, orpheline de vocation, condamnée par cette femme à porter avec elle le poids du silence, le silence de l’absence, le silence du deuil.

Puis, après cette piteuse entrée en scène, je m’asseyais auprès d’elle comme pour lui demander/lui demandant de me montrer à présent ces images qu’elle avait feint d’abandonner pour moi. Mais toujours elle se taisait ou me parlait de quelque nouvelle ridicule sur le marriage d’une voisine ou la mort en couche d’une génisse, continant de fixer le linteau sombre de la cheminée, comme pour me dire que ces images que je voulais tant voir y étaient encore et qu’il ne tenait qu’à moi de les contempler, me présentait ces nouvelles distraitement comme pour me faire entendre que mon arrivée ne l’avais pas sortie de ses souvenirs, qu’elle y était encore, seule, à jamais, et que je n’y serai jamais bienvenue.

Puis elle se levait et me laissait seule, allait se réfugier dans sa chambre ou se promener dans les

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champs pour continuer de s’ennuyer sans témoin. Assurément à chaque fois la sortais-je d’une torpeur lancinante plutot que d’un souvenir lointain mais chaque fois elle jouait ce jeu ridicule de la vielle femme que l’on dérange alors qu’elle pleure sur ses photos de jeunesse.

Mon corps de femme ennuyeux, mis à nu et recommencé chaque soir, patiemment, dans la lumière paisible d’un abt-jour déteint, mon corps pour rien, pour une bouchée de pain, les volets clos sur mon intimité maladroite, je me deshabille devant moi, rattache mes cheveux, pose une main sur mon ventre, dans cet hotel aux tapis bleus, dans mon hotel/ma chambre monotone.

Pourquoi je ne fais rien? Parce que je ne sais pas faire, parce qu’il n’y a rien à faire, parce qu’on ne comprendra jamais quoi que ce soit. Alors je me laisse faire, et pire encore, je ne dis rien. Les hommes et les femmes que je laisse derrière moi tellement courbés sur leur bout de monde à eux qu’ils ont fini par croire que l’univers (tout) entier se résume/ait à lui.

Aujourd’hui je suis partie et je crois qu’ils avaient raison, que le monde ne sera jamais pour un homme que le petit bout de terre où il s’agite, où il travaille, où il aime, où il meurt. On s’enfuit, on s’en va pour changer de bout de terre mais ça ne nous avance à rien et ne nous mène nulle part.

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Ce grand bus bleu qui parcourt le monde et contourne avec soin les montagnes. Dedans s’entassent les vies abandonnées de voyageurs étranges, de vieilles personnes aux amours décevants, des enfants qui ne savent encore rien. Le bus file sur une route qui longe un grand lac. Il y a des péniches noires, des arbres mous et plats sur un ciel incolore, des hommes que je pourrais prendre par la main si le bus n’allait si vite, et même par les lèvres si je n’étais si maladroite. Ces hommes restent sur le bord de la route, au milieu des arbres et des péniches, entre le lac et le ciel. Et ma main reviennent toujours vers mon corps à la manière de mes souvenirs, jetés par terre, qui n’en finissent pas de me rejoindre dès que je suis seule. Le bus va sur une longue route noire le long d’un désert dont l’horizon est flou à force de chaleur et de fatigue. Puis le soir vient comme un nouveau paysage, et je dors dans le bus vide qui roule sans rien voir. Le lendemain, racontant mon rêve à un homme inconnue, je ne peux m’empêcher d’y mettre son visage, ses mains adroites et discrètes, ses regards gênés quand je le regarde trop longtemps, ses jambes serrées, sa bouche. Puis il descend du bus au milieu d’une plaine, et, alors que le bus repart, je me dis que j’aurais dû descendre aussi, que je devais le suivre. Je me dis : tout va si vite et tout, pourtant, avance tellement peu. La vie n’est pas autre chose. Alors on dort, on boit, on aime ; on oublie comme on peut. Pour l’instant je dors même si ma tête fait le bruit d’une fête foraine. Mais impossible de dormir, ni même de rire car l’amour tourne sur les manèges qui me font le plus peur. Je

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me contente de vivre un peu, pour ensuite pouvoir me contenter de me souvenir, puis être triste d’oublier, et recommencer de vivre. Les nuages traînent dans les rues, on parle de partir, pour chercher du travail et tout recommencer, les vieillards parlent de mourir, les femmes parlent d’amours impossibles, les enfants parlent de manger, et aucun ne sait vraiment ce qu’il veut.

De trois façons d’être perdu :

Ne pas savoir où l’on est et ne pas savoir où l’on va, couler dans son néant et avoir les yeux clos.

Ne pas savoir où l’on est mais savoir où l’on va, le marin perdu sur la cape noire de la mer, la nuit, les yeux rivés sur le phare.

Ne pas savoir où l’on va mais savoir où l’on est. Etre dans le brouillard et ne rien voir que le bout du monde où l’on pose ses pieds. Un enfant, toujours découvrir que le monde est un peu plus loin, qu’ils y a d’autres maisons derrière celle-ci, d’autres villes, d’autres gens.

Ainsi être perdu ce serait toujours être seul, seul dans son océan, sa nuit ou son brouillard. Ainsi, l’océan serait la nuit ajoutée au brouillard. Ainsi se donne-t-on des rendez-vous à soi-même, un peu plus loin dans le temps, un peu plus tard que maintenant. Josefa savait où elle était et où elle allait. Elle avait un travail, une maison, presque un amour. Puis sa mère meurt et sa tristesse l’envoie ici. Elle dort dans un hôtel vide, dans une ville détruite, et ne sait pas ce qu’elle y fait. Et bientôt elle ne sait même plus où elle est, elle coule et,

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désespérée, les yeux suppliant, battant de ses mains l’eau froide et le noir de la nuit, elle cherche un phare à l’horizon qui soit une raison suffisante de tenir sa tête hors de l’eau. Mais la lumière ne vient pas, et elle s’invente des phares, des excuses, un peu partout, dans un dernier soupir, mais cette fois elle n’y croit plus. Ces phares ce sont les étoiles. Elle le sait, de même qu’elle sait ce que ça signifie. Elle cesse de battre des bras, joint les mains, priant qu’elle trouve Dieu au fond de l’océan, car il doit tout de même être quelque part.

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4.

novembre 1992Un vieux bus avec des sièges noirs et jaunes, les vitres sales. Certains sièges ont été démontés, sous d’autres gisent des sacs de toile ainsi que des planches molles. Les rideaux sont attachés par des bouts de ficelle. À l’arrière la porte a été condamnée, et les sièges du fond ont été moisis par la pluie infiltrée du plafond. Le pare-brise est fêlé, le volant porte une peau de mouton jaunie par le temps et des paumes charnues. Le compteur est cassé, immobile sur le zéro.

Les deux ou trois vieillards qui étaient avec moi sont descendus les premiers et se dirigent déjà chacun de leur côté. La nuit s’enlève doucement des murs, le vent traîne les ombres nouvelles au pignon des bâtisses.

Le froid ralentit le temps dans ces endroits du monde.

Le visage des vieillards dessiné d’une main qui tremble. Tout le monde mendie, chacun à sa manière. À la montagne des hommes il n’est pas de sommet, juste une cave et un rez-de-chaussée, une rue sale/vide au devant de cet immeuble tronqué où l’on s’entasse et l’on suffoque.

Condamné moi aussi à boire le sang des autres parce que le mien s’est enfui. C’est un vieil hotel, il faudrait le détruire, il faudrait le vider, le tapis plein de l’alcool des autres. Quelqu’un (c’est sans doute un acteur) crie qu’il faut partir. La chaise rouge au

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milieu du salon, tout ce que l’on met autour de soi à quoi s’agripper si/quand la vie nous donne le vertige. La peinture se décolle du tableau, et l’on déchire, on déchire, on déracine cet hôtel. La salle de bain aux murs d’autoroute.

De nombreux personnages, une bataille, j’ai rêvé du blanc, les bras trop courts des vieillards,

J’aimerais écrire qu’il fait froid, que je suis fatiguée, mais la littératures m’a appris combien ces mots ne veulent rien dire. Que garder d’un corps? Il faudra toujours soigneusement choisir ce que l’on garde et ce qu’on laisse aux autres.

Bien sùr que l’on est triste, c’est tellement plus facile. Je photographie des vieillards plutôt que des femmes, on se dit qu’il fait froid, le passage obligé par la castration, de la colle au bout de nos mains, on se parle pour ne rien se dire, on parle pour ne rien faire, ne plus pleurer, se laisser faire, parler pour ne rien taire, et l’on s’enlise dans le petit bout de terre que l’on piétine depuis des années (rep), la peau craquelée, nos yeux en miettes qui laissent mourir tant de choses, on se penche aux fenêtres, le soleil dans les réverbères.

Les vieillards déchiquetés par leur vieillesse, mis à nu par leur vieillesse, elle recouvre ce passé qui les recouvrait, ils ont froid, évidemment, il fait nuit chaque soir désomais.

Les choses se font si bien dehors, sans nous, quand nous n’y sommes pas.

Les récits de voyage sont des récits de gens qui se regardent vivre. Il faudrait ne jamais écrire qu’après, quand il n’y a plus rien à faire, qu’il est trop tard.

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Les milliers d’êtres grouillants comme lorsqu’on lève une pierre, tout le monde à se cacher au même endroit pour faire sa vie mesquine à l’abri de la culpabilité.

Les hommes lavant leurs mains de leur sueur, chacun de se persuader qu’il n’est pas malade, qu’il laissera un peu plus qu’un tas de souvenirs et de cendres.

Le jeune journaliste veut jouer le jeu ridicule du désespoir. Il boit, regarde la bouche ouverte et les joues sales, il se met sur le dos des croix de plomb inutiles, il est plus l’artiste de sa médiocrité mise en scène que de celui de ses articles.

Alors elle reste dans ce monde qu’elle voudrait le sien. Elle essaie d’écrire pour ne pas sombrer dans l’oubli elle aussi. Chaque jour en relisant son cahier elle réapprend ce qu’elle savait la veille mais qu’elle a oublié en dormant, en marchant, en passant dans les rues blanches de la ville. Elle s’accroche comme une moribonde à ce qu’elle a laissé derrière elle, elle a peur de mourir. La faiblesse de sa mémoire lui interdit d’apprendre la langue du pays et elle reste dépendante du jeune journaliste et du vieil anglais. Qui est venu le premier dans cette ville de poupée détruite avec ses bâtiments blancs et roses, cette ville avec laquelle joue des vieillards comme s’ils étaient innocents, des personnages de roman ? Dans la ville sont des hommes qui ont été déportés. La ville ressemble à une ville de poupée abandonnée à la poussière et aux termites dans un grenier, une ville de carton rongée de trous, sans vent, sans façades devant les maisons pour mieux y voir le spectacle de la médiocrité de tous. Écrire

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quelque chose de beau sur l’errance, sur le fait que l’on passe sa vie à passer à côté de sa vie.

Le jeune journaliste n’a pas l’air heureux ici. Il parle à Josefa de la ville, de la mer, de lui, de ses photographies (« le noir et blanc va mal aux paysages d’ici parce qu’ils sont déjà en noir et blanc , et le blanc de la mer est le même que celui du ciel, l’horizon ne sert à rien »). Elle écoute sans rien dire, regarde la mer qui se tait et la neige tomber.

Ce monde qui m’attend, qui mourra si je ne reviens pas, cet homme qui mourra si je reste, et c’est ainsi que je les tue, de sang froid. Le soir qui me rejoint en boitant avec ses bruits étranges.

On a décoré ma chambre de papiers peints démodés, de paysages faciles, d’un peu de sa vie perdue.

On passe sa vie d’adulte à la tourner et la retourner dans tous les sens à la recherche d’un secret ridicule comme notre corps dans nos draps quand on arrive pas à dormir. On s’enfuit, on se sauve dans les deux sens du terme.

Cachez ce passé flou que je ne saurais voir. Voir derrière vous, un peu plus loin et si l’on peut d’un peu plus près, il me reste au moins le choix de ne pas vous suivre. Votre malin plaisir, la vieillesse peureuse, reprenez votre main, la vieillesse pleureuse, cachez cette honte avant de vous y complaire, elle ne complète rien, depuis longtemps déjà vous êtes seul à vous écouter vous maudire.

Le vieux fantasme jamais périmé de l’incarnation. La chair de ma chair, je m’en défais, me refais un peu

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plus loin, auprès de quelqu’un d’autre, on me demande, avec patience il est vrai, que je pleure (publiquement puisqu’il s’agit de m’excuser), la vie rentrée, sortie de mon sein triste, la chair est molle, le carrousel n’en finit pas de mélanger les chevaux de bois et les cris des enfants, ma mère dans mes bras, tout au fond, là où a cessé de me suivre mon enfance, mes jouets en mille morceaux que d’autres recollent à ma place pour en faire des boulons ou des roues de tracteur, ma mère à mon chevet, le visage en haillon, entrebâillé, laissant voir ma défaite.

C’est le soir qu’on meurt, quand les autres font l’amour.

Chaque lettre que l’on envoie du front commence ainsi : « Oui, encore vivant. La guerre fait beaucoup de morts et je n’en suis pas. Pourtant cela ne suffit pas à me rendre heureux.»

Je me souviens de décors, d’êtres et de choses, de vies au milieu de tout cela, mais je sais bien que ce ne sont pas mes souvenirs, que ce ne sont que des bouts de vies qui ont appartenu à d’autres.

Pourquoi ment-on ? Tous ces gens condamnés au travers desquels je passe en surveillant mes regards. D’aucuns disent : on échappe pas à son destin. Qui le premier a pu dire une telle bêtise ? On ne fait que cela, sortir du chemin où l’on devrait mettre sa vie. On parie sur sa peine contre celle des autres, pour voir ce qu’elle vaut vraiment.

Les vieillards ont encore leurs jeux d’enfants. Ils regardent la mer avec gourmandise.

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Des images faciles, ma mère est triste, mon père, ma misère facile. Je suis comme tous ces enfants orphelins, à appeler “papa” le premier inconnu qui veut bien jouer avec moi, car ce mot, tout de même, doit bien vouloir dire quelque chose.

Ces hommes que j’ai croisés, serrés sur mon cœur, ou que je n’ai pas connus, je les vois dans les bras de millions d’autres femmes, je vois leurs sourires tendus vers d’autres visages que le mien, leurs mains caressant d’autres mains, leurs corps gémir au-dessous d’autres corps. Je me sens plutôt malheureuse que malade.

Cet homme est parti a la guerre et m’a laissee une enfant que je ne peux aimer seule. Je la regarde sans rien dire chercher son pere dans ma memoire, derrière celui qui est venu après lui, au milieu de ce qui n’est pas venu après lui. Elle ressemble a un mensonge, une chose que l’on fait vivre parce qu’on ne sait pas la faire mourir. Ces lettres faites de "tu me manques” et de promesses, a qui les aurais-je envoyees? Aurait-il fallu lui dire qu’il avait une fille et que je m’excusait de nouveau pour cette nouvelle croix. Sans doute non.

Une vieille maison dans une vieille campagne, un homme qui bat sa femme, une femme qui boit pour oublier son homme, leurs enfants qu’ils n’entendent pas pleurer. Des champs de maïs et de blé noir.

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Les panneaux indiquent des villes qui n’existent qu’un instant, puis je m’endors sur cet ennui qui me laissera au réveil la gorge sèche et les yeux froids.La route se répète comme le ronflement du moteur, et ce sont toujours les mêmes voitures qui nous dépassent dans un bruit de courant d’air. Comment croire que l’on voyage quand tout est aussi monotone ?

10 Je marche dans une station service écœurante de réalité et cherche pourtant toujours le réel dans des yeux de petite fille ou sur les pages d’un cahier rouge. Et toujours mon corps qui me jette sur ce qui me fait mal.

Un homme au fond du wagon. L’air délicat filtrant de la fenêtre entrouverte, les grands cercles brillants de ses lunettes noires, des lèvres tracées à grands traits, le tout sans beauté, malheureux. Les cheveux étaient enroulés autour des formes luisantes de son visage, l’air dévoué, commissures et forme générale sans grâce. Imaginez une misère facile : pas d’argent, peu d’amis, trop naïf pour susciter plus que de la compassion, une mère penchée sur sa vie et pleurant un inconnu. Un nom. Des mots sur sa tombe diront qu’il a été notre ami, un frère, un camarade, quelque chose dans notre vie sans que l’on sache bien quoi. Sur les murs de sa chambre, les photos mal prises d’un océan quelconque, des chiffres sur un papier indiquant le numéro de téléphone du propriétaire. La terre, le ciel. On lui a

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raconté comme à d’autres que le ciel est cet endroit où l’on va après la mort ou ce sont les profondeurs de la terre. Lui qui regardait sans rien dire, qui voulait bien croire à ces légendes sans comprendre vraiment comme on justifie l’inutile avec des rêves d’enfant.

Tous un soir nous nous croisons dans le brouhaha de l’alcool et des ombres, sans nous reconnaître mais nous disant bonjour, dans la vapeur d’un rêve que tous nous glissons sous les draps quand le jour le caresse. Je n’arrive pas à dire je t’aime.

Tu te tais aussi, et sans doute n’irons-nous pas plus loin. Tu me demandes quelque chose des yeux, tu voudrais que l’on avance encore un peu loin. Je me dis que je dois faire une drôle de tête. J’aimerais savoir pleurer, même être une pleureuse, savoir me plaindre un peu mieux, juste assez pour qu’on me croie. Tu te tournes vers le lit et t’y allonges sans peine. Moi je reste dans mon vide, aussi nue que tu l’es dans ton grand lit froissé.

Josefa, ces vieillards qui me laissent leurs corps, qui ne savent plus lever les yeux.

Les paysages. Que dire des paysages ? Que faisons-nous au milieu ? seule chose à dire.

Je voyage sans vraiment avancer. Je suis immobile et la terre tourne et glisse en dessous de mes pieds suspendus dans le vide. Je vois le monde se faire et

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se refaire à chaque tour, mon corps dans des bois, des villes, des guerres, des hommes, des paysages, tout ce que j’ai visité sans vraiment y croire.

Dans la rue s’alignent soigneusement des lampadaires, des escaliers, des façades illustrées comme des vieux livres. Je ne peux plus me pencher que sur un trottoir pouilleux. Ici, les images de mon enfance ne m’aident pas, ni le souvenir de cette femme.

Entre quelques murs sombres, un seau rempli d’eau et de poussière, devant le reflet des visages sur le bois verni de la porte, les gorges des immeubles qui se chevauchent et se suivent comme des amants ridicules, les vieilles femmes parlant de vieilles choses dans leurs chambres aux fenêtres cassées, les mains tremblant de fatigue et de froid. En bas des escaliers, des enfants jouent à la guerre avec des boules de neige.

Un verre à mes lèvres, je bois, je bois, je t’aime, je dis ces mots comme si je devais les dire toujours. L’appât, la fin du jour, toi qui me dit que ce sont ses murs plus que ses hommes qui font un pays. Les corps accrochés aux barrières, les longs chemins de neige noire et je te blesse et te tue chaque jour.

Une femme dans une tempête de sable, cachant son enfant sous les plis de sa longue robe. Que cache-t-elle encore ? je n’en sais pas plus qu’elle et moins encore que vous.

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La chambre, bleue, la chambre verte, une femme donnant son corps à d’autres hommes, presque une enfant, sa beauté offerte à tant de choses faibles, molles, poisseuses, à des sexes mal faits, précipités, à des sourires sans bonté, en haut d’escaliers que l’on voudrait sans fin mais qui s’achèvent ainsi, à cet étage et à cette chambre où l’on entre pas parce que l’on y entend la femme que l’on aime baiser avec un autre. Le bruit, la couleur que prend la peinture sur la peau, le bocal brisé dans la chute du monde. Elle croit se faire toute seule.

Les dunes de neige sont une déviation de plus, cette ville une porte qui ne s’ouvre plus, mes mots pour elle, mes mots pour toi, parce que tu es cette femme qui me fait croire au désert. La mer, un peu de sel et de couleur sur le blanc. Nos regards ne veulent pas aller plus loin que nos visages, tous les mots que l’on tait lorsque l’on dit je t’aime.

Ne regardons pas en bas. La misère nous fait peur. Je ne suis pas allé dans ces profondeurs que l’on connaît mal. Des grandes façades qui laissent voir tant de fenêtres, des gens qui ne se soucient de vivre que jusqu’à demain, les places lourdes et longues, c’est ici que l’on se dit que le monde est mal fait. Et pourtant tout cela s’oublie si facilement.

La nuit meurt entre nos mains et nous écartons les doigts, car le monde nous brûle et nous n’en voulons pas. J’entends un homme dire que ce n’est pas juste, qu’il suffirait de si peu dans cette guerre, qu’un nouveau Dieu saurait comment faire, qu’un nouvel homme après lui saurait comment dire. Un Dieu parmi d’autre, et n’existe pas plus qu’eux, et l’homme qui devait venir après lui est mort à la guerre.

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Je ne veux pas être un pauvre enfant qui pleurerait l’alcoolisme de sa mère dans le creux de son bras. Pourtant ses yeux remplis de larmes, dans la torture du souvenir de ce qui nous a fait vivre mais qui est mort avant nous.

Je tremble et pourtant, la douceur remplit mes mains et mon ventre, dansant dans la nuit comme un pantin sans tête, le jour prenant les paysages par la main jusqu’à la mer. On finit par devenir musicien, presque malgré nous, parce que la musique semble interdire le mensonge. Cet homme qui me dit : « Je ne serai jamais un homme célèbre et pas non plus un paysan, mais pire encore, un aspirant à la gloire devenu quidam. Mon ambition d’être entendu m’aura réduit au silence. »

Sa main traîne sur le drap. Je dois lui dire quelque chose mais les mots qui me viennent sont des banalités. L’espace et le temps ne sont peut-être pas uniquement des fourberies. Je vous aime. C’est ainsi que l’on résume une vie.

La fumée envahit le moindre geste que je fais vers toi. Vers vous, une étoile, un vieux rêve qui nous faisait peur, ou rire, moi qui marche dans un désert à ne voir que le sable et le ciel et leur contradiction, des étoiles qui ne vivent que pour moi, des chemins le long des rochers, des sentiers battus et douloureux, mon rêve tenu à deux mains et qui s’enfuit pourtant car il ne fait pas bon trop connaître ce qui nous fait mal. Elle marchait encore dans le salon quand vous êtes parti, ses larmes lentement descendues vers sa bouche devenue blanche. Vous êtes sorti sans mot dire. La nuit vous a aidé à cacher

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ce que vous ne vouliez pas que l’on voie. L’amour d’un instant est devenu la blessure d’une vie. Depuis le moindre mot qui me vient aux lèvres sans bruit est un mot de trop, et je me crois un aveugle qui ne sait où il va et tient tremblante devant lui une main que personne ne prend. La route humide a l’odeur des champs, le vent se tait, dort, perché dans les arbres, d’un sommeil sans cauchemars.

Je lève la tête et l’absurde est aussi bien dans le vent qui sculpte les nuages que dans celui qui sculpte la neige tombées sur la plage. Pourtant j’y recherche autre chose, un bout de la route que je n’aurais pas vu, un panneau pour me dire où je vais, quelqu’un pour marcher avec moi. Je me retourne et derrière moi, les dunes et le ciel et la route, si droits.

Le jeune journaliste lui aussi attend quelque chose avec impatience, presque de l’avidité mais ça n’est ni la nuit ni la mort. Il se dit : « Chaque jour, penché au même balcon, je regarde cette ville au bord de laquelle devrait se trouver la mer et cherche un bateau dans le noir. Un puits où l’on lance des pièces en espérant qu’elles ne toucheront jamais le fond. Mon royaume pour un cheval, car mon royaume ne vaut pas plus – pas mieux – qu’un cheval. Des vallons et des fleuves auxquels j’ai donné des noms étranges, des montagnes que j’ai cru pouvoir gravir sans tomber, mes grands jouets de papier que je ne peux prendre sans froisser, mes jeunes filles qui demain ne seront plus. Les bras racornis des vieillards, leurs mains rousses et chaudes, la peau dessinant des visages, des chemins, des frontières, la carte mystérieuse de

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leurs paumes où l’on compte le nombre des années à la profondeur des abîmes, à l’épaisseur des doigts quand ils parcourent mon visage pour mieux le reconnaître, car leurs yeux ont péri pour avoir trop pleuré. Faire de la mauvaise poésie comme d’autres font de mauvais parents. Parce que je marche trop vite et ne regarde pas, parce qu’à 20 ans il faut bien faire quelque chose et aller quelque part. Le jour dans mes oreilles le temps d’un tour de manivelle.

« Ici la neige n’en finit pas de tomber. Ecrire sur ces vieillards qui ont survécu à la guerre mais pas à leurs souvenirs. Ecrire sur la mer puisqu’elle dit tant d’eux. Le même regard à l’horizon ou sur ses pieds, les mêmes mains froides, la même répétition de ces gestes lents, de cette voix grave que l’on écoute avec tant de respect sans pourtant comprendre ce qu’elle nous dit, les mêmes yeux.

Non, je n’apprendrai rien de cette manière. La nuit ne doit pas être un coin perdu de la plage, un paysage dans le paysage qui me dit que je n’aurais pas dû rester. La nuit m’apporterait la détresse qui me manque, les bêtes sauvages qui haïssent le soleil.

La grève, j’ai dû me réveiller entre temps, ou rêver d’autre chose. Guerre. Premier mot. Océan. Le second, ainsi de suite jusqu’au dernier. Le mot de la fin.

Le grand faiseur de fables, une histoire de mer qui n’aurait pas dévoré ses enfants, un grand temple pour chaque pas dans la vie, une peinture qui monte

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un bateau et la mer, surtout la mer qui rejoint le ciel et crève son éternité de carton. Le grand faiseur de néants, sa voix qui transperce le contour des sculptures antiques, son immense immobilité qui résume toute image. Le spectateur doit se taire à ce moment de l’amour et du récit.

L’impuissance aussi est un vertige. La pluie fait le bruit de l’enfer, le bruit de l’amour, le bruit de la pluie, le bruit de la nuit, le bruit de la mer. La nuit veut se donner à tout le monde comme la promesse d’un meilleur lendemain et se donne à tout le monde comme un jour mal vécu. La nuit me prend ; les grandes façades que l’on a tendues vers Dieu sans vraiment savoir s’il était bien là-haut, les grandes arches qui se rejoignent où il n’y a plus rien que l’autre, l’autre côté, l’autre abîme aussi vide et dur que nous, ces églises, ces mosquées, en l’honneur d’un Dieu mal fait, mal compris, inutile autant que nous. Le grand vide des églises nous fait peur. Une foi bon marché sur une misère facile (et absurde).

Des escaliers en hélice tournant le long d’une fumée sortie d’un corps, les yeux blancs, laissant un souffle derrière le capuchon des moines devenus aveugles, fous peut-être, secouant la peau de leur visage dans le sommeil froid des églises, là où il ne fait jamais jour que par procuration ou naïveté. Des escaliers se dévissent avec le pas des prêtres ayant fini de croire, arrivés au bout de quelque chose, de quelque chose que l’on a traversé mais que l’on ne reconnaît plus maintenant que l’on en est sorti.

La vieillesse n’est sans doute pas une mauvaise chose. Écrire dessus, une fiction plutôt qu’un

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témoignage. Écrire à vingt ans un témoignage sur la vieillesse, c’est sans doute bien pompeux. Je veux ne pas, dans quarante ans, ressembler aux vieillards écrivant leurs souvenirs de jeunesse. Ce n’est pas un saut dans le vide, c’est plutôt une marche dans le brouillard guidée par la voix d’un inconnu, et si je marche ce n’est pas pour trouver cet inconnu ni pour sortir du brouillard, c’est juste parce qu’ainsi je crois avancer.

La nuit tombée sur les vieilles maisons du vieux port. La chambre paraît si petite et si fermée maintenant ; elle, assise sur une chaise canée, regarde les photographies que j’ai prises d’elle, un soir que nous avions fait l’amour au hasard.

Tout cela si subtile (ciel, mer, lenteur, impatience). Je laisse la lumière s’éteindre, l’obscurité profiter à d’autres, les amants, les voleurs, les enfants, les vieillards devant leurs souvenirs eux aussi, assis sur le bord de leur lit, pleurant avant de s’y coucher seuls. Je t’aimais et maintenant, je suis là à t’écrire une lettre que sans doute je ne te donnerai pas. Le silence des lettres d’amour, des lettres de ruptures. Je te murmure adieu entre quelques formules de bienséance et m’enfuis dans une nuit que je me prépare depuis bien longtemps déjà.

Je tourne en rond au-dessus du rivage que dessine à grand peine l’écume.

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Je me souviens de mon ami photo-reporter qui m’avait prêté un appareil photo pour rentrer à Auschwitz. Il me l’a donné en sortant ; je ne m’en sers jamais. Il me disait : je mets le monde entre quatre murs en attendant je ne sais quoi pour le regarder vraiment. Je le regarderai plus tard. On prend des photos comme on fait des promesses, oubliant qu’un jour les choses reviendront nous dire qu’elles existent. Oui, je sais que ces photos reviendront me trouver dans un coin de ma chambre, un soir, parce qu’il en est ainsi. Alors il me faudra leur faire une place dans ma vie, ou ma vie n’aura de place nulle part.

La place est enneigée, et les flocons disparaissent en gouttes sur ma jambe de bois et de sang ; ma vie qui se passe entre deux gorgées de froid, quelques cygnes dans les dunes, le bruit des vagues derrière eux. Je me fatigue à ressasser tout le jour ma vie sans intérêt et tout ce qui l’accompagne. Tous les jours je refais le même chemin dans ma tête, revois les mêmes images, les mêmes rêves, repense aux mêmes choses, puis le soir je m’endors et oublie pour prendre à nouveau, le lendemain, cette ronde solitaire où je me tiens la main et pense danser avec un homme. Toujours je tourne seul sur le parquet mal verni de ce salon en ruine, dans ce désert de neige et de vieillards. Et je marche sur une route noire. Je marche et sur la route vois mes traces de pas devant moi, me dis que ce sont les miens, que j’ai déjà fait ce chemin, que je suis fatiguée. Puis je marche encore, et la nuit n’en finit pas de ne jamais venir.

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Aujourd’hui le vent est tombé, la neige reste en haut et de la boue traîne dans la rue ; je me sens un peu seule dans ce calme nouveau.

Je me fatigue à ne rien faire, à marcher pour n’aller nulle part, à parler sans raconter d’histoire. Écrire une histoire donc ; et d’abord des personnages. Oui, chercher une autre histoire que la mienne et surtout un autre héros, une intrigue, un conflit, un décor, d’autres personnages encore, une vie passée à toutes ces choses, une musique et toujours des images pour les aider à être ensemble. Une fille chinoise se retournant surprise vers un inconnu, un homme vendant des cartes postales floues et jaunes devant un lampadaire, un jour de pluie et de malchance, une statue pointant un horizon fait de fils barbelés et télégraphiques, de quelques rives le long d’un fleuve qui ne parle plus la langue de personne mais où chacun veut voir son image. Ou un pilote d’avion malheureux, des yeux qui n’enferment rien de trop précis, un cycliste mort noyé, un vieux maçon africain, une voyante ruinée fumant des cigarettes devant ses univers mystérieux, des hommes nus dessinant sous leurs pas plusieurs ombres, l’horloge tournant à peine, le jour battant son plein, la nuit éloignée d’un revers de main, un militaire dormant sur un canapé rouge au milieu de la guerre, un autre attendant le monde derrière une vieille porte qui n’a plus rien d’étrange, un homme à la surface d’un miroir sans fond, une fenêtre éclairée par un coup de fusil, des femmes penchées, des toits affaissés, des murs de briques vides. Quand l’homme aura beaucoup pleuré au travers du désert, ses pieds dans le sable jusqu’à en oublier qu’il marche, le monde lui-même refusera de le faire avancer, sa voix

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chuchotera pour elle seule : « J’espère vivre un peu moins longtemps que ce que je dois vivre se disent les gens, toutes ces vies que je rate par milliers. Je rase mon crâne, ferme les yeux, écoute ce que je n’ai jamais entendu. Après avoir marché si longtemps sur cette plage, m’y allonger, regarder le ciel ou marcher sur les dunes qui le bordent jusqu’à l’abîme de l’horizon, marcher jusqu’à ne plus faire un pas qui n’annule l’autre, et ne plus avancer. Et m’allonger dans la neige et me dire que j’ai perdu, que tout s’est fait en vain et même contre moi, que la nuit va venir enfin au moment où il ne faudrait pas, que tous ces pas jusqu’ici n’ont jamais été que mille fois le même, que je n’avais pas à vivre si c’était pour finir allongé sur cette neige à attendre la nuit pendant que le monde et le temps continuent de jouer pour les autres. »

Enfin les hommes défaits par l’habitude, quand la nuit attend au palier, au feu rouge du crépuscule, avant d’entrer sur la scène grise, de rire et de pleurer devant une salle vide, rejouant le jeu des hommes et des femmes du passé qui n’ont aimé que pour dire j’existe.

En revenir à un héros principal, c’est à dire au principe, à la base de toute l’histoire.

Un homme d’une quarantaine d’années couché le long d’un mur, riant de la femme qui riait de lui, oubliant sa nudité dans l’alcool de l’amour, oubliant l’amour dans l’alcool du jour né pourtant depuis longtemps déjà, des visages les regardant se prendre et se lâcher derrière des portes brillantes, les corps flous et tendus vers une vie que je connais toujours mal, des églises sous terre, sa poitrine de

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femme heureuse, ses cheveux long jusqu’à son sexe ému, et enfin cette montagne à l’horizon qui voudrait dire quelque chose de gentil mais reste sans bouger devant ce couple inutile. S’enfermer, déplacer, refaire, des personnes, des sentiments, des idées. L’angoisse de vivre sans avoir jamais donné vie à personne. Parler de la vieillesse, ce qui devrait être la fin mais qui n’en finit pas d’être le milieu d’autre chose. La lenteur, le temps qui change de masque à mesure que l’on vieillit. Ce n’est plus la guerre. Qu’y avait-il avant ? Si on le savait sans doute y retournerions nous. Mais on ne sait plus rien. La neige recouvre les traces jusque dans nos esprits.

Puis des enfants heureux malgré la ruine à venir de leur vie, l’encre noire qui coulent dans les veines des hommes assis sur eux-mêmes. Un tremblement de terre, puis un homme étendu sur son lit, regardant les millions d’autres hommes au-dessus de lui, les mains tendues et refusées, les femmes se déshabillant pour quelques billets sales sous les yeux de leurs enfants. Le héros que je cherche dans les autres, le visage à construire encore, la vie prise dans un étau quelconque.

Puis je mets ma main blanche au milieu d’une rivière pour arrêter sa chute, je fume une cigarette, crois entendre, les jambes croisées, les yeux morts, un voisin criant sur sa femme, la radio ne parlant plus de rien. La rivière coule encore et glace ma main. (Et le décor continue à peu près ainsi : du rouge et du bleu sur la mer qui nous lie. Des murs portent des forêts déchirées, et des poupées allongent des mains innocentes. Des montagnes hérissées de panneaux, des hommes nus sous leurs fardeaux, d’autres s’amusant de l’amour.)

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La plage ce matin est couverte d’ennui. La nuit vient, sans amour. Le berger des vagues parle de la mer et des feux sur les îles. Et pourtant j’obéis aux images, comme devant un film, attaché comme une morte, je ne décide rien. Le phare éclaire la lune qui éclaire les nuages. Ce sont les hommes désormais qui font mourir les arbres et les jours.

La mer enjambe la digue et s’assoit dessus. Puis elle s’allonge et s’en va pleine de bruit. Elle mêle ses cheveux aux cheveux des rochers, elle saigne de l’écume. Les vagues trébuchent et roulent sur le sable. Pourquoi on décrit les paysages. Pourquoi il faut des paysages.

Des vieillards acharnés sur leur enfance. Je vois des trains de marchandises périmées, des lumières sorties de fusées, de l’herbe sur les cailloux dans le port. Je me fais un labyrinthe où je peux vivre en géante, des murs que je couche de mes pieds si je veux savoir où je suis, un trésor que j’ai moi-même caché.

On me raconte l’histoire d’un homme : Il aime l’ombre des précipices, il est seul dans sa grande maison vide, il joue de son piano difforme. Personne ne le connaît, il est né ici, chaque semaine alors qu’il dort quelqu’un vient remplir le frigo, chaque mois quelqu’un paye pour lui l’électricité. Il n’ose pas sortir, il a peur du ciel et des voitures qui passent derrière la vitre, sur la route, non loin de la maison. Les herbes sont hautes dans le jardin, il ne fait rien toute la journée, il s’allonge dans son salon, sur un

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tapis, le seul meuble de la maison avec le frigo. Il vit avec son piano et regarde le plafond blanc. Il ne parle aucune langue, chaque semaine quelqu’un lave les vêtements qu’il a laissé dans la cuisine, à côté du frigo.

Sans doute il mourra dans sa maison en ne connaissant des hommes que leurs voitures, sans doute ce que l’on appelle un génie s’il vivait parmi eux, un grand musicien, un grand homme aussi. Croit-il en Dieu ? Sait-il qu’il est un homme ? Sans doute n’est-il pas un homme. Son piano ne s’est jamais cassé, il a commencé d’en jouer dès ses premiers jours ici. Avant il y avait sa mère qui l’a nourri au sein puis qui l’a laissé seul, emportant les meubles, la télé, ne laissant qu’un frigo, un tapis, son piano et lui. Il n’a rien à dire de la solitude, il ne sait pas ce que c’est que d’être seul, il n’a pas vécu assez longtemps parmi les hommes pour apprendre ces mots qui les font vivre, le bonheur, l’argent, l’amour, le malheur, Dieu, le travail. Il ne sait que jouer, et encore doit-il appeler cela le bonheur, l’argent, l’amour, le malheur, Dieu, le travail. Il n’a rien à nous apprendre si l’on y réfléchit.

Je remonte un seau du fond luisant d’un puit. Un peu d’eau goutte sur le bois cerclé. Puis je porte quelques planches sur mon dos, je monte et descends des montagnes, je construis ma maison où je crois bon de la construire, je regarde autour de moi et, où que je tourne mes yeux, je vois toujours un peu de la beauté du monde. Je tresse des ailes de papillon tout le jour : je rêve encore, à l’aube de mourir, de voler. Je laisse mon corps à ceux qui ont

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la force de tenir le leur, je me laisse tomber sur la paille de ma chambre, je m’endors comme un oiseau qui a froid. Mais je repense à la neige dans laquelle on pouvait écrire je t’aime, aux portes de tôles à l’entrée des fermes abandonnées devant des champs en ruine. Je cherche encore malgré la fatigue une raison de rester allongée comme un oiseau qui meurt. Rien de plus que la fumée qui s’enfuit des toits des maisons, un regard vers l’île qu’il manque au milieu de l’horizon pour nous dire qu’il y a quelque part encore où aller quand notre chemin s’arrête devant la mer.

Une femme qui reviendrait vers nous, dans cette ville, qui ferait à l’endroit le chemin que l’on a pu faire à l’envers.

Cette ville ; nous en sommes déjà aux décors. Une ville au bord de la mer, qui n’est habitée que par des anciens combattants. Cette femme qui reviendrait me voir dans cette ville où nous nous sommes rencontrés, pendant la guerre. Que fait-elle ici ? Elle visite. Non, ce n’est plus une station balnéaire depuis les bombardements de 45, et on ne visite pas un désert. Cette femme est ici pour son travail, elle est encore dans son labyrinthe, elle ne fuit pas encore. Ou peut-être a-t-elle déjà commencé de fuir ; je ne sais pas. Elle s’appelle Josefa, porte le même nom que cette ville. Pas de port, trois bateaux abandonnés sur la plage immense qui s’étend à ses pieds sur des dizaines de kilomètres. La plage qui veut tant nous rendre à notre enfance, le port, lui, qui nous aurait dit que nous ne sommes plus ces enfants. On ne voit plus depuis longtemps le poisson

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mort dans les cageots de glace, à la criée, les yeux grands ouverts, l’odeur qui nous faisait partir, les cris des femmes des pêcheurs, leurs gants couverts de sangs et le regard vitreux comme celui des poissons.

Et puis ? Cents habitants à peu près. Tous les magasins sont fermés, sauf quelques uns qui vendent du pain, de la lessive, de l’eau, des légumes apportés de Gdansk. Que fait cette femme ici ? Elle est envoyée par son bureau pour y faire quelque chose de mal défini, peut-être un état des lieux en vue d’une restauration de la ville. C’est ce qu’elle dit en tout cas. La guerre est finie depuis quarante-cinq ans déjà.

Elle ne sait pas très bien quoi faire, le vieil homme qui lui loue une chambre dit qu’elle appelle son bureau de temps en temps. Elle se promène le long de la plage enneigée tout le jour, elle est un peu perdue. Parce qu’elle est étrangère, c’est une citadine, et qu’elle ne parle pas les patois que ruminent les hommes qui vivent ici, elle vient d’Angleterre, comme moi. Eux, ce sont des gens de la guerre, des vieillards, comme moi.

Elle est entre deux âges, non pas à un point précis de sa vie mais dans une période trouble qui pourrait se situer n’importe où. Elle est dans un monde qui n’est pas le sien et sur lequel elle ne peut agir. Elle était déjà perdue avant de venir ici. Alors pourquoi l’avoir choisie elle pour ce travail ? Voilà une semaine qu’elle attend. La grande ville la plus proche est à cinquante kilomètres, et c’est une ville de chômeurs. Les immeubles d’habitat collectif noircis par la misère et le vent pollué, les enfants jouent avec des pare-chocs de camions, les hommes

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boivent plus que de raison sous le regard mort de leur femme ; et dans le centre ville, deux ou trois tours de verre brillantes portant des noms français ou américains se disputent les miettes minables de ce gâteau empoisonné. C’est de là qu’elle a pris le bus pour venir à Josefa.

Et ce jeune journaliste, arrivé presque un an avant elle, qui ressemble à celui que j’ai connu il y a longtemps et que j’ai laissé à Auschwitz. Il est polonais, parle anglais, ne fait rien de ses journées, prend des photos, regarde la mer. C’est un oisif, ses parents sont de riches industriels qui ont su profiter du dégel des relations est-ouest.

Elle lui pose ses questions, se débat comme elle peut pour sortir de son brouillard. Surtout elle voudrait savoir ce que font tous ces vieillards ici ? C’est comme si on les parquaient en attendant qu’ils meurent. Ils habitent les maisons épargnées par les bombes, restent assis sur leurs lits bien faits à parler à leur chat, se promènent une fois par jour le long de la plage enneigée, lancent des bouts de pains aux cygnes et aux mouettes, et repartent chez eux, les mains croisées dans leur dos. Il lui explique que ce sont tous d’anciens soldats qui ne savaient pas où aller à la fin de la guerre ou qui ne voulaient pas retourner chez eux. Le gouvernement polonais leur a laissé cette ville où il venaient en permission avant que les bombardement, en 45, ne la détruisent presque entièrement.

Et puis il y a la plage et la mer. Elles sont toujours calmes, il n’y a presque pas de vagues ni de marée. Le temps semble tourner au ralenti, comme gelé lui aussi. Pas de feuilles sur les arbres, pas de bruit

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dans ces maisons où la lumière ne s’éteint jamais tard. Quand il fait beau on s’assoit sur les bancs qui bordent la jetée ou qui longent les haies du parc, au pied de l’église. Il n’y a jamais de visites, on ne se parle qu’à peine, sauf parfois quand des grappes de trois ou quatre se forment à des coins de ruine. On va dans la vieille église le dimanche et un soir dans la semaine. Personne n’y prêche, on se tait. On se promène en regardant d’un œil distrait les façades des vieux hôtels de luxe rongées par les bombes et la neige.

Leurs visages morts. C’est pourtant la dernière chose qui meurt chez un homme, son visage. Ils ont eu, peut-être, dans le passé, des enfants et des petits-enfants, mais maintenant la vie se fait mieux sans eux, loin d’eux, ailleurs. On se promène sur la plage le long de l’eau morte parce qu’il faut bien faire semblant de vivre tant que l’on est pas mort pour de bon, mais on ne trompe personne et moins encore soi-même. Sans doute la vieillesse est-elle l’illusion que l’on vit encore.

Josefa ne comprend pas cette ville dont elle porte pourtant le nom. La vieillesse ? La mort ? La solitude ? Se souvenir ? Et pourquoi n’y a-t-il pas de cimetière, ni de docteur, de pharmacie, et pourquoi des visages disparaissent sans que l’on ne dise rien ? C’est comme si ces gens, se sentant mourir, allaient se jeter dans la mer tout au bout du ponton. Le jeune journaliste dit qu’il ne sait pas, et moi non plus je ne sais pas. Il lui explique des choses sur la ville, des détails, qu’il n’y a pas de maire, que le gouvernement leur a abandonné la ville, qu’il neige tout le long de l’année, que l’été ressemble à l’hiver et le printemps à l’automne. Il ne comprend pas lui

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non plus. Puis il lui dit aussi que j’existe et que je suis anglais moi aussi.

Un jour elle vient me voir, me dit qu’elle est perdue, que je ressemble à son père. Elle ne l’a pas connu mais elle a vu des photos. Il était l’un des rares soldats d’Angleterre à être allé se battre ici, dans ce pays où il fait si froid. Peut-être est-elle ma fille, l’enfant de cette femme que je ne suis pas revenu épouser. Peut-être suis-je son père, cet homme qu’elle n’a jamais connu et à qui je ne ressemble sans doute pas. Elle a besoin de croire en quelque chose, de se sentir un peu chez elle.

Elle me fait penser au jeune journaliste polonais. C’est comme s’ils croyait tous les deux à quelque chose qui n’existe que dans leur esprit, et maintenant qu’ils sont deux à ne pas comprendre cette ville chacun donne crédit aux mensonges de l’autre pour que les siens soient validés à leur tour. À elle les personnages, la vieillesse, les souvenirs, tout ce vers quoi elle se dirige sans savoir où elle aboutira. À lui le décor, la plage, la neige qui efface la ville et les souvenirs, à lui le présent, le hasard. Dans le fond rien n’existe et sans doute lui aussi est un fantôme. Il est loin des choses, il n’appartient pas à cette ville, la regarde de derrière une vitre. C’est pour cela qu’il ne peut comprendre, parce qu’il voit les choses de trop loin, sans être gêné par les détails, les souvenirs ou les sentiments. Pourtant la vie n’est rien d’autre qu’une somme interminable de détails, de souvenirs et de sentiments.

Cette femme meurt chaque jour un peu plus, comme si la neige la recouvrait elle aussi, que son décor

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s’effondrait sur son personnage. Comment on devient prisonnier. Elle regarde la porte se fermer sur elle et sa main rester le long de son corps alors qu’elle pourrait la retenir, elle se regarde rester immobile. Il y a un instant entre la liberté et l’enfermement, et cet instant dure, pour elle, une éternité. C’est son présent à elle, le présent de sa faiblesse, ce présent qui ne parvient pas à devenir passé. C’est elle qui se juge et qui ferme la porte.

Elle se promène dans la ville, parfois chasse la neige du coin d’un banc pour s’y asseoir et se reposer. Alors elle regarde les corps blancs défiler sous ses yeux comme si elle avait à être un jour l’un d’entre eux. Puis elle rentre à l’hôtel et, depuis sa chambre vide, les mains sur le radiateur, regarde la neige tomber. Elle s’ennuie. Elle est seule dans son hôtel, et elle ne croise presque jamais le vieil homme qui lui loue une chambre pour une bouchée de pain. Elle n’a amené que deux livres qu’elle a déjà lus et relus et ne peux parler qu’au jeune journaliste. Je refuse de la voir, parce que je sais que je vais bientôt mourir et que je veux mourir seul, et peu m’importe que sa mère soit cette femme que j’ai eu peur de revoir.

Elle est à la frontière de la vieillesse et elle se promène sur cette frontière comme sur la plage enneigée. Peut-être est-il déjà trop tard depuis le jour où elle a parcouru les derniers kilomètres qui la séparaient de cette ville. C’est depuis ce jour, le premier jour, qu’elle est malade, oublie beaucoup, a mal à la tête, ne sait plus si elle a rêvé ou vécu telles choses, depuis combien de temps elle est là ? Elle n’a pas de famille en Angleterre, peu d’amis à qui elle écrit mais qui ne répondent pas. Sa mère et

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morte il y a peu. C’est le jeune journaliste qui m’a raconté tout cela. Ce qu’il ne sait pas c’est ce qu’elle se dit à elle seule : Cet homme doit être mon père, je suis sa fille, assurément. C’est comme si elle jouait à pile ou face en se disant : « pile j’ai perdu, face je rejoue ». Elle est obligée de perdre maintenant qu’elle s’est enfermée dans la ville. Elle est, excusez-moi l’image, dans son labyrinthe, et où qu’elle aille elle se perd, elle se meurt.

Elle ne comprend pas qu’elle appartient désormais à ce monde elle ne peut plus agir sur l’autre. Ses souvenirs n’ont aucun sens ici, de même que son vague espoir d’y trouver un père. Mon retour en Angleterre aurait signifié quelque chose, mais son voyage à Josefa est une absurdité. Ce qu’il lui manque, c’est de comprendre qu’il n’est pas trop tard pour la fuite, qu’il n’est jamais trop tard pour ce genre de choses.

31Il fait très froid, les rues sont presque tout le temps recouvertes de neige. Tu entends le vents qui force les portes des maisons. Tu dois partir, fuir toi aussi comme fuit le jeune journaliste. Tu te nourris de moins en moins, maigris, t’affaiblis sous ses yeux et ses mots. Il te parle de ce pays, de cette région surtout, des montagnes boisées qui entourent la ville et la coupent du monde, de l’eau qui aurait le pouvoir du Léthé, ce fleuve des enfers qui apportait aux morts l’oubli nécessaire pour une nouvelle vie. Et ses photos ? Un jour il te les montrera. Ce sont presque toutes des images blanches, avec des ombres de vieillards, des formes vagues en noir et blanc, des

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fantômes. Tu croiras reconnaître ta mère morte dans une vieille femme, je le sais. J’ai moi aussi cru reconnaître une femme parmi ces corps flous.

Elle rêve un soir qu’elle fait l’amour avec le jeune journaliste. Au bout de quelques temps elle ne sait plus si c’était ou non un rêve. Elle n’ose lui demander, elle oublie ceci comme le reste. Elle abandonne son cahier, parle de repartir, il lui semble avoir le double de son âge, elle a des mains de vieille femme.

Souvent quand je demande au jeune journaliste de poser une question à un vieil homme, il semble inventer les réponses, me traduire quelque chose alors que la plupart du temps ils ne lui répondent qu’à peine. Le matin je sors de l’hôtel et les rues sont désertes. Je me promène dans la ville, sur la plage, entre dans l’église. Tout est complètement détruit, l’autel de l’église brisé en deux, les fresques effacées, le Christ lui même échappé de sa croix, son corps figé posé contre un pilier, sa croix de travers pendue sous un reste de voûte. C’est là qu’on vient prier parfois. Je retourne à mon hôtel, n’éprouve plus aucun sentiment. Je n’aurais même pas été surprise de ne pas trouver la mer aux pieds de la plage. Je regarde par ma fenêtre la neige tomber sur les ruines. C’est un rêve étrange.

Je ressemble tellement aux gens sans visages qui dormaient dans les trains partant à l’aube pour Londres. J’ai toujours cru que je serai quelqu’un.

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C’est le fantasme de tout le monde, être quelqu’un plutôt que quelque chose. Mais la guerre vient et il faut fuir, effacer son nom, sortir de sa boîte comme un diable, perdre son visage avec ses souvenirs. Se confesser, mais toujours dans le noir. La faute commise et avouée dans l’ombre, loin des yeux, loin des autres visages.

Le jeune journaliste a fait plus de mille clichés de la ville et il y en presque autant qu’il n’a pas fait parce qu’il s’est posé cette question. Cela mérite-t-il d’exister ? Mais le présent n’admet (ni ne mérite) qu’on l’interroge.

« J’ai pris des photos du reste de mon pays avant de venir à Josefa. De belles photos d’arbres noyés dans le brouillard, d’immeubles noyés dans le gris, d’avenues mouillées par le réveil, de vitrines remplies de saloperies occidentales et de slogans anglais. Toute cette pollution venue avec, il est vrai, la nourriture dans les rayons des magasins et un peu de travail, venue aussi avec les idéaux de gens que l’on ne sera jamais. Les pauvres adoptent le modèles sans les adapter, et chacun dans son coin essaie de se convaincre que les choses sont mieux ainsi. Mais tout est toujours aussi gris malgré les néons. Je me souviens, sous le régime communiste, quand un haut dignitaire de Moscou venait en visite, les autorités faisaient peindre en vert les pelouse que longerait le cortège officiel. J’ai vu la même chose en Afrique lors d’un sommet politique. Le dictateur du pays avait fait construire un mur de béton pour cacher le bidonville étalé le long la route qu’emprunteraient les voitures présidentielles. »

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Le jeune journaliste boit beaucoup. Il achète depuis quelques temps des pellicules couleurs, depuis que cette femme est arrivée. L’intérieur des maisons, les couleurs passées des tapisseries, des tapis, du bois des meubles anciens, tout cela finement gommé comme si le temps qui passe enlevait les couleurs en même temps que les jeunesses, comme s’il passait sur les murs autant que sur les visages. Il tient sa tête baissé quand il marche et même lorsqu’il parle.

Et cette femme arrive dans Josefa. Elle s’ennuie à marcher seule sur la longue plage blanche. Elle est triste à la pensée qu’elle n’aura jamais d’enfants. Elle se fatigue à ne rien faire. Elle repasse dans sa tête quelques souvenirs d’Angleterre. Elle méprise les gens qui en font des romans, les autres qui les lisent. C’est comme si la littérature n’était là que pour ces gens qui ne sont pas heureux.

Elle s’ennuie et repense à l’amour qu’elle aurait pu avoir. Elle s’ennuie et se fatigue et se dégoûte d’être comme tout le monde. Il lui semble perdre son visage sous les rides. Elle a peur de finir comme ces vieilles femmes regardant d’un œil triste le portrait de leurs vingt ans, se dire qu’elles ne sont plus ces jeunes filles, qu’elles ne sont d’ailleurs plus personne ni grand chose. Mourir c’est devenir un objet, et l’on devrait, si l’on voulait respecter la mort, se faire empailler plutôt qu’enterrer. Mais non. On meurt et on nous met dans une boîte et on nous enterre ou on nous brûle, comme on fait avec les déchets. L’homme mort est un objet, et un objet inutile. C’est cela la vieillesse : devenir inutile. Il n’y a que le Christ qui soit plus utile mort que vivant. Et il n’a jamais été vieux.

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Je n’ai aucun désir d’écrire ma vie ou ce que j’en pense. Je préfère laisser cela à ceux qui s’en satisfont et Dieu sait s’ils sont nombreux depuis la fin de la guerre.

Je m’ennuie, je suis fatiguée, ma mémoire est mauvaise. Je me souviens de choses sans savoir si je les ai réellement vécues, ou seulement fantasmées. Je crois entendre le téléphone en bas, chaque fois que je tourne la clé dans la serrure de ma chambre. Puis en poussant la porte je m’attends toujours à trouver quelqu’un au milieu de celle-ci, mon père, feuilletant un livre, debout, de profil, les cheveux courts, la bouche fine. Mon père que je n’ai pas connu, mon père que je crois voir à chaque pas dans ce pays d’où il n’est pas revenu.

Je ne voulais pas écrire jusque là parce que j’avais peur le lendemain matin de me relire et d’apprendre des choses que je savais la veille. Je crois voir toujours le même homme devant moi dès que je sors de ma chambre. Il me semble que c’est lui, vieux. J’essaie de ne pas trop y penser, parce que je ne sais même pas si je veux qu’il soit cet homme qui n’est jamais revenu où cet autre qui m’a quittée.

J’ai l’impression que je me mens, et pourtant je reste ici, à regarder mon bourreau dans les yeux, et je ne le supplie pas de me laisser en vie ou de me croire innocente ; non, je le regarde dans les yeux fouiller de ses mains sales ma mémoire, m’attacher de quelques nœuds de plus au boulet que je traîne, et me dire dans le creux dans l’oreille que je suis devenue folle. Demain je sais que je me réveillerai sans me souvenir de ce que j’ai fait la veille, que je

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lirai ce cahier sans comprendre ce que j’y ai écrit, que j’irai me promener sur la plage, que je croiserai le journaliste et que j’éviterai son regard, que j’attendrai ce vieil homme mais qu’il ne viendra pas de même qu’il n’est venu aujourd’hui ni tous les autres jours avant. Cela cinquante ans qu’il ne vient pas et que je l’attends pour ma mère. Je sais aussi que je rentrerai le soir dans ma chambre pour y dormir comme une morte.

Je me vois dans mes souvenirs comme une étrangère, comme quelqu’un que je ne connais que de vue, et mon visage me fait peur. Mes mains aussi trahissent ma vieillesse. Je voulais me croire jeune, belle, pleine de tout ce qui fait vivre les autres : de l’amour, de la douleur, un travail, une famille. Mais j’ai tout perdu en arrivant ici.

Je repense à l’homme que j’ai aimé et que j’aime sans doute encore, à moi, mes larmes ridicules, à ce que j’ai longtemps voulu croire. Je n’ai plus la force de lire ce que j’ai mit dans mon cahier. On a besoin d’être accompagné pour mourir pour un peu moins mourir comme des bêtes, le regard au plafond, la main vide et la bouche ouverte.

Ne pas cacher de secret sous chaque phrase. Pourquoi écrire des livres dans lesquels tout se passe comme dans la vie courante, décrire la vie de personnages agrippés chacun à leur petit secret, recroquevillé sur ce qu’ils cachent, des mondes qui ne sont faits que de petites mesquineries. Ne pas fermer les portes à double tour et cacher la clé dans le pli d’un mot. Décrire cette femme convalescente, la peindre malade, lui faire douter que l’on monde où

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elle vit est véritablement le monde. Le journaliste ne signifie pas autre chose.

Et finir par écrire des lettres à des gens qui n’existent pas, d’autres lettres pour soi-même, dans lesquelles elle se raconte un peu de ses journées, s’invente des amis, des rires, un soleil. On ne les envoie pas et les relit avec mélancolie, veut croire qu’on ne reconnaît pas l’écriture, on les lit en pleurant et les met entre les pages de l’un de nos livres.

L’interminable plage de neige me rappelle des vacances à la mer, quand la marée était basse et que nous marchions parfois deux kilomètres sur la plage avant d’atteindre la mer. Il y avait des coquillages morts dans le sable plat et sombre, des crabes qui fuyaient devant nous et, comme des cartes postales, le souvenir de la mer dans des flaques.

Un homme qui bat sa femme, cette femme qui meurt à petit pas, ces enfants qui ne souhaitent pas comprendre. Les repas vont tristement, on mâche avec lenteur, on boit bruyamment, et si un verre se renverse, l’homme crie et se lève, tourne son regard vers les champs au-delà de la fenêtre, passant nerveusement ses paumes l’une sur l’autre ; il se retourne et dit qu’il ne voulait pas tout cela, qu’il est triste, il dit la même chose que tous les autres soirs et que autres hommes qui ne savent quoi dire quand ils ont perdu pied. Il ne s’assoit pas mais sort et ferme la porte sans bruit. La femme continue de mourir et les enfants de manger. Ce sont les souvenirs d’autres gens, ils les ont mis dans un sac plastique, attachés à une pierre, jetés dans l’eau

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d’un fleuve, et maintenant les voilà libérés de tout, au milieu des cygnes qui mendient des bouts de pain rassis au bord de la mer et de la plage.

Je me lève dans la chaleur poisseuse de ma nuit sans sommeil, passée à me retourner sur mon lit pour en chasser les mauvais rêves. Ce matin je me dirige vers la gare. À l’entrée du hall, quelques oiseaux s’envolent sans rien dire dans le grincement de la grande porte de fer. Les murs sont de couleur jaune aux endroits où sont encore quelques plaques de peinture. Les quais sont beaux, et entre eux les rails semblent des traînées de poudre. Plus un seul wagon ni un panneau lisible. Un grand tas de sable est couché sur une voie, les guichets sont fermés et leurs vitres brisées. Un pigeon perché sur le marbre d’un comptoir la regarde. Je reste ici quelques temps, presque heureuse d’entendre le bruit sec de mes pas sur le carrelage du grand hall.

La lenteur me saisit lorsque que je redescends vers la plage. Les visages déformés par les rides, les visages figés dans une dernière expression ; de la peur, de la joie, de la malice, surtout de la fatigue au coin des bouches à demi fermées de leurs yeux. Leurs peaux tombantes, usées, délavées par tout ce qui peut entrer dans un homme et en sortir vers un autre, leurs grosses mains croisées sur leurs ventres mous, leurs chapeaux courbés sur leur tête, et surtout la lenteur que contient et confirme le moindre de leur geste, la mort au bout de chaque souffle et puis la vie quand même. Ces gens rentrés chez eux parleront à leur chat de leur promenade et regarderont tomber la neige en ajustant leur gilet.

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Le jeune journaliste se demande le soir : Peut-on être vieux à vingt-cinq ou trente ans ? Qu’est ce que c’est que d’être vieux ? et être entre deux âges ? Ou mettre le début et la fin dans une vie ?

Peut-être, chaque matin, me lèverais-je un peu moins vieille si j’attendais quelque chose du jour, si je pouvais me dire que je vis pour quelque chose ou quelqu’un, qu’il y a quelque chose à faire, que je vais quelque part. Mais son bureau, semble-t-il, n’appelle pas. Elle n’appelle plus non plus là-bas depuis quelques semaines bientôt m’a dit son logeur. Je ne la comprend pas, je la regarde de loin attendre que je vienne lui parler.

Ce sont mes mains qui me disent que je suis vieille maintenant, mon visage ne montrant plus rien. J’ai peur de me regarder un jour dans le miroir de la salle de bain et de ne rien y voir. Elle l’a recouvert d’une serviette m’a dit aussi son logeur. Pourtant j’ai le même âge qu’à mon arrivée, il y a un mois et demi. Je ne cherche plus rien du regard quand elle va se promener, je marche le long de la plage sans regarder l’eau froide.

Je la regarde se faner sans rien dire, se courber un peu plus, le visage un peu plus ridé chaque jour. La nuit qui la visite pourrait bien se faire passer pour la mort, elle n’y verrait que du feu. Ses mains croisées sur les couvertures qui recouvrent son ventre, elle semble l’attendre, souhaiter mourir sans pleurer ni souffrir pendant qu’il est encore temps. Ainsi elle se coiffe avant de se coucher. Elle sait que si elle meurt on cachera son visage de la serviette qui cache le miroir.

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Le jeune homme journaliste lui parlait de la séduction, hier, quand je les ai croisés. À trop s’occuper de leur forme il en est venu à ne plus réfléchir sur le fond des choses. Il l’ennuie mais elle n’ose pas venir me voir. Elle attend que je vienne. Elle me rappelle quelqu’un. Tout ce qu’elle essaie de montrer et qui ne lui ressemble pas. Sa pudeur calculée, ses sourires qu’elle compte, peur de tomber dans un trou qu’elle aurait elle-même creusé, peur de vivre avec quelqu’un qui ne déciderait pas pour elle. Elle aurait voulu avoir des enfants, une famille, ne pas se promener seule les dimanches de beau temps.

Qui es-tu ma fille ? On jette une poignée de sa vie dans le sable des plages, un peu du monde sous les pas que l’on fait sur les dunes, le chemin qui mène au moins jusqu’à la mer s’il ne mène à la nuit. On s’endort sur des photos mal encadrées de femmes qui ont perdu leur visage. Mettre ici un chemin de poussière et de cailloux, un phare pour guider ceux qui se rendent sur la lune quand la marée monte un peu plus haut que le monde. Je m’imagine qu’il est tard, je marche pour me sentir un peu moins inutile, je prie la mort de venir jusqu’à moi car je n’irai plus jusqu’à elle, je ne me pousserai pas dans le vide. (Le crime et le châtiment dans un même geste. Qui n’a jamais rêvé d’aller aussi loin dans l’homme ?)

La main du père. Une image au fond d’une main. Et si la main du père n’y suffisait pas ? On se met loin des choses, la main devant les choses comme devant la lune, les hommes deviennent des points, comme des étoiles, et certains que l’on voit marcher

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là-bas sont peut-être déjà morts. On ne garde des choses que leur ombre, on fait descendre la montagne dans la mer, on fait taire les chorales pour entendre son cœur. Que fais-je ici ? J’ai l’impression d’être là pour elle, à sa place, pour ce vieil homme qui me ment, je le sais. Il me parle de choses sans importance quand nous nous croisons sur la plage. Il sait que j’attends qu’il vienne dans ma chambre que nous parlions de lui, de ses souvenirs, de ma mère.

Des routes au milieu du désert. Je dors tout habillé, garde longtemps les yeux ouverts, dans le noir, avant de m’endormir. Et je vois parler doucement les visages encadrés et mis au mur, derrière moi, derrière leur vitre. Josefa voudrait aimer un homme, n’être plus fatiguée, revenir en Angleterre, à la campagne plutôt qu’à Londres, louer une grande maison de pierre, marcher de nouveau dans la boue avec des bottes, avoir des poules et un potager. Elle y pense, le long de la plage, comme à quelque chose qu’elle n’attend plus.

Elle est trop occupée à se chercher un passé pour voir que le journaliste est amoureux d’elle. Le présent ne l’intéresse pas. Elle recherche non pas ce qu’elle a perdu mais ce qu’elle n’a jamais eu.

Une femme d’il y a longtemps. Lui parler, mettre ma main dans ses cheveux, l’emmener avec moi sur un chemin que je connais, marcher tout le jour sans rien dire et le soir lui montrer l’horizon et lui dire que c’est de là d’où l’on vient, qu’il faut marcher moins vite, que j’aimerais l’épouser. Peut-être la mère de Josefa. J’en viens à douter maintenant qu’elle est ici. On tourne son visage contre le mur, écrit de plus en

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plus petit, se répète les phrases qu’on aurait voulu dire à cette femme et la détruit à force. Il faut fuir, il faudra toujours fuir, écrire contre quelque chose, attendre une autre chose qui nous manque et tant mieux si elle ne vient jamais. Maintenant il faut arrêter d’écrire, parce qu’on se fait vieux et qu’on ne veut pas mourir comme ça, crispé sur sa vieillesse mesquine.

La jetée dort encore, la neige tombe déjà sur les ombres. Il fera bientôt jour. Bientôt je tomberai dans le vide, sans savoir si j’ai gagné ou perdu.

Laisser tomber la poésie et la plupart des images. Laisser cela au cinéma. Peut-être vais-je devenir un insecte. Je ne sais pas encore. On se répète, on se dit que la terre tourne de travers, que beaucoup trop de gens vivent courbés sur leur champ, ou leur bureau, leur journal intime, dans leur travail pénible et leur amour mesquin, dans des souvenirs d’enfance qui n’amusent qu’eux-mêmes. Ils sont tous là à s’envoyer des coups de pieds sous la table et des sourires sans fond.

Trop de temps passé à demander pardon.

Josefa. Elle attend du ciel une réponse mais ne se souvient plus de sa question. Le sexe, la chose intrigante. N’en parlons pas. Trop de gens aujourd’hui en parlent. Cela veut sûrement dire que ce n’est pas intéressant.

En dire un peu plus de la guerre peut-être. Les gens ont perdu ce qui leur manque depuis cinquante ans. Le soleil et les nuages qu’on lui invente, la ligne, le noir et le gris. Des jambes de femme et de sable, sinueuses jusqu’à l’horizon. Aucune trace, mais un

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brouillard et quelques vielles pièces de monnaie dans le creux des dunes.

Trop de gens en général sur les photos de désert, comme s’il ne se suffisait pas à lui-même. Peut-être parce que cet endroit semble en train de fuir, de mourir. Parfois un banc vert, mais jamais d’arbres, et surtout pas de mer. C’est comme cela qu’il faut décrire le monde, autour de l’absence. C’est une belle plage quand même.

Pourquoi tous ces vieillards me regardent-ils d’un air si méprisant. Y peut-on quelque chose si l’on a pas fait la guerre. Peut-être n’ai-je rien à faire là, peut-être cela les énerve que je les prenne en photo. Sans doute ont-ils peur de tout ce qui laisse une trace.

Un autre endroit, une maison qui s’effrite, des arbres en cachette, des forêts emmêlées, des villes mortes : une brouette laissées sur un trottoir, les perrons vides, des panneaux couchés et recouverts de neige. Les chemins de campagne, la nuit sur la route, une voiture échouée dans un champ. Qu’y a-t-il entre les gens ? Il doit bien y avoir quelque chose pour qu’ils se regardent ainsi. Josefa, la ville, ne permet pas qu’on y vive. Josefa, la femme, ne me laisse pas lui dire « je vous aime ». Refaire sa vie dans le noir, à l’ombre de ce qui nous a tant gêné la première fois.

L’horizon est une ligne bien trop longue pour vouloir dire quelque chose. L’homme ne s’étend qu’entre sa main et son regard.

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Sans doute ne faut-il jamais écrire que sur sa pauvre vie d’étudiant débile. On passe toujours trop de temps à faire le point. Il faut plutôt faire le monde. Le fantasme d’apprivoiser quelqu’un. Ne pas revenir en arrière mais revenir par dessus. On ne rattrapera jamais ce qui nous passe et nous est passé devant. Puis on est lâche, chacun à sa manière. Alors quand on a peur on se blottit contre nous-mêmes, contre la mère qu’on a perdu et dont on croit tenir encore un bout, quelque part dans son ventre.

Toujours devoir mentir. Et Londres, dans la longue rue, au bout de l’escalier de l’immeuble, des prostituées, des hommes qui mentent, des taxis sales, des bouches tordues, l’œil de biais, la main sur la ceinture, des chaussures brillantes. La pluie sur la route dessine ses défauts plutôt que sa beauté. La neige sur la route devient de la boue sale, fait le bruit des égouts. On ne sort jamais de sa vie. Je deviens vieille parce que les autres sont vieux.

On ne dépasse jamais les autres, on n’en sort jamais. On s’éloigne parfois, on fait semblant de souffrir de sa solitude, on veut son amour différent, sa vie perdue, et moi une héroïne tragique. Sa vie sur d’autres rails que ceux des autres gens, mais le matin prendre le même train, aller au même bureau faire le même travail, rentrer dans la même maison, embrasser les mêmes enfants, le même mari, regarder la même télévision, dormir dans le même lit et rêver des mêmes choses. Alors la seule chose qui nous rende heureux c’est de nous dire que nous ne sommes pas seuls. Qu’attendent tous ces gens ?

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Quelle marche ont-ils ratée ? Je ne méprise personne.

Le détail. C’est là que l’on trouvera la vie. Les grands écrivains ont tous au moins compris ça. Le détail de la chambre de Josefa, d’une rue, de la rambarde sur la jetée. Quelque chose gravée dans le bois, une déchirure dans le rideau, de la neige sur un pare-brise… Le tas de chaussures à Auschwitz que je regarde l’œil vide, puis une chaussure seule au bas de la pile que je fixe et qui me serre le ventre. Les lacets sont faits, le cuir poussiéreux, la pointe abîmée.

Pourquoi faire sa vie dans l’espoir d’être autre chose qu’un homme de plus. Ce que je deviens je l’étais déjà. Pourquoi tout un livre à se demander quoi écrire ? Peut-être parce que je ne sais pas encore très bien à qui je parle. Les lettres d’amour sont toutes faites des mêmes mots, les amours des mêmes gestes, les mêmes gestes des mêmes désirs. Un détail. Le train que l’on attend, que l’on rate, où l’on s’endort, où s’enfuit un paysage immobile, que l’on regarde partir, que l’on prend un peu triste, que l’on prend tous les jours, que l’on voit apparaître, que l’on entend venir. Un chemin sur la mer, une vague engloutit nos pieds, notre maison de sable, notre chemin sur la mer. Tu te crois triste, trop vieille, immobile, ton père à côté de toi passant la journée à te dire qu’il n’est pas celui que tu crois. Ta vie se fait entre deux inconnues. Ta naissance oubliée, ta mort que tu ne connaîtras jamais. L’ombre qui souligne ton corps, ton sourire qui me tient loin de toi, ta voix qui part et vient comme la

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mer. Peut-être vois-tu maintenant que la vie (l’amour) n’est pas plus fort que le reste.

La tristesse est revenue avec cette femme. La tristesse qui était sous la mer, qui était sous le sable et qui était sous la neige, là où l’on l’avait mise.

Comment faire sortir ce qu’on a en soi ? Aimer une femme, c’est la solution habituelle. Ou essayer d’écrire un livre. Moi, je prends des photos de gens que je ne connais pas.

En bas nous regardons un couple de vagues. Un champ de bois, une couleur dans ses veines ensablées, la note un peu plus grave, en bas. Le choix de la mer ou de la terre. Qui de nous doit vivre un peu plus longtemps que les autres. Une femme nue, le chemin au milieu du chemin. Elle revient me dire cela, ou un peu plus peut-être, finir une si longue histoire avec si peu de mots, finir aussi mal que l’on avait commencé, bâcler l’amour parce qu’on a plus le temps. Oublie le reste, tu as raison, vivre au milieu de ce vent qui souffre pour les autres, des soupirs de ceux qui ne pleurent plus, le sourire de ceux qui essaient de sourire malgré tout. On s’aime de trop de choses, il fallait bien que l’un de nous parte le premier. La vieillesse (la vie) n’est que le compte des jours.

Un serpent rôde parmi les hommes gorgé de venin. On se tait. On continue le cirque, il y pousse des arbres de bois, comme avant, des arbres nains, comme les hommes. On lance un nouveau Dieu dans le ciel comme un nouveau cerf-volant. Il

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s’écrasera puis nous reviendrons où il faisait noir. La pluie joue sur le piano.

Que faire de ce qu’on écrit ? Que faire de soi ? Encombrer les autres comme ils nous encombrent. Revenir au début. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est ce qu’il y a entre les hommes. Ce que je m’invente pour ne pas me croire perdu. Je fais mon lit avec soin, range mes vêtements que j’ai pliés lentement, espère qu’il fera beau demain. Qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai déjà écrit plusieurs fois : « On vit, on meurt. Il semblerait que l’on se tue comme on rêve. » J’ai déjà écrit cela mais je n’ai pas compris qu’il fallait me relire, me comprendre, avant d’aller plus loin. Je suis aussi futile et inconsistant que le phare que je regarde. C’est pour notre bien qu’on ne l’atteint jamais, parce que ça nous ferait trop mal de voir qu’il n’y que des ruines derrière la façade, c’est un décor, que tout fait semblant, depuis le début. L’amour se termine et pourtant on continue d’aimer, de faire les choses malgré tout.

Malgré tout. C’est une belle formule. (En dépit du monde entier, le monde entier ne peut rien contre cela.) Malgré tout, c’est peut-être ça la bonne façon de parler des choses. Une femme, malgré tout, un homme, malgré tout, ils s’aiment, malgré tout, et un jour ils ne s’aiment plus, malgré tout, et ils ne savent comment faire, malgré tout. C’est comme ça qu’il faudrait écrire les romans pour qu’ils ressemblent à la vie. Pourtant on s’aimait, et la guerre est venue. L’amour ne se fait pas en dépit de la guerre. Ou bien c’est un amour qui fait mal et rend triste.

J’aimerais jouer du piano plutôt qu’écrire, et ne rien cacher quand je parle. Mais parler c’est mentir, ou du

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moins ne pas dire la vérité. Une femme, elle ment, un homme, il ment, ils s’aiment, ils se mentent, et un jour ils ne s’aiment plus et continuent de se mentir, moi aussi je vous mens. C’est comme cela qu’on écrirait si l’on voulait être honnête.

Que donner à une femme si le monde est aussi mal fait ? La croyance. Dieu et l’amour, c’est à peu près la même chose. L’amour n’existe pas. Et l’on continue d’y croire. Il s’agit de quelque chose qui n’existe que parce que les hommes le veulent, c’est le rêve qui devient réalité parce que tout le monde le fait. Il fallait bien quelque chose entre les hommes qui les rendent heureux.

Je pars, qu’est-ce que je prends avec moi ? Que mettre dans sa valise quand on part pour toujours. Un peu du sable des dunes, de la boue des chemins, un peu de l’étoile qui traîne pour ne pas m’ennuyer le soir, de la poussière qui se repose sur mes photos d’enfant. Cette femme viendrait avec moi dans mon rêve, toujours le même fantasme de ne pas être seul dans sa folie, d’y reconnaître un peu du monde qu’on a laissé derrière soi. Faire des souvenirs de ce qu’on laisse derrière soi, les mettre dans des albums photo ou même dans des livres. Pourtant l’amour que j’ai perdu n’existe plus nulle part. On retient la douleur auprès de soi. On continue d’aimer.

Entre les hommes il y a des mensonges, des décors et des détails. Il n’y a de place pour rien d’autre, ou alors on sort de l’homme. L’amour entre les hommes est un mensonge, un décor ou un détail. De même la guerre, le travail, la vie, l’art… Peut-être la théorie du théâtre du monde. On regarde les églises d’en bas,

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on y entre avec dévotion, on en sort déçu. De même la vie.

Peut-on se satisfaire d’être perdu ? Du brouillard, un océan, une lumière à l’horizon. Comment savoir ce qui est le mensonge, ce qui est le décor et ce qui est le détail ? Que faire de l’amour dans tout cela puisque nous en parlons. La main que l’on tient dans le brouillard, la voix que l’on suit, la sirène dans l’océan, peut-être le Dieu que l’on attendait, une lumière à l’horizon à côté de celle du phare, une étoile dont on connaît le nom. Peut-être est-on moins perdu quand on est perdu à deux. Les vieillards qui rôdent au plus profond de cette ville, les seuls à comprendre les morts, qui ne mettrait pas de fleurs sur les tombes s’il y en avait, à voir les hommes derrière les marbres, dans les salons, s’il y avait des hommes. La guerre nous a fait vieux avant tout le monde. Puis le monde a essayé de nous apprendre qu’il n’y a rien pour nous au-delà du mensonge, du décor et du détail. La question de l’au-delà est une mauvaise question. On veut toujours aller trop loin. On préfère le phare à la brume, et c’est peut-être dommage. On arrête d’écrire.

La plupart des gens font comme s’ils n’étaient pas là. Ils se parlent, dans le métro, de la couleur des placards de leur cuisine. Ou d’une guerre à l’autre bout du monde pour un pauvre bout de terre.

Appartenir à Josefa ce n’est pas appartenir au monde. Ses habitants sont déjà morts aux yeux des autres. Pas de cimetières, pas de visites, parce que ces gens sont déjà morts aux yeux des vivants. Josefa méprisait la vieillesse, la vieillesse qui soupire

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et s’étale sur les bancs avec des airs de bêtes. Ces gens m’ennuient à me lire leurs romans remplis de grands mots et de phrases ridicules. Ce journaliste qui ne comprend rien du monde qu’il regarde. Il s’est mis trop loin, son regard est trop froid. Comment peut-il arriver à prendre des photos qui montrent encore quelque chose de lui ?

Mes souvenirs de seconde main, qu’on m’a donné, et que j’ai pris, qui ont déjà vécu en d’autres avant de vivre en moi.

Des femmes dans des miroirs, des vieillards que l’on ne comprend plus quand ils parlent du passé, le prêtre que l’on ne comprend pas quand il parle de Dieu, Josefa que l’on ne comprend pas quand elle parle d’elle. Le passé, on dirait que c’est tout ce qui leur reste. Je les entends dire : ma seule richesse, c’est aussi ma croix, mon boulet, mes chaînes. C’est sûrement ça l’heure de sa mort, car alors il est tellement facile de nous tuer. Que prendre de ce que nous donne l’alcool ? Qu’y cherchait-on ? Autre chose. Changer de monde, de route, de désert, de Dieu, de vie, de brouillard, avoir une raison d’être perdu, être amoureux.

Se glisser le long d’un corps peint en blanc, sans bouche, sans yeux, venir à l’amour tant que les autres n’y sont pas. Sentir le corps dans sa main, cette femme, au sommet de son corps, à la pointe du mien, ses pieds dans la terre bleue du ciel. Elle marchait dans le bruit sans conséquence du vent

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parmi la houle noire, elle promenait des yeux de loup sur les ombres, des vagues, cachait ses mains dans une vieille gabardine de petite fille.

De grands chemins debout, puis l’orchestre de la lune s’écroulant avec un bruit de guerre toute proche, au fond du pré, derrière l’arbre aux amoureux, devant ce coin d’écorce où j’écris mon nom seul. La voir descendre la rue, se fendre à chaque pas, se refaire au suivant, son sexe découper son corps jusqu’au milieu de ses seins, ne plus écrire de romans qui soient des tranches de vies, des morceaux de gens, des bouts de rien.

Passer sa vie à se construire un monde à soi, un printemps, un été, un hiver, un automne où il n’y aurait rien à voir, un seul arbre fleurissant et mourant pour nous, et toujours cette neige et cette femme dont on garde le souvenir pour soi. La tuer puis se tuer pour elle. La rejoindre dans la mort avant que Josefa ne nous emmène ailleurs. Qui est-elle pour venir m’empêcher de mourir. Elle vient me dire que je suis un père alors que je pensais n’être même plus un homme.

Le mensonge ce n’est pas de la folie c’est le contraire, du calcul. Et l’amour ?

Que faire du ciel ? Que dire du ciel, lui trouver un autre sens. Est-ce vraiment mieux d’être écrivain plutôt qu’homme d’affaire ? Etre comme tous ces enfants qui demandent tout le temps pourquoi, et s’ils n’étaient pas des enfants ils seraient des imbéciles. Maintenant je me regarde écrire sur mon imbécillité. J’ai perdu cette enfance qui écrivait des poèmes, nos poèmes ridicules, les mots pour faire

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joli. Le jeune journaliste condamne après-coup chaque chose dont il s’enfuit.

Je me demande si les églises ont été construites pour l’homme ou pour Dieu. Je suis à l’âge où il n’est plus normal ni heureux d’être perdu.

Faire quelque chose, c’est l’obsession du jeune journaliste. C’est en cela qu’il est vraiment perdu. Il regarde et rempli ses journées de « si seulement » en cascades. Il veut juger le monde aux ombres qu’il jette sur les murs, et c’est toujours son ombre qu’il juge et sa vie qu’il condamne. On cherchait ses mains dans le sable, la pluie s’attardait sur les feuilles comme les larmes sur les joues, la tristesse. Encore une chose qui m’encombrait. Décrire une femme qui marche vers moi dans la rue. Le monde n’est au-delà de rien, ni de personne.

Qu’écrire sur la mort de ma mère puisque ma mère est morte. Le port de Josefa, toujours le même décor. Encore ses yeux. Son corps est très maigre, la lumière glisse de son front jusqu’à ses pommettes, de ses pommettes à sa poitrine et ne va plus nulle part. Écrire sur la vie de l’homme qui l’a épousée dix ans après la guerre. Mari d’une femme amoureuse d’un autre, en deuil et inconsolable, marié à quelqu’un qui, il le sait, ne l’aimera jamais. L’aimait-il ? Comment savoir, il passait son temps les yeux fermés, baissés. Elever un enfant qui n’est pas le sien et qui refuse de l’appeler « papa ». Vivre dans l’ombre d’un autre, se battre contre un souvenir, et travailler chaque jour pour nourrir deux bouches qui ne lui souriront jamais. Il est mort aux champs, comme un homme du pays. Il est mort à sa guerre,

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dans son combat pour ce monde qui ne voulait pas de lui. Il n’est au fond pas beaucoup différent de ces hommes morts pour une patrie qui ne les a jamais appelés ses fils.

On s’encombre de trop de choses, laisser partir, savoir dire adieu, ce que l’on ne sait plus faire sans larmes. Dieu a donné, Dieu est parti, et a repris, et nous nous acharnons pourtant à garder ce qui nous a, un jour, appartenu.

Des traces de doigts dans le mur, le visage noir, à la barbe de la fumée qui court jusque dans les yeux, des mots écrits dessus à la craie, un bras au-dessus de l’eau, recroquevillé, le buste contre les cuisses, son dos fendu, l’horizon que la mer et le ciel inventent pour se cacher derrière lui. Le baptême de la mer qui se lève et l’enterrement de la nuit dans le caveau d’un roi inconnu. Le jour et la nuit vivant si loin du monde.

On a toujours peur de perdre quelque chose. Sans doute cette peur nous aide-t-elle à comprendre ce à quoi l’on tient. On se glisse en dessous des arbres à l’endroit où l’herbe est morte faute de soleil et de regards, on continue de pleurer sur notre chagrin égoïste, on pleure pour ce qu’on a jamais eu ou ce que l’on vient de perdre, pour cet homme qui refuse d’être notre père. Que regardent les gens, qu’ont-ils à toujours avoir si peur de fermer les yeux ? Des joueurs de flûte à la lisière de leurs ombres, jouant pour eux-mêmes des valses d’enfant. « Car les uns doivent rire et les autres pleurer » dit Hamlet. Qu’y a-

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t-il à faire de l’autre côté du monde ? Le voyage amène toujours avec ses paysages fabuleux son bagage de regrets. Etre triste pour les autres sans comprendre leur douleur. Pleurer pour ceux qui sont morts, comme là-bas. Aux enterrements on pleure toujours à la place de celui qui est mort. Le malheur des uns fait le malheur des autres.

Quelque chose qui se vide, quelques mots qui ne font pas une phrase.

Voir un homme, se tenir au bord de l’abîme de l’amour, presque faire ou laisser faire cet amour que l’obscurité nous demande, parler tout bas de la vie que l’on aimerait avoir. Je dessine un coquillage dans ses mains ensemble. Un homme ou une autre, mais surtout pas un homme plutôt qu’un autre. On baisse la musique pour s’entendre faire l’amour, puis on la remonte plus haut encore qu’avant pour couvrir sa honte. Ne pas faire l’amour avec cet homme, cesser de toujours vouloir faire quelque chose du monde. Ne rien faire de mon corps ni du sien. L’homme et la femme s’écrivent de la même façon mais avec des lettres différentes.

Ne pas faire l’amour avec le jeune journaliste, mais lui trouver un nom, le posséder sur le papier. Garder pour moi ma vieillesse. Qui de nous tous devient fou le premier ? Celui qui s’enferme pour mourir, celle qui continue de marcher quand les autres sont assis le long de la plage, ou celui qui s’assoit avec eux et ne trouve rien à dire ?

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Une chanson qui se dérobe. Un vieillard qui attend la mort tout autant que Dieu, comme le reste des hommes. Puisqu’il va mourir, pourquoi refuse-t-il de me donner ce que je suis venu prendre. C’est Josefa tout entière qui meurt ainsi, sans un mot pour expliquer sa fin.

On met du temps à mourir malgré la vieillesse et le froid qui font chaque jour un peu plus partie de nos vies.

La nuit, le ciel est jaune ou rose. Devant, les cheminées ont des airs de vieilles femmes, les cols serrés sur leurs gorges de bois sec. Elles ne surveillent plus rien depuis qu’on a la télé. La mémoire n’est pas une boîte avec des photos dedans, et des voix. C’est ce brouillard, ou cette eau où l’on se débat.

Que faire de cette femme qui a survécu à l’oubli jusqu’à venir me border à l’instant de ma mort ? Ou qu’en dire ?

Écrire l’histoire d’un chauffeur de taxi loin du monde enfermé dans son taxi comme un photographe dans son objectif. Aucune image n’a de sens et derrière on vit et meurt pour de faux. On est triste et quelqu’un nous dit : « Mais fais quelque chose. » On sent bien en les disant que ces mots ne veulent rien dire. On est encore triste. Les hommes trouvent rarement les mots, et c’est peut-être ça la grande tragédie de leurs rapports. Ainsi demeure cette femme comme une souffrance fragile au milieu des choses. C’est elle qui traverse la rue devant nous,

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qui dessine cette ombre sur le banc, qui s’en va dans ce train que l’on rate, sans qu’on lui ait dit « je vous aime ». Que dire d’elle maintenant qu’elle est partie ? Surtout pas la décrire. La littérature a déjà décrit beaucoup trop de gens. Et rien ne sert de fuir puisqu’elle nous précède partout. Peut-être pourrais-je comme ces vieillards me tenir immobile et pleurer dans mes paumes l’amour que j’ai perdu pendant que le reste du monde se retrouvait sur les quais des gares. Je me retrouve seul devant mon grand bureau, cherchant un phare quelconque vers lequel pousser mes derniers cris. Mais les murs ne répondent jamais. Emerson a écrit : « Tout mur est une porte. » mais c’est une connerie. Un mur c’est un mur, et c’est peut-être ça la tragédie de nos rapports au monde.

On est triste d’être dans un labyrinthe parce qu’on pense qu’il s’agit d’en sortir. Mais il n’y a pas de sortie. S’il s’agissait d’y vivre, alors peut-être y serions nous heureux. Je regarde la dernière goutte de vin remplir à peine le dernier verre. On tourne en rond, toujours les mêmes photos sur les mêmes murs, et c’est pour cela que nos souvenirs reviennent toujours, parce qu’au but d’un moment on suit ses propres traces et recommence tout. Chacun dans son labyrinthe, avec ses photos incompréhensibles sur les murs, ses recoins, ses ombres délicates, ses secrets qu’il ne se dit pas même à lui. Le monde est un mensonge de plus pour nous faire croire que l’on peut vivre ensemble. On ne se suffit jamais, toujours on va sur d’autres continents chercher des trésors inutiles mais qui pourtant nous manquent.

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Mauvais début. On garde une image froissée de nos premiers amours. Il promène son visage, hoche la tête sans raison à mesure. Je demande : qui chuchote derrière la pluie ? Sous les porches des églises, de longs visages gommés nous sourient à grand peine. J’attends l’amour de quelqu’un qui travaille à m’oublier. L’ombre tombe des feuilles et cache ses mains, je le regarde partir sans rien dire ni faire qui le puisse retenir. Je suis lâche, et maintenant que je suis seule je me rends compte que je n’ai jamais rien pris que l’on ne m’ait donné. Je ne suis pas malade. Je me suis enfuis des campagnes où je croyais aider le jour à dormir et la nuit à se lever, puis je suis venu parmi vous apprendre que je n’étais pas un Dieu, que le jour et la nuit vivaient et mourraient aussi bien sans moi, et jamais je n’ai pris que ce qu’on m’a donné, mais toujours je redonne, et toujours je reprends. Ma mère buvait beaucoup. L’alcool comme la mort à traîner cet l’oubli à sa suite pour masquer sa honte.

Ne rien dire de la pluie qui tombe sur les ardoises brillantes. Parler de l’odeur de l’amour que l’on fait, de ces gens qui continuent de vivre comme si Dieu était encore responsable des choses. Elle s’avance lentement, avec, entre nous, sa timidité d’enfant sage et ses larmes inutiles. C’est sa façon d’être méchante. Je ne dis rien, j’allonge ma tête sur ses cuisses nues, au creux de son ventre, entre ses mains. C’est moi maintenant qui fait l’enfant. Je n’ai rien à faire des autres mains que l’on me tend, elles ont une odeur de boue, de sang caillé, de vin, de sexe, de messe et de merde. Je garde les miennes dans mes poches, laisse les seinnes m’apprivoiser et

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les autres se salir à ma place. Je me garde bien de faire quelque chose de ma vie maintenant que je suis sûr de mourir. Je la regarde comme un cerceau qui roule en titubant, me demande jusqu’où il pourra bien aller avant de se coucher comme un cheval et de mourir comme un chien, un œil vers la terre et l’autre vers le ciel. On fait tout pour vivre comme des hommes et on finit toujours par crever comme des bêtes. Les autres nous pleurent, nous regrettent, nous oublient. Je méprise la jeunesse plus encore que les vieillards. De nouveau je ne me sens chez moi qu’en dehors des choses. Je suis un lâche, je ne vois rien.

J’ai toujours voulu être orpheline. J’avais peur de l’homme qui voulait faire semblant d’être mon père, du chien du voisin, j’aurais voulu faire du dessin.

Il faut se chercher un phare, un hôtel où dormir, quelqu’un à séduire, faire quelque chose du monde que l’on me donne chaque matin. Je m’ennuyais à la messe, et ces vieillards qui titubaient vers le prêtre et lui tendaient leur langue malade, je les méprisais profondément, de tout mon être de petite fille qui ne comprend rien. Il me semblait qu’ils étaient déjà morts, si courbés vers la terre dans laquelle ils avaient eux-mêmes creusé leur tombe. Ces hommes qui avaient travaillé pour un minuscule bout de monde comme d’autres s’étaient battu pour le prendre à l’ennemi. Une guerre qui dure toute une vie. Pourtant ils rôdent lentement dans la ville, courbés toujours, mais pris dans quelque chose d’indéfinissable, de la fatigue mêlée à de la rancœur

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pour ce monde qui leur est hostile maintenant qu’ils ne lui servent plus à rien.

Leur vie à se débattre avec l’espoir de la rejoindre, de mourir auprès de lui, leur vie pour cela. Quelle misère. Mes souvenirs que je mets maintenant dans ma chambre pour me croire chez moi, si bien que j’en ai perdus certains, qu’on m’en a volé d’autres et qu’il m’en reste bien peu. L’horizon que je n’ai jamais pu voir à Josefa, quelque part entre le ciel et la mer, quelque chose qui n’existe pas ici, car le ciel et la mer finissent l’un chez l’autre, un enfant sur les genoux leur demandant ce qu’est l’amour, une poupée dans leur bras ne parlant pas encore.

Un jour sur une plage, chaque jour au même endroit, un geste à recommencer, des chemins que j’ai pris jusqu’ici sans savoir où ils allaient. Des herbes sur le bord du chemin, une plage à l’extrémité, un chemin le long de la côte et parfois la mer semble ne pas être là. Josefa, l’océan. Cette ville qui m’a donné son nom et que je trouve en ruine, cette ville qui aide à mourir une centaine d’anciens combattants. Qu’as-tu fait, ma mère, en me mettant au monde ?

Un autre chemin, dans la lumière accablante, le même bruit de moteur derrière tout, les mêmes paroles derrière la porte, je me souviens de cet homme prisonnier de sa fuite. Je suis triste de te revoir ici, là où nous ne sommes jamais allés. Je suis triste de voir que mon père a bien existé, que j’ai eu raison d’être triste.. Je me mets sur la plage, devant le banc d’herbe sur le sable. Derrière une barrière de minces lattes, devant l’océan tendu comme un miroir au néant.

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Des larmes ont mêlé mes visages au leur, le froid pris dans la lenteur, le bras mou, l’oreille sourde. J’approche mon ombre de celle des tours, on m’ignore et je glisse jusqu’à la chambre du roi. Une touche de piano de plus. On s’approche, les jambes sombres, c’est obligatoire, on se salue sans se voir, on se tient comme en garde-à-vue. Le dimanche on ouvre l’église. Aucun oiseau n’y chante n’y en sort. On y entre comme dans un caveau, les yeux sur l’osier des chaises et les tapis de marbres. Ici encore on se glisse, on voudrait se trouver et l’on se perd dans d’autres brouillards. Un vent de sable, une corne de bête, un aveu. On se croit éternel et pourtant on se cherche une fin. Il est impossible que l’on ne vive pas pour quelque chose. Une douceur sur les murs qui me mènent à ma main. Un plancher. Savoir où l’on est, faire des cartes et des points, faire le point, se dessiner une voie toute droite, une ligne de conduite. Il n’y a qu’un seul chemin, et pourtant tout le monde trouve le moyen de se perdre.

Juste l’océan, plus de côte, plus de chemin où se promenait ce couple qui nous faisait envie. Le soir vient et nous encombre. Je me couche malheureuse et ne rêve de rien. Ce n’est pas juste. On oublie parce que l’on croit que les souvenirs nous empêchent d’avancer.

Écrire l’histoire de quelqu’un qui verrait le monde comme sur un écran, sans les bruits ni les mots, comme un film muet. Quelqu’un dans un bus, un taxi, un train fantôme qui traverserait les villes comme si c’étaient des images. Souvent une musique à l’intérieur des choses. Il a perdu son

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premier enfant, le second, sa femme l’a fait avorter. Elle se droguait, elle est partie. Souvent, quand il est arrêté au feu, il croit la voir traverser devant son vieux bus rouillé, ou sur un trottoir, au coin d’une rue. Il se demande ce qu’il ferait s’il la revoyait. Deux ans maintenant qu’elle s’est enfuie. Leur enfant pourrait maintenant apprendre à parler. Que faire de cette histoire puisque je n’ai rien de plus à en dire ? Trouver un jour quelque part quelqu’un qui l’écrirait à ma place.

Le monde en nœuds par-dessus toutes les têtes, les maisons de provinces, le sable aplati par les promenades sans fin des musiciens malades venus se reposer là-bas, dans cette grande maison qui domine la plage. Leurs doigts tendus, leurs mains le long des cuisses, leurs doigts ternes, leur bouche crispée sur quelque chose de mort, cherchant un regard, une note, parmi les couleurs de la mer.

Je suis fatiguée de regarder le monde tourner en rond. Je traverse l’Europe. Le chemin ne s’arrête nulle part. Des hôtels semblent m’attendre le long des routes, je vois mes pieds qui se croisent sur le paysage noir du bitume ; mais jamais je ne tombe.

J’entends des hommes dire, de la buée sortant de leurs gorges sèches, mal rasés, le fusil à la main : « Ne pleurez pas la mort du jour ou celle de la nuit, car beaucoup mourrons après eux, et car beaucoup sont morts déjà sans qu’on les pleure jamais. Et ne dites rien non plus, car beaucoup déjà ont parlé avant vous, et car beaucoup encore parlent à votre place. »

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Des images faciles pour roman : ma mère est morte, ma solitude.

Il y a un oubli qui détruit et un autre qui protège. Quelle vérité a le passé ? Les livres d’histoire ne sont que des romans de gare. Quelle vérité a ce que l’on garde du passé, ce qu’il en reste ? Chercher des indices, des traces, croire que les souvenirs ne sont pas des mensonges, car alors pourquoi pleurerait-on la fuite de quelqu’un qui n’a pas existé ? On cherche des témoins, c’est à dire un peu de souvenir et un peu réalité. Que faire du cahier de Josefa ? A-t-elle menti ? Bien sûr qu’elle a menti. Elle est au chômage depuis deux ans, elle est ici parce qu’elle croit pouvoir y trouver son père.

Trouver des indices même si la ville recouvre les traces et gomme les images et supprime les témoins. La mer et la neige et le froid apportent mieux l’oubli que ne le fait la vieillesse. Il est important de toujours réécrire, de toujours refaire l’histoire. Le cahier de Josefa n’est qu’une page racontant une journée, une page qu’elle corrige à peine chaque soir. Il faudrait ne pas écrire sur les choses que pour les sauver de l’oubli.

Le jour où Josefa abandonne son cahier elle abandonne aussi les choses. La mort serait le moment où tout est perdu. Un matin elle a oublié le nom de la ville où elle est née. Tout le jour elle essaie de s’en souvenir et pourtant le soir elle n’est même pas triste de ne l’avoir pas trouvé. On pardonne puis on oublie. On ne se souvient vraiment que de ce dont on est coupable.

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Et peindre sur les murs et chanter sur les toits, encore un peu d’inutile s’il vous plaît. Il est important d’agir. Moins on agit moins on comprend, moins on vit. Josefa ne fait rien. Une femme qu’on laisse derrière soi, cette femme, l’oubli que je cherche dans une histoire autour de laquelle je tourne au hasard, cette femme dont le souvenir m’empêche de faire et de dire, ne pas s’en souvenir, laisser la fatigue et l’alcool la pousser dans l’ombre avant que ce soit mon tour. Là-bas on retrouvera tout ce qu’on y a mis, et ce sera ça la mort. La neige recouvre la neige et le chemin qu’on y avait tracé. Chaque matin le monde entier est à refaire avec nos croyances passés et nos bras malhabiles. Il faut sortir nos souvenirs de leur boîte et les promener sur la plage, comme des chiens gâteux. On voit bien qu’on les traîne plus qu’on ne les suit, qu’ils voudraient qu’on les laisse là, qu’ils puissent coucher leur corps dans la neige pour y mourir enfin.

Chacun tourne en rond dans son désert, essaie tant bien que mal de savoir s’il est à l’envers ou l’endroit. Je me parle du monde qui tape à la fenêtre, puis à la porte, à la fenêtre et à la porte de mes yeux. On écrit jamais que des banalités. Cette femme qui me regarde encore malgré les années, mon obsession de trouver une place et un ordre aux choses. Je finis par découper mes photos, les visages, des moitiés de rien ; pourquoi on fait le compte des choses, isolons le défaut, recadreons, dénoncons, refaisons et détruisosns en même temps, reprennons, dessinons, cernons, enboitons, numérotons, et voilà que la vie s’est faite sans nous. Une petite pièce messieurs dames, parce que vous me demandez d’être triste pour vous. On rêve de sortir enfin de

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l’inutile, de nous trouver une place et un rôle à nous aussi. Mais on voit qu’il est trop tard, qu’il est toujours trop tard pour faire. Alors on se met à raconter des histoires, un roman qu’on ne finira pas.

Ainsi donc ne me faudra-t-il jamais lui parler. Le froid qui fait mourir nos mains, blotti comme un enfant dans le creux de notre corps, un dernier chemin que l’on suit même si l’on y voit rien. Une femme en robe de nuit, son bras dépassant de son buste, les seins barbouillés de rouge, une peau de moins que les autres femmes. Je retiens la goutte qui descend du goulot, je retiens le souffle des rivières, je me mets dans un désert avec un serpent comme ami. L’homme dans un piège si quelconque, à peine dissimulé, en bas des immeubles et en bas des escaliers, là où l’on ne va plus sans dessiner une grimace. Une autre femme blonde, les cheveux en arrière, son front tiré de ses yeux, la bouche en face de la mienne, à la suite de n’importe quel ventre déguisé en visage de femme. Rester derrière sa voix, se déprendre d’elle, revenir où l’on ne la connaissait pas, son rire d’abeille, ses mains.

Tous ces gestes qui se ressemblent tant, qui sont si proches de la même chose, de la même inutilité, de la même banalité, de la même inconsistance. Un chemin entre mille arbre, un désert sous mille soleils, n’écrire que d’après ses souvenirs, laisser le présent aux rêveurs maladroits, ne décrire que ce qui a laissé quelque chose derrière soi. Je laisse les pas du monde sur la neige de mon esprit, là où elle tombe tous les jours, où les gens passent par dizaines, où tout s’oublie, où l’on marche tête

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baissée, mains dans les poches, le visage rouge. Je crois voir des femmes penchées sur des enfants à venir. L’avenir n’a d’intérêt que pour les seuls hommes d’affaires.

À partir de quel âge cesse-t-on d’inviter les enfants aux Noëls des comités d’entreprise ? C’est une question discutée en réunion, on se décide. À chaque âge un mensonge et une croyance pour garder le monde à l’endroit. Pas de monde sans étranger, pas de frontières sans exclus ni exil. Le Père Noël ? Bien vite c’est Dieu qui prend sa place. À quel âge cesse-t-on de croire en Dieu ?

Le portrait de la mère, quelques jours avant sa mort. Allonger les visages, ajouter et croiser les lignes, défaire les visages. Un profil de la mer au hasard sur la plage, ajouter des voix, un sourire gêné, une femme encore amoureuse discutant avec le portrait de son mari défunt dans l’ombre d’une chambre d’hôpital. Elle appelle un enfant qu’ils n’ont jamais eu, se souvient toute seule, tutoie l’image qui sourie dans le reflet de la lune sur le verre. Elle lui avoue ses infidélités, s’agenouille, pleure, se relève difficilement.

Elle se promène dans sa chambre sans lumière, toute petite, elle parle doucement, elle touche son front puis ses cheveux, soupire deux fois, s’agenouille au chevet de son propre lit, se parle à elle même, se prie de ne pas devenir folle, de rester sage en attendant qu’il revienne, qu’ils seront bientôt ensemble. Dehors deux infirmières discutent de cette

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femme qui parle tous les soir à la photo d’un inconnu qu’elle prend pour son mari, cette photo qu’elle a découpé dans un magazine, la photo d’une publicité pour une assurance vie. Elle pleure sur son oreiller en appelant cet homme d’un prénom différent chaque soir. Ne pas raconter ses dernier jours, ne plus rien raconter sur le mensonge, l’oubli, la solitude. Cette femme que j’ai prise en photo quand je travaillais dans cet hôpital.

Et je repars sur mon chemin. La tour de chaux du phare, son œil béant, son regard d’orphelin qui se cherche une place parmi ceux qui ont une maison en-dessous des nuages et une mère timide dont ils caressent le ventre avant de partir en mer. Les larmes qui sècheront bien vite, la femme apprise par cœur que je ne peux toujours pas me réciter sans trembler, une chanson d’enfant qu’il me faut désapprendre. Il faudrait ne rien laisser dans le désert que des cendres pâteuses, rien qui puisse trahir, tout brûler, l’amour jusqu’au premier jour, se souvenir de nos rêves bien après notre mort, de la nuit qui commence et finit par nous, de la femme enceinte qui nous offre son ventre juste pour une nuit, regarder toutes les photos qu’on a prises et se demander ce qu’elles montrent.

Un vieillard teint ses cheveux blancs, pousse devant lui sa vieillesse comme une infirmité, sa honte de vieillard, sa lenteur et ses regrets empaquetés dans des sourires en plastiques.

Le cliquetis de ses chaînes blanches dans la lumière de la lune. Revenir se pencher sur la mer, revenir une fois puis deux, les corridors de branches le long

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des plages mortes, le froid qui nous pince les joues de ses mains de pêcheur. Les rues molles qui ondulent un corps de pierres noires le long de quelques maisons. On regarde trop la mer, on laisse trop le vent nous remplir les oreilles de son chant facile. On l’entend qui casse les rochers, on l’entend bien avant d’entendre la mer, et c’est lui le véritable chemin jusqu’à elle. Mais il est aujourd’hui un vieillard qui doit mourir avec les autres et chacun se demande par quoi le remplacer.

Il crie sa jeunesse périmée aux enfants qui croient toujours à lui, mais il ne trompe plus le marin et la veuve endormis dans le port où serpente une eau calme comme le vin dans les verres.

On boit pour oublier, et quand bien même on ne se souvient plus de ce qu’il nous fallait ensevelir, on continue de boire. C’est un jeu qui ne nous quitte jamais, et on meurt en pleurant, un dernier verre à la main, un dernier pour la route si longue ce soir-là.

Parler, un soir qu’il pleuvra, de la corne de brume. Quelques mots pour celui qui vit avec le deuil, choisir ces mots comme ceux d’un poème, peut-être se taire aussi. Et ce soir-là aussi, on s’endort sans avoir dit ce qu’il aurait fallu dire.

Des formes en marge du brouillard, toujours les mêmes formes poursuivant les mêmes néants. Une longue façade s’enlisant dans un ciel de poussière et de nuages malades. Revenir à ce jour où tout reste à construire.

Un homme privé de hasard, c’est à dire privé de présent. Le passé et l’avenir sont recouverts de lois

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et de fatalité, et le présent est tragique parce qu’il est fait de caprices. Que faire du dé que l’on nous tend ? Que faire du dé que l’on nous tendait, ou que l’on nous tendra, cela nous le savons. Mais le dé que l’on nous tend et que l’on prend maintenant dans sa main. Et l’on a peur en effet. Que faire, de même de la femme qui découvre pour nous qui l’on est ?

Les rues de cire et de nuit, sous le corps en éruption de la pluie, un mois de novembre au hasard qui décidera de notre vie et de tout ce qu’on voudrait y mettre.

La guerre, et cinquante ans après, tous ceux qui sont revenus pensent avoir trouvé dans l’existence des autres une bonne raison de vivre. La guerre a été dure pour tout le monde. Tout le monde a prié Dieu, et puis tout le monde est parti en laissant une femme pleurant sur le bord de leur lit. Le froid et la faim ont tué des vieillards et des bébés, et la lune s’était faite plus lourde encore (plus lointaine ?). Peu importe quelle guerre. On fait avec la vie ce qu’on a fait avec le langage, chacun se construit un monde de quelques personnes et de quelques sentiments. Et puis, quand les décors s’écroulent, certains croient voir que le monde est en fait derrière, et les autres ne voient rien parce que le décor s’est écroulé sur eux. Ce sont ceux-là qui sont heureux, croyant avoir vu tout ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire rien de plus que le décor que qu’ils s’étaient peint pour eux et reconnaissaient chaque jour d’un sourire de propriétaire satisfait.

La mort, impatiente, est parfois venue jusque dans le ventre des mères. L’éternité : n’avoir jamais été ni

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heureux ni malheureux, car alors la mort n’a rien à faire avec nous.

Le vent court autour de moi comme un chien qui voudrait que l’on joue avec lui. Mais aujourd’hui on ne joue pas, on part à la guerre.

Je m’ennuie de mes montagnes de neige et des ruines de sable, de ces souvenirs que l’on prête et me reprend.

Chacun dans son désert, y habitant depuis tant d’années mais demandant toujours son chemin à celui qui ne fait que passer par là.

Les cygnes sont venus remplacer les vagues pour qu’on ne s’ennuie pas trop devant cette mer sans gestes.

Il y a eu cette guerre et maintenant cette ville où l’on est venu oublier et mourir.

On ne compte plus les jours à partir de la naissance du Christ mais à partir de la fin de la guerre.

Sans doute ne sait-il pas que j’ai fait la guerre dans ce pays.

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Bientôt je dois fuir pour regarder de loin. Je me juge moi-même à mesure que je regarde les autres mourir. J’attends la nuit qui chassera tout cela quelques heures.

J’aime encore mais comme pour moi-même. Je prends un peu plus qu’avant le temps d’écouter ce qu’on me dit et ce que je réponds, parce que ceux qui parlent encore choisissent avec soin les souvenirs qu’ils se gardent.

Pourtant je ne suis pas beaucoup plus habile à découvrir ce que je cache.

Affaissé au milieu de la ville, un grand clocher de pierre d’où l’on peut voir le monde vers lequel on a refusé de revenir.

Le jeune journaliste est revenu dans son pays après dix ans de fuite ; mais il s’y sent étranger, dérangeant, peut-être parce qu’il est le seul à y être chez lui.

Le jeune journaliste est une sorte de Dom Juan. Il ne cherche pas une femme mais l’idée de la femme. Il ne peut finir que seul ou suicidé. Il est comme Del Dongo cherchant la bataille. La femme n’est nulle part.

Ce que je vois ici et ce que j’entends de là-bas me fait dire que je ne serai jamais du bon côté des choses.

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Ne pas regarder en bas, ne pas regarder derrière, prier un dieu qui n’existe pas. À qui enlever son visage ? Et que voir dessous, que mettre à la place, que faire des plages où la mer ne s’offre qu’à moitié, des nuits où l’on dort à peine, des pays qu’on ne verra jamais ? Le brouillard se construit devant et derrière nous, comment savoir où l’on est, d’où l’on vient, où l’on va ? Voir ses pieds et ses mains n’est pas suffisant pour se dire qu’on existe.

Là-bas, au loin, pour faire des nuages quand le ciel est trop bleu ou la nuit est trop noire, on brûle des mots doux qui n’ont jamais été lus, parce qu’il y a eu la guerre et le reste.

Le paysan, l’homme seul face au monde / à la terre, le seul à pouvoir faire la guerre ?

La même guerre que la dernière. Et il faudrait revenir dans un monde où le mot paix ne veut rien dire ?

Je ne referai pas le passé, je ne reviendrai pas. Sans doute n’y a-t-il qu’un secret que tout le monde cherche dans son petit jardin privé.

Notre façon de juger le monde des hommes n’a jamais été que de le séparer du ciel, de le mettre en dessous et de le remplir de boue.

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L’absurde invention de l’éternité.

Le jour à venir nous attend avec le même sourire froissé.

Elle tient quelques temps un journal, puis l’abandonne. Pourtant elle aima quelques temps le confort de cette oreille qui écoute stupidement ce qu’on veut dire pour mieux répondre ce qu’on veut entendre. N’écrire un journal que pour le faire mentir, pendant un an, au bord de la mer, parce qu’on est triste et fatigué. Je l’entends qui m’accuse sans rien savoir de moi.

Un amour homosexuel, comme tous les amours.

Le jour, jouir ; le soir, boire.

Quelque part, là où j’enterrerai les bijoux que tu portais souvent.

dernier coït jusqu’aux profondeurs du langage.

On écrit son dictionnaire à usage personnel. On choisit les mots que l’on emporte sur l’île déserte que les hommes nous demandent d’être, on propose quelques définitions.

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Faire l’amour, chercher l’amour, ne rien comprendre à l’amour, demain l’amour, haïr l’amour, la peinture qu’en font les autres. Les sentiments sont égoïstes. On ne saura jamais parler de l’amour. On se tait sur l’amour. Seule une femme peut parler de l’amour. Elle dit : « L’amour, le long d’un jour, le temps d’un tour, et puis s’en vont. »

On s’ennuie vite de n’être qu’un homme. « Les gens, écrit Hubert Selby Jr. dans La geôle, sont un tas de merde. ».

fincroire ce qu’on nous raconte comme on croit aux sorcières. regarder, face à face, tourner au coin de la rue.

J’aimerais ne regarder les choses que de dos, ne rien retenir, enlever de la rivière le bâton qui en empêche le cours. Je ne m’attarde pas sur les photos. La traversée, j’aimerais devenir un détail, mais le doigt qui cache la montagne, la souris qui en accouche. Des gens disent qu’ils faut revenir sur les vieux ponts une fois devenu vieux. Cet homme qui a quitté sa femme avec un espoir, qui lui dit adieu tout en croisant les doigts. On est jamais si heureux que losqu’on joue avec la mer, car les vagues reviennent toujours vers nous, et nous aussi vers elles.

Les toits de Josefa, le silence de Josefa, la mort de Josefa. Est-ce vraiment dérangeant que la femme et la ville portent le même nom ? N’avoir plus que ses

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mains où enfouir son visage. Elle passe la plupart de ses nuits à se retourner dans son lit. Jamais plus elle ne dort vraiment. Si je pouvais lui dire que je l’aime.

On passe sa vie à se demander si l’on fait les choses comme il faut. J’aimerais arrêter de photographier, puis un jour arrêter d’écrire. Cette femme, assise à côté d’un train, souriant aux voyageurs, une main protégeant ses yeux du vent et de ses cheveux. Pourquoi j’écris tout cela. J’aimerais écrire sur les visages des gens ce que l’on est en train d’oublier. Abandonner le désir de séduction qui n’est que le désir de se plaire. Les vieux proverbes gravés sur le bois sombre dans la maison de ma grand-mère. Ce sont des recettes pour l’amour, l’amitié, le bonheur. Maintenant on ne fait plus rien sans hésiter. On se dit qu’il faudrait retrouver dans la pierre la fraîcheur qu’avaient nos premiers amours.

Que reste-t-il à partager ? On est devenu vieux. Pourtant on a que 30 ans. Un morceau de femme, un détail, un carré de peau de sa hanche. À énumérer chaque endroit de son corps je vais bien finir par le posséder tout entier. Faut-il sauter par la fenêtre pour savoir ce que vaut notre vie ? Une femme allongée, à l’envers, sur un lit, sur le dos, regardant une mouche au plafond, les mains croisées sur la poitrine, un long bandeau dans ses cheveux, un reflet du jour sur le carrelage propre, une bouteille de vin blanc sur le coin de la table, le lavabo fêlé, les rideaux, surtout, reculant, s’avançant, avec les gestes du vent et du soleil.

J’aimerais ne pas terminer sans cesse les phrases, remettre à demain, s’enfuir du paysage. La femme n’est belle que dans le miroir, dans son silence, son

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absence. Bien sûr nous n’avons pas fait l’amour. Je lui ai dessiné sur la main, en tout petit, un cœur que je voulais le mien. Puis il a fallu repartir, recommencer à partir, dans les villes. Des grandes villes, des gens, chercher là le détail, chercher au bout du monde le mot qu’on a au bout de la langue. Un détail, c’est ce qui fait tout, ce qu’on nous a appris à l’école de journalisme, ce qui nous fait aimer les choses parce que ça semble leur donner vie. Mettre du flou entre les détails, du vague dans l’esprit. C’est le voile blanc et mouvant qui circule sur les dunes, la vague qui tremble au dessus de la plage. C’est là que l’on va.

Passer vite, repasser, reprendre ce qu’on a donné. Une ville morte, allongée sur ses habitants, des vieillards, les rues vides que survolent des fils noirs. C’est important d’être triste, et surtout de faire quelque chose de sa tristesse. Sans doute en faire des photos. Les paysages ne disent rien, se noient dans les détails ou plutôt noient les détails. Revenir dans la ville, à l’endroit où les gens sont des bêtes, ancrés dans le présent comme si c’était le passé qui les tuait. Un livre sur la vieillesse, sur quelqu’un qui devient vieux. Une passerelle au-dessous des ombres du ciel, saisir le monde par bribes, par instants isolés, puis dans son flux, dans son cours.

Je n’aime pas cette femme parce que je ne m’aime pas quand je suis avec elle. Que cherche-t-elle à me dire ? Elle ne dit rien, j’ai peur de l’ennuyer. Pourquoi ne dis-tu rien qui me fasse t’aimer. Tu me racontes les histoires d’amour des autres. Alors je finis par m’en aller. Les paysages, eux aussi ne disent rien, parce qu’ils n’ont pas besoin de demander qu’on les regarde. Des chemins, des arbres sur le bord, des

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ombres et des détails, peut-être aussi autre chose, mais tout est immobile. Un gros pavé d’inutilité.

Le sens des choses. Josefa dort sans bruit tout au fond de son lit blanc. La façade d’une église au travers de quelques branches. Mettre la musique un peu plus fort. L’importance de répéter ses gestes, de revenir à certains mots, de refaire le voyage, le chemin, peut-être plus vieux, ou avec une femme. Josefa devrait revenir chez elle, essayer de retrouver des gens, de recommencer des choses. Elle prendrait une chambre à Londres, car c’est une ville qu’elle aime beaucoup, je crois, et elle marcherait dans ses rues en cherchant un ami du regard, apprendrait le piano. Moi je ferai des photos pour des magazines. Peut-être peut-elle encore avoir un enfant. Peut-être lui dire « Je vous aime. »

Faire ou ne pas faire quelque chose. On ne se contredit jamais. On part, on revient, on aime puis on aime plus, on vit, on meurt, on oublie. Où est la contradiction dans tout cela ? Elle apprendrait le piano, ce piano sur lequel on se penche. Elle prendrait le bateau, ferait claquer les talons de ses chaussures neuves sur le pont de bois, le soleil jeté sur les murs des cabines. Elle sortirait lentement du paysage, fermerait les yeux tout à coup, imaginerait la mer comme un homme inconnu qui lui aurait donné rendez-vous, qui la connaîtrait mais qu’elle ne connaîtrait pas. Il ne me reste d’elle qu’un portrait que j’ai pris un soir qu’elle regardait la mer sans voir que j’étais là.

Mon pauvre monde englouti par moi-même, comme un enfant qui cacherait sa bêtise. Se cacher, mais mal se cacher, se laisser trouver, perdre gentiment.

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Le blanc n’est rien. Mettre une ombre par-dessus. Mettre un peu de leur contraire dans les choses.

Chacun trouve un moyen de s’attacher des chaînes pour le retenir en arrière. Je choisis un souvenir que j’emmène dans le désert pour le laisser là-bas. De nouveau on ne dit rien, on attend que tout se termine. Pas de titre, plus de numéros en bas des pages. Partir de nouveau de cette ville et de cette chambre. La fatigue ne me quitte plus. De la bêtise aussi. Plus les hommes sont ensemble et plus ils s’enferment. Sur eux-mêmes et chez eux. Ces villes si désertes qu’on ne sait plus quoi faire des jardins et des bancs. On construit des routes à la place. Tous ces gens devenus vieux.

Je lui demande qu’elle me parle de sa mère, lui demande son nom que je ne reconnais pas. Mais cela fait si longtemps. Plus de cinquante ans, l’âge de cette femme qui vient me dire que je suis son père au moment où je meurs. Elle raconte la tristesse de sa mère au sortir de la guerre : deux années, trois années, quatre, cinq, six et puis elle s’était mariée à un autre homme. Elle ne l’aimait pas mais il fallait payer mes études. Nous habitons une petite ferme au Nord de Londres, ce village dont vous ne semblez pas te souvenir du nom. Pourquoi faites-vous semblant d’avoir oublié. Je suis vieille maintenant moi aussi. Je sais ce qu’elle retire à la vie mais je sais aussi ce qu’elle ne peut lui prendre. Sans doute ne suis-je pas votre fille, mais c’est parce que vous n’avez pas été là quand ma mère pleurait. Vous avez fui avec ces autres hommes, vous avez regardé ces paysages chaque jour en priant qu’ils vous apportent l’oubli. Je vous vois ne parler de rien quand enfin vous parlez. Vous avez tous si peur de

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ce qu’il a derrière vous, là où la neige ne recouvre pas vos traces.

La vieillesse que l’on attendait c’était la mort, le moment où l’on ne se souvient même pas d’avoir vécu, où notre corps glisse comme l’eau du torrent, où le monde a disparu et que l’on reste seul, tout à coup. Encore l’histoire de cet homme qui mourrait pour avoir oublié qu’il avait vécu, qui serait vieux par le simple fait que sa vie serait tout entière derrière lui et qu’il la regarderait comme celle de quelqu’un d’autre. Mais il me faudrait quelqu’un pour m’aider à dire ceci. On ne fait pas naître une personne tout seul. Depuis la nuit des temps il faut être deux. Il faut faire l’amour, peu importe comment. On croit trop facilement que faire l’amour c’est se ruer l’un sur l’autre ou l’un dans l’autre, de transpirer un bon coup et de s’endormir. Quelqu’un avec qui faire l’amour, quelqu’un qui ne s’invente pas.

Un mur effondré n’est plus un mur, il a cessé d’être un mur, c’est un tas de pierre. Etre avec ce qui disparaît, ce qui devient, ne pas chercher comme les autres la stabilité, les promesses. Chacun finit dans sa boîte à se dire que c’est mieux ainsi. On se marie, on se fait des promesses comme si l’on savait ce qui doit se passer demain. Mais les sentiments n’entrent pas dans les boîtes, ils restent dehors, ou deviennent autre chose, quelque chose de prévisible, qui ne fait plus peur. Il n’est pas question ici de liberté ; il n’est d’ailleurs jamais question de liberté. C’est un divertissement pour lycéens.

Les gens se sont construits des labyrinthes, des boîtes, des états, des justices, des contrats pour se faire croire que sans cela ils sont libres, mais que la

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liberté est dangereuse, qu’elle doit rester un rêve ou n’importe quoi d’autre. Mais l’homme n’a pas besoin de tout cela. La solution n’est pas de construire des murs et de se dire que derrière est la liberté mais qu’on est mieux dedans, ni de se dire que puisqu’on est limité rien ne sert de sortir des murs, que dehors c’est pareil. On se fout bien de la liberté.

Bien comprendre comme le monde est une répétition. Toujours les mêmes mots, les mêmes enfants, les mêmes personnes, les mêmes sentiments. On change les décors pour se faire croire que l’on avance mais ça ne trompe que ceux qui n’ont jamais cherché à comprendre. Comprendre bien sûr ; et peut-être ne faut-il commencer à parler qu’à l’heure de sa mort. Avant nous attendons toujours de comprendre, nous marchons sans cesse. Mais la mort nous fait asseoir et regarder autour de nous. Du moins espère-t-on.

À genoux sur les mains, la postérité du soir entre nos lèvres minces, comme à la foire, le poisson écorcé sur sa croix, derrière une grille, régnant sur le grand vide des églises et des prières. À quoi pense-t-on à ce moment là, expliquer toujours pourquoi on se sent coupable, pourquoi on se tait, recroquevillé sur notre corps d’enfant, pourquoi on laisse enfin le monde se suffire à lui-même, les choses à elles-mêmes, à leur place, si près de nous.

Le jeune journaliste, tout en désirs retenus, toujours un peu en decà, en retard, mais écrire ne sauve rien. Des traces de doigts et de la fumée, on écrit sur sa main et garde l’autre pour demain, ou pour une (autre) (femme). Il écrirait pour se sentir moins seul, bien sùr que nous, il voit bien comme ça l’éloigne

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des autres. Sans doute est-il des gens auxquels la douleur n’apprend rien, non pas qu’ils sachent déjà, plutot qu’il ne sauront jamais.

Ses désirs de mère, sa revanche malsaine, sa mauvaise foi de mauvais perdant. Il s’applaudit, regarde son visage dans le verre sale des vitrines vides, on écrit jamais que par dépit se dit-il, toujours à défaut d’autre chose, peut mieux faire lui dit-on, on écrit le yeux fermés, à genoux, la vie en moins, un jour de plus que l’on se trompe/à se tromper de route.

Des vieillards avec leurs photos, comme moi. Essaye d’oublier, le passé va et vient, en rond dans notre tête. Combien sont restés? On y resté nous aussi, à notre manière. Maintenant à la place des camps s’élèvent des usines, des arbres morts-nés dont on fait des bûchers froids.

La campagne invariablement semblable à elle-même. On chante pour les paysans sans terre des chants funèbres. Les vieillards avec leur vie dans une brouette devant eux. Que cherchent-ils sur les chemins? Les maisons abandonnées au vent mauvais, une vieille femme devant une barque maquillée de neige. De vielles planches, des histoires d’enfances grossières, des photos de mes parents, perdues dans les décombres de la guerre.

La terre dure comme le bois et les os, dans ce pays qui n’est pas le nôtre, dans une Bible qu’on a jamais lue, paysage funèbre et glacé, policé, la pluie malade, la route jusqu’à la lisière d’un bois où l’on a fusillé nos amis. On se plaint auprès de nos fantômes, on ne s’aime pas, on ne s’aime plus, avec nos visages de vieillards, mal famés, hantés de

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souvenirs qu’on n’a jamais voulus, devant le miroir, les fils barbelés que l’on a jamais voulu voir, on s’endort de lâcheté, sans sacrifice.

On dort mal depuis le premier soir. La guerre est passée par là, par nous.

Des forêts d’hommes, plantés tous les deux mètres, cimetière béant, le long de la plage dure, de la mer molle, si facile, lourde et triste dans ses habits d’enfant, l’innocence en moins.

Je suis nue, mon corps de femme nue, mon corps de femme qui me dégoûte maintenant qu’il ne sert plus à rien. Mes cuisses molles rejoignent mon ventre mou, ma poitrine par-dessus que je n’ose plus toucher.

Je te donne ce corps, fais-lui l’amour une dernière fois et va le jeter dans la mer, loin de moi. Toi aussi tu me dégoûte. Ton sexe me dégoûte, ta lâcheté de vieillard alors que tu n’as que 30 ans.

Laisse-moi maintenant, reviens quand il fera nuit. Tu n’allumeras pas la lumière, te déshabillera dans le noir. Ne touche pas mes seins, ni mon visage, ne touche de moi que mon sexe, entre-y tout entier et va cracher sur mon cœur ton plaisir d’ivrogne. Puis tu me porteras jusqu’au bout de la jetée comme tu portes ces vieillards qui n’ont su mourir à la guerre et meurent maintenant de leur ennui. Je te dirai: Va-t-en, laisse-moi au fond de l’eau, va fouiller d’autres corps que le mien, va les photographier avant de gémir par-dessus. Lave tes mains dans l’eau de leur visage, cache-y ta honte d’avoir baisé une morte et d’y avoir trouvé ton bonheur. Toi aussi tu mourras de ta lâcheté.

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Faire des photos, du réel, le débusquer derrière les gens et les gestes. C’est comme Dieu, il faut bien qu’il soit quelque part. Je suis allé à Auschwitz avant de venir ici. Visiter Auschwitz ? Sas doute non. Pourtant il y a un musée.

Six millions de morts, c’est un nombre, une abstraction, à peine un fait. Ces piles de chaussures derrière ces vitres, au-delà de ces dates. Ces piles de valises, de lunettes, de blaireaux, de gamelles, de peignes, de brosses, des rangées de photos, des listes de noms. Des gens à côté de moi prenaient des photos de tout cela qu’il colleront ensuite dans un album avec les photos de leur chambre d’hôtel et de leur déjeuner au Mac Donald.

Trop d’objets, de même qu’il y a eu trop de morts. Souvent a trop vouloir nous faire comprendre l’horreur on nous l’a rendue banale. Certains aimeraient garder quelques de ces images dans leur tête avec une belle phrase en dessous, mais la mort, comme les autres sentiments, se loge en nous par d’autres endroits.

L’entrée trop célèbre de Birkenau m’interpelle quand même. Le chauffeur de taxi me crie que sa voiture est américaine, ne cale jamais, qu’il aimerait m’emmener à la gare ensuite ou même à Varsovie. En face du camp il y a des maisons habitées, un tracteur qui passe sur la route. Je marche dans le camp, je suis presque seul, je reste peut-être une heure, me promène ici comme dans un parc funèbre où les arbres feraient peur et l’herbe ferait mal. Je repars sans avoir pris une seule photo. Je vais à la gare à pieds.

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Moi qui regarde les autres comme des animaux, les imagine petits parce qu’ils sont loin de moi, moi qui chaque jour essaie de ne pas m’embourber dans cette médiocrité que je voudrais réserver aux autres. Pendant toutes ces années il me semble avoir élargi les fossés qui me séparaient des autres au lieu de construire des passerelles vers ceux-ci, et quand il fallait regarder les gens avoir pris des jumelles et les avoir prises à l’envers. Alors ils étaient si petits, et, animaux hier, ils sont devenus insectes maintenant. Et toutes les femmes si belles mais tous les chemins jusqu’à elles si longs et difficiles.

Des insectes grouillants, portant de si faibles fardeaux, se regroupent aux carrefours des chemins pour se réjouir ou se plaindre. Et moi qui me tient parmi eux, le pire que tous parce que je jette mes fardeaux ridicules dans les fossés qui m’entourent, jusqu’à ce qu’ils soient plein et que je me rende compte que ce sont eux mes passerelles vers les hommes. Ces peines ridicules, qui nous font si semblable aux autres, je ne comprends pas pourquoi le poète romantique en a fait sa singularité.

Le décor de Josefa. Que fait la mer en face de ces ruines, que leur dit elle quand personne n’écoute plus ? Sans doute se plaint-elle comme les hommes de l’absurdité de sa vie.

On cherche un personnage, des névroses, un décor, un passé à toutes ces choses et puis on écrit son livre. Je me suis construit un monde de certitudes et de souvenirs et je vais frapper à la porte de ceux des autres pour leur demander s’ils n’ont pas trouvé cette vie que je ne trouve plus.

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Il y a un moment et un lieu pour tout m’ont appris mes parents. Mon père que je n’ai pas connu et qu’un autre a remplacé sans convaincre personne. Ma mère qui en cinquante années a pleuré dans ses mains autant de larmes qu’il en a plu sur les champs. On dit qu’on ne revient pas de la guerre. Et sans doute tout le monde y meurt, même ceux qui ne la font pas. C’est une machine à soldats inconnus. Pas seulement ceux qui meurent sans visage ; il y a aussi ceux qui rentrent et que l’on ne reconnaît plus, et ceux qui ne rentrent pas.

On fait le deuil de nos propres vies, on finit par se regarder de loin, comme on regardait les autres. Eux sont maintenant presque invisibles derrière le flou de notre corps jeté devant nos yeux. Je regarde mes mains tenir leur fusil, remplies de terre, grattant un visage étrange aux yeux dissimulés. Je ne demande plus leur prénoms à ces gens qui arrivent avec l’air ébahi et des tenues trop neuves. Peut-être j’ai peur d’entendre celui d’un frère ou d’un ami, ou qu’on ne me réponde pas. La nuit je rêve que l’on gagne la guerre et que l’on traverse le bois jusque dans la plaine et que les morts en face portent les premiers visages que l’on reconnaissent depuis des années.

Nous resterons immobiles, ayant oublié comment se font ces choses qui pourtant ne s’oublient pas. Les autres s’émerveillent devant un pont par-dessus la rivière, une femme à vélo, des petits enfants, et moi je rumine quelque chose de sec et de poisseux comme du sable, qui revient avec moi de la guerre.

Nos souvenirs sont morts à notre place. Ca a été ma grande erreur, la grande erreur de celui qui s‘en va : prendre un peu de ce qu’il quitte et le planter où il

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arrive avec l’espoir que tout n’est pas perdu, que pendant que l’on meurt ici d’autres vivent là-bas, que l’on meurt et qu’elle vit, des images. On remplit son corps de gestes et de souvenirs comme une valise trop petite. Il faut devenir un souvenir à notre tour, dans le corps d’un autre.

Trois années de guerre et il faudrait croire maintenant que la vie n’est plus soumise au hasard, une immense addition au résultat dérisoire. L’Angleterre, la pluie qui caressait les toits jusqu’à disparaître dans leurs lèvres noires. Le linteau de la cheminée, cette odeur de bouillon, ce fond de vin au fond d’un verre, les décors faits comme les vies de détails. Sans doute on ne reviendra pas.

Vous me ressemblez. Je ne ressemble à plus personne et moins encore à une femme. Tu es mon père. Bien sûr que non. Je n’ai jamais fait l’amour qu’à des prostituées habitant cette ville avant qu’elle ne meurt. Vous avez des yeux de convalescente, vos mains dans votre dos, votre langue dans votre poche à y chercher ses mots. Votre hôtel où personne ne dort plus que quelques mouettes et vous. C’est un mauvais film. Aujourd’hui je trouve avec l’oubli un peu de ma dignité perdue. Surtout ne pas mourir comme une bête. Jouer le jeu d’un homme pour être un peu plus un homme, c’est quand on est encore vivant. Avoir un nom, un passé, avoir des preuves que l’on a vécu, ce n’est pas le jeu d’un homme qui meurt.

On ne rit plus. On nous a tant dit que la pluie était triste. Alors on ne rit plus. On enterre des arbres en souvenir des hommes. La nuit vient sans crépuscule et le jour sans aube depuis quelques temps. Depuis

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que l’on vit en ville, la pluie nous gêne et nous ennuie.

J’ai écrit pour d’autres, d’autres qui aimaient pour moi. Et Josefa, perdue entre deux âges et deux morts qui veut me dire « papa » comme d’autres disent « coupable ».

Le jeune journaliste me parle de son passage à Auschwitz. Il m’a dit qu’il y cherchait le réel, un peu de sens. Il me dit que l’horreur bien vite rejoint l’absurdité, simplement parce que l’absurdité nous permet de supporter l’horreur. Le devoir de mémoire, se souvenir de ce que l’on a pas vécu et que l’on ne peut pas comprendre. Comment habiter ce monde maintenant que j’y suis seul.

Comme si je devais aimer et tuer avant de savoir qui je suis. Je tremble, cherche de l’amour dans les coins de cette pièce où je vis avec toi. Je me retourne vers toi, endormi, vers le lit où nous venons de faire l’amour parce que nous n’y trouvions le sommeil, je regarde les murs dans l’ombre bleue.

Tant qu’on n’y fait pas attention, le monde nous va comme un gant. L’oubli fonctionne toujours mal, il y avait quelque chose à cet endroit de notre vie, on ne saurait dire quoi. Personne ne tenait rien, la guerre se faisait seule. Ensuite j’ai écrit pendant longtemps des lettres à des inconnus, à leur place ou leur adresse. Ne manquerait qu’un prénom qu’on ajouterait en haut. Ces lettres d’amour dans lesquelles je ne parle jamais que de moi et d’une inconnue, de ces deux miroirs qui ne peuvent se faire face sans se briser, un nous qui ne vaut pour personne.

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Une femme et un lendemain qui l’enterre dans un hier. De grandes photographies qui détruisent l’amour plus qu’elles ne le démontrent, de grandes vies dans l’ombre. Des yeux de journalistes, jamais trop bleus, des mains de vieillard, entendre applaudir dans l’ombre d’une salle où la pluie a pris place et abîme les boiseries. C’est elle qui tape ses mains sur celles des fauteuils vides. J’aimerais qu’une femme pleure pour moi mes larmes d’enfant, et surtout, te prendre dans mes bras comme on traverse l’onde. Nos corps eux aussi réunissent ces mondes dans un même contresens. Il est là, au milieu de moi, de mes gestes, de ma fuite hors de toi, de chaque instant du tout. Dans la cendre épaisse et discrète, toujours un spectateur inquiet des mots secrets et des silences. Une femme absente, une femme nouvelle, combat de cour à coups de rires et de corps mous, de masques lourds épars. Ce vieil hôtel où dort Josefa, où les téléphones sont encore posés sur des guéridons noirs même s’ils ne sont plus branchés, et pourtant cette vieille veuve qui en décroche un chaque jour et parle à son mari. Les lampes qui donnent bien peu de lumière aux cadres couverts d’une gaze d’ennui et de poussière, le lustre vide et plat comme une photographie, dont les bijoux sonnent faux. Trouver une histoire pour tous ces gens, une vie d’ancien combattant ou de père, de fille perdue dans un brouillard incertain, un homme s’en allant sur une plage ou au bistrot, des photographies qui nous restent de ce qui a passé, retrouver quelqu’un sur le quai d’une gare quelconque, un passé, un futur, un présent, des souvenirs, des blessures, le hasard, des gestes difficiles. Nous croisons des vieillesses peureuses,

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les genoux froids, les bouches vides derrière l’orchestre. On a inventé la morale et puis on a crayonné un Dieu par-dessus pour qu’on la prenne au sérieux. Je n’écris que pour me relire et voir si je me comprends.

Dimanche : Partir de cette ville, de son ennui, quitter les vieillards aux mains froides et terreuses, retrouver d’autres corps de danseurs en retraite penchés sur leur chemin comme s’ils y cherchaient quelque dernier applaudissement et un peu de leur passé. Toujours le paysage entre guillemets ou entre parenthèses. Quitter les lieux, les places étalées sur l’ombre de grands arbres, ces enfants gâtés qui font des vieillards gâteux, qui mettent leur visage entre deux miroirs se faisant face. Quitter ce cahier volé à un écolier, ses page sans numéro, un livre s’acharnant à faire mourir son héros. On a triché, il faut maintenant trahir.

Lundi : Chacun est là pour faire son possible et Dieu pour faire l’impossible. Nous n’avons pas fait l’amour car il aurait fallu nous cacher. Mon œil gauche me fait mal. Il s’égare, il moucharde.

Mardi : Mort chaque jour à la guerre, ne rester debout que parce qu’il n’y a plus de place par terre pour un autre cadavre.

Le train : Sans doute n’ai-je parlé à personne de mes parents. Le père, les mains du père, son corps mou dans le fauteuil du salon, nos bras de fer où il ne me laissait même pas gagner, qui me demande lui aussi de partir à la guerre.

Le bourreau ne devra pas parler la langue de ses victimes. La guerre viendra nous chercher jusque

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chez nous et mangera nos miettes à notre place. Ici on parle de rester, d’inviter la mort au bout de la nappe et de fermer les yeux quand elle nous demande le pain. Assis tranquillement sur nos chaises à prier quelque chose de mal défini, et on nous enterrera dans des cercueils carrés parce qu’on aura pu nous déplier, puis on jettera les boîtes dans l’eau grasse des marécages comme on le fait des secrets.

Mercredi, la mer : suggérer l’échelle du plan, annoncer les personnages. Un homme de forte taille, ses chaussures lui font mal, il n’est jamais allé au front. Mais non pas le front de mer, imbécile, le front qui est sous votre nez, la guerre, où l’on ne s’entend même plus mourir. On coule plutôt que l’on tombe, la bombe a creusé une tombe pour un millier de soldats. Uniquement des images, rappeler les décor à chaque nouvelle page, ne pas faire mourir son héros. Non, il doit retourner chez lui et retrouver la femme qui ne l’aime plus, qui l’aime encore mais qui est mariée, qui est partie. Peut-être a-t-il un enfant qui lit ses lettres à sa femme. Des lettres de prisonnier, d’autres hommes qui pleurent et pour d’autres raisons. Toutes les raisons du monde de pleurer.

Pourquoi vos personnages font-ils cela ? Je mettrai mon nom en dessous du tien. Où ? Ca je ne sais pas. Des généraux à nous expliquer que le conflit est une force motrice depuis la nuit des temps. On ne peut se noyer que dans ce qui nous ressemble.

Lundi : un fond d’un verre, une date au hasard sur la toile du mur, au fond de mon verre un brouillard pour enfant, au fond de ton verre d’eau de mer. J’ai froid,

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cette femme chante pour elle seule, se moque de moi, le soir, au fond d’un bar à prendre un verre, derrière moi, devant cette petite table de fer, ton sourire de pierre encore jeune, au fond d’un verre de terre, le froid dans nos maison, puisque de toutes façons il y a la guerre. Jouer du piano quand il fait si froid, quand on a tellement faim. Et pourtant pourrai-t-on le vendre, mais on ne le vendra pas, plutôt mourir. Et c’est ce qui se passera. Plutôt mourir que de vendre ce piano dont personne ne joue.

Un piano : les mains de l’artiste, les mains propres du journaliste, son chiffon est son cœur lui-même. Mais qu’il ne s’inquiète pas, on regarde rarement au-delà des mains et des yeux quand on juge quelqu’un. Un jour, il faudra bien mettre toutes ces montagnes et tous ces déserts quelque part. Pour chaque homme un destin et une paire de paumes vides.

Dernier jour de guerre : et Orphée se retourne et s’effrite son cœur. Avancer derrière cet homme comme la caméra d’un film, écarter la lumière d’un doigt sur la bouche. Le monde m’écœure, mais qu’en redire puisque tout a déjà été redit ? Le jour ne m’arrache à rien et ne me jette nul part. Ce même désir que l’on essaie de renvoyer à l’autre parce qu’il brûle nos mains. Tout s’en va dans ce train que l’on rate de peu. La lune que se partage les amoureux les soirs de disette, à minuit, au fond des grands boulevard. Tout remettre à demain comme si l’on pouvait battre de nouveau cet immense paquet de cartes qui nous écrase à jamais. On attend en vain la dame de cœur, le fou, des enfants, d’autres couleurs. Tais-toi. Bien-sûr que je me tais. Écrire en silence pour une inconnue qui ne répondra pas..

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Attendre : chaque soir vous revoir dans des couloirs de vieux films, dans cette chambre d’hôtel en carton où nous traînons nos regards et nos pieds, nos pas posés en hâte comme des bouquets de deuil. Le temps n’a rien à faire ici. Te faire entrer dans cette intimité maladroite que je réserve aux mots doux. Écrire sur ces gens que le temps verrouille dans leurs gestes choisis. La vie éternelle contre un bout de chocolat. La vieillesse, quand les choses ne sont plus qu’elles-mêmes. Rien dans les poches.

La main du père, de la mère, de Dieu, la main de la mère dans les cheveux, celle du père sur le dos et celle de Dieu devant les yeux. Supporter quelques jours encore les silences mêlés de la neige et de l’eau. D’autres les aiment tant. Ici on ne fait rien sans effort, on ne dit rien qui puisse nous rapprocher des autres, ces visages où l’on entre plus. J’ai continué à écrire. Savez-vous ce qui me fait peur ? Finir sa vie, cette question que l’on croyait importante. Toujours faire semblant, cet homme que l’on choisit d’être, cette femme. Toujours un panneau pour nous dire où l’on va et ce que ça vaut. Le monde à bout de bras et de souffle, sur de grands espaces remplis de l’ombre des gens qui nous tournent autour. Les anges eux-mêmes ont aujourd’hui dans la bouche le goût d’un Carpe Diem vulgaire et désuet, quelque chose comme du remord, de la démence juvénile. Écrire des poèmes comme le font les enfants.