1 La Magie KareL ZeMaN -...
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Prlude
Entrez ! Entrez... Mesdames et Messieurs ! Entrez ! Entrez au royaume des illusions ! Venez dcouvrir le roi de la frie ! Le prince de la fantasmagorie ! Venez rire ! Venez rver ! Ne vous bousculez pas, il y aura de la place pour tout le monde ! Les grands, les petits, les costauds, les tout rougeauds ! Entrez ! Entrez ! Vous navez pas de monnaie ? Ce nest pas grave ! Une fleur de pissenlit, une plume de moineau, un clou fera laffaire ! Jeux de mains, serpentins, pigeon vole... des trucs vous faire perdre la tte ! Vous nen croirez pas vos yeux ! Et cest ici pourtant que le voyage commence ! Un voyage travers limpossible... Un voyage nul autre pareil, un voyage fantas-tique ! Alors nhsitez plus ! Entrez ! Entrez au palais des merveilles de Karel Zeman ! Ainsi pourrait commencer cette aventure autour de la projection du film La Magie Karel Zeman. Un bonimenteur nous attendrait, nous remonterions le temps, jusquaux origines du cinma, que nous ver-rions natre, sous nos yeux. Ce prlude serait ncessaire pour se dles-ter, en entrant, de tout ce que lon sait ; pour se prsenter comme neuf devant le spectacle cinmatographique ; oublier ce que nous avons lu, les films que nous avons vus ; et mettre les pendules lheure... de M. Prokouk. Je cherche la terra incognita, lle o nul cinaste na encore pos le pied, la plante o nul ralisateur ne planta son drapeau de d-couvreur, le monde qui nexiste que dans les contes de fes. Ces
quelques mots de Karel Zeman, nous aimerions quils se distillent, comme un philtre, purifiant notre regard, lui restituant sa capacit dtonnement. Alors nous serions prts croire ce que nous voyons... moins que nous ne soyons simplement parvenus voir les choses, comme un enfant ? Mais ce serait dj beaucoup.
Nous lisons sur laffiche, en gros caractres : Rve de Nol, sous-titre : la magie Karel Zeman, puis, en-dessous, en plus petit : Rve de Nol/Le Hamster/Le Fer cheval porte-bonheur/M. Prokouk horloger/Ins-piration, ce sont les titres des cinq courts mtrages au programme. lcran, le titre devient : La magie Karel Zeman, sous-titre : cinq perles de lanimation tchque, et la voix off dit : cinq films ma-giques de Karel Zeman . Les titres et les sous-titres, dclins, sem-botent comme des poupes russes. Substantif ou adjectif, la magie est omniprsente. Le rve de Nol , tantt englobe tous les autres, tantt est une partie, une perle . Ce caractre mouvant des mots imbriqus les uns dans les autres, comme des mots valises, fait office de programme : les choses peuvent tre vues de diffrentes manires, cela dpend do lon regarde. Elles se transforment, changent de taille, comme les caractres sur laffiche, grand/petit, infini ou goutte deau, cela dpend de lchelle. Le tout peut tre peru comme un rve, qui plus est de Nol , donc dautant plus mystrieux. Et les films, comme des prsents, comme des ppites, sont prsents seul seul, valant chacun pour une entit, recelant sa part de trsor en son sein, comme les perles-bulles, qui schappent de lhutre, dans Inspi-
Un tour de ZemanLe point de vue dHlne Deschamps
programme de 5 courts mtrages conu par Malavida Films
La Magie KareL ZeMaN
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ration. Karel Zeman est le matre de ces mtamorphoses, sa baguette magique, lanimation, lui permettant de rinventer la magie, et par l mme, le cinma.
Le monde porte de la main
Sans la magie, le cinma ne serait pas le mme aujourdhui. Com-bien de magiciens, au sens propre, combien de prestidigitateurs pro-fessionnels, ont contribu la naissance du cinma ? LAmricain Carl Hertz, qui partit en tourne en Afrique du sud et en Australie, ds 1896, lAnglais David Levant, le Franais Georges Mlis... La gnalogie du cinmatographe runit toute sorte de gens : des scien-tifiques, physiciens, mdecins, opticiens, astronomes, photographes, des industriels, des marchands, des forains, des artistes et des magi-ciens.Dans lhistoire de la magie, limage est capitale, les prestidigitateurs manipulaient lanternes magiques et ombres chinoises, sophistiquant leurs installations pour mcaniser les plaques et animer les ombres, provoquant chez les spectateurs des vagues deffroi. Sans doute, les magiciens ont-ils eu immdiatement cette intuition, que le cinmato-graphe allait complter merveille leur attirail ?Il nest, pour sen convaincre, que de rappeler ce que rpondit Georges Mlis, se voyant refuser lachat dune camra par son inventeur, sous prtexte que celui-ci considrait le cinmatographe comme une simple curiosit scientifique : Aucun avenir, M. Lumire, mais il vous met le monde porte de la main !
En 1888, Georges Mlis rachte le thtre Robert-Houdin, qui de-vient alors la premire salle de cinma du monde. Robert-Houdin ntait autre quun des plus fameux magiciens du XIXe sicle ! Fils dhorloger, (comme M. Prokouk), il fabriquait lui-mme de fabuleux automates, aux rouages complexes, tel des mca-nismes dhorlogerie. Ds 1845, date de louverture de son thtre, Robert-Houdin prsente ses Soires fantastiques. Il fait flotter dans lair, un mtre du sol, son fils endormi. Dans ses tours, Le Foulard aux surprises, La Pluie dor ou La Pche merveilleuse, il fait jaillir des nuages de plumes dun foulard, apparatre des milliers de pices dor, des beaux poissons dors, des bonbons foison... Avec son arbre automate, un oranger, aprs avoir transform une orange en poudre, elle-mme dpose dlicatement dans un vase, puis enflamme, de sa
baguette magique, il frle les feuilles de larbre, les feuilles se mta-morphosent, des fleurs spanouissent et se transforment en oranges, que Robert-Houdin offre aux spectateurs. La seule orange reste sur larbre souvre alors lentement en quatre, et deux papillons senvolent en battant des ailes...
Georges Mlis avait dj rinvent la magie sur scne, en crant de petites sayntes intgrant 8 10 personnages. Laffaire tait donc dj scnarise. Il rinventa le cinma sa faon. Lhistoire est connue : tournant place de lOpra, sa camra senraye et bloque le dfilement de la pellicule. Mlis reprend la prise de vue, aprs cette interrup-tion. la projection, il ralise quau fiacre qui traversait le plan sest substitu un corbillard. Cette dcouverte par accident deviendra son premier trucage : le truc par substitution. Le premier film qui reprend ce procd est LEscamotage dune dame. Sous un voile magique, Mlis le prestidigitateur, fait disparatre la dame en question, puis elle rapparat transforme en squelette ! Enfin, Mlis nous la resti-tue intacte !La qute de Mlis consistera dsormais transposer lart de lillu-sion de la scne au cinma. Le studio quil construit Montreuil re-produit dailleurs la disposition exacte de son thtre : scne, cintres, coulisses et place du spectateur, o il pose la camra. Dans ce studio, que de mondes il explora ! Sous la mer, en enfer, dans des chteaux hants, dans lespace, sur la lune...Grce au cinma, Mlis cra un monde sans nulle autres limites que celles de son imagination. Un demi sicle aprs lui, ce fut Karel Zeman, et la formule le monde porte de la main lui sied merveille !
Karel Zeman, le Mlis tchque
Ainsi Zeman est-il souvent surnomm... Zeman, fils de ltoile Mlis ! Zeman na srement pu voir gure plus de trois films de Mlis, Voyage travers limpossible, La Fe Carabosse et Le Locataire diabolique. Mais il existe, entre les deux artistes, dexquises concidences. Lima-ginaire de Zeman est ptri de leffervescence du XIXe sicle finis-sant, ses inventions, les promesses dun monde nouveau grce aux dcouvertes scientifiques, les machines et lunivers de Jules Verne. Voici quelques titres de films de Mlis : Les Illusions fantastiques, La Danseuse microscopique, Le Voyage dans la lune, 30 000 Lieues sous les mers, Le Tunnel sous la Manche, Le Rve dun horloger,
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La Lanterne magique, Rve de nol... Et de Zeman : Rve de nol, La Lanterne magique, Sur la comte, Les Aventures fantastiques, M. Prokouk horloger...Ici des concidences de destinations, des rves de mmes plantes, l des personnages communs. Mais lessentiel demeure peut-tre dans ce cratre quils ont tous deux creus, en ralisant des uvres de pionniers. Ils cultivaient la mme exigence face leur art, celle de modeste artisan, travaillant sans relche, en exprimentant. La liste de leur savoir-faire leur est commune : bricoleur de gnie, homme-or-chestre, auteur, cameraman, maquettiste, dcorateur, animateur, ra-lisateur capable de prouesses techniques adaptes leur imagination dbordante.
Une bote magique
La premire bote magique nest-elle pas la camra elle-mme ? Quelle merveille que cette invention : une bote, dans laquelle un mcanisme entrane la pellicule, de faon rgulire et intermittente, de manire ce que 24 images par seconde soient impressionnes ; la lumire pntrant, agissant chimiquement, (le principe de la photographie) laisse son empreinte et forme une srie dimages ngatives ! Invention rversible avec le projecteur, (les premiers modles de camras taient aussi des projecteurs, la mme bote ser-vant enregistrer les images autant qu les projeter, cest le cas du projecteur Lumire, et Mlis bricola un projecteur, finalement achet Robert-William Paul, Londres, quil transforma en camra) ! Le projecteur, donc, entrane la pellicule, positive, cette fois, fait stop-per chaque image devant la fentre de projection, le temps quelle soit traverse par le faisceau lumineux de la lampe, pour tre projete sur lcran ; lobturateur, agissant comme un volet opaque, ferme la fentre de projection, le temps que la Croix de Malte entrane la pel-licule pour placer limage suivante devant la fentre, pour tre son tour projete... Et cela, 24 fois par seconde ! Pour mieux accompagner les enfants dans leur dcouverte du cin-matographe, nombres dinventions aux noms merveilleux peuvent savrer clairantes : elle permettent de comprendre la dcomposition du mouvement, la persistance rtinienne, la projection... Ce sont, par exemple, le zootrope, le praxinoscope, le phnakistiscope et les lan-ternes magiques, que nous avons voques. Vous trouverez ici un parcours pdagogique autour de ces jouets doptique : http://upopi.ciclic.fr/transmettre/parcours-pedagogiques/
la-decouverte-du-precinema
Des tours de passe-passe
Apparitions, substitutions, trucages...
Avec le cinma, cest entre deux images que le tour de magie sac-complit, partir du moment o il y a coupure, il peut advenir. Il sagit de raccorder deux prises de vue distinctes pour faire apparatre, dis-paratre ou transformer des personnages, comme chez Mlis, qui samusait tant avec ce procd.Les enfants, et ceux qui le sont rests, savent que lorsquon entend sonner les carillons, cest signe que Nol approche. Rve de Nol souvre sur un gros plan dune cloche en mouvement, le battant frap-pant ses coups prpare linstant magique. Ce plan sachve en un fondu au noir, contaminant la suite de ce mystre originel opaque. Dans le Rve de nol de Mlis, un mme gros plan de cloche, lg-rement diffr, provoque le mme effet dapparition dune farandole de personnages friques. Ensuite, le sapin illumin scintille et sa lumire enveloppe la petite fille, attire son regard, tout en laissant les parents dans lombre, puisque cest elle que sont destins les jouets, qui apparaissent ses yeux merveills, en un clair, comme sous leffet dun coup de baguette magique. Le rythme du montage alors sacclre pour ampli-fier ce phnomne dpiphanie.Lombre et la lumire... la magie joue de leurs formes. Cest la lu-mire qui sortira le pantin de lombre, dans laquelle la petite fille la abandonn. La lumire anime le pantin. De mme, dans Le Hamster, le soleil ramne lumire, chaleur et vie, le dluge prend fin et le jar-din refleurit. Cest encore la lumire dune poursuite, comme sur une scne de thtre, qui accompagne les mouvements de patinage sur glace imaginaire, du pantin ou de la petite danseuse dInspiration. Ailleurs, dans Inspiration, la lumire figure de manire diffracte, en un arc-en-ciel, quil sagit de traverser pour entrer dans le mystre de la cration. Lombre et la lumire, cest videmment le cinma lui-mme et le cinma convoquant son anctre, le thtre dombre.Avec le principe de la collure, lillusionniste peut aussi manipuler le temps. Les bougies sur le sapin se mettent fondre en quelques raccords. Une bougie en gros plan valant pour toutes, six plans diff-rents consument quelques heures en trois secondes ! Ailleurs, dans Le
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Hamster, il ne faut gure plus de trois secondes, pour que les fleurs spanouissent, comme sur larbre de Robert-Houdin. Trois secondes danimation image par image...
La vie image par image
Avec Zeman, lanimation consiste donner la vie des objets inani-ms et les doter dune me. Lorsque le pantin prend vie, il sveille naturellement, comme dun sommeil tranquille, se redresse, fac-tieux, hausse les sourcils et se frotte les yeux. Le mme geste de se frotter les yeux est repris par la petite fille, parce quelle nen croit pas ses yeux, ce qui dmultiplie leffet de miracle de cette naissance. Le principe de lanimation image par image est simple, la prise de vue est ralise une image aprs lautre. Lanimateur manipule sa marionnette, en dcomposant son mouvement, il la fait se mouvoir progressivement, par dimperceptibles tapes. Cest la projection que le mouvement saccomplira dans sa dimension continue. Que lon songe un instant la cadence : 24 images pour une seconde, 1 440 images pour une minute ! En ralit, chaque image peut tre double, ce qui ne laisse pas moins de 720 images pour une minute ! 7 000 images pour 10 minutes de film ! Pour Zeman, la marionnette idale est un morceau de bois ou de verre. Ses personnages sont dune simplicit rigoureuse, (pantin de chiffon), des formes pures, gomtriques, cnes, cylindres, sphres, (M. Pro-kouk et ses compagnons et les animaux dans Le Hamster), ou styli-ses lextrme par rapport leur fonction, (la grenouille du Hamster est une grande bouche avec des yeux sur des pattes, puisque son rle est de veiller et de donner lalerte).
De lautre ct du miroir
Nous lavons entrevu avec la petite fille de Rve de Nol, se frottant les yeux, pour mieux voir linimaginable, la question essentielle est celle du regard. Pour apprendre regarder, il faut aller voir de lautre ct, franchir la frontire. Le regard sen trouvera transform, enrichi de cette capacit dmerveillement, qui ouvre grand les portes de limaginaire. Cest la raison pour laquelle Zeman sattache figurer le passage de cette frontire entre le rel et limaginaire. Cette traverse peut saccomplir selon des rites, ou des passages
secrets. La narratrice, dont la voix (off) est enveloppante et rassu-rante, fait figure de passeuse dun monde lautre. Son lexique est emprunt aux prestidigitateurs, elle annonce le tour incroyable : le spectateur prvenu peut mieux sextasier de son accomplissement. Le grand-pre du Hamster joue le mme rle, puisque des mots de son histoire naissent des images. Dans M. Prokouk horloger, la phrase Je reviens tout dsuite ! agit comme une formule magique : on la prononce et on voit ce quil advient, de la mme faon que le grognement mcanique de lours. Le phnomne peut advenir par contagion, le pantin entrane la petite fille et les autres jouets sa suite, ou par le truchement dun objet. Ne pourrait-on considrer le maillet, que lon retrouve de film en film, comme une baguette magique ? Cet objet ftiche a bien de multiples usages ! Cest dans Le Hamster que le maillet apparat, un pan de la barricade se tord (de rire ? de peur ?) avant mme que son coup ne soit port, et il reste en suspens, tandis que le lapin redresse le ron-din rcalcitrant. M. Prokouk, dans Le Fer cheval porte-bonheur, sen empare pour (ne pas) fixer le fer cheval, enfin un horloger a-t-il besoin dun maillet pour rparer les mcanismes dune montre gousset ? moins quil ne sagisse de celle du lapin dAlice au pays des merveilles ?Alors, au point o nous en sommes rendus, explorons plus avant ces passages dun monde lautre...
La tte lenvers
Ce jeu rappelle le tourniquet ou bien le cochon pendu. Lorsque les enfants sy prtent, ils ont la tte qui tourne, et leur perception sen trouve perturbe plus ou moins durablement. Cest ce jeu que se livre le pantin, lorsquil tourne sur lui-mme. larrive, il se frotte les yeux, dans un geste que nous reconnaissons prsent. Et cest alors que le monde autour de lui se mtamorphose. Le piano devient une patinoire, puis un sommet de grande montagne. Une fois lalpi-niste descendu dans la valle, celle-ci devient une jungle, au passage il a rveill la girafe, qui prsent est anime elle aussi. Et puis, cest la haute mer, la houle va se lever, la tempte faire rage.Cest la mme chose qui arrive M. Prokouk, chaque fois quil prend un coup. Cest en se cognant au rverbre, quil ralise quil a quitt la fort, qui elle-mme devient ville. Son cheminement vers la connais-sance est balis par les bosses quil se fait. Dailleurs, Prokouk signi-
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fie en tchque celui qui a perc jour une nigme . Dans Le Fer cheval, cest lorsque la bibliothque se dverse sur sa tte que la solution lui vient. Dans M. Prokouk horloger une brique, reue sur la tte, le fait changer de cap et renoncer contrer les lois de la gravit.Ce trouble de la perception est lgrement discernable ds louverture de Rve de Nol. Les parents et la petite fille font leur entre, lgam-ment vtus, peut-tre dans leurs habits du dimanche, sils rentrent de la messe de minuit, lglise, dont on vient de voir la cloche, ce qui expliquerait que la petite fille aille se coucher peu de temps aprs. Mais la voix off nous dit : le matin de nol , ce qui provoque dem-ble un lger quivoque, favorisant le passage vers un autre monde.Enfin, cest la tte lenvers que les amoureux dInspiration, la petite danseuse et le Pierrot, prouvent lun pour lautre un coup de foudre : cest peut-tre dans les reflets que lon peroit le mieux la vrit ?
Le seuil de limaginaire
En un infime mouvement panoramique latral, la camra sajuste sur les reflets de deux petites filles et leur grand-pre, assis sur un talus surplombant la rivire. Comme sil fallait demble se dcaler lg-rement pour pouvoir voir. Regarder un tout petit peu ct : cest le dbut du Hamster. La camra ne bouge plus, les cercles concentriques de quelques jets de petits cailloux plissent la surface mouvante de leau, et les reflets des trois personnages sen trouvent doucement dforms. La scne doit se drouler par un bel aprs-midi dt, enve-lopp dune chaleur propice la rverie, cest ainsi que les histoires dAlice commencent (Alice de Jan Svankmajer souvrira de la mme faon). Il tait une fois... Les remous la surface de leau nous pr-parent entrer dans une autre dimension, le doublage des voix rper-cute le trouble, les mots tchques et franais, en canon, prolongent cet effet de rverbration. Un jour, il y eut des inondations, leau montait et montait... En un fondu enchan, limage devient floue et nous perdons pied. Puis un panoramique nous emmne vers le pays des animaux, change-ment de temps et despace, nous plongeons dans le conte. Ce dernier mouvement panoramique seffectue dans le sens oppos de celui qui ouvrait la squence liminaire, comme si ce mouvement daller-retour de la camra tait venu chercher les petites filles. la fin du conte, le retour seffectuera symtriquement, grce un fondu enchan. Le fondu enchan consiste superposer les images dun plan qui se termine aux premires images du plan suivant : un glissement tout
en douceur.Cest la figure majeure dInspiration, qui dcline les fondus encha-ns, jusqu abolir les limites de la matire, et toute notion despace et de temps, jusquau vertige. La camra peut tout. Elle tient lair, leau et le feu sa porte. Elle peut pntrer lintrieur dune goutte deau, y rvler la vie enchante dune sirne-danseuse. Elle a le pou-voir de mtamorphoser le monde linfini. Et celui de pntrer dans le monde intrieur de lartiste en qute dinspiration, un zoom optique lui permet de faire le point sur ses penses vagabondes.O se trouve alors la ralit ? Quest-ce qui est le plus vrai entre le conte, ou limaginaire, et la ralit ? La ralit nexiste que sous forme de reflet ou derrire un rideau de gouttes deau. Ces aller-retour permettent de renverser les rapports rigs arbitrai-rement entre ralit et fiction. La fiction est ralit, la ralit tant insaisissable.
La porte des rves
Lillusionniste dispose dun autre tour merveilleux dans son cha-peau : la surimpression. On enregistre une premire scne, puis on rembobine la pellicule, afin de limpressionner une seconde fois. la projection, le miracle : deux images dans la mme image ! Dans LHomme orchestre, Mlis apparat 7 fois dans le mme plan !Dans Rve de Nol, nous voyons le visage endormi de la petite fille, en gros plan, et, comme une projection delle-mme, lintrieur delle-mme, en plan large, la petite fille sveillant. Sveille-t-elle dans un rve ou se projette-t-elle son rve, dans cette mise en abme du cinma, qui est aussi un rve veill ?Rve de Nol est lhistoire dun rve. Et cest aussi lhistoire dune rupture et dune rconciliation, grce ce rve. Lenjeu formel de Rve de Nol est de figurer la rconciliation entre la petite fille et son pantin, en les runissant dans un mme plan. Il faut rparer labandon formalis par le plan du pantin qui gt dans lombre, seul, et mettre fin au champ contre-champ qui spare le pantin de la petite fille. Dans le rve, il y a bien quatre occurrences, o le pantin et la petite fille sont dans le mme plan, mais ils restent spars par la rampe : par le dispo-sitif de la scne, la petite fille tant la spectatrice du pantin.Lorsque la petite fille sauve le pantin, cest--dire ds quils sont ru-nis dans la mme image, la tempte cesse instantanment. Et, dans la surimpression du retour au sommeil, elle retourne dans son lit, en serrant le pantin dans ses bras.
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Pour parvenir cette rconciliation, il aura fallu essuyer une tem-pte mmorable, durant laquelle le pantin aura renvers limage de la petite fille sage, pour laisser libre cours lexpression de sa colre, qui est galement celle de la petite fille, puisque cest son rve, le pantin tant son double. Renverser le portrait sage, aller voir ce qui se cache derrire les apparences, nest-ce point, en ce geste icono-claste, rejoindre lexprience que suggre la psychanalyse, lorsquelle demande dexplorer ses rves ?Lexploration des rves constitue un autre voyage, auquel nous convie Karel Zeman, voyage aller-retour, tout comme dans Le Hamster et Inspiration.
Des passages secrets
Brches, trous et tches
Lorsque les voyages ne sont pas organiss, Zeman mnage des pas-sages secrets : des trous, des brches laissent entrevoir lautre monde. Dans Le Hamster, une brche dans la palissade ouvre le passage vers le monde des animaux. Le son de la noyade du hamster est trait de manire raliste, le bruit des bulles rompt la continuit de la partition musicale. Est-ce un trou de rel ? Ou un clair burlesque, qui rappelle aux enfants les simples jeux deau, auxquels ils se sont forcment livrs un jour dans leur bain ? Leffet nen est pas moins dun chan-gement de tonalit, aussi bref quabrupt, qui voque un autre registre de narration.La veine iconoclaste que nous avons voque, propos du pantin renversant le portrait officiel de la petite fille, explose dans M. Pro-kouk horloger, vritable trait dvasion, qui malmne le cadre. M. Prokouk cherche par tous les moyens schapper du cadre et chapper au temps. Il creuse un trou dans limage, se fraie un tunnel pour parvenir jusqu sa cabane-tonneau de Diogne, svade par le haut du cadre en escaladant une pendule, puis senvole en ballons gonflables, il dchire le dcor, passe travers la toile, ouvre le tronc dun arbre laide dune fermeture-clair... Tous ces chausse-trappe dans lcran laissent entrevoir linfini du hors-champ, nous rendent critique vis--vis du cadre, truqu, double fond, voire sans fond, tout en accentuant la sensation denfermement de M. Prokouk, qui choue dans sa tentative dvasion et dinsoumission au temps, puisquil finit pendule !
Ce processus de rification fut luvre, quelques instant auparavant, lorsque M. Prokouk, assomm par la brique, vit sa tte transforme en un rveil-matin. Et dans Le Hamster, la grenouille, sonnant lalerte, nest plus quun porte-voix sur pattes, une grenouille-alarme. Ce type de mtamorphoses est courant dans les cartoons, dont lesprit se dif-fuse videmment dans les aventures de M. Prokouk.Les chappes hors-cadre rappellent galement les trucs des prestidi-gitateurs par lutilisation des fosses et des cintres. Dans La Fe Cara-bosse, Mlis faisait surgir des fantmes de sous-terre, et dans Les Illusions fantaisistes, senvoler et disparatre, par le haut du cadre, lhomme au manteau rouge et barbe blanche, pralablement disloqu en morceaux, envelopps dans un grand drap blanc. Comme lours dans M. Prokouk horloger envoie le ramoneur valser dans les airs et le garon de caf se voit remplir son plateau depuis le haut de limage.M. Prokouk, horloger de son tat, serait-il galement sorcier ? La cou-leur fait irruption avec lui, sous forme de tches, lances comme des bombes de peinture, en ce geste enfantin et rebelle, qui a pour effet de maculer lcran en gros plan, de peinture vivante, frache, luisante et qui dgouline. Irruption dautant plus surprenante, bien sr, que le programme tait jusqualors en noir et blanc. Pour la suite de M. Pro-kouk horloger, les squences sont teintes, dans leur intgralit, la manire des premiers films muets, dans une tonalit uniforme, jaune, verte ou bleue, en fonction de lespace. Quelques tches de cou-leur rouge surgissent : des horloges, de-ci, de-l, des champignons-trompe-lil vritablement vnneux et dont le ralisme tranche sur le fond dessin. La diffusion de la couleur saccomplit de manire parcimonieuse, comme une injonction prendre le temps den mesurer leffet, avec ses rats, et surtout en mesurer la puissance. Ce nest quavec Ins-piration quelle sera installe et encore discrtement, comme voile, automnale, voire hivernale, avec une fragilit qui rappelle celle du verre.
Le merveilleux par effraction
Il arrive que le merveilleux surgisse par surprise. La matire consti-tutive de La Magie Karel Zeman est donne demble comme ht-rogne. Diverses textures sy ctoient, Zeman nhsite pas mler diffrentes techniques et faire coexister le dessin anim, les gravures, lanimation plat et en volume, ou lanimation et la prise de vue
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continue. Dans M. Prokouk horloger, les rveils, cadrans, pendules, balanciers, sont des gravures, des reproductions exactes de modles vritables, et la musique concrte, comme un tic-tac lancinant, complte parfaite-ment la vue de leurs rouages. Diffrentes tonalits peuvent coexister dans le mme film. Dans Le Hamster, le drame se mle au burlesque, la tension est dsamorce par le comique, la factie, le grotesque. Des dcors de styles diffrents peuvent tre juxtaposs, symbolistes et expressionnistes, dans Le Fer cheval porte-bonheur, la fort y est stylise, faite de rondins purs, et la ville, aux perspectives dfor-mes et aux ombres tranges, apparat comme dans un rve. Cest dans cet univers que M. Prokouk fait irruption. Il a tous les attributs dun personnage burlesque, aussi adroit que malchanceux, avec ses moustaches, telle une excroissance de lui-mme, et parlant la langue des oiseaux. Limaginaire prend le pouvoir dans Inspiration, o le monde ne cesse de se mtamorphoser, o chaque forme napparat que pour mieux se transformer, o la joie de la cration se conoit comme une fcondation sans fin. La Magie Karel Zeman dploie le merveilleux sous une multitude de formes.
Lexpression de la libert
Limage de M. Prokouk, senvolant dans les airs laide de bal-lons gonflables en couleurs, vient directement du Dirigeable vol, long-mtrage ralis en 1967, dans lequel des enfants se retrouvent involontairement bord dun dirigeable et en profitent pour vivre une aventure fantastique. Lenfance et la libert : voil sans doute lessence des films de Karel Zeman. Alors, au terme de ce voyage en compagnie de cet inlassable explorateur, persistent la joie de la dcouverte, la curiosit encore veille et la conviction que dautres mondes existent au-del du visible, des mondes qui sappellent lima-gination et le rve.Ces mondes sont la porte de magiciens, qui tiennent en main une camra, mais la force de Karel Zeman, et que lon retrouve dans des films comme Les Aventures fantastiques, LArche de M. Servadac ou Voyage dans la prhistoire, cest de rendre fcond le sens de limagi-nation. Cest nous-mmes qui sommes contamins par son regard, qui fait que nous trouverons vident quune chambre coucher contienne le thtre du monde. Il suffit peut-tre de fermer les yeux... comme il est dit dans le prologue dAlice de Jan Svankmajer.