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Séminaire Littérature et Emotion M1 Georges Perec Gwendoline Honig La figure du puzzle dans La Vie Mode d’emploi de Georges Perec * « Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert » W ou le souvenir d’enfance, Perec, cité par Bernard Magné « Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard. Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l’usure des livres et des systèmes ». Penser/Classer, Perec L’aspect ludique des œuvres de Perec n’est plus à démontrer. Si bien souvent, l’utilisation du jeu peut paraître proche de l’exercice de style et fait sourire, elle cache néanmoins des significations plus profondes, dont font état nos citations mises en exergue : le jeu est le lieu où s’établit la règle, l’ordre, et où il est – ou non – respecté. D’emblée, un roman tel que La Vie mode d’emploi – roman qui raconte, dans une minute étirée de manière démesurée, la vie des habitants d’un même immeuble - paraît, par le foisonnement de ses 1

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La figure du puzzle dans La Vie Mode d’emploi

de Georges Perec

*

« Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait ce qu’il craint ou

désire le plus : rester caché, être découvert »W ou le souvenir d’enfance, Perec, cité par Bernard Magné

« Nous oscillons entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous

permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le

hasard. Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l’usure des livres et des systèmes ».

Penser/Classer, Perec

L’aspect ludique des œuvres de Perec n’est plus à démontrer. Si bien souvent, l’utilisation du jeu peut paraître proche de l’exercice de style et fait sourire, elle cache néanmoins des significations plus profondes, dont font état nos citations mises en exergue : le jeu est le lieu où s’établit la règle, l’ordre, et où il est – ou non – respecté.

D’emblée, un roman tel que La Vie mode d’emploi – roman qui raconte, dans une minute étirée de manière démesurée, la vie des habitants d’un même immeuble - paraît, par le foisonnement de ses personnages (plus de 1000 !), de ses intrigues et même de ses descriptions semblables à des listes, nous évoque plus spontanément le bouillonnement désordonné de Rabelais et de son Gargantua plutôt que l’alexandrin bien réglé de Ronsard. Pourtant, lorsque l’on s’y intéresse de près, on constate que le roman est construit sur un réseau de règles complexe, dont rend compte la métaphore du puzzle qui figure dans le Préambule. Quels horizons du texte , au-delà même de celui de la construction et de l’emboîtement, la métaphore du puzzle permet-elle de déployer ?

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Pour voir cela, nous nous intéresserons tout d’abord à voir comment le texte est « mis en pièces » selon les mots de Bernard Magné, puis nous nous interrogerons sur les liens éventuels entre la métaphore du puzzle et la présence de l’image au sein du texte. Enfin, la métaphore du puzzle ne peut-elle pas être un piège de l’auteur tendu au lecteur ?

I – Un texte «   pièce par pièce   » (Bernard Magné, Perecollages 1981- 1988 )

1- Présence(s) de la figure du puzzle

D’emblée, le texte s’ouvre, avec le préambule, avec la métaphore du puzzle. Notons par ailleurs que ce préambule est entièrement répété au chapitre XLIV, il précède le moment où Bartlebooth choisit Winckler comme son faiseur de puzzle. De fait, cette entrée en matière et répétition du motif du puzzle n’a pas échappé à la critique qui désignera fréquemment par la suite La Vie mode d’emploi comme un « roman-puzzle », en suivant d’ailleurs l’appelation de Perec lui-même qu’il utilise en décembre 1976 dans Tentative de description d’un programme de travail pour les années à venir : « 1. LA VIE MODE D’EMPLOI

C’est le livre que je suis en train d’écrire ; il s’agit d’un roman-puzzle(…) »Le parallèle entre le texte et la métaphore du puzzle n’a donc rien de novateur. La première présence de la figure du puzzle est donc la métaphore du texte par excellence, un texte morcelé, fragmenté. Cette pluralité du texte se note en outre dans le sous-titre, « romans ». L’ajout du –s signale la profusion des histoires, qui sont inventoriées dans la liste du chapitre LI. Il est nécessaire d’ajouter ici l’importance de ce chapitre, le seul désigné par l’article défini : « le chapitre LI ». Ce chapitre permet de faire une sorte de catalogue des histoires venues et à venir, au milieu du texte, grâce au peintre Valène qui s’imagine en train de se peindre lui et « autour de lui », ce que résume l’ultime fiction énumérée et dernière ligne du chapitre : « 179 : le vieux peintre faisant tenir toute la maison dans sa toile ».

Ajoutons à ceci une seconde présence du puzzle : au sein de la fiction, les trois personnages principaux, Bartlebooth, Winckler et Valène, sont liés par une histoire de puzzle. Bartlebooth apprend pendant 10 l’aquarelle grâce à Valène, puis part parcourir le monde pendant 20 et peint cinq cents ports différents, qu’il envoie ensuite à Winckler. Celui-ci les transforme en puzzles de 750 pièces chacun. Le projet de Bartlebooth est de reconstituer les puzzles pendant les 20 ans suivant, pour ensuite les détruire sur le lieu même où le tableau a été peint. Le motif du puzzle est donc présent non seulement dans la forme construite et plurielle du texte, mais également au sein de la narration elle-même, où il

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constitue un thème, un objet-clé de la principale fiction. On peut par ailleurs relever, comme le fait avec détail Bernard Magné dans son recueil Perecollages 1981-1988, la présence de l’objet puzzle ou d’amateurs de puzzle à travers le texte, tel que l’énigmatique puzzle en bois offert à Madame Nochère au chapitre XCIV, ou encore la jeune fille amatrice de puzzle et d’aquarelles qui aide Bartlebooth devenu aveugle a finir ses puzzles.

L’ultime présence du puzzle est celle énoncée par Perec dans un entretien avec la revue Jeux et stratégie :  «  La Vie mode d’emploi est partie de l’idée d’un puzzle. Le puzzle a donné naissance à un homme qui fabriquait des puzzles. Et le livre entier s’est constitué comme une maison dont les pièces s’agenceraient comme celles d’un puzzle ». La présence du puzzle, c’est aussi cette maison décrite « pièces par pièces », pour reprendre les mots de Bernard Magné dans son recueil Perecollages 1981-1988, dans l’article « le puzzle mode d’emploi ». Le texte rend visible, simultanément, à la même minute, des pièces différentes d’un immeuble, ce qui aide à la dé-composition du texte, à son morcellement. On peut dès lors s’interroger, face à cette triple présence du puzzle dans le tete : comment Perec réussit-il ce qu’il définit dans le préambule, à savoir, l’art du puzzle, l’opération d’assemblage des pièces  : «  ce n’est pas une somme d’éléments (..) mais un ensemble, c'est-à-dire une forme, une structure (…) seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens, considérée isolément une pièce du puzzle ne veut rien dire ».

2 - Jeu(x) de construction(s)

La Vie mode d’emploi est composé à partir de plusieurs règles de productions complexes et strictes, que Perec dévoile dans l’article « quatre figures pour La Vie mode d’emploi » in L’Arc n°76, et de contraintes dont rend compte le Cahier des charges.

Loin de prétendre à l’exhaustivité du relevé de ces combinaisons et de ces contraintes qui ont pour la plupart été étudiées très précisément par Bernard Magné, Alain Goulet ou encore Ewa Pawlikowska1, nous tenterons d’esquisser quelques pistes pour rendre compte de l’élaboration complexe, et même parfois mathématique de La Vie mode d’emploi. Osons rappeler le propos de Perec tiré de « Notes sur ce que je cherche », dans Penser/Classer : « presque aucun [de mes livres] ne se fait sans que j’aie recours à telle ou telle contrainte ou structure oulipienne […] ». De ces contraintes, le Cahier des charges en dévoile 42, toutes (ou presque2) inscrites dans chacun des chapitres. Les trois processus formels qui structurent La Vie mode d’emploi : « polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 X 10), pseudo-quenine d’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 »3. La polygraphie du cavalier des échecs, c’est-à-dire ce déplacement particulier, règle l’ordre des 99 chapitres du roman, et le bi-carré latin la distributions des

1 Voir les divers articles parus dans les Cahiers Georges Perec2 Voir au sujet des 42 – 1 contraintes, Bernard Magné, le passage intitulé Le manque dans « Puzzle Mode d’emploi » in Perecollages 1981-1988, ainsi que l’article « De l’écart à la trace : avatars de la contrainte » in Etudes Littéraires, vol. 23.3 Espèces d’espaces, Georges Perec

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42 éléments obligatoires pour chaque chapitre. La pseudo-quenine, quant à elle, régit la répartition des citations et des allusions littéraires et picturales par un jeu mathématique de permutation. Une fois établies les règles de déplacement dans l’espace choisi, Perec dresse la liste des éléments qui doivent y figurer et leur distribution. Ici, chaque chapitre, doit comporter 21 fois deux séries de dix éléments ; ces 42 mentions, allusions ou collages, peuvent être d’ordre très divers : des positions, des activités, des boissons, des nourritures, des petits meubles, des jeux, des jouets, des références à des livres et à des tableaux. Un système calculé de permutations fait que le même couple de contraintes ne peut se retrouver dans aucun autre chapitre. Par exemple, les 42 éléments peuvent réguler le nombre de pages du chapitre, l’activité du personnage, la taille de la pièce. Dévoilés, mis à jour, ces trois procédés et ces 42 contraintes permettent de mettre en forme, de créer la structure unie du texte, et donc de « prendre un caractère lisible ». Ils permettent de créer des liens, des pistes entre les pièces, les personnages, mais également des échos ludiques. On peut prendre pour cela l’exemple du couple Philémon et Baucis. Baucis doit être mentionnée dans plusieurs chapitres, on la retrouve ainsi sous la forme « d’un beau six calligraphié » et sous le nom d’un péniche « c’est si beau ».

Comme un puzzle, jeu de construction, la richesse du texte est la multiplicité des pistes d’entrées, de construction, et de sorties. Il faut ici noter l’importance considérable des « pièces annexes » au texte, qui donnent autant de pistes au lecteur que sa curiosité recherche : un itinéraire chronologique, un itinéraire géographique, et même un itinéraire anecdotique, centré autour des personnages.

3 - Un texte en pièces détachées : hétérogénéité du texte, le cas de l’hétérographie

On l’a vu, la métaphore du puzzle nous donne à voir le texte comme un ensemble morcelé, fragmenté, disparate. Ces éléments (personnages, intrigues, lieux) disparates s’articulent les uns par rapport aux autres, et prennent du sens en étant reliés. Intéressons-nous maintenant à un élément qui semble singulièrement hétérogène au sein de ce texte déjà fortement fragmenté : l’hétérographie. Bernard Magné, dans « La Vie mode d’emploi, roman polygraphique » in Cahiers Georges Perec 8, définit la polygraphie comme « le phénomène par lequel, en certains lieux du texte, la polyphonie, définie comme pluralité des voix énonciatives, est relayée et renforcée par un polymorphisme des signifiants graphiques : avec la polygraphie, à énoncé hétérogène, graphisme hétérogène ». Un élément graphique hétérogène constitue ce que Bernard Magné appelle donc l’hétérographie, il en recense 60 dans le texte, à commencer, dès le préambule, par les pièces de puzzle. Ce qui nous intéresse ici, à l’instar de Bernard Magné, c’est les hétérographies qui signifient un changement énonciatif : ce type d’hétérographie « tend à reproduire à l’intérieur du livre que nous lisons un fragment du livre, livre que lit le lecteur fictif ». Ce qui est intéressant dans l’insertion de ces éléments dans le corps du

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texte, c’est qu’ils ne relèvent pas4 d’une règle ou d’une contrainte posée à l’origine dans le cahier des charges. Quelques exemples de ces hétérographies5 dans le texte : la reproduction d’un sommaire d’une revue de linguistique6, un « agrandissement photographique d’un menu fin-de-siècle s’inscrivant dans des arabesques beardsleyennes »7, ou encore une « carte complète illustrée » de la France8. Bernard Magné propose une typologie des hétérographies en fonction de leur degré de mimésis qu’elles ont avec le leur référent extra-linguistique :

- Un marquage conventionnel, ou « degré zéro, à valeur mimétique faible ». l’hétérographie est signalée par le recours à l’italique ou à une police différente

- Une mimésis partielle « particularités graphique de l’énoncé hétérogène, mais cette reproduction n’est que partielle » : l’énigme calligraphiée à l’encre violette9 n’est pas violette, mais elle est bien calligraphiée, il y a une partie de l’énoncé qui est manquante.

- Un fac-similé : « la totalité du signifiant graphique tend à être reproduit par la séquence hétérographique », on peut prendre l’exemple de la partition d’Haydn reproduite en pleine page10.

Malgré l’intérêt d’un tel élément, l’hétérographie ne reste-t-elle pas une anecdote ludique au sein de La Vie mode d’emploi ? Bernard Magné en pense autrement : « l’irruption dans le texte des hétérographies interrompt brusquement la linéarité du discours. Exigeant un nouveau mode de déchiffrement, substituant souvent à la ligne une surface tabulaire qui ménage l’œil des chemins inhabituels, la séquence hétérographique (…) enlève à l’énoncé sa transparence. Elle tend à court-circuiter le signifié pour établir une relation directe entre le signifiant et le référent. ». On peut donc considérer l’hétérographie comme un élémént qui introduit une dissonance dans la construction combinée des « romans » du texte, proposant au lecteur une image, un morceau proprement en relief.

Dans ce nouveau jeu, une figure métaphorique nouvelle semble émerger, celle de l’image, ce que confirme l’épigraphe du texte et l’exergue du préambule, tout deux comportant des éléments du champ lexical de la vue11. Quelle relation l’image entretient-elle alors avec la figure du puzzle ? II- «   Regarde de tous tes yeux, regarde   »   : itinéraire de l’œil, du puzzle au trompe-l’œil.

Disséminées au travers de l’œuvre, les avatars de l’image, du dessin et de la peinture sont pléthores. Bernard Magné12 en fait un inventaire détaillé : 508 4 Selon le propos de Bernard Magné, Op. Cit.5 L’édition de La Vie mode d’emploi utilisée pour la pagination est celle de Livre de Poche FAYARD, 20106 p.3207 p.3368 p.2509 p.3110 p.13411 « regarde », « yeux » p.15 et « l’œil »p.1712 Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi » in Cahiers Georges Perec 1

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aquarelles, une centaine de toiles, 13 buvards publicitaires, 60 gravures, 30 dessins, 2 trompe-l’œil, 20 reproductions, 8 affiches, 75 titres de tableaux et 103 noms d’artistes (imaginaires ou réels). A cela doit-on ajouter les nombreux « dessins de lettres » : lettres en miroir, lettrines, initiales entrelacées, « calligraphies diverses témoignant par leur pullulement d’un authentique imaginaire graphique. »13. Ajoutons encore les deux figures – dont l’une centrale – de peintre qui traverse le texte, le vieux peintre Valène « qui peignit l’immeuble »14, et le peintre non figuratif Hutting. L’épigraphe de Jules Verne, « Regarde de tous tes yeux, regarde » est bien une invitation à emprunter un itinéraire visuel en filigrane du texte.

1- De la description – l’image, pièce du puzzle, prétexte à la fiction

Le champ de l’image apparaissant dans le texte étant vaste, restreignons-nous à la figure du tableau ou de la peinture dans l’œuvre. On constate alors que cette figure est un outil essentiel pour l’assemblage des combinaisons du puzzle ainsi qu’en tant qu’embrayeur de récits. En effet, le recours à la description de tableau, notamment dans la décoration des pièces, permet d’accueillir des personnages, des objets ou des éléments imposés par les contraintes formelles qui créent une trop grande dissonnance par rapport à la trame narrative, esthétique ou logique. Ainsi Perec peut-il glisser des éléments de plusieurs tableaux, comme le livre la pièce n°2 des annexes des Cahiers Georges Perec 1. L’exemple du tableau de Metsys, Le banquier et sa femme, est révélateur : il est décomposé en 10 éléments disséminé dans 10 chapitres différents ; on peut ainsi retrouver le col de fourrure de la veste de l’homme au chapitre XX, ou encore les perles sur le coussin de soie noire au chapitre VI. Qu’en est-il de la dimension d’embrayeur de récit de la peinture ? Il s’agit ici d’une forme particulière de la description, une hypotypose, ou, osons le mot, une ekphrasis.

Autorisons-nous, pour éclaircir cette notion complexe, un excursus dans une monographie sur Diderot et ses Salons15. A propos d’Une Petite Bataille de Casanove, Diderot écrit : « Je juge ces sujets, sans les décrire. On ne décrit point une bataille. Il faut la voir. ». Il nous rappelle aux origines antiques de la description (pas seulement picturale), à la performance de l’ekphrasis dont la réussite (l’illusion, la vivacité) est proportionnelle à la satisfaction, au jugement du spectateur. L’orateur antique prétendait alors produire l’image même par la seule force de son verbe. « Produire l’image : c’est là à la fois la force primitive, archaïque, du langage, et sa manifestation la plus sublime et la plus achevée. »16.

La dimension de l’ekphrasis telle qu’elle est décrite par Stéphanie Lojkine, c'est-à-dire la manifestation d’une image dans le langage, par le biais de la fiction, est bien à l’œuvre dans La Vie mode d’emploi, et donne ainsi vie à certains tableaux d’abord décrits. Intéressons-nous pour voir cela au tableau

13 Bernard Magné, op. cit.14 LVME, p.635, pièces annexes15 Stéphane Lojkine, « Le problème de la description dans les Salons de Diderot », Diderot studies, XXX, 200816 Stéphane Lojkine, op.cit.

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décrit au chapitre L : il s’agit d’un tableau représentant une chambre avec un bocal de poissons rouges. La description dudit tableau évoque ensuite, sous forme de prétexte, un « roman policier, L’assassin des poissons rouges – dont la lecture lui procura un plaisir suffisant pour qu’il songe à en faire la matière d’un tableau » : le tableau introduit le récit, il permet de « fabriquer du romanesque »17.

2- Image(s) en jeu(x) : trompe-l’œil et mises en abyme

Deux figures picturales permettent de faire se rejoindre plus encore le puzzle et l’image : il s’agit du trompe-l’œil et de la mise en abyme qui jalonnent le texte. Rappelons ici l’étymologie du mot puzzle18 : le verbe signifie « embarrasser », « rendre perplexe ». Le trompe-l’œil comme la mise en abyme embarasse tout deux l’œil et la logique du lecteur, d’autant plus qu’il sont ici présentés sous forme scripturale, ce qui signifie que le lecteur doit faire l’effort d’une représentation mentale. Parmi les trompe-l’œil et les quelques mises en abyme qui ponctuent le texte, intéressons-nous de plus à un exemple de mise en abyme qui recoupe l’idée d’embarrassement proposée par l’étymologie du mot « puzzle ». Dans le chapitre XXIX est ainsi décrit : « un poster nostalgique, représentant un barman aux yeux pleins de malice, une longue pipe en terre à la main, se servant un petit verre de genièvre Hulstkamp, que d’ailleurs sur une affichette faussement « en abîme », juste derrière lui, il se prépare déjà à déguster »19. Ici le texte propose un effet de réduplication de l’image complexe, qui ne se réduit pas à la simple mise en abyme que le texte par ailleurs dénonce (« faussement « en abîme » », soulignons ici l’emploi autonymique des guillemets), mais par une manipulation de l’image et de sa duplication, entrainant une forme de temporalité entre les deux images. La scène directement représentée précède la scène reproduite dans l’affiche derrière le personnage. Le jeu ici, tout comme nous avons pu le voir précédemment avec l’hétérographie, est de créer une rupture dans la linéarité du récit, et d’ouvrir des brèches, des pistes, d’autres récits qui s’enchâssent, et qui créent ainsi un effet de focalisation : « la mise en abyme répondant au désir de spatialisation du texte contribue à délinéariser (comme à détemporaliser) le récit et constitue une entrave majeure à toute tentative de la lecture pour privilégier une séquence comme point de départ d’une autre »20.

3- Graphein : écriture, peinture, entaille

Derrida, dans son texte Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines, éclaire considérablement l’étymologie du terme grec graphein, en déployant notamment les mots qui en dérivent : «  le mot « graphein » veut dire à la fois « écrire » et « peindre » ». Ce propos éclaire considérablement l’entrelacement

17 Bernard Magné, « Lavis mode d’emploi » CGP 118 définitions tirées du Petit Robert 2010 et du Robert&Collins 199319 LVME, p. 17020 « l’inscription de la pièce du lecteur dans le puzzle de La Vie mode d’emploi » Marie-Odile Martin, in Cahiers Georges Perec 1.

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constant de l’écriture avec la peinture au sein même du texte, jusqu’à même proposer, comme alter-ego représentatif, de l’écrivain Georges Perec, deux personnages, un peintre et un homme de lettres, le vieux Valène et le Vieux Cinoc. D’autre part, ce qui est réellement intéressant dans le propos de Derrida sur le mot graphein, c’est le premier mot auquel remonte l’étymologie : il s’agit, selon Derrida, du mot « entaille », brèche, ouverture : « le trait a différencié,il a ouvert l'espace, il a espacé ». Ce propos éclaire particulièrement notre conception de la figure du puzzle : morcelé, la brèche, la fissure infime qui sépare chacune des pièces d’un même puzzle enfin réuni ne doit pas être considérée comme l’échec d’une unité à l’origine morcelée, mais bien comme un lieu d’ouverture. Ce que permet la faille du puzzle, c’est ce que Perec fait en permanence dans son texte, c’est-à-dire avoir recours à d’autres dimensions, briser la linéarité, comme on a pu le voir dans quelques exemples précédemment, pour proposer d’autres itinéraires… Perec, dans un entretien pour la revue Le Devoir, affirme à ce propos : « cette idée d’un livre ouvert est très importante pour moi : qu’il soit, en quelque sorte, inachevé. ». Aussi ne faut-il pas voir la relation de l’écriture avec la peinture dans La Vie mode d’emploi comme se parasitant l’une ou l’utre, ou comme résulttant d’un non-choix. Il s’agit bel et bien d’un choix, celui d’une association proposée déjà par l’étymologie du mot « graphein » : « tout se passe comme si, sous l’influence du tableau de Valène, l’iconique s’ajoutait au verbal », écrit Bernard Magné21. Deux notions, abordées ici par le biais du trompe-l’œil et de l’ouverture du texte, n’ont pas été poussées plus en avant : il s’agit du piège et de la relation au lecteur.

III- la métaphore du puzzle   : masque, piège, écart

1- L’art du faux : le puzzle, masque/marque du manque

Reprenons les termes utilisés lors du préambule : »l’art du puzzle commence lorsque (…) au lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il [ le faiseur de puzzle] entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion. L’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes (…) mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses ». A partir de ces propos, on note un enjeu majeur du texte, celui de « brouiller les pistes ». C’est ici qu’intervient, selon Bernard Magné22, le paradoxe de la figure du puzzle. Il la caractérise comme une métaphore « métatextuelle », c'est-à-dire comme « un ensemble de dispositifs par lesquels un texte désigne, soit par dénotation soit par connotation, les mécanismes qui le produisent ». On a en effet pu le voir dans notre première partie, la métaphore du puzzle semble révéler la construction, voire la combinaison du texte. Tout porte à croire que le texte est donc singulièrement agencé, comme un puzzle, et que chaque pièce s’emboîte de manière tout à fait

21 « La Vie mode d’emploi, roman polygraphique », op. cit.22 « Puzzle mode d’emploi, petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La Vie mode d’emploi » Perecollages 1981-1988

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régulièrement avec les autres, pour peu qu’on ait réussi à saisir « les règles du jeu ». Or, ce que propose Bernard Magné, c’est de montrer combien l’usage même de la métaphore métatextuelle du puzzle est trompeuse. Les règles, énoncées tout à l’heure, ne sont pas si régulières que ça ! Les 100 chapitres censés reproduire l’échiquier 10 X 10 ne sont en réalité que 99, et même les personnages qui s’appliquent des règles strictes pour leurs projets (Bartlebooth et son programme aux échéances minutieusement calculées) ne réussissent pas à obéir à leurs délais, ni même à terminer leurs projets (Bartlebooth meurt avant d’avoir achevé son 439ème puzzle). L’œuvre est donc singulièrement parcourue par la marque de l’erreur, du raté, et le roman-puzzle n’a donc rien de l’image idéale achevée dressée dans le préambule.

Tandis que la métaphore du puzzle amène à penser le texte sous la figure de la connection, il est ici mis à jour dans son aspect antagoniste, l’omission. L’erreur, le manque, sillonnent l’œuvre et rendent parfois caduques certaines règles établies. Bernard Magné23 fait d’ailleurs une liste « des mots évoquant le manque dans La Vie mode d’emploi » : découpe, ajour, espace,sape,vide,fissure,absence,etc. A cela s’ajoute le second projet inabouti du texte, le tableau de Valène qui voulait embrasser toute la vie de l’immeuble : « la toile était pratiquement vierge : (…) esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. ». On peut également, pour illustrer cette présence de l’omission au sein du texte, se référer à la question des 42 – 1 contraintes dans Le Cahier des Charges. Deux catégories sont en effet présentes dans celui-ci, « faux » et « manque ». Il s’agit de la possibilité pour l’écrivain de supprimer ou de déplacer une des 42 contraintes dans chacun des chapitres, ainsi que le fait de pouvoir échanger ou transformer une contrainte en une autre. Ce fonctionnement du texte, jouant sur une figure qui dévoile la structure du texte mais qui en même temps le rend opaque, induit une nouvelle idée : celle de la relation de l’auteur avec le lecteur.

2- Auteur/lecteur – le piège

Plusieurs pistes nous invitent à nous interroger sur la relation de l’auteur avec le lecteur. Rappelons tout d’abord ce que dit le texte : « l’ultime vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n’est pas un jeu solitaire : chaque geste que fait le poseur du puzzle, le faiseur de puzzle l’a fait avant lui (…), chaque espoir, chaque découragement ont été décidés, calculés, étudiés par l’autre. ».D’emblée, la notion de dialogue (fictif), ou plutôt de duo, est ici inséré comme nécessité, comme « ultime vérité ». Marie-Odile Martin24 étudie de manière précise les différentes manifestations de ce duo. Tout d’abord, elle rappelle que la figure du lecteur se déploie « à travers plusieurs strates d’instance énonciative », à savoir le lecteur réel, le destinataire intégré dans le texte, et le lecteur virtuel. Ensuite, elle nous donne à voir le jeu entre l’auteur et le lecteur, notamment à travers la dissémination des citations nombreuses (dont la liste

23 op.cit.

24Op.cit, CGP 1

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abondante des auteurs rend compte dans le post-scriptum) et du jeu sur l’allusion. Ainsi, elle montre que le texte, qui recourt en permanence à des connaissances multiples, joue d’un « principe de valorisation et de culpabilisation successives du lecteur ». Prenons l’exemple du chapitre II, qui débute avec la référence « d’une célèbre rengaine américaine, Gertrude of Wyoming, par Arthur Stanley Jefferson ». L’utilisation de l’adjectif « célèbre » culpabilise le lecteur, qui est confronté ainsi à sa méconnaissance significative. Or, après quelques recherches, on s’aperçoit que le titre existe bien, mais qu’il s’agit d’un poème anglais écrit sous le nom de Thomas Campbell. L’information proposée est donc falsifiée, malmenée (en effet, Arthur Stanley Jefferson est le vrai nom de l’acteur qui joue Laurel dans la série Laurel et Hardy).

De même, un jeu – piégé ! – auquel l’auteur se livre est celui du travail de la citation et de l’intertextualité. Celle-ci, pour reprendre le propos d’Antoine Compagnon25, « aguiche [le lecteur26] comme un clin d’œil ». Ainsi, le lecteur se retrouve avec le nom du personnage principale, Bartlebooth, qui, pour peu qu’il aie une culture littéraire anglophone, lui parle sans trop savoir pourquoi. En fait, en regardant de près, Bartlebooth le voyageur possède un nom-valise, mélange du nom de Bartleby, héros du Scribe de Melville27 et de Barnabooth, le personnage majeur de Valéry Larbaud.

En ce qui concerne la citation, Perec pousse le vice au plus loin, car son post-scriptum est le calque une « citation légèrement modifiée » de René Belletto (vice extrême par la citation de ce nom en première position de la liste !) tirée de Livre d’Histoire. Littéral, le post-scriptum signale par sa forme même la présence trouble, le piège qu’est la citation. Une fois l’anecdote du post-scriptum révélée, « la suspicion [est jetée] sir tout le texte »28, et le lecteur se trouve pris entre un double-piège, celui de la citation proprement dite, souvent masquée, déformée, détournée, et le régime de l’allusion, plus retors encore. Enfin, pour terminer cette esquisse d’approche du jeu-piège auteur/lecteur, il est essentiel de montrer, comme nous y invite Bernard Magné, que la figure proposée par le duo du préambule (entre faiseur et poseur du puzzle) ne correspond pas exactement à ce qui se passe dans le livre :  « le puzzle n’est sans doute pas unjeu solitaire, mais c’est un jeu singulatif : il n’a lieu qu’une fois. A l’inverse, la lecture est plurielle est le livre jamais inachevé. ». Peut-on dire alors que l’image du puzzle proposée par La Vie mode d’emploi est bien celle d’un puzzle complet et reconstruit ?

3- Solution : Avoir du « jeu »

De manière assez évidente, le texte pose, par sa composition, et par les échecs des projets des personnages principaux, l’impossibilité de la figure du puzzle reconstruit. Le texte, et la métaphore du puzzle, subit le sort de la pièce manquante. Comment résoudre alors cette apparition problématique, ambivalente de la métaphore du puzzle ?

25 Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation26 terme Ajouté ici par nous. 27 On peut, dans ce personnage aussi, voir un avatar de l’écrivain, tiraillé entre une onomastique évoquant « l’écrivant » et une passion pour l’aquarelle et les puzzles.28 Marie-Odile Martin, op. cit.

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Perec, dans son entretien in Jeux et stratégie, affirme l’importe du jeu, au sens de ajustement un peu lâche : «quand on essaie de résoudre un puzzle, ou un problème de tangram, il faut que se produise un certain glissement entre ce que l’on voit et ce que l’on devrait voir ». Ainsi, c’est l’écart, l’ouverture – que l’on a déjà évoquée précedemment – qui fait figure de solution à ce problème du puzzle inachevé. Mieux, cette notion permet de considérer la figure du puzzle inachevé non pas comme un problème, un manque, mais comme l’invitation du créateur à la participation et à l’appropriation de l’œuvre par le lecteur.  Pour comprendre cela, on peut s’intéresser au rêve n° 114 de La Boutique Obscure, recueil des rêves de Georges Perec.« nous arrivons devant un gigantesque puzzle (…) de loin, on a d’abord l’impression qu’il y a, au centre, un puzzle presque achevé (…) et , tout autour, d’autres objets. En s’approchant, on s’aperçoit qu’en fait tout est puzzle29 : le puzzle lui-même (le tableau) n’est qu’un fragment d’un puzzle plus grand, inachevé, parce qu’inachevable30 ; car la particularité du puzzle est qu’il est composé de volumes ( […] des polyèdres irréguliers) dont toutes les faces peuvent se combiner librement (…) ».Ici, le rêve donne à voir le refus de l’objet puzzle, pour lui substituer l’idée du système, de l’opération de puzzle. Par l’expression « tout est puzzle », et le vertige de la mise en abyme que cette idée provoque, Perec donne à voir la notion d’échelle multiple dont il faut être armé pour pouvoir aborder la richesse de son œuvre. Ne pas se focaliser sur l’objet-jeu puzzle apparent, mais emprunter les chemins de traverse, choisir de lire obliquement ou en surface, voilà à quoi invite ces mots. Enfin, ici Perec désigne l’essence même de ce qu’il entend par puzzle, un puzzle « inachevé parce qu’inachevable », parce que la liberté (« librement ») de chacun peut en transformer les formes, qui d’ailleurs ne possèdent pas de contours (« sans bords »).

CONCLUSION

La Vie mode d’emploi est un texte résolument placé sous le signe de la pluralité et du morcellement, ce dont rend compte la figure du puzzle. Mais cette image, ambivalente, parfois même en position de leurre, est avant tout une métaphore métatextuelle de sa pratique de l’écriture  - un jeu d’incisions, de combinaisons, de découpage, et d’illusions ; mais également de la pratique de la lecture – semée d’embûches, où le lecteur doit faire avec, interpréter, et introduire du jeu dans la lecture pour s’approprier le texte, son abondance et sa compréhension. Loin d’être, comme certains peuvent le dire, un éloge grandiloquent de l’art de la règle, par le déploiement de la figure du puzzle Perec propose ici une esthétique de l’ouverture et de l’écart, invitant le lecteur à prendre, en toute liberté, ses aises dans le texte.

Bibliographie

Ecrits de Perec :29 Souligné par nous dans le texte.30 Idem

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-La Vie mode d’emploi, Perec-Penser/Classer, Perec-La boutique obscure, Perec-Espèces d’espaces, Perec-« Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc n°76, 1979

Etudes sur Perec et La Vie mode d’emploi  :-Cahiers Georges Perec 1, Colloque de Cerisy : * Alain Goulet « La Vie mode d’emploi » : archives en jeu* Ewa Pawlikowska Citation, prise d’écriture* Bernard Magné Lavis, mode d’emploi-Perecollages 1981-1988, Bernard Magné-Cahiers Georges Perec 8 :* Bernard Magné : « La Vie mode d’emploi », roman polygraphique-Jeux et Stratégie, N’°1, 1980 Entretien avec Perec, recueilli par Jacques Bens et Alain Ledoux

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