1 Expliciter 100 - grex2.com 100... · 73-75 L’art de la fugue : thèmes et variations....

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1 Expliciter le journal de l’association GREX n°100 novembre 2013 Expliciter 1002013 Nous … même si tout le monde n’est pas sur la photo !

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    Expliciter le journal de lassociation GREX n100 novembre 2013

    Expliciter 1002013

    Nous mme si tout le monde nest pas sur la photo !

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    EditoBonjour vous tous. Et dabord, bravo pour tous ces tmoignages, pour tous ces crits qui donnent une image de qui nous sommes au sein du GREX. Certains mont fait part de leur difficults tenir le calendrier ou retrouver un stylo pas de regrets, vous pourrez toujours complter pour un autre numro Pour des raisons de sant, je nest pas t prsent lors des derniers sminaires, mais jai pu assurer les stages Saint Eble et luniversit dt. Je compte bien faire de mme lan prochain. Cependant il est clair que jai besoin de faire une pause, de prendre une anne sabbatique qui me soulage de la pression de travail relative lassociation. Jai besoin de me dcentrer, de trouver de nouveaux points de vue, de nouvelles rfrences thoriques complmentaires mais dcales. Aussi je ne prvois pas dtre assidu aux sminaires en 2014, mme si je suivrais de loin les travaux et que vous aurez toujours mon appui intellectuel et moral par mail, skype, tlphone. Dans cette mme dynamique, jai eu lide de prparer lavenir et pour cela de proposer de refonder le GREX en une nouvelle association GREX2 avec un bureau lu, un vrai fonctionnement rglementaire dassociation. De toute manire, il faudra bien un jour ou lautre passer le relais ! Autant ne pas le faire dans lurgence. Cest le moment de voir si les membres de lassociation sont prt soutenir le travail et sil y a un avenir possible. Cela me parat difficilement concevable que le mouvement de lexplicitation cesse juste parce que je disparaitrais. Le Grex est n dun concours de circonstances : labsence de renouvellement dun financement dun groupe de recherche soutenu pendant deux ans par le ministre de la recherche. Le groupe existait, la question sest pose de savoir sil continuait ou pas ? La rponse a t positive et de l est n une association. Lexplicitation est ne dun besoin de sinformer plus avant du fonctionnement cognitif, un besoin de chercheur. Pour dpasser les limites, une technique dentretien simposait, puisque ce que je cherchais documenter tait inobservable, que seul celui qui le vivait pouvait men informer, et quil ne pouvait le faire de faon utilisable directement que par la mise en mots (le dessin et autres

    figurations imposant une seconde traduction pour se ramener la mise en mots). Tout cela sest improvis sans plan davenir, juste la rponse au besoin qui simposait. De l est venu un dossier autrement plus important : celui de la description/thorisation du monde intrieur, de la subjectivit. Dossier encore juste effleur, dossier dune discipline dvelopper : une psycho-phnomnologie. Non pas pour partir dans la thorie, mais pour tre au plus proche de la ralit subjective. Et de plus, cest exactement de a quont besoin les praticiens. Au point o nous en sommes, ce qui me semble important est de mieux matriser la mise en place des dissocis , de mieux comprendre comment nous produisons un changement de point de vue du sujet sur sa propre exprience. Comment nous pouvons mieux canaliser cette dcentration, mieux adresser le sujet, et mieux adresser les dissocis mis en place. Cela revient aussi mieux comprendre les effets perlocutoires. Tous les effets que nous produisons dans cet veil des changements de point de vue, le sont par les consignes, ce sont les mots utiliss par lintervieweur qui appelle, suscite, module, cette dissociation. Mais en mme temps cest toujours un appel un acte involontaire, comme lest lvocation. Lappel est indirect, il lance une intention veillante, il propose un dplacement de la conscience ; et cela sopre ! Pourquoi ? Comment ? Quel est leffet de lintention formule par lintervieweur ? Lautre question qui se pose, la fois sur le plan pratique, sur le plan de la technique, mais aussi sur le plan thorique, est celui du modle de la conscience. Nous utilisons des prsupposs insus qui nous bloquent dans notre conception des possibilits de la conscience. Comment changer de point de vue ? Il existe bien des hypothses de conscience non locale , mais savons-nous faire un pont entre ces hypothses et les effets que nous obtenons ? Cest un des grands enjeux de lavenir que de rformer profondment notre conception de la conscience dune manire qui rende compte de ce que nous (et dautres) savons faire ! A suivre donc Pierre

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    Sommaire 100 2 Edito. Pierre Vermersch 4 Lexplicitation, une technique dentretien ? Ah, la bonne blague. Anne Cazemajou. 5 Cadavres exquis. Collectif du 25/8/13. 6 -9 Phnomnologie de lentretien : le don mutuel du sens. Lettre ouverte tous mes A et tous mes B. Emmanuelle Maitre de Penbroke. 10- 23 De lexplicitation ou de la formation en acte : sous linfluence de la psychophno mnologie. Sylvie Morais. 23 Et un jour, je dcouvre un endroit authentique et frais Catherine Hatier 24 27 Mes frquentations avec lentretien dexplicitation. Jose Lachance. 28 Tmoignage. Sandra Nogry. 29- 38 Accompagner lmotion : explicitation, dcriptage du sens et parties de soi. Nadine Faingold. 38 Si le grex tait Brigitte Cosnard 39- 51 Lexplicitation et moi, 27 ans de croissance partage. Claudine Martinez. 51 Si le grex tait Cline Bartette 52 Si le grex tait . Armelle Balas-Chanel 53- 62 Lexplicitation un tisserand de parcours. Armelle Balas-Chanel 63- 68 De lutilit de lexplicitation en thrapie constructive. J-P Ancillotti et C. Coudray. 69-72 Mon chemin avec lexplicitation. Alain Mouchet 73-75 Lart de la fugue : thmes et variations. Christiane Montandon 75-78 Ma rencontre avec lentretien dexplicitation. Phillippe Paud 79-81 Une aventure. Pierre-Andr Dupuis 81-82 Tmoignage. Lentretien dexplicitation : une pratique dont on ne sort pas indemne. Brigitte Laurency. 83-84 Les techniques dexplicitation, comme un pas pas vers lautre et vers soi. C Bartette. 85 Bonjour. Marine Bonduelle. 86 Mes brves du Grex. B. Cosnard. 87-88 Si ctait une mtaphoreA. Thabuy 88- Grex : autant de science que de posie. Patricia Rottement. 89 Si ctait Obela Bienvenu 90-91 Essai pour le n100 Olivier Supiot. 92 N 200 septembre 2033- Fabien Capelli. 93-96 90Le(s) souffle(s) du Grex.J. Gaillard 97-98 Comment je suis arrive au Grex et ce que jy trouve. Magali Boutrais. 98 ! Le GREX et You Tube ! 99 Prgrinations dune chercheure en ergonomie au pays de lexplicitation .A

    Bationo. 100-110 Lentretien dexplicitation : un moment spcifi de son histoire. C. Potier. 111 Voyage travers lespace dune image comme travers les strates de laction. Andr Scherb. 112-113 Lentretien dexplicitation : une dcouverte, une pratique, un dvoilement. Pascal Mora. 114-115 Entre parole et silence, entre corps et pense, rencontrer lexplicitation. Eve Berger. 115 Texte pour le n100. Bernard Genest. 116-126 Un voyage dans lHimalaya. Une exprience subjective transcendante. Chu-Yin Chen 127-132 Cent fois merci. Maurice Legault. 133-134 Et si je navais pas rencontr lExplicitation Vittoria Cesari Lusso 135-137 Lentretien dexplicitation : de la dcouverte la passion. Joelle Crozier. 138-148 Comment je suis devenue Grexienne. Kalidoscope. Mireille Snoeckx 149-207 Il tait une fois une Dame du Grex. La geste de Dame Maryse. M. Maurel. 208-214 Int. Frdric Borde 215-225 Lascension du corps sujet par lenaction. Une premire par la voie du Grex. Jacques Gaillard. 226-243 Saint Eble 2013, quelques pas de plus pour repousser les limites dans la description de nos vcus. Dplions les Pouf . M Maurel. 244-245 Cher Grex Sylvie Bonnelles

    S m i n a i r e Vendredi 15 novembre 2013

    de 9h 30 17h 30 Le sminaire de novembre aura lieu dans les locaux d'ARAVIS, 14 rue Passet, LYON 7me. Station de tram et de mtro "Guillotire".

    Discussion des articles avec les auteurs

    Samedi 16 novembre Mise en place de la nouvelle association GREX 2, lection pour la prsidence, la

    trsorerie, les secrtariats. Discussion des statuts.

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    Lexplicitation, une technique dentretien ? Ah, la bonne blague !!!

    Anne Cazemajou

    Mon histoire avec le Grex commence en janvier 2005. Je suis en 2e anne de thse Cler-mont-Ferrand, en anthropologie de la danse. Je travaille sur la transmission de lexprience corporelle dans un cadre denseignement de la danse contemporaine. Plus particulirement, je mintresse au travail prparatoire bas sur le yoga Iyengar, et je cherche comprendre com-ment les lves construisent leur exprience sur la base des nombreuses consignes donnes par lenseignante. Seulement, voil : comment accder lexprience subjective des lves, ce quil vivent selon eux ? Au-del de ce que je peux observer, comment minformer de ce quils font rellement et de la manire dont ils le font (sans toujours en avoir conscience eux-mmes), de ce quil se passe pour eux quand ils font ce quil font ou essaient de faire ou de sentir ce quon leur demande ? Comment minformer de leur vcu, de la manire dont ils construisent leur exprience et du sens quils lui attribuent ?

    En entendant Pierre Vermersch prsenter lentretien dexplicitation (dans toute sa cohrence thorique et pistmologique), au cours de deux journes de sminaire, je comprends que je viens de trouver la mthodologie dentretien qui va me permettre de recueillir les donnes dont jai besoin pour documenter mon objet de recherche. Je comprends aussi que la tech-nique est contre-intuitive, et quelle sapprend au travers dune formation exprientielle, o chacun est amen endosser tour tour le rle dintervieweur, dinterview et dobservateur, en travaillant partir de situations vcues. Cette perspective me rjouit, et je minscris la session de juin 2005.

    Ce que je ne sais pas encore ce moment-l, cest que lentretien dexplicitation est bien plus quune simple mthode de recueil de donnes, bien plus quune technique . Cest lampleur de ce bien plus que que je vais dcouvrir au cours des annes suivantes, dans les stages de perfectionnement, les stages dauto-explicitation, les sminaires de recherche an-nuels et les Universit dt St Eble. Les questions thoriques y sont dbattues avec passion, notamment la question de la conscience, qui a largement occupe les esprits grexiens ces der-niers temps. Jaime leffervescence et leffet de dstabilisation provoqus par ce qui pourrait tre le slogan de Pierre : penser aux limites . Ne pas sarrter aux limites de ce que nous sommes capables de concevoir et de nous reprsenter, mais chercher les dtourner, contour-ner, apprhender sous un autre angle. Tenter, risquer des hypothses et tester celles-ci dans la pratique (nous permettent-elles daller plus loin dans llucidation de notre vcu ? dans sa description ?), mme si les explications thoriques font encore dfaut1. Jaime lide dune technique vivante, en perptuelle volution (voire rvolution), qui slabore dans lexprimentation humaine ( labri du respect de lautre), alimente et prolonge par une r-flexion qui se construit dans la discussion, le dbat, lchange, la friction

    Mais il y a encore autre chose dans ce bien plus que . Jai dit un jour Pierre, en riant : Tu nous as bien eus quand mme ! Sous tes dehors de former une technique dentretien, tu as mis au point la plus puissante technique de dveloppement personnel que je connaisse ! . Que faisons-nous en effet dans les stages sinon apprendre entrer en contact avec nous-mmes et les uns avec les autres ? mieux nous connatre, apprhender et nous familiariser 1 voire Expliciter n97, janvier 2013 : La conscience est-elle ronde ?

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    avec notre monde intrieur, nos chemins intrieurs, nos modes de fonctionnement ; pour mieux nous ouvrir et apprhender ceux des autres. Nous apprenons autant accueillir lautre qu nous accueillir (lun ne va pas sans lautre). Pierre dit souvent quil anime des stages sur la bienveillance avec soi-mme Cest un grand saut pour la plupart dentre nous, mais cest aussi la condition pour souvrir vraiment lautre, et tre capable de lui donner tout son es-pace daccueil et dcoute.

    Jai aussi dit Pierre que lexplicitation avait radicalement chang mon rapport au monde Il nest pas rare dentendre de tels retours de la part des stagiaires, la suite des formations de base. Comme un basculement dans lapprhension des choses, un retournement, une brche dans les vidences, dans la routine du monde et des rapports sociaux. Un autre point de vue sur soi, sur les autres et le monde, une ouverture par o se met suinter lessentiel : lhumain. Lhumain comme replac au centre des enjeux du monde, lhumain et lirrductible singula-rit de chaque tre, son irrductible beaut aussi, pour peu que lon sache laccueillir.

    La thse, puis mes premires expriences denseignement luniversit, ainsi que lanimation de mes premires formations, mont servies de prtexte pour continuer me former. Jai trouv au sein du Grex et de son microcosme de formateurs passionns de quoi prolonger et alimenter le chemin ouvert par lexplicitation. Lanalyse de pratique, telle que la pratique Na-dine Faingold, ou encore la pratique rflexive dveloppe par Armelle Balas, ont continu me nourrir. Peu peu, de nouveaux chemins se sont dessins, de nouveaux possibles et de nouveaux dsirs, en lien avec laccompagnement des tres humains. Du monde artistique au monde de la sant, du social et bien dautres, cest toujours le mme merveillement de ren-contrer des univers, des pratiques et des publics diffrents, qui tous ont pour point commun dtre terriblement humains Lexplicitation, une technique dentretien ? Ah, la bonne blague !!!

    ***************************** Pourquoi ******************************** Cadavres exquis , commis Saint Eble, le dimanche 25 aot 2013, tard dans la soire : par : Anne Battiano, Marine Bonduelle, Nadine Faingold, Sandra Nogry, Frdric Borde, Fa-bien Capelli, Eric Maillard, Denis Mayer, Grald Thvoz Je te propose Si tu le veux bien Dexplorer le monde de Viens, laisse revenir, marche sur leau tranquillement. Elucide et brille damour. Les ambulanciers de lexplicitation ont mis sur orbite le corps fragment dun satellite de laction. Et l prends le temps de goter ce moment. Phnomnologie de la fille du logis Il tait une stagiaire qui allait Saint Eble et portait sur sa tte des graines dans un panier (perc) et elles faisaient rouli roula et elles faisaient rouli roula 3 pas en avant, 3 pas en arrire, 3 pas d1 ct, 3 pas de lautre ct Conscience en acte : quand je fais ce que je fais je ne sais pas tout ce que je fais ni ce que je vais faire pour savoir, dcouvrir tout ce que cette action va me donner Alors aprs tout ce temps, je me retrouve l, comme a, autour de vous, ici et ailleurs pour en arriver l. Une douce dsorientation. Autant de destinations promises par lagence de voyages intrieurs.

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    Phnomnologie de lentretien : le don mutuel du sens Lettre ouverte tous mes A et tous mes B

    Emmanuelle Maitre de Pembroke

    Le vritable voyage de dcouverte ne consiste pas rechercher de nouveaux paysages mais changer de regard. Proust : A la recherche du temps perdu. Lextraordinaire se trouve dans la profondeur de lordinaire. Entrer dans la profondeur dune qualit, cest dj entrer au contact de la profondeur elle-mme. Karl Graf Durkheim Prendre le temps de goter la saveur du vcu. Pierre Vermersch La dcouverte de lentretien dexplicitation fait partie dun chemin qui rassemble tout la fois ma vie de chercheur, ma vie de formatrice charge daccompagner lacquisition de postures professionnelles et ma vie quotidienne. La plupart du temps, lorsque je prends ma plume, cest le chercheur qui crit. La dmarche consiste alors lire les cadres thoriques qui vont tayer mes travaux, les synthtiser, mappuyer dessus pour me servir de bases mon re-cueil de donnes et mon analyse. Je pars avec un but, des cadres, des procdures. Dans ce texte, je change de posture et javance sans filet. Je pars du silence et du vide En-fin ! Ce que je crois vide ! Car le remplissement se fait en avanant et le vide ntait que va-cuit, cest--dire accueil du contenu. Cest tout fait sciemment que je ne me rfre aucune thorie, aucun rfrent, si ce nest mon propre vcu et ma seule exprience de lentretien. Pour ce numro, je dcide de revenir lexprience pure. Quai-je vcu en entretien ? Que se passe-t-il en moi quand je suis A ? Que se passe-t-il quand je suis B ? Ainsi, je maventure sans savoir ce qui va merger. Cette dcision ne se fait pas sans difficults. La premire est celle du temps : prendre le temps pour poser des mots lcrit. Denre si rare, si prcieuse ! Le temps du calme, le temps du silence. A deux, on peut prendre rendez-vous. Seule, il faut prendre rendez-vous avec soi-mme. Mille autres proccupations et autres taches font que ces rendez-vous se dissipent dans la course. Et pourtant ! Que de bonheur dans le ralentissement, le calme, lmergence de la comprhension ! Autre difficult : mettre noir sur blanc des mots qui seront lus, interprts, reus (ou pas). Tellement consciente de leur poids et de leur impact que je prfre souvent conserver le si-lence. En tant que chercheur, on ne se dvoile pas ! Mais si ! Bien sr quon se dvoile puisque la recherche nous renvoie et approfondit ce que nous sommes, comme le travail sur soi de lalchimiste. Plus nous avanons, plus la qute qui nous pousse sclaire, se nourrit. Mais on lcrit rarement ! Ici, jexplore (et donc je partage) ce qui se joue en moi : dvoilement dune pense intime qui ne peut sexprimer que dans la complicit. Cela me plait car jy dcouvre des fonctionne-ments que je nexplicitais pas. Quest-ce qui se joue pour moi dans la rencontre, dans lcoute, dans la comprhension ? Cette soif de la rencontre et ce got de lcoute qui jalon-nent mes choix professionnels et personnels. Enfin, avant toute chose, jose aujourdhui vous confier ce texte en signe de gratitude. Il est une lettre ouverte tous les A et tous les B avec qui jai avanc. Vous tes mes com-pagnons de route. Ma gratitude sexprime en quelques mots : merci pour lcoute, merci pour la patience, merci pour la confiance.

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    Lexprience dtre A (position dinterview) Ta voix est un fil, tnu, fragile et prcieux. Je ne my accroche pas : le lien est l qui remplit lespace qui nous lie. Ta voix me rassemble, menveloppe. Elle ne tient rien, nempite sur rien. Elle est juste un entour, une prsence ras-surante. Le fil de ta voix devient source. Elle contient, runit, claire et me mne sur un chemin fragile do jaillissent des clats, des images, des clarts, des penses, des ressentis. Je suis cette voix comme je suivrais ma voie. Elle est guidance, humilit, recueillement. Ce recueillement et ce respect me touchent profondment. Je penche la tte et je mincline. Jefface tout de mon champ de perception car tout est en moi. Tu disparais de mon horizon et pourtant je ne tai jamais senti aussi prsent, lcoute, en chemin avec moi. Toute incline en moi, toute recentre sur ce que jai vcu, je sens que tu memboites le pas, que tu mets tes mots dans mes mots, tes pas dans mes pas. Ta parole semboite dans ma parole, ton ressenti pouse mon ressenti. Quelle motion de complicit, de compagnonnage, de prsence : plus je suis en moi, plus tu es l. Plus jcoute ce qui est d-pos en ma mmoire, plus je te rencontre. Intriorit et recentrage renforcent le lien. Jai tant rv de cette coute, jai tant attendu cet change ! Alors javance. Car plus javance, plus je dcouvre. Plus je mmerveille, plus tu me suis. Et dans ta grande gnrosit, tu me pousses explorer encore. Tu es l et pourtant je suis seule : seule dans mon souvenir, seule dans ce que je vis, je vois, je sens. Je suis seule et pourtant tu es l : ma pense tient ta voix comme le prcieux fil dAriane, sans rien saisir, juste en suivant son mouvement. Non ! Je ne tiens rien : jadhre ! Jpouse le rythme, le flux et cultive cette prsence chre. Jai dj connu cette fluidit. Dans lakido : quand le mouvement, le geste et le rythme par-faits relient dans une communion. Mon mouvement nait de toi et ton mouvement vient de moi. Aucun ne guide lautre : tout nest qucoute partage : tu coutes mes mots quand jcoute mes sens. Certains de tes mots ouvrent de nouveaux chemins. Sans empressement, dans la lenteur, je prends le temps de choisir, de dcider celui que je vais parcourir. Lun aprs lautre sans rien brusquer, sure douvrir les portes de chacun. Aucune autorit : le savoir est en moi. A chacune de tes propositions, je sais ce que je prends ou ne prends pas. Quelque chose en moi sait o je dois aller. Pour cela, je mincline encore et je lve mon bras. Je fais signe de ralentir, dattendre, pour explorer encore. Parfois jattends plus de silence pour laisser remonter tout ce que dit linstant. Parfois jai besoin de tes mots qui me proposent des voies encore inaperues. Mon geste est tonnamment dtermin : il arrte, demande de ralentir : trop de richesses dire pour risquer de les perdre. Aucune peur de te lasser : tu suis mon propre cheminement et le temps ne compte pas pour toi. De lexploration dun moment vcu Avec toi, jai peru des moments dune telle richesse ! Javais vu la mer, mais je navais pas vu les mille clats qui frisaient sur les vagues. Je navais pas vu les tincelles qui explosaient chaque millime de seconde. Javais vu la plage, mais je navais pas vu les miroirs argents qui rassemblaient le ciel et la terre. Javais vu limmensit, mais je navais pas senti ce quelle ouvrait en moi. Javais oubli lespace vierge, les traces poses dans le sable, les clapotis des pas, les rires partags, les mains chaudes dposes dans mes paumes, lavance dans la mme direction, les regards vers

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    le mme horizon parfois accrochs par le vol dun oiseau, le bercement de la houle, le rythme du souffle de la mer, la soudainet et la fraicheur dun cri de mouette, et surtout : le sens de cette avance dans un espace vivant et pur. De la banalit dune prise de dcision devant un panneau de mtro Avec toi, jai dcouvert la richesse dune seconde. Il sest dit tant de choses en moi lespace dune dcision. Seule dans la cohue, ma dcision menracine dans un isolement total le temps dune fraction. Isolement qui nest pas coupure mais recentration. Dcider dun trajet, per-plexe de la densit de la foule devant un panneau bleu. Des milliers de personnes, ma pr-sence bouscule et ta voix qui explore ce moment. Je la suis comme une dcouverte. Il ny a que moi et les lettres blanches dtaches sur le bleu du panneau. Et tant de choses convo-ques ! Ta voix me guide voir et mon regard se resserre de la foule ces quelques lettres blanches. Ta voix mincite lire. Et mapparait chacune de mes penses. Elles se droulent comme des perles sur un fil. Entre chacune, jaillissent les images, les liens, le sens qui les re-lie. Le fil de ma pense devient prcis, ordonn. Chaque alternative est pose. Chacune est trs claire. Et puis, soudain, chaque proposition prend un poids, une force spcifique. A chaque alterna-tive, une nergie diffrente ! En moi, je sens comment sopre mon choix. Et tu me guides encore ! O se passe le ressenti de ce choix ? Quest-ce qui en moi mesure la pondration de chaque alternative et quelle partie de mon corps sait ? Je ne mesure pas la moins forte : je me-sure celle dont lnergie prend le dessus. Jy perois un moteur, un lan qui me pousse en avant. Quelle que soit lpaisseur de la foule, cette nergie peut la fendre avec facilit. Rien ne peut marrter ! Cette force dplacerait des montagnes ! Je sais que je dois prendre cette voie et je sais que rien ne sy oppose. Et ta voix douce, recueillie : Do vient cette nergie ? Je doute un instant de pouvoir rpondre. Puis je la localise, la situe, la mesure : O sont mes points dappui ? Quels axes se dploient ? A quels niveaux de perception sancre la dcision ? Et je la reconnais. Cette nergie si souvent convoque ! Me reviennent les moments du pass o je lai rencontre. Elle mtait parvenue dans des moments plus lourds, plus graves, plus vitaux. Et voil quelle est l, prsente dans la banalit !!!!! Grace toi je sais ce qui se joue lespace dune seconde et ce qui sait en moi ! Lexprience dtre B (position dintervieweur) Venir toi est dj une joie. La certitude dune rencontre. Linstallation dune centration, dun calme. La conscience de ce qui se donne dans le recueillement. Un espace intrieur souvre : lattente dun change. Dans cet espace, sinstallent la lenteur, la finesse, la con-fiance, la patience. Je sens que je me pose et un accueil en moi ouvre les portes dune sensibi-lit qui mest devenue douce. Avec toi, je me prpare physiquement : je te sens droite, souple et confortable. En moi, jadopte cette posture qui me parle dquilibre, daisance et douverture. Lieu o le souffle peut ralentir, se poser sur chaque mot, en mesurer le sens, le poids, la justesse. Silence, sourire, communion Comment poser mes mots sans rien briser ? Je nose peine ! Je savoure linstant ! Les dire doucement dans des notes de demi-ton. La phrase douverture qui propose la lenteur. Et taccompagner dans cette ouverture au vcu qui se dploie, sans plus de contrainte ni de temps ni despace. Tu droules le fil et, avec toi, je vois les lieux, les enjeux, chacun de tes actes. Parfois, je tarrte pour mieux voir chaque dplacement, chaque geste : leur origine, leur lien avec le prcdent, leur sens, leur orientation, leur ampleur, leur force, leur ancrage.

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    Je te regarde et je perois lanimation de ton visage, lclat de tes yeux, les couleurs de tes joues, les mouvements qui parcourent ton corps. Lnergie qui se dit dans ta posture et dans tes mains me parle tout particulirement. Tout en te regardant, je vois le lieu et laction dont tu parles. Je sais que les images que je cre ne sont pas celles de ton propre vcu. Mais je mapproche en tentant dtre au plus prs du sens. Les dplier, les fragmenter, les zoomer dans lespace et le temps. Je tente de suivre tes pas, de voir ce que tu vois. Telle une camra, je vise la fidlit, le net, le dtail prcis. Le ra-lenti donne une densit : le poids mouvant de linstant. Chaque dtail a son sens, sa force, sa richesse dinformations. Si je saisis chacun de tes mots pour me reprsenter finement les images voques, je sais que certains mots ont une ampleur, un relief, qui les font ressortir. Ils ont une rsonnance par rap-port ta demande initiale. Est-ce le timbre ? Est-ce le sens ? Est-ce leur congruence avec les gestes qui les accompagnent ? Ils sonnent fort mon oreille et un petit signal me dit de les saisir. Les accueillir, les explorer, faire surgir le lien qui les unit, tinterroger encore. Parfois, le fil du sens est si fort que rien ne doit le rompre. La structure et la trame prdominent et je tiens cette cohrence qui structure ta pense. Alors, pour ne rien couper, je garde ces petits mots de toi dans un coin de ma tte, comme des petites boites trsor ranges sur le ct, que jirai ouvrir une une avec toi. Je ne les oublie pas : je vais y retourner ! Ces petits mots me permettront de faire des pas en arrire, de revenir sur une fraction de seconde pour y puiser encore du sens. Maintenant que le droul est complet, je te demande de choisir le moment : celui qui timporte, celui qui fera sens, en lien avec ce que tu cherches. Et nous voici revenus dans les secondes o tout se joue pour toi. Deux prsences se jouent en moi : tout la fois, je te suis en dpliant en moi les images que tes mots me dcrivent et construisant le sens qui merge. Tout la fois je suis totalement pr-sente dans mon regard vers toi qui saisit chaque dtail de ton visage. Ne pas te lcher des yeux pour saisir o se joue lessentiel. Tes gestes, tes mouvements, ton visage, tes expres-sions, tes yeux, la couleur de ta peau guident mes mots. Plus je me centre sur toi, sur tes gestes et tes mots, plus je me pose en moi dans une sorte dacuit faite de comprhension : conscience accrue aux sens et au sens. Toute en moi et toute avec toi ? Quels sont donc ces deux lieux o sinstalle la rencontre ? Non il ny a plus de lieu, il y a un lien. Comme un espace qui se cre et qui nous relie. Plus je me centre sur lcoute, plus je me rapproche de toi. Quelque chose en moi sest dplace et mon centre a boug. Tout en menracinant dans la concentration, la prcision et lattention, mon centre est la fois plus prsent et plus prs de toi. Ce mystre que je nlucide pas r-sonne de mots tels que communion, empathie et joie. De toutes ces expriences, me reste le bonheur du partage : la qute du sens ensemble. Et dans mon quotidien, demeure le got de linstant : sa densit, son paisseur. Enfin, un autre rapport au temps : quand la prsence au pass devient prsence au prsent.

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    De lexplicitation ou de la formation en acte : sous linfluence de la phychophnomnologie

    Sylvie Morais

    Esse Morais Dans la lumire du passeur (original en couleur).

    Lorsque je me suis engage en psychophnomnologie, jai tout de suite compris quelle

    maiderait me former. Peut-tre parce que je la rencontrais un moment de ma vie o jtais en pleine priode de changement, mais il y avait autre chose. Je connais bien la ph-nomnologie philosophique et je travaille depuis plusieurs annes avec une approche phno-mnologique. Mais je dcouvrais ce qui en tait concrtement que de faire de la phnomno-logie. Avec elle japprenais tre autrement : jtais beaucoup plus prsente aux situations qui me sont donnes de vivre et en mme temps jtais plus distante par rapport elles. La psychophnomnologie minvitait prendre de la distance par rapport mon vcu tout en dveloppant ma capacit apprendre de lui. Cest pourquoi je regarde toujours du ct de lducation. Il y a dun ct lurgence des questions de lapprentissage exprientiel qui se po-sent et de lautre toute la responsabilit dducation quelles ncessitent. travers mes re-cherches, cest rduire cet cart que je veux travailler. Comme pour la peinture, que je pratique depuis plus de 25 ans, je suis convaincue que la psychophnomnologie partage avec lartistique une formativit intrinsque, quen dveloppant nos capacits prendre de la distance par rapport nous-mmes, nous dveloppons nos capacits nous former. Sylvie Morais, stage dexplicitation II, juillet 2013, St-Ebl.

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    Dans la lumire du passeur

    Luvre de Pierre Vermersch ma beaucoup appris propos de la pratique de la phnom-nologie. Par ailleurs, cet auteur est un des rares spcialistes capable de lier la fois diffrents domaines de savoirs sous un regard pluridisciplinaire et de mettre en relation des chercheurs et des praticiens issus de diffrentes disciplines et de domaines tout aussi diffrents. Cest en tenant compte de sa contribution en psychophnomnologie que jai pu dvelopper une con-ception dun accompagnement formatif bien fonde, une relation pdagogique psychophno-mnologique, qui serait ajuste la spcificit ducative pense comme une Bildung (lexprience comme transformation de soi). Autrement dit mes recherches sur lapprentissage exprientiel2 ont prospr dune part parce quelles ont puis dans un sol irri-gu de philosophie, de psychologie, dart et de pratiques de formation et dautre part parce quelles ont trouv au cur de lentretien dexplicitation3 initi par Pierre Vermersch, une pratique concrte qui donne penser les conditions dune relation pdagogique formative, cest--dire une relation qui sinscrit dans la dynamique dune formation mise en acte.

    Ma contribution traitera donc du recours lentretien dexplicitation comme dune mise en

    acte de la formation de soi. Pour en parler, je voudrais dabord faire brivement mon parcours biographique, de faon montrer comment jen suis venue dvelopper les conditions de possibilit de la formation de soi, pour en venir tmoigner de ce qui fonde la relation de lexplicitation la formation mise en acte. Je voudrais surtout montrer comment lentretien dexplicitation ouvre des perspectives prometteuses, voire novatrices, dans le domaine de lducation parce quen accordant un rle central lexprience consciente et subjective, merge des propositions nouvelles dans la conduite de lenseignement. Elle installe une rela-tion pdagogique bienveillante et attentive en tenant compte de lapprenant et des conditions de possibilits de sa formation, ces conditions selon lesquelles le soi peut se donner une forme. De lexprience aux conditions de possibilits de la formation de soi en contexte dapprentissage Lorsque jai commenc mintresser lexprience et son impact sur la formation de la personne, jenseignais les arts plastiques et en mme temps jtais engage dans une pratique artistique personnelle. Plus je prenais conscience de la pratique artistique vcue en milieu scolaire, plus je ressentais un cart avec celle que je connaissais et pratiquais dans ma vie. Il me semblait que la dimension scolaire prenait le dessus sur la dimension artistique, de telle sorte que la pratique artistique vcue lcole perdait sa dimension formative, du moins tel que je pouvais la vivre. Plus tard, je me suis penche sur ma pratique artistique pour dvoiler comment, travers elle, japprenais de mon exprience4. Cest--dire comment, en faisant de la peinture, jarrivais transformer mes expriences, mon sentiment, mon vcu en conscience. Et cest en prenant du recul sur ce qui mtait donn de vivre, que je changeais ma faon de voir et par voie de consquence japprenais me former, me transformer. Mais lcole, les choses se passaient tout autrement. Nous tions tellement focaliss sur les contenus denseignement, que je navais pas limpression que mes lves vivaient une exprience par- 2 Je fais ici rfrence la notion dexperiential learning, qui contient de faon large toute dmarche dapprentissage ou de formation qui place lexprience humaine en son centre (formation de soi, conscience de soi, dveloppement personnel, construction de soi, de reconnaissance des acquis, savoirs dexprience, changement humain et social, et plus souvent en France nomm formation exprientielle ou auto formation) 3 Vermersch, P. (2003). Lentretien dexplicitation. FR : ESF 4 Morais, S. (1999). Une rupture de discours entre lartiste et le pdagogue : une exprience esthtique compromise? Mmoire de matrise, Universit du Qubec Rimouski.

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    ticulirement significative. Je ne voyais pas comment dailleurs cette pratique scolaire aurait pu avoir un impact sur la personne et sinscrire dune manire formative dans leur parcours de vie. Il me semblait bien au contraire que la pratique artistique vcue lcole risquait de com-promettre5 la possibilit dune formation de soi, que je lie ici la notion dapprentissage exprientiel.

    D'ailleurs, il fallait se rendre lvidence, toutes les pratiques artistiques ne sont pas ga-lement formatives. Les bienfaits dune pratique artistique pour le dveloppement de la per-sonne ne coulent pas de source. En effet, il ne suffit pas de vivre une pratique artistique ni mme de participer une dmarche de cration et plus est dans un contexte scolaire, pour que la formation suive. Quest-ce que je devais faire comme enseignante pour que la pratique ar-tistique vcue lcole puisse devenir vritablement formative pour celui qui sy emploie? Quels projets valoriser, quelle stratgie adopter, quelle relation pdagogique entretenir, quelle dynamique mettre en place pour quau bout du compte la personne puisse se former elle-mme, pour quelle puisse se construire, construire son monde, structurer son identit, dve-lopper ses comptences? Comment mest-il possible comme enseignante, de rpondre au projet formation exprientielle tel quil est officiellement annonc dans mes programmes denseignement? En exerant tour tour les mtiers d'enseignante, de formateur d'adultes et de plasticienne la question est rcurrente : Quelle est mon rle en tant que professionnel de lducation par rapport ce savoir se former ncessaire celui qui apprend de son exp-rience?

    mon avis, la difficult majeure qui se pose actuellement dans les sciences de lducation, nest pas de reconnatre la place et limportance de lexprience dans le dveloppement global de la personne et la formation de soi, mais cest justement de renoncer en prendre la responsabilit. On revendique les valeurs formatives de nos disciplines denseignement sans savoir exactement comment ni quelles conditions, cette formation est possible pour la personne. On reconnat presque gnralement quune pratique artistique est formative ou quun problme de mathmatiques dve-loppe lesprit scientifique sans se soucier de la mise en acte de cette formation chez celui qui y prend part. On oublie que la formation ne va pas de soi, quil ne suffit pas de faire un problme de math ou de faire un dessin pour que la formation suive. On ignore dans quelle mesure une activit, quelles conditions une exprience peut de-venir vritablement formatrice pour celui qui s'y emploie.

    Jallais donc faire de la recherche et moccuper de lexprience dans la formation de soi. Je chercherai comprendre comment et quelles conditions, en contexte dapprentissage, la personne se forme depuis son exprience. Pour y travailler, il ma sembl ncessaire den passer par une phnomnologie. Il fallait faire de la formation de soi une exprience, de faon rendre intelligibles, les conditions dun lapprentissage exprientiel en contexte scolaire.

    Lunit de mes recherches doit beaucoup lapproche phnomnologique, que je dploie en tentant dexercer une rflexivit constante sur sa mthodologie. Dj la matrise en du-cation jtais attire, voire, jtais sduite par cette approche. Mais cest le plaisir de travailler depuis une exprience humaine qui ma convaincue de faire de la phnomnologie. Mais... je ne suis pas philosophe et je nai pas de formation en philosophie. Et jtais loin de me douter des mandres dans lesquels je mengageais, lire des textes ardus, tenter de mapproprier les concepts de cette philosophie, pourtant combien fconde pour nos recherches en duca-tion.

    Initie une approche dite de phnomnologie scientifique (Giorgi, Max Van Manen) is-

    sue de courants nord-amricains, lorsque jarrive en France je dcouvre en mme temps une 5 Op. Cit. Morais, S. (1999).

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    phnomnologie concrte (P. Vermersch, N. Depraz, F. Varela). Cette dcouverte fut impor-tante pour moi plus dun titre.

    Dabord parce quelle mamne interroger lexprience du comment . Comme cher-cheur, je me suis donc fait marcheur-phnomnologue6 pour accompagner des cochercheurs dans leurs dmarches de formation exprientielle. Jai suivi en dtail leurs prgrinations, jai t attentive et prsente la manire dont ils se forment. Jai demand comment ils se rali-saient eux-mmes /par/ travers leurs apprentissages. chaque fois, jai entendu l'exprience vcue comme tant celle du cochercheur selon son propre point de vue.

    Ensuite parce que la dimension pratique de la phnomnologie mautorisait mengager dans la description. Jai donc ralis mes descriptions depuis mes donnes issues des entre-tiens dexplicitation. Pour comprendre (et analyser) je me suis appuye sur notre champ de prsence au monde, 7 c'est--dire jai port une attention particulire aux dimensions les plus corporelles de lexprience, la sensibilit de lengagement, les rapports entretenus avec lespace, la spatialit, les rapports aux autres, les relations, ainsi que sa temporalit, ses pro-cessus historiques. Jai mme considr cette autre chose, peut-tre un peu plus obscure, et que nous nommons laltrit.

    Enfin, la phnomnologie maura permis de comprendre mieux ce quest lexprience dans la formation de soi. Jai appris notamment que :

    Dans la formation de soi, lexprience est humaine La formation de soi correspond

    lacte de se donner soi-mme une forme. Lexprience y joue un rle central. On se forme essentiellement par lexprience, ne serait-ce que parce que nous sommes pour la majorit de notre temps en situation de vie. Mais souvent, on ajoute le prfixe trans la formation de soi, parce quil sagit bien dun processus. La formation de soi est une transformation continuelle de nos expriences vcues, par lengrenage de nos expriences les unes sur les autres, selon un principe de continuit dexpriences8. Mais cest certainement la Bildung allemande qui nous aura donn le plus beau modle de cette formation, comme de la vie en devenir, par une suite toujours inacheve dexpriences en transformation.

    et lerreur aussi. Des choses, il nous en arrive jour et nuit 9, mais il ne suffit pas qu'il

    nous arrive quelque chose pour parler dexprience. Lexprience nest pas ce qui est donn de vivre spontanment dans le quotidien de lexistence, mais ce que je vis travers de ce que je vis. En effet selon Merleau-Ponty il y a lieu de distinguer le fait que nous vivons quelque chose et ce que nous vivons travers elle10. Bien qu'elle se rfre au vcu, la vie spontane, lexprience renvoie la conscience : faire une exprience est un acte rflexif qui active le mouvement de notre conscience qui se forme par la comprhension de lexprience vcue11. De l, on ne peut plus dire, comme une vidence un peu trompeuse, que la vie est pleine denseignement, mais cest lacte selon lequel je donne du sens un vcu, qui me forme. Dans cet ordre dide, Philippe Meirieu dira : il n'y a pas de formation sans autoformation12. Cest quon ne peut pas sparer la formation, de lacte de celui qui se forme. Autrement dit, nous ne sommes pas forms parce que nous avons de lexprience, mais cest parce que nous sommes capables de faire des expriences que nous sommes capables dapprendre et de nous 6 Morais, S. (2012). Lexprience de lartistique comme pratique de soi en formation. Thse de doctorat. Paris13/nord 7 Merleau Ponty dsigne notre champ de prsence comme la source du sens de nos expriences. Y sont associs les existentiaux : corporit, spatialit, relationalit, temporalit. Merleau-Ponty, M. (1964) Le visible et linvisible. Paris, FR : Gallimard. Bernard Honor conoit la formativit comme un existential : Lhomme existe en formation. Honor, B. (1992). Vers loeuvre de formation. Louverture lexistence. FR : Lharmattan. 8 Dewey, J. (1968). Exprience et ducation. Paris, FR : Armand Collin. 9 Merleau Ponty, M. (1975). Les sciences de lhomme et la phnomnologie. Paris. FR : CDU 10 Op. cit. Merleau Ponty 1975, p.18 11 Galvani, P. (1991). Qute de sens et formation. FR : LHarmattan. 12 Meirieu, P. (1999). Faut-il avoir peur de lautoformation? Les cahiers pdagogiques. Numro spcial : 370

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    former. La formation de soi est donc un processus qui porte lexprience en son centre : Lorsque je

    porte ma conscience les donnes de mon exprience et que je leur donne un sens, japprends, je me forme et me transforme dans le sens du devenir de ltre.13 Un processus que relve exclusivement de la volont ou de la motivation de la personne recueillir des v-cus concrets pour les rendre intelligibles et les transformer en exprience de connaissance aussi bien quen exprience de vie. Ce concept raffin dexprience serait donc ce que lon apprend et ce que lon devient travers et partir de ce qui nous arrive14 . Il pourrait se dfi-nir comme un acte volontaire de rflchissement dun vcu singulier, qui peut, selon certaines conditions, agir sur la formation, la transformation de la personne. Mais je prfre et de loin laisser Michel Serres la dfinition de lexprience :

    La sagesse multimillnaire des langues grco-latines a form ce mot d'exp-

    rience au moyen de deux prpositions : ex, qui signifie le dpart, volontaire ou forc, hors du milieu usuel ou initial, et per, qui dcrit le voyage travers un Nouveau Monde, tout autre. Ce double mouvement, d'arrachement et d'tranget, dans l'errance et la prgrination, implique des risques physiques, donc de mort et de bannissement social et politique, ce pourquoi le terme d'exprience avoisine celui de pril et y trouve une racine. 15

    Donc, dans le contexte de ma recherche de doctorat16, les expriences vcues de mes co-

    chercheurs mont offert la rfrence partir de laquelle le processus de formation de soi a trouv ses conditions de possibilit.

    Dans la formation de soi, lexprience

    1. Lexprience est singulire, je suis mon exprience. Chacun dentre nous est un tre sin-gulier dot dune identit que lon appelle soi. Cest cette essence singulire, ce noyau intime, le soi, que la formation cherche mettre jour. Faire une exprience cest tendre vers ce lieu de rencontre unique entre une personne et le concret de ce qui lui arrive. Ce que nous perce-vons dans notre vcu singulier se rfre dautres ralits, dautres expriences qui sont aussi les ntres, et que nous recevons travers ce que nous sommes, avec notre histoire, notre culture, notre pass, notre dveloppement personnel, nos connaissances. Faire une exp-rience est formatif la condition qu vivant singulier17 sinscrive dans la volont et lespoir de se former.

    2. Lexprience est sensible, elle concerne tout ltre dans sa forme. Elle est corpo-relle. La formation de soi met en cause la globalit de la personne, tout ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, en tant quhumaine personne. Le soi en forma-tion est ontologique. Il sactive dans la confiance et le renoncement, un recueillement introspectif o est pris en compte tout de ltre en tant qutre. De son vcu comme de ses apprentissages, selon ses diffrents aspects : cognitifs, affectifs, axiologiques (ses valeurs), ses comportements. Faire une exprience est formatif la condi-tion doprer dans le recueillement un retour sensible soi.

    3 Lexprience est spatiale, elle procde du dehors vers le dedans. La formation de soi con-siste construire sa propre forme depuis son espace intrieur. Cela suppose, de la part de celui

    13 [Traduction libre] Van Manen, M. (1990). Researching lived experience. Human science for an action sensitive pedagogy. CA : The Althouse Press. 14 Op. cit. Merleau Ponty 1975, p.18 15 Serres M. (1995). loge de la philosophie en langue franaise. Paris : Fayard, p. 25. 16 Op, cit. Morais, S. (2012) 17 Jemprunte lexpression Michel Serres. Serres, M. (2012). Petite poucette. Paris : Le pommier.

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    qui se forme, de se situer dans louverture des possibles qui constituent son moi intrieur et de faire apparatre et dexpliciter en lui ses motivations profondes. Le soi qui se forme est donc rflchi, incarn et crateur, capable de saisir dans son espace intrieur ses formes possibles et les transformer par une force cratrice de formes nouvelles. Faire une exprience est forma-tif la condition de se donner lieu dtre dans la libert crative des possibles de soi.

    4. Lexprience est temporelle, avec elle le soi reprend son temps. La formation de soi est conditionnelle au projet de soi qui oriente vers certaines expriences et non dautres, accor-dant ainsi lexprience son intentionnalit. Elle est suivie par la rflexion qui donne sens au vcu de faon souvrir aux expriences futures. La circulation de nos expriences dans notre temporalit formative sactive en boucle comme dans une srie dexpriences qui sajoutent en couches successives. Elle donne penser quen notre temps sensible nous prenons de lpaisseur, comme dans un processus de maturation. Faire une exprience est formatif la condition de saccorder au rythme de son temps sensible.

    5. Lexprience est distancie, cest dire que le soi prend du recul. Faire une exp-rience avec quoi que ce soit [une chose, la parole, un problme de maths, une philo-sophie] cela veut dire le laisser venir sur nous, qu'il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. 18 Faire une exprience signifie que nous ne sommes pas les seuls oprateurs de l'exprience. Il y a bien un moment de la forma-tion o nous sommes positionns de faon laisser venir ce qui nous forme. Accueil-lir ce qui nous atteint dans labandon et se laisser transformer : dans la formation nous sommes traverss par laltrit. Faire une exprience est formatif la condition de savoir accueillir dans labandon lAutre qui se donne

    6. Lexprience est relationnelle, on ne se forme pas seul. Lex de lexprience fait sortir de soi et oriente vers lautre. La situation de formation de soi seffectue dans un rapport avec un autre, dans un moment de partage sensible o le vcu se donne et se transforme en exprience humaine avec lautre. Faire une exprience est fond sur un rapport intersubjectif. Partager ce que je vis prend une forme humaine lorsque lautre me reconnat humain dans cette forme. Si la relation intersubjective est conditionnelle la formation de soi, cette sensibilit partage en est lessence. Faire une exprience est formateur la condition de se partager dans la sensibilit avec un autre.

    7. Lexprience est individue, elle a besoin dtre raconte. Dans la formation de soi, faire une exprience depuis un vcu singulier et lexpliciter se poursuit littralement dans lhistoire que nous allons en raconter. Toute la question biographique se pose ici au terme de lexprience, savoir que celle-ci ne devient vritablement formatrice quau moment o je la raconte. Lorsque je la mets dans un ordre narratif. Non seulement raconter permet dintgrer les lments lexprience dans le cheminement personnel, mais je deviens lui-mme sujet en se racontant. Ce que je raconte ne se limite donc pas rapporter des faits, mais constitue concrtement lacte de se construire. Raconter est la condition essentielle pour quun vcu ex-plicit puisse enfin me former, me transformer. Faire une exprience est formateur la condition de savoir se faire soi-mme en advenir dans une histoire de formation.

    Je pense (bien humblement) avoir particip (un peu) une comprhension intrieure de la formation de soi par lexprience. Incomplte et inacheve jen conviendrai, cette description montre clairement en tout cas que se former par lexprience ne va pas de soi. Que lexprience nest formative qu la mesure de certaines conditions. Ces conditions formatives de lexprience que jai tent de dvelopper le plus brivement possible (!) pourront enfin tre rinvesties en enseignement. Cest--dire que lenseignant pourra se les approprier de faon dvelopper de nouvelles stratgies qui favoriseront lapprentissage exprientiel en contexte scolaire. Cest gnial. Tout va bien. Nous sommes en dcembre 2012, je soutiens ma thse et ma foi je reois un trs bel accueil. 18 Heidegger, M. (1959). Acheminement vers la parole. FR : Gallimard. p.143.

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    Et puis je retourne dans ma classe. Et l, me semble-t-il, les choses ne sont pas si simples ni faciles. Ntait-il pas un peu naf de croire que lenseignant ou le futur enseignant navait qu sapproprier et intgrer les conditions formatives de lexprience pour les transformer en stratgies pdagogiques? Jaccuse un peu le coup, j'avoue. Et puis il y a autre chose. Un commentaire dun de mes cochercheurs : Je me suis forme parce que tu mas invite le faire. En aucun moment je nai interrog limpact que jai pu avoir moi, comme chercheur dans la formation de mes cochercheurs. Est-ce que javais induit la formation? Parce que l sil y a eu induction, la raison scientifique perd la raison! Je porte quelque chose comme une zone dombre. Lentretien dexplicitation ou lexprience mise en acte dans la formation Cest dans cet tat, disons un peu conceptuel de celle qui vient de soutenir une thse, accom-pagne de ses zones dombre, que je me pointe St-Ebl, une belle journe de juillet.19 Je voudrais maintenant en venir exprimer comment jai vcu ce stage dentretien dexplicitation dans son rapport la formation de soi. Do il a tir sa puissance, son effi-cience formative, quel rapport je fais entre entretien dexplicitation et capacit de se for-mer soi-mme. Je voudrais raconter comment ce stage a rpondu aux conditions de ma for-mation.

    Lorsque je me suis engage en psychophnomnologie, jai tout de suite compris quelle

    pouvait maider me former. Ds les premiers instants du stage, au tout dbut du tout premier entretien, lorsque je me

    suis trouve dans la posture de lapprenant 20 jai senti que la psychophnomnologie pouvait maider me former. En acceptant de mengager dans lexplicitation, je le savais. Je le sen-tais. Je savais quelle avait le pouvoir de me former et jen avais aussi la volont. Pouvoir et volont cheminaient ensemble, je le savais parce je le voulais et inversement. Jtais littra-lement dans un espoir de formation. Au tout premier moment du Je te propose si tu le veux bien , avec un sentiment contradictoire de joie et dapprhension, jacceptais dy aller. Et je me lanais. La mtaphore est significative. Se lancer de tout son corps comme lorsquon se jette leau. Je me lanais entire, avec tout ce que je suis. Je risquais ce que je suis. Jacceptais de me brasser la cage 21. Je prenais le risque de ce que je connais aussi. Je me mettais en mouvement. Consciente du processus, jarrivais assez facilement suspendre ce quotidien, me tenir suspendue, en rupture au regard du droulement ordinaire des choses de la vie et me situer autrement. Je quittais le monde des regards, celui des jugements extrieurs et je me tournais vers lespace du dedans. Je me retournais. Je me dtournais. Compltement dtache de ce moi, distante. Jy arrivais, ctait facile. Je connais cette situation de retour soi pour lavoir vcue plusieurs reprises travers la peinture. Lorsquun un moment tout chappe et pourtant cette impression dy tre vraiment, avec un maximum dattention dans une fine prsence avec la ralit. Concrtement, je my voyais. Je quittais, je glissais. Je me laissais glisser. Jy laissais aller tout ce que je suis, je my abandonnais et progressivement je sentais la conversion. Si tu veux bien prendre le temps et je reprenais mon temps. Le temps perdait le sens des horloges. Jy allais mon rythme, au rythme du cur qui bat. Lors-que que lon me demandait de laisser revenir un moment un espace vide me venait. Un contenant. Un vide. Un passage par le vide. Et le mot apparatre, tout de suite, je me disais quelque chose peut apparatre. Et je regardais le vide. Jtais tranquille, jattendais. Je ntais

    19 Stage dexplicitation II, St-Ebl, juillet 2013. 20 Je me suis permis de nommer lapprenant celui qui dans lentretien a la posture du A (celui qui est accompagn). Plus loin je nommerai passeur le B (celui qui mne lentretien). 21 Une jolie expression qubcoise qui fait rfrence la cage thoracique et qui signifie que tout son corps est secou.

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    pas inquite cela ne me posait pas de problme dattendre, en ralit il tait calme ce vide. Et jy restais. Et puis venaient des images, des situations du jour, une, et puis une autre, je ne my accrochais pas, elles ne me concernaient pas. Pas encore. Ctait bien de moi quil sagissait. Mais je laissais, je laissais venir. Je lchais prise et je le sentais. Et puis venait ce moment plus fort que les autres. Celui qui me semblait plus important travailler, il me venait comme une vidence et je laccueillais. De tout lentretien, je tentais de le traverser ; de le d-rouler, de le nommer, de lui donner forme et sens. Et les choses se faisaient. Jprouvais mon exprience au sens dHeidegger, ce qui ne veut pas dire une preuve au sens pathologique du terme, mais ce qui nous atteint de toute part. Je faisais lexprience de la phnomnologie. Jacceptais de passer travers, de la traverser de bout en bout et d'accueillir ce qui matteint. Jesprais que mon exprience de la phnomnologie me rende autre.

    Peut-tre parce que je la rencontrais un moment de ma vie o jtais en priode de

    changement. Cest vrai qu la suite de ma thse jen tais dans une phase de d/pression. Non pas que

    jtais dpressive, mais la pression venait littralement de tomber. Aprs quelques annes de recherche et le climat thorique qui laccompagne, surtout les derniers temps, de jour en jour, dheure en heure, 18 heures par jour Bref dun coup javais du mal reprendre le cours. me remettre sur mon parcours. Du mal me poser, me retrouver moi-mme dans/ travers dautres vises. Et puis dans ma classe, je supportais avec un peu damertume que rien navait chang. Je pensais pouvoir rpondre pdagogiquement la demande de formation exprien-tielle, je me croyais capable de rpondre aux exigences, aux conditions de formativit de la personne. Mais je ny arrivais pas. dfaut de rduire cette formation un apprentissage pu-rement didactique, il mtait extrmement difficile de traduire en termes de stratgies pdago-giques, lapprentissage exprientiel. De plus, jtais dans une dmarche de bilan personnel, une volont de consolider les acquis comme il peut nous arriver parfois, lorsque nous sommes accompagns dun invitable besoin de changement. Bref, javais fait le projet de retourner chez moi, au Qubec. Dans ces conditions, jtais compltement ouverte tout point de vue et parfaitement disponible, pour ce stage dexplicitation.

    Mais il y avait autre chose. Je connais bien la phnomnologie philosophique et je tra-

    vaille depuis plusieurs annes avec une approche phnomnologique. Mais je dcouvrais ce qui en tait concrtement que de faire de la phnomnologie.

    Avec une comprhension thorique de la phnomnologie, ctait un plaisir de sentir ce qui se dployait concrtement devant moi. De la ressentir. Littralement par les sens. Je me rap-pelle avoir cit Merleau-Ponty : on ne peut pas parler de phnomnologie sans en faire22. Mme ces mots-l prenaient du sens pour moi. Je touchais ce qui distingue prcisment faire une exprience et avoir de lexprience. Je peux dire que javais lexprience de la ph-nomnologie, puisque je la connaissais bien thoriquement et techniquement. Je la possdais, disons de faon passive (cognitive?). Mais je ne lavais pas vcue. Ce qui ma particulire-ment touche cest justement le fait de la vivre. Nous pourrions dire quavoir de lexprience cest laccumulation de tout ce que nous pouvons savoir sur quelque chose et cest aussi laccumulation dun certain savoir-faire. Mais faire une exprience cest la fois prendre connaissance de quelque chose et prendre conscience de soi. Lorsque je fais une exprience je comprends de l intrieur et en mme temps je mets en branle mon volution personnelle. Dans le faire une exprience il y a un moi en dplacement : je me forme, me transforme, de-viens autre. Jen reviens donc (encore!) Heidegger. Connatre la phnomnologie ne me rendait pas capable de philosopher. Mais en faire lexprience, ce stage dexplicitation,

    22 Merleau-Ponty, M. (1945) Phnomnologie de la perception. Paris, FR : Gallimard

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    ctait la fois la comprendre et se laisser transformer par elle. Si je veux apprendre quelque chose de la phnomnologie, et de tout autre chose par ailleurs (dun problme de maths, dun voyage, de lart) il faudra certainement en faire lexprience.

    Avec elle japprenais tre autrement : jtais beaucoup plus prsente aux situations qui

    me sont donnes de vivre et en mme temps jtais plus distante par rapport elles. La psy-chophnomnologie minvitait prendre de la distance par rapport mon vcu tout en dve-loppant ma capacit apprendre de mon exprience.

    Toujours au dbut du tout premier entretien, lorsque jtais dans la posture de lapprenant, jai t saisie, subjugue, je crois, par la prsence du passeur. Je ne me doutais pas de lespace quil pouvait occuper. Depuis lamorce et tout au long de lentretien, je sentais sa prsence. Et son attention. Dans mon monde intrieur, il tait prsent et je le voyais.23 Je voyais sa tte, je voyais sa main, prcisment. Je voyais aussi ce qui se dgageait de lui. Tout ce qui est contenu dans son attention, je le voyais comme rifi dans un mlange de puissance et dinclination. Et puis le rythme de sa voix, et puis ses mots et ses intonations, ses respira-tions, son souffle, tout y tait en mme temps, parfaitement accord mon rythme. Saccorder oui, comme dans une sorte de musicalit partage. Une symphonie? Voil peut-tre la signifi-cation de sentendre avec quelquun. Sentendre soi avec/ travers lautre. Intressant, parce que je mentendais dans sa prsence, je mentendais dans ses mots, je m'entendais dans ses gestes. Je mentendais moi dans mes possibilits dtre. Et plus que a. Je sentais concrte-ment quil me portait, et ce mme si ctait moi qui mactivais. Parce quapriori ctait bien moi que je cherchais dans cet entretien, mais, cest lui qui mouvrait la voie, gentiment, en parfait en accord avec mes attentes. Je sentais sa bienveillance aussi. Je la vivais comme un moteur. Elle me procurait le sentiment davancer en toute confiance. Je vivais cet entretien aveugle et libre, me semble-t-il, dtre. Le passeur minterpellait profondment (?) Il venait me chercher et en mme temps javais le sentiment duvrer. Je me sentais libre et en mme temps compltement transporte. Il me tenait, il mentre/tenait. Entre tenir. Je vivais une ex-traordinaire relation dentretien, entirement habite, une relation incarne de part et dautre, je vivais une relation charge dattention et de bienveillance.

    Plus tard, un autre moment du stage o jai eu me faire passeur mon tour, je tentais de my engager moi aussi de tout mon corps. Littralement, je tentais de faire traverser par mon corps, avec attention et bienveillance, un espoir de formation. Dauto formation. Parce que je ne croyais pas pouvoir former lapprenant moi-mme, bien entendu. Former quelquun quelque chose, on le sait, cest un leurre24. On ne peut que se former que soi-mme. Pas plus que je ne croyais que sa description allait spontanment le faire changer. Je sais que cela ne suffit pas. Mais je tentais de mettre en place, de rendre possible les conditions de sa forma-tion, de lui faire ressentir cette possibilit, de la mettre en lumire de faon ce quil puisse se lapproprier. Je tentais de mettre sa formation en acte. Pour le faire, je mobilisais tout ce que je suis comme passeur25. Tout de mes gestes, travers mon attitude, avec mes mots, j'ajustais ma posture, le ton ma voix son rythme et mon calme, je my engageais, comme on le dit de faon assez pertinente : corps et me. Jactais cette volont de mettre mon corps au profit de lespoir de formation chez lautre. Je linvitais se tourner vers lui-mme, se dtourner du monde, prendre son temps et laisser venir un moment qui lui importe, laccueillir, le dcrire Et je le lui demandais avec attention et bienveillance. Et je voyais leffet que je pro-duisais chez lui. Et je mapercevais que jen avais nettement laptitude. Parce qu' force dattention et de bienveillance, jy arrivais. Cest peut-tre a qui a chang chez moi. On ma

    23 Je le voyais certainement comme jai senti le besoin de faire ce tableau mon retour de stage! 24 Lire Bernard Honor. Honor, B. (1990). Sens de la formation sens de ltre. En chemin avec Heidegger. FR : LHarmattan. 25 Je suis d'ailleurs certaine quil sen souvient!

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    parfois qualifie daidant naturel et cest vident que jen ai la propension, que je dgage de lempathie. Mais aujourdhui, je me dcouvrais une vritable comptence de formateur. Jtais celle qui avec attention et bienveillance pouvait mettre en place les conditions de la formation chez lautre.

    Je comprenais aussi que je navais pas induit la formation chez mes cochercheurs. Javais simplement mis en acte les conditions de leurs formations. Javais rendu leur formation pos-sible. Ce sont eux (elles) qui ont saisi loccasion, cette possibilit de se former. Je savais que lon ne se forme pas seul, que lon se forme avec lautre. Mais je comprends mieux au-jourdhui quil ne sagit pas de nimporte quel autre. On se forme avec un autre bienveillant. Limpact dune relation de qualit est considrable. Je comprenais quel point ce processus peut se jouer ou se djouer dans/par/ travers la relation. Parce que nous sommes de part et dautre dans la relation formative. Cela veut dire, pour le passeur, dy tre entier lui aussi, au mme titre que ce quil demande lapprenant, dy tre de tout son tre. Je prenais cons-cience de la ncessit dune fine relation. Je comprenais par-dessus tout quexister en relation nest possible quavec bienveillance et attention. Si au terme de ce stage, la phnomnologie est devenue pour moi autre chose quune thorie ou une mthode de recherche, japprenais avec cette exprience de la psychophnomnologie, que nous, praticiens de la formation, avons d'abord instaurer une relation, relation de qualit. Une relation intimement lie la qualit de notre attention et notre bienveillance. Je pourrais aujourdhui ajouter ma liste des conditions formatives : lexprience ne devient formatrice pour la personne qu la condition dtre bien accompagne Jaime assez me reprsenter cette relation du passeur et de lapprenant par cette image de la corde danser.

    Dans la relation, il y a, comme dans le jeu de corde danser, dabord celui qui

    fait tourner une corde, selon un certain rythme. Cest le passeur. Il met en place le rythme, il lance les conditions, il impulse les couleurs de la relation. Et puis il y a lapprenant qui, comme la petite fille, est tendu regarder la corde tourner, sen imprgner lentement, attendre le bon moment, celui qui conviendra le mieux pour sauter. Avec son corps, elle se reprsente la course de la corde, elle mime, elle sajuste, elle saccorde dans un mouvement circulaire, celui de la corde. Et puis elle se lance Et ce moment-l, le passeur ajustera son geste de faon sadapter au saut de lapprenant. Ce nest pas le passeur qui rgle le mouvement, il nimpose pas un rythme, mais il saccorde celui de lapprenant. Et pourtant cest quand mme lui qui fait tourner la corde. Ce qui importe dans le jeu cest dactiver le saut de lapprenant. De lui donner lieu dtre. De le rendre possible et juste par rapport la corde. Et mme si cest lapprenant qui saute, il est fondamentalement influenc par le geste du passeur. En ralit, ils saccordent lun lautre, jusqu ce queffectivement de part et dautre le mouvement de la corde et le saut, ensemble, conviennent, dans une dyna-mique partage. Cest cette attention d'une extrme sensibilit et parfaitement ancre du passeur, ainsi que la porte et les effets tangibles quelle gnre chez lapprenant,

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    qui me fait saisir la bienveillance ncessaire la relation dentretien. Entrer entier dans son vcu, saccorder la circularit de son exprience, saccorder lautre qui saccorde soi : cette image illustre assez bien toute lattention et la bienveillance contenue dans la relation, celle de lentretien dexplicitation.

    Je tiens donc dire merci Pierre, davoir bien voulu, avec bienveillance et attention tenir la corde. Et davoir ainsi mis en acte les conditions de ma formation. Que je me permets de saisir ici travers ce rcit dexprience que jen fais ici. Je me vois dj crire ce qui devien-dra bientt : Lamorce dune pdagogie de lattention et de la bienveillancesou linfluence de la psychophnomnologie.

    Cest pourquoi je regarde toujours du ct de lducation. Il y a dun ct lurgence des

    questions de lapprentissage exprientiel qui se posent et de lautre toute la responsabilit dducation quelles ncessitent. travers mes recherches, cest rduire cet espace que je voudrais travailler.

    Lentretien dexplicitation est un mode daccs lexprience subjective. En activant une boucle discursive qui consiste accompagner la personne se tourner vers son vcu subjectif pour laider lamener la conscience. Ce processus met en acte la formation. Avec lui il y a mergence des conditions de la formation humaine. En revanche expliciter l'implicite et le non rflchi d'un vcu subjectif ne va pas de soi. C'est un travail, cest une expertise 26. Il sup-pose que la personne a la capacit de se mettre entre parenthses au sens de l'po-ch phnomnologique, de faon tre capable se dtourner du quotidien et se tourner vers l'intrieur dans un mouvement d'attention, de conversion et de lcher-prise27. Pour dvelopper cette capacit apprendre de son exprience, il faudra lui apprendre. De l, je suis convain-cue que nous avons un rle essentiel jouer comme professionnels de lducation.

    Dabord, il nous faudra, comme enseignant, nous engager pour nous-mmes dans notre propre formation. Et par cet engagement, saisir limpact dun accompagnement bienveillant et attentif. Il nous faudra comprendre en faisant l'exprience, comment la prsence attentive et la bienveillance sont le moteur de la relation, quelles sont lorigine dune formation dans ses possibles. Quelles seules peuvent rendent possible la mise en acte de la formation. Ainsi, la manire dune psychophnomnologie, nous saurons r/inventer une pdagogie de lattention et de la bienveillance. Parce quen demandant lapprenant de sengager dans une vise ho-listique nous avons emprunt le mme chemin. Cest--dire, nous nous sommes engags comme enseignant-passeur dans une relation bienveillante. Puisquapprendre par lexprience est un acte global, il appelle un autre bienveillant, un autre qui sengage lui aussi globalement. Et de retour en classe les choses se passeront autrement. On ne demandera plus : quest-ce que tu as appris? Mais, comment as-tu appris? Et dj on sentira la question activer le mou-vement dune relation toute diffrente. Tout coup, la question sera habite, et suscitera un autre ordre de rponses. Enfin, nous sortirons de lessentiellement cognitif, pour nous engager dans un corps-esprit confondu. Parce quainsi, nos questions tiendront compte des conditions selon lesquelles la personne peut entrer dans sa formation.

    Je pense effectivement que lducation devrait prendre ses responsabilits par rapport un apprendre apprendre de son exprience. Il faudrait mme organiser un programme pour que les enseignants apprennent pour eux-mmes se former, quils en fassent lexprience de fa-on comprendre de lintrieur le rle du passeur, quils apprennent habiter leurs relations pdagogiques. Il devient maintenant presque une vidence que la relation pdagogique a tout intrt sinspirer de la psychophnomnologie, et se dvelopper dans lattention et la bien-veillance. Mais lcole aussi il y a des prjugs dpasser.

    26 Vermersch, P. (2012). Explicitation et phnomnologie. FR : PUF 27 Depraz,N., Varela, F.J., & Vermersch, P. (2011). lpreuve de lexprience. Pour une pratique phnomnologique. Dans tudes phnomnologiques, 15, p. 165-184

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    Habiter sa relation pdagogique avec toutes les rfrences la corporit que la mta-phore peut contenir, voudrait dire tenir compte concrtement non seulement des dimensions cognitives de lexprience, mais aussi de son aspect subjectif. Cest--dire avoir accs aux dimensions de lexprience humaine, un domaine dtude longtemps considr comme inac-cessible. Inaccessible dira Pierre Vermersch, parce quessentiellement du domaine du priv, de lordre de la premire personne. Parce seule la personne, dit-il peut savoir ce qui se passe intrieurement. Lintriorit et fortiori lintrospection28 ont mauvaise rputation. Peut-tre encore plus dans le domaine de lducation. Le cadeau de Pierre Vermersch est justement davoir su passer outre les prjugs et dvelopper concrtement une mthode comme une voie daccs la conscience. Il a ouvert la porte lexprience telle quelle apparat. Lentretien dexplicitation est la porte dentre pour accder aux choses et les habiter : il se donne mtho-diquement les moyens dune connaissance subjective. Peut-tre que lcole en verra, dans un avenir rapproch, la ncessit.

    Comme pour la peinture, que je pratique depuis plus de 25 ans, je suis convaincue que la

    psychophnomnologie partage avec lartistique une formativit intrinsque, quen dvelop-pant nos capacits prendre de la distance par rapport nous-mmes, nous dveloppons nos capacits nous former.

    Jai appris, travers mes recherches sur la pratique artistique, que celle-ci gnre un processus de formation intrinsque. Que ce processus appelle, pour saccomplir, un certain nombre de conditions, que jai nomm les conditions formatives29. Ces conditions se retrouvent au cur mme de lentretien dexplicitation. Cest--dire que je reconnais travers lentretien dexplication, la mise en acte de la formation, celle rendue possible par/ travers ces conditions formatives. De l, peut-on affirmer que la pratique artistique serait en elle-mme un processus dauto-explication? Ou est-ce que 'artistique serait une pratique phnomnologique? Les questions ont le mrite dtre poses. Mais je constate et quelles partagent procdent nanmoins toutes les deux travers ce mme processus de mise distance, qui permet de prendre cons-cience dun vcu, travers la mise en place des conditions favorables son explicita-tion. Toutes les deux sont aussi intimement lies une relation attentive et bienveil-lante. Cette qualit de la relation que le passeur installe dans son rapport lapprenant est aussi celle que nous entretenons avec nous-mmes dans un exercice dauto explicitation et aussi dans une pratique de lartistique. Bref, je reste convain-cue que lartistique partage avec la psychophnomnologie cette possibilit de mettre en acte les conditions de la formation humaine.

    En revanche, une fois les conditions formatives30 en place, il nest pas encore pos-sible de parler concrtement de dmarche formatrice31 ou transformatrice. Ce qui manque la pratique artistique pour quelle devienne au bout du compte vritable-ment formatrice pour la personne est aussi ce qui manque lentretien dexplicitation. Ce nest quaprs, lorsque les donnes de lexprience subjective sengagent sur le chemin du sens quil est question de formation. Autrement dit lors-que la personne met un ordre narratif dans ses donnes explicites, quelle en fait une histoire. La formation en tant que telle relve donc du travail de lapprenant qui saura relever les donnes de son vcu expriment, pour en faire un rcit d'exprience. Ce nest quau moment o le sujet biographique fait le rcit de son exprience, que sopre enfin pour lui une vritable dialectique avec lavenir32. C'est en racontant 28 Voir le chapitre sur lintrospection. Vermersch, P. (2012). Explicitation et phnomnologie. FR : PUF 29 numres plus haut en 7 points 30 Qui rend possible la formation 31 Qui forme. 32 Delory Momberger, C. (2005) Histoire de vie et recherche biographique en ducation.FR :Economica

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    notre exprience vcue, que nous pourrons lintgrer dans la continuit et lidentit de nos parcours de vie. Restera donc nous raconter nos histoires de formation.

    Et aprs?

    Tout homme a droit une vie qui lui permet de se construire Albert Jacquard

    La multiplication des concepts ducatifs qui posent lexprience en leur centre33 est rvlatrice du Nouveau Monde annonc par Michel Serres, au sein duquel il fau-dra rinventer sa manire dtre et de connatre34. Associ au dveloppement de nos socits de linformation et de la connaissance, il risque dentraner un changement de paradigme ducatif. Les sciences de lducation seront en effet mises au dfi de penser de nouvelles stratgies du connatre, o lapprenant aura dvelopper ses propres capacits de rflexivit et dapprentissage. Il est devenu ncessaire, voire ur-gent pour le vivant singulier daujourdhui dapprendre apprendre35 par son exp-rience.

    Mais apprendre par lexprience nira pas sans bouleverser les conceptions thoriques im-plicites aux mthodes denseignement traditionnelles. Le concept dapprentissage, stendra dsormais bien au-del des activits cibles dacquisition de savoirs et de savoirs faire, pour inclure lexprience et linscrire dans les figures du dveloppement de la personne. Parce que derrire lapprentissage il y aura un vivant singulier compris dans sa globalit avec ses va-leurs, ses rfrents culturels, ses structures, ses dsirs, ses savoirs , et qui cherche donner du sens ce quil apprend. Ainsi considre du point de vue du parcours de la vie, la connais-sance sera continuellement teste et construite dans lexprience de lapprenant36. De plus, penser lexprience consciente et subjective comme tant le processus majeur qui joue un rle central dans lapprentissage37, nira pas sans modifier en profondeur la conduite mme de lenseignement. Cette autonomie de lapprenant entranera inexorablement des volutions sur le plan de la pdagogie. Il deviendra impossible de penser un modle unique applicable tous. Quant lenseignant, il se fera formateur-passeur. Il tentera dtablir un contexte dapprentissage favorable, qui tient compte de lespace de formativit de la personne sa contextualit, limpact du relationnel, lautre, les autres, il portera une attention particulire au parcours de vie historique, sa temporalit et en mme temps il souvrira sur la question de lunit corps-esprit38, la corporit dans lapprentissage. Mais surtout, lenseignant saura rapprendre, sous linfluence dune psychophnomnologie, ce qui en est dune pdagogie attentive et bienveillante, une relation pdagogique qui tient compte de lexprience humaine en formation. De lexplicitation ou de la formation en acte : sous linfluence de la psychophnomnolo-gie

    Rsum

    Lemploi de lentretien dexplicitation dans des dmarches de formation de soi suppose quengager lexplicitation dun vcu peut aider la personne mettre en place les conditions de sa formation. Cest par lexplicitation de son vcu que le sujet fait merger ses possibilits de 33 Lapprentissage exprientiel, la formation exprientielle, lapprentissage tout au long de la vie, les procds de validations dacquis dexprience, les savoirs dexprience 34 Op ; Cit. Serres, M., (2012). 35 Althiet, P., Bettina D. (2005) Processus de formation et apprentissage tout au long de la vie. Dans Lorientation scolaire et professionnelle. Traduction Christine Delory-Momberger 36 Dont lorigine intellectuelle est issue des travaux de Lewin, Dewey et Piaget. Kolb, D.A. (1984). Le processus dapprentissage exprientiel. Dans Experiential learning: experience as the source of learning and development. Chap. 2. Traduction de Samuel Chartier. 37 Op. Cit. Kolb, D.A. (1984) 38 Varela, F. J., (1999). Linscription corporelle de lesprit. France, FR : Seuil.

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    prendre forme et sens. Le rcit de cette exprience installera une dialectique entre son vcu remmor et lavenir en engageant ainsi la personne dans sa formation. Mais cest aussi la qualit de la relation formative quinstaure lentretien dexplicitation qui permet au sujet dexpliciter en toute confiance son vcu. Conduire avec bienveillance un entretien dexplicitation cest mettre la formation en acte.

    Sylvie MORAIS est docteure en Sciences de lducation (Ph.D.) Son expertise en du-

    cation par lart et en philosophie de la formation lui offre des connaissances et des comp-tences spcialises dans lexprience et sa place dans les processus dapprentissage et de for-mation des capacits de rflexion, daction et dorientation. Formateur dadultes (depuis 2003) elle enseigne crer se crer collectif apprenant depuis une approche d'accompagne-ment formatif issu d'une synthse de ses pratiques d'enseignement et d'accompagnement, ainsi que de ses recherches en ducation et en phnomnologie. Plasticienne narrateur-bio-graphe, elle enseigne les arts visuels (depuis 1990) tout en abordant la cration artistique, tant dans les milieux institutionnels que sociaux, sous l'angle du biographique. Elle accom-pagne et intervient dans un contexte de mdiation artistique, o la pratique de l'art est vcue comme une pratique de soi au sens de Foucault, cest--dire une pratique oriente vers une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi.

    *=*=*=*=*=*=*

    Et un jour, je dcouvre un endroit authentique et frais o, dans un sa-

    voureux mlange de curiosit dtonnement dmerveillement se construisent de

    remarquables questionnements et avances thoriques, sans cesse enrichies

    dexpriences nouvelles mises en lumire par et grce aux approches prcieuses

    des uns et des autres.

    Ce qui sen dgage, riche en qualits et valeurs humaines, souvre sur une per-

    tinente coute et un profond respect de la parole qui se diffuse.

    Cest un endroit authentique et frais o il fait bon venir respirer et partager

    lair pur de la vie. Catherine HATIER

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    Mes frquentations avec lentretien dexplicitation Jose Lachance

    Dans le cadre du numro 100 dexpliciter, javais envie de rendre hommage ma rencontre

    avec lexplicitation. Moment important et transformateur dans ma vie qui signait une nouvelle tape

    dans ma dmarche personnelle et professionnelle.

    Mon parcours de formation sest tal sur une priode de plus de cinq ans. Mon premier

    contact avec lentretien dexplicitation sest fait dans un stage dinitiation de quatre jours en no-

    vembre 2006. Ce fut un stage intressant pour ma propre transformation, jy ai rencontr un outil

    puissant. En effet, lors de ce stage jy ai vcu une exprience fondatrice pour ma vie. Suite un

    simple exercice de questionnement, le lendemain matin jtais dans une tout autre qualit de

    rapport avec moi-mme. Jai ralis par la suite, le mode relationnel dans mon propre rapport moi

    et surtout le poids de mon jugement. Jai vcu suite ce questionnement, 24 heures de grce dans

    un tat euphorique intrieur o lamour tait au rendez-vous de tout et dans tout. Jai entre aperu

    la ncessit de changer mes manires de faire et dtre tous les niveaux.

    Dans le cadre de ma thse, jai ensuite dcid de faire le stage de base officiel dentretien

    dexplicitation de cinq jours avec Pierre Vermersch Paris en novembre 2010. Dans ce deuxime

    contact avec cette approche, jai vraiment senti le ct contre intuitif de ce type de questionnement

    et avec la sensation dtre passe dans un gym des instruments internes. Javais la sensation, jour

    aprs jour, dexercer les muscles de mon attention, de mon intention et de ma perception dune ma-

    nire diffrente de mes habitudes de pratique corporelle. Jai encore une fois t touche par

    lapport quil constitue dans ma dmarche personnelle, plus spcifiquement en constatant lvidence

    du lien entre lattitude lors dune activit cognitive et les rsultats de cette activit. Jtais aussi im-

    pressionne par laffinit que javais avec la nature de ressenti prsente dans la salle avec le forma-

    teur, comme si javais la sensation de quelque chose de trs en proximit avec moi.

    Par la suite, jai dcid dapprofondir ce type dentretien et, entre le mois de mai et juillet

    2011, jai suivi trois formations de cinq jours avec le fondateur : entretien dexplicitation II, auto-ex-

    plicitation et supervision dun stage de base en explicitation. Ce petit plerinage dexplicitation a t

    un moment de transformation du rapport la confiance. Dans les mois qui ont suivi cette formation,

    jai fait des applications pratiques dans mon enseignement en somato-psychopdagogie et dans des

    accompagnements privs.

    Jai refait nouveau au mois de mai 2012 le stage dauto-explicitation de cinq jours, la se-

    maine prcdant mes deux entretiens exploratoires dans le cadre de ma thse en ducation, avec

    lide dtre plus en proximit avec ltat propre ce type dentretien. Ce fut aussi dans le cadre de

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    Expliciter le journal de lassociation GREX n100 novembre 2013

    cette formation, un espace de prise de conscience de leffet de la joie sur le rapport avec mon cur

    (lors dun exercice dexplicitation sur lexprience de la joie propos par lanimateur). Cette forma-

    tion a t riche en discernement sur lexprience vcue, en permettant lapprentissage des diffrents

    types de vcu et la fragmentation. La description ma permis de me rapprocher de lexprience de

    mon cur et jirais mme jusqu dire contribuer la gurison de mon cur et le rapport que jai

    celui-ci. Jai eu llan de vous partager un extrait de mon auto-explicitation des premiers instants de

    cette exprience de la joie:

    Temps 1 : Avant dentre dans lexprience de la joie

    Dans un premier mouvement, lmotion de lexprience de ce matin est revenue. Dans un mouvement rapide, Jose lintrpide capte au vol, lmotion du matin. Jai revu et ressenti, ce petit moment. Comme un film qui se prsente moi dans le moment de lmotion de la rencontre avec Pierre, puis ensuite sous forme dun droul entre le dbut lorsque jentre dans le jardin et la fin le moment o je quitte Pierre pour me rendre dans la salle. La sensa-tion de plaisir, du bonheur, de la joie, lors du moment motionnel, avec une image de la s-quence de petite dure.

    Jai une sensation de ptillement dans mon corps et je me sens heureuse de voir Pierre. Par la suite, je me suis dit il ne faut pas manquer lopportunit de me questionner, de mauto accompagner en explicitation, Comme une forme darrt sur image pour ne pas partir tout de suite sans mtre questionn. Un arrt sur image, crant un arrt dans la suite des pen-ses et des images dans ma tte. Une sensation dimmobilit dans mon corps. Un tat de suspension. Jtais dans un tat de tenter lexprience, comme dans une exprience plai-sante dessayer de plusieurs manires et voir ce qui fonctionne avec moi. Jtais curieuse. La curieuse sest adress lintrpide, Stop. Elle lui disait : prend ton temps, Stop, prendre ton temps et apprend tre sujet, tenter dtre sujet et non objet de notre rapidit. Une sensa-tion dans mon corps douverture, une sensation dtre compltement volontaire explorer dune manire libre et ouverte. Une sensation dtre en point dinterrogation intrieure-ment. Elle sest vue sauter sur un moment, elle sattrape au vol et fait, Stop, ensuite, elle ouvre tous les possibles intrieurement.

    Sans le poids de mes jugements. Je sens labsence dautocritique dure envers moi. Lautocritique est absente, car je sens la lgret et louverture. La curieuse carte celle qui veut bien faire et qui amne un poids dans lexprience. Elle entre simplement dans un tat douverture et de lgret avec moins denjeux et de srieux.

    Temps 2 : Initier lexprience de la joie

    Je me suis propos de plusieurs manires lexercice, dabord de manire plus friendly dune manire plus commune, amicale, sans fioriture : a te dit daller dans la joie? et en-suite de manire plus officielle, plus srieuse, plus distance, comme une partie plus offi-cielle de moi qui sadresse celle qui vit dans moi : Je te propose si tu es daccord daller

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    Expliciter le journal de lassociation GREX n100 novembre 2013

    dans la joie? La curieuse en moi faisait lexprience de sadresser moi de plusieurs ma-nires partir de part de moi diffrente.

    Temps 3 : Vivre lexprience de la joie

    Jai senti la fin de ma proposition plus officielle des tats plus intenses venir moi, comme si je vi-vais linstant en lenteur et o chaque instant est plus incarn dans moi. Une prsence prgnante dans mon corps, dans mon intriorit crait des effets dans moi, sans vocation dune situation pr-cise, mais plutt un tat intrieur anim de sensations corporelles et intrieures.

    Une animation intrieure sest mise en chemin. .En fait, je faisais face une exprience dune autre nature dans moi. Je sentais le dbut de quelque chose de nouveau dans moi par rapport lexprience que jai de moi au quotidien. Quelque chose de diffrent prenait place en moi et je sen-tais quun droul venait vers moi. Jtais surprise, de ce vide exprientiel non reli un vnement (tel que demand par lanimateur) et la fois, jai consentie ce qui sy donnait dans linstant.

    la suite de ma mise en mot plus officielle, les yeux ferms, jai t pratiquement tout de suite prise dans une forme de volume danimation vivant dans moi. Comme dans une sensation darrt sur image o plus rien nexiste autour de moi. Un mou