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De Pékin à Téhéran, en regardant vers Jérusalem : la singulière conversion à l’islamisme des « Maos du Fatah » Nicolas Dot-Pouillard Cahiers de l’Institut Religioscope Numéro 2 Décembre 2008

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  • De Pkin Thran,

    en regardant vers Jrusalem:

    la singulire conversion

    lislamisme

    des Maos du Fatah

    Nicolas Dot-Pouillard

    Cahiers de lInstitut Religioscope

    Numro 2

    Dcembre 2008

  • Nicolas Dot-Pouillard est doctorant en tudes politiques lEcole des Hautes tudes en sciences sociales (EHESS, Paris) et lUniversit libanaise (Beyrouth). Ses recherches portent actuellement sur les rapports et transversalits entre lislamisme, le nationalisme arabe et les mouvements de gauche en Palestine et au Liban, depuis la Rvolution iranienne de 1979.

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    Ce cahier est galement disponible en ligne au format PDF:

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    La publication de ce cahier a t finance par la Fondation Religioscope.Il est distribu gratuitement et ne peut tre vendu.

    Crdits photographie: "Fresque murale, camps de rfugis palestiniens de Balata, Cisjordanie. 2007"Photographie prise pour l'association Gnration Palestine, un Pont au del des Murs. GP - http://www.generation-palestine.org/gp

    2008 Nicolas Dot-Pouillard --- Institut Religioscope

  • Islam et tiers-mondisme : une affinit lective ? 3

    La mouvance maoste libano-palestinienne du Fatah :

    les tablis de lislam 5

    La Brigade tudiante : une histoire 7

    Le populaire, le tiers-mondisme et la transcendance 11

    La mystique du peuple en lutte 13

    Transcendance et messianisme 15

    Les parcours clats de laprs-conversion 16

    La dispersion : distance, pragmatisme et martyre 18

    Une thologie islamique de la libration ?

    La gauche et lislam, ou le je taime moi non plus 20

    Une thologie de la libration en filigrane ? 22

    Retour de lidologie implicite :

    le discours de non-renoncement 24

    Une thologie du non-renoncement ? 26

    Deux parcours : Mounir Chafiq et Saoud al-Maoula 27

    Bibliographie 36

    Table des matires

  • Khomeyni est notre Imam, notre chef, le dirigeant de tous les moujahidins, nous serons deux peuples en un seul, deux rvolutions en une seule et chaque feda, chaque moujahid, chaque rvolutionnaire iranien sera lambassadeur de la Palestine en Iran. Nous avons libr lIran, nous librerons la Palestine. Nous continuerons nos efforts jusquau moment o nous aurons vaincu limprialisme et le sionisme ; le combat men contre le Shah par les Iraniens est identique celui des Palestiniens contre Isral.1

    Les paroles prononces par Yasser Arafat en 1979 loccasion dun voyage en Iran pourraient choquer loreille peu avertie. Celle qui entend les champs politiques palestiniens et libanais, et a fortiori moyen-orientaux, comme le lieu dune lutte acharne entre un intgrisme religieux islamique et des idologies laques progressistes . La csure, si csure il y a, nest pas l, et la rarement t. Si rencontres il y a eu, rencontres parfois passionnes, en forme daffinits lectives 2 , entre le Mouvement national palestinien, certains mouvements de gauche libanais, et la Rvolution iranienne, cest

    bien que le positionnement stratgique et les lignes de dmarcation politiques et idologiques se situent autre part. La centralit du conflit isralo-palestinien, leffet centrifuge de la question palestinienne, et la persistance de la question nationale et des logiques tiers-mondistes dans la rgion moyen-orientale, ont toujours appel de singuliers passages politiques transversaux, au sein desquels les frontires entre le nationalisme sculier et lislam politique sont singulirement brouilles, ou pour le moins complexes.

    Dans les dcennies 1960 et 1970, le politique scrit encore, au sein des mouvements nationalistes tiers-mondistes, dans un lexique hrit en partie du marxisme, qui reste lune des dominantes idologiques de lpoque. la fin des annes 1970, alors que la vague tiers-mondiste de gauche sessouffle travers le monde, et que le modle sovitique apparat dsormais lui aussi comme un socialisme colonial , avec la guerre dAfghanistan de 1979, le curseur politique se dplacera dans lautre

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    1 Yasser ARAFAT, quotidien Libration, 20 fvrier 1979, cit par Zahra BANISADR, LIran et la question palestinienne , in Revue dtudes palestiniennes, numro 24, ditions de Minuit, 1987, p 5. 2 Sur le concept daffinits lectives en sociologie politique, voir Michal LWY, Le concept daffinit lective chez Max Weber , Archives de Sciences sociales des religions, EHESS, 127, 2004, p 102.

    Islam et tiers-mondisme: une affinit lective?

  • sens, cette fois-ci du nationalisme gauchisant vers lislam politique.

    Il faudrait ainsi distinguer les phnomnes de ruptures politiques et idologiques celles qui vont par exemple dun tiers-mondisme scrivant dans le vocabulaire de la gauche un islamisme rvolutionnaire sy substituant - et les lments de continuit cachs dans le politique au Moyen-Orient. Il ne faut naturellement pas ngliger les phnomnes de basculements idologiques, en traant une ligne de continuit politique qui irait de Georges Habache3 lAyatollah Khomeyni. Le projet islamique iranien nest naturellement pas tout fait le mme que celui du Mouvement national libanais, socialisant, de Kamal Jounblatt4 dans les annes 1970. Les dsaccords programmatiques ne sauraient tre ngligs. Mais ce qui interroge tout de mme, cest la permanence de ces passages entre lislam politique et les mouvements de gauche et lacs, dhier aujourdhui. Certains traits de continuit tiers-mondiste, fonds sur la vritable idologie implicite 5 luvre au Moyen-Orient, celle que nous appellerons idologie de libration nationale, parcourent lhistoire de ces mouvements, dans leur infinie pluralit. Derrire les idologies explicites, les discours et doxas off iciels de part is , de mouvements et dorganisations, celles qui traversent lhistoire politique de la seconde moiti du Vingtime s i c l e , d e r r i r e l e s b a a t h i s m e s , islamismes , nassrisme , et autres ismes,

    rsiderait donc une idologie implicite continue et transversale, idologie tiers-mondiste sappuyant sur la non-rsolution de la question nationale dans la rgion, et dont les multiples idologies en vogue et se substituant les unes aux autres ne seraient en dfinitive que les voiles apparents. Lislam, aujourdhui force dominante de mobilisation des masses dans le monde musulman , nefface pas ainsi la continuit entre les deux tiers-mondismes () : on trouvait nagure dans la mouvance marxisante une mme synthse entre rvolution et thologie (thologie de la libration), le mme activisme volontariste et la mme qute dune authenticit en rupture avec les modles occidentaux, y compris sovitiques.6

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    3 Georges Habache fonda le Front populaire pour la libration de la Palestine en dcembre 1967, branche palestinienne du Mouvement des nationalistes arabes (MNA). 4 Le Mouvement national libanais, incarn par la figure du leader druze du Parti socialiste progressiste (PSP) Kamal Jounblat, regroupa, dans le cadre de la guerre civile libanaise partir de 1975, les principales forces de gauche nationalistes Parti communiste libanais, Organisation daction communiste au Liban, PSP. 5 Le concept didologie implicite est tir de Maxime RODINSON, in Marxisme et monde musulman, ditions du Seuil, Paris, 1972. Il a galement t utilis par Anouar ABDEL-MALEK, in Idologie et renaissance nationale : lEgypte moderne, ditions LHarmattan, 2005. 6 Olivier ROY, Lchec de lislam politique, Editions du Seuil, 1992, pp 18-19.

  • Lexprience de la mouvance maoste arabe est cet gard particulirement intressante. Et, de manire surprenante, oublie. Certains argueront de la marginalit dun mouvement, la Brigade tudiante7 du Fatah, qui, aprs tout, na jamais constitu un vritable courant politique proprement parler. Mais la marginalit est toute relative : certaines figures centrales de lislam politique nationaliste feront leurs premires armes dans la mouvance maosante palestino-libanaise, lheure de la guerre civile. Parmi elles, dans les annes 1970, le trs jeune Imad Moughni, considr par les spcialistes comme le futur coordinateur militaire du Hezbollah libanais, mort assassin Damas en fvrier 2008. On pourrait citer galement Trad Hamad, futur Ministre Hezbollah du travail dans le gouvernement libanais de 2005, Anis Naqache, militant du Fatah dans les annes 1970, proche des Iraniens dans les annes 1980, auteur dune tentative dassassinat sur lancien Premier ministre iranien Chapour Baktiar en 1982, sans o u b l i e r u n n o m b r e n o n n g l i g e a b l e dintellectuels, journalistes et artistes libanais Saoud al-Maoula, Nazir Jail, Roger Assaf,

    Soheil al-Kache, Roger Nabaa. Enfin, le passage de la gauche et du nationalisme lislam politique ne sest pas jou uniquement dans la mouvance maosante : des baathistes, nassriens ou communistes, issus dautres organisations, ont galement effectu ce passage : Hazem Saghi par exemple, aujourdhui rdacteur en chef du quotidien panarabe al-Hayat, est pass de lextrme-gauche ctait un militant de lOrganisation daction communiste au Liban8 lislam politique, pour se diriger finalement vers une ligne librale et anti-tiers-mondiste au dbut des annes 1990. Certains militants du Mouvement du Jihad islamique en Palestine (MJIP) seront issus de la branche palestinienne de la Brigade tudiante du Fatah. Cette conversion lislam toucha tant des intellectuels que de simples militants politiques. Les intellectuels thoriseront naturellement ce passage du marxisme maoste lislam politique. Les autres effectueront ce passage de manire naturelle et spontane. Tripoli, la quasi-totalit des partisans de Khalil Akkaoui suivront leur leader dans son passage lislam politique aprs la Rvolution iranienne de 1979 : le quartier

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    7 En arabe : al-Katiba at-Tullabiya 8 LOrganisation daction communiste au Liban (OACL) fut fonde en 1969, de la fusion de deux groupes : Liban socialiste, anim par Fawaz Traboulsi, Waddah Charara et Ahmed Beydoun, et l Organisation des socialistes libanais de Mohsen Ibrahim, branche libanaise du Mouvement des nationalistes arabes (MNA). LOACL se situa la conjonction dun nationalisme arabe radicalis par la dfaite arabe de 1967 et dun marxisme rnov, dans la continuit des nouvelles gauches post- 68.

    La mouvance maostelibano-palestinienne du Fatah:les tablis de lislam

  • pauvre et populaire de Bab at-Tabban changera ainsi de visage, tout en restant le mme : foyer de contestation, cette dernire ne scrira plus en termes gauchisants, mais avec un vocabulaire islamique.

    Le passage du marxisme rvolutionnaire nationaliste lislam politique, au sein des mouvements palestiniens et libanais inspirs des expriences chinoises, vietnamiennes et cubaines des annes 1960 et 1970, recle quelque chose de particulirement rvlateur : la recherche dun modle endogne de libration nationale, c'est--d i re , pour ses promoteurs e t ac teurs , dsoccidentalis le marxisme asiatique, avant la Rvolution iranienne, faisant office de modle politico-idologique et militaire. Autre lment capital dans ce passage : la centralit donne au concept maoste de ligne de masse , qui appelle les intellectuels et militants politiques se fondre dans les masses populaires et sen inspirer. couter les ides des masses, les respecter, comprendre les masses , partir en usine, dans les quartiers, ou dans les camps de rfugis palestiniens, faire de limplantation populaire, dans la ligne des groupes maostes franais, en premier lieu la Gauche Proltarienne ( G P )9 d e s a n n e s 1 9 7 0 , p e r m e t t r a paradoxalement de jeunes militants et intellectuels, au dtour des annes 1970, de dcouvrir lislam. Aujourdhui homme de thtre libanais, Roger Assaf, tabli maoste dans les camps palestiniens dans les annes 1970, nous rsume ce passage avec un certain humour : le passage lislam, cest une mise en pratique des

    principes maostes. Jai t en islam comme dautres ont t lusine. Mais ici, au Liban, on ne va pas lusine, il ny a pas dusines, ou si peu ( rires)10

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    9 La Gauche Proltarienne tait une formation maoste apparue la suite du mai 1968 franais, dans la continuation de lUnion des jeunesses communistes marxistes lninistes (UJCML). La GP se fera connatre notamment par la politique des tablis, c'est--dire des jeunes militants, intellectuels ou non, partis travailler en usine. Elle se dissoudra en 1973, tout comme la Nouvelle Rsistance Populaire (NPR), embryon de groupe arm li la GP. Au dbut des annes 1970, certains des militants de la GP sont partis dans les camps de rfugis palestiniens du Liban. 10 Roger ASSAF, entretien avec lauteur, Beyrouth, 16 fvrier 2006.

  • La Brigade tudiante du Fatah nat en 1974, de deux tendances. Dune part, de jeunes tudiants libanais sortis de lOrganisation daction communiste au Liban (OACL), qui fondent, en dcembre 1972, une petite formation maoste, le Noyau du peuple rvolutionnaire ( Nouwat ash-Shaab ath-Thaouri). La politique dimplantation populaire, sur la ligne de masse, se joue dans les camps palestiniens du Fatah, dans lusine Ghandour, prs de Sada, dans la banlieue populaire de Nabaa, prs de Beyrouth. Dautre part, des dirigeants politiques palestiniens, opposs au nouveau cours politique du Fatah palestinien de Yasser Arafat : en 1973-1974, le Fatah roriente peu peu son projet stratgique en acceptant tacitement, sous le vocable dautorit nationale sur lensemble ou la partie libre des territoires palestiniens, le principe des deux tats palestiniens et israliens, lencontre de la Charte de lOLP de 1969, et du principe dun seul tat dmocratique sur lentiret de la Palestine historique. La Brigade tudiante sera donc le fruit dune rencontre palestino-libanaise, dun maosme inspir des expriences dimplantation populaire de la Gauche Proltarienne et de la Rvolution culturelle chinoise, et de cadres palestiniens dsireux de rorienter le Fatah sur une ligne de gauche nationaliste. La Brigade tudiante

    salliera dautres mouvements : la Rsistance populaire (al Mouqawama ash-Shaabiya) de Khalil Akkaoui notamment, elle aussi inspire, en partie, des expriences tiers-mondistes maostes, vietnamiennes et latino-amricaines. Leader charismatique dun quartier populaire de Tripoli, Bab at-Tabban, Libanais dorigine palestinienne, Khalil Akkaoui symbolisera, a posteriori, les interrogations et les chemins complexes de militants palestiniens et libanais ayant eu cur de faire merger, dans les pas de la Rvolution iranienne, et dans lhritage dun marxisme radical, un islam la fois populaire, tiers-mondiste et anti-imprialiste. Jeune leader de lOACL, proche amie lpoque de Khalil Akkaoui, Nahla Chahal rapporte que la qute de Khalil, pendant toutes ces annes, tait de trouver une idologie qui soit, comme il le disait, vidente et populaire. Il est parti du marxisme pour arriver lislam. Mais cet islam tait proche de son marxisme : Khalil me disait toujours que lislam, dans cette rgion, est lidologie vidente, celle qui parle aux plus pauvres. Ctait le projet de Khalil : un islam des pauvres, un islam des dshrits, un islam qui soit retir des mains des pouvoirs en place, et un islam qui ne soit pas intgriste. Ctait cela, la vritable utopie de Khalil.11

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    11 Nahla CHAHAL, entretien avec lauteur, Paris, 8 janvier 2007.

    La Brigade tudiante: une histoire

  • Autour de Khalil Akkaoui, on trouve des amis, divers : maostes, communistes, islamistes, jusquau dernier moment, ayant suivi les volutions intellectuelles et politiques du leader tripolitain. On y trouve Nahla Chahal de lOACL, Roger Nabaa, lun des fondateurs des groupes maosants dans les annes 1970, ou encore le sociologue franais Michel Seurat. Une universit populaire est cre. Au final, Khalil Akkaoui sera pris dans les contradictions dune assabiya (esprit de corps) urbaine et des logiques de quartier, dun volontarisme universaliste autour de la figure de lopprim se reconnaissant dans diffrentes expriences rvolutionnaires, iranienne, mais pas seulement, et des tactiques instrumentales quexige laction politique, entre Yasser Arafat et les Syriens. Khalil Akkaoui sinscrit dans une Utopie concrte 12 , quil p e n s e d a b o r d t r o u v e r d a n s l a g e s t e rvolutionnaire marxiste, ensuite dans lislam rvolutionnaire : lUtopie concrte seffondre cependant, face aux impratifs du politique et face la ralit locale tripolitaine, qui exige dabord de se battre contre les Syriens et leurs allis, ces derniers ayant cur de vaincre Tripoli lOLP de Yasser Arafat, dont Khalil

    Akkaoui restera jusquau dernier moment le fidle alli. Pour Michel Seurat, Khalil qui, avec ses Shabb jeunes miliciens de Bb Tebbn dfend militairement la cause de lislam sunnite face aux miliciens alaouites13 du quartier de Baal Mohsen, se dclare nanmoins chiite de cur, c'est--dire pour lislam des pauvres, pour Ali contre Mowiya.14 (.) Ainsi, lutopie est- elle un courant qui traverse les communauts dans un ensemble parfait, celles-ci devant ncessairement se dfinir per se, en fonction du dilemme voqu entre lidentit (vivre pleinement son christianisme, son islam) et le politique (vivre avec) 15

    Au final, lutopie dun islam tiers-mondiste progressiste, ou dun communisme arabo- musulman , ne se ralisera pas. La Rsistance populaire de Khalil Akkaoui participera la cration, en 1982, du Mouvement de lunification islamique, le Tawhid16. Les militants chiites de la Brigade tudiante partiront, pour la plupart, dans le Hezbollah libanais. En somme, lespace politique sera peu peu polaris par les seuls effets diffrs de la Rvolution iranienne et par la croissance continue des courants islamiques au

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    12 Le concept dUtopie concrte a t dfini par le philosophe allemand Ernst Bloch. Voir notamment le Principe Esprance, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991. 13 Majoritairement sunnite, Tripoli comprend une petite minorit confessionnelle alaoute, historiquement une secte issue du chiisme. Les affrontements entre sunnites et alaoutes Tripoli sont un phnomne historique rcurrent, les derniers combats entre miliciens de Bab at Tabban et de Baal Mohsen au mois de mai et juin 2008 en tant un des derniers exemples. 14 Dans la tradition musulmane chiite, Ali, gendre du Prophte Muhammad et Premier Imam , reprsente la figure du dirigeant juste, en opposition Mouawiya, gouverneur de Damas et Calife la suite de lassassinat de Ali. La pense chiite se retrouve en partie structure par cette opposition Ali/ Mouawiya, autour de la figure des moustadafin (les opprims ) en lutte contre les moustakbirin (les oppresseurs ). 15 Michel SEURAT, Le quartier de Bb Tabbn Tripoli (Liban). tude dune assabiya urbaine , in Ltat de barbarie, ditions du Seuil, 1989, p 117 et pp. 168-169. 16 Le Mouvement de lunification islamique est n Tripoli, au Liban, en 1982, de la fusion de plusieurs groupes islamiques et ex- maostes : la Rsistance populaire de Khalil Akkaoui, le Mouvement du Liban arabe de Ismat Mrad, galement une formation ex pro-chinoise, et les partisans du Cheikh Sad Chaaban, qui deviendra le leader de cette formation sunnite. Le Tawhid fera notamment alliance avec le Fatah et lOLP en 1984, contre les troupes syriennes.

  • cours des annes 1980. Car la fin des annes 1970, un certain univers politique scroule de fait. La vague 68 commence, mme lchelle mondiale, sessouffler. Lchec de la Rvolution culturelle chinoise lance la fin des annes 1960, la mort de Mao Tse Toung en septembre 1976 et le dbut de lpuration interne au Parti communiste chinois, avec larrestation de la Bande des quatre , un mois aprs, la normalisation en cours en Chine, mettent de fait un coup darrt lespoir rvolutionnaire plac par des centaines de mouvements dans le monde autour du projet maoste. La guerre sino-vietnamienne, de fvrier mars 1979, enterre galement lide dun internationalisme socialiste pur et tranger aux logiques nationalistes et tatiques. Surtout, lintervention sovitique en Afghanistan en dcembre 1979 porte un coup violent aux mouvements socialistes dans le tiers-monde : cette fois-ci, le conflit colonial ne se joue plus entre un occident capitaliste et un tiers- monde socialisant , mais entre le leader du Bloc socialiste, lURSS et une nation majorit musulmane en voie de satellisation sovitique, ce qui, ipso facto, aura des consquences profondes et durables sur les pays de culture islamique, notamment dans leur perception de tout projet socialiste, dsormais compris comme un projet aussi colonial que le projet occidental. Ce changement progressif de conjoncture mondiale se fait sentir dans le monde arabe. La guerre civile du Liban, et lintervention des troupes syriennes contre lOLP et le Mouvement national libanais de Kamal Jounblatt lt 1976, portent un coup dur tant au projet nationaliste arabe baathiste - discrdit - qu la gauche palestino-

    libanaise. La visite du Prsident gyptien Sadate Jrusalem en novembre 1977, enfin, tout comme la politique dInfitah (ouverture) conomique, mettent une fin dfinitive au projet nationaliste arabe nassrien et socialisant. La signature, le 17 septembre 1978, des Accords de Camp David entre Sadate et le Premier ministre isralien Begin, correspond un bouleversement profond du politique au Moyen-Orient. Les rgimes arabes se divisent. Le mouvement national palestinien, notamment, se sent trahi.

    De fait, lislam politique vient prendre la relve. Du trinme gauche, tiers-mondisme, islam, port par cette gauche maosante, seuls resteront finalement les deux derniers lments. Car la Rvolution iranienne, la seule rvolution populaire de masse dans la rgion sur une chelle historique, russit le tour de force de reprendre la gauche ses thmatiques classiques anti-imprialisme, division nord-sud, centralit de la figure de lopprim, tout en en islamisant lapplication. La propagande iranienne ne peut q u a t t i r e r , s e s d b u t s , n o m b r e d e rvolutionnaires en crise de perspective stratgique : elle se prsente elle-mme comme une rvolution dont la nature est dtre contre loppression, car il est du devoir du musulman daider lopprim. Sa nature dtermine laisse un impact sur les peuples non-musulmans. La Rvolution iranienne est en ralit une rvolution universelle contre loppression. Sa victoire a t promise. Elle est islamique, et pour cela, elle ne peut saccommoder du racisme, du systme de classes, du scularisme, du matrialisme, et de toute autre alination en ism 17 . Au dbut, la

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    17 A. EZZATI, The revolutionary islam and the islamic revolution, Ministry of Islamic Guidance, Islamic Republic of Iran, July 1981, p 13.

  • sduction est totale. La Rvolution iranienne est en effet perue comme une rvolution endogne et non occidentale. Dj, les intellectuels de la Brigade avaient commenc intgrer un corpus intellectuel non marxiste : Ali Shariati, et, plus en amont, Ibn Khaldoun. Ils combinent les concepts marxistes (le concept dhgmonie chez Antonio Gramsci) et les concepts khaldouniens18, notamment ceux dAssabiya (esprit de corps) et de Ghalaba (conqute, domination) : pour nous, ctait quoi le maosme, et le passage lislamisme : ctait lire notre histoire, pour la changer, lire notre culture, notre histoire, partir dappareils et doutils conceptuels quon pouvait faire nous-mmes par un retour au Turath (hritage), lhistoire, la pense islamique. On lisait Mao, Lnine, Gramsci, tous les marxistes, mais on a commenc aussi lire Ibn Khaldoun, en se posant la question de savoir comment utiliser ces concepts de manire heuristique, utile. On a rinvent un vocabulaire propre, avec la Ghalaba, la Assabiya, le concept de Moumanaa (rsistance, non-renoncement), de Hadara (civilisation.). (.). Tout cela nous a emmens peu peu vers Khomeyni, vers lislam, car Khomeyni, ctait un discours effectif, de masse, un discours populaire, qui faisait le lien entre le ct intellectuel et laspect populaire. 19 En 1979, un membre de la mouvance maosante, lui aussi sduit par lislam politique, Soheil al-Kashe, rsume cette vision dans un mmoire de Thse prsent lUniversit Paris VIII, sous la direction de Franois Chatelet : loppos de lintellectuel arabe moderniste, lveil islamique , que lauteur nhsite pas comparer

    la philosophie nietzschenne daffirmation de soi, doit permettre au monde arabe de se rapproprier son histoire : le discours de lveil islamique reprsente le terme de la contradiction qui soppose lorientalisme et son ombre, lintellectuel arabe moderniste. (.). Comment faire face la domination trangre, et affirmer lidentit arabe et islamique, non par raction lesclave saffranchissant par le ngatif mais par une action volontaire lislam, matre sappuyant sur une poque rvolue de matrise et de domination ? Laction volontaire ressuscite ici positivement le Moi islamique, tout en passant lAutre (loccident) sous silence. Cet Autre voit luniversalisme de sa culture contest. Al Khomeyni est la meilleure illustration de ce discours. 20

    Il faudra attendre la guerre Iran-Irak, mais aussi la quasi totale limination de la gauche marxiste et islamo- marxisante en Iran par Khomeyni, pour voir apparatre, chez certains, les premires dsillusions. Mais il est de la nature des rvolutions de manger ses enfants, sans pour autant cesser dagrger autour delles les rvolutionnaires fascins par la dimension historique de ce quils considrent comme un tremblement de terre rgional. Il en va de la Rvolution iranienne comme des autres : unanimisme, dsarroi, dchirures, et jeu dattraction-rpulsion.

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    18 Philosophe, historien et homme politique nord-africain de la seconde moiti du quatorzime sicle, Ibn Khaldoun est considr rtrospectivement, dans le champ des sciences humaines, comme un des prcurseurs de la science historique, voir mme sociologique. 19 Nazir JAIL, entretien avec lauteur, Beyrouth, 28 novembre 2006. 20 Souheil AL KACHE, Convaincre : discours de rpression, thse de Doctorat dtat en philosophie, sous la direction de Franois Chatelet, 29 novembre 1979, Universit de Paris VIII Vincennes.

  • Que retenir de lexprience des Brigades tudiantes et des Maos du Fatah ? Dabord, le primat du politique sur lidologique. Ou, plus prcisment, le primat des logiques nationalistes tiers-mondistes sur les idologies constitues. Le marxisme et le maosme ne furent pas adopts par fascination thorique, mais bien en raison de leur dimension pratique. Pourquoi le maosme ? Car il tait bien peru, une chelle mondiale large, comme un projet nouveau, endogne, de libration nationale, c'est--dire, pour lessentiel, dsoccidentalis. La recherche dune voie endogne de libration nationale, dun chemin propre, qui ne soit pas un simple copi-coll dun marxisme occidental considr comme non- effectif dans les socits du tiers-monde, encourage dans les annes 1960 et 1970 linspiration des modles chinois, vietnamiens, cubains de libration nationale. Linspiration maoste et vietnamienne se retrouve partout : dans le monde arabe, en Amrique latine, et jusquaux tats-Unis, dans le mouvement des Blacks Panthers afro-amricains qui brandissent le Petit Livre Rouge de Mao. Le passage du modle de marxisme asiatique lislam politique nest, dans ce cadre, pas une anomalie sauvage, bien au contraire : le modle de la Rvolution iranienne, pour nombres de militants arabes, sinscrit dans une totale continuit stratgique,

    celle dlaborer une voie effective, endogne, ancre dans un terreau social, culturel propre. De mme que le marxisme asiatique a invent une nouvelle manire de pratiquer le politique et la libration nationale, la Rvolution iranienne trace pour ces militants de nouvelles routes et de nouvelles inspirations, mieux adaptes, selon eux, aux conditions internes du monde arabo- musulman.

    Cest ainsi le nationalisme tiers-mondiste qui assure la transition du marxisme lislam. Dailleurs, les acteurs de cette poque reconnaissent en gnral que le modle rvolutionnaire iranien et son emprunt prcdrent la conversion interne et intime lislam : c'est--dire quil y eut dabord le politique, et ensuite la foi religieuse.

    Ce primat du politique, dans le temps, doit amener penser la singulire fonction mobilisatrice des religions dans lhistoire des luttes de libration nationale : lislam nen est quun exemple. LIRA irlandaise, mme socialisante, puisa une partie de son inspiration dans le catholicisme, lidentification religieuse devant aussi assurer la cohrence et la mobilisation dune communaut irlandaise saffrontant frontalement un adversaire qui ntait pas seulement britannique, mais aussi

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    Le populaire, le tiers-mondismeet la transcendance

  • protestant, le mouvement orangiste en Ulster ne manquant pas davancer aussi, pour sa part, une identit politico-religieuse anglicane. Lislam nest donc pas une religion politique per se : elle lest dans le cadre de conjonctures politiques prcises, ou elle sert de ressource politique mobilisatrice, principale ou secondaire, selon la dominante idologique de lpoque, et de Forme didentification et de solidarit21 centrale dans le cadre dun affrontement que les acteurs politiques dfinissent aussi comme une guerre nord/sud, centre/priphrie.

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    21 Emprunt Jean LECA, le concept de Formes didentification et de solidarit (FIS) a notamment t employ par Fawaz Traboulsi. Voir Fawaz TRABOULSI, Identits et solidarits croises dans les conflits du Liban contemporains, Thse dhistoire prsente lUniversit Paris VIII, sous la direction de Jacques COULAND, 1993. Selon Fawaz Traboulsi, les FIS peuvent se dfinir comme suit : Dans notre travail, nous nous sommes inspirs par, et avons largement puis sur, les riches possibilits du concept de Formes didentifications et de solidarit (FIS) labor par le Professeur Jacques Couland dans son sminaire de recherche anim autour du thme Peuple / tat / nation / classe dans lhistoire contemporaine des Arabes, et dans nombre de ses crits.(.) Nous prenons comme point de dpart lappartenance multiple de lindividu une combinatoire de formes didentification et de solidarit parce quil sagit de lindividu dans tous les cas qui ne sindividualise que dans la socit et dans des rapports sociaux - et suivrons la dynamique des articulations et relations dialectiques entre ces formes. (p. 4).

  • Ensuite, force est de constater limportance centrale donne au concept de peuple et de masse dans le discours des Maos du Fatah . Cet appel quasi mystique au peuple, le maosme le partage avec lislam rvolutionnaire. La Rvolution iranienne nest pas seulement perue par les militants de la gauche de Fatah comme un vnement anti-imprialiste majeur : elle est aussi, et dabord, une rvolution, c'est--dire un processus dans lequel les masses font irruption dans lhistoire, dune manire tout fait intempestive. Mounir Chafiq met en exergue cet aspect populaire de la Rvolution iranienne, et le populaire fait fonction ici de vritable lment dclencheur de la foi religieuse : il y a eu quelque chose quon a ressenti et qui tait nouveau : moi je lai ressenti profondment. Ctait que lislam tait l, et que lislam pouvait tre une source immense de rvolution, et une source vraiment populaire. Et l notre point de vue a vraiment chang, un niveau personnel. Et ce qui ma fait vraiment rflchir, ce nest pas la rvolution elle-mme, en Iran : ce sont les effets incroyables de la Rvolution iranienne sur

    les masses arabes et les masses palestiniennes. a ma touch, a ma troubl, ctait quelque chose de trs profond.22

    Dans la perception des acteurs, il y a donc en premier lieu le politique, avec laspect tiers-mondiste et anti-imprialiste de la Rvolution iranienne. Dans un deuxime moment viennent lirruption des masses , la mobilisation populaire, le peuple comme acteur politique et religieux. En troisime lieu surgit donc la conversion intime, conversion due cette vision magnifie du peuple mobilis et unanime. La comprhension de la conversion intime lislam ne peut faire lconomie de ces concepts conjugus dvnement23 et de peuple : comme toute rvolution, la Rvolution iranienne fait figure dvnement historique soudain venant faire bifurquer, pour les acteurs politiques, le cours dune histoire en train dtre perdue, celle de la guerre civile libanaise et des massacres confessionnels, et des dsillusions autour des modles de gauche et nationalistes arabes dans la rgion.

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    22 Mounir CHAFIQ, entretien avec lauteur, Beyrouth, 27 mai 2008. 23 Daniel Bensad dcrit la philosophie de lvnement chez Alain Badiou comme un lment qui tient en chec le calcul instrumental. Il est de lordre de la rencontre amoureuse (le coup de foudre), politique ( la rvolution), ou scientifique ( linvention). Son nom propre suspend la routine de lintervention, dans la mesure o il consiste prcisment forcer le hasard lorsque le moment est mur pour lintervention . In Daniel BENSAD, Alain Badiou et le miracle de lvnement, Sminaire Marx International, janvier 2007, texte disponible en ligne : http://semimarx.free.fr/IMG/pdf/BENSAID_Badiou_et_le_miracle_de_l_evenement.pdf

    La mystique du peuple en lutte

  • Mais lvnement ne suffit pas : un simple coup dtat naurait pas fait natre la conversion intime, intrieure. Pour que la conversion intime soit effective, il faut que cet vnement soit populaire , car le populaire est peru et compris comme la condition sine qua non de leffectivit dune pense ou dune idologie. Cest cette effectivit qui est la cause de ce qui sensuit : laffectivit, le fait dtre touch intrieurement . Il y a donc un mouvement ascendant en quatre temps pour les militants issus de la mouvance maosante : anti- imprialisme/ vnement rvolutionnaire/ porte populaire/ conversion intime lislam. Le marxisme ne peut lui-mme que construire ses reprsentations mobilisatrices sur limage du peuple en insurrection, car il est retors aux logiques conspiratrices : la polmique des marxistes, au dix-neuvime sicle, contre Auguste Blanqui et la logique du coup dtat socialiste nen est quun exemple. Le maosme, avec les concepts de guerre populaire et de ligne de masse , confrait en plus au peuple un rle capital dans la formation de la conscience politique dune avant-garde rvolutionnaire appele se fondre en lui. Pour les maos du Fatah , la Rvolution iranienne viendra donner concrtude ce peuple en attente, dsormais entr sur la scne de lhistoire moyen-orientale.

    Le passage lislam est donc la confluence de plusieurs logiques, dont la combinatoire ne cesse de surprendre et dinterroger : au carrefour de problmatiques tiers-mondistes et nationalistes en recompositions permanentes, et de projets hgmoniques changeants, du nationalisme arabe baathiste et nassrien dans les annes 1950 lislam politique rvolutionnaire aprs la Rvolution iranienne, en passant par le tiers-mondisme marxisant dans le sillage post-68 et d i m a g e s m o b i l i s a t r i c e s p u i s s a n t e s

    lvnement rvolutionnaire , la vision du peuple unanime, leschatologie messianique que porte en germe toute rvolution.

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  • Le passage de maostes, communistes, nationalistes arabes de gauche lislam politique, permet ainsi de sinterroger sur le lien singulier quentretient tout vnement rvolutionnaire avec la transcendance. La transcendance nest pas forcment la perspective lointaine dun au- del : en ce sens, la Rvolution iranienne ne diffre pas f o n d a m e n t a l e m e n t d a u t r e s p r o c e s s u s rvolutionnaires. Le soulvement rvolutionnaire, les acteurs de toute rvolution le dcrivent en terme mystique, car vnementiel, unique. La Rvolution iranienne, pour sa part, fait la diffrence, car elle affirme idologiquement sa transcendance, puisque la rvolution se dit officiellement dans des termes politiques et religieux.

    Rdiges dans les annes 1930, les Thses sur le concept dhistoire de Walter Benjamin, par larticulation thorique indite quelles firent entre messianisme judaque et vnement rvolutionnaire, posrent philosophiquement les jalons dune rflexion sur la correspondance entre lirruption messianique et la rvolution comme interruption de la continuit historique la continuit de la domination. Pour le messianisme tel quil le comprend ou plutt, invente il ne

    sagit pas dattendre le salut dun individu exceptionnel, dun prophte envoy par les dieux : le Messie est collectif, puisqu chaque gnration il a t donn une faible force messianique , quil sagit dexercer, de la meilleure faon possible. 24 Conjugu au tiers-mondisme de militants politiques forms dans lunivers de la Nakba25 palestinienne de 1948 et de la dfaite arabe de 1967 face Isral, lvnement rvolutionnaire quasi messianique luvre en Iran ne pourra quemporter, au moins pour un temps, ladhsion, plus seulement politique, mais aussi intime, de membres dune gnration politique orpheline jusque-l de modles rvolutionnaires endognes.

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    24 Michal LWY, Sept thses sur Walter Benjamin et la thorie critique , revue Variations, automne 2005. Article disponible en ligne : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article225825 La Nakba, la catastrophe , est le terme employ gnralement dans le monde arabe pour faire rfrence lexpulsion des Palestiniens en 1948.

    Transcendance et messianisme

  • Comme toute rvolution, celle dIran prendra fin, et sessoufflera, sur les dcombres de la guerre contre lIrak, des politiques rpressives, de la confiscation du politique et de lvnement r v o l u t i o n n a i r e . C e s t l e p r o p r e d e lvnement : celui, justement, de ntre quun vnement, temporaire. Que reste-t-il des espoirs des Maos du Fatah ? Lislam, dabord, mme sil nest plus entendu ncessairement comme rvolutionnaire. Bien peu sont revenus de leur conversion religieuse. Roger Assaf, chrtien converti lislam, fait part de ses dceptions rvolutionnaires, qui nont pas entach sa foi religieuse : Ctait une vision trs enthousiaste, la Rvolution iranienne. Au dbut. Jai assez vite dchant, parce que jai fait un voyage, jtais invit en Iran, Thran, en 1985, et jai trs vite trouv l-bas quelque chose dont javais horreur quand jtais marxiste, cest le dirigisme. La logique du parti, la pratique de tel ou tel, etc.Et curieusement, pas seulement par la pratique politique, mais en art, lart, la forme artistique, sont dcalqus en Iran presque sur ces rgimes marxistes, les mmes images, le sang, la violence, le nationalisme, la gloire des leaders, ctait la rptition de ce que nous avions dj vu. Je leur ai dit, aux amis iraniens, ils ont t choqus. Mais bon, il y avait aussi en Iran, au dbut, je ne sais pas maintenant, mais il

    y avait une possibilit douverture assez remarquable, de vraie dmocratie, chez certains. Moi par la suite, jai beaucoup cultiv personnellement ma connaissance de lislam, mais loin des mosques, loin des cheikhs, et loin des partis islamiques. Jai frquent les partis islamiques, trs peu, parce que je nai pas pu bien que beaucoup d in te l lec tue ls ic i massimilent eux. Bien sr que je rencontre le Hezbollah, je soutiens la rsistance du Hezbollah, mais aussi la rsistance dautres partis, certains sont communistes, dautres nationalistes. Mais bon, les partis islamiques, ils tiennent beaucoup moi, parce que cest important pour eux, un artiste, un chrtien qui est devenu un musulman, et qui dfend lislam. () Mais je veux garder une critique, une indpendance, je suis dabord un homme de thtre, pas un homme dappareil, thologique ou politique. Jai pris des distances26 .

    Comme Roger Assaf, certains Maos du Fatah quitteront peu peu laction politique : Saoud al-Maoula, Nazir Jail, Roger Nabaa, Soheil al-Kash Dautres, comme Mounir Chafiq, ou Anis Naqache, privilgieront la lutte nationale, qui, mme si ampute dune dynamique rvolutionnaire, sera incarne pour eux par les partis islamiques, en premier lieu le Hezbollah libanais, le Mouvement du Jihad islamique en

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    26 Roger ASSAF, entretien cit.

    Les parcours clatsde laprs- conversion

  • Palestine et le Hamas. Lexprience de Khalil Akkaoui, Tripoli, a elle aussi disparu : lassassinat du leader tripolitain au dbut 1986, probablement par les services syriens, marquera la fin de lislam des pauvres dans le quartier populaire de Bab at-Tebban, et des Comits des Mosques et des quart iers de Tripoli , continuation de la Rsistance populaire. Bab at-Tebban est dsormais ampute du soutien palestinien, lOLP tant dfinitivement expulse du Liban partir de 1984, aprs les affrontements e n t r e l a r m e s y r i e n n e e t l e s f o r c e s palestiniennes. La connexion palestino-libanaise, pilier des Utopies concrtes rvolutionnaires de 1969 1984, disparaissant, les acteurs politiques se dispersrent. De fait, une poque prit fin. Ligne de masse et islam populaire rvolutionnaire svanouirent peu peu. Pour les acteurs de la Brigade tudiante du Fatah, Khalil Akkaoui symbolisera aussi les succs et les checs dune mouvance disperse.

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  • La dispersion se joue selon trois modles : le premier modle est celui de lindpendance et de la distance lacteur pense que le champ politique ne lui laisse plus de marge daction, le Liban tant satur de logiques qui le dpassent, avec la prsence dacteurs tatiques (Syrie, Iran, Isral, tats-Unis) directs et indirects, et il se retire dans ce cas dans une posture intellectuelle critique, gardant le plus souvent lislam comme pratique personnelle, et nexcluant pas dautres rfrences que la rfrence islamique. Cest le cas de personnages comme Roger Assaf ou Saoud al-Maoula. Le deuxime modle est celui de lengagement politique continu. Il y a l une forme parfaite de pragmatisme : pour Anis Naqache ou Mounir Chafiq, lespace politique est dsormais un espace islamique, et lislam traduit le nationalisme. La foi religieuse est l, bien prsente, mais en plus delle, il faut continuer la lutte, quel que soit lchec ou la russite des modles islamiques. Lislam comme force idologique et symbolique mobilisatrice permet la continuation de lagir politique. Le troisime cas, plus rare, plus tragique aussi, est celui de la disparition, ou du martyr. Khalil Akkaoui est la quintessence de ce modle : en un sens, le martyr

    constitue la fin logique dune impossibilit, dun rve avort. Khalil Akkaoui, maoste, islamiste ? Oui, mais aussi et surtout figure de lanti-politicien : Khalil tait devenu aussi puissant quincontournable. Comme Kamal Joumblatt, le leader du Mouvement national assassin en 1977 pour avoir tent de transgresser lquilibre ncessaire la perptuation de la guerre civile, Khalil fut assassin, car il transgressait limage du politique. Il savait quil tait trs menac, mais considrait lexemple plus important que t o u t e t a c t i q u e .27 . L a d i s p e r s i o n e t lindpendance intellectuelle, mme si parfois relative dans un pays comme le Liban, la continuation de la lutte et la permanence de lagir politique, le martyre et la disparition par thique et refus des logiques tactiques et instrumentales, la foi islamique perdurant gnralement dans les trois cas : telles furent, le plus souvent, les voies empruntes, parfois malgr eux mais cest l aussi la logique du politique, le malgr que par les anciens Maos du Fatah .

    Trente ans aprs, la gauche maoste nexiste plus. La Rvolution iranienne a laiss place des logiques tatiques et nationalistes, mme si le discours tiers-mondiste reste lun des piliers du

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    27 Nahla CHAHAL, La tourmente et loubli , in Confluences Mditerrane, ditions lHarmattan, printemps 1996, p 155.

    La dispersion:distance, pragmatisme et martyre

  • rgime. De thologie islamique de la libration, sur le modle latino-amricain, il ny eut pas. La gauche mondiale se remet difficilement des checs sovitiques, chinois, et mme sociaux-dmocrates, et cherche dans de nouvelles expriences, altermondialistes, mais aussi latino-amricaines le socialisme bolivarien ses nouvelles voies. Un paysage politique a chang, une nouvelle conjoncture politique historique sest sans doute ouverte. Les affinits lectives entre lislam et le nationalisme de gauche dans le monde arabe sont-elles pour autant termines ? Rien nest moins sr, mme si les modes sont diffrents.

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  • En 2006 et 2007, un site dinformation, de dbats et danalyses islamiques, Oumma.com, a consacr une large srie darticles la thologie islamique de la libration28. Relectures de Ali Shariati et du thoricien algrien Malek Bennabi, et mme du fondateur de la Katiba at-Tullabiya, Mounir Chafiq, comparaison avec les thses de Franz Fanon : le dbat se situe maintenant, et de manire trs intressante, au sein mme des cercles islamiques europens. Des dbats qui ne sont pas sparer, l aussi, des nouvelles dynamiques luvre : rencontres entre des partis islamiques venus du Moyen-Orient et la mouvance altermondialiste dans les Forums sociaux mondiaux et europens, confrences communes au Caire et Beyrouth29, interaction entre des milieux associatifs musulmans europens, militants altermondialistes et partis islamiques plus traditionnels. La question dune thologie islamique de la libration se reposerait-elle, aprs les tentatives labores, en filigrane, au Liban, mais aussi dans les thories

    dveloppes par lIranien Ali Shariati, traducteur de Franz Fanon en persan, ou de lgyptien Hassan Hanafi30 ?

    Au contraire de lAmrique latine, la rencontre entre la religion et la gauche ne se pose cependant pas historiquement de la mme manire au Moyen-Orient et dans le monde musulman. Lexprience des Maos du Fatah en est un exemple rvlateur. Les rapports entre la gauche et lislam et a fortiori lislam politique sont des rapports contraris dattraction-rpulsion, un je taime moi non plus , toujours relis par la question nationale et tiers-mondiste, mais aussi dchirs par une ralit historique o lislam politique sest retrouv trs tt en opposition avec une gauche et un mouvement nationaliste arabe un temps hgmonique. Cest une premire diffrence avec lAmrique latine : la gauche et lislamisme, cest aussi une histoire de luttes violentes et incessantes, et pas seulement de passages et de transversalits. Cela complique lapparition dune

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    28 Voir notamment larticle de Mohamad Tahar Bensaada sur Mounir Chafq : La thologie de la libration de Mounir Chafq, http://oumma.com/La-theologie-de-la-liberation-de,240129 Depuis 2001, un certain nombre de confrences communes se sont tenues entre des partis islamiques, de gauche arabe, et de la mouvance altermondialiste, notamment au Caire, avec la Confrence anti-guerre et anti-globalisation, annuelle, et Beyrouth, avec la Confrence internationale de solidarit avec la rsistance, lappel du Hezbollah et du Parti communiste libanais, en novembre 2006. 30 Hassan Hanafi est un philosophe gyptien, proche de la mouvance islamique, thoricien, la fin des annes 1970, de la Gauche islamique, al-Yassar al-islami, nom dune revue dirige par lauteur, et lexistence phmre un seul numro.

    Une thologie islamique de la libration? La gauche et lislam,ou le je taime moi non plus

  • thologie islamique de la libration proprement parler. Ancien membre de la direction du FPLP, reprsentant pendant quelques annes de lorganisation marxiste rvolutionnaire Cuba, Salah Salah rappelle que lexprience de la thologie de la libration en Amrique latine est une exprience trs fructueuse, mais aussi trs particulire. (.) La thologie de la libration latino-amricaine nest pas tout fait transposable ici. La base pour rparer cette sparation entre les uns et les autres ce nest pas linvention dune thologie de la libration islamique transpose ici de manire abstraite, sur le modle latino-amricain. La solution rside plutt ici, pour dpasser le mauvais passif, dans la recherche continue de consensus politiques autour de la question nationale et de la rsistance. Il faut crer des cadres larges de travail commun, contre lennemi commun, contre les processus coloniaux et imprialistes, cest ltape actuelle. Mais sur un deuxime niveau, sur le plan des partis politiques une poque, dans les partis de gauche et dans les partis nationalistes, il est vrai quune des manires de prouver sa foi, chez certains militants, communistes, ou nationalistes, ou sculiers, sa manire de prouver tout cela, ctait de cracher sur la religion, dtre athe, une manire de dire que si on est athe, on est forcment progressiste, que progressiste induit dtre contre la religion. a a t une erreur, en un sens, je pense, car la gauche et le mouvement nationaliste et progressiste devraient bien videmment prendre en charge la question religieuse, mieux quils ne lont fait. 31

    Le dbat sur la thologie islamique de la libration serait-il au final un faux dbat ? Oui et non. Oui, dans le sens o il est impossible, ou

    prtentieux, de vouloir copier des modles historiques et thoriques en les transposant dun espace lautre. Non, dans la mesure o les rapports entre la gauche et lislam ont t des rapports certes contraris, mais bien rels. Une dernire fois, posons-nous la question : quelle est la signification de cette exprience si particulire, celle des Maos du Fatah ? Lexprience tripolitaine de Khalil Akkaoui et de lislam rvolutionnaire des pauvres ntait-elle quune tentative programme pour lchec, ou son existence mme prouve-t-elle au contraire la pertinence de la question dune thologie de la libration en filigrane ?

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    31 Salah SALAH, entretien avec lauteur, Beyrouth, 20 aot 2007.

  • En somme : pourquoi parle-t-on justement de filigrane ? Lexprience des Maos du Fatah se situait entre un dj-plus et un pas-encore. La dynamique tiers-mondiste de gauche commenait sessouffler. La dynamique islamique, elle, semballait . Leffet de conjoncture est vident : lislam apparat, lpoque, comme une idologie effective lheure des espoirs tt enterrs. Les Maos du Fatah , dans ce cadre historique, ne pouvaient, pour beaucoup, et selon la logique de la ligne de masse, que basculer. Au-del de leffet de conjoncture rside un autre lment : les Maos du Fatah ntaient pas des intellectuels livresques, mais des intellectuels organiques, pour beaucoup, c'est--dire immergs dans la politique comme pratique. Lheure tait celle de la guerre civile. Khalil Akkaoui tait dabord un leader de quartier. Il fallait tout grer en mme temps : la guerre, les milices, les lectures, la thorisation. Labsence dun vritable corpus thorique pouvant dgager une thologie de la libration est logique : les impratifs intellectuels se conjuguent, dans le temps, aux impratifs militaires, miliciens et politiques.

    La thologie de la libration en filigrane se jouait sur deux plans : le plan populaire la rencontre entre la gauche et lislam a dabord t vcue

    comme un retour au peuple et le plan idologique une rencontre thorique esquisse entre un islam conu comme un islam des p a u v r e s e t u n e t r a d i t i o n m a r x i s a n t e dsoccidentalise. Ce qui devait assurer la cohrence du tout , la contradict ion principale , selon le vocable maoste: la question nationale. Cette rencontre eut bien lieu, et tt avorta, sacrifie sur lautel de logiques politiques inscables.

    Elle claire cependant deux points : dabord, lislam politique est bien plus pluriel dans ses origines quon ne le crot. Il tire son histoire, aussi, des expriences politiques qui lont prcd, et des cadres et militants politiques aux parcours diversifis qui lont rejoint. Il ne vient pas ex nihilo. Lespace politique islamique possde son propre parcours, certes, avec lexprience des Frres musulmans en gypte, du Parti ad-Dawa en Irak, des cercles religieux islamiques autour de lAyatollah Khomeyni. En mme temps, il croise dautres parcours politiques : ceux dune partie de la gauche qui y bascule, ceux du nationalisme arabe, notamment nassrien, qui, dans lambigut fondatrice quil garde entre nationalisme et islam, prpare dj, comme le rappelait le sociologue Olivier Carr, dans les segments mdians 32 entre

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    32 Voir notamment louvrage de Olivier Carr, Lutopie islamique dans lOrient arabe, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1991.

    Une thologie de la librationen filigrane?

  • nationalisme et islam, le dveloppement dun islamisme fort.

    Ensuite, la question dune thologie islamique de la libration est une question non rgle : elle nexiste pas et na jamais exist proprement parler, mais la multiplication des tentatives desquisses interroge toujours sur sa pertinence. Lexprience maos Tripoli et au Sud-Liban fait office, peut-tre, dutopie concrte non ralise thoriquement, et trop tt islamise pour faire office de vritable synthse entre marxisme tiers-mondiste et islam rvolutionnaire. En dfinitive, il nest pas possible de transposer le modle sud- amricain sur le Moyen-Orient : cela relverait dune imagination rtrospective et fantasme. Mais en mme temps, oublier les expriences concrtes et historiques luvre reviendrait luder une question qui, dans ses tentatives inabouties mais rptes, ne cesse dinterroger le politique et le religieux, la gauche et lislam, dans leurs rapports contraris.

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  • La crmonie daccueil des prisonniers libanais en Isral, organise par le Hezbollah dans le sud de Beyrouth le 16 juillet 2008, loccasion du processus dchange de dtenus et de dpouilles de combattants entre Isral et le Hezbollah, offre un bon exemple de ces affinits lectives l uvre . En un processus t range de renversement rhtorique, le doyen des prisonniers arabes, Samir Qantar, un nationaliste de gauche ayant effectu en 1979 une opration arme dans le nord dIsral sous la bannire du Front de libration de la Palestine (FLP)33, clbre devant une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes les vertus du Hezbollah et de ses dirigeants : plus trange, aucun moment de son discours, il ne fait rfrence aux autres factions politiques. Ni le Parti communiste libanais, dont on le disait proche, ni les factions laques palestiniennes. linverse, et de manire

    peut tre moins surprenante, quelques minutes plus tard, le secrtaire gnral du Hezbollah, Hassan Nasrallah, met en exergue lensemble des factions palestiniennes et libanaises ayant particip la lutte arme contre ltat isralien, en Palestine et au Sud-Liban : lorsque Samir Qantar est parti il y a trente ans, le Hezbollah nexistait pas encore ; lorsque la dirigeante Dalal al-Moghrabi34 sest leve pour son action arme, le Hezbollah ntait pas encore n. (.). Ainsi, le projet de la rsistance est un projet uni, le mouvement de la rsistance est un seul mouvement, son chemin est uni, son destin est uni, nombreux sont ses partis, ses factions, ses confessions et ses dogmes. Nous affirmons que les mouvements de la rsistance dans cette rgion, et plus particulirement en Palestine et au Liban, sont des mouvements complmentaires et continus, qui accumulent leurs expriences et

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    33 Samir Qantar a pass trente ans dans les prisons israliennes. Condamn une peine vie par un Tribunal isralien layant reconnu responsable de la mort de quatre personnes, dont trois civils, lors de lopration arme effectua en 1979, lge de 17 ans, Naharia, au nord dIsral, il sera libr en juillet 2008 avec trois prisonniers du Hezbollah, dans le cadre de lchange de dtenus et de dpouilles entre Isral et le Hezbollah, sous mdiation allemande. 34 Ne en 1958 dans le camp de rfugis de Bourj al Brajneh, au Liban, Dalal Moghrabi tait membre du Fatah palestinien. Elle mne le 11 mars 1978 une opration arme en Isral, lopration Kamal Adouan, du nom dun leader de lOLP assassin par Isral. La prise en otage dun bus militaire isralien aboutira la mort de Dalal al- Moghrabi, de huit de ses compagnons, de trente- six soldats israliens, et plusieurs dizaines de blesss. Le corps de Dalal al-Moghrabi a t restitu sa famille le 16 juillet 2008, loccasion de lchange de prisonniers et de dpouilles entre le Hezbollah et Isral.

    Retour de lidologie implicite:le discours de non-renoncement

  • leurs sacrifices, pour la ralisation dun mme objectif, la libration de la terre, des hommes et des lieux saints. (.)Nous nous souvenons de tous les sacrifices des rsistants libanais, palestiniens et arabes, nationalistes, islamistes, panarabes, de tous les courants intellectuels et de toutes les organisations. (.) La vraie identit des peuples de notre rgion, son identit profonde et continue, cest celle de la rsistance, de la volont de rsister, de la culture de la rsistance, du refus de loccupation et de la soumission, de loppression, quelque soient les opprims et les oppresseurs, les dominants. Cest pour cela que vous trouverez durant des dcennies ce drapeau de la rsistance toujours port, il passe des mains dun groupe un autre groupe, dune organisation une autre organisation, dun parti un autre parti. Le nom de ces organisations et leurs natures sont juste des manifestations superficielles, car la vraie nature de cette nation est celle de la rsistance et du refus de linjustice et des oppresseurs.35 Ainsi, le concept de rsistance fait office de ciment idologique unificateur entre lislam politique et le nationalisme lac. Dautres questions font dsaccords, bien entendu, et seront souvent volontairement attnues par les acteurs : la question sociale, les formes de la dmocratie, celle de la lacit, les questions de genre et de sexualit. Mais elles ne constituent pas le centre de lespace stratgique du politique dans la rgion. Elles ne sont pas absentes, mais elles ne f o n t p a s b o u g e r l e s l i g n e s d e f o r c e stratgiquement : tout au plus tactiquement. Depuis la dclaration Balfour de 1917 et la cration dun Foyer national juif en Palestine, et la fin de lEmpire ottoman en 1924, lespace politique moyen-oriental est polaris par une

    question nationale et identitaire inacheve et incertaine. En somme, ce sont, dans le discours des acteurs, la dimension nationaliste et rsistante , la division verticale entre des dominants colonisateurs et des domins coloniss , le jeu centre/priphrie nord/sud , qui, trente ans aprs, tracent encore les traits de continuit et de convergence entre lislam politique, le nationalisme arabe et la gauche radicale, et dessinent la vritable idologie implicite continue luvre dans des secteurs non ngligeables du spectre politique moyen-oriental.

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    35 Nasrallah : li al Niqash alan istratagi li at Tahrir wa ad Difaa ( Nasrallah: pour une discussion stratgique immdiate pour la libration et la dfense), quotidien Al Akhbar, Beyrouth, Liban, 17 juillet 2008.

  • Lexprience de la Brigade tudiante dessinait en filigrane un communisme musulman : au final, cest lislam qui aura surdtermin la dynamique globale. Mais ce mme islam politique, aujourdhui, retrouve le prsuppos idologique implicite de base : il construit sa lgitimit, non plus seulement sur lislam, mais sur un discours appuy sur les doubles concepts de Mouqawama (rsistance) et de Mumanaa (refus, non-renoncement)36, ces mmes concepts qui sont historiquement partags communment, des islamistes aux nationalistes arabes, en passant par l a g a u c h e m a r x i s t e . S i l v n e m e n t rvolutionnaire messianique disparat, reste le discours de Mumanaa, traversant de part en part les autres idologies : en somme, plutt que de parler dune thologie de la libration, il serait plus exacte de parler dune thologie de la Mumanaa : avant de se librer vers lislam,

    vers le socialisme, vers lunit de la nation arabe ou en labsence dutopies concrtes rellement mobilisatrices en vue dune libration , le discours de non-renoncement doit assurer lunit idologique et identitaire implicite ou explicite, dans le discours de Hassan Nasrallah, par exemple dune rgion marque aujourdhui par des phnomnes de dsintgrations sociales et communautaires. En un sens, cela reste plus proche de Franz Fanon que de lAyatollah Khomeyni ou de Karl Marx. Et de ce point de vue l, mme aprs la disparition temporaire ? des messianismes rvolutionnaires de la fin des annes 1970 qui se cherchaient quelque part entre Pkin, Saigon, Thran et Jrusalem, rien na chang.

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    36 Nous reprenons cette double conceptualisation Mouqawama et Mumanaa Roger Nabaa. Lancien fondateur de la mouvance maosante, au ct de Mounir Chafiq, sest aujourdhui retir de la vie politique libanaise, comme nous lavons soulign. Contrairement nombre de ses camarades, il ne sest jamais converti lislam, ni lislam politique. Il mne aujourdhui une activit universitaire et danalyste politique. Nous nous appuyons ici sur son article paru dans le quotidien al-Akhbar du 6 septembre 2006, Pourquoi des symboles en temps de dtresse ? , traduit en franais et mise en ligne sur le site al- Oufok : http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=3599.Du point de vue de Roger Nabaa, lunit du discours idologique rgional est assure par une double Mumanaa : une Mumanaa qaoumi, nationaliste, et une Mumanaa islami, islamique. La premire trouverait sa correspondance dans les figures de Yasser Arafat et de Gamal Abdel Nasser, tandis que la seconde serait reprsente par Khomeyni. La figure de Hassan Nasrallah, au Liban, ferait une sorte de synthse historique des deux Mumanaa, nationaliste et islamique. Mais, islamique ou nationaliste, la seule effectivit du discours politique, pour Roger Nabaa, ne peut tre assure que par ce seul concept de Mumanaa, de refus, qui surdtermine les autres lments. En somme, cest la Mumanaa qui est condition de toute Ghalaba, conqute, domination, ou de toute hgmonie politique.

    Une thologie dunon-renoncement?

  • La parole est maintenant laisse ici deux figures de la Brigade tudiante, qui ont toutes deux effectu un passage progressif lislam politique la fin des annes 1970. Lcoute de leur discours devrait permettre de mieux saisir les volutions progressives qui ont conduit lislam politique, en partant du marxisme rvolutionnaire tiers-mondiste. Mounir Chafiq, chrtien palestinien converti lislam, a t membre du Bureau de planification de lOLP, et de la direction du Fatah, et lun des animateurs de sa tendance de gauche au cours des annes 1970. Il est le principal concepteur de la Brigade tudiante du Fatah. Proche du numro deux de lOLP, Abou Jihad37, il a galement t, dans les annes 1980 lun des inspirateurs des Brigades du Jihad islamique en Palestine38, un mouvement arm intgr, ses dbuts,

    dans Fatah. Il reste une figure importante du paysage intellectuel et politique palestinien et arabe, et prside aujourdhui la Confrence nationaliste et islamique (CNI)39, qui runit rgulirement la quasi-totalit des partis politiques islamistes et nationalistes arabes. Fondateur de la revue al-Mouazin, publie Beyrouth, il reste une rfrence pour la mouvance islamique et nationaliste.

    Saoud al Maoula est libanais, aujourdhui Professeur lUniversit libanaise, et membre du Conseil arabe pour le dialogue islamo-chrtien et du Conseil suprieur chiite. Proche de lImam Chamseddine40, il sest largement loign du Hezbollah libanais, dont il a t membre jusquen 1988, et o il occupa notamment la fonction de rdacteur en chef de la

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    37 Khalil al Wazir, de son pseudonyme Abou Jihad, fut lun des fondateurs du mouvement palestinien Fatah, en 1959. Il deviendra le numro deux de lorganisation et de lOLP, et sera coordinateur, notamment, de sa branche militaire. Il sera assassin en 1988 par un commando isralien Tunis. 38 Dans le champ des sciences sociales en occident, seul peut-tre Jean-Franois Legrain a not lintrt de lexprience des Brigades du Jihad islamique pour la comprhension de lislam politique nationaliste en Palestine dans les annes 1980. Voir notamment le chapitre consacr aux Brigades du Jihad islamique dans Internet et histoire : les Brigades des Martyrs dal-Aqsa, http://www.mom.fr/guides/aqsa/aqsa038.htm#Heading34439 La Confrence nationaliste et islamique a t fonde en 1994, Beyrouth, linitiative du Centre dtudes pour lunit arabe. Elle runit, intervalle rgulier, lensemble des organisations nationalistes arabes et islamistes, dans le but dtablir des stratgies communes entre les deux tendances. 40 Proche de lImam Moussa Sadr, lImam Mohammad Chamseddine a prsid le Conseil suprieur chiite libanais aprs la disparition du fondateur du mouvement Amal, en 1978. Il est dcd en 2002. Le Conseil suprieur chiite avait t fond par Moussa Sadr en 1967. En gnral, il est considr que lImam Chamseddine tait oppos au mouvement chiite Hezbollah. Lopposition entre le Hezbollah et lImam Chamseddine autour de lhritage de lImam Moussa Sadr, fondateur du Mouvement des dshrits en 1974, et dont Amal constituait au dbut la branche arme, est capitale, dans la mesure o Moussa Sadr fait figure de premier vritable leader politico-communautaire des chiites du Liban.

    Deux parcours:Mounir Chafiq et Saoud al-Maoula

  • revue al-Wahda al-islamiya (lUnit islamique). Cest un ancien militant de la Brigade tudiante du Fatah, quil intgra aprs un court passage lOrganisation daction communiste au Liban (OACL) en 1969, et au Noyau du peuple rvolutionnaire (NPR).

    Mounir Chafiq41

    Pourquoi avoir lanc la Brigade tudiante du Fatah au cours des annes 1970 ?

    La cration de la Brigade tudiante, ctait la dfense de la Palestine et des intrts arabes, des peuples arabes. Certains te diront ce quils voudront : que ctait maoste, que ctait pour la rvolution socialiste, puis que ctait une synthse entre la gauche et l islam, ou tout cela la fois. Mais moi, de mon point de vue danimateur de ce courant, la Brigade tudiante, ctait crer un courant qui soit contre la nouvelle tendance de Fatah acceptant la partition de la Palestine et renonant la perspective dun seul tat. Ma vision politique na pas chang pendant cette priode. Cest une position fonde sur quatre principes : libration de la Palestine, rsistance, rvolution, unit arabe. En 1973, le Fatah a adopt une ligne politique contre ses positions originelles. La Brigade se plaait contre cela. Pour moi, la Katiba devait reprsenter la ligne historique de lOLP de 1969. Donc aprs, tu ne peux pas dire quon tait maoste comme cela. On lisait Mao, on sinspirait de Mao, mais aussi de lexprience vietnamienne, cubaine, dautres expriences. C'est--dire quil ne faut pas simaginer quil y a eu quelque chose comme un parti maoste pendant cette priode, comme les partis maostes en Turquie par exemple, ou en Europe, avec les portraits de Mao, et tout cela, cette imagerie. Ce ntait pas notre vision. On a pris dans Mao ce qui nous convenait le plus, ce qui nous servait : le concept de guerre populaire, et celui, trs important, de ligne de masse. La guerre populaire et la ligne de masse, dans ce sens, permettent de dire quon tait maoste. Mais dans ce sens seulement.

    Je considrais lpoque quil fallait trouver une formule de libration, au sein du mouvement national palestinien, une formule qui cherche autre chose que le modle sovitique : lURSS a favoris le plan de partition de la Palestine de 1948. Donc, pour moi, lURSS reprsentait un danger pour les intrts nationaux palestiniens. La Brigade ne pouvait donc tre prosovitique. Je peux dire quelle et moi, on voyait lUnion sovitique et les USA comme des adversaires pour la rsistance palestinienne et arabe. Ca nempchait pas quon pouvait avoir des alliances avec lURSS contre les USA, mais je nai jamais eu confiance dans lexprience sovitique. Nous ntions pas des marxistes prosovitiques. Jamais. Cest peut-tre pourquoi on a dit quon tait maoste. Contre lURSS Mais en tout cas, lide fondamentale, pour moi, ctait de trouver une voie propre, en sinspirant dexprience comme la Chine ou le Vietnam, et dfendre une ligne politique : Palestine, rsistance, rvolution, unit arabe.

    Cette critique de lUnion sovitique sinscrivait-elle dans la vague post- 68, avec le mai franais, lexprience vietnamienne, le Printemps de Prague, et les nouvelles gauches apparues lpoque ?

    Oui, linspiration venait aussi des luttes de libration nationale, et des nouvelles gauches en dehors du paradigme sovitique. Le marxisme asiatique, chinois et vietnamien, tait intressant pour cela : ctait un marxisme adapt la socit asiatique, moins occidentalis, cest pour cela que a nous intressait. Je te le rpte : mon problme, ctait comment faire aboutir ces quatre revendications : unit arabe, rvolution, Palestine, Rsistance. LURSS ne pouvait tre notre modle, elle tait une part de ce systme imprialiste au fond, elle avait favoris lexpulsion des Palestiniens en 1948, elle tait pour la nouvelle partition sur les frontires de 1967. Or, nous, dans la Brigade tudiante, on voulait faire revivre le Fatah des annes 1960, pour lunit de toute la Palestine, contre la partition de la Palestine en deux tats.

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    41 Les deux entretiens reproduits ici sont des extraits de plus longs interviews raliss dans le cadre dun travail de thse de doctorat. Lentretien avec Mounir Chafiq sest tenu Beyrouth le 27 mai 2008. Une partie de cet entretien sest fait avec Thomas Sommer-Houdeville, doctorant en tude politiques lEHESS et lUniversit libanaise. Lentretien avec Saoud al Maoula sest tenu Beyrouth le 27 mars 2007.

  • Quel a t limpact de la Rvolution iranienne sur la Brigade tudiante du Fatah, et plus largement, sur la gauche libanaise et palestinienne ?

    La Rvolution iranienne a provoqu une trs grande adhsion dans la gauche, et dans le nationalisme palestinien, ses dbuts, car elle tait perue comme une rvolution anti-imprialiste.

    Il y a donc deux dimensions : une dimension politique, et une dimension personnelle, subjective.

    La dimension politique dabord : il faut voir les choses dun point de vue historique, par rapport aux changements de rapports de force dans le cadre mondial. En 1975, tu as la victoire du mouvement national vietnamien. Elle signe une trs grosse perte historique pour les Amricains. a a t un encouragement pour tous les mouvements de gauche, pour les Palestiniens, pour nous, au Liban, au Moyen-Orient. Et partout ailleurs. Et les Sovitiques ont pu tre alors loffensive. En Asie, au Moyen-Orient, au Mozambique, Angola, en Afrique, en Amrique latine, les Sovitiques sont alls loffensive, et le Prsident Carter ne pouvait pas les contrer. Mais en 1979, il y a deux vnements dampleur qui viennent brouiller cette bipolarit URSS/USA : linvasion sovitique en Afghanistan, et la Rvolution iranienne. Linvasion s o v i t i q u e m o n t r e q u e l a q u e s t i o n d e lautodtermination des peuples est en ralit secondaire pour les Sovitiques. La Rvolution iranienne, elle, montre quil peut y avoir une voie anti-imprialiste en dehors du jeu des deux blocs URSS-tats-Unis. La force de la Rvolution iranienne, cest davoir rompu avec cette bi-polarit historique, cest davoir t une nouvelle voie pour les opprims. Cest comme cela que beaucoup de cadres politiques comme moi ou dautres lavons perue. Parce que la force de la Rvolution islamique, cest davoir t une rvolution populaire, davoir parl au cur des masses. Ctait la premire fois quil y avait une rvolution de cette ampleur dans la rgion. La Rvolution iranienne, cest lislam qui revient dans lhistoire, dans une histoire dont on avait voulu le chasser, mais quon a jamais russi vraiment chasser. La Rvolution iranienne est la preuve que lislam tait toujours l, prgnant. Ensuite, la Rvolution iranienne a dtruit lun des plus importants soutiens des USA et dIsral dans la rgion. Ctait un sisme politique. Cest pour cela que tous les leaders nationalistes sont partis en Iran voir Khomeiny aprs la rvolution, dont Yasser

    Arafat, qui a fait une arrive triomphale Thran. On percevait que a allait changer le rapport de force dans la rgion. Cest parce que la Rvolution iranienne venait directement servir notre lutte de libration palestinienne, sa libration, sa rsistance, que nous avons vraiment adhr son message. Mon ide premire restait la Rvolution palestinienne, et politiquement, la Rvolution iranienne venait aider notre rvolution.

    partir de cette dimension politique est ne la dimension personnelle. Il y a eu quelque chose quon a ressenti et qui tait nouveau : moi je lai ressenti profondment. Ctait que lislam tait l, et que lislam pouvait tre une source immense de rvolution, et une source vraiment populaire. Et l notre point de vue a vraiment chang, un niveau personnel. Et ce qui ma fait vraiment rflchir, ce nest pas la rvolution elle-mme, en Iran : ce sont les effets incroyables de la Rvolution iranienne sur les masses arabes et les masses palestiniennes. a ma touch, a ma troubl, ctait quelque chose de trs profond.

    La Rvolution vietnamienne, par exemple, a eu une grande porte politique au Moyen-Orient, sur notre politique, sur notre vision, nos mthodes, sur les cadres politiques. Mais elle na pas touch les masses, un niveau populaire, les masses soutenaient les Vietnamiens, mais je ne parle pas de soutien, je veux parler de quelque chose qui te touche. La Rvolution iranienne, ctait plus que du soutien : a a t une vritable adhsion dans les masses populaires. Quelque chose qui a touch lesprit et le cur des masses populaires arabes et des plus pauvres. Et cela, ctait tout fait nouveau. Et laspect islamique permettait une adhsion totale, une sympathie immdiate, quelque chose dans lesprit et le cur, qui nest plus seulement politique, et qui nest pas idologique.

    Mais est- ce quil y a une continuit entre les concepts marxis tes que vous employiez auparavant, et votre adhsion la Rvolution islamique ?

    Oui, bien sr. Si je dois rsumer tout cela, cest travers deux concepts marxistes. La premire chose qui a jou un rle, cest ce concept trs important, maoste, de ligne de masse. Cest un concept que je nai jamais abandonn. Ctait ma ligne, et cest ma

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  • ligne, pour mener et aider la rvolution et la libration. Dans ce sens, jtais maoste, mais ce concept a favoris ma connaissance de lislam, louverture sur autre chose. Moi je connais des gens qui se moquent de ce concept, et qui disent : vous avez adopt la ligne de masse, et aprs, vous tes devenus comme les masses . Le problme, cest que dans ce discours contre nous, il y a cette ide que les masses sont arrires. Et que lislam des masses populaires conduit larriration. Moi, la ligne de masse, a ma aid redcouvrir une culture et un fond civilisationnel historique, lislam. Et je crois que la ligne de masse, dcouter les masses, de ne pas les mpriser dans leurs sentiments et leurs vcus, ctait trs important. Et l aussi, tous ces marxistes dogmatiques, aujourdhui et hier, ils se contredisent compltement sur le fond : si tu es vraiment marxiste, tu juges sur pice. Sur le politique. Or, beaucoup jugent sur une vision idologique de lhistoire, et sur des catgories a priori, en fondant des prsupposs : la religion cest lopium du peuple, et le contraire cest de lmancipation. Ils se disent matrialistes, mais ils ne le sont pas pour un sou. Pour moi, il y a aujourdhui des islamistes qui sont bien plus politiques et matrialistes, en un sens, que nombre de marxistes.

    La deuxime chose, cest que je pense quon a essay vraiment dcouter ce que nous dit le marxisme dune manire diffrente. Que veut dire cette ide centrale que lavant-garde rvolutionnaire doit tre laccoucheuse de lhistoire ? Je crois que le mouvement islamique au Liban et en Palestine a essay daboutir un autre concept davant-garde. Une avant-garde qui ne soit justement quune accoucheuse. Lorsque la sage-femme aide lenfant venir au monde, elle ne fait justement que laider en un sens. Ce nest pas laccoucheuse qui va changer les traits physiques de lenfant, son poids, son code gntique : elle peut favoriser des lments, ou les dfavoriser, cest vrai. Mais il y a une donne qui est dj l. Pour lavant-garde rvolutionnaire, cest la mme chose : tu peux favoriser un processus rvolutionnaire, mais il y a des donnes qui sont l, historiques. Tu ne peux intervenir dans une socit sans prendre en compte son histoire politique, sociale, culturelle, tous ces lments enchevtrs. Je veux dire : lavant-garde nest que laccoucheuse de lhistoire. Mais lhistoire est l. Cela signifie, pour moi, avec Marx : les conditions dune rvolution viennent de lintrieur dune socit, de son intrieur

    profond. Et dans cet intrieur profond, ici, que tu le veuilles ou non, que a plaise ou non, il y a lislam, qui a t un courant civilisationnel historique, profond. Et qui a fait que quand il y a eu oppression au nom de lislam, il y a eu en contrepartie une rsistance se fondant et sappuyant sur lislam. Il y a pour moi dans cette thse de la ligne de masse et de lavant-garde qui ne fait quaccoucher dune histoire laquelle tu ne peux chapper un caractre scientifique profond : ctait la conception de la Brigade tudiante, et cest pourquoi nous sommes pour beaucoup pass lislam politique. La rvolution vient du plus profond dune socit, pas dun parachute. Pas dun parachute occidental.

    Il ny a donc pas de ruptures dans votre parcours politique ?

    Des ruptures au sens politique, en un sens, oui, car je ne suis plus marxiste, je suis class parmi les islamistes, et je suis musulman, croyant. Mais il y a plus de continuits que de ruptures : le passage lislam et ma conversion lislam sinscrivent dans mon histoire, dans le fait de privilgier et de dfendre une voie effective de libration sociale et nationale pour le monde arabo-islamique, et encore plus particulirement pour le peuple palestinien. Ce sont des transitions, pas des ruptures.

    Vous vous dfinissez comme un vrai nationaliste. Quelle est donc pour vous la fonction historique de lislam dans le nationalisme anticolonial dans la rgion ? La vague islamiste est- elle purement conjoncturelle ?

    La diffrenciation entre lislam, la rfrence islamique dun ct, et le nationalisme ou panarabisme, est une diffrenciation rcente, et nest pas une diffrenciation fonde, authentique. Si lon se rfre lhistoire ancienne, aux guerres des Francs ce qui est appel en Occident les croisades, mais ici, les historiens nont jamais appel cela les croisades, mais les guerres des Francs la guerre na pas t mene au nom de lislam simplement contre les invasions : cette guerre a mobilis la fois la rfrence islamique et la rfrence opposition une invasion trangre .

    Lorsquau dix-neuvime sicle, il y a eu linvasion coloniale de lAlgrie, dans la rsistance, il ny a pas

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  • eu de distinction entre la rsistance au nom de lislam, et le combat national. Ctait une lutte nationale contre loccupation, une rsistance nationale, motive la fois par des considrations nationales et islamiques. Durant les luttes de libration nationale, pour la libration nationale, au vingtime sicle, il ny avait pas de distinction, les leaders des luttes de libration tait la fois des leaders nationalistes, musulmans, et avaient une dimension de leaders populaires, dfendant la justice, cest le cas de Mustapha Kamal en gypte, Allal al-Fassi au Maroc, Hajj Amin al-Husseini en Palestine, Ben Badis en Algrie, lmir abd al-Kader en Algrie, tous ces dirigeants taient des dirigeants nationalistes et musulmans. Il ny avait pas de distinction pour eux entre le nationalisme et lislam. La diffrenciation a commenc soprer partir des indpendances, durant les annes 1950 et 1960.

    Mais dans lhistoire islamique, toutes les rsistances contre loppression interne, ou les rgimes despotiques, se sont rfr lislam pour combattre loppression. Cest ce quont remarqu Marx, Engels, ou Maxime Rodinson, lorsquils ont tudi lhistoire de certaines socits islamiques. Lorsque Engels a crit un texte sur le mouvement mahdiste au Soudan, il a bien constat qu chaque fois quun tat ou quun pouvoir musulman devenait despotique et commenait dgnrer, des tribus, ou certains secteurs de la population, se rebellaient contre le pouvoir en place, au nom dune certaine conception de la justice, et en rclamant un retour aux sources, lapplication de la charia, des lois justes. Et Engels remarquait qu chaque sicle, il y avait des mouvements populaires au nom de lislam, des rvoltes dinspiration religieuse, contre loppression interne. videmment, le mouvement mahdiste au Soudan ntait pas seulement un mouvement contre loppression interne, mais aussi contre les Britanniques. Engels avait remarqu cela. Et cela tait galement la base de la pense dIbn Khaldoun : chaque fois quun pouvoir musulman sloignait de ses principes, une rvolte arrivait contre cela, au nom de lislam.

    Avec la Rvolution iranienne, une dynamique islamique sest emballe. Les groupes musulmans ont commenc occuper une position davant-garde, en Palestine et ailleurs, et dans la lutte pour dfendre les intrts des peuples de la rgion, notamment sur la question de lunit. Beaucoup ont analys cela et ont

    pens que la monte du courant islamique tait du essentiellement aux checs des rgimes nationalistes et des mouvements de construction nationale post-indpendances. Il y avait tendance considrer lislamisme comme une raction lchec du nationalisme. mon avis, au contraire, ce qui est la donne fondamentale dans cette rgion, cest lislam. Et ce qui est conjoncturel, ce sont les tentatives de modernisation dans le sens de loccidentalisation. La donne islamique est la donne authentique, une donne fondamentale dans cette rgion. Les idaux de justice, ou de lutte contre loppression, sont des idaux qui dans la conscience collective ont t incarns par ces figures islamiques. Lislam nest pas un parti politique. Ni une glise. Cest une donne culturelle, politique et civilisationnelle, dans le sens global du terme.

    Saoud al-Maoula

    Comment et pourquoi sest constitue la Brigade tudiante du Fatah ?

    La Brigade tudiante a pos dans les annes 1970 la question du lien entre le nationalisme, la gauche et lislam. Je crois quil y a deux moments qui sont distincts, dans la relation entre la gauche et lislam. Le moment des annes 1970, et le moment des annes 1990-2000. De notre moment, les annes 1970, ctait li la notion des masses. Nous tions plutt marxistes lninistes maostes, et le maosme a t peut-tre la cause de ce passage. Cest dans ce courant, dans les lieux maostes, quil y a eu ce changement. Pas seulement au Liban : en Palestine, au Soudan, en Irak, dans plusieurs pays : les groupes maostes ont men cette rflexion, dans les annes 1970. Je crois que la notion de maosme, de la ligne des masses, il faut tre proche des masses, couter les masses, reformuler les conceptions des masses par le travail auprs des masses, tout cela, toute cette tradition de la Rvolution culturelle chinoise surtout, nous a amen au dbut des annes 1970 en tant quintellectuels libanais et palestiniens, quitter nos partis et nos mouvements de gauche respectifs, pour crer autre chose.

    Jtais lun des fondateurs de lOACL, en 1969 et jtais parmi les premiers quitter cette organisation en 1972, avec un groupe de jeunes tudiants. Le

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  • Noyau du peuple rvolutionnaire (NPR) est venu entre 1972 et 1973, aprs un an seulement, et ctait une fusion de plusieurs groupes maosants. Nous tions des petits groupes dtudiants dans les coles secondaires, les lyces publics, wui taient plutt issus du peuple. Il y avait dautre part des intellectuels, francophones, universitaires, qui ont connu Paris, le mai 1968 franais, etc... Et on sest connu dans un travail dimplantation populaire quon a fait dans un quartier, Nabaa, au sud de Beyrouth. Et jai fait dautres rencontres dans les camps dentranement militaire du Fatah. On a dcid de fonder ce mouvement, le Noyau du peuple rvolutionnaire, la fin de lanne 1972. Dcembre 1972 exactement, ctait le jour de Nol. On tait en vacances, dans un camp ct de Damas, et on a connu l bas des Palestiniens comme Mahjoub Omar42, ou Mounir Chafiq.

    Puis ce sont les ides palestiniennes et nationalistes rvolutionnaires de Mounir Chafiq, ides plutt maostes, avec le principe de la ligne de masse, qui nous ont amens en 1973 rejoindre le Fatah. La Brigade tudiante du Fatah, ctait donc une rencontre entre un travail dimplantation populaire sur le modle de la ligne de masse, et la rencontre avec les camps palestiniens. Et une rencontre entre jeunes libanais et palestiniens. Nombres dentre nous staient rencontrs dans le travail dimplantation populaire. On sest rencontr dans les usines, dans les quartiers. On tait tudiant, on est all travailler dans les usines, comme en France avec la Gauche Proltarienne. Certains dentre nous taient trs impressionns par lexprience de la gauche maoste franaise. Ils taient en relation directe avec les gens qui militaient en France. Avec la Cause du peuple43, la Gauche Proltarienne, Jean-Paul Sartre, la grve des usines Renault. On traduisait des textes sur tout cela.

    On a dcid donc de rejoindre le Fatah, car le Fatah tait proche des masses, la ligne de masse, toujours. Et en mme temps ctait lavant garde de la lutte arabe. Nous avions cette ide arabe, dune rvolution

    arabe, dont la rvolution palestinienne serait lavant- garde, le dtonateur. Et donc, on sest dit : on ne peut pas faire de dtour, il faut aller la source.

    Ce mouvement, par lexprience quil a eu aussi par la lutte arme au Sud Liban, avait une approche diffrente de celle des autres courants du Fatah et des autres organisations palestiniennes et libanaises : une approche qui tait dcouter les masses, de rsoudre les problmes des gens, dessayer darticuler lutte sociale et lutte nationale arme contre loccupation, de rfuter les lignes errones politiquement. Le dbat intellectuel tait important dans la Brigade, le dbat avec les autres marxistes, le Parti communiste libanais (PCL), lOACL, les marxistes palestiniens, ceux qui taient prosovitiques aussi. a a aiguis le sens critique, au sein de ces militants, qui taient aussi des intellectuels.

    Quels sont le rle et la fonction de la ligne de masse dans la dcouverte de lislam ?

    Dabord, on a commenc sintresser aux luttes des peuples musulmans, parce qu' travers la ligne de masse et limplantation populaire, nous tions en interaction avec un milieu populaire musulman. Plus quaux peuples du tiers monde : les musulmans, la rgion arabo-musulmane. Ctait une mixture de nationalisme arabe et dislam, ou bien de communisme arabo-islamique, de marxisme arabo-islamique. On a essay de faire comme les communistes musulmans sovitiques des annes 1919- 1920, notamment Sultan Ghaliev44. Et on a commenc tudier lislam. On avait commenc faire cela ds que lon avait commenc appliquer les principes maostes : il faut connatre les ides du peuple, sintresser au peuple, ce quil pense Il faut connatre les traditions du peuple. Et on a commenc sintresser aux traditions populaires, aux ides populaires, tout ce qui constitue la vie des gens. Et lislam est venu comme tant le fondement

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    42 Mahjoub Omar tait un militant et intellectuel gyptien du Fatah, membre de sa tendance de gauche, et formateur militaire dans les camps palestiniens du Liban. 43 La cause du peuple tait le journal de la Gauche Proltarienne. 44 Sultan Ghaliev fut un activiste et dirigeant communiste tatar des annes 1920, qui sopposa Staline. Ce dernier, on le suppose, fit procder son excution. Sultan Ghaliev est clbre pour avoir prn un communisme musulman, adapt aux conditions culturelles et sociales de lAsie centrale musulmane.

  • de cette socit, cense la mobiliser. Et ctait dans un sens militant, pragmatique, prendre et utiliser des facteurs qui peuvent mobiliser les gens dans la lutte. Cest comme cela quon sest approch de lislam : partir du maosme, dun point de vue thorique, et partir de lexprience quotidienne, pratique, avec le Fatah et les camps palestiniens.

    Cette rencontre progressive avec lislam sur la base de la ligne de masse, vers quelle poque slabore-t-elle vritablement ?

    Moi, personnellement, je situe ce passage aux alentours de 1975- 1976. partir de 76, on a lanc un journal qui sappelait al-Wahda, Sawt al-Mudafiin an al-Watan wa al-Mouqawama (lUnit, la voix des dfenseurs de la patrie et de la rsistance). Ctait un hebdomadaire qui tait diffus dix mille exemplaires, qui tait surtout diffus dans le Sud-Liban. Ctait un organe politique indpendant de la Brigade, mais qui refltait nos ides, et qui les propageait au Liban. Et il y a eu la formation dans tout le Liban des Comits patriotiques et populaires, dans dautres rgions les Comits de dfense de la patrie et de la rsistance, dans dautres rgions les Comits de la lutte des masses, dans lide de la rvolution culturelle chinoise, de crer des comits populaires dans tous les domaines, l o les intellectuels doivent changer leurs ides, travailler pour changer leurs ides, et travailler pour changer les ides des masses, acqurir les ides des masses, donc faire une interaction entre eux et les masses. En mars 1978, lors de linvasion isralienne, la Brigade a eu

    un rle trs important dans la dfense de Bint Jbeil, au Sud-Liban : on tait dans cette rgion, toutes les collines qui ont connu de grandes batailles dans la guerre de juillet 20