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Comparatismes -n° 1- Février 2010 TRADITION, MODERNITÉ : UN ÉTERNEL RETOUR ? PRÉFACE Audrey Giboux, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) Ambiguïtés terminologiques et idéologiques de la modernité 1 La Modernité peut-elle avoir une histoire ? Lui en reconnaître une, n’est-ce pas nier son caractère d’absolu ? L’abondance de la littérature critique consacrée à ce sujet témoigne de la difficulté à dresser un inventaire des visages du moderne : il est en effet parfois difficile de les distinguer de leurs avatars modernistes, postmodernes, avant-gardistes ; de plus, la notion de « moderne » ne recoupe pas la même période selon que l’on se place dans une perspective littéraire, musicale, picturale, cinématographique, architecturale, ou philosophique, sociologique, historique 2 ; on constate enfin que le terme ne recouvre pas exactement le même sens dans les différentes langues où la modernité s’est érigée en valeur esthétique (on parle ainsi, en anglais, de modern tradition). De fait, le terme « tradition » est lui aussi riche de connotations contradictoires : s’il peut désigner les aspects les plus conservateurs des pratiques sociales et artistiques, il fait aussi signe, de manière parfois laudative, vers les notions de folklore, de coutume ou de transmission, d’héritage. Quant au terme « classique », il est lui aussi éminemment polysémique, et porte l’idée d’exemplarité, de la dignité à être enseigné, mais renvoie également à l’étude des langues mortes et du XVII e siècle français 3 . Classicisme et modernité semblent les deux versants d’une soumission aux effets de mode, à la réception des publics successifs ; tous deux revêtent un caractère prédictif qui suppose des critères d’analyse préalablement théorisés, voire institutionnalisés, qui font autorité au point de bénéficier d’un effet de 1 Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopaedia Universalis, corpus 15, Messiaen- Natalité, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1995, p. 554 : « [S]ans doute […] la modernité elle-même n’est-elle qu’un immense processus idéologique ». 2 Voir la définition que donne Hannah Arendt de la notion d’« histoire moderne » et l’analyse de son ambiguïté dans « La tradition et l’âge moderne » et « Le concept d’histoire », La Crise de la culture [1954-1968], trad. Jacques Bontemps et Patrick Lévy, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1972. 3 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19, automne 1993, p. 11-31.

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    TRADITION, MODERNIT : UN TERNEL RETOUR ? PRFACE

    Audrey Giboux, Universit Paris-Sorbonne (Paris IV)

    Ambiguts terminologiques et idologiques de la modernit1 La Modernit peut-elle avoir une histoire ? Lui en reconnatre

    une, nest-ce pas nier son caractre dabsolu ? Labondance de la littrature critique consacre ce sujet tmoigne de la difficult dresser un inventaire des visages du moderne : il est en effet parfois difficile de les distinguer de leurs avatars modernistes, postmodernes, avant-gardistes ; de plus, la notion de moderne ne recoupe pas la mme priode selon que lon se place dans une perspective littraire, musicale, picturale, cinmatographique, architecturale, ou philosophique, sociologique, historique2 ; on constate enfin que le terme ne recouvre pas exactement le mme sens dans les diffrentes langues o la modernit sest rige en valeur esthtique (on parle ainsi, en anglais, de modern tradition).

    De fait, le terme tradition est lui aussi riche de connotations contradictoires : sil peut dsigner les aspects les plus conservateurs des pratiques sociales et artistiques, il fait aussi signe, de manire parfois laudative, vers les notions de folklore, de coutume ou de transmission, dhritage. Quant au terme classique , il est lui aussi minemment polysmique, et porte lide dexemplarit, de la dignit tre enseign, mais renvoie galement ltude des langues mortes et du XVIIe sicle franais3. Classicisme et modernit semblent les deux versants dune soumission aux effets de mode, la rception des publics successifs ; tous deux revtent un caractre prdictif qui suppose des critres danalyse pralablement thoriss, voire institutionnaliss, qui font autorit au point de bnficier dun effet de

    1 Jean Baudrillard, Modernit , Encyclopaedia Universalis, corpus 15, Messiaen-

    Natalit, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1995, p. 554 : [S]ans doute [] la modernit elle-mme nest-elle quun immense processus idologique . 2 Voir la dfinition que donne Hannah Arendt de la notion d histoire moderne et

    lanalyse de son ambigut dans La tradition et lge moderne et Le concept dhistoire , La Crise de la culture [1954-1968], trad. Jacques Bontemps et Patrick Lvy, Paris, Gallimard, coll. Folio essais , 1972. 3 Alain Viala, Quest-ce quun classique ? , Littratures classiques, n 19,

    automne 1993, p. 11-31.

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    reconnaissance et de devenir des enjeux ducatifs, sociaux, politiques et idologiques dans la dtermination dun corpus et dun rpertoire.

    Il est difficile didentifier le rgime de modernit de notre poque, en termes de reprsentations sociales, politiques et culturelles, et den dater lmergence (entre la Renaissance, les Lumires et 1789, Baudelaire ou la rvolution industrielle, les philosophies du soupon, la fin de la Seconde Guerre mondiale), mais il semble toujours dactualit pour la cration artistique dinterroger la revendication de toute tradition ou, inversement, lexigence suppose de modernit, et plus encore lopposition peut-tre factice entre les deux notions. Lenjeu de modernit, sil a trouv des illustrations particulirement vives lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, ou dans le conflit entre classiques et romantiques, semble bien se manifester chaque gnration dauteurs et dartistes, jusqu prsenter au XXe sicle comme inutiles , rptitives ou illgitimes les crations qui drogeraient ce critre. Il sagit, en dfendant une modernit esthtique dj en partie dmystifie, dinventer des manires indites dexprimer le monde dans son actualit, et de mesurer comment la revendication dappartenance une tradition peut encore et toujours sadapter un souci contemporain dexpressivit.

    Cette interrogation a des enjeux historiques : la reconduction dune tradition ou lmergence dune modernit ne peuvent tre penses indpendamment des conditions matrielles de la reprsentation et de la cration. Il sagit de mesurer linteraction entre le point de vue des crateurs et celui des thoriciens et des penseurs, que ce regard critique soit postrieur aux uvres dont il parle, ou quau contraire il en prescrive la pertinence ; dvaluer comment les conditions matrielles de la cration et de la reprsentation et les pratiques artistiques sajustent avec les mots dordre thoriques ou se distinguent deux ; de sinterroger sur les temps et lieux dinnovation ou dillustration des traditions sculaires, sur les contraintes et implications logistiques dun souci de respect dune tradition ou au contraire dune recherche dindit, de surprise, comme autant de facteurs qui conditionnent le plaisir du spectateur, du lecteur, ou son dplaisir ; et danalyser comment limage quune socit, telle poque, veut donner delle-mme, se mue en enjeu symbolique et esthtique.

    Histoires de la modernit ? Hans Robert Jauss, thoricien de la pratique de la rception, a

    dress un panorama historique du devenir de la notion de modernit4.

    4 Hans-Robert Jauss, La modernit dans la tradition littraire et la conscience

    daujourdhui , Pour une esthtique de la rception, trad. Claude Maillard, prface de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1978, p. 173-220.

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    Rappelant ltymologie du terme (du bas latin modernus, rcent, actuel ), il souligne lanciennet de la notion, mme si, pour raisonner ici sur le seul cas franais, le substantif modernit est relativement rcent : le mot est attest pour la premire fois en 1849 dans les Mmoires doutre-tombe, avant dtre rig par Baudelaire en mot dordre esthtique. Jauss constate dabord qu chaque gnration, depuis la culture antique, on trouve des zlateurs des Anciens et des Modernes, lesquels deviennent leur tour des Anciens, dans une sorte de cycle naturel. Chacune de ces querelles procde du mme questionnement : faut-il prendre lAntiquit pour modle, et quel sens donner son imitation ? On comprend ds lors que, reposant sur des fondamentaux occidentaux, la modernit soit pour Henri Meschonnic identifie lOccident5.

    Jauss a montr le caractre relatif de la modernit en distinguant sept tapes de son histoire : la rupture entre monde antique et monde chrtien, au tournant des IVe et Ve sicles ; lopposition, de lEmpire de Charlemagne jusqu la Renaissance du XIIe sicle, entre les reprsentants de la nouvelle philosophie aristotlicienne et les antiqui, penseurs hritiers de lAntiquit paenne et romaine, mais aussi les veteres du christianisme, fidles de lAncienne Alliance ou Pres de lglise ; puis la Renaissance humaniste ; la Querelle des Anciens et des Modernes ; les Lumires ; la modernit romantique ; et enfin, la modernit baudelairienne. Ce panorama montre bien que lon ne peut penser la modernit sans effectuer une rflexion sur la priodisation quelle instaure. Jauss conclut que la modernit ne cesse de se redfinir en opposition avec elle-mme : la qute de lternel prend la place occupe autrefois par lAntiquit.

    Vivons-nous dsormais, Modernes , sous un rgime de pense totalement affranchi du canon de lAntiquit, ou faut-il rduire la modernit un simple topos littraire faisant retour travers les sicles, qui ne reprsenterait que lide quune poque se fait delle-mme dans sa nouveaut par rapport au pass, o les productions nouvelles frapperaient incessamment dobsolescence ce qui hier tait actuel et qui est aujourdhui vieilli, o la mode est voue tomber dans la premption et linauthenticit, et le moderne tre dpass, anachronique, dans un ternel retour du changement ? Y a-t-il un impratif de la modernit6 ?

    5 Henri Meschonnic, Modernit modernit [1988], Paris, Gallimard, coll. Folio

    essais , 1994, p. 27. Henri Meschonnic, dans cet ouvrage dont le titre redoubl signale le caractre inquitant de ce retour incessant du moderne, grne les images associes la modernit : elle est un combat, un symptme ingurissable, elle est indivisible, mythique, etc. 6 On songe la radicalit dAdorno vituprant contre la dsesthtisation

    (Entkunstung) rgressive et ftichiste de lart et sa marchandisation, sa rification en objet de consommation culturelle, coupables de le faire chuter dans le divertissement ; la tradition est objet de soupon, tant la modernit (la qute du

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    Antoine Compagnon rpond par cette formule : Le bourgeois ne se laisse plus pater. Il a tout vu. La modernit est devenue ses yeux une tradition. Seul le dconcerte encore un peu que la tradition se fasse aujourdhui passer pour le comble de la modernit 7. La Modernit serait alors frappe dabsurdit et aurait toujours faire allgeance lautorit de la tradition. Antoine Compagnon, diagnostiquant avec Valry une superstition du nouveau , distingue cinq moments de crise qui scandent lhistoire paradoxale de la modernit, du mythe initi par Baudelaire8 puis Rimbaud9 la postmodernit10, laquelle dsigne parfois la continuation, voire la radicalisation du moderne, ou, comme le dfinit Antoine Compagnon, une raction contre le moderne, une tentative de retour en amont des drives dsenchantes dune modernit devenue sa propre caricature, cette tentative tant toujours suspecte de sombrer dans un clectisme

    Nouveau) est du ct de la provocation, de la mort, du refus, de la ngation de ce qui prcde, Thorie esthtique [1970], trad. Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 36-47. 7 Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernit, Paris, Le Seuil, 1990,

    p. 7. 8 Charles Baudelaire, uvres compltes, prface de Claude Roy, notices et notes de

    Michel Jamet, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins , 1980, notamment : Le Voyage , Les Fleurs du mal [1857/1861], p. 100 ; Quest-ce que le romantisme ? , Salon de 1846, p. 642-643 ; Exposition universelle 1855. Beaux-Arts, Mthode critique de lide moderne de progrs applique aux Beaux-Arts. Dplacement de la vitalit , p. 722-727 ; LArtiste moderne , Le Public moderne et la photographie , Salon de 1859, p. 743-750 ; Le Peintre de la vie moderne, p. 790-815. 9 Arthur Rimbaud, uvres compltes, d. Pierre Brunel, Paris, Le Livre de Poche,

    coll. La Pochothque , 1999 : Chant de guerre parisien [1871], p. 239-243 ; Adieu , Une saison en enfer [1873], p. 441. 10

    Le coup denvoi est donn malgr lui par Manet (avec le scandale dOlympia et du Djeuner sur lherbe) et surtout par Baudelaire, qui ouvre malgr son aspiration lternel le culte de lInconnu, formellement radicalis par Rimbaud jusqu lAbsolu, au risque que cette idoltrie spuise dans un renouvellement incessant incapable de reprsenter limmdiatet du prsent. La seconde tape est celle des avant-gardes futuristes qui, selon un modle historique dialectique et une mtaphore militaire, cherchent dpasser dogmatiquement lattachement au prsent de la modernit, dans une approche la fois affirmative et nihiliste qui marquerait le passage une autorfrentialit apologtique dun art pur, essentiel, autonome, ontologique. Puis vient lart abstrait et surraliste, dont lactivisme thoricien exalte la modernit au nom du progrs et de la lutte idologique contre la dgradation de lart bourgeois et conformiste en marchandise. Le quatrime paradoxe renvoie la culture de masse de lexpressionnisme abstrait et du pop art quAntoine Compagnon dnonce comme un march de dupes conduisant au rgne du kitsch et des labels , une gadgtisation de lart priv de sa transcendance, une fausse dmocratisation qui rige lobjet de consommation au rang de lart et dsacralise ce dernier tout en ftichisant lartiste. Enfin, avec les annes 1980, se distinguerait une passion du reniement dans les auto-contradictions du postmodernisme.

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    kitsch, qui aurait perdu sa fonction critique, ou dtre dmissionnaire, noconservatrice11.

    Engageant un rapport particulier au temps, la modernit insaisissable du point de vue de la seule chronologie se laisse peut-tre davantage penser de manire qualitative, en fonction de jugements de valeur : face au temps, face tout objet, elle tablit toujours un rapport, une tension dialectique. On lui a souvent attribu un critre exprimental, une autorfrentialit critique, une manire dassumer la bizarrerie, ltrange, labsurde, et linachvement, le fragmentaire, la dissonance, etc. Elle ne se donnerait que dans la mtaphore, comme un saut, un renversement, un retournement, une transmutation des valeurs, un diagnostic, etc. Ainsi, revenant sur la prdiction hglienne de la mort de lart, Gadamer dfinit lart moderne, pris dans son autolgitimation, comme jeu, symbole et fte12.

    La modernit sisyphenne : sommes-nous postmodernes ? La perte de la fonction critique de la modernit est ce que

    stigmatise Lyotard comme le degr zro de la culture gnrale contemporaine , le culte du nimporte quoi . La question de la (d)lgitimation des savoirs, des discours, des rcits (lmancipation du citoyen, la ralisation de lEsprit, la socit sans classes, etc.), aprs avoir dstabilis les dterminismes historiques, a conduit la postmodernit rexaminer les idaux des Lumires sous le prisme dAuschwitz, marquant larrt de mort de lidal moderne13.

    Assistons-nous un changement dpistm au sein de la Modernit, o nous devrions gurir du moderne ? Le postmoderne est-il donc anti-, ultra-, no- ou mtamoderne ? Ce parcours historique parsem des slogans les plus contradictoires montre que la modernit, forcment mdiate et interprtative, est toujours dj une rception, dont lexistence mme suppose la tradition laquelle elle soppose, qui doit tre digne de devenir sa propre Antiquit 14, de se transmettre, quitte se dnaturer en se faisant tradition. La Modernit

    11 Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernit, op. cit., p. 172-175.

    Cf. Jrgen Habermas, La modernit : un projet inachev , trad. Grard Raulet, Critique, t. 413, octobre 1981, p. 950-969, et Le Discours philosophique de la modernit. Douze confrences [1985], trad. Christian Bouchindromme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, qui revient sur le lien historique entre la modernit et la rationalit des Lumires puis lhglianisme. 12

    Hans-Georg Gadamer, LActualit du beau [1977], trad. Elfie Poulain, Aix-en-Provence, Alina, 1992. 13

    Jean-Franois Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, ditions de Minuit, coll. Critique , 1979. 14

    Baudelaire, La Modernit , Le Peintre de la vie moderne, uvres compltes, op. cit., p. 798.

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    se dissout force de se dmultiplier, y compris en synchronie15, devient relativiste, mais semble aussi avoir phagocyt toutes les autres valeurs esthtiques, au point quon peine lui opposer une valeur qui ne tombe pas sous le coup dun jugement esthtique dvalorisant, au risque de tomber a contrario dans le positivisme, tant abondent les antonymes aux connotations gnralement pjoratives16.

    La modernit doit donc faire la part de la tradition : Benjamin lui-mme, chantre dune Modernit dinspiration baudelairienne, ractualisant linterrogation sur les catgories rhtoriques de linventio et de limitatio, affirme lintgration rituelle, magique, religieuse de toute uvre dans la ralit vivante, changeante de la tradition et, dissociant au sein des champs de forces historiques les sujets, en nombre limit, des formes toujours multipliables quils revtent, nhsite pas dmystifier la vaine qute de loriginalit, assimile une passion de dilettante , au profit de ce quil appelle lintensit de luvre17.

    Il sagit de savoir si la modernit issue de Baudelaire, dont lautre versant est une aspiration lternel, peut tre pense comme une gnalogie ou comme une tlologie, tant les notions de rupture, de rvolution, dinnovation, et la rfrence une tradition peuvent paradoxalement se confondre. Lhistoire de la modernit est faite de contradictions, au risque de se prsenter comme aportique. La subversion du moderne se dsavoue-t-elle en conformisme du non-conformisme 18 ?

    Quand la modernit critique radicalise devient son propre adversaire

    Par essence contradictoire, la modernit se nourrit-elle du conflit, de la polmique, de la controverse ? Le tournant des XIXe et XXe sicles, emblmatique dune certaine modernit, a t travers par

    15 Pour prendre le seul exemple de la scne germanophone au tournant des XIXe et

    XXe sicles, priode marque par une nbuleuse de courants, difficiles circonscrire, on ne peut que constater lclatement des mots dordre, entre la persistance des traditions noclassique et populaire, le got pour le vaudeville ou le music hall, et la raction contre le naturalisme, divise entre lavant-garde berlinoise, lexpressionnisme, et la Wiener Moderne, limpressionnisme, le symbolisme, lArt nouveau, le Jugendstil et la Scession, sans compter lmergence du thtre politis qui a donn naissance au Thtre proltarien et au thtre pique. 16

    Ancien, traditionnel, rgulier, acadmique, conventionnel, dsuet, archaque, conformiste, conservateur, intempestif, rtrograde, dpass, dmod, dcadent, ractionnaire, kitsch, ringard, etc. 17

    Walter Benjamin, uvres, Paris, Gallimard, coll. Folio essais , 2000 : La Tour [1926], vol. II, trad. Rainer Rochlitz, p. 41-43 ; Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique [1939], vol. III, trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, p. 279. 18

    Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernit, op. cit., p. 9-10.

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    une crise profonde, initie par le romantisme : la conscience de vivre, selon Pannwitz, une crise de la culture europenne , selon Spengler, un dclin de lOccident , ou, selon Freud, un malaise dans la civilisation , et plus tard, selon Arendt, une crise de la culture 19, se double, au sein de la Kulturkritik, de crises politiques, et se rvle aussi dans lide dune crise du langage, de lunit du moi, etc. La remise en cause des reprsentations intellectuelles et des pratiques littraires qui en rsulte anticipe sur la crise de lhumanisme et de la foi qui a lieu au XXe sicle. La modernit, cense se mtamorphoser incessamment sans jamais se renier, nest pourtant pas intangible, et fait mme lobjet dattaques contraires.

    Nietzsche dj avait produit une critique de la modernit comme dcadence :

    Nous sommes malades de cette modernit, malades de cette peine malsaine, de cette lche compromission, de toute cette vertueuse malpropret du moderne oui ou non. Cette tolrance et cette largeur du cur, qui pardonne tout, puisquelle comprend tout, est pour nous quelque chose comme un sirocco20.

    Il pourfend lclectisme de lart allemand de son poque, le qualifie damoncellement barbare de curiosits htroclites dpoques et de pays divers, un ple-mle de styles chaotique21.

    La critique du moderne a ainsi fait cole : Harold Rosenberg, soulignant dans La Tradition du nouveau que le culte du nouveau initi par Baudelaire a forg sa propre tradition, remarque

    [quune] mystification assortie de scandale moral (ou de reddition morale) accompagne chaque mouvement neuf en art, chaque nouvelle fusion politique. La caste des intellectuels, encombre dlucubrations sans fin touchant le pass, devient une caste de mystificateurs professionnels22.

    19 Rudolf Pannwitz, Die Krisis der europischen Kultur [1917], Nuremberg, Carl

    Hanser Verlag, 1947 ; Oswald Spengler, Le Dclin de lOccident. Esquisse dune morphologie de lhistoire universelle [1918-1922], trad. Mohand Tazerout, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des ides , 1976 ; Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture [1930], trad. Pierre Cotet, Ren Lain et Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, coll. Quadrige , 1995 ; Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit. 20

    Friedrich Nietzsche, LAntchrist. Imprcation contre le christianisme [1888], trad. Henri Albert rvise par Jean Lacoste, uvres, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins , vol. II, 1993, p. 1041. Cf. aussi Critique de la modernit , Le Crpuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau [1888], ibid., p. 1013-1015. 21

    Nietzsche, David Strauss, le confesseur et lcrivain , Considrations inactuelles I [1873], trad. Henri Albert, uvres, op. cit., vol. I, p. 156. 22

    Harold Rosenberg, La Tradition du nouveau [1959], trad. Anne Marchand, Paris, ditions de Minuit, 1962, p. 10.

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    La rsistance la modernit a galement t analyse par Antoine Compagnon la suite de Barthes (lequel crivait en 1977 : Tout dun coup, il mest devenu indiffrent de ne pas tre moderne 23), dans Les Antimodernes, dfinis comme des modernes en libert , les vritables modernes, au sein desquels il place Baudelaire lui-mme, en vertu de son aspiration lternel. Les antimodernes sont avant tout des pessimistes, dans la mouvance schopenhauerienne, des dracins, des intempestifs capables de penser contre les conformismes de leur poque24.

    On songe aussi linterrogation conduite par William Marx dans LAdieu la littrature, o il retrace lhistoire de la dvalorisation du fait littraire partir du XVIIIe sicle, en montrant comment, aprs avoir esthtis la figure du pote en messie guidant ses lecteurs, la posie est entre dans une phase dautonomisation vers lart pour lart , o le pote devient maudit, o la posie se pense en dehors de la vie, voire contre la vie, senferme dans la forme, jusqu se retrouver face elle-mme lorsquclate la crise du langage. La littrature mane de Mallarm, force de mimer incessamment sa propre mort, ou son propre renoncement, se serait insensiblement mue en dsastre de la posie , comme dans un suicide programm. Ce modle opratoire entre en rsonance avec les malentendus autour des positions dAdorno quant la lgitimit dcrire des pomes aprs Auschwitz25, comme si la littrature avait anticip sur les dsastres du XXe sicle, avait eu raison en fantasmant son propre silence, en tombant dans les cueils dune hyperconscience proclame mais illusoire, ou infconde26.

    Il y a donc bien, au cur de la modernit, un enjeu thique et mme politique, face au pass des uvres et de la civilisation. Si les uvres ne se survivent pas, peut-tre court-on le risque de liquider ensemble tradition et modernit dans le strict contemporain, dans une atopie, une achronie qui serait une aporie, un vain prsentisme. La contemporanit elle-mme ne se ralise quen tension, dans la rfrence un ailleurs chronologique ou gographique. Aprs un XXe sicle marqu par la fin des utopies historiques, la pense du

    23 Roland Barthes, Dlibration , 13 aot 1977, Textes 1979, uvres compltes,

    t. V, Livres, textes, entretiens 1977-1980, Paris, Le Seuil, 2002, p. 676. 24

    Antoine Compagnon, Les Antimodernes : de Joseph de Maistre Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des ides , 2005. En outre, dun point de vue esthtique, labandon des formes rgulires et la promotion des formes non figes ou inacheves, des notions de dispositif, de montage, de bricolage au sein de lart conceptuel posent la question de la perte du savoir-faire, du sens de la facture . 25

    Theodor Wiesengrund Adorno, Prismes. Critique de la culture et socit [1955], trad. Genevive et Rainer Rochlitz, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 26. 26

    William Marx, LAdieu la littrature. Histoire dune dvalorisation. XVIIIe-XXe sicle, Paris, ditions de Minuit, 2005.

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    contemporain doit faire la part du mmoriel, de la revendication de la notion de tmoignage, ce qui nous engage penser notre rapport lavenir en y incluant une tche de sauvegarde, de prservation.

    La modernit est-elle rductible une attitude ? Alors que les modernes sont appels devenir des classiques,

    au terme dun jeu constant sur les conventions, les formes et les genres esthtiques, on peut se heurter un double reproche tandis que lon cherche identifier le substrat de la modernit : celui dtre essentialiste, en cherchant la suppose modernit dune uvre ancienne, comme si la modernit se rsorbait en un invariant culturel ; celui dtre ractionnaire, en trouvant une tradition admirable, formatrice, en voulant prserver un hritage culturel, un patrimoine, en rcusant les leurres dune modernit rige en doxa, en objet de foi. Le mythe devenu consensuel de la modernit Phnix, Prote ou Promthe est-il tomb dans la pose, le snobisme, le cabotinage ?

    Antoine Compagnon a mis en lumire, dans la dfinition de la posture moderne, le critre de lironie : les modernes se targuent de ne pas tre dupes 27. Foucault quant lui diagnostique au cur de notre modernit la mort de lhomme, cette invention dont larchologie de notre pense montre aisment la date rcente. Et peut-tre la fin prochaine 28. Parlant de Kant, il revient sur lattitude de modernit hrite de Baudelaire, et non comme une priode de lhistoire :

    Par attitude, je veux dire un mode de relation lgard de lactualit ; un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manire de penser et de sentir, une manire aussi dagir et de se conduire qui, tout la fois, marque une appartenance et se prsente comme une tche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un thos29.

    Parmi les critres de cet thos, on repre une conscience de la discontinuit du temps , dune rupture de la tradition , dun sentiment de la nouveaut , dun vertige de ce qui passe , au sein duquel il sagit dhroser le prsent en lternisant ; mais cette hrosation est ironique, ne vise pas une sacralisation, mais une transfiguration critique du monde contemporain : la modernit se pose comme un volontarisme asctique, une recration du moi, une

    27 Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la Modernit, op. cit., p. 180.

    28 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1966,

    p. 398. 29

    Foucault, Dits et crits, t. II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. Quarto , 2001, p. 1387.

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    doctrine de llgance (un dandysme) ; enfin, cet thos repose sur lide que la modernit ne peut sactualiser dans la socit ou dans le corps politique, mais ne peut advenir que dans lart30.

    On peut proposer en complment un critre defficacit, spcialement dans les arts et les pratiques de la reprsentation : il y aurait une pertinence du moderne, une force de conviction dans son entreprise de dire le monde, ou mme dans son chec ou son refus lexprimer. Dfinir la modernit, cest forcment sinterroger sur la nature, les fonctions, les fins dernires de lart, indpendamment du seul critre du got dominant dune poque : le point nodal de la modernit semble toujours une reprsentation prescriptive delle-mme. Si la tradition peut mourir, la modernit militante prfre se travestir pour se survivre. Lutopie moderne ne saurait pourtant se satisfaire dune modernit purement dilettante : elle suppose un effort constant, et non dtre un reflet purement servile dune poque. En dfiant et en transgressant le temps, la modernit peut puiser la source de la tradition, prendre position face elle, dans un processus interprtatif dactualisation qui assume lternel retour de son propre engendrement, une qute toujours reconduite de singularit, au risque de devenir son propre clich. Mais peut-tre ny a-t-il finalement aujourdhui de modernit qui ne soit parodique.

    Contributions un panorama diachronique des relations entre tradition et modernit

    Il reste soumettre ces quelques hypothses au crible des articles de ce recueil, qui interrogent les relations entre traditions et modernit sous diffrents aspects prcdemment suggrs. On sintressera tout dabord la question de la lgitimation, entreprise qui se rvle dans la revendication souvent mle, chez les crateurs, de la modernit et de certaines traditions. Maud Pouradier analyse ainsi larticulation entre la notion de modernit et les enjeux de la constitution dun rpertoire musical, et claire les prsupposs esthtiques du processus de classicisation de la musique partir du XVIIIe sicle, qui participe dun changement de paradigme historique dans la reprsentation thorique des fins de la musique autant que dans sa pratique. Claire Placial sinterroge quant elle sur la suppose modernit et lambigut gnrique des traductions thtrales du Cantique des Cantiques, du sicle classique nos jours, en rvlant lvolution historique de la rception de ce pome sacr dialogu, de la tradition thologique vers les traditions littraires, de la rfrence antique au modle de la critique philologique. Je me suis pour ma part efforce de mesurer laune de la mouvante dfinition dune

    30 Ibid., p. 1381-1397.

  • 19 Tradition, Modernit : un ternel retour ? Prface

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    modernit souponne dillgitimit chez Hofmannsthal, auteur pourtant emblmatique de la Modernit viennoise, le caractre potique, onirique et anhistorique du cinma, art des masses , moderne en vertu de sa naissance rcente, mais qui semble selon ses prescriptions sexonrer de la reprsentation du contemporain. Arnaud Bikard se penche enfin sur ltude des avant-gardes de la posie yiddish au dbut du xxe sicle, qui, prises entre une rpulsion thorique envers les traditions et leur rappropriation, sancrent dans la qute dune identit religieuse et nationale pour exaucer une vritable langue littraire, tmoignant in fine de la remarquable plasticit des traditions et folklores.

    Le second aspect de notre questionnement sera celui de la transformation des traditions, dans la transmission, au cours du temps, des pratiques cratrices, textuelles et notamment scniques, et dans leur ajustement limpratif de modernit. Marie Delouze y envisage la mode du rpertoire rotique du thtre de socit franais au XVIIIe sicle et montre comment ce genre minemment codifi, hrit de lAntiquit, parvient saffranchir du poids des normes du classicisme et de la biensance pour devenir le creuset dun nouveau langage dramatique, encore vcu sur le mode exprimental jusque dans ses mises en scne contemporaines. Violaine Heyraud quant elle met en question la manire dont Feydeau donne un nouvel essor au vaudeville et lutte contre le reproche de conservatisme adress ce genre bourgeois et contre son discrdit critique, sans cder une tentation exprimentale, mais en radicalisant la mcanique dun genre dsuet et lexigence de virtuosit impose lacteur pour y puiser une paradoxale originalit. La contribution de Julia Siboni, consacre lenjeu de la relecture par Beckett du duo thtral traditionnellement comique du matre et de son valet, confronte ce topos la prgnance de la psychanalyse et aux bouleversements induits par Auschwitz dans la littrature du XXe sicle : la dialectique du matre et du valet se dlite, tiraille entre lappel de la modernit et les rsurgences toujours possibles de la tradition. Vanasay Khamphommala analyse les possibilits fructueuses offertes par la porosit des frontires sexuelles et le travestissement chez quelques personnages shakespeariens, et dvoile lapport des tudes fministes et des gender studies dans des mises en scne rcentes, qui semblent retrouver et ractiver, sous le poids des traditions scniques historiques, la libert et lambigut originelles du texte. Brigitte Jaques-Wajeman, comdienne et metteur en scne, et Julia Gros de Gasquet, comdienne et universitaire, ont eu la gentillesse de conclure cette section dans un entretien crois ralis par Chrystelle Barbillon, o elles nous font part de leur perception de la modernit des classiques au thtre, de lapport des analyses critiques dployes sur les classiques luniversit pour leurs reprsentations scniques, et de

  • Audrey Giboux 20

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    leur regard sur les textes contemporains appels devenir des classiques.

    On sintressera en troisime lieu la survivance, jusqu lpoque contemporaine, de formes et dusages artistiques apparemment uss. Julien Abed en particulier se consacre lanalyse de la fascination exerce par le chant de la sibylle, depuis la fin de lAntiquit jusquaux textes de Pascal Quignard et la musique de Jordi Savall et Maurice Ohana, et met en lumire lenjeu esthtique minent et laura que reprsente pour la cration contemporaine la conscience de la perte et de la distance temporelle de cette voix fantasme. Ltude de Pauline Lemaigre-Gaffier sur les Menus Plaisirs, administration en troite relation avec la Comdie-Franaise au titre de ses fonctions dans lorganisation des spectacles intgrs au crmonial de cour, met au jour autant le poids des pratiques administratives et archivistiques dans linstitutionnalisation dun rpertoire que lmergence dune modernit inattendue dans la cour de France des Lumires. Aude Ameille actualise ce questionnement sur la prennit des uvres joues, en montrant comment lopra, suspect esthtiquement et idologiquement aprs la Seconde Guerre mondiale, a connu ces dernires annes une spectaculaire renaissance, dont il convient de nuancer la force au vu de la faible proportion des uvres contemporaines rejoues aprs leur cration. Cest galement la survie des uvres modernes que sintresse Jean-Christophe Blum propos du Mpris de Jean-Luc Godard, leur caractre essentiellement contradictoire, tourn vers lavenir et la cration, mais marqu par la nostalgie du pass, de ses traditions, de son classicisme, par ladmiration des fils pour la grandeur crasante des pres et langoisse de la redite ou du silence.

    Enfin, on prolongera lanalyse de la crise incarne dans la fonction critique, rflexive et dialogique de la modernit, qui sexerce parfois aussi sur les traditions prexistantes. Agns Gayraud initie ce questionnement en prsentant la dimension exclusive de la modernit adornienne, dont le tribunal esthtique rend passible darchasme ou de raction tout objet culturel qui tenterait desquiver le caractre absolu, radical et intangible de son impratif, avant de montrer la paradoxale proximit de ce refus de tout relativisme esthtique avec la posture des artistes de jazz et de rock, pourtant dcris par Adorno. Quant la peinture, cest partir de linterrogation Que faire ? de Grard Gasiorowski que Benot Berthou rvle la modestie et la modernit de lactivit dinventaire libre et ludique des possibilits de la cration dans les crits et la pratique de Klee et de Kandinsky, sorte de tabula rasa critique capable de refonder une vritable invention picturale. La concurrence entre lenregistrement sonore et visuel et la reprsentation font lobjet de ltude de Tristan Garcia, qui, grce son lucidation des modernismes dArago, de Baudelaire et de

  • 21 Tradition, Modernit : un ternel retour ? Prface

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    Moholy-Nagy, remet en cause lopposition manichenne et simpliste entre modernit et raction, et diagnostique limmixtion permanente dune part de raction au cur des postures les plus ouvertement progressistes. Baptiste Villenave conduit enfin une rflexion sur la fonction rvlatrice de lusage de la lumire dans le cinma du Nouvel Hollywood, de la fin des annes 1960 lore des annes 1980, figurant ou suggrant loisir lambivalence dun monde moderne lui-mme plong dans la crise : la porte critique est formellement marque par une hybridit, oscillant quelque part entre noclassicisme et postmodernit. Marc Plas clt le volume, dans un entretien accord Jean-Christophe Blum, et nous fait lamiti dvoquer sa pratique de vidaste : en remotivant le sens tymologique de la notion de crise, il en vient rhabiliter une logique du tri crateur applique aux images, posture que lartiste adosse une dconstruction ironique des leurres de notre prsent.

    Aussi, avec ces tudes, on renoncera semble-t-il dfinitivement au fantasme dune modernit sans mlange, qui naurait jamais composer avec le pass vivant des traditions.

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    Audrey GIBOUX Tradition, Modernit : un ternel retour ? Prface

    La modernit, devenue un enjeu esthtique de premier plan en Occident aprs Baudelaire et Rimbaud, semble pourtant toujours insaisissable. Souvent mythifie, toujours conteste, la posture moderne se pose en absolu, en dpit de ses contradictions internes, des ambiguts idologiques quelle soulve, de la difficult que lon prouve lui trouver des critres didentification objectifs en dpit mme de la postmodernit. Polymorphe, elle semble avoir dj vcu plusieurs vies, bien avant le XIXe sicle qui la vue renatre comme la valeur esthtique dominante, au point de rendre suspectes toutes les formes artistiques qui drogeraient son impratif. Alors que les premires uvres modernes sont devenues des classiques, les rapports de la tradition et de la modernit critique, qui se donne comme une utopie dont il convient de ritrer toujours la qute, sont donc dautant plus cruciaux que la modernit en est venue crer sa propre tradition. Ces articles ont pour objet danalyser comment, travers le temps et en des lieux diffrents, la cration artistique interroge, des fins dexpressivit, lopposition peut-tre factice entre tradition et modernit.

    Tradition, Modernity: An Eternal Return? Preface

    Modernity, which became a first-rank aesthetic issue in Occident after Baudelaire and Rimbaud, still seems to be elusive. The modern posture, which has often been elevated to the level of a myth, and has always been contested, presents itself as an absolute, in spite of its internal contradictions, of the ideological ambiguities it creates, of the difficulty that critics struggle with when they try to identify it objectively, even in spite of postmodernity. It seems to have led several polymorphic lives, even before the 19th century when it grew again as the dominant aesthetic value, so much so that every artistic form which would derogate from its imperative is frowned as suspicious. As the first modern works became classics, the relationships between tradition and critical modernity, a utopia that still escapes us, became crucial, as modernity has come to build its own tradition. These articles aim to analyze how artistic creation, through different times and different places, questions the perhaps fake opposition between tradition and modernity, in order to generate an always renewed expressiveness.

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    Tradition, Moderne: eine ewige Wiederkehr? Vorwort

    Die nach Baudelaire und Rimbaud im Abendland zum knstlerischen Haupteinsatz gewordene Moderne scheint trotzdem auch heute noch schwer fassbar. Die oft zum Mythos hochstilisierte, doch zugleich immer bekmpfte moderne Haltung spielt sich trotz ihrer inneren Widersprche, trotz ihrer ideologischen Zweideutigkeit, trotz der vom Kritiker empfundenen Schwierigkeit, ihre sachlichen Identifikationskriterien zu erfinden, und auch trotz der Postmoderne als etwas Absolutes auf. In ihrer Vielgestaltigkeit hat sie schon auch vor dem XIX. Jahrhundert, in dem sie als der hervorragende sthetische Wert ein Wiederaufblhen erlebt hat, scheinbar so viele Leben erfahren, dass alle knstlerischen Ausdrcke, die von ihrem Imperativ abweichen wrden, verdchtig wirken. Seit die ersten modernen Werke zu Klassiker wurden, sind die Beziehungen zwischen der Tradition und der kritischen Moderne, die sich als eine immer zu verfolgende Utopie gibt, um so entscheidender, als die Moderne ihre eigene Tradition ausgebildet hat. Diese Artikel analysieren, wie die knstlerische Schpfung den vielleicht knstlichen Gegensatz zwischen Tradition und Moderne in Frage stellt, um eine stndig erneuerte Ausdrucksart zu erreichen.