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Version anglaise à paraître en 2013 dans : Social Science Information L’assèchement de la Vie en Commun à travers la perte de biodiversité Dominique Lestel Le phénomène de la perte de biodiversité ne reçoit pas réponse vraiment satisfaisante de notre culture. Edward O. Wilson fait remarquer que toute notre histoire évolutionnaire nous a plutôt sélectionnés pour raisonner à court ou moyen terme (ce qu’il appelle le « temps physiologique ») et non suivant le long terme 1 qui est requis pour penser la biodiversité. Malgré l’immense admiration que je porte à Wilson, sa remarque, comme la majorité des hypothèses évolutionnistes de ce genre, relève plus du bavardage chic que de la réflexion sérieuse. Une autre raison à la difficulté rencontrée est à mon sens plus pertinente : nous négligeons indûment quelques-uns des enjeux fondamentaux de cette catastrophe biologico-culturelle – en particulier celle des pathologies de la vie partagée qui leur est largement sous-jacentes. Les écologues analysent en effet la biodiversité exclusivement comme une question de régulation biologique et négligent non seulement la dimension sémiotique du vivant, mais aussi la diversité de sens que chaque être vivant porte en lui et la connectivité qui en résulte pour 1 E.O. Wilson, 1984/2012, Biophilia, Paris : José Corti, pp.156sq.

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Version anglaise à paraître en 2013 dans : Social Science Information

L’assèchement de la Vie en Commun à travers la perte de biodiversité

Dominique Lestel

Le phénomène de la perte de biodiversité ne reçoit pas réponse vraiment satisfaisante de notre

culture. Edward O. Wilson fait remarquer que toute notre histoire évolutionnaire nous a plutôt

sélectionnés pour raisonner à court ou moyen terme (ce qu’il appelle le « temps

physiologique ») et non suivant le long terme1 qui est requis pour penser la biodiversité.

Malgré l’immense admiration que je porte à Wilson, sa remarque, comme la majorité des

hypothèses évolutionnistes de ce genre, relève plus du bavardage chic que de la réflexion

sérieuse. Une autre raison à la difficulté rencontrée est à mon sens plus pertinente : nous

négligeons indûment quelques-uns des enjeux fondamentaux de cette catastrophe biologico-

culturelle – en particulier celle des pathologies de la vie partagée qui leur est largement sous-

jacentes. Les écologues analysent en effet la biodiversité exclusivement comme une question

de régulation biologique et négligent non seulement la dimension sémiotique du vivant, mais

aussi la diversité de sens que chaque être vivant porte en lui et la connectivité qui en résulte

pour chacun d’entre eux. De ce point de vue, l’écologie contemporaine se fourvoie de deux

façons. D’abord, en considérant que les êtres vivants occupent des écosystèmes

communs alors qu’ils vivent plutôt ensemble. Ensuite, en pensant que cette crise écologique

est un effet collatéral (side effect) de notre progrès technologique qui pourrait être résolue

avec des outils qui pourraient être avantageusement choisis parmi les poisons qui nous font

mourir. En ce sens, l’effondrement de la biodiversité n’est pas le résultat malheureux des

tendances techniciennes de l’Occident mais au contraire la conséquence de ce qu’est la culture

occidentale2 depuis ses origines – son technicisme n’en étant finalement qu’une de ses c 1 E.O. Wilson, 1984/2012, Biophilia, Paris : José Corti, pp.156sq.2 Il est évidemment un peu rapide de parler de « culture occidentale » de façon générale comme si elle était homogène, et Tim Ingold (« General introduction », in : T. Ingold (ed.), Companion Encyclopedia of Anthropology : Humanity, Culture and Social Life, London : Routledge, p. xiii), nous met très justement en garde contre une telle tentation homogénéisante, mais on peut néanmoins considérer que toute culture à des tendances fortes qui la caractérisent. Je remercie Gabriela Melo d’avoir attiré mon attention sur ce texte d’Ingold.

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omposantes. Loin d’être un effet inattendu des pratiques occidentales, j’estime que la

suppression de la nature fait au contraire partie de ses attentes les plus profondes depuis ses

débuts grecs. L’idéologie du propre de l’homme, qui constitue l’un des piliers majeurs de la

culture occidentale, considère que l’humain n’est pas un animal, que ce dernier représente au

contraire toujours une menace pour l’homme et que la culture constitue un substitut nécessaire

à une nature dans laquelle vivent au contraire les animaux. L’homme est donc pensé comme

un être vivant qui non seulement ne partage pas sa vie avec celle des autres êtres vivants et

n’a pas à se soucier de ces derniers – mais doit au contraire s’en protéger autant qu’il le peut.

Si une telle intuition anthropologique se révèle juste, il en résulte qu’une réponse appropriée à

la crise écologique actuelle doit commencer par s’appuyer sur une critique radicale de

l’humanisme européen et de la culture.

Quatre formes d’écologies

Quand le philosophe norvégien Arne Naess distingue et oppose, en 1973, l’écologie profonde

et l’écologie superficielle3, il distingue une écologie qui pense que les problèmes

environnementaux ont une solution technique à une écologie qui estime que les biosystèmes

doivent être considérés pour eux-mêmes, indépendamment de leur intérêt pour l’humain. Mais

Erazim Kohàk estime qu’il faut plutôt distinguer écologie superficielle, écologie profonde et

une depth ecology - une écologie de la profondeur qui considère que les écosystèmes

biologiques, comme les montagnes, ont une subjectivité propre4. Mais une quatrième façon de

concevoir l’écologie peut encore être distinguée – une écologie qui considère que les

écosystèmes biologiques ont une signification non seulement en eux-mêmes mais aussi pour

eux-mêmes, et que chaque animal est un message pour un autre animal, pour généraliser l’idée

exprimée par Jesper Hoffmeyer qui considère qu’un chien est un message pour un autre

chien5. La biosémiotique, qui émerge avec les travaux de Jakob von Uexküll au milieu du 20e

3 A. Naess, 1973, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement : A Summary », Inquiry, 16, 1, 95-100.4 E. Kohàk, 2000, The Green Halo : A Bird’s-Eye View of Ecological Ethics, Chicago : Open Court. Voir la discussion éclairante de Graham Harvey sur ces trois écologies dans : Graham Harvey, 2005, Animism. Respecting the Living World, London: Hurst & Company, pp.180-182. 5 Jesper Hoffmeyer, 1996, Signs of Meaning in the Universe, Bloomington : Indiana University Press. J’ai discuté cette phrase intrigante dans : D. Lestel, 2012, « Data », in : Donald Favareau, Paul Cobley & Kalevi Kull (eds.), A More Developed Signs. Interpreting the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu: Tartu University Press, pp.93-95. Plus généralement, ce recueil permet de prendre la mesure de l’importance de l’œuvre de Jesper Hoffmeyer.

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siècle, est encore largement ignorée par la majorité des philosophes contemporains malgré le

renouveau récent de sa pratique6, ou n’est évoquée que de façon succincte et superficielle et

elle est rarement discutée à la hauteur de son importance. Elle ouvre pourtant des perspectives

potentiellement très fécondes sur de nombreux aspects de l’évolution et la conservation des

espèces, et elle est d’une grande utilité pour mieux appréhender l’un des enjeux majeurs de la

perte actuelle de biodiversité – car ce n’est pas seulement la diversité biologique qui est en

effet ainsi menacée, mais aussi la diversité sémiotique, ce qui est au moins aussi grave, c’est-

à-dire la capacité des êtres vivants à vivre ensemble – laquelle ne peut être réduite à celle de

cohabiter dans des écosystèmes communs.

Sémiosphère

En évoquant la notion de « sémiosphère », le sémioticien estonien Yuri Lotman élargit la

notion d’Umwelt proposée par von Uexküll aux dimensions de la planète, lui donne une

connotation globale et contribue du coup à mettre en évidence quelques-uns de ses enjeux

évolutionnaires les plus importants7. En parlant de « niche sémiotique », Jesper Hoffmeyer

fait un pas important en ce sens. Se soucier de l’autre prend du coup une envergure inédite : il

ne s’agit pas seulement de permettre à l’individu de survivre physiquement, mais également

de lui donner la place sémiotique qui fait partie intégrante de son espace vital. Une telle

perspective replace l’exigence sémiotique à son plus haut niveau – celui d’une recherche de

signification qui est intrinsèque au vivant lui-même.

L’écologie humaine de Paul Shepard

Les biosémioticiens convergent ainsi avec Paul Shepard qui est à ma connaissance le premier

à avoir expliqué en Occident qu’être humain était avant toute autre chose une façon de se

connecter aux autres êtres vivants et que déstabiliser une telle connexion mettait l’être humain

en danger. Pour Shepard, la coupure entre l’homme et son environnement vivant est purement

artificielle et idéologique – l’homme est son environnement et inversement. C’est ce qu’il

appelait lui—même « écologie humaine ». Comme il l’écrit : « Avoir mis l’environnement en

dehors, à l’extérieur de nous, l’a rendu invisible8 ». Même s’il n’a visiblement pas lu von

6 Une revue universitaire, Biosemiotics, publiée par Springer Verlag, est par exemple aujourd’hui entièrement consacrée à la biosémiotique.7 A ce sujet, on peut lire la discussion éclairante Kalevi Kull, 1999, “Towards biosemiotics with Yuri Lotman », Semiotica, 127, 1/4, 115-131.

8 Paul Shepard, 1973/1998, The Tender Carnivore and the Sacred Game, Athens, Ga : University of Georgia Press, p. xxvi.

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Uexküll, l’originalité de Shepard est précisément de considérer que la question de l’écologie

humaine relève d’une éco-biosémiotique cognitive plutôt que d’une écologie biologique au

sens strict du terme. Pour lui, la disparition des espèces n’est pas un phénomène purement

biologique mais un processus complexe qui transforme en profondeur ce que signifie être

humain.

L’anthropologie des lignes de Tim Ingold

Une écologie sémiotique ne se développe pas dans un espace en friche et les ressources

abondent beaucoup plus qu’on ne l’aurait cru au premier abord pour la penser. Elle peut par

exemple se nourrir de l’anthropologie des lignes telle que la conçoit Tim Ingold9 – une

anthropologie des lignes qui pourrait tout aussi bien être une zoologie et une botanique des

lignes. Pour l’anthropologue britannique, tous les êtres vivants sont, en fin de compte,

constitués de lignes qui s’entremêlent les unes aux autres sans s’arrêter aux nœuds que

constitue chaque organisme10. La conception du vivant que propose Tim Ingold soutient une

vision écologique qui n’est plus caractérisée comme étude des écosystèmes, mais comme

étude de la façon dont les êtres vivants se constituent comme écosystèmes et dont les

écosystèmes se concrétisent à travers des individus biologiques différenciés. Dans cette

perspective, les organismes ne s’adaptent pas à des écosystèmes qui leurs préexistent mais ils

sont eux-mêmes partie prenante de l’écosystème pertinent. La métaphore du maillage

mobilisée par Ingold permet de graduer très finement les proximités des individus les uns par

rapport aux autres, à la fois dans une perspective inter-spécifique et dans une perspective

intraspécifique. Je peux comprendre grâce à une telle métaphore que mes relations avec moi-

même et celles avec ceux qui me sont les plus proches relèvent déjà de l’écologie. A travers

une telle métaphore, je peux concevoir que l’écologie renvoie aussi à mes relations avec

l’ensemble du vivant sur Terre et pas seulement avec ceux que je croise, réellement ou

potentiellement, dans un écosystème donné. Cette écologie des significations est beaucoup

plus riche et complexe qu’une écologie uniquement préoccupée par les chaines trophiques, les

stratégies de reproduction et la gestion des territoires.

Biodiversité et sémiosphère

9 Il expose d’abord cette anthropologie dans un livre, Tim Ingold, 2007, Lines. A Brief History, London: Routledge, avant d’en préciser certains aspects dans un texte ultérieur: Tim Ingold, 2009, « Point, line and Counterpoint: From Environment to Fluid Space », in: A. Berthoz & Y. Christen (eds.), Neurobiology of ‘Umwelt’: How Living Beings Perceive the World, Berlin: Springer-Verlag, pp. 141-155.

10 Le philosophe italien Massimo Cacciari propose une lecture très intéressante de la Monadologie de Leibniz qui aboutit à une vision du monde qui est étonnamment proche de celle d’Ingold. M. Cacciari, 1985/1990, Icônes de la loi, Paris : Christian Bourgois, pp.283-303.

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On donne donc habituellement un sens trop restrictif à la notion de « conservation des

espèces » en considérant qu’il s’agit avant tout de préserver des espèces. Les auteurs évoqués

plus haut nous aident à comprendre que ce ne sont pas seulement les espèces elles-mêmes,

mais les sémiosphères induites par ces espèces et le rôle qu’elles jouent dans la dynamique

des espèces, qui sont détruites (ou tout au moins considérablement affaiblies) par la perte de

biodiversité, c’est-à-dire les espaces de sens dans lesquels les espèces vivantes peuvent vivre

ensemble. Au-delà des notions habituelles de l’écologie scientifique, la conservation des

espèces doit tenir compte de l’espace de sens à travers lequel les individus de chacune des

espèces concernées (humaine ou non) établissent leur rapport au monde et organisent leurs

vies en conséquence. Expliciter la signification et l’importance de ces espaces de sens qui ne

rentrent pas dans les catégories habituelles à travers lesquelles les biologistes tentent

d’appréhender ce qu’est l’intelligence et le vivant doit nous conduire à développer une vision

plus complexe de ce que signifie pour un être vivant qui vit avec les autres11. Il s’agit de

comprendre ce qui permet de garder la cohérence du vivant et dans quelle mesure chaque être

vivant, fût-il le plus primitif, est intrinsèquement concerné par ce qui arrive aux autres êtres

vivants - un agent étant « concerné » par quelque chose quand celle-ci prend de l’importance

pour lui. Un tel effort suppose que nous ayons les capacités de concevoir les êtres vivants

autrement que comme des machines plus ou moins complexes12. A cet égard, il est important

de repenser la puissance de l’imagination, de reconceptualiser sa place dans l’existence et de

le faire dans une perspective phylogénétique, sémiotique et culturelle. Il est également

important de comprendre pourquoi nous rencontrons tant de difficultés à effectuer une telle

tâche et pourquoi nous sommes si peu empressés à en rendre compte de façon satisfaisante.

Importance de l’imagination

Une perspective interprétative du vivant nous conduit à être sensibles à quelques-uns de ses

aspects qui ont été jusque-là largement indûment négligés, en particulier à l’imagination qui

11 Il est symptomatique qu’une approche comme celle des « espèces compagnons » de Donna Haraway et ses suiveurs fait complètement l’impasse sur les questions de biodiversité.12 J’ai montré dans D. Lestel, 2010, L’animal est l’avenir de l’homme, Paris : Fayard, pourquoi considérer un être vivant comme une machine n’avait tout simplement aucun sens, sauf à inventer une ingénierie totalement imaginaire.

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joue un rôle crucial dans ce contexte. L’imagination est l’une des compétences les plus

remarquables des êtres vivants, mais aussi l’une de celles qui a été le plus sous-estimées

jusqu’à présent. Même quand elle a été prise en compte, il a été tentant d’en réserver

l’exclusivité à l’humain, à quelques très rares exceptions près. On pourrait pourtant considérer

que chaque être vivant incarne un aspect fondamental de l’imagination du vivant, et que loin

de faire exception, l’humain participe lui aussi pleinement à cette dynamique, sans en avoir le

moindre monopole ; lui-même le fait seulement avec des moyens culturels inédits qui lui sont

propres13. Le problème de l’imagination, qui s’applique à tout être vivant, acquiert une

pertinence accrue dans le cas de l’humain moderne à cause des capacités de ce dernier à

transformer le monde et les autres êtres vivants et l’imagination joue un rôle majeur dans la

nature des relations que nous entretenons avec les animaux qui partagent nos monde14.

L’héritage phylogénétique de notre imagination

Les limites de l’imagination humaine, mais aussi quelques-unes de ses extensions les plus

remarquables, tiennent d’abord à son enracinement dans sa phylogenèse15. Considérer

l’imagination comme une pure compétence cognitive ne lui rend pas justice. L’imagination

est une activité collective qui s’appuie largement sur l’espace des possibles que nous révèlent

les espèces avec lesquelles nous partageons notre vie. En exterminant ces espèces

cohabitantes, nous réduisons notre imagination de façon dramatique et limitons drastiquement

les potentialités existentielles qui peuvent nous permettre de devenir des humains toujours

actualisés. Chaque espèce qui disparaît est une partie de notre imagination dont nous nous

amputons peut-être à tout jamais de façon irréversible. Paul Shepard est à ma connaissance le

seul penseur à avoir eu une telle intuition, en particulier quand il évoque cette notion

intraduisible en français de façon satisfaisante de « minding animal » - animal qui pense,

animal qui donne à penser, animal qui pense en donnant à penser16. Pour Shepard, l’humain a

des compétences potentielles qui peuvent être activées dans certaines configurations avec

13 A cet égard, il me semble salutaire de méditer les pages de Stephen J. Gould sur l’impossibilité de comprendre la fonctionnalité des fossiles du schiste de Burgess.

14 Erica Fudge, 2008, Pets, Stocksfield : Acuman, en particulier pp.2-3, attire l’attention sur l’importance de l’imagination dans nos relations avec les animaux de compagnie.15 L’un des domaines les plus fascinants de la paléoanthropologie et de la préhistoire contemporaines concerne précisément cet aspect en s’intéressant aux capacités d’imagination culturelle des Néandertaliens, en particulier à travers leurs sépultures et leurs pratiques artistiques ou décoratives. Mais l’éthologie n’est pas en reste, qu’il s’agisse des capacités de mises en scène chez l’animal dans le jeu (pretend play), les capacités graphiques des chimpanzés initiées par Desmond Morris ou l’imagination musicale chez certains oiseaux – et le travail pionnier d’Hollis Taylor doit être cité ici.16 Paul Shepard, 1978, Thinking Animals. Animals and the Development of Human Intelligence, New York: Vicking Press, p. 249. Une grande partie du livre discute d’ailleurs plus ou moins explicitement cette question.

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certains animaux. La disparition de ces derniers entraîne donc ipso facto une réduction de

l’ensemble des possibles auxquels nous pouvons accéder un jour. Nous appauvrissons

considérablement notre capacité à faire sens de ce qu’est non seulement le vivant mais notre

vie elle-même en réduisant la diversité des êtres vivants qui peuvent servir de moteurs

sémiotiques et cognitifs. En d’autres termes, l’effondrement actuel de la biodiversité n’est pas

seulement une catastrophe biologique qui nous empêchera de trouver de nouveaux

médicaments17 mais aussi, et peut-être surtout, une catastrophe existentielle qui réduit

substantiellement l’étendue et la complexité de notre imagination et par conséquent notre

humanité elle-même. Mais les problèmes liés à l’interface entre notre imagination et

l’effondrement de la biodiversité tiennent aussi à des caractéristiques de notre culture.

Une imagination pathologique qui brouille notre perception du vivant

Une imagination pathologique joue ainsi un rôle important dans l’assèchement de notre

capacité à partager nos vies avec celles d’autres êtres vivants et dans la perte de biodiversité

qui en est l’une des conséquences les plus tragiques. D’abord en étant incapable de concevoir

vraiment les conséquences de nos actes comme l’a compris E.O. Wilson; mais aussi en

orientant nos préférences dans un sens contestable. Günter Anders n’est pas le premier à avoir

reconnu l’importance du rôle de l’imagination dans nos comportements éthiques, mais c’est

celui qui lui a donnée une coloration adaptée aux problèmes contemporains18. Pour lui,

l’absence d’imagination doit être conçue comme un handicap de la perception. Etre capable

de voir ce qu’il y a à voir, requiert en effet une imagination suffisante19. Pour Anders,

« l’éducation de l’imagination » est même la tâche principale à laquelle nous devons prêter

attention aujourd’hui20. Il serait par ailleurs trop facile de considérer que seuls des individus

superficiels seraient dépourvus de l’imagination requise pour faire face aux problèmes de

perte de biodiversité. Dans leur grande majorité, les experts eux-mêmes sont aveugles à la

dimension biosémiotique de la catastrophe qui se joue sous nos yeux et ils ont eux-mêmes une

imagination pratique limitée, impuissante à faire comprendre aux politiques l’urgence de la

situation et l’étendue du désastre.

Une imagination pathologique qui nous rend aveugle au vivant

17 Pour une discussion intéressante dans cette perspective, voir G. Bœuf, 2007, « Océan et recherche biomédicale », Journal de la Société de Biologie, 201, 1, 5-12.18 En toute rigueur, il faudrait discuter aussi l’Ecole de Frankfort, en particulier Adorno, qui a abordé la question de la restriction culturelle de l’imagination. Une perspective bien résumée par Fredric Jameson qui estime que : « …nos imaginations sont otages de notre propre mode de production », F. Jameson, 2005, Archéologies du futur, Paris : Max Milo, p.17.19 Günter Anders, 1995/2008, Hiroshima est partout, Paris : Seuil, pp.81-82.20 Günter Anders, 1995/2008, Hiroshima est partout, Paris : Seuil, p.143.

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La situation est même encore pire, en ce sens que les limites de notre imagination nous

conduisent non seulement à ne pas voir mais aussi à mal voir. Car c’est justement le rôle de

l’imagination qui nous conduit à nous demander si l’animalité artificielle émergente ne

représente pas une menace pour l’environnement en nous faisant préférer des artefacts

animalisés à de vrais animaux, précisément parce que les premiers seraient plus proches des

représentations de notre imagination que les seconds. Là encore, Günter Anders est d’une

redoutable actualité ; c’est en effet sans doute le premier à avoir eu l’intuition d’une telle

perversion intellectuelle avec sa notion de « honte prométhéenne21 » - c’est-à-dire la honte que

ressent l’homme d’être « né et devenu » plutôt que « d’avoir été fabriqué ». C’est la honte de

l’homme qui évalue l’écart entre l’imperfection de l’humain biologique et la perfection des

machines qu’il a fabriquées.

Des animaux artificiels plus réels que des animaux naturels

La version de la honte prométhéenne qui m’intéresse particulièrement ici n’est pas discutée

par Anders ; elle renvoie plutôt à la conviction qu’un artefact animalisé est plus convaincant

qu’un animal authentique. Sherry Turkle est la première à avoir observé ce curieux

phénomène – ou plus exactement à en avoir rendu compte à propos des tortues des

Galápagos22. Alors qu’elle visite Disneyland à Orlando avec sa fille adolescente et qu’ils vont

voir le vrai zoo qui s’y trouve, cette dernière lui demande pourquoi de vraies tortues ont été

placées là alors que les artefacts en forme de tortues font plus vrais ! Les autres adolescents

présents réagissent de façon similaire. Un nombre croissant d’humains n’ont plus le moindre

rapport direct avec une espèce animale vivante, et ils ne connaissent plus les animaux qu’à

travers des émissions de TV où ces derniers sont toujours « en représentation » à faire des

choses intéressantes, puisqu’il n’y a plus que ces moments-là qui sont sélectionnés. Du coup,

le « vrai » animal devient évidemment extrêmement décevant – puisqu’il ne se comporte

même pas comme à la TV ! Que des enfants ou des adolescents trouvent finalement les

machines animalisées plus convaincantes n’est en fin de compte pas si étonnant que ça, et il

est difficile de la disqualifier d’un simple haussement d’épaule. Gary Paul Nabhan, qui a

effectué des enquêtes inquiétantes auprès des populations autochtones du Sud Ouest des

Etats-Unis constate que plus de la moitié des enfants interrogés n’ont jamais passé seuls plus

d’une demi-heure dans un milieu naturel, et qu’un très grand nombre d’entre eux n’a jamais

21 Il développe cette notion dans : Günter Anders, 1956/2002, L’obsolescence de l’homme, Paris : Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, pp.37-115.22 S.Turkle, « A Nascent Robotic Culture: New Complicities for Companionship », AAAI Technical Report Series, July 2006.

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joué avec des produits de la nature (feuille d’arbre, plumes d’oiseau, petits os abandonnés,

etc.), ou ne les a collectionnés23. Le nombre de mots se rapportant à des phénomènes naturels,

des noms d’espèce, etc., utilisés par les gens chute par ailleurs de façon dramatique dans les

générations récentes. Le problème d’un appauvrissement massif du rapport à la nature n’est

pas seulement le fait de populations en difficulté mais celui de l’ensemble des générations

montantes24.

Les enjeux existentiels et culturels de l’effondrement de la biodiversité

L’impuissance de notre imagination à appréhender justement l’effondrement de la

biodiversité est non seulement une catastrophe biologique majeure mais également une crise

profonde de la vie en commun qui constitue un problème qui a été jusque-là largement

négligé malgré son importance fondamentale. Notre imagination dépend en grande partie de

l’accueil que lui donne la culture dans laquelle nous vivons et en faire un phénomène

essentiellement psychologique est très réducteur. Ernst Bloch a sans doute été l’un des

philosophes contemporains les plus très sensibles à cet aspect de notre époque et il a perçu

avec une lucidité exemplaire que la qualité de notre existence dépendait en grande partie de la

richesse de notre imagination25.

Une vision simpliste du vivant

L’imagination occidentale atrophiée vis-à-vis du vivant n’est pas un accident qui arrive de

façon inopinée. La culture occidentale a au contraire dès ses débuts disqualifié toute vision

complexe du vivant en insistant sur la nécessité de concevoir un être vivant comme

appartenant à une catégorie très pauvre dépourvue de toute expérience existentielle réelle, de

surcroît coupée de toute expérience avec les autres êtres vivants. Elle a considéré que l’animal 23 G.P. Nabhan, 1995, « Cultural Parallax in Viewing North American Habitat », in: Michael E. Soulé & Gary Lease, Reinventing Nature? Responses to Postmodern Deconstruction, Washington, D. C., Island Press, pp.87-101; G.P. Nabhan & Sara St. Antoine, 1993, « The Loss of Floral and Faunal Story: The Extinction of Experience », in: Stephen R. Kellert & Edward O. Wilson (eds.), The Biophilia Hypothesis, Washington, D.C.: Island Press, pp.229-250.24 P. Shepard se pose la question dès 1977 : « Qu’est-ce qui arrive à l’enfant à qui manque la nature ? Dans un habitat dépourvu de créatures, quelle est la conséquence de cette ontogenèse ? Démence est le mot le plus courtois pour caractériser un tel monde ». Originellement dans « Place and Human Development », in : Proceedings : Symposium on Children, Nature, and Urban Development, U.S. Forest Service and the Gifford Pinchot Institute, Washington, D.C. ; repris dans P. Shepard, 1996, Traces of an Omnivore, Washington, D.C., Island Press, pp.91-92.25 Il y a consacré l’ouvrage majeur de son travail, E. Bloch, 1959/1991, Le Principe Espérance, Paris : Gallimard.

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pouvait sans doute être complexe, mais a persisté à penser que cette complexité était sans

commune mesure avec celle de l’humain26. Elle est restée convaincue que l’animal était

dépourvu de toute vie en commun avec d’autres êtres vivants en dehors de relations assez

superficielles comme celle de la relation proie/prédateur, celle de hiérarchie sociale, de

défense du territoire, de séduction d’un partenaire sexuel ou de relation entre petits et adultes.

L’humain seul a été crédité d’une authentique sociabilité, c’est-à-dire d’une vie en commun

qui ne se limite pas à de simples rapports fonctionnels. Quant aux végétaux ou aux

champignons, ils ont toujours été considérés comme tellement insignifiants qu’ils ont

rarement été discutés ; pour la majorité des penseurs occidentaux, ils n’existent tout

simplement pas27. Ce serait pourtant une erreur de considérer que s’exprime ainsi une

indifférence à la nature ; traditionnellement, l’élite occidentale lui a plutôt voué une véritable

haine28.

La haine de la nature

La culture occidentale a toujours eu un rapport compliqué avec la nature qui a constamment

posé un problème majeur à ses élites. Aucune culture n’a complètement assimilé l’humain

aux autres animaux mais la culture occidentale est allée plus loin qu’aucune autre dans la

haine qu’elle a vouée dès ses origines grecques dans la nature et dans sa volonté de s’en

affranchir radicalement. Les élites occidentales ont en effet très précocement définit l’humain

contre la nature avant de vider cette dernière de toute substance, c’est-à-dire de toute

intelligence, et de l’instrumentaliser à loisir. Même si tous les peuples paysans ont perçu le

sauvage avec une suspicion teintée de crainte, les Occidentaux ont atteint des sommets qui

n’ont jamais été atteints ailleurs – et on pourrait justement caractériser la culture occidentale

comme une culture sur-paysanne, une culture pathologiquement paysanne29.

La mythologie grecque était encore très animalière, quoique un mythe comme celui de

Prométhée est déjà très ambivalent à cet égard puisque s’y exprime la conviction que

26 Florence Burgat, 2006, Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris : Kimé, p.30, écrit à juste titre à ce propos que « la philosophie a failli à sa tâche ».27 Avec quelques exceptions remarquables comme Gustav Theodor Fechner, en particulier dans son livre publié en 1848, Nanna oder über das Seelenleben der Pflanzen, qui connut un énorme succès populaire et … les critiques cinglantes des intellectuels de l’époque. Fechner est aujourd’hui connu comme le père de la psychologie expérimentale la plus étriquée et le découvreur des potentiels d’action, ce qui constitue une vision excessivement réductrice de son génie. Rappelons quand même que William James considérait Fechner comme l’un des philosophes les plus importants du 19e siècle et qu’il lui consacre entièrement la quatrième leçon de son livre sur l’univers pluraliste.28 D. Lestel, 2010, « La haine de l’animal », in : P.-H. Gouyon (ed.), Aux origines de l’environnement, Paris : Fayard, pp.193-205, dont je reprends les grandes lignes d’analyse dans le paragraphe qui suit.29 Il faudrait reprendre ici et discuter en détail les analyses de Paul Shepard, en particulier dans son dernier livre, Nature and Madness.

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l’homme est une victime par rapport aux autres animaux et qu’il a par conséquent une

revanche légitime à prendre. La philosophie grecque, par exemple chez Aristote, a résolument

opposé l’homme et l’animal, et le christianisme a accentué cette tendance zoophobe en

identifiant le corps comme la partie animale de l’homme et en faisant de son rejet une priorité

morale. Malgré maints aspects éminemment positifs, l’Humanisme de la Renaissance ouvre

une période très hostile à l’animalité. Tout en cherchant à rassembler tous les hommes, il

raffermit la frontière hygiénique qui sépare l’homme de l’animal et la rend plus stricte que

jamais. Etait-il vraiment nécessaire de construire une machine de guerre idéologique contre

l’animal pour lutter contre le scandale des hiérarchies entre humains ? On peut en douter.

L’humanisme européen enferme l’homme sur lui-même et lui attribue un monopole sur la

moralité : seuls les humains sont moraux et seuls les humains sont objet de l’attention morale

des autres hommes. Dans cette perspective, l’homme n’est pas un animal qui est différent ; ce

n’est plus un animal du tout.

Le cartésianisme durcit l’opposition homme/animal en liant établissant une connexion

ontologiquement30 l’animal et la machine. Rétrospectivement, la thèse de l’animal-machine

constitue une infamie en érigeant la raison contre le vivant et en liant l’animal et la machine

pour les opposer à l’homme. Le détour par la machine pervertit durablement et en profondeur

la question animale en Occident et accompagne le pourrissement des élevages industriels et de

l’expérimentation animale prédatrice : pourquoi donc se soucierait-on du bien-être des

machines ? Le Père Malebranche joua un rôle important dans cette histoire sordide en niant

toute affectivité aux animaux, alors que Descartes restait plutôt flou sur ce point. Déterminant

l’insensibilité de l’animal en s’appuyant sur la distinction âme/corps, il explique dans le

quatrième livre de la Recherche de la vérité que les animaux n’ayant pas péché, ils sont

incapables de souffrir. Sans sensibilité, ils sont par conséquent dépourvus de conscience. D’où

le corrélat éthique fondamentale de la thèse de l’animal-machine : si l’animal est une

machine, l’homme peut faire ce qu’il veut avec lui. Pour Malebranche la thèse de l’animal

machine de Descartes légitime qu’on place l’animal hors de la sphère de l’éthique. Le prête-

philosophe affermit par ailleurs son raisonnement en couplant cette thèse éthique à une thèse

psychologique sur l’illusion des sens de l’homme : celui qui s’émeut de la souffrance animale,

explique-t-il en effet, est tout simplement trompé par ses sens31. 30 Une connexion ontologique est une connexion qui affecte la nature des choses qui sont connectées.31Par exemple dans La Recherche de la vérité, livre 4, chapitre 11. Malebranche utilise d’ailleurs des termes extrêmement méprisants pour qualifier ceux qui refusent de se rendre aux évidences de la raisons contre celles de l’expérience : il évoque par exemple « des esprits superficiels et peu capables d’attention ». Il serait intéressant d’explorer la rhétorique de la haine vis-à-vis de l’animal et celle du mépris vis-à-vis de ceux qui les défendent de la même façon que des philosophes contemporains comme Theodor Adorno ou Jean Pierre Faye ont étudié la

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En fin de compte, la thèse de l’animal machine apparaît moins comme la cause que comme

l’expression d’un rapport tordu à l’animal qui parcourt toute l’histoire occidentale. On perçoit

en effet en Europe une véritable dimension sadique du rapport à l’animal qui a jusqu’à présent

été peu étudié. Massacres et tortures de l’animal sont des constantes singulièrement

minimisées de l’histoire de l’Occident. L’un de ceux qui l’ont le mieux compris est sans

aucun doute John Ray, qui était un naturaliste célèbre de la Royal Society du 17e siècle, un

représentant admiré de l’école platonicienne de Cambridge et un de ceux qui ont permis à

Linné et Jussieu d’établir leurs classification des plantes et des insectes. L’éminent penseur

écrit en effet un livre qu’il publie en 1691, Existence de la Sagesse de Dieu, dans lequel il

attaque assez durement un cartésianisme qui s’inspire d’une raison tyrannique qui dénie toute

pertinence à la sensibilité. Il y souligne en particulier avec une acuité remarquable que si les

animaux étaient vraiment des machines, ils ne seraient justement pas torturés autant et

personne ne songerait une minute qu’ils puissent souffrir. A-t-on jamais vu quelqu’un être

cruel avec une machine ? John Ray démontre très simplement la monstrueuse perversité de

Malebranche qui justifie la cruauté envers l’animal en prenant pour prémisse de son

raisonnement ce qui devrait en être la conclusion logique ! Ce n’est en effet pas parce que les

animaux sont des machines qu’ils ne souffrent pas, mais bien parce qu’on veut les faire

souffrir qu’on a intérêt à les considérer comme des machines.

Machination de l’animal et animalisation de l’artefact

Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, cette culture occidentale s’est engagée dans un

processus auquel on n’a pas attaché à mon sens une attention suffisante : après s’être

convaincue que les animaux n’étaient que des machines plus ou moins complexes, et avoir

conçu des agencements hybrides qui réduisaient l’animal à des rouages dans des dispositifs

techniques dans les fermes industrielles, elle s’est mise à développer avec la cybernétique des

artefacts animalisés, c’est-à-dire des machines qui ne se comportaient pas seulement comme

des machines, mais qu’on pouvait psychologiquement prendre pour des machines. Une telle

tendance s’est trouvée corrélée à une dynamique qui donne à cette neutralisation savante de la

nature une connotation très particulière : la population mondiale est devenue massivement

urbaine, puisque plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes. Le

paysan classique n’aimait pas la nature mais le post paysan urbain n’a plus aucune

connaissance directe de ce qu’elle est, ce qui le conduit à accepter sans difficulté ni état d’âme rhétorique de la haine nazie.

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que la nature artificielle avec laquelle il interagit de façon croissante soit finalement plus

naturelle que la nature elle-même. Une telle auto-intoxication mentale est d’autant plus

valable que cette nature artificielle, qui n’est plus une nature asservie mais une nature de

substitution, est intégralement manipulable à volonté.

La nature 2.0.

Cette nature 2.0. constitue le rêve ultime du paysan. Cette vision très appauvrie de la nature

est caractérisée par son côté subordonné, instrumental et manipulatoire. Pour le paysan, la

bonne nature n’est pas une nature qui tient la place de partenaire génératrice de sens et de

ressources multiples avec laquelle on doit constamment composer mais une nature soumise et

productive. La nature est contrainte à l’asservissement à travers des procédures

d’hybridation, des campagnes d’éradication de nuisibles ou supposés tels et des discours

idéologiques, souvent religieux, qui accorde à l’homme une suprématie absolue sur les autres

êtres vivants32. La nature 2.0. , dont la conception apparaît à la fin du 20e siècle, reprend cette

posture mais en radicalise l’expression à travers la manipulation génétique, l’exo-

hybridation33 et la mise en place d’écosystèmes totalement artificiels34. Une telle conception

de la nature oublie que l’autre-qu’humain n’est peut-être pas seulement un opposé mais celui

avec lequel l’humain partage sa vie et dont la disparition entraînerait ipso facto celle de

l’homme au profit d’un post humain qui préfèrerait partager sa vie avec des artefacts plutôt

qu’avec des animaux ou des végétaux35. La nature n’est pourtant pas seulement un espace de

ressources dépourvu de toute valeur dans lesquelles l’humain peut puiser gratuitement à

volonté, mais un ensemble de communautés partenaires avec lesquelles l’homme doit partager

sa vie pour être pleinement humain. Dans cette perspective, la crise écologique que nous

vivons aujourd’hui est loin d’être un effet pervers du développement technique occidental ; la

« fin de la nature » est au contraire la réussite la plus éclatante d’une idéologie du progrès

matériel continu et vouloir résoudre cette crise sans sortir de la culture occidentale telle

32 Lewis Mumford , 1970, The Pentagon of Power, New York : Harcour, Brace Jovanovich qui est malheureusement largement oublié aujourd’hui, est évidemment la grande référence sur cette question. C’est lui qui a été l’un des premiers à développer l’idée selon laquelle le passage du paléolithique au néolithique n’avait pas été un pas majeur vers le progrès, comme l’ânonnent la majorité des préhistoriens, mais une catastrophe absolue qui a conduit à l’asservissement généralisé, à la guerre permanente, à l’essor des religions d’état et à la catastrophe écologique. Nietzsche est par ailleurs toujours important, en particulier dans son traitement très moderne de la religion et de la morale comme techniques d’asservissement sophistiquées.33 L’exo-hybridation est l’hybridation entre un organisme biologique et un système technique.34 Dans Lestel (1996), j’ai démonté la vision axiomatique de la nature qui s’en dégage, en particulier avec l’essor de l’Artificial Life de Chris Langton. Pour un traitement très malin de ces travaux qui veulent créer la vie non seulement telle qu’elle est mais aussi telle qu’elle pourrait être, voir Stefan Helmreich (1998).35 David More, Nick Bostrom, Ray Kurzweil et Kevin Warwick sont les grands théoriciens du post humain qui préfère s’acoquiner avec les machines plutôt que de continuer à partager sa vie avec d’autres êtres vivants.

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qu’elle s’édifie depuis plusieurs siècles est une pure absurdité – qui a seulement l’avantage

bien dérisoire d’échapper à ce qui est sans doute l’une des questions philosophiques

fondamentales du 21e siècle : comment une culture peut-elle se sortir d’elle-même et

s’inventer autrement ? Je n’ai naturellement pas la prétention de répondre à une telle question

mais je peux au moins suggérer qu’elle ne pourra le faire qu’en redéfinissant radicalement ce

qu’elle doit entendre par «écologie ». Sans vouloir m’appesantir outre mesure sur ce point,

« l’écologie » telle qu’elle est aujourd’hui développée dans les départements universitaires

n’est pas la solution à la crise majeure que traverse l’humanité dans ses relations avec la

nature (quoiqu’on désigne vraiment par ce terme), mais fait intrinsèquement partie du

problème. En d’autres termes, la culture occidentale et ses dérivés réussit à proposer comme

remède un poison à même de définitivement neutraliser le patient. Où s’exprime une fois

encore, le côté profondément pervers et suicidaire d’une culture toxique qui a réussi le

mariage inédit et improbable d’une raison instrumentale sans équivalent et d’une déraison

intellectuelle plus grande encore36.

Les structures culturelles de l’écologie 

La situation actuelle requiert en fin de compte une révision assez radicale de ce qu’est

l’écologie en refusant la priorité du biologique sur le culturel et l’opposition très

problématique entre une écologie scientifique (qui relèverait de la biologie) et une écologie

politique (qui relèverait des sciences humaines). L’écologie n’est réductible ni aux uns ni aux

autres. L’effondrement actuel de la biodiversité est une tragédie culturelle tout autant qu’une

catastrophe biologique, et cette crise extrême ne découle pas seulement des conséquences

matérielles de la perte de diversité mais également de l’assèchement culturel qui en découle. Il

ne s’agit bien sûr pas de prétendre que les biologistes perdent leur temps en s’intéressant à

l’écologie, mais plutôt de mettre en garde les spécialistes des sciences sociales face à un

problème dont ils ne sont manifestement conscients que de façon très marginale et

incroyablement simplifiée. La destruction des écosystèmes naturels ne signifie pas seulement

36 Une situation que G. Anders a été l’un des plus fins à exprimer.

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l’apparition de famines, de mouvements de population incontrôlés donc violents, etc., mais

aussi d’un appauvrissement majeur de ce que signifie être humain et sans doute aussi de ce

que signifie être un animal.

En ce sens, toute approche classique de l’écologie bute sur deux difficultés majeures. La

première est de réduire en gros l’écologie à des phénomènes de régulation biochimique. Une

telle démarche, qui est très cohérente avec l’idéologie scientiste37 occidentale, néglige

totalement la dimension sémiotique, ontologique et existentielle de l’écologie et considère,

sans en apporter pour autant la moindre justification, que l’écologie est une discipline qui doit

toujours s’effectuer du point de vue de la troisième personne – par exemple sous la forme de

proposition générales comme celle-ci : « les tortues des Galapados sont en danger ». La

deuxième difficulté est de considérer que tous les acteurs pertinents qui doivent être pris en

compte le sont effectivement. Une telle démarche est pourtant problématique dès lors qu’on

admet que l’on doit aussi aborder l’écologie du point de vue de la première personne ou du

point de vue de la deuxième personne, c’est-à-dire qu’on considère qu’un écosystème sain

satisfait non seulement la survie élémentaire de ses habitants, mais également leurs besoins

sémiotiques, psychologique et existentiels. Vivre dans un écosystème ne revient pas

seulement à échanger des énergies pour arriver à un équilibre mais aussi à établir un espace de

signification avec tous ceux avec lesquels on partage sa vie pour donner un sens à son

existence, pouvoir s’épanouir et atteindre des équilibres psychiques satisfaisants. L’écologie,

en d’autres termes, ne doit pas seulement s’intéresser à la survie mais également à une vie

satisfaisante, laquelle est nécessairement une vie partagée avec d’autres agents. Il faut rompre

avec les conceptions autistes de l’écologie qui sont encore très largement majoritaires. Le

terme peut surprendre car on le réserve habituellement à des pathologies intellectuelles

individuelles. Mais la culture occidentale a réussi l’exploit de collectiviser, si j’ose dire, une

pathologie individuelle, et d’en faire une caractéristique culturelle, en considérant que les

êtres vivants ne communiquent les uns avec les autres que de façon très superficielle et que

l’humain lui-même est dans l’impossibilité de le faire avec les autres, non parce que lui-même

aurait des problèmes cognitifs mais parce qu’il n’existe pas de communication réelle. Les

êtres vivants ne sont mus que par des intérêts primitifs et conflictuels qui s’opposent

aveuglément les uns aux autres et d’où tout accord un peu signifiant est exclu a priori. Pire,

dans la culture de l’élite occidentale, c’est plutôt celui évoque une quelconque communication

avec un être vivant autre qu’humain qui est taxé de déviant. D’où la nécessité de développer

37 Est scientiste toute approche du monde qui estime que son explication sérieuse doit s’appuyer sur des systèmes causaux, éventuellement très complexes, et uniquement sur des systèmes causaux.

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une écologie du point de vue de la première personne (ou de la deuxième personne) qui

complète une écologie plus classique à la troisième personne.

Ecologie du point de vue de la première personne

Une telle posture nous conduit à changer assez radicalement notre conception de l’écologie et

abandonner l’idée que l’écologie est seulement la science de la régulation des écosystèmes

pour assumer pleinement qu’elle est aussi un art de la vie partagée et de la coexistence (plus

ou moins conflictuelle) des points de vue et des subjectivités, et que ces dernières peuvent être

profondément hétérogènes les unes par rapport aux autres.

Tous les agents impliqués dans la dynamique d’un écosystème ont un point de vue avec lequel

les autres doivent composer – quelle que soit par ailleurs leur ontologie. Il n’est pas nécessaire

de savoir ce qui importe à un agent de son point de vue, mais il est important de réaliser qu’il

a lui-même un point de vue, que je n’arriverai pas à imposer mon point de vue de façon

unilatéral. Je devrais au contraire moi-même opérer des compromis, des alliances et des

accords avec ce qui peut rapidement être caractérisé comme des points de vue autres

qu’humains pour établir mon existence, même si je suis par ailleurs parfaitement conscient

qu’il est sans doute illusoire de chercher dans ces partenaires non humains ce qu’une

psychologie aussi primitive que la nôtre exigera de trouver.

Une telle perspective est assez proche de celle des Indiens amazoniens que décrit

l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro et qu’il généralise à de nombreuses populations

de chasseurs-cueilleurs autour du monde. Pour ces populations, animaux et esprits ont une

perception propre du monde. Pour l’animal ou l’esprit se voit lui-même un homme et les

autres comme des animaux. Il n’y a donc une différence homme/animal, mais celle-ci est

relative et dépend du sujet dont on tient compte du point de vue. Les animaux voit donc de la

même manière que les humains, mais ce qu’il voit est différent parce qu’ils ont des corps

différents.

Qui fait partie de nos écosystèmes ?

Ce n’est pas parce qu’il m’est impossible de déterminer tous ceux qui partagent

potentiellement mon existence qu’il ne m’est pas possible d’essayer de le faire au moins

partiellement. Une hypothèse forte mais implicite de l’écologie scientifique contemporaine est

de penser que tous les acteurs qui jouent un rôle significatif dans un écosystème sont

immédiatement repérables par un observateur extérieur à cet écosystème, que tous ces acteurs

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appartiennent à une même classe ontologique (celle des êtres vivants biologiques) et qu’un

biologiste est par conséquent celui qui est le mieux placé pour en recenser les éléments. Un

anthropologue qui s’intéresserait à la culture occidentale ne manquera pas d’être intrigué par

une telle certitude d’autant plus fragile qu’elle n’est jamais sérieusement argumentée. Il s’agit

là d’une profession de foi, et non un résultat empirique ou expérimental, encore moins la

conséquence logique d’une démonstration rigoureuse.

Une vision écologique aussi réductrice est une particularité occidentale de surcroît très

récente38. Dans toutes les autres cultures39, un très grand nombre d’agents autres qu’humains

partagent les écosystèmes des humains, et ces agents ne peuvent être assimilés aux agents

naturels dont les écologistes scientifiques établissent les listes. On y trouve en particulier tous

ces agents incorporels, qu’on peut appeler « esprits » en première approximation, en étant

conscient qu’il s’agit là d’un terme générique très insuffisant parce que trop flou, que l’on ne

peut utiliser ici que parce que nous n’avons pas d’outils intellectuels mis au goût du jour40 à

notre disposition pour y faire référence et pour les caractériser de façon plus satisfaisante.

Contrairement à une croyance positiviste largement partagée dans les cercles scientifiques, il

est difficile de considérer que ce qu’on a des difficultés à connaître et plus encore à mesurer

doit être considéré comme inexistant. Les intellectuels occidentaux contemporains sont les

seuls à prétendre ne jamais rencontrer ces agents incorporels41 et une telle singularité doit être 38 La position que je défends ici est sensiblement différente des approches spiritualistes de l’écologie qu’on trouve par exemple exposées dans Warwick Fox,1995, Toward a Transpersonal Ecology: Developing New Foundations for Environmentalism, New York : State University of New York Press, qui insistent sur la dimension morale de l’écologie et qui ne font aucune référence au problème qui me préoccupe ici, à savoir que notre pensée écologique, excessivement ancrée dans la culture occidentale contemporaine, ne tient pas compte d’une grande partie des agents qui composent un écosystème sous prétexte que leur ontologie n’est pas physique.39 En toute rigueur il faudrait plutôt opposer les élites intellectuelles occidentales et toutes les cultures. 40 Cette nuance fait allusion à la pensée de l’Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance qui a une gamme de concepts d’une extraordinaire diversité pour discuter les anges, les démons, etc. Qui ne veut pas trop se compromettre peut toujours lire les livres remarquables de Frances Yates , 1964, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Chicago : University of Chicago Press et Fr. Yates, 1983, The Occult Philosophy in the Elizabethan Age, Chicago : University of Chicago Press ; ou E.R. Dodds, 1952, The Greeks and the Irrational, Berkeley University Press et E.R. Dodds, 1965, Pagan and the Christian in an Age of Anxiety, Cambridge University Press,). Que les intellectuels contemporains n’y soient même plus sensibles montre l’étendue des ravages d’une idéologie matérialiste primitive dans les sphères intellectuelles et universitaires occidentales.41 J’introduis cette nuance importante parce qu’un anthropologue de la culture occidental se rendra très vite compte qu’une très grande partie des Occidentaux ont rencontré de tels agents mais la majorité des intellectuels préfèrent se moquer des croyances de ces individus considérer comme crédules plutôt que d’essayer sérieusement de comprendre ce dont il est question. Ce n’est d’ailleurs pas totalement vrai, la situation se révélant finalement beaucoup plus complexe à qui prend le temps de se documenter sérieusement. Le psychiatre Mack a fait un travail remarquable sur les « abductees », ces milliers d’individus qui sont convaincus d’avoir été enlevés par des extra-terrestres. Deux remarques sont importantes ici. La première, c’est que Mack n’a décelé aucun trouble psychique évident chez ces personnes de tous âges et conditions. La deuxième, c’est qu’à la suite de ces travaux, Mack a dû subir les affres d’une commission disciplinaire interne de Harvard qui a finalement conclu qu’il n’y avait rien à reprocher aux travaux de Mack, ni d’un point de vue déontologique ni d’un point de vue méthodologique. On peut citer aussi les travaux d’un autre psychiatre, Rick Strassman ,2001, DMT :The Spirit Molecule : A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences,

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plus sérieusement argumentée qu’en recourant à un vague déni un peu terroriste évoquant une

immaturité intellectuelle quelconque. Quand un Japonais, par exemple, est convaincu qu’il

partage son territoire avec des kami dont il doit constamment tenir compte quand il agit, ceux-

ci font indubitablement partie de son écosystème et je n’ai pas à mettre en doute cette

conviction ou sa légitimité, sauf à adopter une posture résolument colonialiste (je sais mieux

que ce Japonais ce qui lui importe), scientiste (il n’existe que ce dont la science montre

l’existence) et ethnocentriste (la vision occidentale et matérialiste du monde est la seule qui

est juste).

Deux positions, et deux positions seulement, ont en fin de compte un minimum de pertinence.

Une position faible, tout d’abord, qui considère que l’Occidental n’a pas à régenter les

croyances des autres, mais qu’il doit au moins en tenir compte dans l’organisation de leurs

mondes. Un écosystème comporte des esprits pour ces populations et préserver ces

écosystèmes signifie aussi qu’il faut préserver ces « esprits ». Une position forte, ensuite, qui

considère que ce sont ces populations non occidentales qui ont quelque chose à nous

apprendre et que mépriser la croyance aux « esprits » est une erreur qui s’est finalement

révélée très coûteuse et sur laquelle il est temps de revenir. A souligner que dans une

perspective constructiviste42, admettre la réalité des « esprits » ne signifie pas nécessairement

considérer que je peux prouver l’existence de ces « esprits », au sens scientifique

contemporain du terme, ni même qu’ils sont « vrais ». Que les « esprits » existent ou non

n’est pas ce qui est le plus important ; que les populations concernées croient en leur existence

et agissent en conséquence est ce qui importe seul. Que la croyance en ces « esprits »

influence mon action suffit à leur attribuer une réalité (qui n’est pas une véracité) et à les

prendre au sérieux, au moins d’un point de vue anthropologique, mais aussi d’un point de vue

philosophique. Mais quelle que soit la position adoptée, et en l’état actuel des choses,

l’arrogance occidentale concernant ce sujet constitue une résurgence néo-colonialiste d’autant

plus honteuse qu’elle n’est pas assumée comme telle.

Une pensée post coloniale

La crise écologique actuelle est un problème culturel qui a ses racines dans l’impasse de la

pensée occidentale et de l’idéologie mortifère qui en découle – à savoir une vision du monde

très simpliste (basée sur l’idée d‘un progrès technologique sans fin et sans effets secondaires

Park Street Press, qui a conduit les premières recherches financées par la Food and Drug Administration à l’Université du Nouveau-Mexique sur les effets de la DMT (di.méthyl-triptamine) qui rapporte une très grande quantité de témoignages, au cours de ce travail, sur la rencontre avec des entités à l’ontologie complexe.42 Voir W. James, 1912/2003, Essays in Radical Empiricism, Dover Publication.

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négatifs43) jumelée à un pouvoir instrumental sans équivalent dans l’histoire humaine qui

culmine avec la puissance nucléaire, les biotechnologies et les technologies cognitives et à un

complexe de supériorité qui est d’autant plus pernicieux qu’il ne s’exprime pas facilement.

Les Occidentaux ne sont certainement pas les seuls à avoir adopté des pratiques qui ont

conduit à des catastrophes écologiques44, mais les Occidentaux sont les seuls à être arrivés à

une crise écologique globale.

Une façon de gérer ces handicaps pour un Occidental est de considérer avec un peu moins de

condescendance des systèmes de pensée différents qui portent au contraire une attention

fondamentale aux relations avec l’environnement45. L’histoire occidentale contemporaine est

d’ailleurs traversée de courants alternatifs qui sont restés constamment minoritaires – comme

les courants panpsychistes – qui n‘ont cependant jamais été complètement éliminés malgré

le mépris des intellectuels proches des pouvoirs, les tentatives répétées de disqualification et

de marginalisation46 et la propension de l’Université à se mobiliser contre eux.

Dans ce contexte, l’ouverture à des pensées non occidentales constitue à la fois un défi

politique et une promesse intellectuelle. Défi politique parce qu’une telle démarche met en

difficulté la vision du monde que défendent les intellectuels de pouvoir et ceux qui s’en

inspirent ; promesse intellectuelle parce que reconnaître une réelle pertinence à des pensées

qui ont finalement gardé tout ce qui a été détruit par plusieurs siècles de positivisme et

d’humanisme européens a aujourd’hui une valeur inestimable. S’y ajoute aussi sans doute une

certaine satisfaction morale ; celle de vivre un moment où des visions du monde qui ont été

jusqu‘à présent méprisées par les puissances dominantes acquièrent la possibilité d’une

réhabilitation majeure.

La constitution récente d’une anthropologie postcoloniale qui remet en question la posture

surplombante et paternaliste du chercheur par rapport aux croyances et pratiques des peuples

qu’il étudie donne une pertinence accrue à des visions du monde qui sont proches des pensées

autochtones que plusieurs anthropologues actuels tentent de réhabiliter. Mais il ne s’agit pas

seulement de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, comme le dit de façon percutante

Gayatri Chakravorti Spivak47, mais également de permettre à ceux qui parlent autrement de

pouvoir être entendus – ces voix différentes (pour utiliser le terme le plus neutre possible) 43 Condorcet a joué un rôle majeur dans la mise en place d’une telle idée au XVIIIe siècle.44 Comme l’ont montré de nombreux auteur, par exemple Jared Diamond, 2005, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York: Penguin Books.45 Voir par exemple à ce sujet les travaux de l’anthropologue australienne Debbie Rose sur la pensée écologique extraordinairement complexe des Aborigènes australiens.46 Voir David Skrbina, 2005, Panpsychism in the West, Cambridge, MA: MIT Press.

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pouvant se trouver dans quelques-unes des cultures les plus avancées au plan technologiques

comme le Japon, comme je l’ai évoqué plus haut.

Conclusion

D’un point de vue anthropologique, la culture occidentale constitue une vraie curiosité : c’est

sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une culture importante n’accorde

d’existence qu’à des agents biologiques, en niant l’importance d’agents non humains et en

refusant de comprendre qu’il est de la nature de l’existence humaine de partager sa vie avec

d’autres êtres intelligents – quels que soient ces derniers : animaux, végétaux, dieux, esprits,

etc. – autrement que pour en tirer un quelconque bénéfice matériel. Le cri d’alarme de la

majorité des biologistes qui s’affligent de la perte de biodiversité parce qu’on perd ainsi la

possibilité de trouver de futurs médicaments est assez caricatural de ce point de vue. Un tel

« monothéisme de l’intelligence48 » a des conséquences pratiques dramatiques qui conduisent

finalement au suicide de l’homme et à l’éradication de la plus grande partie de la vie sur

Terre. Après tout, si l’humain est seul, il peut faire ce qu’il veut sans devoir tenir compte de

ceux qui n’existent pas. Aborder la question de la perte de biodiversité dans une perspective

sémiotique et culturelle inhabituelle en caractérisant l’écologie comme art de la vie en

commun de subjectivités hétérogènes dans des communautés hybrides au lieu de la voir

comme science de la distribution des énergies dans des écosystèmes biochimiques en

équilibre est une façon de changer de vision du monde. Une telle perspective est résolument

existentielle et attribue un rôle central au partage de sens, d’intérêts et d’affects entre agents

hétérogènes49 alors que la deuxième est plutôt physique et se contente d’une économie des

transferts d’énergie et des équilibres à atteindre.

L’effondrement de la biodiversité, qui résulte de la haine de l’animal développée par

l’humanisme européen, conduit à un appauvrissement massif psychologique, intellectuel,

moral et spirituel de l’humain. La perte de la biodiversité conduit à une restriction dramatique

de la sémiosphère sur Terre et entraîne un assèchement problématique de ce qui constitue la

47 G. C. Spivak, 1987, “Can the Subaltern Speak?” in Cary Nelson and Larry Grossberg (eds.), Marxism and the interpretation of Culture, Chicago: University of Illinois Press, pp. 271-313.

48 C’est-à-dire ne reconnaître qu’une forme d’intelligence et lui vouer un culte intolérant.49 Ce qui est la caractérisation des communautés hybrides discutées dans Lestel (1996).

Page 21: WordPress.com…  · Web viewEnsuite, en pensant que cette crise écologique est un effet collatéral (side effect) de notre progrès technologique qui pourrait être résolue avec

substance même de l’humain qui est tissée dans la texture du vivant (de tous les êtres vivants).

Le problème est que nous ne sommes même pas conscients de ce que nous perdons avec

l’effondrement de la biodiversité parce que nous abordons la question avec une imagination

mutilée et en dégageons par conséquent une représentation tronquée du rôle des autres êtres

vivants dans la constitution non de ce que nous sommes mais surtout de qui nous sommes.

Pis, notre imagination dramatiquement appauvrie devient de plus en plus une imagination

pathologique qui nous pousse à confondre les êtres vivants avec de pauvres substituts qui ont

seulement les symptômes du vivant50 au lieu d’en avoir les propriétés psychiques

fondamentales. Ces leurres sont d’ailleurs d’autant plus efficaces que nous les avons conçus

pour nous tromper51. D’un point de vue évolutionniste, on peut par conséquent se demander si

un mélange détonnant d’intelligence et de bêtise ne pourrait pas être pour l’homme

l’équivalent des caractéristiques anatomiques de certains animaux qui leur furent adaptatives

un temps avant de les conduire à leur perte. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter ces

artefacts ; il faut au contraire apprendre progressivement à leur donner une place au sein de

nos communautés hybrides. Mais il faut les prendre pour ce qu’ils sont (de nouveaux agents

autres-qu’humains avec lesquels nous devrons de plus en plus composer) et non pour ce qu’ils

ne sont pas (des équivalents causaux de systèmes vivants sémiotiques).

Défendre une écologie à la fois non mécaniste et ouverte à des agents non corporels conduit à

ouvrir des perspectives intéressantes pour développer ce qui pourrait être une anthropologie

fondamentale de la culture occidentale, sensiblement différente d’une anthropologie

symétrique qui donnerait la parole à des anthropologues venant de cultures qui étaient jusque-

là elles-mêmes l’objet des discours anthropologiques traditionnels. On pourrait dire, de ce

point de vue, que le souci croissant dont font preuve les Occidentaux vis-à-vis de l’animalité

constitue les prémisses d’un bouleversement autrement plus profond qui conduirait à la

redécouverte de la richesse complète de nos écosystèmes et à la redécouvertes de ces entités

non corporelles avec lesquelles nous devons composer pour vivre. Que ces derniers soient

50 La notion de « symptômes du vivant » est originellement proposée dans D.Lestel, L. Bec, J.-L. Lemoigne, 1993, ,"Visible Characteristics of Living Systems: Aesthetics and Artificial Life", in: J. L. Deneubourg et al. (eds.),1993, Self-Organization and Life: from Simple Rules to Global Complexity - Proceedings of the European Conference on Artificial Life, Bruxelles, pp.595-603.51 Paul Shepard écrit désabusé que nous aurons sans doute un jour des arbres en plastique et qu’ils feront beaucoup mieux que de sembler comme des choses réelles parce qu’ils seront horriblement réels. Cf. Paul Shepard, « Five Green Thoughts », Massachusetts Review, 21, 2, Summer 1980, dont une version révisée en 1995 est parue dans : F. Shepard (ed.), 1999, Encounters with Nature. Essays by Paul Shepard, Washington, D.C.: Island Press, pp.117-134.

Page 22: WordPress.com…  · Web viewEnsuite, en pensant que cette crise écologique est un effet collatéral (side effect) de notre progrès technologique qui pourrait être résolue avec

incompatibles avec la physique pourrait signifier que notre physique n’est pas satisfaisante

plutôt que ces entités n’ont aucune place dans nos vies. Se référer de façon inconsidérée à la

physique pour défendre une conception autiste de l’humain n’est d’ailleurs pas sans risque : la

physique contemporaine apparaît en effet de moins en moins matérialiste au sens où

l’entendaient les positivistes du siècle dernier.