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Le rapport de l'ONG Oxfam sur les inégalités et la pauvreté en Europe en 2015

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  • 206 DOCUMENT D'INFORMATION D'OXFAM 9 SEPTEMBRE 2015

    www.oxfam.org

    Tandis que certains foncent vers la russite, d'autres sont laisss sur la touche par la socit. Bruxelles, avril 2015, proximit du btiment de la Bourse (2015). Photo : Ximena Echague/Oxfam

    UNE EUROPE AU SERVICE DE LA MAJORIT, ET NON D'UNE LITE Ingalits et pauvret : il est temps d'inverser la donne en Europe

    EMBARGO EN VIGUEUR JUSQU'AU 9 SEPTEMBRE 2015, 00H01 (GMT)

    L'Europe connat des niveaux intolrables de pauvret et d'ingalits. Au lieu de privilgier les citoyens, les dcideurs politiques sont sous l'influence croissante d'lites fortunes qui modifient les rgles en leur faveur, ce qui aggrave la pauvret et les ingalits conomiques et rode constamment et considrablement les institutions dmocratiques. En Europe, les mesures d'austrit et des rgimes fiscaux injustes sont biaiss au profit de la toute-puissance des intrts particuliers. Il est temps d'endiguer la pauvret et les ingalits en privilgiant l'humain.

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    AVANT-PROPOS Isabel Ortiz, Directrice du Dpartement de la Protection Sociale l'Organisation internationale du travail (OIT)

    L'Europe se targue depuis longtemps de son modle social, qui a considrablement rduit la pauvret et promu la prosprit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

    Ces avances ont toutefois t rodes pendant la crise par une srie de rformes d'ajustement court terme. Les effets cumulatifs du chmage et de l'austrit ont entran une rsurgence de la pauvret en Europe et un recul de la prosprit des classes moyennes. Comme le montre ce rapport d'Oxfam, 123 millions de personnes sont actuellement exposes au risque de pauvret au sein de l'UE (soit un quart de la population de l'Union), contre 116 millions en 2008.

    Ces chiffres ont affol toute l'Europe. Qu'est-il advenu du modle social europen ? Le dploiement d'importantes ressources publiques pour venir en aide aux institutions prives juges trop grosses pour s'effondrer a contraint les contribuables absorber les pertes, ce qui a entran une augmentation de la dette souveraine et entrav la croissance conomique. Depuis 2010, les cots d'ajustement ont t transfrs sur la population, confronte depuis plus de 5 ans une pnurie d'emplois et une baisse des revenus. Par ailleurs, Oxfam estime que 15 25 millions de personnes supplmentaires pourraient vivre dans la pauvret d'ici 2025 si les politiques d'austrit perduraient.

    D'aprs ce rapport, la pauvret dans l'UE ne relve pas de l'puisement des ressources, mais de la faon dont les richesses sont distribues. Selon le Credit Suisse, les 1 % des Europens les plus riches (pays hors UE compris) dtiennent plus d'un tiers des richesses du continent.

    L'accroissement de la pauvret et des ingalits rsulte galement de dcisions inadquates en matire de politiques publiques prises en priode de rcession. Ces dcisions rduisent les transferts de scurit sociale, limitent l'accs des services publics de qualit, privilgient l'quilibre budgtaire aux dpens d'emplois dcents et rodent le processus de ngociation collective, le dialogue social et au final les systmes dmocratiques. Le concept d'accs universel des conditions de vie dcentes pour tous les citoyens, tabli de longue date, est en jeu.

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    Comme le souligne Oxfam dans ce rapport, il est indispensable et urgent de renforcer les dmocraties, de rorienter les politiques publiques en faveur des citoyens et de gnrer des revenus fiscaux suffisants pour ce faire. Il s'agit de repenser l'affectation des dpenses publiques, d'augmenter les recettes fiscales, d'accrotre les transferts, de lutter contre les flux financiers illicites, de grer la dette et d'adopter des cadres macroconomiques qui soutiennent l'investissement, la croissance et des emplois dcents. Tout cela doit contribuer garantir la justice sociale et inscrire la prosprit pour tous sur le long terme.

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    RSUM En 2015, la pauvret et les ingalits atteignent des niveaux intolrables dans toute l'Europe. Les pays europens peuvent se targuer d'tre des dmocraties stables soucieuses du bien-tre de leurs citoyens, mais l'UE connat des niveaux de pauvret et d'exclusion considrs par la plupart comme intolrables au XXIe sicle. Au sein des nations prospres de l'Union europenne (UE), 123 millions de personnes risquent de sombrer dans la pauvret et l'exclusion sociale (soit prs d'un quart de la population), tandis que prs de 50 millions de personnes rencontrent des difficults matrielles majeures, manquant d'argent pour couvrir les frais de chauffage de leur foyer ou faire face des dpenses imprvues.

    Encadr 1 : AROPE (At Risk Of Poverty or social exclusion, risque de pauvret ou d'exclusion sociale) : une mesure de la pauvret dans l'UE

    Au sein de l'UE, la pauvret est mesure l'aide de l'indicateur AROPE. AROPE englobe les personnes exposes au risque de pauvret1, confrontes une privation matrielle svre2 ou vivant dans un mnage trs faible intensit de travail3. L'indicateur AROPE correspond la part de la population totale expose au risque de pauvret ou d'exclusion sociale. Il s'agit d'une mesure relative qui dpend des conditions de vie spcifiques de chaque pays.

    Source : Eurostat4

    Ces dernires annes, un nombre croissant de personnes sont tombes en dessous du seuil de pauvret dans de nombreux pays de l'UE. Entre 2009 et 2013, 7,5 millions de personnes supplmentaires dans 27 pays de l'UE ont t classes en situation de privation matrielle aigu, avec une augmentation dans 19 pays. Le chmage reste trs lev dans de nombreux pays, et mme ceux qui ont la chance de travailler voient leurs revenus stagner ou se transformer en salaires de misre. Les femmes, les jeunes et les migrants sont les groupes les plus susceptibles de vivre en situation de pauvret.

    Dans l'UE, la pauvret ne relve pas de l'puisement des ressources, mais de la faon dont les ressources (revenus et richesses) sont partages. D'aprs le Crdit Suisse, les 1 % des Europens les plus riches (pays hors UE compris) dtiennent prs d'un tiers des richesses du continent, alors que les 40 % infrieurs de la population se partagent moins de 1 % des richesses nettes totales de l'Europe. Autrement dit en Europe, les 7 millions de personnes les plus riches dtiennent le mme niveau de richesses que les 662 millions de personnes les plus pauvres (pays hors UE compris)

    L'aggravation des niveaux d'ingalits et de pauvret dans l'UE est due plusieurs facteurs.

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    Tout d'abord, les particuliers, entreprises et groupes d'intrts fortuns ont la mainmise sur les dcisions politiques, les biaisant pour servir leurs propres intrts aux dpens de ceux qu'elles sont supposes servir. Cette situation intensifie les ingalits conomiques, car les rgimes fiscaux et les politiques des tats sont conus pour profiter une minorit. Alors que les richesses continuent de s'accumuler en haut de la pyramide, la capacit de ces lites influer de faon disproportionne sur la rglementation exacerbe encore les ingalits. Ce cercle vicieux alliant concentration des richesses, abus de pouvoir et ngligence des citoyens a des rpercussions prjudiciables sur la croissance conomique, la stabilit sociale et la dmocratie, ainsi que sur la marginalisation et la pauvret.

    Ensuite, les programmes d'austrit mis en uvre dans certains pays de l'UE font clairement peser la rduction du dficit public sur les paules de la frange pauvre et vulnrable de la population et sont lourds de consquences pour les socits europennes. Ces programmes incluent des politiques qui soutiennent l'imposition rgressive, rduisent les dpenses publiques, privatisent les services publics, baissent les salaires et sapent les conditions de travail.

    Enfin, de nombreux pays de l'UE recourent des rgimes fiscaux injustes qui ne parviennent pas corriger les ingalits de revenus. Pire encore, ces systmes semblent contribuer aggraver les ingalits. Ces rgimes sont en permanence biaiss pour taxer plus lourdement le travail et la consommation que le capital, permettant aux hauts revenus, aux riches particuliers et aux entreprises les plus rentables de s'affranchir considrablement de leurs obligations fiscales en dplaant l'essentiel des efforts sur les citoyens ordinaires. Paralllement, le cot de la fraude et de l'vasion fiscale dans l'UE reprsenteraient un manque gagner de 1000 milliards d'euros chaque anne (voir la note 157 pour plus dinformations), une somme suffisante pour doubler les investissements totaux des pays de l'UE en matire de sant publique.

    Pourtant, la pauvret et les ingalits conomiques ne sont pas une fatalit. Les prcdentes crises financires en Amrique latine, en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est ont appris Oxfam que des solutions existaient. L'Europe peut ds prsent prendre des engagements et mener des actions politiques volontaires pour rompre le cycle de la pauvret, des ingalits et de la confiscation politique qui participe la faillite du systme dmocratique. L'augmentation des dpenses sociales, l'amlioration des services publics, un travail et des salaires dcents et des rgimes fiscaux progressifs peuvent tous contribuer crer une socit plus juste.

    En 2010, la stratgie Europe 2020 a abouti la cration de la plateforme europenne contre la pauvret et l'exclusion sociale qui vise sortir 20 millions de personnes de la pauvret dans l'UE. Mais depuis, les taux de pauvret n'ont fait qu'augmenter.

    Il est temps que l'Europe r-endosse son rle de leader mondial en promouvant un programme progressiste qui s'adresse tous, et pas seulement une lite puissante et fortune. L'Europe reste l'une des

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    rgions les plus riches du monde, si bien qu'on ne saurait voquer un manque de moyens financiers. Les principaux leaders doivent dsormais dmontrer une volont politique pour mettre un terme la pauvret et aux ingalits extrmes en Europe.

    RECOMMANDATIONS L'UE et ses tats membres doivent intervenir de toute urgence dans quatre domaines politiques cls afin de garantir leurs citoyens des niveaux suprieurs d'galit et de dveloppement.

    Les recommandations suivantes sont des principes directeurs trs pertinents au sein de l'UE, mais qui doivent tre adapts en fonction des diffrents contextes institutionnels et nationaux.

    Les institutions de l'UE et les tats membres doivent :

    1. Renforcer la dmocratie institutionnelle Encourager les citoyens s'engager de faon plus pertinente dans les

    processus dmocratiques, en particulier concernant la budgtisation et l'affectation des ressources ;

    Tout mettre en uvre pour s'assurer que les processus d'laboration des politiques deviennent moins permables aux intrts particuliers et plus dmocratiques, grce des registres publics et obligatoires des lobbies, des rgles plus strictes sur les conflits d'intrt et une reprsentation quilibre au sein des groupes d'experts ;

    S'assurer que des informations de bonne qualit sur les processus administratifs et budgtaires sont rendues publiques, gratuites et facilement accessibles.

    2. R-investir dans les services publics Garantir une ducation et des soins de sant publics gratuits et

    universels pour tous, pour que les tats puissent honorer leurs obligations envers leurs citoyens en matire de respect des droits de l'homme ;

    Privilgier la budgtisation sensible au genre et analyser systmatiquement les politiques conomiques envisages en termes d'impact sur les femmes et les filles ; Attribuer un financement qui promeut l'galit entre les genres, notamment au niveau de la redistribution des responsabilits dans les soins ;

    Crer des systmes de protection sociale qui rpondent aux besoins des plus vulnrables, protgent les mnages bas revenus et proposent des services sociaux pour les enfants et la jeunesse.

    3. Garantir un travail et des salaires dcents S'assurer que l'emploi est reli aux systmes de protection sociale,

    notamment avec la mise en uvre d'un seuil de protection sociale ;

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    Corriger les carts salariaux entre hommes et femmes et approuver des plans d'action pour lutter contre les ingalits entre les genres en matire d'indemnisation et d'anciennet ;

    Reconnatre le rle du travail non rmunr, et contribuer rduire le fardeau du travail non rmunr qui affecte les femmes de manire disproportionne en proposant des services de garde des enfants et de soins aux personnes ges, des congs mdicaux et familiaux pays, des heures de travail souples et un cong parental pay ;

    4. Justice fiscale Accrotre la coopration pour lutter contre l'vasion fiscale et la

    concurrence fiscale prjudiciable, et adopter un cadre de reporting complet sur la transparence pour les grandes entreprises dans toute l'Europe de sorte que les organismes percepteurs veillent ce qu'elles paient des impts l o se droulent les vritables activits conomiques ;

    Prter une plus grande attention l'impact des politiques fiscales de l'UE sur les pays en dveloppement et soutenir ces derniers pour augmenter progressivement leurs recettes fiscales ;

    Soutenir la participation sur un pied dgalit des pays en dveloppement aux discussions et la prise de dcisions relatives la fiscalit internationale ;

    Promouvoir des rgimes fiscaux nationaux progressifs dans toute l'Europe.

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    1. INTRODUCTION L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des ralisations concrtes crant d'abord une solidarit de fait.

    Robert Schuman5

    L'Europe6 s'est souvent considre comme un lieu o le contrat social (entre les personnes et l'tat sur les liberts, les droits et obligations) accompagne la croissance conomique d'un certain dveloppement social. Un lieu o les services publics garantissent que chacun a accs une ducation et des soins de sant gratuits et de grande qualit. Et un lieu o les droits des travailleurs, notamment les femmes sont respects et promus, o la socit se proccupe des plus faibles et des plus pauvres, et o le march est mis contribution pour profiter la socit (et non l'inverse). Elle a inspir d'autres projets d'intgration rgionaux comme Mercosur, l'ANASE, la Communaut andine et l'Union africaine.

    Pour autant, le nombre de personnes vivant en situation de pauvret et exclues de la socit dans l'Union europenne (UE) augmente, et les conditions de vie et de travail se dtriorent pour de nombreux citoyens. l'inverse, les groupes dtenant le pouvoir et les richesses sont pargns par ces pressions. L'cart se creuse entre les riches et les pauvres au sein de l'UE et menace d'anantir les progrs raliss dans la lutte mondiale contre la pauvret au cours des deux dernires dcennies. Par ailleurs, l'intensification des ingalits conomiques branle fortement les efforts dploys en faveur de l'galit entre les genres dans l'UE.

    L'aggravation des ingalits conomiques extrmes (l'cart entre les 10 % les plus riches et le reste de la population) en Europe et dans le monde est alimente et perptue par un processus de confiscation politique dans lequel de puissantes lites reprsentant les riches lobbies ou les secteurs d'activit prospres peuvent influencer les politiques en leur faveur, ce dont sont incapables les personnes qui n'ont pas accs de telles ressources. Le cercle vicieux du pouvoir et de la concentration des richesses nuit la cohsion sociale, rduit l'galit des chances et la mobilit sociale, et rode la gouvernance dmocratique7. En tombant dans cet cueil, les responsables de l'laboration des politiques vont l'encontre du contrat social de l'UE.

    La campagne galit ! d'Oxfam souligne le rle des ingalits croissantes et de la concentration des richesses dans l'exacerbation de la pauvret. L'Europe doit lutter contre la pauvret et les ingalits. L'heure est venue de rquilibrer les voix et le pouvoir dans le processus dcisionnel politique au sein de l'Europe, en remettant l'humain au centre.

    Les tats europens doivent inverser la tendance, accorder une place centrale aux droits humains et dmontrer la manire dont une rgulation adquate peut favoriser une croissance durable et renforcer la protection sociale. Ce faisant, l'Europe pourrait de nouveau inspirer d'autres pays et d'autres rgions dans le monde.

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    2 UE : DES NIVEAUX DE PAUVRET ET D'INGALITS INTOLRABLES Ce que beaucoup oublient, cependant, c'est que la pauvret et l'exclusion sociale, consquences directes de l'ingalit, sapent les fondements mmes de notre socit. L'histoire nous a dj montr que l'existence de notre systme dmocratique s'en trouve mise en pril.

    Martin Schulz, Prsident du Parlement europen8

    Sur le plan mondial, l'UE est une union de pays riches. Ces 28 pays ont un produit intrieur brut (PIB) moyen de 26 600 par habitant9. Sur ce continent, les pays europens se targuent d'tre des dmocraties stables soucieuses du bien-tre de leurs citoyens. Mais au sein de ces mmes nations prospres, prs d'une personne sur quatre risque de sombrer dans la pauvret et l'exclusion sociale10, soit plus de 123 millions de personnes11. En 2014, un rapport de l'UNICEF a rvl que plus de 30 % des enfants en Roumanie, en Italie, en Espagne, en Lituanie et en Lettonie vivent en dessous du seuil de pauvret, de mme que plus de 40 % des enfants en Grce12. Dans les pays de l'UE, prs de 50 millions de personnes vivent dans des conditions de privation matrielle aigu, sans suffisamment d'argent pour chauffer leur logement ou faire face des dpenses imprvues13.

    Le taux de chmage reste lev dans de nombreux pays de l'UE, avec plus de 15 % en Grce, en Espagne, en Croatie, au Portugal et Chypre en 201314. En Grce, o le taux de chmage est le plus lev d'Europe, la pnurie d'emplois touche surtout les femmes. En effet, le taux de chmage des femmes atteint 31 %, contre 25 % pour les hommes. Mme les personnes qui ont des emplois peinent subvenir aux besoins de leur famille, car les salaires rels ont nettement diminu. D'aprs des donnes recueillies en 2013, 9 % des mnages actifs (soit plus de 8,5 millions de personnes) risquent de sombrer dans la pauvret alors qu'ils ont un travail15. Dans de nombreux pays de l'UE, les salaris ont un revenu rel infrieur celui qu'ils percevaient avant la crise financire de 200816. Selon une tude du Fonds montaire international (FMI), l'Espagne et la Grce ont vu la part de la main-d'uvre dans les revenus nationaux s'amenuiser dans les annes qui ont suivi la crise17.

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    Encadr 2 : Bas salaires et travail prcaire

    Patricia a 47 ans et vit Londres. Elle travaillait dans un bureau d'aide au logement, jusqu' ce qu'elle dmissionne il y a une dizaine d'annes pour prendre soin de son pre atteint de dmence. la mort de son pre, elle trouve un emploi dans une cole locale. Mais cette cole ne l'embauche que quelques heures, si bien qu'elle gagne moins de 200 livres par mois. Avec ses bas revenus, Patricia a fait appel pour la premire fois une banque alimentaire en octobre 2014.

    J'ai fini par me rendre la banque alimentaire, car je suis lourdement endette et je n'entrevoyais aucune autre solution. Mon salaire tait trop bas, et on ne me proposait aucune heure supplmentaire. Des agents de recouvrement viennent frapper ma porte. Je ne comprends pas comment on peut avoir un travail, mais pas assez d'argent pour se nourrir. Je suis parfois dmoralise. Mon salaire me permet de manger pendant deux semaines. Aprs il ne me reste plus rien.

    Source : Church Action on Poverty, Oxfam GB et The Trussell Trust (2014)18

    Monte en flche de la pauvret dans l'UE Information inquitante : ces dernires annes, un nombre croissant de personnes sont tombes en dessous du seuil de pauvret national dans de nombreux pays de l'UE19. Entre 2009 et 2013, 7,5 millions de personnes supplmentaires dans 27 pays de l'UE ont t classes en situation de privation matrielle aigu20. La part des personnes en situation de privation matrielle aigu a augment dans 19 pays de l'UE. Le graphique 1 illustre les cinq pays dans lesquels la part des personnes en situation de privation matrielle aigu a augment d'au moins 5 % entre 2009 et 2013. Seules la Pologne et la Roumanie ont vu leur taux de pauvret diminuer de plus d'1 % sur cette priode, tombant 3,1 et 3,7 % respectivement.

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    Graphique 1 : Part des personnes en situation de privation matrielle aigu dans les cinq pays de l'UE o cette part a augment d'au moins 5 % entre 2009 et 2013

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    2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

    Hongrie

    Grce

    Chypre

    Italie

    R-U

    Source : donnes dEurostat, http://ec.europa.eu/eurostat/data/database

    Les foyers monoparentaux et les foyers avec des enfants charge sont les plus exposs au risque de pauvret. Le nombre d'enfants (gs de moins de 18 ans) vivant dans la pauvret au sein de l'UE a augment d'un million entre 2009 et 201321. En 2013, prs de 28 % des enfants de l'UE vivaient dans la pauvret, soit plus de 26 millions d'enfants22.

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    Encadr 3 : Des enfants qui souffrent de la faim dans les coles

    Le visage et les consquences de la pauvret n'ont pas de secret pour les professeurs des coles enseignant en Europe. D'aprs des tudes rcentes menes au Royaume-Uni et aux Pays Bas, de plus en plus d'enfants arrivent l'cole le ventre vide, sales et dans des vtements uss.

    Au Royaume-Uni, les trois quarts des chefs d'tablissement interrogs ont indiqu qu'ils devaient proposer occasionnellement ou frquemment de la nourriture aux lves en plus des repas scolaires gratuits (frquemment pour 38 % d'entre eux). 46 % proposent aux enfants des vtements (comme des sous-vtements), 24 % des services de blanchisserie et 15 % des douches. Au Royaume-Uni, les professeurs principaux savent que la pauvret affecte non seulement le nombre d'lves qui arrivent l'cole le ventre vide, mais nuit galement leur niveau de concentration, leur sant mentale et leur estime de soi23.

    Un professeur des coles hollandais tmoigne24 :

    Les enfants viennent souvent me voir pour me dire "j'ai trs faim". Ils n'ont pas mang chez eux, et n'ont aucun en-cas sur eux. Ils doivent tenir ainsi, sans nourriture. L'hiver, ils portent des vestes trop lgres et des chaussures trop grandes. Ils ont les ongles sales et mauvaise haleine.

    Raction extraite du Dutch Ombudsman25 :

    Au Pays Bas, un enfant sur neuf vit en dessous du seuil de pauvret. Cela correspond 380 000 enfants, soit 3 enfants dans chaque classe de 30 lves en moyenne. Ces enfants ont souvent honte de leur situation et prfrent la solitude (par exemple, ils n'invitent aucun camarade chez eux).

    Auteur : Esm Berkhout, conseiller en politiques, justice fiscale et ingalits, Oxfam Novib

    Des groupes spcifiques sont plus enclins tre pauvres et d'autres tre riches En Europe, tout le monde ne vit pas dans la pauvret : le patrimoine de certains s'est toff au cours de ces dernires annes. L'Europe hberge certains des particuliers les plus fortuns, certaines des entreprises les plus rentables et certaines ressources parmi les plus prcieuses au monde. Nombreux sont ceux qui y prosprent. En Europe, le secteur du luxe a progress de 28 % entre 2010 et 201326. Actuellement, 342 milliardaires rsident en Europe, pour une fortune combine de prs de 1 500 milliards de dollars27. En 2014, l'Espagne comptait 21 milliardaires pour une fortune combine de 116 milliards de dollars, alors que plus de trois millions de personnes vivaient dans des conditions de privation aigu28.

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    Graphique 2 : Nombre de milliardaires dans les pays de l'UE (20022015)

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    150

    200

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    300

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    2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015

    Germany

    United Kingdom

    France

    Italy

    Sweden

    Spain

    Netherlands

    Austria

    Other EU country

    Source : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB. D. Hardoon (2015), http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/background-data-for-oxfam-briefing-a-europe-for-the-many-not-the-few-exploring-575925, d'aprs la liste Forbes annuelle des fortunes, http://www.forbes.com/billionaires/.

    Dans la socit, certains groupes de personnes sont plus enclins que d'autres se retrouver sur le bon chelon de l'chelle de rpartition des revenus. Par exemple, 85 % des milliardaires europens sont des hommes. Les femmes ont donc moins de chances de figurer dans ce club litiste. Dans le mme temps, les femmes sont reprsentes de faon disproportionne parmi les personnes exposes au risque de pauvret dans l'UE, les femmes tant six millions de plus que les hommes avoir un revenu infrieur 60 % du revenu mdian. Pour un travail quivalent, les femmes gagnent moins que les hommes. Dans l'UE, l'cart salarial moyen est de 16 %29. Cet cart varie grandement d'un pays l'autre : il est de 30 % en Estonie et de seulement 3 % en Slovnie. Si cet cart salarial entre les hommes et les femmes s'est rduit depuis 2010, ce rapprochement est davantage d l'rosion des salaires des hommes qu' un progrs en faveur de l'galit entre les genres30. Le travail prcaire et partiel concerne davantage les femmes que les hommes, ce qui a des consquences sur leur sant et leur bien-tre31, tandis qu'en Europe, les femmes retraites sont en moyenne 39 % moins bien loties que les hommes32. En outre, les femmes consacrent deux fois plus de temps que les hommes aux responsabilits domestiques non rmunres33. Les jeunes mres et les mres d'enfants en bas ge font partie des groupes parentaux qui sont les moins employs, un chiffre encore exacerb parmi les mres clibataires. En Europe, 10 % des familles sont monoparentales, mais seulement 1 % des familles ont leur tte un pre clibataire contre 9 % avec une mre clibataire34. Ces familles sont bien davantage exposes au risque de pauvret. Dans l'UE, le risque de pauvret pour les enfants vivant dans

    Allemagne

    Royaume-Uni

    France

    Italie

    Sude

    Espagne

    Pays-Bas

    Autriche

    Autres pays de l'UE

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    des foyers monoparentaux est pratiquement deux fois plus lev que le risque de pauvret moyen auquel tous les enfants sont exposs (34 % contre 19 %)35.

    Au sein de l'UE, les jeunes rencontrent des conditions plus difficiles que les gnrations prcdentes, surtout depuis la crise financire mondiale. Alors qu'auparavant les personnes qui composaient les groupes faible revenu taient majoritairement ges de plus de 65 ans, en 2014 le bas de l'chelle de rpartition des salaires est occup par la catgorie des 18-29 ans et comprend plus de personnes au chmage ou faible revenu que de retraits36. On compte dornavant plus de jeunes faible revenu ou sans emploi que de retraits en bas de lchelle de rpartition des salaires37. Les jeunes sont de plus en plus exposs au risque de pauvret. En 2013, 30 % des jeunes de l'UE vivaient dans la pauvret, soit plus de 13,1 millions de personnes, prs d'un demi-million de plus qu'en 201038. L'ge moyen des 342 milliardaires de l'UE est de 61 ans39.

    Les migrants sont davantage exposs la pauvret40 La pauvret semble frapper davantage les migrants que les autres groupes. Alors que le taux de risque de pauvret pour la population ne dans le pays de rsidence varie de 10 23 % dans l'UE, celui des migrants (ns en dehors de l'UE) dpasse 40 % en Belgique, en Espagne, en Grce et en Finlande41. Dans les pays de l'UE, les enfants dont les parents sont ns l'tranger sont en moyenne deux fois plus exposs au risque de pauvret (35 % contre 18 %) en France, au Danemark, en Autriche, en Slovnie, en Finlande et en Sude42. La mobilit sociale est plus difficile mettre en place dans les populations de migrants et la discrimination exacerbe les ingalits de revenus et de richesses.

    33 % des femmes migrantes sont exposes au risque de pauvret, contre 16 % pour les femmes rsidant dans leur pays d'origine43. Une tude mene l'chelle de l'Europe souligne que 23 % des personnes issues de minorits ethniques ou de groupes d'immigrs ont voqu une discrimination, contre 12 % dans le reste de la population44. Cette discrimination est associe des revenus plus bas : 46 % des personnes discrimines proviennent du quartile des plus bas revenus et leur probabilit d'tre sans emploi est deux fois plus leve (24 %) que celle des personnes pargnes par la discrimination (12 %). Les femmes migrantes (surtout celles qui sont sans-papiers) font galement l'objet d'une discrimination soutenue sous la forme de niveaux de violence accrus, d'un accs insuffisant aux systmes de soins de sant et d'un manque de protection sur le march du travail.

    Les migrants sont souvent relgus au bas de l'chelle sociale. La majorit des citoyens europens pense que la contribution fiscale des migrants est infrieure ce qu'ils peroivent sous forme de services de sant et d'aide sociale dans leur pays hte45. Cette mauvaise lecture suggre que les migrants grveraient les budgets publics et profiteraient de la fiscalit plus lourde pesant sur les citoyens natifs de ces pays.

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    C'est pourtant l'inverse qui se produit. D'aprs une tude comparative internationale de l'impact fiscal net de la migration46 qui inclut un large panel de pays de l'Organisation de coopration et dveloppement conomique (OCDE)47, les migrants paient plus d'impts et de contributions sociales qu'ils ne reoivent d'avantages personnels dans la plupart des pays ( l'exception de ceux o vit une part importante de migrants gs). C'est par exemple le cas en Italie, en Grce, en Espagne et au Portugal. En 2012, les impts pays par les migrants en Italie taient suprieurs aux avantages qu'ils recevaient sur les dpenses publiques en matire de sant, d'ducation, de protection sociale et d'hbergement. Leur contribution nette au budget national tait de 3,9 milliards d'euros48, soit 0,2 % du PIB italien49.

    D'aprs l'OCDE, lorsque les migrants apportent une contribution fiscale infrieure ou ngative, cest non pas parce qu'ils dpendent davantage des dpenses publiques ou des allocations sociales, mais plutt parce qu'ils occupent le plus souvent des emplois bas salaires, et donc qu'ils contribuent moins que les salaris mieux pays en termes d'imposition et d'assurance nationale50. Les facteurs les plus dterminants pour calculer la contribution fiscale nette des migrants sont le taux d'emploi et les niveaux de salaire51.

    Ce point est trs important au vu du besoin de l'UE en main-d'uvre complmentaire52. Les responsables de l'laboration des politiques doivent aller au-del de la gestion des flux migratoires et de la lutte contre la migration clandestine et inclure des solutions pour garantir une intgration des migrants la plus efficace possible sur le plan social et professionnel53. La lutte contre les ingalits et la promotion des politiques d'intgration pour combler le foss entre les migrants et les natifs peuvent s'avrer trs rentables. Les efforts dploys pour concevoir et mettre en uvre des politiques d'intgration justes doivent tre considrs comme un investissement, et non comme un cot pour les pays de l'UE.

    Ingalit : des ressources dsquilibres Dans les pays de l'UE, la pauvret n'est pas due un puisement des ressources. Elle porte plutt sur la faon dont ces ressources sont partages et dont une petite minorit de personnes cumule de manire disproportionne des revenus et des richesses bien au-del de leurs besoins, tandis que d'autres sont exclues et peinent s'acquitter de leurs factures.

    Le calcul du ratio entre le revenu des 10 % les plus riches et des 40 % les plus pauvres (qui se base sur l'indice de Palma) donne une ide de l'tendue de la disparit des revenus au profit des plus riches dans le pays. La Bulgarie et la Lettonie ont les niveaux d'ingalit les plus levs au sein de l'UE, avec un revenu des 10 % les plus riches 1,4 fois suprieur celui des 40 % les plus pauvres. En Slovnie et en Slovaquie, les deux pays qui prsentent l'indice de Palma le plus faible, le revenu des 10 % les plus riches correspond 0,8 fois celui des 40 % les plus pauvres. Les pays affichant des carts de revenus importants

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    ont galement tendance avoir une part plus importante de personnes vivant dans la pauvret, tandis que ceux qui rpartissent les revenus de faon plus galitaire dnombrent nettement moins de personnes en situation de privation matrielle aigu.

    Graphique 3 : Corrlation entre l'indice de Palma qui mesure les ingalits et la part de personnes en situation de privation matrielle aigu

    Auteur : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB ; D. Hardoon (2015), http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/background-data-for-oxfam-briefing-a-europe-for-the-many-not-the-few-exploring-575925, daprs les donnes d'Eurostat54

    En Europe, les richesses sont encore moins bien rparties que les revenus. D'aprs le Credit Suisse, les 1 % des Europens les plus riches dtiennent prs d'un tiers des richesses du continent55. Le reste est partag entre les 10% les plus riches de la rgion et la moiti de la population situe entre le quatrime et le neuvime dciles. Les 40 % infrieurs de la population doivent se partager les miettes, avec moins de 1 % des richesses nettes totales de l'Europe. En Europe, les 7 millions de personnes les plus riches dtiennent le mme niveau de richesses cumules que les 662 millions de personnes les plus pauvres (pays hors UE compris)56. En Rpublique tchque, en Sude, au Danemark et Chypre, les 10 % les plus riches de chaque pays dtiennent plus des deux tiers des richesses nationales, contre plutt un tiers en Slovaquie et en Slovnie.

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    Graphique 4 : Rpartition des richesses en Europe en %

    Source : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB. D. Hardoon (2015), http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/background-data-for-oxfam-briefing-a-europe-for-the-many-not-the-few-exploring-575925, d'aprs les donnes du Credit Suisse.

    Les cots les plus levs psent sur les plus vulnrables Mme avant la crise, les pays de l'UE rencontraient des problmes structurels de distribution ingale des profits conomiques. D'aprs les donnes de l'OCDE qui englobent 20 pays de l'UE, entre 2007 et 2010, les 10 % les plus pauvres de la population avaient tendance perdre davantage (ou gagner moins) que les 10 % les plus riches en matire d'volution du revenu disponible57.

    Au lendemain de la crise financire mondiale, les emplois et les ressources se rarfiant dans de nombreux pays europens, il est primordial de partager les revenus afin d'viter que les plus vulnrables ne s'enlisent davantage encore dans la pauvret et le dnuement. Face la force avec laquelle la pauvret frappe tant de citoyens, l'UE a cr

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    en 2010 la plateforme contre la pauvret et l'exclusion sociale dans le cadre de sa stratgie Europe 2020 afin de contribuer sortir 20 millions de personnes de la pauvret dans l'UE58. Or, depuis cette date, le taux de pauvret n'a fait qu'augmenter alors que ceux qui se trouvent en haut de la pyramide ont conserv leurs positions privilgies. Les hauts dirigeants au sein de l'UE continuent de s'accorder des hausses salariales au-dessus du taux d'inflation59, tandis que les salaires rels du reste de la main-d'uvre continuent de chuter. Dans certains pays, des niveaux extrmes de richesse et de pauvret se sont dvelopps en parallle, creusant l'cart entre les franges les plus riches et les couches les plus pauvres de la socit. En Allemagne par exemple, entre 2005 et 2013, la part de la population expose au risque de pauvret est passe de 12 16 %, tandis que les richesses nettes totales des milliardaires ont augment de 214 milliards 296 milliards de dollars sur la mme priode.

    Encadr 4 : Inclusion sociale et stratgie Europe 2020

    La stratgie Europe 202060 a t labore avec de bonnes intentions, savoir amliorer le contexte social au sein de l'UE. Cette stratgie vise principalement extraire 20 millions d'Europens de la pauvret et lutter contre l'exclusion sociale. Mais le manque de coordination entre les politiques conomiques et sociales au sein de l'UE (la priorit tant donne aux premires) constitue l'un des principaux obstacles la russite de cette stratgie. Cette situation dstructure les droits sociaux, ce qui affaiblit les modles sociaux bien tablis au sein de l'UE et concourt l'impopularit de ce projet europen. Pour pallier ce problme, il est essentiel d'quilibrer les perspectives socio-conomiques avec une approche base sur les droits dans toutes les politiques dont la vocation est de prserver et de promouvoir les droits fondamentaux. Si cela contribuera la ralisation des grands objectifs de cette stratgie, il serait bon d'ajouter un objectif sur les ingalits pour complter (et non pour remplacer) celui sur la pauvret et l'exclusion sociale. Cet autre objectif renforcerait l'objectif de croissance inclusive de la stratgie Europe 2020.

    Auteur : Pierre Baussand, directeur de la plateforme sociale europenne

    La hausse du taux de pauvret en Europe entre 2009 et 2013 est imputable non seulement la crise financire, mais galement dans de nombreux pays aux effets des politiques d'austrit qui ont suivi61. En Grce, prs de la moiti de la hausse totale du taux de pauvret62 en 2010 et 2011 peut tre attribue aux consquences des politiques d'austrit (coupes budgtaires dans les services publics, par exemple)63. En Espagne, les politiques de relance adoptes en 2008 et 2009 ont permis de rduire la pauvret en 2010. Mais en 2011, les mesures d'austrit imposes par la Troka64 ont reprsent prs de 65 % de la hausse totale du taux de pauvret65.

    Effet de redistribution des politiques fiscales Les tats disposent d'un grand nombre de leviers politiques pour corriger la distribution ingale des revenus et des richesses afin de s'assurer qu'aucun citoyen n'est laiss pour compte, que la situation des franges

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    les plus pauvres de la socit ne s'aggrave pas et que les femmes ne sont pas victimes de discrimination, notamment en priode de croissance conomique lente ou de rcession. Les impts tirs des revenus, de la fortune et des profits de ceux qui prosprent peuvent tre utiliss pour alimenter le systme qui permet d'offrir tous une ducation, des soins de sant et une protection sociale. Dans de nombreux pays europens, le systme d'imposition et de transfert a grandement contribu distribuer les revenus de faon quitable. Des pays comme l'Allemagne, le Danemark et la Sude ont vu leur coefficient de Gini66 chuter considrablement aprs avoir tenu compte de la redistribution par l'impt et les transferts. Dans d'autres pays comme la Bulgarie et l'Espagne, le coefficient de Gini n'a pas autant volu avant et aprs impts et transferts. Ils font partie des pays o les ingalits sont les plus fortes dans l'UE67.

    Graphique 5 : Coefficients de Gini des pays de l'UE avant et aprs impts et transferts (2013)

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    Coefficient de Gini aprs impts et transferts Coefficient de Gini avant impts et transferts

    Source : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB. D. Hardoon (2015), http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/background-data-for-oxfam-briefing-a-europe-for-the-many-not-the-few-exploring-575925, d'aprs les donnes du Credit Suisse.

    Le fort degr de redistribution dans des pays comme l'Allemagne et la Sude suggre que ces tats ont su utiliser leurs instruments fiscaux pour optimiser la distribution des revenus, en renforant la fiscalit des riches et en utilisant ces recettes pour mieux financer les coles, les systmes de soins de sant, les services de garde d'enfants et d'autres politiques et services qui aident les personnes vivant dans la pauvret.

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    Toutefois, des niveaux suprieurs de dpenses publiques ne s'accompagnent pas toujours d'un fort degr de redistribution. La relation entre les deux est positive, mais fragile68. La redistribution ne se limite pas la somme prleve et consacre aux services publics, mais porte galement sur le caractre progressiste de ces politiques fiscales. Alors que l'Allemagne et l'Espagne sont toutes deux parvenues rduire de 27 points de Gini les carts de revenus grce aux impts et aux transferts, les dpenses de l'tat espagnol, qui reprsentent 59 % du PIB, sont 15 % plus leves que celles de l'tat allemand, tablies 44 % du PIB69.

    Encadr 5. Danemark : un modle quitable menac par les ingalits

    Le Danemark est l'un des pays les plus galitaires au monde, sur tous les plans : politique, social, culturel et conomique. Son coefficient de Gini aprs impts et transferts est de 27,5, soit en dessous de la moyenne au sein de l'UE70. Au Danemark, l'impact de l'impt et des transferts sur le coefficient de Gini est considrable. Le pays occupe rgulirement les premiers rangs en termes de bien-tre71 et la mobilit sociale est soutenue. Cela s'explique par un rgime de scurit sociale efficace, un march du travail souple (appel modle de flexicurit ) et un accs gratuit des soins de sant et une ducation de grande qualit (y compris dans le suprieur) pour tous les Danois. La socit danoise se distingue par une cohsion sociale et une confiance soutenue de ses citoyens dans les institutions sociales et politiques72. La plupart des Danois acceptent une fiscalit relativement lourde car ils sont conscients des avantages que l'tat leur propose.

    Mais un systme aussi complet a un cot. Le Danemark est le pays de l'OCDE qui affiche le plus gros rapport impts/PIB73. Bien que gnreux par sa taille et sa porte, le rgime danois n'est que le neuvime plus cher des pays de l'OCDE. Le Royaume-Uni, l'Allemagne et les tats-Unis sont tous dans le top cinq, alors mme que les tats-Unis ne proposent pas un systme de soins de sant gratuit et universel74.

    Les pressions se sont intensifies sur le modle danois au cours de ces dernires annes. Depuis une vingtaine d'annes, les ingalits se propagent dans le pays. Le foss entre les riches et les pauvres s'largit : les 20 % les plus riches dtiennent environ quatre fois plus de richesses que les 20 % les plus pauvres. Cet cart reste modeste compar aux autres pays de l'UE, mais il se creuse au fil du temps75. L'inquitude porte notamment sur l'accroissement des diffrences de revenus entre les salaris et les PDG. Entre 2003 et 2012, le salaire moyen d'un PDG au Danemark a augment de 23,3 %. Sur la mme priode, le salaire des ouvriers qualifis et non qualifis n'a augment que de 0,5 %76. Ces ingalits croissantes couples un ralentissement de la mobilit sociale crent une division gographique plus marque entre les riches et les pauvres et menacent de saper le haut niveau historique de cohsion sociale dans le pays77. Si les pressions s'intensifient encore, la crdibilit et la fiabilit du systme servir le plus grand nombre (et non une minorit) pourraient tre remises en cause.

    Auteur : IBIS, Danemark

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    LA PAUVRET ET LES INGALITS FONT DU TORT TOUT LE MONDE Si rien n'est fait, les hauts niveaux d'ingalit devraient plonger encore plus de personnes dans la pauvret en Europe, en les enlisant dans le chmage ou des emplois prcaires ou bas salaires. La campagne galit ! souligne galement les autres effets pernicieux des ingalits fortes et croissantes dans les pays du monde entier78. Les ingalits ralentissent les perspectives de croissance, rodent le tissu social et exacerbent les disparits dans la sant et l'ducation. C'est pourquoi il faut lutter contre elles ds prsent pour le bien de tous, surtout pour les plus pauvres.

    Encadr 6 : Les ingalits extrmes nuisent la croissance et l'conomie

    Nous disposons dsormais de preuves solides pour rfuter l'adage selon lequel il existe un compromis en croissance et galit. Nous savons que la sant et la force de l'conomie reposent sur une croissance quitable. Par exemple, en 2014, des recherches menes par le FMI ont dmontr que les pays fortement ingalitaires connaissaient des priodes de croissance plus courtes79. Un autre document du FMI de 2015 va encore plus loin en dclarant que la distribution des revenus joue galement un rle dans la croissance. Si la part des revenus des riches augmente, la croissance du PIB ralentit moyen terme, suggrant l'absence de rpercussion des avantages pour les couches infrieures. l'inverse, une augmentation de la part des revenus des personnes en situation de pauvret soutient la croissance du PIB80.

    Des ingalits accrues peuvent nuire l'conomie en maintenant la demande un niveau bas parmi les consommateurs, le phnomne de stagnation des salaires ne favorisant pas les -cts. Le fait de dpendre des habitudes de dpenses des riches pour dynamiser l'conomie est injuste, favorise la volatilit et a t cit comme une cause de la rcession prolonge en Europe81.

    Au vu de son potentiel en matire de rduction de la pauvret, la croissance est un facteur trs pertinent dans les politiques en faveur des pauvres dans les pays en dveloppement. Les ingalits menacent tout autant la croissance dans les pays hauts revenus.

    D'aprs l'OCDE, les ingalits de revenus ont eu un impact trs ngatif sur la croissance au cours des 30 dernires annes82. Une tude de l'OCDE qui inclut 20 pays de l'UE rvle qu'en Italie et au Royaume-Uni, le taux de croissance cumule aurait t 6 9 % plus lev si les carts de revenus ne s'taient pas creuss. En Sude, en Finlande et en Norvge, la hausse des ingalits (initialement un niveau bas) semble galement avoir ralenti la croissance. l'inverse, les niveaux relativement faibles d'ingalit en Espagne, en France et en Irlande avant la crise financire ont permis de consolider leur PIB. Une tude plus rcente de l'OCDE souligne les effets positifs des politiques sociales de redistribution sur la croissance conomique83.

    Auteurs : Dr Nick Galasso, directeur de la recherche, Oxfam Amrique et Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB

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    3 LE CERCLE VICIEUX DES INGALITS CONOMIQUES ET DE LA CONFISCATION POLITIQUE C'est la puissance conomique qui dtermine le pouvoir politique. Les gouvernements deviennent alors les fonctionnaires politiques de la puissance conomique.

    Jose Saramago, laurat du prix Nobel de littrature84

    Les ingalits et la confiscation politique (c'est--dire le contrle du pouvoir et de la politique par une lite) sont profondment interconnectes. La concentration des richesses confre aux lites conomiques le pouvoir et la possibilit d'exercer un lobby et de s'imposer sur l'chiquier politique europen. Ce phnomne cre un cercle vicieux o ces lites influent sur l'laboration des politiques et les rglementations pour servir leurs intrts, ce qui gnre souvent des politiques qui nuisent aux intrts du plus grand nombre, creusent les ingalits et renforcent le pouvoir des lites.

    Le cumul des richesses est directement li au pouvoir d'influence sur le processus dcisionnel, tandis que ceux qui sont sujets la pauvret, la vulnrabilit et l'exclusion n'ont pas les moyens de promouvoir des politiques plus justes, des opportunits gales et une augmentation des opportunits. La dynamique de la concentration des richesses, de la confiscation politique et de l'intensification de la pauvret (dj courante dans de nombreux pays) risque de s'institutionnaliser travers l'Europe.

    Des lobbies d'entreprises puissants et non redevables Bien qu'il soit difficile d'obtenir des informations prcises sur les activits de lobbying en raison de l'opacit qui rgne sur le march, les donnes disponibles suggrent que ce type de lobbying est un problme majeur qui se propage, notamment dans certains secteurs et domaines politiques au niveau des pays et de l'UE85.

    Le lobby financier est l'un des plus puissants au sein de l'UE. En 2013, il aurait dpens 120 millions d'euros rien qu' Bruxelles86. Entre mi-2013 et fin 2014, les fonctionnaires de la Commission europenne (l'organe excutif de l'UE) ont en moyenne plus d'un rendez-vous par jour avec un lobbyiste du secteur financier87. D'aprs l'Observatoire europen des entreprises, le lobby financier a dpens sept fois plus que les syndicats

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    et les organisations de la socit civile sur les rglementations europennes aprs la crise. Ce constat a conduit certains dclarer que le secteur financier s'tait empar de ces rglementations et que l'influence des autres acteurs comme les syndicats et les organisations de la socit civile tait pour le moins inefficace88.

    Encadr 7 : Confiscation politique et taxe europenne sur les transactions financires

    Les ngociations sur la taxe europenne sur les transactions financires (TTF) illustrent combien les efforts dploys pour crer une conomie europenne plus galitaire et plus juste sont combattus par le secteur financier. Ce dernier use de sa grande influence pour s'accaparer le dbat politique autour des ngociations sur la TTF.

    Les stratgies haut risque et les transactions spculatives du secteur financier ont jou un rle important dans la crise financire qui a frapp le continent et affecte encore des millions de citoyens europens l'heure actuelle. La TTF contribuerait dcourager les futures transactions spculatives qui ne sont pas lies l'conomie relle et qui exposent le systme des crises ou des chocs systmiques. Elle doit galement permettre de collecter de nouvelles recettes qui pourraient tre utilises pour contrebalancer les mesures d'austrit nationales et soutenir la lutte contre la pauvret, les ingalits et le changement climatique l'chelle internationale.

    Le lobby financier s'est toutefois accapar les ngociations autour de la taxe TTF. D'aprs Oxfam, il dpense en moyenne 73 millions d'euros chaque anne pour essayer d'influer sur la Commission europenne concernant ces ngociations. Il s'agit l d'une somme considrable, 10 fois plus leve que celle dpense par les organisations de la socit civile qui interviennent dans ce mme domaine (7 millions d'euros)89. Un fonctionnaire travaillant sur la TTF a confi Oxfam de faon informelle que pour toute demande de runion des organisations de la socit civile, il en recevait 40 du secteur financier.

    Les efforts dploys par le lobby financier sont varis, entre demander directement la Commission de retirer la proposition de TTF et commander des rapports alertant sur le degr d'incertitude et les impacts catastrophiques d'une telle taxe, sans toutefois mentionner les effets positifs de recettes fiscales supplmentaires90. Tant que la TTF ne sera pas adopte, il est impossible de dterminer qui sortira vainqueur du processus : les citoyens europens91 ou les lites financires qui essaient de protger leurs propres intrts. Plus d'un million de citoyens ont demand aux tats europens d'approuver une TTF ambitieuse pour lutter contre la pauvret et le changement climatique92. Ces ngociations servent d'tude de cas sur le degr d'implication de petits groupes puissants pour s'accaparer les processus politiques qui ont un impact sur leurs intrts.

    Auteur : Javier Pereira, conseiller politique au sein de l'UE, bureau Oxfam ddi au plaidoyer au sein de l'UE

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    Analysant l'intgrit des principales institutions au sein de l'UE, le rapport 2012 de Transparency International identifie la relation privilgie entre le monde de l'entreprise et les politiques comme un risque de corruption dans toute l'Europe93. Un rapport publi en mars 2015 value les pays europens en matire de transparence, d'intgrit et d'galit d'accs la rglementation sur le lobbying en s'intressant la fois au niveau europen et national94. D'aprs ce rapport, bien qu'elle n'obtienne aucun bon score dans ces trois volets, la Slovnie tait le seul pays dot d'une rglementation suffisante 95.

    Graphique 6 : Scores pour la rglementation sur le lobbying dans les institutions et les pays de l'UE (moyenne combine et non pondre des scores pour la transparence, l'intgrit et l'galit d'accs des rglementations sur le lobbying : score de 0 100, 0 tant le score le plus faible et 100 le score le plus lev)

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    Source : Deborah Hardoon, chercheuse en chef, Oxfam GB. D. Hardoon (2015), http://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/background-data-for-oxfam-briefing-a-europe-for-the-many-not-the-few-exploring-575925, d'aprs les donnes de Transparency International (2015).

    Le suivi et l'analyse des dpenses consacres au lobbying sont assurs en grande partie par les organisations de la socit civile. Par exemple, le site LobbyFacts.eu propose une analyse intressante des sources de pression sur les institutions europennes Bruxelles et rvle que plus de 60 % des lobbyistes au sein de l'UE reprsentent les intrts des entreprises96. Si ces organisations de la socit civile ralisent un travail d'intrt public indispensable, cela ne doit pas empcher les dcideurs de renforcer la transparence en matire de lobbying et de s'assurer qu'il y a suffisamment d'outils de suivi pour identifier tout conflit d'intrt potentiel.

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    Qui dicte rellement les rgles ? Le Mdiateur europen97 a rcemment ouvert une enqute sur la transparence en matire de travail d'influence politique au sens large sur les groupes d'experts de la commission l'chelle europenne98. D'aprs les rsultats prliminaires de cette enqute, l'laboration des politiques est influence non seulement par des activits de lobbying directes, mais galement par la cration de groupes d'intrt qui se runissent souvent de faon lgitime et confidentielle Bruxelles pour imposer leur pense unique et exploiter leur vaste rseau d'influence chaque tape du processus d'laboration des politiques99.

    Les politiques fiscales illustrent parfaitement la tendance inquitante qui consiste offrir un espace privilgi des intrts particuliers. La composition des groupes d'experts de la Commission europenne en matire de fiscalit en dit long sur les intrts des entreprises qui participent au processus dcisionnel l'chelle de l'UE.

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    Encadr 8 : Les politiques fiscales europennes refltent les intrts des entreprises

    Les rgles fiscales (ainsi que la persistance des chappatoires fiscales et la concurrence entre les pays pour attirer les profits) sont trs avantageuses pour les grandes entreprises impliques dans des rgimes d'vasion fiscale100 et qui ont tout intrt maintenir le statu quo. Il n'est donc pas tonnant de constater que celles-ci sont reprsentes massivement et de faon disproportionne dans les groupes d'experts de la Commission europenne.

    Jusqu'en 2012, environ 2 % des participants aux groupes d'experts de la Commission europenne sur les questions fiscales reprsentaient l'intrt public (syndicats, associations de consommateurs et organisations de la socit civile). Mme si ce chiffre avait augment en 2014, 82 % des participants reprsentaient toujours des intrts privs ou commerciaux101. Oxfam est membre des deux groupes d'experts sur les questions fiscales : la plateforme de la Commission europenne concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal102 (depuis mai 2013) et le groupe d'experts sur l'change automatique d'informations relatives aux comptes financier (depuis aot 2014). Le secteur priv est reprsent de faon disproportionne dans ces deux groupes, notamment avec des cabinets comptables et des institutions financires souponns de prendre part des rgimes d'vasion fiscale.

    Malgr une plus grande reprsentation des organisations non gouvernementales (ONG) et des syndicats dans la plateforme de la Commission europenne concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal que dans de nombreux autres groupes d'experts, la composition globale de ces groupes penche toujours en faveur des intrts des entreprises. 60 % des 15 membres non gouvernementaux reprsentent les intrts des entreprises, contre seulement 20 % pour les ONG et 14 % pour les syndicats. Cela va l'encontre de l'engagement que la Commission europenne a pris envers le Parlement europen de n'avoir aucun groupe d'experts domin par les intrts des entreprises103.

    Suite au scandale Luxleaks104, Oxfam et d'autres organisations ont officiellement port plainte dans une lettre adresse la Commission europenne105 sur la participation de PricewaterhouseCoopers (PwC) dans la cration de la plateforme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal. Cette lettre dnonce un conflit d'intrt en prcisant que PwC ne pouvait pas participer au suivi de la mise en uvre de la lgislation fiscale europenne tout en tant suspect d'aider les multinationales appliquer des stratgies de dumping fiscal agressif106 pour dlocaliser les bnfices au Luxembourg afin de ne payer qu'1 % d'impt sur les socits. Par ailleurs, l'adhsion au groupe d'experts sur l'change automatique d'informations relatives aux comptes financiers a soulev des interrogations, par exemple lorsque des membres comme HSBC (impliqu dans le scandale sur l'vasion fiscale rvl par Swissleaks107) conseillent sur la mise en uvre d'une loi europenne qui obligerait les banques partager des donnes cls avec les autorits fiscales europennes108.

    Auteur : Catherine Olier, conseillre en politiques, justice fiscale, Oxfam

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    La forme actuelle du registre central pour la transparence des lobbies, une approche volontaire des exigences de l'UE en matire de lobbying (sans sanction en cas de non-inscription) ne permet pas de dterminer clairement qui exerce un lobby et quelle fin. Au sein de l'UE, plusieurs entreprises de renom activement engages dans le lobbying Bruxelles ne sont pas inscrites sur ce registre. L'absence de signalement et les entres improbables sont monnaies courantes dans le registre109.

    LA CONFISCATION POLITIQUE ALIMENTE LE MCONTENTEMENT Cette culture des intrts et la tendance continuer de travailler avec ceux qui exercent rgulirement des activits de lobbying plutt qu' chercher de nouvelles parties prenantes ont abouti l'laboration de politiques conomiques, environnementales et sociales qui trop souvent ne refltent pas l'intrt public et creusent le foss dmocratique entre les institutions de l'UE et les citoyens europens110.

    De nombreux citoyens europens sont conscients de l'omniprsence de la confiscation politique. Une tude de 2013 dmontre que la majorit des citoyens europens sait que leur gouvernement privilgie les intrts particuliers d'une minorit111. Cela se vrifie particulirement dans les pays qui souffrent le plus des suites de la crise financire mondiale, avec plus de 80 % des citoyens en Grce, 70 % en Italie et 66 % en Espagne112.

    Graphique 7 : Pourcentage de personnes interroges convaincues que leur gouvernement privilgie les intrts des lites (2013)

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    Source : Transparency International (2013), Global Corruption Barometer 2013 , http://www.transparency.org/gcb2013

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    Par consquent, de nombreux citoyens sont de plus en plus dsabuss vis--vis de leur propre gouvernement, des institutions nationales et europennes, ainsi que du fonctionnement gnral de la dmocratie. Par exemple, les rsultats de l'Eurobaromtre entre 1986 et 2013 rvlent qu'une majorit de citoyens du bassin mditerranen est mcontente l'gard de la dmocratie (Graphique 8).

    Graphique 8 : Mcontentement l'gard de la dmocratie en Grce, au Portugal, en Espagne et dans l'UE (1986-2013) ; valeurs 1 = trs satisfait 4 = trs mcontent)113

    Source : D. Muro et G. Vidal (2014), http://blogs.lse.ac.uk/europpblog/2014/03/13/persistent-unemployment-poses-a-substantive-threat-to-democracy-in-southern-european-countries/#comments, donnes dEurobarometer La combinaison de la confiscation politique, de niveaux de pauvret et d'ingalits intolrables et d'un mcontentement grandissant dans les pays de l'UE compromet le fonctionnement mme des dmocraties.

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    4 AUTRES FACTEURS D'INGALITS ET DE PAUVRET EN EUROPE La dvaluation interne a augment le chmage, entran la chute des revenus des mnages et intensifi la pauvret. Autrement dit, elle est source de misre pour des dizaines de millions de personnes.

    Lszl Andor, ancien Commissaire europen l'emploi, aux affaires sociales et l'insertion114

    Dans toute socit, les niveaux d'quit sont fortement influencs par les politiques sur les salaires, la fiscalit et les dpenses publiques. Ces politiques doivent garantir la durabilit des services publics, corriger les ingalits et promouvoir l'galit des chances pour tous. Trois facteurs sont essentiels cet gard :

    Les salaires dterminent les niveaux de revenus ;

    Le rgime fiscal dtermine qui paie des impts, le montant de ces impts, le montant des recettes publiques collectes et la part des richesses et des revenus redistribue ;

    En tant que principal outil de redistribution, les politiques sociales dfinissent les prestations et la couverture des services publics offerts par l'tat.

    La plupart des ces politiques sont rdiges, approuves et mises en uvre l'chelle nationale par les tats membres de l'UE. Les institutions de l'UE jouent toutefois un rle important pour faonner leur orientation. Le fait est que trop souvent, les politiques adoptes par les tats membres de l'UE refltent les intrts des lites financires et conomiques plutt que ceux de la majorit dans la socit, notamment les citoyens les plus pauvres et les plus vulnrables. C'est le cas avec la privatisation des services publics (soins de sant et ducation) qui profitent aux propritaires des prestataires privs, avec la libralisation des marchs financiers qui permet aux multinationales et aux particuliers fortuns d'chapper l'impt ou encore avec la rduction des taux marginaux d'imposition suprieurs qui bnficient aux hauts revenus et aux plus fortuns. Ce modle est encore plus clair avec les politiques adoptes par certains tats membres de l'UE depuis 2008 en rponse la crise financire.

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    Encadr 9 : Les institutions de l'UE au cur des mesures d'austrit

    En tant que groupe informel mais trs puissant, la Troka a jou un rle central dans l'laboration des politiques pour les pays en proie une situation conomique difficile115.

    Son influence sur le plan politique s'exerce par le biais de deux mcanismes : 1. Les programmes de la Troka ont impos l'Espagne, au Portugal,

    l'Irlande et la Grce un accs aux crdits en change de plusieurs coupes budgtaires dans certains domaines, notamment l'emploi dans la fonction publique, ce qui encourage la privatisation des services publics et drgule le march du travail.

    2. Le pacte fiscal116 a introduit (et applique dans la pratique) des mesures d'austrit sur le long terme dans les mcanismes de gouvernance de l'UE117. Ce pacte dfinit un ratio dette-PIB maximum de 60 % et empche tout nouvel endettement au-del de 0,5 % du PIB chaque anne. Tous les tats qui transgressent cette limite doivent demander la Commission europenne et au Conseil europen de valider leurs budgets nationaux. Toute violation du pacte peut donner lieu des sanctions financires. En outre, les tats doivent approuver ce pacte pour pouvoir bnficier du mcanisme europen de stabilisation.

    Ces deux mcanismes permettent d'accder au crdit (une ncessit absolue en temps de crise) au prix d'un contrle strict des politiques conomiques nationales l'chelle europenne, mais ignorent les besoins des citoyens ordinaires. Le pacte fiscal (en tant que socle constitutionnel pour les politiques d'austrit au sein de l'UE) et les programmes de la Troka (en tant que mcanismes de financement) empchent les tats d'agir en dehors du cadre de l'austrit tout en protgeant les ressources prives en jeu si des politiques centres sur les personnes taient mises en uvre la place.

    Ces mcanismes ignorent en effet les besoins sociaux de millions de citoyens europens trs vulnrables ou vivant en dessous du seuil de pauvret.

    Auteur : Jrg Nowak, chercheur sur les ingalits sociales, Oxfam Allemagne

    4.1 MESURES D'AUSTRIT : UN REMDE FATAL Les mesures d'austrit dployes travers l'Europe et qui s'appuient sur des impts rgressifs court terme et des coupes svres dans les dpenses (en particulier pour les services publics comme l'ducation, les soins de sant et la scurit sociale) ont dmantel les mcanismes destins rduire les ingalits et permettre une croissance quitable. Ces mesures s'accompagnent d'impacts considrables sur les socits europennes une poque o de nombreux pays connaissent dj des taux de chmage historiquement levs et o les femmes sont confrontes un accs ingal aux opportunits dans de nombreux pays118.

  • 31

    L'ducation et la formation sont des facteurs importants pour dterminer la mobilit sociale et la capacit de gnration de revenus de chacun119. Le fait de limiter l'accs l'ducation et la formation professionnelle (en rduisant les aides publiques et les bourses) peut contribuer accrotre les ingalits. Les ingalits de revenus freinent le dveloppement des comptences chez les personnes dont les parents n'ont pas suivi de hautes tudes. Les enfants issus de foyers pauvres sont plus susceptibles d'courter leur ducation (nombre d'annes de scolarisation) et de renoncer une ducation de qualit (acquisitions limites). Par contre, les rsultats scolaires des lves issus d'un milieu plus ais ne sont pas affects par les ingalits de revenus dans la socit120.

    L'austrit a exacerb de bien des faons les ingalits entre les genres121. cause des restrictions budgtaires dans le secteur public, les femmes qui reprsentent la majorit des fonctionnaires de l'tat risquent davantage de perdre leur emploi ou de voir leur salaire rduit. L'affaiblissement des services publics (sant, ducation et garde d'enfants) accrot galement la charge de travail qui pse sur les femmes. Selon des recherches sur l'impact de l'austrit en Europe122, au lendemain de la crise financire, les mres de jeunes enfants avaient encore moins de chances de trouver un emploi qu'avant, notamment en consquence des coupes ralises dans les services de garde123. cause des coupes dans les services publics et les mesures de protection sociale, comme le cong parental, les femmes sont davantage susceptibles d'opter pour un travail temps partiel pour tenir leurs responsabilits au sein du foyer, ce qui limite leur potentiel de revenus124.

    Restrictions dans les dpenses publiques Dans certains pays, des coupes budgtaires dans les services publics ont t approuves dans le cadre les programmes de la Troka (par exemple en Grce, au Portugal et en Espagne). Une tude rcente mene dans sept pays europens indique comment les coupes budgtaires augmentent encore davantage les ingalits qu'une hausse des impts sur les biens de consommation125. En 2010, les dpenses de sant en Europe ont chut pour la premire fois depuis des dcennies. En Espagne, les dpenses publiques consacres la sant et l'ducation ont chut de 21 % depuis 2010126.

    Pour ces pays, cela signifie la perte d'un trs grand nombre d'emplois dans le secteur public et la fermeture de services publics essentiels. La Grce, le Portugal et la Roumanie ont enregistr une rduction drastique des agents de la fonction publique, avec respectivement -25 %, -10 % et encore -10 %. Au Royaume-Uni, on estime qu'il y aura 710 000 emplois de moins dans le service public d'ici 2017, et que ces pertes d'emploi concerneront environ deux fois plus les femmes que les hommes127. Dans certains pays, ces rductions se concentrent dans les secteurs domins par les femmes comme l'ducation, la sant et le travail social128.

    LEspagne et l'Irlande ont par ailleurs baiss les salaires dans la fonction publique, tandis que ces salaires ont t gels au Royaume-Uni et au Portugal129.

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    En outre, les gouvernements europens ont considrablement rduit leur budget allou la scurit sociale. C'est le cas de la Grce, la Lettonie, le Portugal et la Roumanie qui ont rduit en 2011 leur budget de plus de 5 %130. Les personnes les plus pauvres en Europe ont d renoncer certains services et l'aide cause de cette rduction des budgets allous la scurit sociale. Certains pays ont rduit leurs prestations de scurit sociale en valeur absolue131, rendant la vie de certaines familles encore plus difficile face au chmage et au cot de la vie.

    Privatisation des services publics Dans le cadre de leurs mesures d'austrit, de nombreux pays ont commenc privatiser leurs services publics dans l'optique de rduire le dficit budgtaire des gouvernements. Les institutions internationales pressent la Grce, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande privatiser les entreprises du service public, par exemple en vendant les entreprises de transport public, de gestion de l'eau et des nergies, ainsi que les institutions de sant.

    Si les marges d'amlioration de l'efficacit et de la rentabilit des politiques sociales et des services publics sont indniables, cette tendance la privatisation provoque une segmentation des opportunits, biaisant les avantages au profit des plus riches. De plus, l'argent public et les ressources essentielles (comme les agents de la sant) sont dtourns du secteur public en faveur de services but lucratif qui bnficient une minorit de personnes, creusant encore les ingalits. Cela cre un cercle vicieux alliant dtrioration de la qualit du secteur public et augmentation des ingalits conomiques, voyant l'ducation et les soins privs132 bnficier uniquement ceux qui ont les moyens, et non ceux qui en ont le plus besoin133.

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    Encadr 10. Irlande : il est temps de mettre un terme au systme de sant deux vitesses

    Les ingalits du systme de sant irlandais sont bien connues. L'Irlande applique un systme deux vitesses o l'accs aux soins de sant se base sur les ressources financires et l'emplacement gographique plutt que sur les besoins. Environ 45 % de la population dispose d'une assurance maladie prive qui permet d'accder des cliniques prives et des soins spcialiss, alors qu'environ 39 % de la population dtient des cartes mdicales qui offrent un accs gratuit et limit aux services de sant publique.

    Il se peut que les rcentes mesures d'austrit aient encore largi ce foss. Depuis 2008, le budget de la sant en Irlande a t rduit de 12 %, soit la plus grosse restriction pour un budget de la sant en Europe en pourcentage du budget national. Paralllement, la baisse des revenus et la hausse du taux de chmage (10,1 % en fvrier 2015) ont contraint un grand nombre de personnes se priver de rgimes d'assurance maladie trop coteux. Le nombre de titulaires d'une assurance maladie prive a chut de 245 000 entre 2008 et 2014.

    Face tel systme de sant public-priv fragment, la sphre politique et la socit civile en Irlande plaident pour un accs universel aux soins de sant. Mais aucun terrain d'entente n'a encore t trouv pour le mettre en place. Il a notamment t avanc que l'introduction de soins de sant universels en Irlande serait la fois trop chre et trop complexe. Le cot d'un systme de soins de sant universel peut toutefois tre contrebalanc par les conomies potentielles dcoulant des stratgies de prvention. Par ailleurs, un rgime fiscal plus juste augmenterait les recettes publiques, qui pourraient ensuite tre utilises pour accrotre les investissements publics accords aux services de sant et proposer des soins de sant gratuits pour tous.

    Les tentatives du gouvernement irlandais au pouvoir pour mettre en place un accs universel la sant s'appuient sur un modle d'assurance universelle complexe et fragment faisant appel plusieurs assureurs privs en concurrence. Au lieu de cela, l'Irlande doit inscrire le droit aux soins de sant essentiels dans sa constitution et lancer une approche gouvernementale exhaustive de la politique de sant qui privilgie la prestation publique de services de sant et le financement public pour faire de la sant pour tous une ralit.

    Auteur : Helena O'Donnell, Affaires publiques et communications, Oxfam Irlande134

    Des salaires plus bas et des conditions de travail plus difficiles Les pays qui appliquent des mesures d'austrit ont galement drgul le march du travail en assouplissant la rglementation en matire d'emploi et en limitant les droits des employs. Cette drgulation s'est faite en supposant qu'elle allait promouvoir le redressement par le secteur priv qui compenserait les pertes issues des restrictions imposes sur le secteur public. Mais cet assouplissement du march du travail ne s'est pas accompagn de mesures de protection sociale qui auraient pu protger les personnes aux revenus prcaires135.

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    Selon toute vraisemblance, cette situation combine l'rosion du processus de ngociation collective devrait creuser les ingalits et confirmer la baisse des revenus en valeur absolue136.

    Encadr 11. Europe : concurrence salariale et capacit de ngociation collective affaiblie

    La rduction du dficit public est devenue l'un des piliers de la stratgie conomique promue l'chelle europenne, aux cts de la compression des salaires pour une plus grande comptitivit. Les responsables de l'laboration des politiques en Europe se sont rallis l'ide qu'en l'absence d'une dvaluation des devises, ce sont les salaires qui devaient tre dvalus.

    Les employs de la zone Euro sont devenus des participants un jeu dans lequel chaque pays essaie d'chapper la crise financire et de lutter contre le chmage en grappillant des emplois et un peu de l'activit conomique de ses voisins. Dans ce nivellement par le bas, il ne peut y avoir qu'un vainqueur , savoir l'tat membre qui rduira le plus les salaires.

    En Espagne et au Portugal, le salaire minimum a t gel en valeur nominale pendant plusieurs annes. En Grce, le salaire minimum a t rduit de 22 % chez les actifs adultes et de 32 % chez les jeunes actifs. Les salaires du secteur public taient les prochains sur la sellette, considrs comme un signal important pour les ngociations salariales du secteur priv.

    Le processus de ngociation collective est au cur des proccupations. Les responsables de l'laboration des politiques ont utilis diffrents outils pour affaiblir considrablement ce processus. Les dispositions lgales qui soutenaient la ngociation collective et garantissaient une couverture tendue ont t retires ou dmanteles. Des accords d'entreprises ont compromis les normes des accords sectoriels. Dans certains cas, la transition vers des accords d'entreprises tait mme encourage en permettant des groupes d'employs non syndiqus (crs la plupart du temps par l'employeur) de court-circuiter l'accord ngoci par les syndicats.

    Ces mesures ne sont pas marginales. Certaines rformes touchent le cur mme du processus de ngociation collective. Le nombre d'employs engags dans un processus de ngociation collective a chut dans les pays o ont t prises les mesures les plus radicales. Au Portugal, ce nombre a chut de 1,7 million en 2008 seulement 100 000 en 2014.

    On peut constater au niveau international que des taux levs de ngociation collective sont troitement lis de faibles niveaux d'ingalits. La ngociation collective permet de conforter les salaires des personnes qui se trouvent dans la moiti infrieure de l'chelle de rpartition salariale. Par ailleurs, comme l'ont rcemment soulign des chercheurs du FMI, sur la priode 1980-2010, la hausse de la part des hauts revenus dans les pays dvelopps s'accompagne souvent d'un faible taux de syndicalisation 137.

    La politique de dvaluation des salaires mise en uvre dans toute l'Europe a des effets ngatifs sur les ingalits. Paralllement, l'affaiblissement du processus de ngociation collective exacerbe galement les ingalits existantes entre les femmes et les hommes. En effet, le caractre fragment des systmes de formation des salaires ou les systmes restaurant la prrogative des dirigeants dcider unilatralement des salaires vont l'encontre des mesures de promotion de l'galit entre les genres.

    Auteur : Ronald Janssen, conomiste en chef de la Confdration syndicale europenne (CES)

  • 35

    4.2 DES RGIMES FISCAUX INJUSTES Les politiques fiscales peuvent jouer un rle crucial dans la lutte contre les ingalits, selon deux stratgies essentielles et complmentaires :

    En rendant la distribution des revenus aprs impts moins ingale, lorsque le rgime fiscal est conu pour que ceux qui gagnent le plus (en termes de richesses et/ou de revenus) contribuent plus ;

    En percevant des recettes suffisantes pour financer les investissements dans les biens publics qui contribuent l'galit des chances pour tous (comme les soins de sant et l'ducation pour tous, ou encore la protection sociale). Le montant collect compte autant que les personnes qui contribuent et la nature de ce qui est impos.

    Mais en gnral, les tendances en matire de fiscalit dans les pays europens vont dans le sens oppos et ne permettent pas d'tablir des rgimes fiscaux justes et quitables qui corrigent les ingalits. Au vu de la pression gnre par les effets de la crise financire et des exigences en termes de consolidation des budgets, les recettes fiscales doivent indiscutablement tre augmentes. Mais jusqu' prsent, ces augmentations se sont faites sur le dos des citoyens moyens et des plus vulnrables. Une hausse du rapport impts/PIB pourrait tre obtenue en largissant les bases imposables afin que la frange la plus aise paie plus et en mettant un terme tous les abus concernant l'impt sur les socits perptrs par les grandes entreprises qui rodent les bases imposables au niveau de l'UE et dans les pays en dveloppement.

    La Sude et le Danemark figurent parmi les pays de l'UE prsentant le plus haut rapport impts/PIB (44,2 % et 48,1 % respectivement en 2012)138. Ils collectent davantage sous la forme d'impts directs et appliquent un taux d'imposition implicite suprieur sur le capital, attestant d'un modle d'imposition progressiste. Au bas de la liste, le rapport impts/PIB du Portugal et de la Grce est environ six points en dessous de la moyenne europenne de 39,4 %139. Dans ces pays, la perception totale de l'impt dpend nettement plus des taxes sur les biens de consommation. Ces taxes, l'image de la TVA, sont gnralement rgressives, surtout lorsque les taux rduits sur les besoins fondamentaux restent relativement levs comme en Grce.

  • 36

    Encadr 12. Espagne : un rgime fiscal rgressif et injuste

    En Espagne, le rgime fiscal est injuste, rgressif et inquitable, car il est fortement ax sur le travail et la consommation plutt que sur le capital et les richesses. Environ 90 % de la perception totale de l'impt porte sur les contributions des familles et des citoyens moyens sous la forme d'impt sur les revenus (travail) et de taxes sur les biens de consommation, tandis que l'impt sur les entreprises reprsente seulement 2 % du total des recettes fiscales140. Les recettes fiscales ont retrouv leur niveau d'avant la crise et ce pour toute sorte d'impt, except pour l'impt sur les socits dont le niveau de collecte a baiss de 56 % entre 2007 et 2014, pour un manque gagner de 25 milliards d'euros141.

    Les rformes fiscales votes en dcembre 2014 ne devraient pas contribuer rduire de tels dsquilibres, mais risquent au contraire de creuser le foss des ingalits, avec des rductions des taux d'imposition sur le revenu qui bnficient surtout aux hauts revenus, un traitement encore allg des gains en capital, l'absence d'un impt sur la fortune et la baisse de 5 points du taux marginal d'imposition des socits pour les groupes corporatifs consolids (rduit 25 %).

    Les grandes entreprises exploitent dj les chappatoires fiscales et recourent des stratagmes de planification fiscale agressifs et des mesures fiscales avantageuses pour rduire au maximum leur assiette fiscale. Ainsi, les grandes entreprises bnficient d'un taux d'imposition effectif de 5,3 % alors que le taux prvu par la loi est de 30 %142. Ce n'est pas le cas des PME qui continuent de payer 16 % compar leur taux nominal d'imposition de 25 %143. Si la pression fiscale qui pse sur les grandes entreprises tait au moins similaire celle exerce sur les PME, cela engendrerait une augmentation des recettes fiscales de 8 milliards d'euros, de quoi financer les bourses de plus d'un million d'tudiants144.

    En pleine crise conomique, le nombre de filiales des 35 plus grandes entreprises espagnoles cotes en bourse (IBEX35) installes dans des paradis fiscaux a augment de 44 % pour atteindre 810 filiales145. Les investissements directs trangers d'Espagne vers les paradis fiscaux flambent, avec une hausse de 205 % l'anne dernire146. Un grande partie de ces investissements transite par des entits de placement spcifiques dans l'unique but d'exploiter le systme pour payer moins d'impts. Dans les faits, l'Espagne est le deuxime plus grand investisseur en Espagne, juste aprs les tats-Unis : l'argent quitte l'Espagne, est plac dans un paradis fiscal, puis revient en Espagne sous la forme d'un investissement tranger.

    Auteur : Susana Ruiz. Conseillre en chef sur la justice fiscale, Oxfam Intermn. D'aprs les documents d'Oxfam Intermn La ilusin fiscal (2015) et Tanto tienes, tanto pagas? (2014).

    Depuis 2010, les rentres fiscales au sein de l'UE ont retrouv leurs niveaux d'avant la crise147. Mais il est inquitant de voir que les rgimes fiscaux sont conus pour taxer plus lourdement le travail et les biens de consommation que le capital. Dans l'UE, la fiscalit n'a jamais t aussi intressante pour les hauts revenus, les plus fortuns et les grandes entreprises les plus rentables.

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    En raction aux exigences de consolidation des budgets, la plupart des pays ont augment leurs taux de TVA ; les taux d'imposition sur le revenu pour les plus riches viennent seulement de retrouver leurs niveaux d'avant la crise ; les recettes tires de l'impt sur les socits pour les grandes entreprises a chut de 24 % entre 2007 et 2013 ; et la plupart des pays ont supprim l'impt sur la fortune et allgent la fiscalit sur les gains en capital.

    Encadr 13 : Transition fiscale ncessaire en Belgique

    D'aprs plusieurs chercheurs belges, la Belgique est davantage confronte un problme fiscal qu' un problme budgtaire148. Au lendemain des crises financires et conomiques, les gouvernements belges successifs ont essay de parvenir l'quilibre fiscal en appliquant des mesures d'austrit qui ciblaient la plupart du temps le systme de protection sociale. Ces mesures risquent d'aggraver la situation conomique et sociale dj proccupante dans le pays. Les derniers chiffres sur la pauvret sont alarmants : une personne sur cinq est expose au risque de pauvret et d'exclusion sociale, et plus de 15 % de la population vit en dessous du seuil de pauvret. Bruxelles, qui est au cur de l'UE, illustre parfaitement les divisions sociales aigus qui caractrisent le pays : 40 % des jeunes gs 15 24 % vivent en dessous du seuil de pauvret149. Les richesses sont rparties de faon trs ingale parmi la population belge, les 5 % les plus riches possdant autant que les 75 % les plus pauvres150.

    Paralllement, la Belgique est un refuge pour les riches multinationales et les plus fortuns qui cherchent payer le moins d'impts possible. Plusieurs stratagmes fiscaux sont en place pour attirer les investissements trangers (patent box, dductions des intrts notionnels151) et sont largement promus l'tranger par l'administration des finances152.

    La concurrence fiscale laquelle la Belgique se prte avec ses voisins est toutefois de plus en plus conteste. La Commission europenne a lanc une enqute pour dterminer si le rgime fiscal belge est conforme aux rgles de concurrence de l'UE153 et le Parlement europen examine en ce moment plusieurs instruments fiscaux belges154. Lanne dernire, la pression publique s'est accentue galement pour initier une transition fiscale afin de rquilibrer la charge fiscale qui pse lourdement sur les biens de consommation (avec la TVA) et sur le travail155, en imposant davantage les socits et la fortune. Bien que les syndicats belges et les mouvements civils se sont dmens pour que cette transition fiscale soit progressiste, les rsultats se sont avrs dcevants. Le gouvernement sattaquera la charge fiscale qui pse sur le travail, mais il compensera le manque gagner en imposant davantage sur les biens de consommation. Les multinationales et les plus fortuns ne seront quant eux que peu inquits. Les organisations de lutte contre la pauvret mettent en garde que cette forme dimposition rgressive, associe aux restrictions budgtaires actuelles des services publics, conduira un accroissement de la pauvret et des ingalits en Belgique pour les revenus les plus faibles et intermdiaires156.

    Auteur : Lela Bodeux, charge de plaidoyer pour les services sociaux de base, Oxfam-Solidarit

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    Faire de la lutte contre l'vasion fiscale et le dumping fiscal une priorit en Europe D'aprs une estimation de l'UE, la fraude et l'vasion fiscale dans l'Union coteraient 1 000 milliards d'euros157, suffisamment pour doubler l'investissement total fourni par tous les pays de l'UE dans la sant publique, et l'quivalent de cinq oprations de renflouement en Grce158.

    Depuis la crise financire, la Commission europenne a lanc un nouveau mcanisme de gouvernance et de surveillance pour suivre les engagements fiscaux et conomiques des tats membres appel Semestre europen. Une fois par an, la Commission publie une analyse dtaille des prvisions des tats membres de l'UE en matire de rformes structurelles, macroconomiques et budgtaires avec des recommandations pouvant dcouler sur des avertissements politiques, voire mme sur des sanctions, si elles ne sont pas mises en uvre Jusqu' prsent, ce dialogue joue un rle essentiel, surtout dans les pays qui rencontrent des difficults fiscales. Mais la Commission n'a pas toujours promulgu les conseils les plus progressistes aux tats membres, la plupart du temps en privilgiant les recettes fiscales plutt que l'impact sur les ingalits159.

    L'effet cumulatif des scandales fiscaux160 a sonn le rveil de la Commission europenne, qui a men des enqutes approfondies l'encontre des tats membres souponns d'aide d'tat illgale (crant une concurrence fiscale prjudiciable au sein de l'UE)161. Cela montre combien la lutte contre lvasion fiscale n'est pas seulement un problme international, mais galement un problme europen qui requiert de corriger l'attitude de certains pays de l'UE qui dtournent les bases d'imposition des autres pays, en dpit du principe de solidarit que l'UE se doit d'observer. Il n'est donc pas tonnant de trouver les plus grandes fortunes au Luxembourg, un paradis fiscal nich au cur mme de l'Europe162.

    En dcembre 2012, la Commission europenne a adopt deux recommandations pour les tats membres sur les paradis fiscaux et la concurrence fiscale dloyale. Mais le travail de suivi ralis par la plateforme de la Commission europenne concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal rvle que peu (ou pas) de progrs ont t raliss sur ces points, surtout en raison d'un manque de volont politique ou de confiance parmi les tats membres pour agir de faon concerte l'chelle europenne163.

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    Encadr 14. EDF : tour d'Europe de lvasion fiscale

    Bien que le gouvernement franais ait revendiqu comme priorit politique la lutte contre lvasion fiscale des plus riches qui cachent leurs ressources dans des juridictions offshore, les entreprises franaises continuent de profiter des chappatoires du systme fiscal europen. Plusieurs entreprises publiques recourent notamment des filiales implantes dans d'autres pays pour rduire leur fiscalit en France. EDF (lectricit de France), la compagnie d'lectricit franaise dtenue 84,5 % par l'tat franais, a rcemment t confondue pour ses pratiques fiscales douteuses164. EDF assure toutes ses centrales auprs de deux compagnies d'assurance : Allianz et Elini. Ces dernires utilisent une partie des primes d'assurance pour rassurer les centrales auprs de deux autres compagnies d'assurance : Ocane R et Wagram, implantes respectivement au Luxembourg et en Irlande. Ces deux compagnies sont entirement dtenues par EDF. Par consquent, une partie des primes d'assurance qu'EDF paie Allianz et Elini aboutit dans les filiales offshore d'EDF, o EDF peut bnficier d'une fiscalit beaucoup plus avantageuse.

    Pour EDF, lvasion fiscale se poursuit en Belgique. Par l'intermdiaire de sa socit de placement EDF Investment Group en Belgique, EDF exploite le systme belge de dduction des intrts notionnels pour rduire son assiette fiscale et abaisser le taux d'imposition effectif 0,3 % pour les recettes de 2011 de 306 millions d'euros165.

    Par ailleurs, EDF a utilis plusieurs botes aux lettres aux Pays-Bas pour conserver ses placements dans deux socits polonaises grant trois centrales polonaises de grande taille166. Bien que les raisons prcises derrire le transit de ces investissements par des botes aux lettres aux Pays-Bas restent obscures, il est probable que cela soit li des avantages fiscaux.

    Du Luxembourg l'Irlande, en passant par la Belgique et les Pays Bas : EDF ralise un vritable grand chelem europen de lvasion fiscale. Paradoxalement, les pratiques d'vasion fiscale d'EDF participent la pnurie