« La Libye n'Existe Plus »

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9/8/2014 « La Libye n'existe plus » http://abonnes.lemonde.fr/libye/article/2014/08/09/la-libye-n-existe-plus_4469482_1496980.html 1/10 « La Libye n'existe plus » LE MONDE | 09.08.2014 à 11h37 | Par Florence Aubenas (/journaliste/florence-aubenas/) (Tripoli, Misrata, Zinten Envoyée spéciale) Le café est déjà servi. Voilà maintenant le thé. L'employé s'éclipse, très droit, laissant la pièce silencieuse. « Vous aimez Nice ? , demande un conseiller, à brûle-pourpoint. Alors, vous allez adorer Tripoli : c'est pareil. » Nous sommes à l'ambassade de Libye à Paris, mon visa vient d'arriver et le conseiller est le seul à manifester quelque enthousiasme pour mon reportage. Trois ans après la chute de Mouammar Kadhafi, ce sont plutôt des mines catastrophées qui préparent le voyageur à son départ, accompagnées d'une liste des assassinats d'Occidentaux et des affrontements armés les plus récents. ON S'Y TUE DÈS 9 HEURES DU MATIN A l'arrivée, Tripoli ressemble à ces personnes qu'on rencontre après en avoir entendu beaucoup de mal : tout en elle paraît charmant. Des façades ocre à l'italienne filent sur le front de mer ; plus bas, vers le Corso, des petits manèges tournent dans l'air brûlant, comme au ralenti et, sur la longue Dans le port de Tripoli en juillet 2014. | Virginie NGUY EN HOANG/HANSLUCAS pour LE MONDE

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florence aubenasle monde9 aout 2014

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  • 9/8/2014 La Libye n'existe plus

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    La Libye n'existe plus LE MONDE | 09.08.2014 11h37 |

    Par Florence Aubenas (/journaliste/florence-aubenas/) (Tripoli, Misrata, Zinten Envoye spciale)

    Le caf est dj servi. Voil maintenant le th. L'employ s'clipse, trs

    droit, laissant la pice silencieuse.

    Vous aimez Nice ?, demande un conseiller, brle-pourpoint. Alors, vous

    allez adorer Tripoli : c'est pareil.

    Nous sommes l'ambassade de Libye Paris, mon visa vient d'arriver et le

    conseiller est le seul manifester quelque enthousiasme pour mon

    reportage. Trois ans aprs la chute de Mouammar Kadhafi, ce sont plutt

    des mines catastrophes qui prparent le voyageur son dpart,

    accompagnes d'une liste des assassinats d'Occidentaux et des

    affrontements arms les plus rcents.

    ON S'Y TUE DS 9 HEURES DU MATIN

    A l'arrive, Tripoli ressemble ces personnes qu'on rencontre aprs en

    avoir entendu beaucoup de mal : tout en elle parat charmant. Des faades

    ocre l'italienne filent sur le front de mer ; plus bas, vers le Corso, des petits

    manges tournent dans l'air brlant, comme au ralenti et, sur la longue

    Dans le port de Tripoli en juillet 2014. | Virginie NGUY EN HOANG/HANSLUCAS

    pour LE MONDE

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    plage lumineuse, des jeunes gens chahutent autour d'un scooter de mer. Sur

    l'avenue Gargaresh, il y a encore 7 km d'embouteillage, des voitures de luxe

    roulant au pas, passant et repassant devant la vitrine de Zara et surtout

    ct de cette blonde piquante dans son 4 4.

    Puis, peu peu, cette faade familire se fissure. L, l'angle du boulevard,

    vous voyez la station-service, tout fait banale ? On s'y tue ds 9 heures du

    matin, depuis qu'une milice organise la pnurie pour le contrle des

    carburants et de la scurit. Au rond-point, un agent de police en uniforme

    tlphone gravement ct d'une fontaine, mais c'est en ralit le petit

    jeune homme, avec sa kalachnikov dans la bote gants, qui s'occupe de la

    circulation.

    Un dput libyen entre en courant dans le hall du Radisson Blu. Le portique

    de scurit se met hurler. Il lance au vigile : Pas de problme, c'est juste

    mon arme. Depuis qu'ils ont t attaqus par des groupes, les

    reprsentants de l'Etat et les institutions se sont rfugis dans les grands

    htels. Il y a quelques jours se sont tenues les lections lgislatives : mme

    pas 30 % de votants, certaines rgions n'ont pas du tout particip et il a fallu

    changer le nom du Congrs tant il est mpris. En s'affalant en face de moi

    sur la banquette, le dput conclut : Ce pays n'existe plus. Il est 8

    heures du matin, fin juin 2014. Il dcapsule une bire sans alcool.

    En arrivant il y a trois ans, on s'tait dit : la Libye sera le plus beau des

    printemps arabes , se souvient un reprsentant spcial de l'Union

    europenne. Il est accoud au 25e tage du Radisson, contemplant la vue

    sublime sur la baie. Avec ses six petits millions d'habitants, tous sunnites,

    A Tripoli, un homme de la katiba Sadaoui, qui comprend plus dun millier de

    membres. | Virginie NGUY EN HOANG/HANSLUCAS pour LE MONDE

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    a ne sera pas trop difficile. Mais, quand on a soulev le couvercle du

    kadhafisme, on s'est soudain rendu compte que les tribus taient l,

    embusques, chacune avec sa milice, surarmes depuis la guerre.

    Dans ce paysage fracass, Misrata se prtend l'une des villes les plus sres

    du monde, oui, j'ai bien dit du monde , rpte Chawki Rimda, chef du

    comit rvolutionnaire local. A 200 km l'est de Tripoli, on ne s'y plaint

    mme pas d'un vol de portable. Il faut dire que Misrata a cr l'une des

    milices les plus puissantes, capable en une nuit de s'emparer du pays. Le

    problme, c'est qu'elle n'est pas la seule. Aller l-bas, c'est un peu assister

    la naissance des ogres.

    500 CAMRAS DE SURVEILLANCE

    L'arrive Misrata ressemble un passage de frontire, contrle strict des

    voitures et des passeports. En ville, le chef de la police, Saleh Ali Esneo,

    aligne 700 agents de renseignement et 1 300 policiers tous 100 % de

    Misrata : [ils] ne veu[lent] personne de l'extrieur qui pourrait comploter

    contre [eux] . Chaque coin de rue possde sa camra de surveillance, 500

    en tout et [ils] en mettr[ont] plus s'il le faut , continue Esneo. Dans la

    salle de contrle, un ingnieur zoome sur les crans, comme un gamin le jour

    de son anniversaire : Si Kadhafi avait eu cette ide avant nous, on tait

    tous morts. Il a choisi le modle de camra le plus moderne mais aussi le

    plus joli, pour que la ville soit dcore. Chez , l'argent n'est pas un

    problme .

    Un btiment de Misrata, v ille prise par les milices en 2011. Celles-ci sont ensuite

    remontes Tripoli et se sont partag les quartiers. | Virginie NGUY EN

    HOANG/HANSLUCAS pour LE MONDE

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    Sitt aprs la rvolution, la ville a t prise en main par les milices d'un

    point de vue militaire, et le Club des businessmen s'occupe de la gestion.

    Tout le monde travaille ensemble. L'Etat ne faisait rien et la ville n'avait

    pas envie d'attendre , rsume un importateur en matriel agricole. Grce

    ses propres financements, le Club des businessmen rgente la cit,

    organise les hpitaux ou ramnage la zone portuaire. Une bote de dattes

    circule autour de la table, quatre ou cinq entrepreneurs sont l aussi. Oui,

    les affaires vont bien, merci , dit l'un. Mieux, mme, depuis la chute du

    rgime. Avec lui, on se faisait peut-tre plus d'argent, mais il fallait de la

    chance : les lois changeaient d'une heure l'autre. Quelqu'un rigole :

    Tu te souviens quand son fils avait t emprisonn en Suisse et qu'il avait

    fallu tout arrter l-bas ? Sourires, nouvelle tourne de dattes. A

    Misrata, on aime bien raconter ce genre d'histoire en attendant d'aller

    prendre un avion pour la Turquie ou le Japon, l'aroport international,

    galement reconstruit par le Club. Et on pense au reste du pays, nourri

    seulement aux puits de ptrole, en chute libre depuis un an. Ici, nous

    sommes l'lite. Tout le monde devrait suivre notre exemple. Je demande

    l'importateur : Serait-il possible de faire un reportage dans la caserne

    d'une milice ? Il promet de rappeler, comme tous ceux qui je demande.

    Dans la rue principale, certains btiments bombards sont rests en l'tat,

    comme des lambeaux dchiquets de la vie d'avant 2011. C'est volontaire :

    ne rien oublier, ne rien pardonner. Ville martyre davantage que

    rvolutionnaire, Misrata a vcu la bataille la plus longue du pays. Elle a t

    d'autant plus cruelle qu'une ville voisine, Tawargha, s'tait rallie au rgime.

    Aussi pauvre que l'autre tait riche, elle n'avait pas t trop difficile

    A Misrata (Liby e), sur l'ancienne ligne de front de la guerre civ ile de 2011. |

    Virginie NGUY EN HOANG/HANSLUCAS pour LE MONDE

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    instrumentaliser, surtout par Kadhafi, qui avait le malin gnie de brouiller

    les tribus entre elles, jouant de l'une contre l'autre, parachutant parfois des

    bourgs entiers pour dstabiliser une rgion.

    En Libye, personne ne connaissait les armes, raconte Ahmed. Les fusils

    de chasse sortaient parfois pour un problme de terrain, rien de plus.

    Cette fois-l, personne ne pouvait refuser : toute la tribu devait y aller.

    Ahmed est un vtran de 25 ans, qui a propos de me faire visiter Misrata.

    Voil le port par o nos armes arrivaient. Kadhafi a voulu le bombarder.

    Vous avez vu ses chaussures dans notre Muse de la rvolution ? C'est

    une paire de boots en lzard beiges, tonnamment pointus. Ahmed conduit

    un peu trop vite une voiture un peu trop neuve. Par moments, ses yeux se

    mouillent d'un coup, sans raison. Il monte le son de l'autoradio et Khaled

    s'poumone encore plus : On va s'aimer, oui, c'est la vie. Puis, sans

    transition, Ahmed entame la liste de ses amis morts, onze en tout. Il devrait

    se marier. A quoi bon ? Il devrait partir faire la fte Djerba, il adorait a

    avant. A quoi bon ? Il voudrait seulement fermer les yeux dans l'odeur

    sucre et coeurante d'une chicha.

    JE VAIS VOUS MONTRER UN ENDROIT SECRET

    Aprs avoir libr Misrata l't 2011, les milices de la ville sont remontes

    vers Tripoli, encore aux mains du rgime l'poque. A vrai dire, tous les

    groupes arms ont converg vers la capitale, les uns aprs les autres, unis

    contre Kadhafi. Aprs sa chute, les milices s'y installent. Rentrer chez soi ?

    Quitter Tripoli ? Ce serait renoncer sa part de victoire. Pis, ce serait la

    laisser aux autres. Alors, les groupes se partagent les quartiers, une jalousie

    exaspre, se surveillant entre eux, rglant le moindre diffrend l'arme

    lourde. Tous nouveau solidement brouills, comme un hritage de

    Kadhafi.

    Aujourd'hui, qui serait acceptable pour prendre le pouvoir ? Et

    acceptable par qui ? , demande Ahmed Joha, charg des milices Misrata.

    Il a la quarantaine, une allure timide de paysan.

    Serait-il possible de rencontrer vos milices ?

    Je m'attends ce qu'il refuse. Tous ceux qui j'ai demand avant ne m'ont

    jamais rappele. Joha se lve d'un bond.

    Bien sr.

    Nous le suivons en voiture jusqu' une caserne, trs grande. Misrata

    revendique 20 000 combattants pour 400 000 habitants, encore que

    l'habitude perdure de trafiquer de faon honte les chiffres. A part les

    sentinelles, peu de monde, c'est l'heure de la prire. Finalement, le

    commandant arrive. Il se fche immdiatement. Pas de journalistes ici.

    Ahmed Joha voudrait mourir foudroy, l'instant mme : lui, le chef, se

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    trouve publiquement contredit et oblig de cder. Il plisse les yeux. Il lui

    faut une issue, vite. a y est. Il a trouv. A la place, je vais vous montrer

    un endroit secret. Il mnage son effet. Une glise, une vraie, avec des

    gens qui prient.

    Tt le lendemain, entre des champs et une ancienne usine, surgit soudain un

    petit clocher, comme chapp du bagage d'un colon italien. L'glise est

    pleine, elle s'appelle Notre-Dame. Dans le presbytre, des femmes

    prparent du pain, des enfants jouent dans le clotre et une vitrine propose

    la vente quelques objets choisis, des images pieuses ou un bonnet de pre

    Nol qui clignote, made in China. Les fidles, une centaine, sont coptes et

    gyptiens, tous migrs conomiques, travaillant surtout dans des

    chantiers. Aucun n'est libyen et la question fait beaucoup rire, surtout

    Ahmed Joha, qui rpte en hoquetant : a n'existe pas, a n'existe pas.

    LA VILLE ENTIRE S'EST BARRICADE

    Aprs d'puisantes ngociations, le rgime prcdent avait consenti en

    2006 cder Notre-Dame la communaut, plutt que de la transformer

    en march, comme les autres glises. C'est ct de la sacristie, le 29

    dcembre 2012, vers 11 h 30, qu'un attentat la bombe a tu deux fidles.

    Nous n'avions jamais eu de problme de scurit jusque-l , affirme

    Mary, une jeune femme. Bien sr, ici, elle a toujours vcu aux aguets, se

    confiant peu, ne s'autorisant que les sorties ncessaires, si possible en

    voiture, un voile jet sur les cheveux et toujours avec un homme. Bref,

    comme toutes les femmes de Misrata. Elle hausse les paules. De toute

    faon, il n'y a aucun divertissement. Elle trouvait l'Egypte bien pire avant

    l'arrive du gnral Sissi en tout cas. Elle reste ici. On a besoin d'argent.

    En 2012, la mme semaine que l'attentat de la sacristie, trois imams ont

    aussi t tus Misrata, par un groupe tranger, dit-on. C'est depuis ce

    moment-l que la ville entire s'est barricade et qu'une patrouille passe

    tous les jours Notre-Dame, montant la garde le dimanche. Un policier s'en

    mle. Vous devez trouver notre islam svre, pas vrai ? Mais ici

    personne n'oblige qui que ce soit d'aller la prire. Les gens y vont tout

    seuls. Et, si Al-Qaida passait par Misrata, on pourrait leur donner des

    leons de religion. Mais ne vous trompez pas : notre pratique n'est pas

    politique, elle est sociale. On n'a rien contre les chrtiens. Ici, on n'est pas

    Benghazi, chez les salafistes.

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    Par hasard, en rentrant Tripoli, on tombe sur Piet, un journaliste belge,

    bas au Caire. Mine de rien, je lui demande s'il a du mal rencontrer des

    milices. Il parat tonn. Trs facile. D'ailleurs, il part Al-Abyar, ct

    de Benghazi. Il n'est pas mcontent de lui. Il a raison. Il vient de dcrocher

    l'interview de l'homme du moment : le gnral Khalifa Haftar. A Benghazi,

    Haftar vient de dessiner une nouvelle ligne de front, depuis fvrier 2014.

    Avec Haftar, le combat est militaire et idologique, pas tribal : c'est un

    libral avant tout, avec une mentalit un peu occidentale , m'explique

    une femme d'affaires libyenne, installe Washington. On s'est rencontres

    sur la place de l'Horloge, Tripoli, pendant une manifestation en hommage

    une avocate assassine Benghazi. Tailleur Chanel, sac chanette, elle

    me parle d'Haftar, qu'elle a connu aux Etats-Unis. Il s'y tait exil aprs un

    coup d'Etat militaire rat contre Kadhafi dans les annes 1990. Aprs la

    rvolution, il veut unifier les milices et en faire la nouvelle arme nationale

    libyenne , sous son commandement bien sr. Le projet patine, on l'accuse

    d'tre l' homme des Amricains , un faux rvolutionnaire . Les groupes

    refusent de rendre les armes, sauf si les autres commencent les premiers.

    Pas question non plus d'une arme nationale, moins d'en avoir le contrle.

    Haftar finit par faire comme tout le monde : il monte sa propre milice. Les

    candidats s'y bousculent, 5 000 en quelques jours, dit-on. En Libye, les

    milices sont devenues l'un des plus gros pourvoyeurs d'emplois, offrant un

    salaire entre 500 et 2 000 dinars libyens (entre 300 et 1 200 euros) et

    surtout un statut social, d'autant que Haftar a plutt une bonne image dans

    la population. Tous les postulants sont refuss. Haftar veut des pros,

    disciplins, des anciens de l'arme de Kadhafi surtout, troupe d'lite ou

    A Tripoli, de nombreux murs sont couverts de tags et grafiti en rapport avec la

    rvolution. | Virginie NGUY EN HOANG/HANSLUCAS pour Le MONDE

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    aviation, soucieux de se refaire une virginit. En face, dans les milices

    salafistes, se mlangent Libyens et trangers. Elles aussi sont plus politiques

    que tribales, en guerre pour l'instauration d'un Etat islamique.

    MME PAS DE MARBRE, MME PAS D'OR

    Je me demande si Piet va me proposer de partir avec lui vers Benghazi. Il

    agite la main et court attraper son avion. Nous, on tourne dans Tripoli avant

    de tomber sur Bab Al-Azizia, l'ancien camp fortifi de Kadhafi et ses

    proches, en partie cras par les bombes de l'OTAN, en 2011. Une centaine

    de familles s'y sont bricol des logements. Avant, quand je passais devant

    ces murs, je tournais la tte tellement j'avais peur , raconte une femme.

    Maintenant, elle y habite, dans l'ancien quartier des officiers suprieurs.

    Quelle dception ! Elle s'exclame : Regardez, ce sont de petites maisons

    de rien du tout, mme pas de marbre, mme pas d'or.

    Install dans l'ex-hpital, un chauffeur de taxi offre de nous conduire la

    maison de Kadhafi. On remonte une alle borde de beaux palmiers, chants

    d'oiseaux, bruissements d'insectes, une clairire. C'est l , claironne le

    taxi. Il montre l'tendue d'herbe, absolument vierge. Les gens ont tout

    pris. Lui ne croyait pas la rvolution, sr que le Guide suprme ferait

    retomber les ardeurs en distribuant des voitures aux jeunes hommes et de

    l'argent aux familles. Il soupire. C'est ce qu'il a fait, mais pas assez : 500

    dinars libyens seulement. On parle politique. Il n'y croit pas non plus.

    Les gens n'y vont que pour l'argent. Ceux qui veulent le pouvoir vont dans

    les milices.

    A l'ouest, vers le sud, Zinten est la grande rivale de Misrata : des Bdouins

    du dsert plants comme une charde en terre berbre, avec une

    rputation assez folklorique de mauvais garons, pilleurs de caravanes.

    Pendant la rvolution, les armes deviennent vite leur affaire, d'autant que

    leur groupe attire l'attention de tous ceux qui redoutent Misrata, trop

    puissante, trop religieuse. Et si Zinten, plus librale, faisait le contrepoids ?

    Les armes et les soutiens affluent, franais entre autres. Pour une ville de

    40 000 habitants, la milice atteint bientt 10 000 hommes.

    A la victoire, eux aussi campent Tripoli, arrachant le contrle du secteur

    stratgique de l'aroport international. Ils se dchanent : depuis toujours,

    ceux de Zinten lorgnaient avec jalousie les pistes d'atterrissage de Misrata.

    Nous aussi, on en voudrait un , avait dit l'un de leurs chefs.

    L'ENLVEMENT DE L'LPHANT DU ZOO TRIPOLI

    L, ils commencent par piquer une passerelle, puis bloquent la piste de

    dcollage quand une compagnie refuse la mre de l'un d'eux d'embarquer

    sans ticket. Toutes sortes de lgendes courent sur eux, qu'ils entretiennent

    abondamment, revendiquant surtout leur coup d'clat : l'enlvement de

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    l'lphant du zoo Tripoli.

    Pendant qu'on roule vers Zinten, les automobilistes ralentissent en se

    croisant. Ils se dvisagent longuement. Le mois de ramadan a commenc,

    chacun vrifie que l'autre ne mange ni ne boit pas. En Libye, c'est moins

    grave de tuer quelqu'un que de manger du chocolat pendant le jene , dit

    un jeune homme qui fait la traduction. Il ne plaisante pas du tout. Dans la

    mer, les baigneurs sont moins nombreux. Et si un peu d'eau dans la bouche

    venait briser le ramadan ? Piet nous appelle de Tripoli, une histoire de

    valise. Et l'interview de Khalifa Haftar ? Le gnral l'a fait attendre

    deux jours avant de le renvoyer. L-bas, a bombarde toujours. Dans le

    reste du pays, les autres milices regardent, se gardant bien de s'engager

    publiquement.

    Prs de Zinten, une bourgade est entirement vide, plus aucun habitant,

    juste des voitures brles. Tout le monde s'est enfui l't 2011, dans la

    dbandade du rgime. Cre de toutes pices par Kadhafi dans les annes

    1970, la ville devait semer la discorde dans la rgion, faisant le pendant la

    fois aux Bdouins de Zinten et aux revendications berbres, de langue et de

    culture. On s'apprte repartir pour demander audience auprs de la

    milice, lorsqu'une voiture s'arrte ct de la ntre. Trois trs jeunes

    garons arms descendent, tlphone portable dernier cri et vhicule sans

    plaque. L'un d'eux n'a pas encore de barbe et porte un grand impermable.

    C'est lui qui dit : Police.

    Laisse-les, ils sont journalistes , dit un de ses collgues. Sans se

    retourner, l'enfant en impermable rpond : Je connais mon mtier.

    Nous sommes amens la milice, installe dans un ancien commissariat de

    police.

    Au traducteur, un homme arm annonce : Toi, tu vas disparatre.

    Personne ne saura o tu es. C'est fini. a parlemente longtemps. On

    attend. Quelqu'un finit par nous conseiller de nous loigner de la rgion.

    Il est 22 heures, l'avion pour la France repart le lendemain matin, quand un

    tudiant en pharmacie dbarque l'htel. Vous avez rendez-vous la

    katiba Sadaoui tout de suite. Faouzi Al-Osta, qui dirige plus d'un millier

    d'hommes, dispose de quelques minutes. Les critiques contre les milices le

    font rire. Les politiques lancent des dclarations, mais ils travaillent tous

    les jours avec nous. Si on rendait les armes, ils seraient les premiers

    pleurer. Les ambassades aussi. Lui assure la protection des diplomates

    russes et saoudiens.

    Dehors, on entend les hommes qui partent, appels de partout. On fait ce

    qui manque, c'est--dire tout, ambulances, pompiers, embouteillages ,

    explique un ancien fonctionnaire au ministre de la culture, habill en

    treillis. Le gros des appels reste les dnonciations contre les anciens

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    Suivre

    kadhafistes. Au dbut, on courait mais on ne peut pas arrter le monde

    entier. Nous parlons de la guerre des milices, de leurs rivalits

    incessantes. Il hausse les paules. Mais qui est-ce qui nous dresse les uns

    contre les autres ? Chacun arme les siens et se plaint ensuite que les fusils

    soient chargs.

    Je suis arrive Paris quand je reois un coup de tlphone de Tripoli. Les

    combats ont commenc autour de l'aroport de Tripoli entre les milices de

    Zinten et Misrata bases dans la capitale.

    Florence Aubenas (/journaliste/florence-aubenas/) (Tripoli, Misrata,

    Zinten Envoye spciale)

    Journaliste au Monde