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  • GLAUBER ROCHA, WALTER SALLES ET CHE GUEVARA

    Joaqun MANZIUniversit de Paris-Sorbonne

    CRIMIC

    Parmi les cinastes du monde stre intresss la figure dErnesto Che Guevara

    (1928-1967), on compte les brsiliens Glauber Rocha (1938-1981) et Walter Salles (1956).

    Leurs approches respectives du personnage historique semblent tre le signe de deux poques

    bien dfinies.

    La premire stend de 1959 1976, quand les artistes et les intellectuels latino-

    amricains ont montr un intrt soudain pour les affaires publiques, une sensibilit turbulente

    et un engagement tiers-mondiste.1 Vers la fin des annes soixante, les cinastes se sont

    empars jusque-l des fonctions attribues la littrature savoir veiller les consciences et

    prendre position sur des questions de socit.

    En 1976 souvre une autre poque, qui semble tre encore la ntre, marque par une

    temporalit de laprs (rvolution, modernit, histoire).2 Celle-ci montre la fois

    lpuisement des utopies prcdentes et lapparition de supports et de formes artistiques

    capables dintervenir autrement dans des clivages sociaux et politiques persistants.

    Sintresser au travail des deux ralisateurs brsiliens avec la figure du rvolutionnaire

    cubain et argentin, revient approcher les transferts entre le cinma et la politique, mais aussi

    laire culturelle lusophone et celle hispanophone.

    Dabord, le hros

    Glauber Rocha a t le contemporain immdiat du commandant Che Guevara, qui avait

    reu du prsident Jnio Cuadros la dcoration de lordre du mrite du Cruzeiro do Sul en

    1961. Par ailleurs, Guevara a assist la projection de Deus e o diabo na terra do sol (1963)

    et lou sa valeur politique. Aprs lexcution de lArgentin en Bolivie le 9 octobre 1967, le

    ralisateur brsilien sest fait plusieurs fois lcho de diverses penses et consignes

    rvolutionnaires du premier, tant dans des articles, tel Tricontinental paru en novembre

    1 GILMAN, Silvia, Entre la pluma y el fusil: debates y dilemas del escritor revolucionario en

    Amrica Latina, Buenos Aires, Siglo XXI, 2012, p. 35-56 et 350-354.2 GARCIA CANCLINI, Nstor, Culturas hbridas: estrategias para entrar y salir de la modernidad , Buenos

    Aires, Paids, 2001.

  • 1967,3 que dans des scnarios, dont celui de Terra em transe (1967).

    4

    Epris dinternationalisme, Rocha tait alors proche dAlfredo Guevara, le directeur de

    lInstituto Cubano del Arte y la Industria del Cine (ICAIC) et plaait de grands espoirs en une

    co-production intitule Nuestra Amrica o le Che se trouvait parmi dautres figures tutlaires

    de la libration de lAmrique latine.5 Aprs un sjour Cuba entre 1971 et 1972, Rocha sest

    distanc du ralisme socialiste prn par lICAIC et abandonn tout projet qui de prs ou de

    loin toucherait la figure de Che Guevara :

    seguramente algn da algn realizador har un da un gran film sobre el Che [] pero ser de

    aqu a diez aos, cuando todo el proceso que ha originado pueda ser comprendido y analizado

    desde una perspectiva mucho ms profunda [] ahora no me interesa porque s que cualquier film

    que sobre l se hiciera sera una especulacin comercial o una tentativa de promocin artstica en

    nombre de la poltica.6

    Quant on rvise la filmographie qui lui tait immdiatement contemporaine, on est saisi par

    lhonntet artistique et lacuit critique dont Glauber Rocha fait preuve dans ces lignes. On

    voit alterner en effet de trs maladroits biopics le rcit fictionnel dpisodes marquants de

    la vie du hros, incarns par de grands acteurs, Francisco Rabal dans El Che Guevara de

    Paolo Heusch (1968), Omar Shariff dans Che ! de Richard Fleischer (1969) , avec les

    premiers hommages documentaires, Hasta la victoria siempre du cubain Santiago Alvarez

    (1967) et La hora de los hornos de Fernando Solanas et Octavio Getino (1968).

    Comme le pressentait Glauber Rocha, de longues annes ont t ncssaires pour voir se

    dgager des tentatives cinmatographiques vraiment nouvelles dans lapproche dun Che

    Guevara cristallis en quelques clichs hroques. Les approches qui ont le mieux russi sont

    celles qui explorent les puissances spectrales du support filmique et travaillent non

    reprsenter les tapes vitales du hros mais interroger les traces crites et iconiques

    retrouves bien aprs sa disparition. Des films tels que El da que me quieras de Leandro Katz

    (1997) et Contrasite, de Fausta Quattrini et Daniele Incalcaterra (2005) ont pris part un

    processus de mmoire ouvert aprs la chute du mur de Berlin et la priode spciale

    Cuba. Le cinma a alors pris part la remise de lhritage de Che Guevara sur le mtier de

    lcriture. Les travaux de lun de ses meilleurs biographes, lamricain John Lee Anderson,7

    ont rendu possible la leve du secret quant lenterrement des restes de lArgentin dans une

    fosse commune de Vallegrande, en Bolivie. Deux quipes de mdecins lgistes, argentins et

    3 IPAR, Ezequiel, (traducteur et diteur) La revolucin es una eztetyka , Buenos Aires, Caja Negra Editora,

    2011, p. 69-78.4 Avant scne cinma n 77, 1968

    5 VILLACA, Mariana, Amrica Nuestra Glauber Rocha e o cinema cubano , Revista Brasileira de

    Histria, n 44, 2002, p. 489-510.6 AVELLAR, Jos Carlos, Glauber Rocha, Madrid, Ctedra, 2002, p. 159.

    7 ANDERSON, John Lee, Che, una vida revolucionaria, Buenos Aires, Emec, 1997.

  • cubains, films par Quattrini et Incacalterra, y ont travaill pendant des mois jusqu

    lidentification de ses restes le 12 juillet 1997. Rapatris Cuba avec quatre autres, les restes

    de Che Guevara y ont reu les honneurs officiels.

    Puis lcriture, les rcritures de soi

    Outre les travaux des biographes ayant rtabli le parcours vital et explicit la trame

    publique, ldition posthume de certains crits du rvolutionnaire a fini par donner accs la

    trame intime de sa subjectivit. Parmi les lettres, articles de presse, essais, tmoignages et

    recueils de photographies, deux textes personnels revtent une importance particulire car ils

    font le point sur la mue dun argentin de bonne famille en gurillro : le premier la prcde et

    la prpare imaginairement au terme du voyage travers lAmrique du Sud en 1951-1952 ; le

    second fait le bilan autocritique de la mission dirige par Guevara au Congo en 1965-1966.8

    Les deux rcits composs partir de journaux intimes montrent Guevara essayant de

    reprendre en Afrique lexprience cubaine. Si le second rcit retrace les raisons humaines et

    subjectives dun premier chec post-rvolutionnaire, le premier explore les mandres

    contradictoires allant de laventure lengagement que le texte de jeunesse cherche

    rsoudre. Du rcit de 1953 celui de 1966, le ton du discours est devenu plus sobre et

    homogne, mais la situation dnonciation est la mme : une fois fini le dplacement et le

    sjour ltranger, le scripteur relit ses journaux et entreprend den faire une synthse

    rtrospective.

    Les journaux crits par Guevara en ces deux occasions nont pas t publis ; leurs

    originaux ne sont accssibles que dans les archives havannaises o ils reprsentent une

    quinzaine de cahiers commencs en 1945. Ils montrent une criture personnelle et prive,

    voue au registre dexpriences quotidiennes. A partir de simples notes de lecture,

    calligraphies de faon rapide et irrgulire, cette criture empreinte doralit sest

    progressivement tendue la notation des penses, des mouvements corporels et psychiques.

    Comme elle vise tenir un registre en principe priv, destine au seul scripteur, elle est dite

    intime au sens tymologique du terme, savoir ce qui est le plus en dedans . Lorsquelle

    quitte la notation journalire et sadresse un lecteur inconnu, elle change de genre et de

    registre imposant une perspective narrative qui transforme les premiers jet dcriture.

    8 En franais, Voyage motocyclette et Journal du Congo dans Combats dun rvolutionnaire. Journaux de

    voyage et dautres textes, Paris, Bouquins-Laffont, 2010, p. 3-135 et 561-790.

  • Les rcritures de ces journaux sous forme de rcit de voyage ont t publis en 19929

    et 199910

    par le Centro de Estudios Che Guevara, fond cr La Havane par Aleida March,

    deuxime pouse et lgataire de lauteur. Ralise respectivement entre Buenos Aires et

    Mexico DF (19531955), puis en Tanzanie en 1966, la rcriture a transform et extrioris

    lcriture intime au moyen de diverses machine crire, comme le montrent les fac-simils de

    la premire et dernire section du premier rcit.11

    Ces deux pages sont dune grande

    importance car elles dressent un appareil paratextuel repris par les autres rcits : un prologue

    et un pilogue encadrent une longue srie de squences textuelles prcdes dintertitres

    thmatiques. Dans ces deux pages mcanographies, abondamment ratures, le scripteur se

    dtache des faits quils a vcus et nots sur ses journaux pour brosser de lui-mme deux

    portraits : celui dun moi ancien, aventurier, et celui dun moi venir, soldat et

    rvolutionnaire.

    Loin dtre respectivement une simples mise au point et une note marginale

    comme lindiquent leurs intertitres , ces deux squences textuelles entirement inventes

    aprs-coup sont essentielles au rcit densemble car elles tablissent le lien entre lcriture, la

    vie et la mort. Lincipit construit une instance scripturaire qui se substitue au personnage

    ayant crit le journal ; pour emporter la crdibilit du lecteur, il prtend que ce dernier est

    mort une fois fini le voyage ; les clichs photographiques et les mots taps la machine

    permettent pourtant de le faire rapparatre :

    No hay sujeto sobre quien ejercer el peso de la ley. El personaje que escribi estas notas muri al

    pisar de nuevo tierra Argentina [sic], el que las ordena y pule, yo, no soy yo; por lo menos no el

    mismo yo interior. [] Los dejo ahora conmigo mismo; el que fui12

    Ici lcriture simule dabord une disparition pour mieux la nier ensuite aux fins de la

    scnographie digtique changeante des lieux visits par le voyageur. De lArgentine aux

    Etats-Unis, en passant par quatre pays andins, Ernesto Guevara et son ami Alberto Granado

    ont parcouru une infinit de paysages avec peu ressources et une grande ingniosit.

    Lhumour tait une forme de prise de distance rcurrente vis--vis des incongruits dune

    entreprise faite parts gales de sensations fortes (repousser les limites dans un trs long

    voyage), daventures et de bonnes uvres philantropiques (auprs des marginaux et des

    malades rencontrs en tant que futur mdecin). Malgr la rcriture, subsistent des

    irrgularits discursives (sauts brusques dans les temps verbaux, dans le ton et le lexique) et

    9 GUEVARA, Ernesto, Notas de viaje , dans MASSARI, Roberto (d.), Viaje por Sudamrica , Tafalla,

    Txalaparta, 1994, p. 13-117.10

    GUEVARA, Ernesto, Pasajes de la guerra revolucionaria: Congo Buenos Aires, Sudamericana, 1999.11

    Reproduits dans CASAUS, Victor (ed.), Che desde la memoria , Melbourne, Ocean Press, 2004, p. 43 et

    63.12

    GUEVARA, Ernesto, Notas de viaje, op. cit., p. 13-14.

  • des contradictions idologiques persistantes. Ainsi, le scripteur raille toute prtention

    hgmonie, ft-elle proniste en Argentine, communiste en Union Sovitique et surtout

    librale ailleurs quaux Etats-Unis. Mais, avant de promouvoir une (r)volution dans la

    condition des indiens, le voyageur est terrass par leur odeur et leur hygine. Pour cela mme,

    si le le rcit de voyage critique la situation sociale des pays parcourus, politiquement il sen

    tient un anti-imprialisme et un idal bolivarien dunit latino-amricaine. Un autre

    modle existentiel et politique vient pourtant fermer le rcit.

    La toute dernire squence textuelle substitue en effet le mois daot 1952 pass

    Miami attendre la rparation de lavion qui devait ramener Ernesto Buenos Aires, par une

    prophtie qui fait office dantidote idologique ce sjour dans le ventre du monstre nord-

    amricain. Situ au Venezuela la mi-juillet, lpisode prsente la rencontre nocturne dun

    personnage anonyme et mystrieux qui pourrait ntre quun reflet fantmatique dErnesto

    lui-mme, tel un double plus g et dsenchant. Aprs avoir fui les violences

    dogmatiques qui se sont abattues chez lui, en Europe, cet inconnu attend non sans

    culpabilit lcroulement de la socit qui laccueille sous les tropiques. Selon lui, peine

    russie la rvolution quil appelle de ses vux, le peuple devra tre duqu pour que les gens

    cultivs comme Ernesto et lui-mme ne succombent sous le pouvoir destructeur. Au moment

    o lombre le quitte, le jeune devient son relais vivant et se dcide enfin prendre le parti du

    peuple. A lapproche, juge imminente, de la grande dchirure sociale trace par lesprit

    recteur , il sent dj larme sa main et, profrant un cri bestial, se tient prt simmoler.

    Ces pages finales tiennent la promesse de lincipit quant une mue dfinitive ayant

    transform le voyageur : le soldat prt monter sur les barricades aurait pris la place du

    routard vagabond. Lincipit et lpilogue relvent ainsi dun mme procd visant

    naturaliser un rcit prtendument anti-littraire, soutenu pourtant par des procds

    mtalittraires. La promesse initiale faite tout autant au scripteur qu lventuel lecteur se

    ralise de manire vasive au fil du rcit mais ne se concrtise qu la dernire page. Avec

    Notas de viaje, lcriture veut anticiper les pas du futur gurillro, mais il le fait en

    fictionnalisant des scnes lues, trs diffrentes de celles vcues avec les rebelles cubains entre

    1955 et 1956 au Mexique.

    Grce ce dispositif paratextuel, le face--face entre le lecteur et ce vibrant diariste et

    pistolier qua t Guevara ne cesse de se rejouer intensment selon le contexte et la

    communaut de rception. Pour ce qui est du rcit de voyage de 1951-1952, le principal enjeu

    interprtatif consiste en la jonction que lon est tent dtablir entre le voyage de jeunesse et

    ceux qui ont accompagn la forge et la fin tragique du hros (la gurilla cubaine de 1956-1959

  • et lquipe bolivienne de 1966-1967). Une double question pourrait rsumer cette tentative

    cette tentation du lecteur contemporain : dans quelle mesure et comment Notas de viaje

    montre les bases ou les prmisses de la mystique rvolutionnaire venir ?

    Deux sortes de lectures se profilent selon ladhsion aux masques et aux feintes du

    scripteur : dune part celle des survivants et des amis, tel Alberto Granado13

    , conquis par la

    mise en scne et la continuit temporelle sans failles, capables de confirmer la fois le mythe

    du gurillro hroque et son dernier message politique, celui-l mme quavait sduit

    Glauber Rocha en 1967 ; dune autre part, celle des crivains qui, tel Ricardo Piglia14

    montre

    la tension irrsolue entre les figures du guerrier et du lecteur, leur incarnation semble

    aujourdhui exemplaire et rvolue, car impossible rpter. Une lecture actuelle du rcit de

    Notas de viaje rvle en effet le souci narcissique dun jeune anticonformiste, dsireux de fuir

    sa famille pour mieux la tenir informe par crit. Les seules identits assumes par le scripteur

    sont celles de nomade, de voyageur, daventurier quaucun lien (mme amical ou amoureux)

    ne saurait embrigader. Et si la transformation du journal de bord en rcit de voyage

    commence par la ngation explicite de cette dimension aventurire du voyage, cest

    prcisment parce que liniciation a t vcue et surtout crite destination des lecteurs, ceux

    de la presse chilienne qui transforme les deux routiers en mdcins experts de la lpre .15

    Dans le droit fil de cette approche distance, Mara Moreno clt un long article consacr

    au rcit de jeunesse en affirmant Si la revolucin ha sido tan a menudo un derrotero de

    escritores, la poltica exige lectores sutiles .16

    Plus de trente ans aprs la renonciation de

    Glauber Rocha porter lcran la figure de Che Guevara, quelle a t la lecture du rcit de

    jeunesse faite par son compatriote Walter Salles ?

    Diarios de motocicleta, un road movie

    Ds le titre du film, le ralisateur brsilien et son scnariste Jos Rivera, exposent le

    choix de reprendre et damplifier la scnographie narrative de Notas de viaje par une double

    nonciation filmique : celle diaristique, qui organise le montage filmique selon un parcours

    linaire dans lespace et le temps et celle digtique, qui montre les personnages de Guevara

    13 GRANADO, Alberto, Prlogo , Con el Che en Sudamrica , in MASSARI, Roberto (d.), op. cit ., p.

    135-140.14

    PIGLIA Ricardo El ltimo lector, Barcelona, Anagrama, 2005, p. 103-138.15

    GUEVARA, Ernesto, Notas de viaje, op. cit., p. 34-3516

    MORENO, Mara, En el camino , en ligne, http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-

    4685-2008-06-29.html, (consult le 21 fvrier 2013).

  • et de Granado crivant et commentant en voix off leurs expriences. La scnographie de

    lcriture est redouble lcran mais pour mieux oblitrer les rcritures : le spectateur ne

    peut faire une distinction entre le vcu, la comprhension et lcriture qui les met en mots car

    les trois instances adviennent en mme temps. Leffet recherch est de naturaliser le rcit

    filmique et de faciliter lidentification du spectateur aux hros, comme si la succession

    dendroits et des rencontres tait immdiatement accssible lcriture intime porte

    lcran.

    A limage des deux rcits quil transpose ceux de E. Guevara et A. Granado, runis

    dans ldition cite de R. Massari , le rcit filmique est encadr par des inserts textuels

    douverture et de clture. Ces inserts oblitrent la rcriture et privilgient lillusion de la

    simultanit pour reprendre dabord sur fond noir les deux phrases initiales de lincipit de

    Guevara, et celles finales en voix off la toute fin du film. Dautres panneaux vienent alors

    rsumer la vie des amis jusqu leur terme final, lun en Bolivie, lautre Cuba, o Granado

    rsidait en 2003. Dans les derniers plans du film surgit le vritable visage de celui-ci, film

    sous le mme cadrage que celui utilis pour le personnage qui prenait cong dErnesto sur le

    tarmac fictionnel de 1952. Ainsi, la fiction filmique se prsente comme un dernier adieu au

    hros captur par larme rgulire avec laide de la CIA et assassin en 1967 . Cet adieu,

    ainsi que ceux qui jalonnent le film, est fait tout autant dangoisse devant la mort possible

    dautrui que dune preuve sur soi pour la dpasser grce une perspective transgressive sur

    la fin, celle qui dplace et reporte notre propre mort.17

    Pour cela, ce dernier adieu choisit de

    rduire les deux dernires tentatives militaires de Che Guevara une perspective idologique

    trs affaiblie, celle des combats pour des idaux encore dactualit grce aux portraits en

    noir et blanc des non-acteurs rencontrs pendant le tournage.

    Entre les inserts textuels placs en ouverture et en clture du film, tout le long du rcit

    dautres inserts textuels discrets, surimprims en blanc, en marge infrieure droite de lcran,

    rfrent les diverses tapes du voyage, la date, le lieu et la distance parcourue depuis le dpart.

    Cette quinzaine dinserts ponctuent le film, signalent les jalons qui ont t choisis par le

    scnariste pour indiquer la progression vers le nord (de Buenos Aires jusqu Caracas) mais

    aussi pour suggrer une maturation existentielle que la voix off dErnesto explicite enfin en

    reprenant la fin de lincipit. Comme les drives juvniles que Salles a filmes dans Terra

    estrangeira (1996) et dans On the road (2012), ce film-ci donne voir avant tout les

    changements intimes dun jeune homme le long dun priple partag avec un ami.

    17 TOUDOIRE-SURLAPIERRE, Frdrique, La dernire fois, Paris, Ed. de la Transparence, 2007, p. 35.

  • La reconstitution dun tel voyage, protagonise par Gael Garca Bernal et Rodrigo de

    la Serna, demandait un budget consquent (10 millions de dollars). Lassociation de trois

    producteurs, lamricain Robert Redford, les argentins Burman-Dubkovsky et le franais

    Eclair, a t dcisive pour lapprobation de dA. Granado et A. March, sans lesquels le projet

    ne pouvait aboutir. Le tournage sest droul en quatre pays (Argentine, Chili, Prou, Cuba) et

    sur une dizaine de mois partir doctobre 2002. La production a permis de rendre lcran les

    principes de lincarnation18

    et lidentification tels que le road movie les a codifis : de beaux

    acteurs voluent en moto dans des dcors naturels dexception sous une musique entrainante.

    Les principaux topo du road movie sont ici repris : le protagonisme du vhicule

    (associ au mouvements de camra et au changement imposs par la musique), lamiti

    masculine et les rencontres en terres trangres.19

    Ce travail intertextuel pouse le dsir de

    retrouver un horizon vital et gographique plus ample et plus vrai quen ville ; ainsi le film se

    fait lcho de la rebellion beatnik des jeunes lgard des adultes en gnral, des parents et

    des suprieurs hirarchiques en particulier. Il montre la rupture des liens familiaux et sexuels

    pour donner la prminence lmotion sur la raison. Au fur et mesure que saccrot le

    poids de laltrit thnique et culturelle rencontre, saffirme aussi plus clairement le contour

    de la propre identit.

    La moto filme fait partie dun travail intertextuel qui repercute sa faon les

    contradictions originelles du voyage. En effet, dun ct le film a choisi destomper certaines

    rfrences nord-amricaines, alors mme que le but premier du vogage avait t de rejoindre

    les Etats-Unis. Mais dun autre ct, il reprend son compte les plans mobiles et la puissance

    de la musique rock de Gustavo Santaolalla, pour exalter les puissances de la terre, du dehors,

    et de laltrit (opprime, pr-hispanique ou crole) comme le faisait dj Easy rider de

    Dennis Hopper (1969). Absentes ici la drogue, la sexualit, la causticit et le dsenchantement

    des deux motards nord-amricains ; pourtant cest bel et bien dun couple damis quil sagit :

    Mial (Mi Alberto) et Fser (Furibundo SERna). Un couple qui vit ses conflits, ses moments

    de grande intimit (asexue) et dillgalit pour voyager clandestinement en bateau

    Antofagasta. (lpisode na pas t port lcran). Dans toutes ces ngations, le film de

    Salles fait montre dun parti-pris timor, trop port vers la beaut plastique des plans.

    A la grande diffrence du film de genre, le parcours est ici ponctu de scnes qui vont

    in crescendo, doues dun sens de plus en plus transcendant, comme le laisse entendre la

    18 AIMARETTI, Mara Gabriela, El perseguidor dans LUSNICH, Ana (coord.), Una historia del cine

    poltico y social en Argentina 1969-2009, Buenos Aires, Nueva Librera, 2011, p. 703-704.19

    LADERMAN, David, Driving visions, Texas, Texas University Press, 2002.

  • musique non-digtique : cen est ainsi lors de labandon de la moto Temuco (les amis

    deviennent des autostoppeurs), lors de la rception lettre dadieu de Chichina Valparaso

    (Ernesto perd ses amarres amoureuses), lors de la rencontre avec les paysans sans terre au

    dsert dAtacama (les amis confrontent leur voyage hdoniste avec celui de paysans chasss

    de leurs terres), lors de lascension Machu Pichu (la dcouverte merveille du pass pr-

    hispanique), et enfin lors du sjour la lproserie de San Pablo (le don de soi dans lexercice

    de la mdecine). La rvlation finale de Notas de viaje est remplace par un crescendo

    dpreuves personnelles refletes sur le visage dautrui.

    Reflets dun moi venir

    Face a cet tranger quest Ernesto, le film montre deux sortes de regards qui faonnent

    et accompagnent la mue identitaire du protagoniste : ceux dautrui et ceux de lami. Face

    Ernesto il y a dabord quelquun dinconnu, danonyme, dautochtone, dont le statut filmique

    est parfois celui du non-acteur rencontr le long du tournage. Advient alors un change o

    larrivant se donne lautre et renonce ainsi une certaine compltude. Les rles les plus

    rcurrents dautrui sont en effet ceux de la victime dun ordre injuste, ceux de patient ou de

    malade. Dans les deux cas, Guevara est interpell, sans quil y ait forcment de parole. Le

    face--face qui se droule entre larrivant et lautochtone reste contingent, et surtout

    asymtrique : en abordant autrui, Guevara se rvle lui-mme. Entre larrivant et autrui,

    souvre un ventail de situations fictionnelles qui va des gestes amuss du touriste au march

    de Temuco, ceux du voyageur hdoniste mais mu par le destin des paysans sans terre au

    dsert dAtacama et ceux de lintrus qui sinvite chez le Dr. Pesce Lima.

    Le face--face change de nature la lproserie de San Pablo, au Prou, en juin 1952.

    Les trangers venus aider les mdecins refusent de porter des gants requis par les religieuses

    qui grent la colonie et, ds leur arrive serrent la main des premiers lpreux rencontrs,

    assumant le double risque de la froisser la hirarchie et de dnoncer une convention sans

    fondement mdical (il ny a pas de risque de contracter ainsi la lpre). Plus loin, devant la

    hutte de Silvia, une malade rebelle qui se refuse une opration pour tenter de sauver son

    bras, Ernesto se dcide franchir le seuil et se place aux cts de la patiente. La conversation

    qui sen suit en plans rapprochs met en miroir la souffrance de la jeune fille avec la difficult

    respirer du mdecin asthmatique. Au terme de lchange verbal, linconnu en blouse blanche

    comparait devant la patiente en tant que malade, lui aussi : il faut lutter pour chaque bouffe

    dair et envoyer la mort au diable . Ernesto ne fait rien dautre que donner quelque chose

  • quil na pas et quil retrouve chaque nouvelle crise dasthme (lassomption du risque de

    mort), pour que la patiente son tour et plus tard, en fasse de mme. Silvia accepte

    lopration et rend symboliquement le geste Ernesto par un djeuner que les nonnes de la

    colonie lui refusaient. Au moment o les deux amis quittent la colonie de San Pablo bord de

    leur radeau, Silvia embrasse assez fouguesement Ernesto, rendant ambigus leurs rencontres

    prcdentes.

    Les transformations les plus nettes que le protagoniste donne voir sont celles

    refltes succesivement par divers personnages au premier rang desquels Alberto Granado,

    lami voyageur avec lequel il constitue un couple trs populaire . Par sa diffrence dge et

    de temprament arrangeant, convivial et sducteur , il a un ascendant sur Ernesto, trs

    manifeste le long du premier tiers du film. Cet ascendant sur le cadet devient le dclencheur

    des premires transformations commencer par le voyage moto lui-mme. Cest en effet

    une initiative dAlberto : ds le gnrique initial il dplie devant Ernesto une carte

    gographique afin de lui montrer le parcours jusqu la presqule de Guajira au Vnzuela,

    o il souhaiterait fter son trentime anniversaire. Plus tard, lentre de Temuco, au Chili,

    Alberto provoque Ernesto plusieurs fois, jusqu ce que celui-ci dcide dabandonner sa

    maudite hnnetet et parvienne faire publier au journal local un article consacr leur

    priple scientifique . Cest cet article qui leur ouvrira bien plus de portes que toute

    sympathie .

    A la suite de cette premire mue qui fait perdre Ernesto un peu de sa timidit et de sa

    raideur, trois autres suivront dans le dsert dAtacama, au Chili, en montant vers Machu

    Picchu et dans les eaux de lAmazone. Ces trois scnes finissent par laisser liniciateur

    malicieux loin derrire son cadet, le long dune mue intrieure qui cristallisera

    symboliquement le jour de son 24e anniversaire. Le 14 juin 1952 Ernesto prononce un

    discours de remerciement pour le banquet qui est offert en son honneur la lproserie de San

    Pablo et ensuite, il accomplit la traverse la nage du fleuve Amazone pour rejoindre la rive

    o sont confins les lpreux. Par deux fois Ernesto se saisit dun rle nouveau et place Alberto

    en spectateur, qui le regarde, diminu : Au fur et mesure quErnesto parlait, il me semblait

    que sa figure devenait plus grande 20

    Une analyse dtaille de ces trois scnes fait ressortir les rfrences littraires Jos

    Maritegui et Pablo Neruda, y compris dans le montage des plans densemble mettant les

    acteurs au centre de paysages naturels sompteux pour mieux dtailler ensuite leurs diffrences

    20 GRANADO, Alberto, Con el Che en Sudamrica, op. cit., p. 260.

  • par des plans rapprochs. Dans le dsert dAtacama, surgit un groupe autour dun feu, puis on

    voit Ernesto regarder le couple de paysans, de plus en plus prs, avec deux plans rapprochs.

    Alors surgit sa voix off qui interprte rtrospectivement cette nuit pass au dehors comme la

    plus froide de sa vie jusque-l , mais aussi celle o il se sentit le plus proche de lespce

    humaine, si trange . Lascension la citadelle inca de Machu Picchu est complmentaire de

    la prcdente ; lascendant pris par Ernesto sur Alberto dans la marche et les rencontres,

    vient sajouter celui intellectuel, capable de redisposer toutes les autres facettes du voyage

    filmique. La hauteur et lascendant du cadet sur lan se voient lcran par des cadrages qui

    le mettent en premier plan, parfois en contreplonge, comme sil tait un succdann humain

    du Huayna Picchu, le mont qui domine toute la citadelle inca. Cet ascendant devient un peu

    trop insistant, condescendant presque, lorsque Alberto fait un portrait photo dErnesto, plac

    en dessous dun pas de porte en pierre de la citadelle disant : Pour la postrit , comme si

    le clich se devait dattester cette transformation. Cette photo fictionnelle reprend une autre,

    vridique, faite au mme endroit, mais en 1953, lors du voyage suivant, fait en compagnie de

    Carlos Ferrer.21

    Silences

    De tels ajouts et anachronismes rvlent la perspective consensuelle dun ralisateur

    qui a choisi dpouser le regard dun jeune homme de quatre vingt ans Alberto

    Granado selon Walter Salles pour mieux vieillir et embellir le prsent latino-amricain en

    noir et blanc. Douze plans consacrs aux non-acteurs choisis le long du tournage prcdent le

    gnrique de fin pour laisser place tout ce qui reste hors-cadre. Par ailleurs Salles veut croire

    que le tournage du film a t pour lquipe semblable au voyage vcu et rcrit par Guevara et

    Granado.22

    Pire encore, il suggre que les portraits des non-acteurs en noir et blanc chargent la

    fiction de ralit comme si les injustices navaient en rien chang.

    Or depuis 1953 les horizons politiques et culturels latino-amricains ont bel et bien

    volu entre autres raisons grce la rvolution cubaine. Miser sur la permanence de ralits

    sociales ou conomiques, sur un latino-amricanisme naf ou sur la survivance de strotypes

    sociaux persistants,23

    ne semble pas la meilleure des perspectives donner au spectateur pour

    21 BERROU, Jean-Hughes et LEFRERE, Jean-Jacques, Che : images, Paris, Fayard, 2003, p. 28.

    22 AVELLAR, Jos Carlos, Walter Salles, cinaste et producteur , Cinmas dAmrique latine n 13, 2004,

    p. 52.23

    BRUM, Maria Alzira, Central do Brazil , ELENA, Alberto, DIAZ LOPEZ , Marina (ds.), Tierra en

    trance, Madrid, Alianza, 1999, p. 429.

  • linviter se mettre en mouvement. Organiser la fiction autour de plusieurs scnes dadieux

    aurait pu servir dincitation pour laisser davantage dans lindcision le contour prsent de Che

    Guevara et inviter penser aujourdhui les prsence. Le dernier adieu filmique est

    lexpression mme du pari prilleux consistant suivre trop fidlement non pas un mais deux

    textes la fois, sans avoir os aborder les silences et non-dits qui les fondent.

    Ainsi on rejoint notre point de dpart, celui de deux cinastes brsiliens penches sur

    une mme figure hroque, mais divergeant dans leur approche en raison de dterminations

    historiques et esthtiques. Alors que Walter Salles a choisi de contourner les contradictions de

    son projet pour mieux pouvoir raliser son film, Glauber Rocha semble avoir pris sur soi les

    contraintes de son temps, sabstenant de faire un film sur le Che pour maintenir intacte son

    aspiration un cinma rvolutionnaire.