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Bulletin d'Informations du CREAI Bourgogne n°317 Septembre 2011 5 Publié en septembre 2010 dans le bulletin « Le Colporteur » du CREAHI Champagne-Ardenne, cet article de Thibault MARMONT a retenu notre attention par son souci d’éclairer un sujet complexe et souvent méconnu. Il souligne un principe clé dans l’élaboration des politiques publiques : la nécessaire connaissance et compréhension de l’histoire et des modes de vie des populations ou groupes sociaux auxquels ces politiques sont destinées. « Gens du voyage ». La fin de l’histoire ? par Thibault MARMONT, Conseiller Technique CREAHI Champagne-Ardenne Pendant l’été 2010, la « question des Gens du voyage » a recouvert une actualité politique et médiatique brûlante. Dans ce contexte, et sous le joug de l’impératif d’objectivation qu’impose, d’une part, la construction des politiques publiques et, d’autre part, l’analyse journalistique, chaque intervenant (chroniqueurs, rédacteurs, élus, représentants, témoins…) a pris le plus grand soin à peser ses mots, en distinguant notamment les publics roms des Gens du voyage. Si le bienfondé d’une différenciation entre les différentes ethnies qui composent « le peuple tsigane » (termes que la rigueur conduirait à mettre au pluriel) n’est pas à remettre en cause, on peut regretter que les tentatives de porter cette démarche socio- sémantique jusqu’au bout aient, au final, été peu nombreuses. Tsiganes, Gens du voyage, Manouches, Roms, Gitans, Gadjé, de qui et de quoi parle-t-on finalement ? Cet article propose de revenir sur quelques éléments-clé de la compréhension de groupes sociaux et ethniques particuliers, dont le soudain retour sur le devant de la scène médiatique a tranché avec l’invisibilité (à la fois réactive et fonctionnelle) qui les entourent de longue date. Tsiganes, Roms, Manouches, Gitans. Quelques caractéristiques anthropologiques 1 Toute la littérature scientifique s’accorde à considérer comme réductrice l’expression de « population (ou peuple) tsigane » pour désigner un groupe social ou ethnique unifié : « mosaïque mouvante dont chaque élément tient à sa particularité » (Janodet & Ferreira, 1992), « patchwork de groupes fortement différenciés » (Moutouh, 2000) à la « trompeuse unicité de nom » (Humeau, 1995), les expressions ne manquent pas pour illustrer l’importante diversité de ces populations. En fait, le terme « tsigane » est d'origine gadji (c'est-à-dire non-tsigane 2 ). Elle ne rencontre pas d'équivalent dans les différents dialectes, et ne rend par là pas plus compte de la réalité de la vie sociale des Tsiganes que le terme « gadjo » 3 1 Sur ce développement, voir notamment Jean-Pierre Liégeois, Les Tsiganes, Bourges, Tardy Quercy Auvergne, 1971 ne permet 2 Le terme provient du grec médiéval atsinganos : « intouchable » 3 Gadjo au masculin, Gadji au féminin, Gadjé au pluriel.

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Publié en septembre 2010 dans le bulletin « Le Colporteur » du CREAHI Champagne-Ardenne, cet article de Thibault MARMONT a retenu notre attention par son souci d’éclairer un sujet complexe et souvent méconnu. Il souligne un principe clé dans l’élaboration des politiques publiques : la nécessaire connaissance et compréhension de l’histoire et des modes de vie des populations ou groupes sociaux auxquels ces politiques sont destinées.

« Gens du voyage ». La fin de l’histoire ?

par Thibault MARMONT, Conseiller Technique CREAHI Champagne-Ardenne Pendant l’été 2010, la « question des Gens du voyage » a recouvert une actualité politique et médiatique brûlante. Dans ce contexte, et sous le joug de l’impératif d’objectivation qu’impose, d’une part, la construction des politiques publiques et, d’autre part, l’analyse journalistique, chaque intervenant (chroniqueurs, rédacteurs, élus, représentants, témoins…) a pris le plus grand soin à peser ses mots, en distinguant notamment les publics roms des Gens du voyage. Si le bienfondé d’une différenciation entre les différentes ethnies qui composent « le peuple tsigane » (termes que la rigueur conduirait à mettre au pluriel) n’est pas à remettre en cause, on peut regretter que les tentatives de porter cette démarche socio-sémantique jusqu’au bout aient, au final, été peu nombreuses. Tsiganes, Gens du voyage, Manouches, Roms, Gitans, Gadjé, de qui et de quoi parle-t-on finalement ? Cet article propose de revenir sur quelques éléments-clé de la compréhension de groupes sociaux et ethniques particuliers, dont le soudain retour sur le devant de la scène médiatique a tranché avec l’invisibilité (à la fois réactive et fonctionnelle) qui les entourent de longue date.

Tsiganes, Roms, Manouches, Gitans.

Quelques caractéristiques anthropologiques1

Toute la littérature scientifique s’accorde à considérer comme réductrice l’expression de « population (ou peuple) tsigane » pour désigner un groupe social ou ethnique unifié : « mosaïque mouvante dont chaque élément tient à sa particularité » (Janodet & Ferreira, 1992), « patchwork de groupes fortement différenciés » (Moutouh, 2000) à la « trompeuse unicité de nom » (Humeau, 1995), les expressions ne manquent pas pour illustrer l’importante diversité de ces populations. En fait, le terme « tsigane » est d'origine gadji (c'est-à-dire non-tsigane2). Elle ne rencontre pas d'équivalent dans les différents dialectes, et ne rend par là pas plus compte de la réalité de la vie sociale des Tsiganes que le terme « gadjo »3

1 Sur ce développement, voir notamment Jean-Pierre

Liégeois, Les Tsiganes, Bourges, Tardy Quercy Auvergne, 1971

ne permet

2 Le terme provient du grec médiéval atsinganos :

« intouchable » 3 Gadjo au masculin, Gadji au féminin, Gadjé au

pluriel.

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par Thibault MARMONT

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d'appréhender les populations sédentaires. L'absence même d'un terme générique d'origine tsigane pour qualifier l'ensemble de ce peuple marque ainsi le peu de conscience que ses membres ont d'appartenir à une même entité ethnique. Ceci n'empêche évidemment pas que certaines des différentes parties se sentent soudées entre elles (Manouches et Gitans notamment), mais aucune n'est prête à renoncer à ses caractéristiques propres. L’insistance avec laquelle les Manouches ont rappelé leur nationalité française dans les différents médias, et ont cherché à se distinguer des Roms « étrangers » en constitue un exemple probant. Mieux vaut donc préférer au terme de tsigane la classification générale en trois principaux groupes ethniques : − les Roms (présents dans tous les pays

européens et particulièrement bien représentés en France). Le Romani Cel – peuple rom – est à l’origine du surnom (générique) de «Romanichels», comme leur auto-désignation de Romané Tchavé, c'est-à-dire «fils de l’homme». En langue hindî, rom signifie effectivement l’homme, le mari. Au pluriel, les Roms désignent les membres du groupe rom. Ils sont surtout présents dans les pays d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Russie, Slovaquie, Biélorussie, Albanie…) mais également de l’Ouest (Pays-Bas, France, Angleterre, Allemagne…). Leur langue est le romani.

− les Manouches tiennent leur nom du

sanskrit mānuš : l’homme vrai. Très présent en France (notamment la région parisienne et l’Est), en Allemagne et dans le nord de l’Italie, ce groupe est réparti sur l’ensemble de l’Europe (Suède, Irlande, Grèce…) et de la planète en général (Canada par exemple). Les Manouches s’expriment en sinto (qui comporte des dialectes de sous-groupe : manuš, sinto piémontais, sinto d'Alsace…)

− les Gitans ou Kalé doivent leur nom au

sanskrit zincalé : l’homme noir des plaines (ce qui, dans le contexte, équivaut à « nomade »). Ce groupe est surtout présent dans le bassin méditerranéen (Midi de la France, Espagne, Maghreb…)

mais, à l’instar des Manouches, est réparti dans de nombreux pays du globe. Les Gitans parlent caló4

.

Il est néanmoins important d'introduire d'immédiates limites à cette nomenclature ethnique : au-delà même de ces identités, les critères d'appartenance se fondant aussi sur les régions d'itinérance ou par rapport à l'habitat. Contre toute généralisation hâtive et abusive, l’examen d'un groupe ne permet pas forcément de tirer des conclusions pour le fonctionnement de l'ensemble. Si l'on veut comprendre les communautés tsiganes, il faut d'abord étudier le rapport qu'elles entretiennent avec leur environnement. Ces populations ne peuvent pas s'appuyer sur une identité définie une fois pour toutes afin de préserver leur singularité. Ainsi, d’un groupe à l’autre, d’un sous-groupe à l’autre, d’une famille à l’autre, et d’un individu à l’autre au sein d’une même famille (élargie), la maîtrise de la langue communautaire, l’exercice des métiers traditionnels (vannerie, chine, élagage, étamage), l’attrait pour la musique traditionnelle et sa pratique (jazz manouche, flamenco, musique balkanique…), la croyance religieuse et les pratiques cultuelles peuvent varier. Des divisions opposent même parfois pentecôtistes et catholiques, voyageurs et sédentarisés, etc. Du point de vue démographique, il est très difficile de connaître avec précision le nombre des membres de ces groupes tsiganes dans les différents pays – ce dénombrement supposant que les Etats instituent des statistiques ethniques. Néanmoins, les estimations nationales et internationales évalue le nombre d’individus à 2,4 millions en Roumanie, 800 000 en Bulgarie, 800 000 en Espagne, 600 000 en Hongrie et en Serbie-Monténégro, 540 000 en Turquie, 500 000 en Russie, 450 000 en Slovaquie, 400 000 en France, 250 000 en République tchèque,

4 On pourrait ajouter à cette nomenclature un

quatrième groupe : les Yéniches. Ce dernier, s'il est considéré comme tsigane dans la représentation sédentaire (qui assimile par ailleurs les Gens du voyage, les Tsiganes, les Manouches les Gitans), a toutefois un statut quelque peu flou, « hybride » aux yeux des trois principaux sous-groupes tsiganes. Même la littérature scientifique reste évasive quant à leur appartenance ethnique.

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200 000 en Grèce, 180 000 en Macédoine, 150 000 au Royaume-Uni, 140 000 en Allemagne, 120 000 en Italie, 100 000 en Albanie, 70 000 en Biélorussie, 50 000 au Portugal, 45 000 en Pologne, 40 000 en Suède, 40 000 en Suisse, 35 000 en Belgique, 35 000 en Irlande, 30 000 en Bosnie, 30 000 en Croatie, 25 000 aux Pays-Bas, 25 000 en Autriche, 12 000 en Finlande, 10 000 en Slovénie, 8 000 en Lettonie, 4 000 au Danemark, 4 000 en Lituanie, 1 500 en Estonie, 1 500 à Chypre5

. Ainsi, ces minorités ethniques sont loin de constituer une population insignifiante.

Le drapeau rom, créé en 1971. Le vert (ici gris foncé) évoque la terre et la nature. Le bleu (ici gris clair) symbolise le ciel et la liberté. La roue à 16 branches représente le voyage et rappelle le Chakra d’Ashoka présent sur le drapeau de l’Inde.

5 Source : http://www.touteleurope.fr

Une brève histoire des Tsiganes (d’après

Henriette Asséo, 1994)

Qui ne veut connaître que le présent, ne connaîtra jamais le présent.

Victor Hugo Du Moyen-âge au XVIIIe siècle Les premiers voyages des Tsiganes remonteraient au Xème siècle, dans les plaines du Pendjab, au nord de l’Inde. Ayant tout d'abord fait étape dans l'Empire byzantin, les « gens se disant eux-mêmes bohémiens ou égyptiens » ne se placeront sous le patronage chrétien qu'au XVème siècle, date de leur arrivée en Europe. L’auto-désignation de ces cohortes comme « Ducs et Comtes de la Petite Egypte », leur valut le nom d'égytiens, d'egiptanos, puis de gitanos, de gitans, Gypsy, etc. Il est toutefois à noter que jamais les Tsiganes ne sont passés par l'Egypte : la « Petite Egypte » est en fait une région mitoyenne de la Macédoine, où leur arrivée est estimée à l'an 1100. Au cours de ce premier (long) mouvement historique de migration, les Tsiganes ont bénéficié d’un bon accueil des différents peuples, grâce à des lettres de créance et des sauf-conduits obtenus dans les principales cours d'Europe, comme la Hongrie, la Bohême, la Pologne ou l'Allemagne. à leur instar, les rois de France accordèrent leur protection. Les archives historiques permettent de dater l'arrivée des Tsiganes à 1417 en Allemagne, 1422 en Italie (Bologne), 1420 à Bruges en Belgique, 1514 en Angleterre (Londres). Leur arrivée en France remonte à 1419, à Mâcon (Saône et Loire). Rien ne prédestinait donc les Tsiganes à la marginalisation sociale. Jusqu'aux années 1660, le service des armées seigneuriales a au contraire assuré aux troupes bohémiennes une certaine prospérité, à tel point qu'on peut parler « d'âge d'or des Tsiganes en France » (Asséo, 1994, p. 24). Quant à leur mobilité, elle se justifiait à l'époque par la religion. En effet, les Tsiganes disaient devoir voyager

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sur ordre du Pape, afin de faire pénitence, pour expier un reniement temporaire de leur foi chrétienne sous le joug musulman. La fortune de cette période toucha à sa fin quand les monarchies interdirent la guerre privée pour asseoir leur domination sur les seigneuries. Les troupes tsiganes furent alors condamnées au bannissement collectif, confondus avec les « errants et vagabonds », et pourchassés à ce titre dans toute l'Europe. Les premières vagues de législation répressive eurent lieu dès la fin du XVIème siècle. L'Eglise catholique et les Eglises réformées condamnèrent l'exercice de la bonne aventure, considérée comme divination. En France, la déclaration de juillet 1782 (signée par Louis XV) condamna aux galères les Bohémiens en rupture de ban. Dans d'autres pays (Allemagne, Angleterre, Italie), les peines ont pu aller jusqu'à la décapitation ou la pendaison. En Espagne, les Gitans, sédentarisés depuis le XVIe siècle, ayant suscité des jalousies sociales par leur prospérité matérielle, ont subi une grande rafle en 1749, au cours de laquelle dix mille personnes furent emprisonnées pour plusieurs années. Le despotisme éclairé qui a marqué le XVIIIe siècle occidental a également généré des réglementations « socialement vertueuses » pour les peuples tsiganes. En Russie, en Autriche, en Allemagne, les souverains, déclarant rechercher la sûreté de leur peuple et le bonheur des Tsiganes, engagèrent différentes politiques de sédentarisation forcée, considérées comme un moyen d'émancipation sociale et de dilution culturelle. Du XIXème siècle à la loi de 1912 En France, les années 1860-70 furent marquées par l'exode rural et l'apparition et la concentration de foyers miséreux dans des cités industrielles. Par un phénomène d'écho entre exclusion sociale et exclusion ethnique, les Tsiganes furent incorporés à la « question sociale » et aux débats sur les « classes dangereuses ». Cette période correspond à la naissance des mythes gadjé dans l'imaginaire collectif, comme celui des voleurs d'enfant par exemple.

Plus largement, les autorités de la France républicaine de la fin du siècle ont appliqué une politique sécuritaire. Toute mobilité était suspecte, et les circulaires de police administrative demandaient aux préfets et magistrats « l'application énergique des lois de police concernant les vagabonds et les étrangers dangereux » comme celle de 1885, qui condamnait aux bagnes de Guyane et de Nouvelle-Calédonie les vagabonds récidivistes. Par ailleurs, dans le cadre de la réglementation des professions itinérantes, des circulaires ministérielles prescrivirent en 1854 et 1863 l'établissement d'un carnet spécial de saltimbanque. Le problème prioritaire de l’époque était par ailleurs d'identifier les suspects. Dans cette optique, une nouvelle circulaire ministérielle, des 12 et 13 mars 1895, ordonna un dénombrement des nomades et Bohémiens. Le rapport du 29 mars 1898 estima à 400 000 le nombre global de vagabonds, et à 25 000 le nombre de « nomades en bande, voyageant avec roulotte ». Suscitant l’inquiétude des parlementaires, ces chiffres ont initié en 1907 la création des « brigades mobiles », dont le rôle était d'intercepter les Tsiganes. Cinq ans plus tard, la solution de l'établissement d'une pièce d'identité spéciale a été adoptée, dans les dispositions de la loi du 16 juillet 1912. La loi du 16 juillet 1912 sur l'exercice des professions ambulantes et la réglementation de la circulation des nomades institua notamment le carnet anthropométrique6

6 Les mentions à porter sur ce carnet comprenaient

notamment l'état civil et le signalement des personnes voyageant avec le chef de famille et les liens de parenté ou de droit les rattachant entre eux, la mention des actes de naissance, mariage, divorce, décès de chacune de ces personnes, le numéro de la plaque de contrôle spécial dont doivent être munis les véhicules utilisés par les nomades.

, obligeant les nomades à circuler en famille, à faire viser toutes les vingt-quatre heures dans un commissariat ou une gendarmerie. Ce justificatif de l'état civil devait également être présenté à chaque contrôle du groupe par les forces de l'ordre. D'autre part, les maires obtinrent le pouvoir d'interdire aux nomades tout stationnement sur leur territoire. En donnant pour la première fois un statut aux Tsiganes, le législateur de 1912 a institutionnalisé le rejet des gens de

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l'époque7

. Ces mesures ont également perturbé le rythme de mobilité économique (soumise à des contraintes comme les récoltes, vendanges, les dates de foire…). De nombreuses familles abandonnèrent ainsi le voyage. En revanche, l'obligation de circuler en famille eut pour effet paradoxal de protéger le système familial tsigane, en évitant son démantèlement.

De l'entre-deux-guerres à l’holo-

causte de la Seconde Guerre mondiale

Dans les années 1930, la « nouvelle science allemande » introduisit une indexation raciale discriminante des Tsiganes, reprise par les lois de Nuremberg de 1935. La « science raciale » menaçait aussi bien les familles sédentaires que les nomades. Le docteur Ritter, « expert en biologie raciale », entreprit le classement de ces populations. Ils s'attachèrent à démontrer par des « expertises » biologiques et généalogiques que les Tsiganes étaient des « asociaux » par leur mode de vie, et qu'ils étaient par ailleurs une population « hybride », mélangée de tous les sangs inférieurs. La dispersion européenne de la population tsigane fut donc perçue comme un danger à la fois racial et territorial qui portait sur la question centrale du métissage. De 1937 à 1944, Robert Ritter travailla ainsi au recensement généalogique et à l'examen anthropologique des Tsiganes allemands, dont la population était évaluée à trente mille personnes. Il préconisa leur rassemblement dans les camps de travail forcé, ainsi que leur stérilisation comme moyen de libérer le peuple aryen du « fléau tsigane ». Ainsi, plus précocement que les autres victimes du nazisme, les Tsiganes ont été internés en Allemagne puis en Autriche avant la guerre. Dès 1933, le Zigeunerlager (camp municipal) permit de les concentrer autoritai-rement. Le décret du 14 décembre 1937 7 L’article 3 de la loi de 1912 précise que « tous les

nomades séjournant dans une commune devront à leur arrivée et à leur départ présenter leur carnet, à fin de visa au Commissaire de police, sinon au commandant de gendarmerie, et, à défaut, au maire. Toute infraction aux dispositions de l'article sera punie des peines édictées contre le vagabondage. »

permit de les transférer dans les camps de concentration à titre punitif, qu'ils fussent ou non déjà internés dans un Zigeunerlager. Après l'Anschluss, les autorités autrichiennes donnèrent libre cours à une hostilité violente à leur encontre. Pendant la guerre, Himmler ordonna l'incorporation des Tsiganes au système de déportation dans les camps de concentration. Des rafles massives eurent lieu très tôt à travers tout le Reich8, qui devait devenir zigeunerfrei (pur de tout Tsigane). En 1943, le décret d'application de l'Auschwitz Erlass (la déportation des Tsiganes dans la section tsigane du camp d'extermination d'Auschwitz) précisait que les Tsiganes devaient être déportés par familles « sans prendre en compte le degré de métissage ». Massacres sur place et déportations pour travail forcé, stérilisation9

et extermination se succédèrent dans la majeure partie de l'Europe de l'Est et du Nord. Si le génocide des Tsiganes n'a pas été le plus important numériquement, sa signification profonde fut bien celle d'une entreprise d'éradication totale de familles entières.

L'après-guerre et la loi du 3 janvier

1969 En Europe orientale, les persécutions se poursuivirent sous les régimes communistes, qui dénoncèrent le « parasitisme » tsigane et oscillèrent entre politique d'assimilation par la sédentarisation forcée et politique de rassemblement ethnique par « cantonnement ». En Europe occidentale, les interdictions de stationnement perdurèrent, voire se multiplièrent. Il fallu en France attendre 1969 pour voir révisée la loi de juillet 1912. La loi du 3 janvier 1969 sur « l'exercice des activités ambulantes et le régime applicable

8 On peut citer les déportations vers le ghetto de Lotz

en 1941 (5 000 personnes), vers le Zigeunerlager d'Auschwitz en 1942 (20 000 personnes), vers le camp de Birkenau lors du convoi "Z" (Zigeuner) en 1944 (2 200 personnes).

9 Castration par rayons X, injection intra-utérine,

poisons abortifs... Par ailleurs, le professeur Clauberg a tenté à Ravensbrück de procéder à une stérilisation à la chaîne des femmes et filles

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aux personnes circulant en France, sans domicile ni résidence fixe » a marqué un tournant politique à l'égard des Tsiganes et Nomades. Aspirant à supprimer les discriminations dont avaient à souffrir les itinérants, elle visait leur assimilation, en promouvant la sédentarisation. A titre d’exemple, afin de permettre l’inscription des Tsiganes sur les listes électorales, l'accomplissement des obligations fiscales et sociales, et de les soumettre à l'obligation du service national, les Tsiganes devaient être « rattachés » à une commune, correspondant au lieu où « l'ambulant passe le plus de temps ». Dans ce cadre, le choix de la commune de rattachement ne relevait pas des familles concernées mais du préfet, après consultation du maire de la commune. Par ailleurs, les rattachements ne pouvaient théoriquement pas excéder 3% de la population municipale recensée. Enfin, les non-sédentaires français détenant leurs titres de droits civiques et en âge de les exercer ne pouvaient s'inscrire sur les listes électorales qu'après trois années de rattachement ininterrompu à une même commune, alors que le délai de droit commun stipulé dans le code électoral était alors de six mois. Après la promulgation de cette loi, la délivrance de la carte d'activités non sédentaires est réservée aux Français et ressortissants de la CEE, ayant une résidence fixe, et requiert la présentation de justificatifs d'identité et celle des documents de quittance des obligations fiscales et sociales. En bref, la loi de 1969 avait pour objectif d'atténuer la logique de contrôle et d'exclusion des lois de 1912. Mais l'insertion progressive souhaitée allait de paire avec un parti pris de sédentarisation, peu incitatif pour les populations tsiganes. Des années 1980 à nos jours. La

question du stationnement Au fur et à mesure que les villes s'agrandissent, les terrains autrefois disponibles se raréfient. De plus en plus, les champs de foire se transforment en parkings et ceux qui restent sont réservés aux forains, non aux Tsiganes dans leur ensemble. L'insuffisance numérique des créations de terrains, les violentes réactions des

sédentaires (comités de défense, arrêtés municipaux d’interdiction de stationner…) font que le stationnement reste le problème essentiel des Tsiganes. L'échec relatif des actions issues de la loi de 1969 a alors conduit à l'émergence de nouveaux courants d'idées plus favorables au respect des identités culturelles (J.B. Humeau, 1995). En 1989, le préfet Delamon est chargé par le Premier Ministre d'une mission consistant à examiner les problèmes d'ordre juridique, administratif, économique, social et culturel auxquels sont confrontés les Gens du voyage, et de faire des propositions de nature à y remédier. La mission Delamon se conclut en 1990 par quarante et une propositions et cent trente mesures. Les conclusions retenues en 1991 par le Secrétariat Général à l'Intégration aspirent à permettre l'insertion sociale des Gens du voyage tout en garantissant le respect de leur différence. Des mesures de simplification fiscale et une modernisation des titres de circulation issus de la loi de 1969 ont donc été prises, ainsi que l’option de la création de structures d'accueil pour permettre le mode de vie librement choisi par les itinérants. En 1990, trois cents aires de stationnement, d'une capacité totale de cinq mille places (dont trois mille deux cents aménagés de 1981 à 1989), fonctionnaient. Or le rapport Delamon évaluait les besoins à vingt-cinq mille emplacements, et signalait par ailleurs que les aires de stationnement étaient souvent isolées des centres urbains, mal aménagées ou mal entretenues et concouraient ainsi à l'exclusion des Tsiganes. Le 31 mai 1990, la loi Besson n° 90-449 « visant à la mise en œuvre du droit au logement » réserve une mention aux conditions spécifiques des Gens du voyage. Parmi ses mesures phares, la loi impose aux communes de plus de cinq mille habitants de créer leur propre terrain de stationnement, instaure l'obligation d'un schéma départemental d'accueil des Gens du voyage, et créé une commission nationale consultative des Gens du voyage (décret du 24 mars 1992). D'autres mesures pour l'amélioration des conditions de vie des Tsiganes ont vu le jour, en direction de l'exercice des activités ambulantes et de la scolarisation des enfants tsiganes notamment.

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Cependant, la littérature relève que peu de communes concernées ont appliqué la loi, d'où la naissance d'une seconde loi Besson du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des Gens du voyage, visant à faire appliquer la première. La loi prévoit notamment de donner tout pouvoir aux préfets pour ordonner la construction d'une aire dans les communes qui se situeraient encore hors des cadres réglementaires (aux frais de ces dernières) deux ans après la parution du schéma départemental d’accueil des Gens du voyage (art. 3). Ces mesures en faveur de l’accueil (qui, selon les analystes, ne se sont pas traduites dans les faits) ont été accompagnées, quelques années plus tard, par une législation plus coercitive. En 2003, la loi n° 2003-239 de Sécurité Intérieure (dite loi Sarkozy II) a effectivement consacré quelques paragraphes aux populations tsiganes, en prévoyant notamment que « s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant soit à une commune (…), soit à tout autre propriétaire, et ce sans autorisation, est puni de six mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. (…) Les personnes physiques coupables de cette infraction encourent les peines complémentaires suivantes : 1° La suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire ; 2° La confiscation du ou des véhicules automobiles utilisés pour commettre l'infraction, à l'exception des véhicules destinés à l'habitation. » (art. 322-4-1). Les témoignages des acteurs publics (chercheurs, élus nationaux et locaux) et privés (représentants d’associations) concordent aujourd’hui pour admettre que si la situation s’est améliorée dans certaines communes, le problème global du stationnement reste encore actuel. La difficulté réside sans doute dans le fait qu’« il n'existe ni solution unique ni recette polyvalente. Les mesures doivent être réfléchies et envisagées au cas par cas, en liaison avec les populations concernées. La souplesse dans la diversité est indispensable pour répondre aux besoins de groupes nomades » (Janodet & Ferreira, 1992, p. 62 suiv.).

Voyage et sédentarisation. Une

mobilité culturelle tsigane ?10

Les expressions « Gens du voyage » ou « nomades » sont usuellement mobilisées pour désigner communément les populations roms, manouches ou gitanes. Or, cette dénomination comporte de multiples défauts (cf. conclusion), à commencer par celle de rassembler dans un tout unifié une population disparate dans ses pratiques de mobilité. En effet, les migrations roms sont majoritairement internationales, ayant pour but d’aller chercher des ressources dans les pays occidentaux et de les ramener dans le pays d’origine. Les migrations manouches restent majoritairement internes au territoire national, et fluctuent au rythme des travaux saisonniers, des pèlerinages, des évènements familiaux, etc. Enfin, les Gitans sont pour la plupart sédentarisés depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Ainsi, dans certaines métropoles du sud de la France (Perpignan, Montpellier, Marseille), des « quartiers gitans » sont progressivement apparus. La notion de nomadisme n’a donc aucune raison d’être appliquée à ce groupe. Par ailleurs, une multiplicité de pratiques de déplacement est à distinguer au sein des groupes eux-mêmes. Il importe donc de d’analyser de plus près les pratiques de mobilité (ou leur arrêt) pour être à même de les désigner plus adéquatement. Voyage Selon L. Janodet et C. Ferreira (1992, p. 27-28), « le nomadisme apparaît comme fonctionnel ou structurel. Fonctionnel, il fait partie d'une forme d'organisation sociale et économique, répondant d'abord aux

10 Sur ces paragraphes, lire notamment Jean-Baptiste

Humeau, Tsiganes en France. De l'assignation au droit d'habiter, Paris, L'Harmattan coll. "Géographie Sociale", 1995.

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« Gens du voyage ». La fin de l’histoire ?

par Thibault MARMONT

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nécessités de la halte économique et familiale. Structurel, il subit les pressions de l'extérieur. (…) Ainsi, le voyage a un rôle multifonctionnel. » Le voyage pour raisons économiques est basé sur la pluriactivité, une capacité adaptative des groupes familiaux qui repose sur l'identification des besoins de la population sédentaire en un lieu et à un moment donné (J.B. Humeau, 1995, p. 220). Tant qu’un équilibre perdure entre les capacités de travail du groupe et une demande locale, les nomades sont susceptibles de rester. Lorsque cet équilibre se rompt, ils gagnent un autre lieu, voisin ou non. Dans cette mesure, les distances parcourues et les « territoires de vie » (Humeau, op. cit.) sont très variables d’un groupe à l’autre et d’une période à l’autre. Par ailleurs, bien souvent, le voyage est entrepris pour rencontrer d'autres membres de la famille, que ceux-ci soient vieux, malades ou qu'ils n'aient simplement pas été vus depuis longtemps, ou à l’occasion d’évènements familiaux tels que les mariages, les baptêmes ou les obsèques, qui recouvrent une importance particulière dans les différentes cultures tsiganes. Des rendez-vous annuels, cultuels tels les rassemblements évangéliques, le fameux pèlerinage catholique aux Saintes-Maries-de-la-Mer, ou culturels comme le Festival Django à Samois-sur-Seine (festival renommé de jazz manouche), constituent également d’importantes occasions de rencontre et de fédération de la communauté. Ces modes de sociabilité à grande échelle peuvent rassembler plusieurs dizaines de milliers de caravanes. Enfin, le voyage permet aux groupes tsiganes de se rendre invisibles, « l'invisibilité gommant toute nuisance » (Janodet & Ferreira, 1992). Au demeurant, selon d’autres auteurs, ce « nomadisme de dérobade »11

11 A. Reyniers, « Le nomadisme des tsiganes. Une

attitude atavique ou la réponse à un rejet séculaire ? », in P. Williams, Tsiganes, identité, évolution, Aubenas, Syros, coll. Alternatives, 1989.

ne saurait constituer un motif principal ni durable des migrations tsiganes. L’implantation dans un lieu est toujours « lié à l'existence de

débouchés économiques et à la constitution d'un réseau de relations sociales et familiales que la fuite permanente ne permettrait pas de s'assurer12

».

Sédentarisation, sédentaires,

sédentarisés Le concept de sédentarisation est à distinguer fondamentalement – et paradoxalement – de la notion de sédentarité. Jamais un Tsigane n'acceptera de dire qu'il est sédentaire. Les sédentaires, ce sont les Gadjé. Dire qu'on est sédentaire, c'est en dernière instance renoncer à ses origines, ses valeurs, sa culture, c’est abolir la barrière symbolique entre « eux » (les Gadjé) et « nous » (les Manouches, les Gitans, les Roms). Il faut alors substituer au terme de sédentaire celui sédentarisé. Être sédentarisé, c’est reconnaître qu’on ne voyage plus – ce qui, implicitement, exclut le fait qu'on n'a jamais voyagé (même si c'est le cas d'ailleurs). Attribuer à un Tsigane (notamment Manouche) la désignation de sédentaire revient à nier son appartenance ethnique. La sédentarisation désigne le fait de devenir sédentaire, mais également le fait de rendre sédentaire. Pour l’un ou l’autre de ces phénomènes, il faut moins considérer cette notion comme un fait que comme un processus (parfois lent et laborieux). En effet, différents états de sédentarité sont à distinguer : être installé (en appartement, en maison) n'est nullement synonyme d'être immobilisé (de manière choisie ou subie) sur une aire de stationnement, ou un terrain acheté, loué ou occupé illégalement. Les questions du choix, de l'acceptation et des différents usages résidentiels prennent alors toute leur dimension dans le processus de sédentarisation. Si pour certains groupes (manouches notamment), la sédentarisation volontaire reste un phénomène rare, la diversité demeure la règle : certains se déplacent pour chercher de nouveaux débouchés, d'autres se sédentarisent parce qu'ils ont trouvé des clients réguliers. Enfin, la semi-sédentarisation est le plus souvent liée à l'assurance de débouchés locaux stables. 12 Ibid.

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Semi-sédentarisation Selon certaines classifications, on ne considère comme réellement nomade que la personne qui voyage au moins neuf mois de l'année. L’abandon du voyage comme mode de vie économique au profit d'une activité lucrative stabilisée localement n’est donc pas nécessairement synonyme de sédentarisation. En effet, de nombreux groupes familiaux conservent l'habitat-caravane et continuent à voyager l'été, à l'occasion de pèlerinages ou de visites familiales notamment. On parle alors de semi-sédentarisation. Concrètement, cet état intermédiaire entre le nomadisme et la sédentarisation se caractérise par un habitat immobile (mais en caravane) pendant environ six mois de l'année, le plus souvent l'automne et l'hiver. Dans cette configuration, les individus perpétuent le mode de vie communautaire, aux niveaux de la sociabilité, de l’éducation des enfants, de l’habitat, etc. La rupture avec le voyage au quotidien n'engendre pas la perte de son identité ni de son attachement (réciproque) au groupe. Voyage ou mobilité ? Le

nomadisme n’est plus un fondement culturel des Tsiganes

En France, moins de 30 % des 400 000 Tsi-ganes seraient restés nomades, environ 30 % seraient semi-sédentarisés, et plus de 40 % seraient sédentarisés13 (dont certains, on l’a vu, depuis de nombreuses années). La force du nombre invite ainsi à ne pas considérer le nomadisme comme un trait identitaire tsigane (à moins de postuler le déclin de leur culture). Pour autant, cette affirmation ne doit pas nous écarter d'une mise en rapport du déplacement avec leur mode de vie propre. On proposera ainsi que c'est la mobilité qui, bien plus que le voyage, doit être considérée comme un aspect essentiel de la culture tsigane. Lors d’une enquête antérieure14

13 Source : J.P. Liégeois, Roms en Europe, éd. Conseil

de l’Europe, 2007 (les chiffres peuvent varier légèrement d’un auteur à l’autre)

, un de nos

14 T. Marmont, La sédentarisation des Manouches.

L’exemple dijonnais, mémoire de Maîtrise de sociologie, Université de Bourgogne, 2003.

interviewés, sédentarisé en appartement, confiait qu'« on est toujours à bouger de toute façon. Quoi qu'il arrive, même maintenant. Tu vois, même si je bouge plus en caravane, je me sens toujours obligé, j'ai été pas mal en Espagne, en Italie… J'ai voyagé pas mal. Même si c'est pas spécialement en caravane, j'ai envie de bouger. Et ça c'est… je sais ce que c'est, c'est l'instinct, j'en sais rien, c'est notre vie. On a besoin de bouger. Même en appart’, j'étais en appart’ avec ma Gadji, elle crisait, parce que j'étais jamais chez nous ». Un autre de nos interviewés, directeur d’une école spécialisée pour enfants du voyage, a apporté une contribution éclairante sur ce point : « La mobilité ça veut dire que le Tsigane n'a pas réellement d'attache localisée. S'il y a un endroit qui lui plaît, il peut rester deux siècles. S'il peut vivre économiquement, familialement, tout ça, il peut rester longtemps au même endroit. Ce qui ne l'empêchera pas, des fois, de partir deux mois à l'autre bout du pays, voire de l'Europe, pour l'attrait économique ou pour aller voir de la famille. (…) On ne mesure pas l'appartenance au nombre de kilomètres parcourus chaque année ! Un Tsigane qui voyage n'est pas forcé de voyager toute sa vie, un Tsigane qui est sédentaire n'est pas forcé d'être sédentaire toute sa vie. » Au final, pour l’ethnologue A. Reyniers15

15 A. Reyniers, « Le nomadisme des tsiganes. Une

attitude atavique ou la réponse à un rejet séculaire ? », art. cit., 1989.

, l'alternance des modes de vie est conjoncturelle. Ainsi, la coupure entre la sédentarisation et le nomadisme n'est pas radicale. La mobilité apparaît aussi bien dans les déplacements familiaux ou dans le changement d'habitat, que dans les tournées quotidiennes nécessitées par les activités économiques et les relations sociales. Dès lors, il semble plus adéquat de parler de périodes de sédentarisation que de sédentarisation (uniquement). Le temps de sédentarisation est variable, dépendant de facteurs familiaux, économiques, scolaires, de santé… ou des contraintes subies par les rapports parfois difficiles entre Tsiganes et Gadjé.

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Tsiganes et Gadjé. Une stigmatisation

réciproque16

Le Tsigane est fier d'être Tsigane. Il a appris à

se comporter en face du Gadjo : doux et obséquieux, hagard en face du gendarme, ouvert devant l'ethnologue.

Jean-Pierre Liégeois, Les Tsiganes, 1971

L’importance des différences culturelles entre les groupes sociaux tsiganes et gadjé (langue, mode d’habitat, d’éducation, nationalité parfois, etc.) fait que l’acceptation mutuelle et réciproque reste délicate entre ces populations. Aujourd’hui encore, l'opposition entre nomades et sédentaires se traduit le plus souvent par un rejet réciproque, une stigmatisation au sens d’Erving Goffman.17

La stigmatisation de la part des sédentaires allie, de manière ambivalente, méconnaissance, rejet et romantisme. Les populations sédentaires ont sempiternellement mythifié les Tsiganes. Dans l'imaginaire partagé, ces derniers sont aujourd’hui encore fréquemment qualifiés de « voleurs de poules », de personnes dont il faut se méfier… La grande majorité de ces représentations émanent en outre de ouï-dire et non de l’expérience vécue d’incidents, accidents, agressions ou même de simples interactions avec des Tsiganes. Néanmoins,

16 Cf. A. Bourdin & M. Hirschhorn, « Nomades et

sédentaires. Comment construire la relation ? », in P. Williams, Tsiganes, identité, évolution, Aubenas, Syros, coll. Alternatives, 1989.

17 Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux du

handicap, Paris, Minuit, 1975. La vie sociale suppose de la part des acteurs des compétences, c'est-à-dire des capacités à définir les situations, à adopter les comportements attendus. Chaque membre d’un groupe social donné dispose ainsi d'un lot de typifications à partir desquelles il appréhende le monde, opère la distinction entre ce qui est normal et ce qui ne l'est pas. Le processus de stigmatisation apparaît dès qu'un individu, dans une interaction donnée, ne correspond plus aux attentes normatives le concernant. La stigmatisation naît toujours du repérage d'un décalage entre ce qui est et ce qui devrait être, entre l'identité sociale virtuelle et l'identité sociale réelle.

la réaction des Gadjé face aux Tsiganes reste ambivalente. Faite de rejet, elle se teinte également d'attirance vis-à-vis de l’imprévoyance et de la liberté supposée que permettent la « vie de bohême ». Ainsi se forme une image du Tsigane façonnée par des représentations « façonnée par une peur peut-être inconsciente, par une grande ignorance et par beaucoup de préjugés » (J.P. Liégeois, 1971). Si cette représentation déforme ou amplifie souvent la réalité, il faut reconnaître que les Tsiganes ne disent d’eux-mêmes que ce qu'ils veulent bien dire… c’est-à-dire presque rien.

Les Tsiganes, bien qu’ils entretiennent de fréquents et nombreux rapports avec les non-Tsiganes, s’évertuent effectivement le plus souvent à préserver une certaine invisibilité, qui se traduit selon les situations par l’anonymat, l’inconnu, l’absence, le mensonge, etc. Ces comportements, pour J. Charlemagne, sont à interpréter comme « des conduites d'opposition, de résistance ou d'adaptation, qui sont autant de moyens de défense [pour sauvegarder] un fond culturel tout en négociant des aménagements de forme avec la société ambiante ».18

Tout en étant installés en France depuis de nombreuses générations et en revendiquant leur nationalité, les Manouches se sentent exclus de la société française, du fait des expériences vécues individuellement (contrôles, P.V., expulsion par les forces de l’ordre, difficultés de stationnement…) mais également des traces laissées par l’histoire dans la conscience collective (l’holocauste de la Seconde guerre mondiale notamment). Ainsi, dans leurs propres représentations, « le gouvernement, les gendarmes, les Gadjé appartiennent au même monde : celui des sédentaires, qui sans cesse les rejette. S'ils souffrent de leur rejet, ils en prennent leur parti : leur sentiment d'exclus détermine leurs relations avec les sédentaires, et a pour conséquence leur refus de notre société

18 J. Charlemagne, « Les Tsiganes en France : face

aux normes sédentaires, in P. Williams Tsiganes, identité, évolution, Aubenas, Syros, coll. Alternatives, (1989).

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gadji ».19

Dans ce contexte, la famille et le voyage font figure d’institutions-refuge, permettent de maintenir une distance entre deux groupes d’appartenance : « eux » et « nous ». Ainsi, les Manouches ne connaissent et ne s’approprient que partiellement notre culture. Une de leurs ressources est alors de connaître suffisamment les codes comportementaux gadjé pour jouer avec eux, et savoir provoquer le désarroi en les transgressant. Autrement dit, « certains comportements ne doivent pas être lus comme une absence totale d'acculturation, mais comme une situation construite dans un cadre particulier d’interaction. Les exemples sont multiples : colère simulée, mise en scène de l'ignorance (lecture, écriture), proximité physique… Le principe en est toujours identique : le non-respect des codes habituels désoriente l'autre et permet d'obtenir plus ou moins facilement ce que l'on désire » (Bourdin & Hirschhorn, 1989).

Au final, si les Tsiganes sont l'objet d'une stigmatisation négative parce qu'ils ne correspondent pas aux normes dominantes et aux attentes qui en découlent, ils en sont protégés par l'opposition qu'ils établissent entre eux et les sédentaires, par le sentiment qu'ils peuvent avoir d'accomplir leur existence (Bourdin & Hirschhorn, 1989). Ceci n'est cependant possible que tant que se maintient un attachement fort au groupe.

Conclusion : le singulier de « gens » n’existe pas

Il est aujourd’hui commun de parler de « Gens du voyage » pour rassembler en une catégorie générique unique les Gitans et les Manouches. Pour autant, ce vocable présente un quadruple défaut. Tout d’abord,

19 E. Falque, Voyage et tradition. Approche

sociologique d'un sous-groupe tsigane : les Manouches, Payot, Paris, 1971.

elle tronque la réalité des pratiques de mobilité des populations gitanes et manouches, majoritairement sédentarisées ou semi-sédentarisées. En deuxième lieu, cette expression accole indûment des représentations d’oisiveté ou de loisirs à des pratiques de mobilité qui sont, le plus souvent, économiques, familiales ou religieuses. Pourquoi alors ne pas parler de déplacement plutôt que de voyage ? En troisième lieu, la dénomination de « Gens du voyage » est une construction de Gadjé, que les principaux concernés ne s’approprient que face à ceux qui les désignent comme tels. Elle ne recouvre donc guère d’autre sens pour les Gitans et les Manouches que celui d’une stigmatisation. Enfin et surtout, cette terminologie représente une négation fondamentale de l’individuation au sein d’un groupe ethnique. Les gens, ce sont toujours un groupe, un ensemble homogène (duquel on cherche d’ailleurs souvent à se distinguer en tant qu’individu). Le singulier de gens n’existe pas : on ne s’adresse jamais à « un gens », pas plus qu’on ne reconnaît sa singularité. Alors que la personnalisation des accompagnements sociaux et médico-sociaux a été promue comme l’un des piliers fondamentaux du secteur social et médico-social, peut-on continuer à employer un vocable qui, par définition, entre en contradiction avec ce principe louable ? Entre deux positions insoutenables, qui consisteraient à nier l’existence de difficultés simultanément vécues et posées par certains groupes familiaux des différentes communautés tsiganes ou, à l’opposé, à prétendre régler unilatéralement « le » problème des Gens du voyage, il semble utile de réintroduire la place de l’histoire de ces populations et la prise en compte de leurs spécificités culturelles.

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Ressources bibliographiques ASSEO Henriette, Les Tsiganes, une destinée européenne, Evreux, Gallimard coll. "Découvertes", 1994.

FALQUE Edith, Voyage et tradition. Approche sociologique d'un sous-groupe tsigane : les Manouches, Paris, Payot, 1971

HUMEAU Jean-Baptiste, Tsiganes en France. De l'assignation au droit d'habiter, Paris, L'Harmattan coll. "Géographie Sociale", 1995

JANODET Laurent & FERREIRA Candida, Les tsiganes et les gens du voyage dans la cité, Paris, L'Harmattan, 1992

LIEGEOIS Jean-Pierre, Les Tsiganes, Bourges, Tardy Quercy Auvergne, 1971

MONGIN Olivier, « Vers un droit des minorités. L'exemple tsigane », Esprit, mai 1980, p. 3-12

MOUTOUH Hugues, Les Tsiganes, Evreux, Flammarion coll. "Dominos", 2000

REYNIERS Alain, Le stationnement des populations nomades en France, Rapport final de recherche destiné au Fonds d'Action Sociale pour les travailleurs immigrés et leur famille, Centre de Recherches Tsiganes, Université de Paris V, 1986

REYNIERS Alain, « Le système tsigane et la question du nomadisme », in Etudes tsiganes, n° 3, 1986, p. 7-11

WILLIAMS Patrick (dir.), Tsiganes, identité, évolution, actes du Colloque pour le XXXème anniversaire des Etudes Tsiganes, Aubenas, Syros, coll. Alternatives, 1989