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Bull. Hist. Épistém. Sci. Vie, 2007, 14, (2), 213 - 238 La controverse Leibniz-Stahl dite Negotium otiosum Philippe Huneman * et Anne-Lise Rey ** ** RÉSUMÉ. Nous présentons la réponse que Leibniz a donnée à la Theoria medica vera (1707) de Stahl et la controverse entre les auteurs que ces remarques ont stimulée. Après avoir décrit les points-clés du dualisme que Stahl fait entre vie et mort, corrélé à son dualisme mécanisme/organisme, nous analysons les principaux enjeux scientifiques et épistémologiques du débat. Nous proposons certaines distinctions afin de mieux comprendre les usages variés du mécanisme en cette période, et nous suggérons que ce qui a initialement motivé Leibniz était à la fois le déni implicite, par Stahl, de l’uniformité des lois de la nature, et la mécompréhension de la vraie métaphysique de la substance et de la causalité que Leibniz élaborait pour sa part dans ses propres conceptions. Nous suggérons finalement que ces auteurs se mécomprenaient l’un l’autre du fait de leurs différents programmes scientifiques et engagements métaphysiques. MOTS-CLÉS : Stahl; Leibniz; vie; mort; mécanisme; causalité; substance; lois de la nature; âme. *** ABSTRACT. We present the reply Leibniz gave to Stahl’s Theoria medica vera (1707), and the controversy between the authors that those remarks stimulated. After having described the main points of Stahl’s dualism between life and death, correlated to his dualism mechanism/organism, we unravel the main epistemological and scientific points of debate. We propose several distinctions in order to make sense of the various uses of mechanism in this period, and suggest that what essentially motivated Leibniz was both Stahl’s implicit denial of uniform laws of nature, and Stahl’s misunderstanding of the metaphysics of substance and causality that Leibniz was in general elaborating in his own conceptions. We finally suggest how both authors were misunderstanding each other because of different scientific agendas and metaphysical commitments. KEYWORDS : Stahl ; Leibniz ; life ; death ; mechanism ; causation ; substance; laws of nature; soul *** INTRODUCTION. LE CONTEXTE. La controverse qui opposa Leibniz et Stahl, à travers les deux séries de réponses que fit Stahl aux séries d’objections émises par Leibniz au sujet de la Theoria medica vera de ce dernier 1 , représente un épisode majeur de la constitution d’une science du vivant au XVIII e siècle. L’édition récente de Sara Carvallo (Leibniz-Stahl. Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte . Paris, Vrin, 2004) a pu mettre à disposition du lecteur une traduction des textes de Leibniz, ainsi qu’une présentation de l’ensemble de la controverse dans son * IHPST (CNRS/ Université Paris I Sorbonne) **** UMR Savoirs, Textes, Langages, Université de Lille I. 1 Première édition 1707, nous utilisons l’édition de 1737.

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Bull. Hist. Épistém. Sci. Vie, 2007, 14, (2), 213 - 238

La controverse Leibniz-Stahl dite Negotium otiosum

Philippe Huneman* et Anne-Lise Rey****

RÉSUMÉ. Nous présentons la réponse que Leibniz a donnée à la Theoria medica vera (1707) de Stahl et la controverse entre les auteurs que ces remarques ont stimulée. Après avoir décrit les points-clés du dualisme que Stahl fait entre vie et mort, corrélé à son dualisme mécanisme/organisme, nous analysons les principaux enjeux scientifiques et épistémologiques du débat. Nous proposons certaines distinctions afin de mieux comprendre les usages variés du mécanisme en cette période, et nous suggérons que ce qui a initialement motivé Leibniz était à la fois le déni implicite, par Stahl, de l’uniformité des lois de la nature, et la mécompréhension de la vraie métaphysique de la substance et de la causalité que Leibniz élaborait pour sa part dans ses propres conceptions. Nous suggérons finalement que ces auteurs se mécomprenaient l’un l’autre du fait de leurs différents programmes scientifiques et engagements métaphysiques.

MOTS-CLÉS : Stahl; Leibniz; vie; mort; mécanisme; causalité; substance; lois de la nature; âme.

***ABSTRACT. We present the reply Leibniz gave to Stahl’s Theoria medica vera (1707), and the controversy between the authors that those remarks stimulated. After having described the main points of Stahl’s dualism between life and death, correlated to his dualism mechanism/organism, we unravel the main epistemological and scientific points of debate. We propose several distinctions in order to make sense of the various uses of mechanism in this period, and suggest that what essentially motivated Leibniz was both Stahl’s implicit denial of uniform laws of nature, and Stahl’s misunderstanding of the metaphysics of substance and causality that Leibniz was in general elaborating in his own conceptions. We finally suggest how both authors were misunderstanding each other because of different scientific agendas and metaphysical commitments.

KEYWORDS : Stahl ; Leibniz ; life ; death ; mechanism ; causation ; substance; laws of nature; soul

***

INTRODUCTION. LE CONTEXTE.

La controverse qui opposa Leibniz et Stahl, à travers les deux séries de réponses que fit Stahl aux séries d’objections émises par Leibniz au sujet de la Theoria medica vera de ce dernier1, représente un épisode majeur de la constitution d’une science du vivant au XVIIIe siècle. L’édition récente de Sara Carvallo (Leibniz-Stahl. Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte. Paris, Vrin, 2004) a pu mettre à disposition du lecteur une traduction des textes de Leibniz, ainsi qu’une présentation de l’ensemble de la controverse dans son contexte historique, à laquelle nous ne pouvons que renvoyer. Nous indiquons juste ici qu’après la première édition de la Theoria medica vera, Leibniz, en 1709, écrit et transmet ces remarques à Stahl par Karl Hildebrandt von Canstein ; Stahl répondra quelques mois après. Peu convaincu, Leibniz reviendra à la charge en 1711 avec la Replicatio ad Stahl observationes, à laquelle Stahl répondra par des remarques encore plus longues.2 L’ensemble de l’échange occupe un volume des œuvres de Stahl. Nous ne reproduisons ici que des extraits du premier échange. Le présent travail – dont le projet est antérieur à, et bien moins ambitieux que, le livre de Carvallo, dont la parution a heureusement modifié la perspective – voudrait simplement faire ressortir certains éléments pertinents pour l’histoire des rapports entre le vivant et le mort au cours de ce qu’on pourrait appeler la «  pré-biologie »3.

La biologie de Stahl a été perçue par ses contemporains puis passée à la postérité sous le titre d’animisme ; elle représente à cet égard un ancêtre lointain pour tous les vitalistes, de Bordeu à Ruyer en passant par Driesch, même si tous auront beau jeu de souligner la naïveté encore parathéologique de Stahl, qui fait de son principe vital une sorte de petite déité interne. On sait aussi que, avant Bichat, Stahl voit dans l’organisme, dont il forge un concept relativement délimité, une puissance sans cesse en lutte contre les forces chimiques alentour, qu’il nomme mécanisme. Cette idée aura une longue histoire, reformulée plus récemment en termes thermodynamiques sous l’espèce d’une mystérieuse résistance du vivant à l’entropie croissante. La doctrine de * IHPST (CNRS/ Université Paris I Sorbonne)**** UMR Savoirs, Textes, Langages, Université de Lille I.1 Première édition 1707, nous utilisons l’édition de 1737.2 Pour une présentation plus détaillée, cf. Carvallo, 2004, p.145.3 Même si une nouvelle traduction de quelques remarques de Leibniz aurait pu sembler redondante, néanmoins dans l’économie du présent article un renvoi incessant à un autre livre aurait été trop fastidieux, et l’avantage de donner la traduction commencée par A.L.Rey en 2003 est de proposer une perspective un peu différente sur les Animadversiones.

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Stahl est un moment essentiel dans l’histoire de la pensée des rapports de la vie et de la mort car elle formule pour la première fois cette idée, énoncée explicitement par Bichat près d’un siècle plus tard dans un tout autre contexte, que « la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort » (Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, 1801). La controverse avec Leibniz est l’occasion de faire ressortir les principes comme le contexte et les limites de cette théorisation biologique.

Stahl fait donc une différence ontologique nette entre le vivant et l’inerte. La mort, c’est la défaite définitive du premier face au second. La Theoria medica vera comme les textes liminaires et théoriques qui l’entourent, tels que la Différence entre l’organisme et le mécanisme ou la Différence entre mixte et vivants, sont à la fois des revendications fortes de l’irréductibilité du vivant au mort et au mécanique – et des essais de pointer certains processus typiques du vivant, en tant justement qu’ils mettent en jeu ce dynamisme vital spécifique dont le principe est ce que Stahl appelle une âme.

En ce sens, il est comme naturel que l’entreprise stahlienne – initiée de plus par quelqu’un dont le travail en chimie avait conquis une large réputation en Europe – ait suscité une curiosité et une réaction de la part de Leibniz. Celui-ci de son côté œuvrait en effet à établir un concept d’organisme comme cadre d’une science des phénomènes du vivant. Mais dans le même temps, loin d’insister sur son irréductibilité au mécanique et au physique, il souligne sans cesse que les mêmes principes, le même cadre scientifique, la même mathesis universalis en quelque sorte, embrassent tous ces phénomènes. La toute puissance de l’âme et son irréductibilité à la mécanique semblent alors à Leibniz un trop fort prix à payer pour une science des vivants - et avant tout une médecine- adaptée à son objet. Exposer le caractère exorbitant de ce prix, indiquer comment la solution stahlienne d’un dualisme du vivant et de l’inerte est au fond superflue car une vraie compréhension du mécanisme comme principe scientifique, loin de s’opposer à la vitalité et à la fonctionnalité des vivants, au contraire la requiert : tel est le propos de Leibniz lorsqu’il rédige ses paragraphes critiques sur la Theoria medica vera, le livre-somme de Stahl. Selon lui en effet, l’organisme n’est jamais qu’une organisation – une machine, donc, ce qui signifie une réalité soumise aux lois de la mécanique – infiniment organisée (ce qui est corrélatif de son statut de créature), de sorte qu’il ne requiert aucunement de penser une différence de nature, radicale, entre lui-même et l’inerte4. La mort selon Leibniz est radicalement étrangère à la brutale dualité pensée par Stahl ; ainsi, il écrit dans le Système nouveau : « il n’y a ni génération, ni mort à la rigueur, mais seulement des développements ou enveloppements, augmentations ou diminutions des animaux déjà formés et toujours subsistant en vie, quoiqu’avec différents degrés de sensibilité. » Leibniz énonce ainsi, dans le langage qui lui est propre, une conception de la mort qui traverse tout le siècle, selon laquelle la mort est un processus continu commencé durant la vie elle-même – conception dont d’éminents représentants sont Haller ou Buffon5.

Pensée tragique du combat du vivant et du mort d’un côté, pensée harmonieuse d’une échelle de réalités dans laquelle l’inerte et l’organisé sont autant de degrés successifs cohabitant sans heurts de l’autre, telle est donc l’image de la controverse entre Leibniz et Stahl. Mais l’enjeu majeur est en fait le fondement de la scientificité de la médecine, alors que Leibniz et Stahl s’accordent à considérer que le mécanisme strict, celui des héritiers de Descartes, de Boerhaave par exemple, qui pensent le corps vivant comme un ensemble de petites machines – pompes, leviers, etc.6 – s’avère insuffisant à fournir le cadre d’une compréhension scientifique des organismes et la base d’une médecine.

En guise d’introduction aux extraits qui suivent, nous allons en quelques mots retracer l’idée d’organisme que Leibniz trouve dans la Theoria medica vera et attaque; nous indiquerons ensuite quelles sont les deux lignes de forces majeures de la controverse, et pourquoi celle-ci ne pouvait se résoudre. La perspective adoptée ici privilégie nettement Stahl, dans la mesure où le travail majeur de Sara Carvallo a définitivement présenté le sens de cette controverse pour la pensée leibnizienne dans son ensemble.

L’ORGANISME SELON STAHL

4 Sur ce point cf. Carvallo, op.cit ; Serres (1977) ; Dumas (1976) ; Deleuze (1980) ; Huneman (2005) 5 Le chapitre « De la vieillesse et de la mort » (Histoire naturelle, t.II) analyse ainsi les différents processus partiels, selon les organes, qui composent ce processus lent, continu et graduel qu’est la mort. Ainsi par exemple : « lorsque l’os est arrivé à son développement entier, lorsque les périostes ne fournissent plus de matière ductile capable de s’ossifier, ce qui arrive lorsque l’animal a pris son accroissement en entier, alors les sucs nourriciers qui étoient employez à augmenter le volume de l’os, ne servent plus qu’à en augmenter la densité ; ces sues se déposent dans l’intérieur de l’os, il devient plus solide, plus massif, plus pesant spécifiquement, comme on peut le voir par la pesanteur et la solidité des os d’un bœuf, comparées à la pesanteur et à la solidité des os d’un veau, et enfin la substance de l’os devient avec le temps si compacte qu’elle ne peut plus admettre les sucs nécessaires à cette espèce de circulation qui fait la nutrition de ces parties ; dès-lors cette substance de l’os doit s’altérer, comme le bois d’un vieil arbre s’altère lorsqu’il a une fois acquis toute sa solidité ; cette altération dans la substance même des os est une des premières causes qui rendent nécessaire le dépérissement de notre corps. » (p.564)6 « On trouve dans le corps des appuis, des colonnes, des poutres, des bastions, des leviers, des coins, des téguments, des pressoirs, des soufflets, des filtres, des canaux, des auges, des réservoirs. La faculté d’exécuter des mouvements par le moyen de ces instruments s’appelle fonction; ce n’est que par des lois mécaniques que ces mouvements se font, et ce n’est que par ces lois qu’on peut les expliquer » (Institutions de médecines, I, 121).

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L’« organisme » - ainsi que Stahl est l’un des premiers à nommer le corps vivant - est fait d’une matière « apte à la mixtion organique7 » qui se différencie de la matière brute par les caractères suivants : les corps bruts sont des mixtes, c’est-à-dire des mélanges de molécules homogènes ou hétérogènes, telles que leur mélange leur est justement indifférent; les corps vivants « existent comme agrégats »8, en d’autres termes ils sont un mélange de molécules hétérogènes, une « mixtion ou composition particulière, faite avec des matières peu adhérentes et peu cohérentes entre elles, c’est-à-dire aptes à une facile dissolution ou à une prompte corruption putride »9.

Il y a ainsi dans le corps vivant trois éléments : matière terreuse subtile, matière muqueuse déliée et matière graisseuse. C’est la « mixtion mucido-adipeuse (mucido pinguis) dont se trouvent pourvues toutes les parties flexibles du corps, et dont celles qui sont rigides sont néanmoins affectées» : elle seule permet à la fois la souplesse des mouvements et une grande « ténacité »10. Cette mixtion va jouer le rôle de principe élémentaire. Ainsi, en passant de l’inorganique à l’organique, ce qui là était de l’ordre du mixte, du composé, pour la chimie basique, devient ainsi la matière première, l’élémentaire. Pareille matière satisfait les conditions requises pour qu’il y ait de la vie : être apte à exécuter des mouvements, faciliter les « directions des mouvements », pouvoir « se prêter à toutes les circonstances de proportions, de degrés et de temps »11.

À partir de là, la conservation du vivant prend un relief nouveau : «  les corps vivants ont une raison de leur longue durée très différente qui s’oppose à la durée de leur mixtion ; celle-ci est en effet très apte à la dissolution présente et rapide, et pourtant, au contraire de ce qui est son mode, il arrive que malgré cette constitution qui leur est naturellement propre, et malgré leurs rapports avec toutes les autres matières au milieu desquelles ils se trouvent, cette mixtion dans cet état comparatif a une durée incomparablement plus longue que ce qui conviendrait à son propre caractère matériel. »12 Ainsi, c’est parce que comme mixtion, la matière organique est fort sujette à la décomposition, que sa cohésion ne peut relever du strict domaine matériel. C’est pourquoi la vie doit être pensée comme un principe inhérent au corps qui le préserve de la corruption, et qui ne relève pas du domaine chimique ordinaire, lequel n’ordonne que les transformations qui mènent à la mort. Le vivant est donc le théâtre d’une opposition majeure entre ce principe, et la chimie ordinaire qui conteste la « durée vitale ». «  Il y a dans les vivants une raison opposée de la durée vitale, puisque cette durée dépend directement d’une cause interne particulière luttant contre tous les principes artificiels et instrumentaux de dissolution, cause qui leur est propre, et est absolument étrangère à tout le régime des corps mixtes non vitaux»13. La matière organique étant exposée à la fermentation et à la putréfaction, celles-ci produisent en elle des matières corrompues qui à leur tour corrompent le corps. Celui-ci, pour cette raison, expulse ces matières corrompues continuellement; d’où résulte sa propre conservation. Les réponses à Leibniz insisteront sur cette priorité des sécrétions et des excrétions(tant que l’organisme vit) sur les mouvements chimiques de la matière : « J’affirme et même je maintiens qu’il y a une corruptibilité putrido-fermentative du corps humain, non seulement complète mais encore inévitable et se conservant identique à elle-même continuellement. (…) J’ajoute que le retard et la succession des sécrétions et excrétions sont si rapides que la plupart des changements vraiment chimiques, en raison de ces actions de repousser et d’expulser, ne trouvent pas de lieu ni de temps (pour exister). » (infra p.123)

Ainsi, finalement la vie est « la conservation de la mixtion corporelle à l’aide d’un principe inhérent au corps, principe incorporel se manifestant par un acte également incorporel en soi, c’est-à-dire le mouvement en général, et en particulier par les excrétions et les sécrétions »14. Stahl reconnaît dans ce mouvement vital l’acte d’une âme qui impose rationnellement un mouvement harmonique au corps, avec pour fin la « conservation continue du corps »15. L’horreur qu’inspirent à tout vivant la mort ou les lésions témoigne assez pour Stahl que la conservation est le but même de l’âme. En même temps, la notion d’âme prend son sens par rapport à la vie du corps : elle « veut la vie ou la conservation de son corps, non seulement parce que c’est son intérêt à elle seule, mais parce qu’il est absolument de son intérêt (physiquement parlant) que le corps soit et demeure, puisqu’elle n’est clairement et distinctement consciente d’aucune autre chose, sinon de cette seule chose que sans le corps elle ne sait rien, n’agit pas ni ne peut agir » 16. L’intérêt mutuel de l’âme et du corps est ce qui tient lieu de lien entre les deux, là où Leibniz concevait une unité entre deux entités régies par le même ordre de consécution entre chacun de leurs accidents.

Les moyens de la conservation, insiste Stahl, sont peu variés17. Il s’agit simplement de ne laisser aucune perte sans réparation, de modérer les actes de la sécrétion et de l’excrétion, et d’opérer une « administration efficace 7 Responsiones..., §12, p.528 « De diversitate mixti et vivi corporis » (1707), §X, Theoria medica vera (ci-après TMV), p.709 ibid. p. 71. Sur la place de la doctrine stahlienne du mixte dans l’histoire du concept de matière, cf. Needham, 2000, p.150sq.10 TMV, I, 2, §2, p.21011 ibid, p.21412 « De diversitate… », §10, TMV, 7113 « De diversitate… », TMV, p.7214 « De la vie »,VI, Œuvres, t.VI, tr. Blondin, 47415 « Disquisitio de organismi et mechanismi diversitate », §XLI, TMV, 1716 Responsiones..., §20, p.78

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des actes de la nutrition ».18 L’âme stahlienne est une version obscure, inconsciente quoique distincte, de l’esprit humain cherchant à gouverner son propre corps. Le corps du vivant est donc à la fois l’objet d’une connaissance et l’instrument d’une administration de lui-même. La connaissance intervient à deux niveaux : l’âme sait ce qui contribue à la conservation, et le corps « connaît », par l’habitude, ce que l’âme lui a fait accomplir dans ce sens, de telle sorte qu’il peut les reproduire. Il « conserve la connaissance de l’agilité des parties et de l’activité dont il doit user » et s’habitue alors à reproduire des « types d’action » à usage vital19.

L’âme est donc une opération inconsciente maintenant le corps par une administration réglée et proportionnelle de mouvements. La machine corporelle prise en elle-même peut être sujette à deux types de mouvements : l’un, ordonné et réglé, tendant à la conservation - et c’est là l’âme qui opère; l’autre, déréglé, qui indique la présence d’un effet morbide dans le corps. Stahl le signale à propos des pores dans la sécrétion : ils sont redevables à une « direction tonique très spéciale, relâchant, astringente, attractive, répressive, régulatrice , et agissant soit avec ordre et tranquillité, soit d’une manière désordonnée et perverse , pour quelque cause frivole»20. Cette double possibilité de mouvement - ordonné/désordonné - renvoie à une révocation du providentialisme naturel - auquel souscrivait Leibniz - et selon lequel la nature ne ferait rien en vain; certes, Dieu ne fait rien en vain; mais « peut-on en dire autant pour ce qui regarde la nature humaine...ainsi que toute nature animale? » On sait bien que la première est « sujette à de si nombreux et de si profonds écarts »21. Pour ce qui est de l’homme, l’âme est alors du fait de ses passions le promoteur possible d’un désordre de type singulier qu’elle doit alors réparer, tâche en quelque sorte supplémentaire à son rôle de logos du corps. Curieusement ici, Leibniz se montrera le plus sceptique envers l’harmonie que Stahl semble ainsi présupposer entre les âmes droites ou bonnes et les corps sains : « Nous voyons en effet, fréquemment, des hommes à l’esprit léger se porter mieux et mieux résister aux maladies que des hommes avisés, et, en la matière, l’enchaînement des causes est tout-à-fait considérable .» (Obj., §19, infra)

La relation de l’âme et du corps s’avère celle de l’agent et du patient22. C’est pourquoi les âmes sont « des agents immanents à un corps organique et exerçant de manière immanente de tels actes qui sont le mouvement des corps organiques, des plus petits jusqu’aux plus grands »23.  Stahl précise ainsi l’action de l’âme : elle a « l’énergie (Energia) » d’agir « dans les corps, sur les corps, et par le moyen des corps », les « assembler et les construire par elle-même avec un tel ordre de rapport et de proportion mécanico-organique que ces corps puissent satisfaire au degré d’activité de ces âmes et à la destination de leurs actes. »24 Cette construction du corps s’effectue par la nutrition, laquelle joue à la fois un rôle dans le procès de réparation du corps, et en même temps apporte des éléments d’accroissement à ce même corps, qui, dans la mesure où l’âme administre une « sage nutrition », peut grandir tout en conservant la même forme ordonnée.

Le fondement de cette administration de l’âme, c’est finalement un con-cept du mouvement vital tel qu’étant incapable d’être opéré par le corps, il ré-clame la connaissance de certaines proportions. On sait que « le mouvement ne peut être attribué à la machine corporelle »25 et qu’il nécessite en ce sens un agent, le corps étant le patient26. Étant un incorporel, il possède un pouvoir sur le corps. Le mouvement du corps a une durée, un degré, un ordre, une « proportion », puisque les phénomènes vitaux se distinguent en ceci qu’ils sont « produits, formés, coordonnés, coordonnés selon certains rapports en vue d’une fin spécifique certainement (…), et dans des rapports qui corres-pondent à cette fin selon des proportions physiques »27. C’est donc l’entrap-partenance de l’idée de finalité et de l’idée de proportion qui commande la conception stahlienne de l’âme comme agent rationnel. En effet, le mouvement qui tend à la conservation de la vie ne peut aboutir que s’il respecte certaines proportions (de distribution entre les organes, d’équilibre entre sécrétion et excrétion, impression et réaction...); il présuppose donc un agent qui d’une certaine manière connaisse les proportions et agisse en connaissance de cause. S’il est possible, du point de vue de la généalogie des conceptions de la santé, d’invoquer la théorie de l’équilibre des humeurs dans la médecine hippocratique, la nouveauté stahlienne consiste néanmoins à assigner cette proportion à un agent qui dans le même temps sait et agit.

MÉCANISME : UN TERME ÉQUIVOQUE.17« Je reconnais que les appétits de l’âme  sont les Auteurs des Mouvements Vitaux , mais non qu’ils soient confus et comme une multitude immense : au vrai, ils sont distincts et en petit nombre. » (ibid) Stahl récuse ici les archées que Van Helmont assignait à chacun des organes, et plus généralement, un schéma du corps où des forces occultes et multiples assureraient sa conservation. 18 Ibid.19 Responsiones..., §21, p.8420 Responsiones..., §21, p.9221 TMV, I, II, §VI, p.339. sur ce point cf. Hoffman (1991).22 Responsiones..., §21, p.10123 Responsiones..., §21, p.10024 Responsiones..., §21, p.104 25 Responsiones... ., §21, p.9126 ibid, 9627 « Disquisitio… », §XVI, TMV, 12 (cf. aussi TMV, I, I, §VIII, p.201)

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Leibniz et Stahl s’intéressent tous deux au vivant et à la médecine à la suite, et à cause, de l’échec des programmes de physiologie mécaniste28. Mais qu’entendre, précisément, par mécanisme, si l’on cherche là un terme opératoire qui aille au-delà de la pure doctrine cartésienne ? Le mécanisme peut être pris au sens recueil ontologique ou au sens épistémologique. Ontologiquement, c’est la thèse selon laquelle tous les événements sont identiques, aussi bien selon leurs lois que selon les entités qu’ils mettent en jeu, à des phénomènes mécaniques, c’est-à-dire compréhensibles selon les lois des chocs, ou – après la diffusion de la physique newtonienne - les lois de la physique newtonienne qui comprennent l’attraction. Épistémologiquement, c’est l’idée que les lois des phénomènes mécaniques suffisent à expliquer le vivant, de telle sorte qu’on peut le comprendre sur le modèle d’entités au fonctionnement explicable par ces seules lois, c’est-à-dire usuellement de machines. Trois éléments entrent alors en jeu pour spécifier les types de mécanismes dont on parle : le principe d’inertie, les lois, les causes. La thèse mécaniste ontologique pose que le seul principe qui régit tous les corps est le principe d’inertie, de sorte que les êtres vivants n’ont aucune force en propre. Elle pourra éventuellement ajouter, après Newton, le principe de l’attraction. Elle soutient que les seules lois qui en commandent les prestations sont les lois de la mécanique, et que ces prestations ne mettent en jeu aucune autre cause que des causes matérielles. La thèse mécaniste épistémologique se contente de poser que les lois de la mécanique suffisent à rendre compte des phénomènes vitaux, sans préjuger de la nature des causes en jeu, ni même de la possibilité d’autres principes qui entreraient en jeu dans le champ des phénomènes vitaux.

En ce sens, Stahl, dotant le vivant d’autres forces et d’autres lois que la matière morte, conteste les deux types de mécanismes ; Leibniz, s’il refuse le mécanisme ontologique, peut très bien rester en accord avec le mécanisme épistémologique. Leurs points de départ impliquent un tel résultat : Stahl en effet part d’une considération de la matière même des êtres en vie, et doit ainsi aboutir à une contestation de l’ontologie du mécanisme comme à une limitation de ses prétentions épistémologiques sur la matière vivante. Leibniz, lui, ne considère pas un genre de substances particulier, mais la substantialité elle-même, à partir de laquelle il peut critiquer l’ontologie mécaniste en tant qu’inadéquate au vrai concept de substance (critique développée, par exemple, dans le Discours de métaphysique dans lequel Leibniz affirme que l'essence du corps ne peut se réduire à l'étendue29). Cela laisse donc subsister la possibilité d’une épistémologie mécaniste, éventuellement valable pour le vivant, d’autant que celui-ci ne se distingue de l’inerte que par la différence de degré entre organisation finie et infinie. L’approche leibnizienne rend ainsi légitime une explication des êtres vivants en termes mécanistes, qui serait en quelque sorte parallèle à leur expression en termes d’appétitions (Principes de la philosophie ou Monadologie) dans la mesure même où la science qui explique par les causes finales est toujours disponible pour doubler une explication en termes de causes efficientes, ainsi que le développait le Discours de métaphysique (§XXI) ; et cette dualité est générale pour la science de la nature, elle ne concerne pas une région ontologique particulière telle que le vivant, même si la pertinence du recours aux causes finales varie en degré selon la région expliquée. En particulier, le type de questions auxquelles répond le mécanisme ne recouvre pas totalement celles que traitent les causes finales : « les seules raisons mécaniques sont insuffisantes à justifier l’existence des corps organiques »30 - car les causes finales fondent les principes du mécanisme selon Leibniz.

Cet écart dans la position par rapport au mécanisme nous amène à la différence de termes entre Leibniz et Stahl, celui-ci parlant régulièrement d’organisme et celui-là n’employant « organisme » qu’avec les lettres à Lady Masham à partir de 1704, puis bien sûr dans l’échange avec Stahl. « Organisme » et « mécanisme » chez Stahl nomment deux régions de l’être. Leibniz, lui, ne dit quasiment pas « organisme » mais « être organisé » ou « corps organisé » ou « machine organique », parce que l’organisation est un concept univoque, valable pour les 28 Sur la fin du mécanisme on pourra lire entre autres Brockliss (2006). Sur le mécanisme de Boerhaave, qui fut l’un des plus élaborés, cf. Lindboom (1968).29 "Je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance..trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, c’est-à-dire dans la grandeur figure et mouvement, mais qu’il faut nécessairement y reconnaître quelque chose qui ait du rapport aux âmes, et qu’on appelle communément forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phénomènes, non plus que l’âme des bêtes, si elles en ont." (Discours de métaphysique, §12). Pour Leibniz, les corps ne sont pas forcément par eux-mêmes des substances car il leur manque l’unité qui seule fait la substance (un tas de pierre n’est pas une substance), qui est l’entéléchie et n’est pas par elle-même corporelle. Le corps des organismes semble alors ontologiquement dépendant, par rapport à l’âme qui le fait substance.  La considération suivante donne une idée de la complexité du problème des machines organiques en tant qu’on veut les considérer comme des substances uniques : "Si on prend la masse pour un agrégat contenant plusieurs substances, on pourra cependant concevoir en elle une substance une prééminente, c’est-à-dire quelque chose d’animé par une entéléchie première. En outre dans la Monade ou substance simple complète, je ne conjoins à l’Entéléchie que la force passive primitive rapportée à toute la masse du corps organique, dont les autres monades subordonnées placées dans les organes ne constituent pas des parties mais qui cependant lui sont immédiatement requises, et concourent avec la Monade première à la substance corporelle organique, qu’elle soit animal ou plante. Je distingue donc : (1) l’Entéléchie primitive ou âme; (2) la Matière au sens de première ou puissance passive primitive, (3) la Monade complétée par ces deux-là; (4) la Masse ou matière seconde, c’est-à-dire la Machine organique, à laquelle concourent d’innombrables Monades subordonnées; (5) l’Animal ou substance corporelle, que la Monade dominante dans la Machine rend Une." (lettre à de Volder, 1703, Gerhardt Philosophischen Schriften, II, p.252, tr. M. Fichant, Gallimard, 2004). Leibniz traitera ce problème difficile jusque dans les tardives lettres à des Bosses - qui dépassent le cadre de cette présentation - textes dans lequel il considère que le lien lui-même qui lie les parties de l’organisme se comporte comme une substance (théorie dite du vinculum substantiale).30 « Considérations sur les principes de vie et les natures plastiques », Gerhardt Philosophische Schriften, VI, pp. 543-544. On pourra aussi consulter les inédits reproduits dans Pasini (1996) : "Machina animalis" (1677), "De scribendis novis medicinae elementis" et "Corpus hominis et uniuscujusque animalis machina est quaedam (1680-82).

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êtres bruts ou artificiels comme pour les êtres vivants. L’organisation peut même, comme telle et sans recourir à un autre jeu de lois, rendre raison des prestations du vivant. Quel besoin alors d’instaurer un genre d’être spécial qu’on appellerait « organisme » ? L’enjeu terminologique s’illustre lorsque Leibniz va considérer, après Stahl, la puissance de se développer et de se propager, qui à première vue singularise les vivants dans l’ensemble de la Création. Alors que Stahl y voit l’effet de la vie comme puissance de protéger le corps contre sa disposition naturelle à la mort31, Leibniz pense, lui, cette « force végétative » du vivant comme le résultat de la structure même de la machine, « même si l’âme y contribue.» Ainsi pour lui l’âme ne crée pas par elle-même la vie, celle-ci n’est pas possible sans une certaine singularité de structure du corps vivant, que l’on appellera organisation. Cette organisation, infiniment complexe, permet des phénomènes qui peuvent s’interpréter, sur le registre des causes finales, en termes d’appétition et de perception. La capacité perceptive des vivants – ces vivants qui sont par définition faits eux-mêmes de monades perceptives32 - peut ainsi correspondre à l’infinie complexité du monde33.

LES ENJEUX FONDAMENTAUX DE LA CONTROVERSE.

Dans ces conditions, l’ensemble de la controverse tourne autour de deux principales critiques, posées dans les premières remarques de Leibniz, et développées dans les réponses de Stahl et la seconde manche de la discussion (non reproduite ici) – critiques qui mettent en jeu la possibilité même de placer la différence entre vivant et mort au fondement d’un savoir médical et physiologique34.

a. La première objection est que l’opposition stahlienne du mécanique et de l’organique ne laisse pas de place à des lois uniformes de la nature. Cette objection vise au fond le rejet stahlien du mécanisme épistémologique. La position stahlienne, pour Leibniz, conclut trop vite des apparences contraires au mécanisme, à une légalité opposée au mécanisme. Au contraire, le leibnizisme verrait ces apparences comme le signe d’une plus grande sophistication des lois universelles de la nature. L’image du §15 des Animadversiones est à cet égard décisive : « quant au fait que la vie se conserve en expulsant les choses étrangères, en retenant les choses qui lui sont propres, cela n’exclut pas plus le Mécanisme que le fait que la flamme qui attire l’air, chasse la fumée. On conclurait seulement cela : plus cette machine animée fait preuve d’excellence, plus l’art d’une structure divine est visible ». Leibniz insiste donc au §26 des Animadversiones sur la différence entre sa théorie, revendiquant une intelligibilité univoque de la nature, et le système stahlien qui confine alors au miracle continu: «  À la question posée p. 153, de savoir ce que l’on doit donc attribuer à l’âme sous l’administration des actions vitales organiques, on répondra que, d’après mon système de l’harmonie préétablie, on doit tout lui attribuer si on considère la soumission du corps comme venant d’un accord : mais on ne doit rien lui attribuer, si elle lui commande quelque chose à quoi il résiste. ». Autrement dit, la logique de l’âme explique certes tout, à condition que tout soit déjà explicable par la physique des corps. Quand tous deux semblent entrer en conflit, comme lorsque l’on attribue à l’âme un désir impossible, c’est que les explications se sont quelque part fourvoyées. On est ici bien loin de Stahl qui voyait le conflit de l’âme et du purement matériel comme la marque même de la vie.

Or du point de vue de Stahl, la critique de Leibniz n’est pas fondée : le corps vivant, animé par l’âme, possède un mouvement rationnel et proportionné; il peut bien sûr devenir la proie de mouvements désordonnés, mais alors ceux-ci ressortissent aux lois de la nature physico-chimique (à moins qu’ils ne renvoient au registre des perversions de l’âme). En ce sens, on peut dire que le corps vivant stahlien est le lieu d’articulation de deux registres de légalité (et même de trois, si l’on considère le corps humain soumis à la légalité et à la perversion possible de son esprit).

b. Un autre ensemble de critiques peut se regrouper sous une objection générale et métaphysique: Stahl méconnaîtrait l’incommunicabilité essentielle des substances, qui exige l’harmonie préétablie pour être pensée35 (car pour Leibniz une substance, en tant qu’elle est « sans portes ni fenêtres » – comme dit la formule célèbre de la Monadologie –, ne peut agir sur une autre et seule l’harmonie préétablie, qui, accordant les actions des unes au pâtir des autres, rend compte de leurs apparentes interactions). L’âme et le corps, métaphysiquement compris, déploient selon leur logique propre leurs attributs ; le fait qu’ils soient réglés de la même manière l’un comme l’autre explique que l’âme semble commander au corps. « Les mouvements vitaux s’accordent exactement aux appétits de l’âme (mais troublés par leur multitude infinie et éloignés de notre attention), comme s’ils leur obéissaient. Et inversement si la Machine ne tendait pas par elle-même à aller là où l’appétit se porte, elle n’obéirait pas à l’appétit » (Animadversiones, §20, infra)

31 Animadversiones..., §932 Entre autres occurrences : « la vie est principe perceptif » (la lettre à Wagner du 4 juin 1710), "la vie c’est la perception et l’appétit" (à Des Maizeaux), et l’être vivant « est doué de perception et puisqu’il n’y a pas de perception sans organes, tout est plein de corps organiques » (à Hartsoecker, 7 décembre 1711). La perception doit être entendue bien sûr au sens de Leibniz, soit comme une covariation réglée.33 On trouvera de nombreuses formules en ce sens par exemple dans la lettre à de Volder du 20 juin 1703 (Gerhardt Philosophischen Schriften, II, p.252).34 Pour une lecture centrée sur les différences dans la conception de l’âme cf. Hoffmann (1991b).35 « Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des finales, sont harmoniques entre eux. » (Monadologie, §79).

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En ce sens, si Stahl fait de l’âme et du corps deux substances ontologiquement distinctes, et si elles agissent l’une sur l’autre sans toutefois que les effets de l’une soient corrélés dès le départ à ce à quoi l’autre est disposée, n’importe quoi devient possible. L’âme pourrait alors vouloir l’impossible, commander des actions physiquement impossibles au corps – telle est la démonstration du §21, qui se conclut ainsi: « aucun obstacle pour l’âme ne pourrait venir du corps ». C’est une objection fondamentale, si bien que Stahl y répond très longuement. En substance, la réponse est dans l’idée de proportion. La raison connaissante de l’âme va avoir pour objet des proportions, et, puisque ses trois opérations (comprendre, mouvoir, imaginer) sont unies, la volonté va respecter les proportions dans la « constitution » du corps : c’est ce qui explique « l’harmonie » des fins de l’âme avec les moyens du corps, que Leibniz interprétait par l’harmonie préétablie.  « L’âme à volonté rationnelle est absolument liée aux proportions du corps, et nécessairement, comme il est évident, elle aura des proportions communes avec le corps »36

Plus généralement, ici encore la critique leibnizienne méconnaît une différence radicale de présupposés. Dans la mesure où Stahl n’admet pas le concept leibnizien de substance et qu’il le remplace par un lexique du patient et de l’agent, cette seconde objection, métaphysique, tombe en quelque sorte à faux. Fondamentalement, Stahl pense que la substance corporelle est passive, alors que Leibniz conçoit l’activité comme appartenant à l’essence de la substance; d’où, ici une harmonie, là une imbrication agent-patient37. Cette imbrication fait que l’âme est « finie », selon Stahl, et imite en quelque sorte sa portée. Plus généralement, l’alignement des intérêts de l’âme et du corps, centrés sur la conservation du corps comme on a vu, expliciterait ce dont rend compte pour Leibniz une sorte d’harmonie faite de la traductibilité mutuelle de deux niveaux d’intelligibilité distincts38.

CONCLUSION

La controverse Leibniz-Stahl, dont nous ne présentons ici qu’un aspect limité, est passionnante en ce qu’elle révèle les problèmes métaphysiques et épistémologiques soulevés par la revendication d’une science non mécaniste du vivant. Stahl et Leibniz surent rompre avec le mécanisme tout en conservant l’exigence de modèles explicatifs compatibles avec les lois. Ils ont affirmé l’intelligibilité spécifique du vivant, l’un comme «  machine infinie » dans une différenciation en quelque sorte quantitative avec les mécanismes inertes, l’autre comme « organisme » en lutte contre l’inerte et doté d’une âme. Stahl représente la première tentative de promouvoir la différence entre la vie et la mort comme une coupure métaphysique et d’en faire, sous la forme d’un antagonisme dynamique fondé sur des considérations de chimie, la base d’une médecine et d’une physiologie autonomes et scientifiques.

On constatera que l’écart entre les deux auteurs traduit aussi la diversité de leurs intérêts spéculatifs. La sophistication de l’appareil métaphysique de Leibniz est bien supérieure aux conceptions de Stahl et, en l’occurrence, le système de l’harmonie préétablie répondrait mieux aux doutes de métaphysiciens que l’usage stahlien des notions d’agent et de patient, ou bien son idée de l’incorporéité du mouvement. La précision des analyses de Stahl en matière de médecine et de physiologie pourtant est bien plus fine que celle de Leibniz (cf. Duchesneau 1976 ; Huneman 2008 ; King 1964). L’absence de présupposés commun empêche toutefois une résolution authentique de la controverse. Nous noterons pour finir que le style littéraire de Stahl est, au mieux, rébarbatif, fastidieux, inutilement ampoulé et abusivement lent, comme le lecteur des pages qui suivent s’en apercevra sans peine. Le contraste avec la justesse et la brièveté de l’expression leibnizienne joue bien sûr en faveur du penseur de Hanovre. Ces considérations littéraires ont sans doute compté pour beaucoup dans le type de réputation qu’a encouru la physiologie stahlienne : souvent citée comme un label – « l’animisme » -, rarement lue dans le texte, encore moins discutée en détail ; très peu rééditée après le XIXe siècle, ni retraduite…

II. DOCUMENT : TRADUCTION D’EXTRAITS DE LEIBNIZ ET STAHL (§12-26 ET RÉPONSES)

Texte de Leibniz39

§12 C’est à juste titre que notre Illustre auteur dit p. 70 que, jusqu’à présent, la Chimie semble plus éloignée que l’Anatomie des objectifs du médecin; cependant je préférerais dire qu’elle n’en est tout de même pas trop éloignée. En effet, même si différents acides, alcalis et huiles produisent des effets très différents, ils ont pourtant également beaucoup de points communs, et l’observation montre la voie aux points qui sont les plus proches les uns des autres. Il est certain que les changements à l’œuvre chez les Animaux diffèrent beaucoup des changements à l’œuvre dans les Végétaux; et peut-être n’y a-t-il rien dans notre corps qui corresponde à la 36 Responsiones..., §21, p.84; cf. aussi p.10437 Leibniz a certes une conception de l’activité et de la passivité, mais qui ne recoupe pas le dualisme agent-patient de Stahl  ; la distinction leibnizienne de l’actif et du passif passe aussi bien à travers les substances corporelles elles-mêmes: ce qui fait la différence entre passivité et activité c’est la plus ou moins grande confusion ou clarté de la « perception ».38 Sur ce point cf. aussi Serres (1977).39 Nous ne rédigeons ici que le minimum de notes pour éclairer l’argumentation leibnizienne ; pour un appareil critique plus approfondi le lecteur se reportera bien sûr à l’édition de Sarah Carvallo.

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fermentation proprement dite, qui permet aux végétaux de fournir l’esprit ardent et par suite l’acide; il y a cependant pour ainsi dire une certaine chimie, propre aux êtres animés, et les changements qui se produisent dans les humeurs des animaux ont tout autant trait à la Chimie que ceux qui se produisent dans les fluides des végétaux40. Mieux, tous les corps sont concernés par la Chimie, puisqu’ils sont traités sous l’aspect des opérations physiques, qui consistent en un processus insensible, non pas en tant que structure, mais en tant que masse.

§13 Cependant même si p. 71, on oppose qu’il n’est pas du tout évident de savoir à partir de la Chimie, comment les affections de l’âme produisent une telle commotion du corps; j’estimerais cependant que d’après la Chimie elle-même, on a raison de penser, qu’il y a au fond du corps des explosions semblables à des feux. On peut dire ainsi que notre corps est non seulement une machine hydraulico-pneumatique, mais aussi un réchaud?41.

§14 Le fait (comme on l’a remarqué au même endroit) que notre corps soit altéré par des aliments ingérés si variés, mais moins qu’on ne l’attendrait, semble avoir pour cause cette très violente trituration des aliments ingérés, tandis que, par le moyen des vaisseaux sanguins, les aliments ingérés se meuvent de façon circulaire dans le corps très souvent et à très grande vitesse. Si bien qu’il arrive qu’il en reste moins par leurs propres opérations, excepté s’ils relèvent de forces exceptionnelles.

§15 Il est nié p. 75 que l’entièreté du mouvement animé dépende de la juste proportion de la matière et des organes; étant donné que dans le cas des affections de l’âme, il est établi que les mouvements sont excités, arrêtés et détournés de la voie droite42. Mais cela revient à supposer qu’il n’y a aucun mouvement intérieur des corps ténus qui corresponde aux affections de l’âme. Et on fait peu de cas - ce qui est souvent ignoré - (voir p. 76), de savoir quelles corruptions de la matière fournissent une occasion aux maladies et aux symptômes. L’argument pour écarter cette chose de notre ignorance a une force très faible. Et quant au fait que la vie se conserve en expulsant les choses étrangères, en retenant les choses qui lui sont propres, cela n’exclut pas plus le Mécanisme que le fait que la flamme qui attire l’air, chasse la fumée. On conclurait seulement cela : plus cette machine animée fait preuve d’excellence, plus l’art d’une structure divine est visible43.

§16 Or, quoique l’appétit ou l’aversion de l’âme (même sans s’en rendre compte) se joignent aux efforts du corps qui attire quelque chose ou le repousse (ce que notre Illustre auteur appelle Choix p. 78) ce n’est pas pour autant qu’il nous faut penser que l’appétit seul exécuterait quelque chose, excepté si les mouvements précédant l’appétit s’y joignent44.

§17 L’Illustre auteur dit (p. 85) que le fond du mal (concernant la doctrine des mélanges) relève de la spéculation d’Aristote et de la divisibilité mathématique des corps à l’infini. Si cette chose, dit-il, est convenablement estimée, elle est la première aberration, la véritable première erreur. Je me demande comment cet homme Illustre a pu en venir à de telles réflexions. Le Mathématique ne se distingue pas ici du Physique, si ce n’est comme l’Abstrait par l’esprit se distingue du concret par les choses. Ceux qui abstraient par l’esprit

40 L’argument de Leibniz, ici, porte fondamentalement sur l’univocité des lois de la nature ; même si il accorde à Stahl que la fermentation n’existe pas chez les animaux, il reste que d’autres processus chimiques responsables d’autres produits, y ont lieu, de telle sorte que la chimie en général reste pertinente pour tous les corps. Cf. aussi Carvallo (2004), n.27-28.41 Leibniz superpose deux modèles mécanistes du corps, celui de la machine hydraulique et celui, îatrochimiste, de la combustion. Il reprend au fond une remarque de Descartes, elle aussi au sujet de l’universalité du mécanisme, qui disait que dans le corps humain brûle un même feu que dans un poêle : "Ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que ne font les mouvements d’une horloge ou d’un automate (...) en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés" ( Traité de l’homme, in fine; AT XI, 202). L’essentiel est l’absence de solution de continuité entre l’explication chimique des réactions dans les corps inertes, et l’explication des processus organiques ; le choix des modèles (combustion, machine hydraulique, etc.) est secondaire par rapport à l’affirmation de l’universalité des lois de la nature. Pour le détail, cf. Carvallo (2004), 33. Notons qu’on trouve dès le début de 1680, un texte de Leibniz qui utilise le terme de "machine hydraulico-pneumatico-pyrobolique" pour désigner le corps humain (texte cité par Pasini (1996) et par Fichant (2003)). Or entre cette première occurrence et celle de la controverse avec Stahl, le statut et la fonction de la machine pour désigner le corps humain a changé : pour les textes de 1677-80, Fichant (2003) écrit : "dans ces [...] exposés, Leibniz se situe sur le plan d’une science des phénomènes du corps humain ou  animal, faisant intégralement droit à l’exigence d’une explication mécaniste. Le corps est en cela considéré, dans l’agencement des moyens physiques réalisant une fin déterminée d’un point de vue strictement fonctionnel" ; or dans les textes des années 1690 et en particulier pour le Système nouveau, "il s’agit maintenant d’une caractérisation ontologique et structurelle de ces sortes de machines (les machines de la nature), destinée à rendre compte de ce qui peut donner à un corps une réalité de substance".42 Leibniz conteste ici l’idée stahlienne que les mouvements du corps s’expliquent par les inclinations de l’âme et que parfois, l’âme étant pervertie, ces mouvements quittent donc la proportion juste qui serait commandée par leur nature corporelle. Sur ce point voir par exemple Hoffmann (1991). Dans la mesure où l’âme humaine est comme on sait « sujette à de si nombreux et de si profonds écarts », cela peut entraîner un fonctionnement du corps qui s’éloigne de la juste proportion des mouvements (sécrétions, excrétions, etc.) requise pour la santé (TMV, I, II, VI, p.339).43 Sur cette image voir supra, présentation.44 L’harmonie préétablie seule, expliquant métaphysiquement l’accord de l’âme et du corps alors même que les substances ne communiquent pas, peut rendre compte de l’apparente conduite du corps par l’âme. Ce qui implique que pour tout phénomène vital, une série de causes efficientes est à elle seule toujours explicative – autant qu’une série de causes finales. Leibniz prend l’évident contrepied de Stahl, qui oppose métaphysiquement les deux.

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n’apportent pas quelque chose de faux, mais ils distinguent quelque chose de vrai, parce qu’il n’est pas possible de considérer toutes les choses en même temps, et bien plus ce n’est pas important. Il est nécessaire que toute partie d’une chose étendue soit étendue, ce qui est le plus manifeste sur une ligne droite où la partie est semblable au tout : c’est pourquoi la Partie en retour a des parties. Il apparaît assez qu’Aristote ne fut pas l’auteur de cette doctrine.

D’ailleurs cette division n’a pas seulement lieu dans la Géométrie, mais aussi en Physique, un corps n’est pas seulement divisible à l’infini, mais il est aussi divisé en acte; si bien qu’il n’y a aucune partie de la matière en laquelle il ne serait possible de remarquer beaucoup de variétés, si la subtilité de nos sens n’était pas égale choses45. Qui ne remarque pas cela ne s’élève guère à l’inimaginable majesté de la nature.

On a raison de remarquer qu’est faux ce dont les Aristotéliciens sont couramment persuadés, à savoir qu’une partie du mélange, aussi petite qu’on veuille, puisse être mêlée de la même façon que le tout. Assurément il n’est pas nécessaire (et surtout il n’est pas intelligible) une fois qu’on a jeté du sel dans l’eau, que ses parties soient transformées en un corps aqueux-salin, mais il suffit qu’elles soient éparpillées dans l’eau.

§18 Sans aucun doute, ce que l’Homme très savant considère au sujet de l’analyse des corps animés, p. 95 et suivantes, est remarquable, moment où il en vient avec raison à une certaine Chimie. Je voudrais cependant que soit un jour expliquée avec un peu plus de soin la nature de la viscosité animale qui a ceci de singulier que bien que l’humidité ne s’échappe pas, elle se durcit à la chaleur, comme nous le voyons dans les œufs. Il est également digne d’être raconté que les sels volatils règnent beaucoup plus dans les êtres animés que dans les plantes.

§19 J’admettrais volontiers que les affections de l’âme s’accordent avec les affections du corps, même là où on s’y attendrait le moins, et je ne voudrais pas nier tout à fait que la légèreté de l’esprit humain apporte quelque chose à la fréquence des maladies de l’homme eu égard à celles des bêtes brutes. L’Illustre Auteur explique la chose ingénieusement p. 107, à savoir que, de même qu’en agissant les hommes sont moins constants que les animaux, de même, la nature humaine aussi est moins constante et vigilante à détourner les maux; et dans la gangrène (plus propre aux hommes), du fait du sentiment de peur, elle oublie de protéger la partie atteinte. Et nous voyons bien que les hommes sont plus exposés que les animaux au vertige résultant de la crainte. D’ailleurs partout l’instinct est recouvert par la raison. De là, les animaux distinguent mieux que nous les aliments qui leur sont utiles de ceux qui leur sont nuisibles. Cependant je ne voudrais pas trop accorder aux conjectures de ce genre, quoique ingénieuses. Nous voyons en effet, fréquemment des hommes à l’esprit léger se porter mieux et mieux résister aux maladies que des hommes avisés, et, en la matière, l’enchaînement des causes est tout à fait considérable46.

§20 Il semble incroyable à notre Illustre Auteur (p. 130) que les mouvements venant du registre vital, tant sains que malades, ne soient pas au pouvoir de l’âme. Il y aura au contraire (je crois) un assez grand nombre de personnes à qui il semblera incroyable que le pouvoir de l’âme s’étende jusque là. Il y a beaucoup de vérité de part et d’autre : les mouvements vitaux s’accordent exactement aux appétits de l’âme (mais troublés par leur multitude infinie et éloignés de notre attention), comme s’ils leur obéissaient. Et inversement si la Machine ne tendait pas par elle-même à aller là où l’appétit se porte, elle n’obéirait pas à l’appétit47.

§21 Et si l’âme avait sur la machine un pouvoir tel qu’elle puisse lui ordonner quelque chose que la machine ne ferait pas spontanément, il n’y aurait dès lors plus aucune raison pour que l’âme ne puisse lui ordonner quoique ce soit, puisqu’il n’y a aucune proportion entre le corps et l’âme, et qu’aucune raison ne peut être trouvée pour que le pouvoir de l’âme soit contenu à l’intérieur de forces déterminées. Ainsi si nous sautions par la force de l’âme et non plus par le pouvoir d’un fluide exerçant une poussée à l’extérieur, il n’y aurait aucune raison pour que nous ne puissions sauter à une hauteur de n’importe quelle grandeur; au contraire, aucun obstacle pour l’âme ne pourrait venir du corps, et dès lors la Nature (c’est-à-dire l’âme selon notre illustre Auteur) serait le médecin le plus efficace de tous les maux, et ne manquerait jamais son but48.

45 L’infinie divisibilité en acte est, on sait, un élément de la métaphysique leibnizienne. Pour ces questions, elle est essentielle car Leibniz pense l’organisme comme une organisation infinie, au sens où chaque partie est elle-même infiniment divisée en partie fonctionnelles. Cf. aussi Carvallo (2004), n.45. Cela la distingue d’une machine artificielle, et cela lui permet de rendre compte de l’impossibilité du paradigme machinique alors classique (cartésien, boerhaavien, iatromécaniste) à rendre compte des phénomènes vitaux – ce pour quoi Stahl en appelle à une âme incorporelle et une opposition ontologique entre mécanisme et organisme -, alors même qu’épistémologiquement le mécanisme demeure incontestable et universel. Cela requiert bien entendu une infinie divisibilité en acte de l’espace. Cf. Dumas (1976), Serres (1977), Duchesneau (2000), Huneman (2005).46 Même considération que §15, mais la critique de Leibniz porte ici sur la véracité empirique de la doctrine stahlienne des âmes pervertissant les corps (si on suit Stahl, les hommes sages devraient bénéficier de la meilleure santé); voir supra note 3.47 Voir §16, et supra, présentation. 48 Encore une fois, Leibniz reproche à Stahl de ne pouvoir rendre compte du caractère réglé de la communication entre le corps et l’âme, puisque le pouvoir de l’âme sur le corps ne correspond pas nécessairement aux régularités intrinsèques du corps. Une conséquence paradoxale qu’il fait valoir ici serait que l’âme pourrait régir et guérir le corps par sa seule volonté, ce qui rendrait la médecine – le but ultime de Stahl lui-même - inutile.

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§22a Il est indiqué p. 133 que la solidité impénétrable ne peut être maintenue avec la divisibilité à l’infini. Mais je ne vois pas ce que la divisibilité fait, ou en quoi elle nuit, quand il est question de l’impénétrabilité. Qu’un corps soit divisible ou qu’il soit indivisible, il n’admettra pas d’autre corps là où il se trouve, sauf s’il part de là.

§22b Je ne dirais pas que tout acte est mouvement (à savoir mouvement local) 49 : les actions internes des âmes sont dans une substance qui est dépourvue de parties. Pour ne rien dire maintenant des actions immanentes de Dieu.

Je ne pense pas que les médecins soient à blâmer (comme notre auteur le fait p. 137), mais plutôt à louer d’avoir examiné ce que le sel de ce genre pouvait sur le corps, après avoir remarqué l’efficacité du sel volatil d’urine pour empêcher la coagulation du sang extravasé. Et bien qu’une si grande quantité ne doive pas être admise dans le corps, il n’était pas aisé de le penser, ni besoin, puisque d’autres aides se rencontrent à l’intérieur. Et bien que tout succès ait été absent, ils auraient cependant agi correctement et régulièrement si du moins ils avaient pris garde, en avançant seulement par degré, de ne pas conduire des expériences qui causent la mort, et de ne pas apprendre des choses au détriment des malades.

§24 Je ne comprends pas de quel droit il est dit p. 140 que les altérants sont un oiseau rare sur Terre et que les évacuations sont presque les seules à devoir être recommandées par rapport à eux; alors que, pourtant, l’écorce péruvienne et d’autres choses de ce genre sont utiles sans évacuation sensible. Assurément, ces évacuations font peut-être cela en agissant davantage sur l’esprit que sur les humeurs, et je ne sais pas si cela pourrait être dit aussi de l’effet de l’Opium. Que sont les poisons si ce n’est des altérants efficaces? Et il n’est pas rare que le poison diffère par le seul dosage du médicament50. Et nous savons que l’Arsenic a été pour quelques uns classé parmi les fébrifuges - certes dangereux - secrets : il a peut-être été efficace à cause de la peur d’un mal plus grand inspiré à la nature. J’estimerais pourtant encore qu’une certaine réforme des humeurs est donnée, quoique la plupart du temps celle-ci soit moins visible. La cure qui se fait à base de lait, est identique à celle qui se fait par des décoctions de bois ou par d’autres soins de ce genre, par lesquels la constitution des humeurs est changée. Bien plus, j’estime que les purgations sont plus souvent utiles, non parce qu’elles rendent par évacuation, mais parce qu’elles altèrent, comme les vomitifs servent dans l’apoplexie. C’est pourquoi je dirais que les altérants sont doubles : les uns plutôt pour les affections aigues qui agissent sur les esprits, les autres pour les affections chroniques, qui agissent sur les humeurs. La plupart du temps les bons évacuants ne se distinguent pas des mauvais; ils sont cependant utiles en altérant , même lorsqu’ils ne sont pas utiles en rendant par évacuation. Il est pourtant indéniable que la chose se pratique souvent.

§25 Je pensais qu’il n’était pas dit de façon stupide que les choses qui doivent être évacuées sont un peu désagréables dans les lieux où elles sont rassemblées et qu’ainsi les organes excréteurs sont stimulés pour les chasser51. C’est pourquoi je ne saisis pas tout à fait comment cette position semble être rejetée p. 148.

Ce qui est concédé p. 151, à savoir que la matière fautive est disposée aux excrétions, semble être un genre d’altération.

§26 À la question posée p. 153, de savoir ce que l’on doit donc attribuer à l’âme sous l’administration des actions vitales organiques, on répondra que, d’après mon système de l’harmonie préétablie, on doit tout lui

49 L’un des principes de Stahl est que le mouvement lui-même est incorporel ; en ce sens, il est déjà de l’ordre de la substance incorporelle donc pensante, ce qui permet de concevoir une action de l’âme sur le corps. Leibniz, qui ne pourrait accepter cette doctrine, conteste ici l’assimilation ente action de l’âme et mouvements du corps, dans la mesure où les premières ne sont jamais localisées comme telles – mais requièrent néanmoins un situs -, et donc ne peuvent être divisées. Entre autres affirmations de même sens  : "Même si les monades ne sont pas des choses étendues, il y a dans l’extension, une certaine sorte de position (situs) c’est-à-dire qu’elles ont une certaine relation ordonnée de coexistence, par l’intermédiaire assurément de la Machine qu’elles gouvernent. Et je pense qu’aucune substance finie n’existe séparée de tout corps, ni ainsi ne manque d’une position ou d’un ordre conformément aux autres choses coexistantes de l’univers. Les choses étendues en enveloppent en elles-mêmes plusieurs dotées d’une position, mais qui sont simples, même si elles n’ont pas d’étendue, elles doivent cependant avoir une position dans l’étendue, bien qu’il ne soit pas possible de désigner celle-ci par un point comme dans les phénomènes incomplets." (lettre à De Volder, 1703, op.cit.) Yvon Belaval commente : "Si l’âme est inétendue (...) il faut que son union avec un corps étendu se fasse par un intermédiaire qui soit à la fois inétendu et de l’étendue. Ce ne peut être que le point. Il relève de  l’étendue et pourtant il est d’un autre ordre puisqu’on ne peut l’additionner pour composer l’étendue. L’âme est donc située en un point qui est son point de vue, par quoi l’on doit comprendre : elle a son POINT de vue (comme la forme a sa matière) et il est son point de VUE, puisqu’elle est percevante." (Belaval (1993)) En bref, donc, l’âme, par son union avec un corps, acquiert ainsi un situs, ou point de vue, qui garantit sa possibilité de percevoir l’univers et individue cette perception.50 Le rappel de ce point bien connu des apothicaires vise à décrédibiliser encore le dualisme de Stahl, pour lequel ce qui entretient la vie et ce qui mène à la mort dans le corps relèvent de principes métaphysiquement différents.51 Sécrétion et excrétions représentent pour Stahl l’exemple le plus développé du modus operandi de l’âme, et un argument majeur contre le mécanisme chimique ordinaire étendu aux organismes. Il écrit dans un des passages de la Theoria Medica vera visé par ce texte : «La vie est procurée par le moyen du mouvement circulatoire des humeurs : mais un tel mouvement circulatoire n’est pas la vie, mais plutôt un instrument de la vie, et un instrument éloigné. De manière proche la vie se perpétue par d’incessantes sécrétions et des excrétions convenables des matières non seulement inutiles mais encore nuisibles : néanmoins ce n’est pas pour cela que ces excrétions et sécrétions constituent la vie; mais seulement à dire vrai ultime et plus grand immédiat instrument de la vie, pour éliminer ce qui est étranger, afin de garder ce qui est propre et pertinent pour le corps. » (« De alienis… », §XXXVI, TMV, p.61) Cf. Duchesneau (1976) sur ce point. Ici, Leibniz indique au contraire qu’un seul mécanisme local de stimulation-éjection est suffisant pour rendre compte de l’excrétion, un mécanisme dont au fond on doit pouvoir trouver des exemples dans la nature chimique ordinaire.

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attribuer si on considère la soumission du corps comme venant d’un accord : mais on ne doit rien lui attribuer, si elle lui commande quelque chose à quoi il résiste. Ce serait un certain genre de prodige, si l’âme produisait sur le corps quelque chose contre sa nature. Cela n’est le propre que de Dieu seul, de pouvoir introduire un certain élément dans les choses contre leurs lois52.

Réponses de Stahl à Leibniz. (Extrait)

À propos du douzième doute, il est difficile d’expliquer pour quelles raisons et selon quelles considérations, il [Leibniz] se déclare opposé à mon assertion. [...] Il aurait assurément fallu qu’il récuse quelqu’une de ces propositions. Par exemple, est-il véritablement certain que la Chimie n’ait jusque là guère progressé. Si cela s’avère exact, il serait absurde, en effet, d’avoir recours à elle comme clef de toutes les autres sciences. Cependant si les causes des changements morbides sont beaucoup plus faciles, nombreuses et accessibles, il serait tout à fait vain d’imaginer et de recourir à des causes très éloignées, peu fréquentes et inaccessibles. Enfin, si ces propriétés-là (causes d’ordinaire attribuées à des analogies chimiques ne peuvent s’accorder avec la vérité d’une méthode vitale appropriée aux sécrétions et aux excrétions, qui donc consacrera son étude et ses soins à les maintenir pour ainsi dire en sa possession?

Puisque aucune de mes raisons n’a jusqu’à présent été renversée, mais que chacune d’entre elles demeure intacte, elles sont malgré tout des arguments et même bien plus des preuves pour confirmer mon assertion selon laquelle la Chimie n’est que de peu d’usage pour la Médecine. Cette justification me délivrera totalement dans la mesure où l’objection [de Leibniz] ne porte pas sur ma thèse.

Car les raisons alléguées sont des moyens termes : ma proposition est elle-même la conclusion: c’est pour cela que, tant que les raisons n’ont pas été renversées, nier la conclusion ne constitue pas une preuve véritable.

Mon assertion demeure donc tout à fait inébranlable aussi longtemps que les raisons spéciales de l’affirmer n’auront pas été renversées. [...]

Je reconnais moi-même dans ce texte la présence de l’amour et dela considération pour la Chimie, mais je n’y perçois encore ni l’expérience, ni la raison chimique.

Qui attend des changements semblables dans des matières dissemblables telles qu’elles le sont dans les règnes animal et végétal53 ?

Mais qu’il n’y ait rien dans le corps vivant qui corresponde à la fermentation proprement dite par quoi les végétaux sont disposés à produire de l’esprit ardent et puis même de l’acide54 : cela n’est ni pratique ni théorique.

Pour le premier point [selon lequel ce n’est pas théorique ] : dans la mesure où il n’y a aucune raison d’attendre du règne animal la production de choses telles qu’elles ne se trouvent pas matériellement en lui.

Pour le second point [selon lequel ce n’est pas pratique] : dans la mesure où, en tout état de cause, il peut se trouver dans le corps animal absolument le même acte par lequel, grâce à une matière congruente qui est bien plus abondante dans le règne végétal, sont produits aussi bien de l’Esprit ardent que de l’acide.

Cependant comme par un acte identique de ce genre, on ne trouve pas dans le règne animal d’esprit ardent etc., mais plutôt du sel volatil, ce qui, de son côté ne se produit pas dans le règne végétal (en tout cas par un même acte) ce n’est pas l’acte, mais la matière étendue qui est en défaut55.

Là où assurément encore, dans le règne végétal lui-même, par un seul et même acte de fermentation, on retire difficilement de la paille, du marc de raisin, du bois et des sarments de vigne ce que l’on retire en abondance du froment et du jus de raisin, etc.

52 Cf. supra présentation.53 L’enjeu, ici, est la négation de l’utilité de la chimie pour comprendre les phénomènes physiologiques. Stahl fait une distinction fondamentale entre animaux et végétaux, et la physiologie ne concerne que les premiers. Dans sa doctrine, la chimie est sans cesse neutralisée et différée dans les animaux par leur vie même ; elle ne concerne que le mort. Les végétaux, eux, sont bien le siège de processus chimiques, visibles en particulier dans les opérations de distillation etc. Mais Stahl conteste l’affirmation de Leibniz (§12) selon laquelle il n’y a pas de fermentation chez les animaux, tandis que d’autres processus chimiques y sont importants  : inversement, il soutient qu’il y a bien de la fermentation chez les animaux mais que ces processus sont peu importants, de sorte que la chimie est de peu d’intérêt pour la médecine.54 C’est l’affirmation de Leibniz §12.55 Le raisonnement ici semble le suivant : Stahl tient, contre Leibniz, que la fermentation est un processus chimique qui existe chez les animaux comme chez les végétaux, un processus généralisé, dont les degrés sont toutefois divers, et en particulier dont le degré chez l’animal est faible. Parce qu’il est faible, il peut soutenir que la chimie n’est pas pertinente pour la médecine  ; mais parce qu’il existe, il peut aussi soutenir que les mouvements et processus chimiques tels que la fermentation sont contrecarrés par l’âme du vivant plutôt qu’inexistants. La démonstration repose alors sur la différence entre l’« acte » lui-même – la fermentation – et la matière sur laquelle joue l’acte. L’acte existe bien chez les animaux, mais la matière étant faible, le processus de fermentation lui-même est assez limité. La comparaison qui suit, entre fermentation dans deux classes d’êtres végétaux, vient exemplifier ceci que la fermentation peut avoir des résultats très différents ; la différence, censée connue, dans le cas de ces différents êtres végétaux, donne de la crédibilité à l’idée que la fermentation a des degrés différents chez le végétal en général et chez l’animal en général.

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On peut dire encore qu’il y a dans les animaux une chimie qui leur est propre et que les changements se produisent dans les humeurs des animaux n’appartiennent pas moins à la Chimie que ceux qui ont lieu dans les humeurs des végétaux. [...] Car peut-être que toutes ces choses pourraient être ramenées à une considération physique, mais que, de là, elles aient un lien avec la médecine elle-même, ce serait une nouvelle question, mais en tout état de cause, c’est de la médecine dont il devrait être principalement question ici. Et, en ce lieu, la conclusion du paragraphe en vient en général à dire que tous les corps relèvent de la chimie : Soit. Mais, relèvent-ils aussi, réciproquement, de la médecine selon le même point de vue que les autres arts56 ?

Qu’il me soit possible de confirmer mon assertion en ajoutant que: ni les médecins, ni les chimistes, avec toutes leurs présomptions, ne sont jusqu’ici parvenus jusqu’ici à quelque chose, en tout cas pas à former un concept (pour explique] les changements, variés et aisés, qui se produisent de manière variée et aisée dans le corps (vivant) de l’homme.

J’affirme et même je maintiens qu’il y a une corruptibilité putrido-fermentative du corps humain, non seulement complète mais encore inévitable et se conservant identique à elle-même continuellement. À son sujet, la plupart des gens, même les plus instruits, n’ont jusqu’à présent admis dans leur esprit, rien de vrai, et à plus forte raison de précis et de clairloin d’en avoir eu, en particulier grâce à la chimie, une démonstration a priori.

J’ajoute que le temps et la succession des sécrétions et excrétions sont si rapides que la plupart des changements vraiment chimiques, en raison de ces actions de repousser et d’expulser, ne trouvent pas de lieu ni de temps [pour exister]57. Bien mieux, ces choses qui sont rejetées nous font plutôt comprendre ce qui est connu au sujet du changement aigre du lait : je pense qu’on aurait pu et qu’on devrait enseigner cela. [...]

13 Je voudrais envelopper d’un rideau de silence le treizième doute, à cause des difficultés qui ne devraient pas être objet de controverse entre les savants. [...]

15 Le quinzième doute se formule contre la démonstration que j’ai produite p. 75 selon laquelle toute l’intégrité du mouvement (non pas animé, comme cela a été écrit dans le texte), mais vital, ne dépend pas absolument et simplement d’une juste proportion entre la matière et les organes corporels : ni même simplement (selon les termes de l’École) a posteriori etc... De là naît un doute. [...]

C’est pourquoi je voudrais tout d’abord que me soit accordé, en général et sans restriction sur ce point, que le mouvement peut être altéré ou modifié en deux sens :

1) a priori quand le principe mouvant augmente ou réprime son énergie;2) a posteriori quand la matière elle-même selon sa disposition à la mobilité, retarde plus ou moins l’acte du

mouvement.Éclairons cela par un exemple,. Supposons que j’ai dans la main une chose légère ou lourde, que je puisse

soulever le corps léger lentement ou le déposer rapidement, et que toutes les forces étant réunies, je soulève rapidement le grave ou le laisse tomber lentement. En d’autres termes, en la matière cela se passe contrairement à toute proportion de mobilité conçue a posteriori.

Mais si, au contraire, le mouvement suit simplement la condition du sujet, selon sa proportion, le résultat qui se produira à partir de là sera tel que la condition de la matière (parmi d’autres matières environnantes) le prescrit au mouvement, qui s’adapte ou qui est impuissant à s’adapter aux intentions arbitraires du sujet58.

56 Stahl accorde à Leibniz que la médecine peut être pertinente pour tous les corps ; mais si on considère la spécificité des processus dans les humains et les animaux, la médecine n’a pas le même type de pertinence que la chimie pour ceux-ci, car elle embrasse aussi les phénomènes non-chimiques, qui sont fondamentaux.57 Stahl précise ici sa conception des phénomènes chimiques en l’organisme animal. La fermentation, et de manière général un ensemble de processus menant à la putréfaction, sont toujours présents, dus à la matière même du corps. Mais ces «  changements vraiment chimiques » se heurtent aux « sécrétions et excrétions » qui, tant que le corps est en vie, les retardent et les diffèrent de telle sorte qu’ils n’ont pas le temps d’exister. C’est à la mort de l’organisme qu’ils reprennent leur rythme proprement chimique. Ce sont exactement les mêmes processus qui causent le lait caillé, phénomène bien connu. Le lait est une sécrétion qui, à peine sortie de l’organisme, résiste encore aux phénomènes « fermentido-putrides » : mais comme il est séparé de l’animal, la fermentation en tarde pas à avoir lieu. La Theoria medica vera pouvait définir la vie ainsi : « ce phénomène de la conservation du corps et de sa mixtion ; et ainsi aussi [par lui] s’effectue sa préservation (vindicatio) contre toute corruption, par l’étranger et la matière, à laquelle il est si naturellement exposé par sa propre constitution matérielle. » (« De alienis… », §XXXVI, TMV, p.61) – cette matière étant toujours de fait parcourue par la fermentation. Sur les détails de cette théorie voir aussi Duchesneau (1976), King (1964), Hoffmann (1991).58 Stahl pensait que l’âme humaine pervertie avait pouvoir de détourner le corps du mouvement juste et proportionné qui est le sien lorsqu’il est sain. Leibniz le conteste au §15 (supra), car « cela revient à supposer qu’il n’y a aucun mouvement intérieur des corps ténus qui corresponde aux affections de l’âme » : selon sa doctrine des substances, l’âme en effet ne peut agir sur le corps que si le corps lui-même est corrélativement disposé ; de sorte qu’un phénomène organique peut légitimement être expliqué en ne se référant qu’aux séries de causes efficientes dans le corps. Stahl au contraire suppose que l’âme peut directement produire une déviation dans le mouvement du corps. La réponse de Stahl mobilise en fait le schéma agent-patient qui forme le cadre de sa conception de l’âme. L’idée générale est que le rapport entre l’un et l’autre n’est pas forcément proportionné : l’agent peut accélérer le mouvement naturel du patient, ou le freiner - c’est l’exemple du poids à soulever - et inversement, ce à quoi est disposé l’agent peut être contrarié par l’objet auquel il s’applique. «  A priori » et « a posteriori » désignent ici respectivement l’agent et le patient, le sujet qui veut porter une pierre et la pierre  ; l’âme et le corps, donc. De même, on doit comprendre que l’âme peut ainsi modifier le parcours du corps de manière disproportionnée à son état  : la condition des organes n’en est donc pas la seule condition déterminante. On notera la saveur aristotélicienne de l’argumentation.

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À partir de là, on doit prêter une attention particulière à la détermination exacte de ces paroles précises selon lesquelles l’universelle intégrité du mouvement (vital) ne dépend pas [seulement] de la condition des organes. La raison en est que les organes étant sains, le mouvement peut ne pas se produire ou se produire autrement que, en tel moment, toute inclination, tendance des organes ou de quelque manière qu’on la désigne en fin de compte, fournit quelque occasion. [...]

Ces assertions sont formulées contre la méthode ainsi que contre cette voie beaucoup plus facile pour la raison, qui a été prescrite et imprimée par Dieu à la Nature, ou âme, que tantôt elle a en sa possession et qu’elle exerce, et que tantôt elle nous montre, pour que si elle était par hasard en peine (en effet elle est souvent écrasée par l’abondance et l’impétuosité de la matière, qui dépasse la capacité de sa puissance organique) nous soyons, précisément par cette voie, en mesure de la secourir.Les textes traduits proviennent de :Leibniz, Animadversiones circa assertiones aliquas Theoriae Medicae Verae clarii Stahlii, cum ejusdem Leibnitii as Stahlianas

observationes responsionibus, Dutens, 1768, II, 2, pp.131-161.Stahl, Negotium otiosum, seu Schiamaxia adversus positiones aliquas fundamentales theoriae verae medicaea Viro quodam celeberrimo

intentata sed adversis armis conversis, Halle, Impensis orphanotrophei, 1720.

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