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SOPHIEKINSELLA

AUDREYRETROUVÉE

Traduitdel’anglais(Grande-Bretagne)parJulietteLê

Àmesenfants:chacund’euxàsamanière

m’ainspirécelivre.

OMG.Mamanestdevenuedingue.Pasdinguetoutcourt.Frappadingue.Sursonmodedinguenormal,elledit,genre:«J’ailuunarticledansleDailyMail, il fautarrêter

toutdesuitelegluten.»Etvlan,elleachètetroispainssansgluten.Immangeables.Onlesboycotte,etdesoncôtéellevaenterrerencatiminisonsandwichdansunpotdefleurs.Lasemainesuivante,lavaguedusans-glutenestpassée.

Ça,c’estsondegréhabitueldedinguerie.Maiscecoup-ci,elleadépassélesbornes.EllesetientdeboutàlafenêtredesachambrequidonnesurRosewoodClose,larueoùonhabite.

Non,pas«debout»,ceseraittropnormal.Etmamann’apasdutoutl’airnormal.Ellechancelleetsepenchedehorsavecunelueursauvagedanslesyeux.Entresesmains,enéquilibreprécairesurlereborddelafenêtre:l’ordinateurdemonfrère.D’uninstantàl’autre,ilvas’écraserencontrebas.Unordinateurd’unevaleurde700livres.

700livres!Ellequinousreprochesansarrêtdenepasavoirconsciencedelavaleurdel’argentetquirépèteconstamment:«Ilfauttravaillerdurpourgagner10livres!»oubien:«Vousnegâcheriezpastantd’électricitésic’étaitvousquipayiezlafacture.»

Çan’apasdesens,pourquoisedonnerlapeinedegagner700livressic’estpourlittéralementlesjeterparlafenêtre?

Enbas,sur lapelouse,Frank,danssontee-shirt«TheBigBangTheory», seprend la têteàdeuxmainsets’écried’unevoixpaniquée:

—Maman!Maman,c’estmonordinateur!—Jesaisquec’esttonordinateur,hurlemaman,hystérique.Tucroisquejenelesaispas?—Maman,s’ilteplaît,est-cequ’onpourraitenparlercalmement?—J’ai tout essayé ! réplique-t-elle. J’ai été gentille, j’ai discuté, je t’ai supplié, j’ai tenté de te

raisonner,jet’aimêmesoudoyé…Tout,Frank,TOUT!—Maisj’aibesoindemonordi!—TUN’ENASPASBESOIN!rugitmaman,dontlafureurmefaitgrimacer.—MamanvaJETERTONORDINATEURPARLAFENÊTRE!crieFelixquidébouleàcetinstant

surlapelouse.Illèveversmamanunvisageàlafoisébahietémerveillé.Felix,c’estnotrepetitfrère.Àquatreans,

ilaccueillepresquetouteslesnouveautésavecunétonnementravi.Uncamionquisegaredansnotrerue!Duketchup!Unefritesuperlongue!…Mamanjetteunordinateurparlafenêtre,voilàunmiracledeplusàajouteràsaliste.

—Oui,etilvasecasser,glapitFrank.EttupourrasplusjamaisjoueràStarWarsdetoutetavie.LevisagedeFelixsedécomposeetsonexpressioncatastrophéedéchaînelecourrouxdemaman.

—Frank!vocifère-t-elle.Nefaispaspleurertonfrère!Nosvoisinsd’en face, lesMcDuggan,sont sortis sur le pas de leur porte pourmieux observer la

scène.Envoyantcequemamans’apprêteàfaire,Ollie,leurfilsdedouzeans,hurle:—NOOOOOON!MadameTurner!Il traverse la rue à toute vitesse, se plante à son tour sur notre pelouse et lève vers la fenêtre un

regardaussieffondréqueceluideFrank.OlliejouedetempsentempsàLandofConquerorsenligneavecFrank,àconditionquecelui-cisoit

debonnehumeuretqu’iln’aittrouvépersonned’autreavecquijouer.OllieestencorepluspaniquéqueFrank.

— Le cassez pas, s’il vous plaît, madame Turner, implore-t-il tout tremblant. Y a toutes lessauvegardesdejeudeFrankdessus.

OlliesetourneversFranketajoute:—Tescommentairessonttropdrôles!—Merci,marmonneFrank.—Tamère,c’estvraiment…,ditOllieenclignantnerveusementdesyeux.Lasuperdéesseguerrière

niveausept.—Comment?hurlemaman.—C’estuncompliment,rétorquesèchementFrankenlevantlesyeuxauciel.Tulesauraissit’avais

jouéaumoinsunefois…Niveauhuit,enfait,corrige-t-ilàl’intentiond’Ollie.—T’asraison,acquiesceOllie.Huit.—Tun’esmêmepluscapabledecommuniquerdansnotrelangue!protestemaman,àboutdenerfs.

Lavien’estpasunesuccessiondeniveauxàpasser.—Maman,jet’enprie,supplieFrank.Jeferaitoutcequetuveux.Jechargerailelave-vaisselle.Je

téléphoneraiàgrand-mèretouslessoirs.Je…Ilcherchecequ’ilpeutbienencoreinventeretlance:—Jeliraiauxmalentendants.«Lireauxmalentendants»?Nonmais,jerêve!—Auxmalentendants?s’écriemaman,follederage.Jenetedemandepasdelireauxmalentendants

!C’esttoilesourd,ici!Tun’entendsjamaisriendecequejetedisaveccesatanécasquevissésurlesoreilleset…

—Anne!Lavoixdepapa.Ilestvenusejoindreàlamêlée.Deuxvoisinssupplémentairesontsurgisurleur

perron.L’incidentestenpassed’entrerdanslalégendeduquartier.—Anne!répètepapa.—Laisse-moim’occuperdeça,Chris,répliquemamand’untonmenaçant.J’ailasituationbienen

main.Papan’enmènepaslarge.J’aiunpèregrandetbeaucommelesmecsdanslespubsdevoitures.Àle

voir, commeça,onpenseraitquec’est luiquiprend lesdécisions,maisdans le fond, iln’a riend’unmâlealpha.

Bon,j’exagèreunpeu.Monpèreaunepersonnalitédominantedanspleindedomaines,jesuppose.Seulementmamandomineencoreplusquelui.Elleestautoritaire,forte,belleetautoritaire.

J’aiditdeuxfois«autoritaire»?Oups.— Chérie, je sais que tu es en colère, commence papa, optant clairement pour la politique de

l’apaisement.Maistunevaspasunpeuloin,là?—Unpeuloin?C’estluiquidépasselesbornes!Chris,enfin!Ilestaccro.—Jesuispasaccro!hurleFrank.—Toutcequejedis,c’estque…

—Alors?ditmamanensedécidantenfinàsoutenirleregarddepapa.Oùveux-tuenvenir?—Situlâchescetordinateur, tuvasabîmerlavoiture, luifaitobserverpapaavecunegrimacede

douleur.Tunepourraispasl’orienterunpeuplusverslagauche?—J’enairienàfoutredelabagnole!Jefaisçaparamour!Elleinclinel’ordinateurunpeuplussurlerebord.Nouspoussonstous,lesvoisinsaussi,unpetitcri

étouffé.—PARAMOUR?hurleFrank.Situm’aimais,tunevoudraispascassermonordi.—Ettoi,Frank,situm’aimais,tunetelèveraispasà2heuresdumatinderrièremondospourjouer

enligneavecdestypesenCorée!—Tut’eslevéà2heuresdumat’?demandeOllie,épaté.—Jem’entraînais,expliqueFrankavecunhaussementd’épaules.Jem’entraînais, répète-t-ilavec

emphaseaubénéficedemaman.Letournoiestpourbientôt!Tum’astoujoursditqu’ilfallaitquejemefixeunbutdanslavie!Ben,j’enaitrouvéun!

—JoueràLandofConquerorsn’estpasunbutdanslavie.MonDieu!MonDieu!répète-t-elleensefrappantlefrontavecl’ordideFrank.Maisqu’est-cequej’aibienpufairedetravers?

—Oh!Audrey,ditsoudainOlliequivientdemerepérer.Salut,çava?Jereculed’effroi.Lafenêtredemachambreestcachéedansuncoin.Enprincipepersonnenedoitme

voir.SurtoutpasOlliequi,j’ensuissûre,aunfaiblepourmoi,mêmes’iladeuxansdemoinsetm’arriveàpeineàl’épaule.

—Regardez!Lastar!s’exclameRob,lepèred’Ollie.Depuis quatre semaines, même si mes parents sont allés le voir chacun à tour de rôle pour lui

demanderd’arrêter,ils’obstineàm’appeler«lastar».Iltrouveçatrèsdrôleetpensequemesparentsn’ontaucunsensdel’humour.(Jeremarqueque,pourbeaucoupdegens,«avoirlesensdel’humour»équivautà«êtreunebrutesanscœur».)

Cettefois,pourtant,nimamannipapan’ontentendusa«blague».Mamanesttoujoursentraindeselamenter:

—Maisqu’est-cequej’aifaitdemal?D’enbas,papal’observe,inquiet.—Tun’asrienfaitdemal!luicrie-t-il.Toutvabien!Chérie,descendsdoncboireunverre.Pose

cetordinateur…provisoirement,s’empresse-t-ildepréciserenlavoyanttiquer.Tupourrastoujourslejeterparlafenêtreplustard.

Mamannebougepasd’unpouce.L’ordinateursebalancedangereusementau-dessusduvide.Papatressaille.

—Chérie,penseàlavoiture…Onvienttoutjustedeterminerdelapayer…Il se rapprochede lavoitureetouvregrand lesbrascommepour intercepter leprojectiledans sa

chute.—Unecouverture!lanceOllie,quivientd’avoiruneillumination.Sauvonsl’ordi!Ilnousfautune

couverture!Yaqu’àsemettreencercleet…Mamannesemblepasavoirentendu.—Jet’aidonnélesein!Jet’ailuBabaretWinniel’ourson.Toutcequejevoulais,c’estquetusois

ungarçonbienélevéquilitdeslivres,s’intéresseàl’art,àlanature,auxmusées,etpeut-êtreàunsportdecompétition…

—Justement,LOC estunsportdecompétition !glapitFrank.T’yconnais rien !C’estun truc trèssérieux!Tusais,legrandprixdutournoiinternationaldeTorontocetteannéeestde6millionsdedollars!

—Tunouslerépètesassez!continuedecriermamère.Etalors,tuvasgagner,peut-être?Devenirriche?

—Peut-être,opineFrankenlui lançantunregardnoir.Encorefaudrait-ilque j’aieassezde tempspourm’entraîner.

—Frank,soisréaliste…Lavoixdemamère,stridente,effrayantepresque,couvrelesbruitsduquartier.—…Non,tuneparticiperaspasautournoiinternationaldeLOC,tunegagneraspas6millionsde

dollars,ettuneserasjamaisunjoueurdejeuxvidéoprofessionnel!ILN’ENESTPASQUESTION!

Unmoisplustôt.

ToutestpartiduDailyMail.Commepasmaldechosescheznous.Mamancommenced’abordàs’agiter.Onvientdedébarrasserlatableaprèsledîneretellelitson

journalensirotantunverredevin:cequ’elleappelleson«momentpourmoi».Etlavoilàquis’arrêtenetsurunarticle.Par-dessussonépaule,jejetteuncoupd’œilautitre.

VOTREENFANTEST-ILACCROAUXJEUXVIDÉO?

SACHEZREPÉRERLESHUITSIGNES:

—MonDieu!murmure-t-elle.Oh!Non!Àmesurequesondoigtdescendle longde la liste,sarespirationestdeplusenplussaccadée.Je

plisselesyeux,maisjeneparviens…àlirequ’unsous-titre.

7–Ilestirritableetrebellesanscause.

Ha.Ha,ha.C’estmonrirejaune,aucasoùvousn’auriezpascompris.Sérieusement,«rebellesanscause»?OK,lepersonnagedeJamesDeandansLaFureurdevivreest

unadoinstable.(J’aileposter,laplusbelleaffichepourleplusgrandfilmaveclastardecinémalaplussexyde tous les temps…maispourquoi a-t-il falluqu’ilmeure ?)Peut-onendéduirepour autantqueJamesDeanétaitaccroauxjeuxvidéo?

Maisçanesertàriendelefaireremarqueràmaman,parcequec’estlogiqueetquemamannecroitpasencequiestlogique.Ellenecroitqu’authévertetauxhoroscopes.Ah,etauDailyMail.

VOTREMÈREEST-ELLEACCROAUDAILYMAIL?SACHEZREPÉRER

LESHUITSIGNES:

1. Ellelelittouslesjours.2. Ellecroittoutcequiestécritdedans.3. Sivousessayezdeleluiprendredesmains,elleletireviolemmentens’écriant:«Baslespattes!»

commesivousessayiezdekidnappersaprécieuseprogéniture.4. Lorsqu’ellelitunarticleterriblesurlacarenceenvitamineD,ellenousobligetousàprendreun«

baindesoleil»mêmequandçacaillesec.5. Lorsqu’ellelitunarticleinquiétantsurlemélanome,ilfauttousqu’onsebarbouilled’écrantotal.6. Siellelitqu’une«crèmepourlevisagemarcheVRAIMENT»,ellesortsoniPadetencommande

illico.

7. Siellen’apasaccèsàsonjournalpendantlesvacances,ellemanifestedessymptômesdemanqueetdevientimpossible.

8. Unefois,elleaessayéd’yrenoncerpourlecarême.Elleatenuunedemi-matinée.

Peu importe. Je ne peux rien faire pour guérir mamère de sa tragique dépendance, sauf espérerqu’ellenecausepastropdedégâtsdanssavie.(Mamanadéjàbienamochénotresalonaprèsavoirluunarticlededécoration:«Repeignezetcustomisezvosmeubles.)»

Bon,voilàFrankquientrenonchalammentàlacuisineavecsontee-shirt«Jejouedoncjesuis»,sesécouteursvissésdanslesoreilles,latêtepenchéeversletéléphonequ’iltientàlamain.MamanbaissesonDailyMailetlefixe…commesilesécaillesluiétaienttombéesdesyeux.

(Jen’aijamaiscompriscetteexpression.Desécailles?Enfin.Ons’enfiche.)—Frank,combiendetempsas-tupasséàjouerauxjeuxvidéocettesemaine?—Définiscequetuentendspar«jeuvidéo»?répliqueFrankenredressantlatête.—Commentça?soufflemamand’untonhésitant.Ellemeconsulteduregardetjehausselesépaules.—…Tusaisbiendequoi jeparle.Desjeuxvidéo.Combiend’heures?FRANK!hurle-t-elleen

voyantqu’ilnefaittoujourspasminederépondre.Combien?!Etretire-moicesmachinsdetesoreilles!—Hein?faitFrankenobtempérant.Illacontempleenbattantdescils,commes’iln’avaitpasentendusaquestionets’enquiert:—C’estimportant?—Oui!éructemaman.Jeveuxsavoirexactementcombiend’heuresparsemainetupassesàjouerà

tesjeux.Dis-moitoutdesuite.Allez,compte.—Jepeuxpas,répondcalmementFrank.—Commentça«tupeuxpas»?—J’ignoreàquoitufaisréférence,répliqueFrankd’untonexagérémentpatient.Tuveuxparlerdes

vraisjeuxvidéo?Oudetouslesjeux,surl’ordinateur,laXboxetlaPlayStation?Tucomptesaussiceuxsurletéléphone?Soisplusclaire.

Frankestunabruti.Nesent-ilpasquemamanestentréedanssaphasepré-explosive?—Jeveuxparlerdetoutcequitedétruitlesneurones!ditmamanenbrandissantleDailyMail.Tu

te rends compte du danger de ces jeux ? Tu sais, ton cerveau ne pourra jamais se développercorrectement.Ils’agitdetonCERVEAU,Frank!Tonorganeleplusprécieux!

Frank émet un petit rire moqueur, et je ne peux m’empêcher de glousser bêtement. Frank estirrésistiblequandils’ymet.

— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, déclaremaman, qui reste demarbre.Mais çaprouvequej’airaison.

—Çaprouveriendutout.Frankouvre le frigo. Il en retire une brique de lait chocolaté qu’il entreprendde boire au goulot.

Beurk.Jem’exclame,furieuse:—Arrête!—Relax,yenauneautre.— Je vais limiter ton temps de jeu, jeune homme, décide maman en agitant leDaily Mail pour

appuyersesparoles.J’enaipar-dessuslatête.«Jeunehomme.»Elleadoncl’intentiondemêlerpapaàcettehistoire.Dèsqu’ellesemetànous

donnerdu«jeunehomme»oudu«jeunefille»,lelendemain,onnecoupepasàunedecesabominablesréunionsdefamilleoùpapaapprouvetoutcequemamandit,mêmes’ilnecomprendpaslamoitiédecequ’elleraconte.

Bon,maiscen’estpasmonproblème.

Jusqu’àcequemamandébarquedansmachambrelesoirmêmeetmedemande:—C’estquoiLandofConquerors?JelèvelesyeuxdemonnumérodeGraziaetladévisage.Elleal’airtendue.Sesjouessontroseset

sonpoingdroitserré:ellevientdelâcherlasourisd’unordinateur.Elleapasséuneplombeàgoogliser«addictionauxjeuxvidéo».C’estsûretcertain.

—Unjeu.—Ça,jesais,soupiremaman.MaispourquoiFrankyjoue-t-iltoutletemps?Toi,tunepassespasta

viederrièreunécran,n’est-cepas?—Non.J’aidéjà jouéàLOC,et jenecomprendspascommentonpeutdeveniraussiobsédé.C’estsympa

pouruneheureoudeux.—Alors,c’estquoil’intérêt?—Bah,tusais…Jeréfléchisàcequejepeuxluidire.—…C’estexcitant.Tureçoisdesrécompenses.Etleshérossontchouettes.Legraphismeestgénial.

Ilyaunenouvelleclassedeguerriersquivientdesortir,avecdespouvoirsinéditsplus…alors…Jehausselesépaules.Mamanparaîtplusinterloquéequejamais.Letruc,c’estqu’ellen’ajamaistouchéàunjeuvidéo.Par

conséquent,c’estunpeucompliquéde luiexpliquer ladifférenceentre,mettons,LOC3eteuh…Pac-Manversion1985.

Saisied’unesubiteinspiration,jeluisuggère:—IlyadesvidéossurYouTube.Lesgensfontdescommentaires.Attends…JechercheunevidéosurmoniPad.Mamans’assoitet inspectemachambre.Ellefaitcommeside

rien n’était, mais je vois ses yeux qui détaillent mes piles de trucs, à la recherche de… quoi ? Den’importequoi.Enfait,lesrelationsnesontplustellementcoolentrenous.Jediraismêmeplus:toutestcompliqué.

Aprèscequiestarrivé,c’estcequeje trouveleplustriste.Onnepeutplusêtreensemblecommeavant.Dèsquej’ouvrelabouche,mamansemetaussitôtàanalysercequejedis,c’estplusfortqu’elle.Ellea le cerveauen surchauffe.«Qu’est-cequecela signifie ?Est-cequ’Audreyvabien?Qu’est-cequ’elleavouludireenréalité?»

Elle étudie levieux jeandéchiréqui traîne surmachaisecommes’il recelaitquelquenoir secret.Alors qu’il ne révèle qu’une chose : j’ai grandi et je ne rentre plus dedans. En un an, j’ai pris 8centimètres,jemesureaujourd’hui1,72mètre.Pasmalpourunefilledequatorzeans.Lesgensdisentquejeressembleàmaman,maisjenesuispasaussijoliequ’elle.Sesyeuxsontd’unbleu!Deuxdiamantsazur.Lesmienssontplutôtdélavés,quoique,pourl’instant,ilssoientcarrémentinvisibles.

Pourquevousayezdemoiune imageplusprécise, je suisplutôtmaigre,plutôtquelconque,vestenoire,jeanskinny.J’aideslunettesdesoleilsurlenez,mêmeàl’intérieur.C’esteuh…ehbah…untruc.Montruc,quoi.CequiexpliquelablaguedébiledeRobquim’asurnommée«lastar».Lejouroùilm’avuedescendredevoituresouslapluieavecmeslunettesnoires,ilafaitlemalin:«C’estquoiça?TuteprendspourAngelinaJolie?»

Jenelesportepaspourfairegenre.J’aimesraisons.Etbiensûr,maintenant,vousaimeriezlesconnaître.Évidemment.Pourcommencer,c’estpersonnel.Jenesuispascertained’êtreprêteàtoutvousdévoiler.Vousavez

ledroitdemetrouverbizarre.Vousneseriezpaslesseuls.—Voilà!

Jeviensdetrouverunevidéod’unepartiedeLOCcommentéeparArchy.Frank raffole des vidéos d’Archy le Suédois. On y voit Archy jouer à LOC tout en faisant des

commentaireshilarants.Commeprévu,expliquerleconceptàmamanprenduneéternité.—Maisquelestl’intérêtderegarderjouerquelqu’und’autre?répète-t-elle.Çasertàquoi?C’est

unepertedetemps.Jehausselesépaules.—Bon,entoutcas,c’estça,LOC.Lesilences’installe.Mamanscrutel’écrancommeunsavantdel’ancientempsauraitdéchiffrédes

hiéroglyphes.Uneénormeexplosionlafaitsursauter.—Maispourquoifaut-ilquelebutsoitdetuer?Sijecréaisunjeu,j’aborderaislesgrandesidées.

Lapolitique.Lesproblèmesdanslemonde.Oui!Enfin,pourquoipas?Soncerveauestpassédelasurchauffeàl’ébullition.Ellecontinue:—PourquoipasunjeuvidéointituléLesDébats?Onconserveraitl’élémentcompétitif,ongagnerait

despointsendébattant!— Et voilà pourquoi on n’est pas multimilliardaires, dis-je comme s’il y avait une troisième

personnedanslapièce.JesuissurlepointdelancerunedeuxièmevidéoquandFelixentreencourant.—CandyCrush!s’exclame-t-ild’unairravienavisantmoniPad.Mamanpousseuncrid’horreur.—Mais comment il connaît ça ?Éteins-moi cet écran tout de suite ! Je ne veux pas d’un second

addictdanslafamille!Oups.C’estsansdoutemoiquiaimontréCandyCrushàFelix.Nonqu’ilsachevraimentyjouer.J’éteinsl’iPadetFelixjetteunregardpleinderegretsurlatablette.—CandyCrush,gémit-il.JeveuxjoueràCandyCruuuuuush!—Çamarcheplus,Felix,dis-jeenfaisantsemblantd’appuyersurl’iPad.Tuvois?C’estcassé.—Oui,Felix,cassé,confirmemaman.LeregarddeFelixvaetviententrenousetl’iPad.Ilsentbienqu’ilyauntruclouche.Soncerveau

degarçondequatreanscarbureàtoutevitesse.Prisd’unesoudaineinspiration,ilsesaisitdel’iPadàdeuxmainsetdit:—Onn’aqu’àacheteruneprise.Avecuneprise,onpourraleréparer.— Le magasin de prises est fermé, rétorque maman du tac au tac. Dommage. On s’en occupera

demain.Maistusaisquoi?Ilestl’heured’allermangerdestartinesauNutella!—DestartinesauNutella!Ouais!LevisagedeFelixrayonnedebonheur,etaumomentoùillèvelesdeuxbrasenl’airpourexprimer

sajoie,mamanenprofitepourreprendrel’iPadetmelepasser.Jeleplanqueprestementderrièreundescoussinsquiornentmonlit.

—IlestoùleCandyCrush?s’étonneFelix,remarquantsoudainsadisparition.Safigureseplisse,annonçantunecriseimminente.—Onval’emmeneraumagasindeprises,tuterappelles?ditmaman.Jeviensenrenfort:—Lemagasindeprises.Tusais?EttuvasavoirdroitàdestartinesdeNutella!Combientuenveux

?PauvreFelix.Ilsefaittotalementavoirparmaman.C’estcequivousarrivequandvousavezquatre

ans.JepariequemamandonneraitcherpourpouvoirencorefaireçaavecFrank.

Maintenant,mamansaitcequ’estLOC.EtselonKofiAnnan,«laconnaissanceadupouvoir».Quoique,commel’aditLéonarddeVinci,«oùl’oncrie,iln’yapasvraiescience»,unemaximequis’appliquesansdoutemieux à notre famille. (Ne croyezpas que je sois extrêmement lettrée ouquoi que ce soit.Mamanm’aachetélemoisdernierunbouquindecitationsquej’aimefeuilleterdevantlatélé.)

Entoutcas,«laconnaissanceadupouvoir»netrouvepasd’échoici,mamann’ayantaucuneemprisesurFrank.Onestsamedisoir,etiljoueàLOCdepuismidi.Iladisparudanslasalledejeuxjusteaprèssonpudding.Puisquelqu’unasonnéàlaporteetjemesuisréfugiéedanslapiècetélé,matanière.

Ilestprèsde18heures.Jemeglissedanslacuisinepourm’approvisionnerenOreo.Mamanpleinedeticsnerveuxestentraindefairelescentpasenpoussantdegrandssoupirsetenjetantsansarrêtdescoupsd’œilàl’horloge.

—Ilssonttousaccrosauxjeuxvidéo!explose-t-elleenmevoyant.Jeleuraidemandéd’éteindreaumoinsvingt-cinqfois!Qu’est-cequilesenempêche?Illeursuffitd’appuyersurunbouton!Allumer,éteindre.

—Ilssontpeut-êtresurlepointdepasseràunniveausupérieur…—Cettehistoiredeniveau!mecoupemamansansménagement.J’enaipar-dessuslatête!Jeleur

donneencoreuneminute,pasunesecondedeplus.JeprendsunOreoetl’ouvreendeux.—QuiestavecFrank?—Uncamaradedeclasse.C’estlapremièrefoisquejelevois.Jecroisqu’ils’appelleLinus…Linus. Jeme souviensde lui. Il étaitdans lapiècede théâtredu lycéedeFrank,Ne tirez pas sur

l’oiseaumoqueur.IlinterprétaitAtticusFinch.Frank,lui,jouait«lafoule».FrankestàCardinalNicholls,situéàquelquescentainesdemètresdeStokeland,unlycéepourfilles,

monécole.Parfois,lesdeuxétablissementscollaborentpourmonterdespiècesouorganiserdesconcertset tout ça. Enfin, à vrai dire, Stokeland n’est plus «mon école ». Je n’y vais plus depuis lemois defévrier,parcequ’ils’yestpassédestrucspascool.Vraimentpascool.

Enfin,peuimporte.Bref.Passonsàautrechose.Aprèsça,jesuistombéemalade.Maintenant,jevaischangerdebahutet

êtreobligéederedoubler.ÀlaHeathAcademyoùjesuisàprésentinscrite,ilsontjugépluslogiquequeje commence en septembre plutôt qu’au troisième trimestre où il n’y a plus que des contrôles.Alors,jusqu’àlarentrée,jesuisàlamaison.

Maisjenesuispasenvacances.Ilsm’ontenvoyédestasdesuggestionsdelectures,deslivresdemaths et des listes de vocabulaire de français. Tout lemonde s’accorde à dire qu’il est vital que jecontinueàfairemesdevoirs,«pourquetugardeslemoral,Audrey!»(Cen’estpasvraidutout.)De

temps à autre, je leur poste une dissert’ d’histoire, tant qu’à faire, et ils me la renvoient avec descorrectionsenrouge.Toutça,c’estunpeudésorganisé.

Enfinbref.Linusétaitexcellentdanslapeaud’AtticusFinch.Noble,héroïque.Lepublicl’atrouvétrès convaincant.Par exemple, aumoment où son personnage devait tirer sur un chien enragé, le fauxpistoletqu’onluiavaitfilés’estenrayé,maispersonnedanslasallen’aexploséderire.Iln’yamêmepaseuunmurmure.C’estdires’ilétaitbon.

Il est déjà venu chez nous, une fois, avant une répétition. Juste pour cinq minutes, mais je m’enrappelleencore.

Maistoutça,c’esthorssujet.JesuissurlepointderappeleràmamanqueLinusajouéAtticusFinchquandjem’aperçoisqu’elle

n’estpluslà.Uninstantplustard,jel’entendss’écrier:—Tuasassezjoué,jeunehomme!Jeunehomme.Jemeprécipitevers laportepourépierà travers la fente. JevoisFrankquipoursuitmamandans

l’entrée,levisagedéforméparlacolère.—Onn’avaitpasatteintlafinduniveau!Tupeuxpasjusteéteindrelejeu!Tuterendscomptedece

quetuviensdefaire,maman?Nonmais,est-cequetusaiscommentçamarche,LandofConquerors?Ilal’airfurieux.Ils’estarrêtéjusteau-dessousdemoi.Sesmèchesnoiresretombentsursonfront

pâle,seslongsbrass’agitentetsesgrandesmainsmaigresfontdespirouettesderage.J’espèrequeFrankgrandiraproportionnellementàsesmainsetsespieds. Ilsnepeuventpasresteraussiénormes,si?Lereste de sa personne finira bien par les rattraper, non ? Il a quinze ans, il peut encore prendre 30centimètres.Papafait1,80mètre,etildittoujoursqueFrankseraunjourplusgrandquelui.

—C’estpasgrave,intervientunevoixquejereconnais.Linus.Jenepeuxpaslevoiràtraverslafente.—Jevaisrentrer,ajouteLinus.Mercidevotreaccueil.—Restedonc!s’exclamemamanaveccetonaccueillantqu’elleréserveauxinvités.Net’envapas,

Linus,jet’enprie.Jenevoulaispastechasser.—Maissionnepeutplusjouer…,répliqueLinus,perplexe.—Vousvoulezdirequetoutcequevoussavezfairepourvousoccuper,c’estjouerauxjeuxvidéo?

Vousrendez-vouscomptecombienc’estlamentable?—Bah,qu’est-cequetunoussuggèresdefaired’autre?demandeFrank,boudeur.—Vousdevriezsortirjoueraubadminton.C’estunebellesoiréed’été,lejardinestmagnifique,et

regardezcequej’aitrouvé!EllebranditunvieuxsetdebadmintonsouslenezdeFrank.Lefiletesttoutemmêléetundesvolants

aétéàmoitiérongéparunanimal.Jemeretiensd’exploserderiredevantl’expressiondeFrank.—Euh…,bredouille-t-il,presquemuetd’horreur.Oùest-cequet’asdénichéça?—Ouaucroquet?ajoutemaman,guillerette.C’estamusantcommejeu.Frankneprendmêmepaslapeinederépondre.Ilal’airchoquéàl’idéemêmedejoueraucroquet…

Çamefendraitpresquelecœur.—Ouàcache-cache?Jelaisseéchapperunricanementetplaquemamaincontremabouche.Jen’aipaspum’enempêcher.

Etquoiencore?—OuauRummikub?tentemaman,désespérée.TuadoraisleRummikubautrefois.—J’aimebienleRummikub,intervientLinus.J’approuveintérieurement.

Là,ilauraitvraimentpuplanterFrank,sortirdecheznoussansunmotetpostersurFacebookquelamaison deFrank est vraiment nulle de chez nulle.Mais il a l’air de vouloir faire plaisir àmaman. Ilappartientsansdouteàcettecatégoriedegensquiobserventcequisepasseautourd’euxensedisant:«Bon,comments’yprendrepourquetoutlemondesoitcontent?»(Jeviensdetirerçadetroismots,alorsbon,vousvoyez.)

—TuveuxjouerauRummikub?demandeFrank,éberlué.—Pourquoipas?répondLinuscommesirienn’étaitplusnormal.L’instantd’après,ilsretournenttouslesdeuxdanslasalledejeux.(Mamanetpapal’ontrepeinteet

rebaptisée«salled’étude»quandj’aieutreizeans,maisc’esttoujourslasalledejeux.)Uneminuteplustard,mamanestderetourdanslacuisine,oùellesesertunverredevin.—Voilà!dit-elle.Ilsontjustebesoindebonsconseils.Unpeudecontrôleparental.Jen’aifaitque

leur ouvrir l’esprit. Ils ne sont pas accros à leurs jeux vidéo. Il suffit de leur rappeler qu’il existed’autreschosesendehors.

Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. Elle parle au juge imaginaire tiré duDaily Mail, qui lasurveilleconstammentetluidonnedesnotessur10.

—Jecroispasque leRummikubsoit trèsamusantàdeux, fais-jeremarquer. Ilva leurfalloirdesheurespoursedébarrasserdetoutesleurstuiles.

J’aidonnéunosà rongeràmaman.Elledoit s’imaginer lamêmescènequemoi :FranketLinus,assis l’un en face de l’autre avec le Rummikub étalé entre eux. Ils haïssent ce jeu et décident parconséquentquetouslesjeuxdesociétésontpourris.

—Tuasraison,finit-ellepardire.Jedevraissansdouteallerjoueraveceux.Ceseraplusamusant.Ellenem’invitepasàparticiper,cedontjeluisuisreconnaissante.—Bon,amuse-toibienalors,dis-jeenprenantlepaquetd’Oreo.Jesorsdelacuisineetj’entrediscrètementdanslapiècetélé.Pasplustôtinstalléedevantleposte,

entraindezapper,quej’entendsleshurlementsdemamanenprovenancedelasalledejeux:—JENEVOUSAIPASDITDEJOUERAURUMMIKUBENLIGNE!Notremaison est sujette à des phénomènes atmosphériques.Lapressionmonte et descend, le vent

souffle,puissecalme.Ilyadesjoursdegrandsoleil,despassagesnuageuxetdesoragesquiéclatentsanscriergare.Pourl’heure,unetempêteselèveetfoncedroitsurmoi.Éclair-tonnerre-éclair-tonnerre,Frank-maman-Frank-maman.

—C’estquoiladifférence?—Çachangetout!Jevousaiditdevousdétacherdevosécrans.—Maismerdemaman,c’estlemêmejeu!—C’estpasvrai!Éloigne-toidecetécran!Jevoudraistevoirjoueravectoncopain!DANSLA

RÉALITÉ!—C’estpasmarrantàdeux,merde.Onpourraittoutaussibienjouer,jesaispasmoi,àlabataille!—Jesais !explosemamèred’unevoixstridenteàvouscrever les tympans.C’estpourçaque je

viensjoueravecvous!—Bah,merde,jesavaispasça,N’EST-CEPAS?—Arrêtedediredesgrosmots!Situjuresencoreunefois,jeunehomme…Jeunehomme.Frankfaitsonbruit«Frankenragé»,genrecriderhinocéros.—«Merde»,c’estpasunsigrosmotqueça,réplique-t-ilenrespirantdeplusenplusfortafindese

contenir.—Si!—IlsdisentçadanslesfilmsHarryPotter,OK?DansHarryPotter.Alorsjepeuxbienledire,non

?

—Quoi?faitmaman,déstabilisée.—HarryPotter.Jen’airienàajouter.—Nemetournepasledosquandjeteparle,jeunehomme!Jeunehomme.Çafaittroismaintenant.Pauvrepapa.Qu’est-cequ’ilnevapasessuyeràsonretour…—Salut.Linus. Je nem’attendais pas à entendre sa voix. Je sursaute et décolle carrément du sol. J’ai les

réflexestropvifs.Tropsensibles.Commelerestedemapersonne.Ilsetientdansl’embrasuredelaporte.AtticusFinch.Unadolescentbrundégingandéauxpommettes

largesetausourireenquartierd’orange.Nonpasquesesdentssoientdecettecouleur.Maissonsourireencoinmerappelleunquartierd’orange.LesautresamisdeFranknesourientjamais.

Ilentredanslapièce.Jefermelespoingsdepeur.Iladûs’égarerpendantquemamanetFranksedisputaient.Personnenevientjamaisdanscettepièce.C’estmonespaceàmoi.Frankneleluiapasdit?

Frankneluiapasexpliqué?Mapoitrinesesoulève.Leslarmescommencentàs’accumulerdansmesyeux.Magorgesenoue.Il

fautquejem’échappe.J’aibesoinde…Jenepeuxpas…Nulnevientjamaisici.Personnen’aledroitd’entrerici.J’entendslavoixdudocteurSarahdansmatête.Quelquesbribesdenosséances.«Inspireencomptantjusqu’àquatre,expireencomptantjusqu’àsept.»«Toncorpscroitquelamenaceestréelle,Audrey.Maisellenel’estpas.»—Salut,répète-t-il.Jem’appelleLinus.Ettoi,c’estAudrey,c’estça?«Lamenacen’estpasréelle.»Jetentedefaireentrerlesmotsdansmonesprit,maisilssonttoutde

suitenoyésdanslapaniquequiengloutittoutavantdesetransformerenchampignonnucléaire.—T’astoujoursçasurlenez?demande-t-ilendésignantmeslunettesnoires.Moncœurbatdeterreur.J’airéussitantbienquemalàpasserdevantluienrasantlesmurs.—Désolée,dis-jeentraversantlacuisineventreàterre–unrenardfuyantleschasseurs.Je monte l’escalier. M’enferme dans ma chambre. Me réfugie dans le coin tout au fond. Me

recroqueville derrière les rideaux. Je souffle comme une locomotive, des larmes dégoulinent surmonvisage.J’aibesoind’unRivotril,maispourl’instant,jesuisincapabledequittermonrefugepourallerenchercher.Jem’agrippeautissucommesic’étaitlaseulechosequipouvaitmesauver.

—Audrey?appellemaman, super inquiète,à laportedemachambre.Machérie?Qu’est-cequis’estpassé?

—C’estjuste…tusais,dis-jeenravalantmasalive.Cegarçonestentrédanslapiècetéléet…je…jem’yattendaispas…

—Toutvabien,m’assuremamand’unevoixdouceetrassuranteenmecaressantlescheveux.Toutvabien.C’esttoutàfaitcompréhensible.Tuveuxun…?

Mamanneprononcejamaislesnomsdesmédicamentsàvoixhaute.—Oui.—Jevaist’enchercher.Ellesedirigeverslasalledebainsetj’entendscoulerl’eau.Etjemesensbête.Sibête.

Voilà,voussaveztout.Enfin, pas tout.Vous avez des soupçons.Bon, je vais arrêter de vous torturer et vous dévoiler le

diagnostic:phobiesociale,anxiétégénéraliséeetépisodesdépressifs.Desépisodes.Commesiladépressionétaitunesortedesitcomquiseterminechaquefoisparune

bonnevanne.OuuncoffretDVDbourrédesuspense.Leseul suspensedansmavie,c’est :«Serai-je

jamaisdébarrasséedecettemalédiction?»Etcroyez-moi,çadevientassezmonotoneàlalongue.

Lorsdemaséanceavec ledocteurSarah, je lui raconte lacrised’angoisseprovoquéeparLinus.Ellem’écouteavecattention.Ellefait toutavecattention.Elleécoute,écritd’unebelleécrituredéliée, tapemêmeàsonordinateuravecattention.

Son nom de famille estMcVeigh,mais on l’appelleDr Sarah parce qu’à l’issue d’un formidablebrainstorming ils ont décidé que les prénoms étaient plus accessibles et que le titre de docteur leurdonnaitdel’autoritétoutennousrassurant.DrPrénomestainsidevenulesurnomparfaitpourleservicepédiatrique.(Quandelleadit«DrPrénom»,j’aicruqu’ilss’appelleraienttouscommeça,c’estvrai,jusqu’àcequ’ellem’explique.)CeservicepédiatriqueestsituédansunhôpitalprivéappeléSaintJohnpourlequelmamanetpapapayentunemutuellespécialegrâceauboulotdepapa.(Lapremièrequestionqu’ilsvousposentlà-bas,cen’estpas:«Qu’est-cequinevapas?»mais:«Quelleestvotremutuelle?»)J’yaihabitésixsemaines,àpartirdujouroùmesparentsontcomprisquecequej’avaisétaitgrave.Leproblème,c’estqueladépressionnes’accompagnepasdesymptômes,commedespetitsboutonsoudelafièvre,alorsaudébut,onneserendpascompte.Oncontinueàrépondre«toutvabien»alorsque,aufond,çanevapasdutout.Onseditqu’onn’aaucuneraisond’allermal.Etonserépètesansarrêt:«Maispourquoiest-cequejemesenssimal?»

Bref.Au final,mesparentsm’ontemmenéecheznotregénéralisteet celui-cim’aenvoyéedansceservice.J’étaisdansundrôled’état.Enfait,lesouvenirquej’aidespremiersjoursesttotalementflou.Maintenant, j’y vais deux fois par semaine. Je pourrais y aller plus souvent si je le désirais, ils sonttoujours prêts à me rassurer sur ce point. Je pourrais faire des cupcakes.Mais j’en ai déjà fait desmillions,etc’esttoujourslamêmerecette.

Lorsque j’ai terminé de raconter ma partie de cache-cache derrière les rideaux à Dr Sarah, elles’attarde unmoment sur le questionnaire plein de cases à cocher que j’ai rempli àmon arrivée. J’airéponduauxquestionshabituelles.

VOUSARRIVE-T-ILD’AVOIRUNSENTIMENTD’ÉCHEC?Presquetouslesjours.VOUSARRIVE-T-ILDESOUHAITERNEPASEXISTER?Presquetouslesjours.DrSarahappellecette feuillemes«symptômes».Parfois, jemedis :«Devrais-je luimentir, lui

direquetoutestrose?»Maisleplusétrange,c’estquejen’enfaisrien.JenepourraispasfaireçaàDrSarah.Onestdanslemêmebateau.

— Et comment tu te sens par rapport à ce qui s’est passé ? demande-t-elle de sa voix douce etrassurante.

—Jemesenscoincée.Lemot«coincée»m’aéchappé.Jenesavaispasquejemesentaispriseaupiège.—Coincée?—Çafaituneéternitéquejesuismalade.

—Maisnon,proteste-t-elled’untoncalme.Ons’estvuespourlapremièrefois…(ellevérifiesurl’écrandesonordinateur)le6mars.Celafaisaitsansdouteunmomentquetunetesentaispasbiensansenavoirconscience.Mais labonnenouvelle,Audrey, c’estque tuas faitd’immensesprogrès.Tuvasmieuxdejourenjour.

Jem’efforcedegardermonsang-froid.—Desprogrès?Jefaisenprincipemarentréedansunnouveaulycéeenseptembre.Uninconnunous

rendvisiteàlamaison,etmoijepanique.Commentest-cequejevaisfaireaulycée?Commentest-cequejevaisfairequoiquecesoit?Etsijerestaiscommeçapourtoujours?

Une larme roule surma joue.Mais qu’est-ce quimeprend ?DrSarahme tendunmouchoir et jesoulèveuninstantmeslunettesnoirespourmefrotterlesyeux.

— D’abord, tu ne vas sûrement pas rester comme ça, dit Dr Sarah. Ta maladie est tout à faittraitable…

Elleadûrépétercettephrasemillefois.—…Tuasfaitdesprogrèsremarquablesdepuisledébutdetontraitement,poursuit-elle.Nousne

sommesqu’enmai.Jesuistoutàfaitcertainequetuserasprêtepourtarentréeenseptembre.Maistuvasavoirbesoinde…

— Je sais, dis-je en me prenant moi-même dans mes bras. De persévérance, de pratique et depatience.

—As-tuenlevéteslunettesdesoleilcettesemaine?medemandeDrSarah.—Pasvraiment.Traduisezpar«pasdutout».Ellelesaittrèsbien.—As-turegardéquelqu’undanslesyeux?Je ne réponds pas. J’étais censée essayer. Avec un membre de ma famille. Rien que quelques

secondesparjour.Jen’enaimêmepasparléàmamère.Elleenauraitfaittouteunehistoire.—Audrey?Jebaisselatêteetmarmonneun:—Non.Regarder lesgensdans lesyeux,c’estcequim’effraie leplus.Plusquen’importequoi.Rienque

l’idéemerendmalade,j’enaimêmedeshaut-le-cœur.Si je me raisonne, je sais que ma crainte est absurde. Des yeux ne sont que deux petites boules

gélatineusesinoffensives.Unefractionminusculedelatotalitéducorps.Onenesttouspourvus.Alors,pourquoimedérangent-ilstant?J’aibeaucoupméditésurcettequestionet,sivousvoulezmonavis,lesgens sous-évaluent en général le pouvoir les yeux. Pourtant ils sont puissants. Ils ont une très longueportée.Mettonsquevousvousconcentrezsurunepersonnequisetrouveà30mètresdevousaumilieud’unefoule,ehbiencettepersonnesentiraquevouslaregardez.Quelleautrepartiedenotreanatomieestcapabled’unetelleprouesse?C’estquasimentdelavoyance.

Ilssontaussidesminivortex.Ilssontinfinis.Vousregardezquelqu’undroitdanslesyeuxetvotreâmeentièrerisqued’êtreavaléeenunenanoseconde.C’estentoutcascequejeressens.Lesyeuxdesautressontsanslimites,etc’estcelaquim’effraie.

Unsilenceplanedanslapièce.DrSarahneditrien.Elleréfléchit.J’aimequandelleréfléchit.Sijepouvaismeloverdanslecerveaudequelqu’un,jechoisiraislesien.

—J’aiuneidéepourtoi,dit-elleenrelevantlatête.Quepenserais-tudefaireunfilm?—Quoi?Je la regarde, interdite. Je nem’attendais pas à ça. Je pensais qu’elleme tendrait une feuille de

papieravecunexercice.

—Undocumentaire.Toutcedonttuasbesoin,c’estd’unepetitecaméranumériquebonmarché.Tesparentspourraientt’enoffrirune,oubienonentrouveraituneiciàteprêter?

—Etqu’est-cequej’enferais?Jejouedélibérémentl’idiote,cellequin’enarienàfiche,parceque,aufonddemoi,jesuistroublée.

Un film. Personne n’a jamais évoqué cette possibilité. Est-ce leur nouvelle version des cupcakesthérapeutiques?

—Celatefaciliteraitlatransitionentreaujourd’huiet…DrSarahmarqueuntempsd’arrêt.—…et l’objectif quenous avons fixé pour toi.Audébut, tu peux filmer en tant qu’observatrice.

Commesituétaisunepetitesouris.Tusaiscequej’entendsparlà?…Je hoche la tête, en tentant de cacher la panique qui menace de me submerger. Tout va soudain

beaucouptropvite.—…Etpuis,petitàpetit,j’aimeraisquetucommencesàinterviewerceuxquetufilmes.Tucrois

quetupourraisregarderdanslesyeuxdesgensàtraversl’objectifd’unecaméra?Une terreur absolue me guette. Je tente de l’ignorer puisque mon cerveau m’envoie souvent des

messages quine sont pas vrais et dont je ne dois pas tenir compte.C’est la première chose qu’onapprendàSaintJohn:notrecerveauestunimbécile.

—Jenesaispas,dis-je,lagorgeserrée,lespoingscontractés.Peut-être.—Super,ditDrSarahenmegratifiantdesonsourireangélique.Jesaisqueçaal’airduretqueça

t’effraie,Audrey.Maistuverras,cefilmteferaleplusgrandbien.—OK,maisjecomprendspas…Laissantmaphraseensuspens,jemeressaisistantbienquemaletjeravalemeslarmesdepeur.Je

nesaismêmepascequimeterrifieàcepoint.Lacaméra?Uneidéenouvellepourmoi?D’avoirétépriseaudépourvu?

—Qu’est-cequetunecomprendspas?—Qu’est-cequejedoisfilmer?—Tout.Tout ceque tuvois.Tun’asqu’àpointer la caméraet tourner.Tamaison.Seshabitants.

Fais-nousunportraitdetafamille.—OK,dis-je,incapablederetenirunricanement.Jel’intitulerai«Mafamille:AmouretSérénitéen

toutesimplicité».—Commetuveux,réplique-t-elleenriant.Jesuisimpatientedevoirlerésultat.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose.

Lacamérafaitletourd’unecuisineencombrée.

AUDREY(VOIXOFF)Bon,bienvenuedansmondocumentaire.Voicidonc la cuisine.La table.Frankn’apas encoredébarrassésonpetitdéjeuner,ilestdégueulasse.

PLANSERRÉsurune tableenpinbrutsur laquellesontposésunbolsale,uneassiette recouvertedemiettesetunpotdeNutelladuqueldépasseunecuillère.

AUDREY(VOIXOFF)Etvoicilesplacardsdelacuisine.

PLANSERRÉsurunerangéedeplacardsenboispeintsengris.Lacaméraglissedessuslentement.

AUDREY(VOIXOFF)Toutcelaestidiot.Jenesaispascequejedoisfilmer.Voilà,ça,c’estlafenêtre.

PLANSERRÉsurunefenêtrequidonnesurlejardin.Onaperçoitunevieillebalançoireetunbarbecueflambantneuf,quiporteencoresonétiquette.Lacamérazoomesurlebarbecue.

AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estlecadeaud’anniversairedepapa.Ilfaudraitqu’ils’enserve,quandmême.

Lacaméraseretourneverslaporteentremblant.

AUDREY(VOIXOFF)OK.Bon, jedevraismeprésenter. Jem’appelleAudreyTurneret je suisen trainde filmer làparceque…

(unsilence)

Bref. Mes parents m’ont acheté cette caméra. Ils ont dit : « Peut-être que tu deviendrasréalisatrice de documentaires ! » Enfin, ils étaient bien trop enthousiastes et ils ont dépensébeaucouptropdefric.Jeleuraipourtantditqu’ilsn’avaientqu’àm’acheterlamoinschère,maisilsvoulaient…alors…

Lacamérasedéplaceensautillantdanslecouloir,puisfaitlepointsurl’escalier.

AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estl’escalier.C’estclair,non?Vousn’êtespasdébile,jesuppose.

(unsilence)Jenesaismêmepasquivousêtes.Quiest-cequiregardeça?DrSarah,jesuppose.Salut,DrSarah.

Lacaméramontel’escalierentressautant.

AUDREY(VOIXOFF)Donconmontemaintenant.Quipeutbienhabiterunemaisonpareille?

Lacamérafaitlepointsurunsoutien-gorgeendentellenoireaccrochéàlarampe.

AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estàmaman.

(tempsd’arrêt)Àlaréflexion,ellen’apeut-êtrepasenviequevousvoyiezça.

Lacamératourneuncoinets’arrêtesuruneporteentrebâillée.

AUDREY(VOIXOFF)Ça,c’estlachambredeFrank.Maisjepeuxpasmerapprocheràcausedel’odeurnauséabondequis’endégage.Jevaisdonczoomer.

Lacamérazoomesurunboutdeplancherdisparaissantsousunméli-mélooùl’ondistinguedesbaskets,des chaussettes sales, une serviettemouillée, trois comicsScottPilgrim et un sachet àmoitiévidedebonbonsHaribo.

AUDREY(VOIXOFF)Lapièceentièreestcommeça.C’estpourvousdire.

Lacamérareculepuismontrelavoléedemarchessuivante.

AUDREY(VOIXOFF)Etça,c’estlachambredemesparents…

Lacaméra fait lepoint suruneporteàmoitiéouverte.Onentendunevoixà l’intérieur.C’est lamèred’Audrey.Elleparleassezbas,d’unevoixstressée,maisonl’entendquandmême.

MAMAN(VOIXOFF)J’enaiparléàmongroupedelecture.Carolinem’ademandé:«Ilaunepetiteamie?»Ehbien,il n’en a pas !Est-ce que c’estÇA le problème ?S’il en avait une, il sortirait peut-être plussouvent,aulieuderesterscotchéàcesatanéécran.NonmaisPOURQUOIiln’apasdecopine?

PAPA(VOIXOFF)Jesaispas.Arrêtedemeregardercommeça.C’estpasmafaute!

AUDREY(VOIXOFF)(àvoixbasse)

Cesontmesparents.Jecroisqu’ilsparlentdeFrank.

MAMAN(VOIXOFF)Bon,j’aiuneidée.Etsionorganisaitunepetitefêtepourlui?Oninviteraitdesjoliesfilles.

PAPA(VOIXOFF)Unefête?Tuparlessérieusement?

MAMAN(VOIXOFF)Pourquoipas?Ons’amuseraitbien.Onluiorganisaitdesijoliesfêtesautrefois.

PAPA(VOIXOFF)QuandilavaitHUITANS.Anne, tusaisàquoiçaressemble,unefêtepour lesados?Ets’ilss’entre-tuaientàcoupsdecouteau?Oufaisaientdespartiesdejambesenl’airsurletrampoline?

MAMAN(VOIXOFF)Maisnon!Tucrois?C’estpaspossible…

Laporteserefermelégèrement.Lacaméraserapprocheafindemieuxcapterleson.

MAMAN(VOIXOFF)Chris,as-tueuavecFrankuneconversationpère-fils?

PAPA(VOIXOFF)Non.Tuaseuavecluiuneconversationmère-fils?

MAMAN(VOIXOFF)Jeluiaiachetéunlivre.Ilyavaitdesimagesde…tusaisquoi.

PAPA(VOIXOFF)(intéressé)

Vraiment?Quelgenred’images?

MAMAN(VOIXOFF)Tusaisbien…

PAPA(VOIXOFF)Non,jenesaispas.

MAMAN(VOIXOFF)(d’untonimpatient)

Maissitusais.Tun’asqu’àteservirdetonimagination.

PAPA(VOIXOFF)Jen’aipasenvied’imaginer.Jeveuxquetumelesdécrives,lentement,d’unevoixsexy.

MAMAN(VOIXOFF)(mi-amusée,mi-fâchée)

Chris,arrête!

PAPA(VOIXOFF)PourquoiFrankseraitleseulàprendresonpied?

La porte s’ouvre. Papa sort. Séduisant. La petite quarantaine. Il porte un costard et tient à lamain unmasquedeplongée.Ilsursauteenvoyantlacaméra.

PAPAAudrey!Maisqu’est-cequetufaislà?

AUDREY(VOIXOFF)Jefilme.Tusais,pourlathérapie.

PAPAOui,oui,biensûr.

(et,plusfort,enguised’avertissement)Machérie,Audreyestentraindefilmer…

Maman surgit en jupe et en soutien-gorge. Avisant la caméra, elle plaque les mains sur son buste etpousseuncri.

PAPAC’estcequej’entendaispar:«Audreyestentraindefilmer.»

MAMAN(unpeusecouée)Ah,jevois.

Elleattrapeunpeignoirsurlapatèredelaporteets’endrapelehautducorps.

MAMANEhbien,bravomachérie.J’espèrequeceseraungrandfilm.Tupourraispeut-êtrenousprévenirlaprochainefoisquetutournes?

(coupsd’œilàpapa,raclementsdegorge)Onparlaitjustementde…lacrise…auMoyen-Orient.

PAPA(Ilhochelatête.)

Oui,auMoyen-Orient.

Tousdeuxregardentlacamérad’unairperdu.

Bon,jesupposequevousvoulezsavoir.Savoircequis’estpassé.«Précédemment,danslavied’AudreyTurner…»

Sauf que… oh là là. Je n’ai pas envie d’y repenser. Désolée, mais je ne peux pas. J’ai parlé àtellementdeprofs et demédecins, répété chaque fois lamêmehistoire, avec lesmêmesmots, jusqu’àavoirl’impressionquec’étaitarrivéàquelqu’und’autre.

Touteslespersonnesimpliquéescommencentàmeparaîtreirréelles.LesfillesdeStokeland;MlleAmerson, notre professeur principal, qui avait déclaré que jeme faisais des films et que je cherchaisseulementàattirerl’attention.(L’attention…Dieudel’ironie,tuentendsça?)

Personnen’ajamaiscomprispourquoi.Enfin,nousavonsplusoumoinscernéleproblème,maispasvraimentdéterminélacause.

Ça aprovoquéungros scandale et patati et patata.Trois filles ont été renvoyées ; il paraît qu’onn’avaitjamaisvuça.Mesparentsm’onttoutdesuiteretiréedeStokeland,etdepuis,jesuisrestéechezmoi. Enfin, à l’exception d’un séjour à l’hôpital, comme vous le savez déjà. L’idée, c’est que je «reprenne»àlaHeathAcademy.Seulement,pour«reprendre»,ilfautquejesoiscapablede«sortirdelamaison»,etc’estlàlehic.

Cen’estpasle«dehors»ensoiquimedérange:lesarbres,l’airetleciel.Cesontlesgens.Enfin,pastouslesgens.Sansdoutepasvous;avecvous,pasdesouci.J’aidansmaviedesgensréconfortants,desgensavecquijepeuxmedétendre,parleretrire.C’estjustequ’ilsnesontpasnombreux.Unegouttedanslamersionpenseàlapopulationmondiale.Oumêmeàlamoyennedespassagersd’unbus.

Jesuiscapabledeprendreunrepasenfamille.JevaisvolontiersvoirDrSarahàconditiondefairel’aller-retourenvoiture,dansma«bulledesécurité»,laquellecomprendaussilasalled’attente.CeuxdemongroupethérapeutiqueàSaintJohnappartiennentaussiàcettecatégorie«gensderéconfort».Ilsnereprésententpasunemenace.(OK,OK,jesaisquelesgensn’ontriendemenaçant.Maisessayezdoncdeconvaincremonimbéciledecerveau.)

C’est tous lesautresquiposentproblème.Lesgensdans larue,ceuxquisonnentà laporteouquiappellentàlamaison.Vousn’avezpasidéedunombredegensqu’ilyadanslemondejusqu’aujouroùilssemettentàvousficherunetrouillebleue.DrSarahditquejeneseraipeut-êtrejamaisàl’aisedanslafoule,cequin’estpasgrave.Enrevanche,ilfautvraimentqueje«metteunbémol»auxpenséesquidéclenchentmesattaquesdepanique.Quandjel’entendsprononcercesmots,celameparaîtraisonnable,jemedis:«Biensûr!Jepeuxlefaire.Fastoche.»Etpuislefacteurfrappeàlaporteetjedétalecommeunlapin.

Le truc,c’estque jen’ai jamaisété« sociable»,mêmequand toutallaitbien.Dansungroupedefilles,j’étaistoujourscellequisetenaitàl’écart,planquéederrièrelerideaudesescheveux.Cellequiessayaitdesejoindreauxconversationssurlessoutifsalorsque,dececôté-là…bonjourlenéant.Ne

faut-ilpasêtredotéedeformesfémininespourpouvoirparticiper?J’étaistoujoursparanoàl’idéequetoutlemondeavaitlesyeuxbraquéssurmoiensedisantquej’étaisarchinulle.

Enmêmetemps,j’étaiscellequ’onprésentaitauxvisiteurs:«EtvoiciAudrey,laplusbrillantedenosélèves»,«notrechampionnedenetball.»

Conseil en or pour les profs qui lisent ça (c’est-à-dire aucun probablement) : abstenez-vous demontrer du doigt la fille qui se crispe chaque fois qu’on la regarde. Parce que ça ne l’aide pas desmasses.Etévitezd’enrajouterunecoucheendéclarantdevanttoutelaclasse:«Audreyestleplusgrandespoirdesapromotion,elleestextrêmementdouée.»

Quirêvedereprésenterleplusgrandespoirdequoiquecesoit?Quiveutêtre«extrêmementdouée»?Quiaenviedepasserlerestedel’annéeàsubirlesregardsdetraversdesescamaradesdeclasse?

Enfin,jenereprocherienàcesprofs.Jedisjusteçacommeça.Bon,pourreprendrelefildemonhistoire.Ils’estpasséuntasdetrucshorribles.J’aiperdupied,ç’a

étélachutelibre.Etmevoilàmaintenant.Coincéeàl’intérieurdemonimbéciledecerveau.Papaditquec’esttoutàfaitcompréhensible.Aprèstout,j’aivécuunévénementtraumatisant.Jesuis

commeunbébéquipaniquedèsqu’onledéposedansdesbrasinconnus.Jelesaivus,cespetitsangesgazouilleurs, se transformerd’une seconde à l’autre enmonstreshurlants.Moi, je nehurlepas àvousdéchirerlestympans.Pasvraiment.

Jemeretiens.

Vousaveztoujoursenviedesavoir,hein?Vousêtescurieux.Cen’estpasmoiquivousenvoudrais.Maisvoilà:est-cenécessairedemettredesmotssurcequis’estpassé,surlepourquoidurenvoide

cesfilles?C’estsansimportance.C’estarrivé.C’estdupassé.Tournonslapage.Nousnesommespasobligésdetoutnousdire.Voilàunechosedeplusquej’aiappriseenthérapie:

nousavonsdroitànotrevieprivée.Nousavonsledroitdedirenon.Dedire:«Jen’aipasenvied’enparler.»Alors,siçanevousdérangepas,laissonsleschosescommeellessont.

J’apprécie votre intérêt et votre sollicitude. Inutile de vous polluer le cerveau avec ces bêtises.Écoutezplutôtunejoliechanson.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamérafaitletourduhalld’entréeets’arrêtesurlecarrelage.

AUDREY(VOIXOFF)Alors,ça,c’estdesvieuxcarreauxquidatentdel’époquevictorienneaumoins.Mamèrelesadégotés dans une benne à ordures et nous a forcés à les traîner jusqu’ici. Ça a pris UNEPLOMBE.Lesolétaittrèsbiencommeilétait,maiselle,ellerépétaitsansarrêt:«Cesontdescarreauxhistoriques!»Nonmais,quelqu’unlesavaitJETÉS.Elles’enrendcomptequandmême?

MAMANFrank!

Mamanapprochedanslecouloir.

MAMANFRANK!

(àAudrey)Oùesttonfrère?Oh.Tuesentraindefilmer.

Ellerejettesescheveuxenarrièreetrentreleventre.

MAMANBienjoué,machérie!

Frankdébarquetranquillementdanslehall.

MAMANFrank!Regarde-moicequej’aitrouvésurletoitdelacabanedeFelix

Ellebranditsoussonnezunepoignéed’emballagesdesucreries.

MAMANPrimo,jeneveuxpasquetuaillest’asseoirsurletoitdelacabane.Letoitn’estpassolide,ettumontreslemauvaisexempleàFelix.Deuzio,tuterendscomptequetut’empoisonnesavectoutcesucre?Penseàtasanté.

Franknerépondpas.Ilseborneàlafixerméchamment.

MAMANEst-cequetuasfaitassezdesportcettesemaine?

FRANKLargement.

MAMANEhbien,c’estsûrementpasassez.Oniracourirdemain.

FRANK(scandalisé)

Courir?Turigoles?COURIR?

MAMANIlfautquetuprennesl’air.Quandj’avaistonâge,j’étaistoujoursdehors.Jefaisaisdusport,jeprofitaisdelanature,jemepromenaisdanslesbois…J’aimaismedépenser…

FRANKLa semaine dernière, t’as dit que, quand t’avais notre âge, t’avais toujours « le nez dans unbouquin».

MAMANJe…Je…Lesdeux.

AUDREY(dederrièrelacaméra)

L’annéedernière,tunousasditquequandt’avaisnotreâgetuétais«toujoursfourréedanslesmuséesettuparticipaisàdesévénementsculturels».

Mamanal’airpriseaudépourvu.

MAMAN(soudainfurieuse)

Jefaisaistoutça.Entoutcas,oniracourirdemain.Pasdediscussion.(Frankpousseungrossoupir.)

Pasdediscussion,tum’entendsFrank?

FRANKOK,OK,d’accord.

MAMAN(unpeutropgentiment)

Ah,etFrank,jemedemandaisjuste…Ilyavaitdesfillessympasàlapiècedel’école,non?Yena-t-ilquite…plaisent?Tudevraislesinviteràlamaison!

Frankluijetteunregardnoir.Lasonnetteretentitetilsetourneverslacamérapourmeprévenir.

FRANKEuh,Audrey.C’estLinus.Situveux…tusais.Allertecacher.

AUDREY(VOIXOFF)Merci.

Maman disparaît dans la cuisine. Frank se dirige vers la porte d’entrée. La caméra reculemais restecadréesurlaported’entrée.

FrankouvreetonvoitapparaîtreLinus.

FRANKSalut.

LINUSSalut.

Linusjetteuncoupd’œilàlacaméraetcelle-ciseretirepromptement.

Puis,auralenti,deplusloin,ellerevientzoomersurlevisagedeLinus.Leplanseprolonge.

Jefilmaisseulementparcequec’estunamideFrank.C’estpour…voussavez.Donneruneidéedelasituationfamilialedanssoncontexte.

Bon,d’accord,ilaunbeauvisage.J’aivisionnéplusieursfoislesimages.

Lelendemainmatin,aprèslepetitdéjeuner,mamandébarquedanslacuisineenlegging,débardeurroseetbaskets.Elleaunmoniteurdefréquencecardiaquesanglésurlapoitrineettientunebouteilled’eauàlamain.

—T’esprêt?crie-t-elledubasdel’escalier.Frank!Onyva!Frank!FRANK!Après une éternité, Frank fait son apparition. Jeannoir, tee-shirt noir, baskets de tous les jours et

minerenfrognée.—Tupeuxpasallercourircommeça,déclaremamère.—Biensûrquesi.—Maisnon.Tun’aspasplutôtunshortdesport?—Unshortdesport?Devantlamouedeméprisd’unFrankdégoûté,jenepeuxretenirunhoquetderire.—Qu’est-ceque tu as contre les shorts de sport ? répliquemaman, sur la défensive.C’est ça, le

problèmeavecvous,lesjeunes.Vousavezl’espritobtus.Vousêtesbourrésdepréjugés.«Vouslesjeunes.»Cestroismotsannoncentuneharangueàlamaman.Moiquil’observedepuisla

portedusalon,jevoisseprofilerlesautressignesprécurseurs.Sonregarddevientpensif…elledébordedechosesàdire…sarespirations’accélère…

Et…bingo.—Tusais,Frank,tun’asqu’uncorps!luidit-elled’unairdereproche.C’estunbienprécieux!Tu

doisenprendresoin!Etcequim’inquiète,c’estquetusemblesn’avoiraucuneidéedecequiestbonpourtasanté,tunefaisrienpourtemaintenirenforme…tunefaisqueboufferdescochonneries…

— Quand on aura ton âge, ils auront inventé des remplacements bioniques pour nos organesdéfectueux,rétorqueFrank,impassible.Alors…

—Tusaiscombiendegaminsde tonâgesontatteintsdediabète?poursuitmaman.Tuconnais lenombred’adolescentsquisouffrentd’obésité?Etjeneteparlemêmepasdesproblèmescardiaques.

—OK,nem’enparlepas,répliqueFrank.Unelueurdecolères’allumedanslesyeuxdemaman.—Ettusaisquoi?Toutça,c’estàcausedecesécransmaléfiques!Certainsenfantsdetonâgene

peuventmêmepasseleverdeleurcanapé!—Combien?demandeFrank.—Quoi?ditmaman,interloquée.—Combiend’enfantsdemonâgenepeuventmêmepasse leverdeleurcanapé?Parcequeselon

moi,c’estdelaconnerie,cequeturacontes.T’asluçadansleDailyMail?Mamanlefoudroieduregard.—Unnombreimportant.

—Ouais,troispeut-être.Parcequ’ilssesontcassélajambe.—Tupeuxtemoquerdemoitantquetuveux.Maisjeneprendspasmesresponsabilitésparentalesà

lalégère.Jenete laisseraipaste transformerenunlégumezombifié.Jenelaisseraipastesartèressedurcir. Tu ne deviendras pas une statistique. Allez, viens. On va courir. On commence par unéchauffement.Suis-moi.

Elleadopteunedémarcheénergiqueetbalance lesbrassurun rythmemécanique. Je reconnais lesmouvementsdesonDVDdefitnessDavina.Aprèsuninstantd’hésitation,Frankluiemboîtelepas.Ilfaitdesmoulinetsaveclesbrasetrouledesyeuxdeclown.Jemordsmonpoingpourm’empêcherd’exploserderire.

—Contractetesabdominaux,recommandemamanàFrank.TudevraisfaireduPilates.Tuasentenduparlerd’unmouvementappelé«laplanche»?

—Oh,çava!marmonneFrank.—Etmaintenant,ons’étire…Alorsqu’ilsétirentleursmusclesischio-jambiers,Felixdébarquedansl’entréeenbondissant.—Yoga!hurle-t-iltoutjoyeux.Moiaussijepeuxfaireduyoga.JepeuxfaireunYOGATRÈSVITE.Ils’allongesurledosetsemetàdonnerdescoupsdepieddésordonnésenl’air.—Superyoga,luidis-je.Duyogaéclair.—UnyogaFORT,ditFelixenmeregardanttrèssérieusement.Jesuisleyogaleplusfort.—Oui,tuesleplusfortdesyogas,dis-je.—Çasuffit,décrètemamanensoulevantlatête.Bon,Frank,onvayallermolloaujourd’hui,juste

unepetitecourse…—Etsionfaisaitdespompes?l’interromptFrank.Ondevraitpasfairedespompesavantd’yaller?—Despompes?Levisagedemamansedécompose.J’aivumamanenfairedevantsonDVDDavina.Cen’estpasbeauàvoir.Ellepoussedesjuronsen

suantàgrossesgouttesetrenonceauboutdecinqremontées.—Euh…biensûr,dit-elleenseressaisissant.Bonneidée,Frank.Onpeutfairequelquespompes.—Etsionenfaisaittrente?—Trente?s’étranglemaman,blême.—Jecommence,ditFrankensejetantausol.Etlevoilàfacecontreterrequiexécutedeparfaitespousséesencadence.Ilestdoué.Sansblague,il

aunvraitalent.Mamanlefixe,médusée,commes’ilvenaitdesemétamorphoserenéléphant.—Bahalors,ettoi?faitFrankens’arrêtantàpeine.—Euh…oui,murmuremamanensemettantàquatrepattes.Aprèsdeuxpompes,elles’arrête.—T’arrivespasàsuivre?luilanceFrank,essoufflé.Vingt-trois…vingt-quatre…Maman en réussit quelques-unes de plus, mais elle est à bout de souffle. Elle n’a pas l’air de

s’amuserdutout.—Frank,oùas-tuapprisàfaireça?demande-t-elletandisqu’ilterminesasérie.Ondiraitqu’elleestfurieusecontrelui,àcroirequ’illuiajouéunsaletour.—Àl’école,répond-il.EnEPS.Ils’assoit,fessessurlestalons,etluiadresseunsouriremalicieux.—Jesaiscouriraussi.Jefaispartiedel’équiped’endurance.—QUOI?s’exclamemaman,toutepâle.Maistunem’avaisriendit!—Onyva?ditFrankenbondissantsursespieds.J’aipasenviedemetransformerenobèsevictime

potentielled’unecrisecardiaque.

Alorsqu’ilssedirigentverslaporte,jel’entendsajouter:—Est-cequetusaisquelaplupartdesfemmesdequaranteansnefontpasassezdepompes?J’ailu

çadansleDailyMail.

Quaranteminutesplustard,ilsrefontleurapparitiondansl’entrée,haletants.Jedisbien«haletants».Frank transpireàpeine,alorsquemamana l’air sur lepointdes’évanouir.Elleest toute rougeetsescheveuxdégoulinentdesueur.Pournepas tomber,elle s’agrippeà la rampede l’escalierensoufflantcommeunelocomotive.

—Commentétaitvotrejogging?demandepapaquientreenscèneàsontour.Ilsefiged’inquiétudedevantl’étatdemaman.—Anne,çava?—Oui,oui,réussit-elleàarticuler.Trèsbien.Enfait,Franks’esttrèsbiendébrouillé.—PeuimporteFrank…ettoi?s’inquiètepapaquinelaquittepasdesyeux.Anne,tuastroptirésur

lacorde?Jecroyaisquetuétaisenforme!—Maisjesuisenforme!proteste-t-elleenhurlantpresque.Ilm’afaituntourdecochon!Franksecouetristementlatête.—Mamandevraitfaireplusd’exercice,recommande-t-il.Maman,tun’asqu’uncorps,tusais.C’est

tonbienleplusprécieux.Ilmefaitunclind’œilavantdes’éclipserdanslasalledejeux.

C’estvraiqueFrankn’apastort.Maismamanaussiaraison.Toutlemondemarqueunpointdanscetteaffaire.Après avoir couru avecmaman, Frank a passé les dix heures suivantes scotché à son écran.Dix

heuresentières.Lesparents,sortispourtrimbalerFelixàunesériedefêtesd’anniversaire,avaientditàFrankdefairesesdevoirspendantleurabsence.Frankavaitrépondu«oui»,puiss’étaitconnecté.Findel’histoire.

Et maintenant, c’est dimanchematin.Maman est au tennis et papa bricole dans le jardin.Moi jeregardelatélévision.Frankapparaîtsurlepasdelaporte.

—Salut.—Salut.Meslunettesdesoleilsontenplace.Jenetournepaslatête.—Écoute,Audrey.Linusvapasserpasmaldetempsici.Tudevraisapprendreàleconnaître.Ilfait

partiedemonéquipeLOC.Rienqu’enentendant«Linus»et«apprendreàleconnaître»,jemecrispe.—Etpourquoidoncdevrais-jeapprendreàleconnaître?—Il sesentpas lebienvenu ici.Tusais,àcausedecequis’estpassé l’autre jour.Quand tu t’es

enfuie.Çal’afaitunpeuflipper.Je le gratifie d’un froncement de sourcils. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle cet épisode. Je

répliqueenentourantmesgenouxdemesbras:—Iln’aaucuneraison.—Etpourtant.Ilpensequetuluienveux.—Explique-luidanscecas.Tusais.Pour…—C’estfait.—Bon,alors…Unsilenceplaneuninstant.Frankn’atoujourspasl’airsatisfait.—SiLinusnevientplusici,ilsejoindraàuneautreéquipeLOC,explique-t-il.Ilestsuperdoué.—Quid’autrefaitpartiedevotreéquipe?Jepivotesurmoi-mêmepourfairefaceàFrank.—Deuxmecsdulycée.NicketRameen.Ilsjouentenligne.MaisLinusetmoi,onsechargedela

stratégie.Onvas’inscrireautournoiinternationaldeLOC.Commelesqualificationssontle18juillet,ilfautqu’ons’entraîneàmort.Legrandprix,c’est6millionsdedollars.

—QUOI?dis-jeenledévisageant.—Jedéconnepas.—Tupeuxgagner6millionsdedollars?JusteenjouantàLOC?

—Pas«juste»enjouantàLOC,rétorqueFrankimpatiemment.Tuterendspascompte,c’estdevenuunvraispectaclesportif…

Ilyaunbailquejenel’aivuaussienthousiaste.—…LetournoiauralieuàToronto.Ilssontentraindeconstruireunstadegéantpouraccueillirune

foulevenuedesquatrecoinsdumonde.Ilyabeaucoupdefricenjeu.C’estçaquelesparentsneveulentpascomprendre.Ànotreépoque,joueurdejeuxvidéo,c’estunecarrière.

—Ouais,c’estça,dis-jed’untondubitatif.J’aiétéàunejournéed’orientationaubahut.Jen’aivuaucunstandDEVENEZJOUEURDEJEUX

VIDÉO.—Voilàpourquoi tudois tedébrouillerpourqueLinus se sentechez lui ici, conclutFrank. Jene

peuxpasmepermettredeperdreunpartenaireaussigénial.—Tunepeuxpasallerchezlui?Frankfaitnondelatête.—Onaessayé.Maisilyaleproblèmedesagrand-mère.Elleestatteinted’uneespècededémence

sénile.Ellenenouslaissejamaistranquilles.Ellehurle,ellepleure,desfoisellenereconnaîtplusLinusetsemetàviderlecongélateur.Ilssontobligésdelasurveillertoutletemps.LinusfaitsesdevoirsauCDI.

—Ah,jevois.PauvreLinus.Bon…tusais.Dis-luiquej’airiencontrelui.—Ilm’ademandétonnumérodetéléphonemais…Frankhausselesépaules.—Mouais.Je n’ai plus de téléphone. Pour en rajouter une couche, je suis devenue anti-téléphone. Pas une

téléphonophobie,justeuneaversion.CequeFranknecomprendrajamais.Aprèssondépart,jechangedechaînepourregarderunesortedeVidéoGag.Felixvients’asseoirà

côtédemoietonseblottittouslesdeuxsurlecanapé.Felixestunepeluchevivantequiparle.Ilestcâlinettoutdouxetsionappuiesursonventre,ilrit,çamarchechaquefois.Sescheveuxboucléssontd’unblondaussivifqu’unefleurdepissenlit.Ilesttoujoursrayonnantdebonheur.Ildonnel’impressionqueriendemalnepourrajamaisluiarriver.

C’estsansdoutecequemesparentspensaientdemoiautrefois.—Alors,commentc’estl’école,Felix?T’estoujoursamiavecAidan?—Aidanalavavaisselle,medit-il.—Lavaricelle?—Lavavaisselle,mecorrige-t-ilcommesij’étaisstupide.Lava-vais-selle.—Ah,d’accord,dis-jeenhochantlatête.J’espèrequetunel’attraperaspas.—Jecombattrailavavaisselleàcoupsd’épée,assure-t-il,letorsebombé.Jesuisunbraveguerrier.J’ôtemeslunettesdesoleiletjecontemplesonpetitvisagerond,simerveilleusementouvert.Felix

estlaseulepersonnequejesoiscapablederegarderdanslesyeux.Mesparents,cen’estmêmepaslapeine.Ilsdébordentd’inquiétudeetdepeur,etilsensaventtroplong.Ilsexprimenttropd’amour,vousvoyezcequejeveuxdire?Sijamaisjeviensàcroiserleurregard,toutmerevientd’unseulcoupcommeunrazdemarée–letoutmêléàunecolèrequichezeuxesttoutàfaitjustifiée.Nonqu’ellesoitdirigéecontremoi,maistoutdemême.C’esthautementtoxique.

Quant auxyeuxdeFrank, ils ont seulement l’air unpeupaniqués.Style : «À l’aide,ma sœur estdevenuefolle,quedois-jefaire?»Ilaimeraitbienqueçaneletouchepasàcepoint,maisiln’ypeutrien.Biensûrqueçaleperturbe.Sasœurseplanquedanslamaisonderrièreseslunettesdesoleil.Onnepeutpasluienvouloir.

MaislesyeuxbleusdeFelixsontaussitransparents,clairsetrassurantsqu’unverred’eau.Ilnesaitabsolumentrien,àpartquelui,c’estFelix.

—Salut,toi,dis-jeenfrottantmonvisagecontrelesien.—Salut,toi,répète-t-ilenseserrantcontremoi.Jevoudraisunbonhommedeneige…FelixestobsédéparLaReinedesneiges,etjelecomprends.JemesenscommeElsa.Saufqueje

doutequ’endonnantunevéritablepreuved’amourjepuissefairefondrelaglace…lepicàglaceseraitplusmongenre.

LavoixdeFrankmetuntermeàmarêverie.—Audrey.Linusestarrivé.Ilt’envoieça.Jeremetsmeslunettesdesoleilavantdereleverlatête.Frankmetendunefeuilledepapierplié.—Ah,dis-je,perplexe,enprenantlafeuille.Bon,OK.Franksort.Jeladéplieetjedéchiffrel’écriture,quim’estinconnue:

Salut.Désolépourl’autrejour.Jen’aipasvoulutefairepeur.Linus

Oh,non.Çacraintàtouslesniveaux.D’abord,ilpensem’avoirfaitpeur.(Cequiestvrai,maisc’estpaslui

personnellement quim’effraie.) Ensuite, il ressent le besoin de s’excuser, ce quime donnemauvaiseconscience.Enfin,qu’est-cequejesuiscenséefairemaintenant?

Jeréfléchisuninstant,puisj’écrisendessous:Non,c’estmoiquim’excuse.Jesuissuperbizarre.C’estpastafaute.Audrey

—Felix.VadonnerçaàLinus.Linus,suis-jeforcéederépéteralorsqu’ilmeregardeavecdegrandsyeux.L’amideFrank…Linus…Legrand!

Felixprendlepapier,l’inspecte,leplie,lefourredanssapocheetsemetàjoueravecsontrain.—Felix,vas-y!DonneçaàLinus.—Maisilrentredansmapoche,objecte-t-il.C’estmonpapierdepoche.—Ilnet’appartientpas.C’estunmot.—Maisjeveuxunpapierdepoche!Felixfaitsagrimacequiprécède«lecri».Zut.Danslesfilms,ilsaccrochentunmessageaucollierd’unchienquivagentimentl’apporteràson

destinataire.Pasd’histoire.—D’accord, Felix, tu peux avoir un papier de poche, dis-je, exaspérée. Je sais pas ce que c’est

mais,tiens,voilà.J’arracheunepaged’unmagazine,puisjelaplieetlafourredanssapoche.—Maintenant,vadonnermonpapieràLinus,danslasalledejeux.UnefoisFelixenfinparti,jenesuisvraimentpascertainequemaréponsearriveraàdestination.Ily

adeschancespourqu’illabalanceàlapoubelleoul’introduisedanslelecteurDVD,ouencorequ’ilenoublietotalementl’existence.Jemontelesondelatéléetjen’ypenseplus.

Deuxminutesplustard,revoilàFelixaveclemot.Ils’exclame,toutjoyeux:—Lis-le!Lislepapierdepoche!

Jeledéplie.Linusaajoutéuneligne.OndiraitundébutdeCadavreexquis.

Frankm’aexpliqué.Çadoitpasêtrefacilepourtoi.

Jelisselemorceaudepapiersurmongenouetj’écris:

C’estpassigrave.Enfinsi.Bon,c’estcommeça.J’espèrequevousêtesentraindegagner.Aufait,tuétaisgénialenAtticusFinch.

Jerenvoielemotparl’intermédiairedeFelixlechienetmeplantedenouveaudevantl’écrandelatélé.Maislesgagsnem’amusentplus.Jesuissurlemodeattente,moiquidepuisdessemaines,desmois,uneéternité,n’interagisplusaveclesautressaufavecmespersonnesdeconfiance.Felixrevientpresquetoutdesuiteetjeluiarrachelepapierdesmains.

Hé,merci.Onessayed’infligerdelourdsdommagesàl’adversaire.Frankmehurledessusparcequejesuisentraindet’écrire.Tuasunemauvaiseinfluencesurmoi,Audrey.

Jeregardelamanièredontilaécritmonnom.Ilyadanssonécriturequelquechosed’intime.Commes’ils’étaitemparéd’unepartdemoi-même.Jel’imagineentraindeprononcer:Audrey.

—Dessinelesmots,ordonneFelix.Monpetitfrères’estprisaujeu:ilestnotremessager.—Dessinelesmots,répète-t-ilentapantsurlepapier.Lesmots!Maisjen’aiplusenvie.Jevaispliercepapieretlemettredecôtépourpouvoirleressortirplustard

etlereliretranquillement.Jevoudraisétudiersonécriture.L’imaginerformantleslettresdemonprénomavecsonstylo.Audrey.

JeprendsunefeuilledepapierA4danslemeubleoùsontrangéestoutesmesfournituresscolaires,etjegriffonne:Bon,c’étaitsympadeparleravectoi(enquelquesorte).Àplus.

JerenvoieFelixet,trentesecondesplustard,jereçois:Àplus.

Jetienstoujourslapremièrefeuille.Celleoùilatracémonprénom.Jelaposecontremajoueetj’enhumeleparfum.Jecroispercevoirl’odeurdesasavonnetteoudesonshampoingoudejenesaisquoi.

Felix,lenezcollécontrel’autrepapier,mefixedesesgrandsyeuxronds.—Tonpapierdepochesentlecaca,dit-ilavantd’exploserderire.Lespetitsdequatreansonttoujourslemotpourcasserl’ambiance.—MerciFelix,dis-jeenluiébouriffantlescheveux.Tuesuntrèsbonmessager.—Dessineencoredesmots,dit-ilentapotantlafeuille.Encore.—Onafinidetchatter.MaisFelixramasseuncrayonetmeletend.—Faisdesmotsrouges,m’ordonne-t-il.Fais«Felix».J’écris«Felix».Il regardesonnomd’unairrêveur.Je le tire tendrementsurmesgenouxpourun

nouveaucâlinréconfortant.Jemesenslégèrementeuphorique,etcommevidée.Çavousparaîtpeut-êtreexcessif,maisaucasoù

vousnel’auriezpasremarqué,jesuislareinedeladramatisation.Lavérité,c’estquesivousnecommuniquezjamaisavecpersonnedenouveau,vraimentjamais,vous

perdezlamain.Alors,quandvousvousyremettez…DrSarahm’aprévenue:jedoism’attendreàcequeles tâches lesplusminimes, lespluspetitsaccomplissements,soientépuisants.Etcroyez-leounon,cepetitéchangedebilletsm’alaisséesansforces.

Quandmême,c’étaitsympa.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Lacamérasedirigeversuneportefermée.

AUDREY(VOIXOFF)Bon,voilàlebureaudemonpère.C’estlàqu’iltravaillelorsqu’iln’estpasaubureau.

Onvoitunemainpousserlaporte.Puisonaperçoitpapa,affaléàsatable,entrainderonflerdoucement.Surl’écran,ilyaunevoituredesport,uneAlfaRomeo.

AUDREY(VOIXOFF)Papa?Tudors?

Papasursauteetsedépêched’éteindrel’écrandesonordinateur.

PAPAJeneDORMAISpas.Jeréfléchissais.Alors,t’asemballétoncadeaupourmaman?

AUDREY(VOIXOFF)C’estpourçaquejesuislà.T’asdupapiercadeau?

PAPAOui.

IlsaisitunrouleaudepapiercadeauetletendàAudrey.

PAPAEtregardecequej’aid’autre!

Il sort une boîte pâtissière blanche dont il soulève le couvercle : on découvre un beau gâteaud’anniversaire.Leglaçages’orned’unsuperbe39.

Silence.

AUDREY(VOIXOFF)Papa,pourquoiest-cequetuasfaitmettre39sursongâteau?

PAPAPersonnen’esttropâgépourungâteaud’anniversairepersonnalisé.

(Ilpapillonnedesyeuxpourlacaméra.)Entoutcas,moi,jenelesuispas.

AUDREY(VOIXOFF)Maisellen’apastrente-neufans.

PAPA(interloqué)

Mais,si.

AUDREY(VOIXOFF)Non.

PAPAMais,si,elle…

Ilétouffeuncri.Ilesthorrifié.Ilregardelegâteau,puissetourneànouveauverslacaméra.

PAPAOh,non!Tucroisqu’elleserafâchée?Non.Biensûrquenon.Enfin,rienqu’unepetiteannée,qu’est-cequeçapeutfaire…?

AUDREY(VOIXOFF)Papa,tusaisbienqu’elleserafurieuse.

Papaal’aircomplètementpaniqué.

PAPAIlnousfautunnouveaugâteau.Combiendetempsnousreste-t-il?

Onentenduneporteclaquerenbas.

MAMAN(HORSCHAMP)Coucou!Jesuisrentrée!

Papaestdésemparé.

PAPAAudrey,qu’est-cequ’onvafaire?

AUDREY(VOIXOFF)Onn’aqu’àlechanger.Onpourraitletransformeren38.

PAPAAvecquoi?

IlsoulèveunflacondeTipp-Ex.

AUDREY(VOIXOFF)Non!

OnfrappeàlaporteetFrankfaitsonentrée.

FRANKMamanestrentrée.C’estquandsongoûterd’anniv’?

Papaestentraindedécapuchonnerunmarqueurnoir.

PAPAJ’aiqu’àutiliserça.

AUDREY(VOIXOFF)Non!Frank,tupeuxalleràlacuisinechercheruntubedeglaçageouuntrucdanslegenre?Untrucmangeableaveclequelonpeutécrire.Maisnedispasàmamanpourquoi.

FRANK(médusé)

Untrucmangeableaveclequelonpeutécrire?

PAPAGrouille-toi!

Frankdisparaît.Lacamérafaitlepointsurlegâteau.

AUDREY(VOIXOFF)Commentt’asputetrompersursonâge?Commenttut’esdémerdé?

PAPA(Ilseprendlatêtedanslesmains.)

J’en sais rien. Je viens de passer un mois à pondre des rapports financiers pour l’annéeprochaine.L’annéeprochaine!C’esttoutceàquoijepense.J’aidûperdreuneannéeenroute.

Frankentreentrombeenbrandissantunebouteilledeketchupsouple«têteenbas».

AUDREY(VOIXOFF)Duketchup?Tutefousdequi?

FRANK(surladéfensive)

Bah,jesavaispas,moi!

Papas’armedelabouteille.

PAPAEst-cequ’onvapouvoirtransformerun9en8?

FRANKTuluiferaspasprendredesvessiespourdeslanternes.

AUDREY(VOIXOFF)T’as qu’à recouvrir le nombre entier avec du ketchup. On n’a qu’à napper son gâteaud’anniversairedeketchup.

FRANKÇacraintunmax.

PAPA(Ilnappelegâteau.)

Mamanadoreleketchup.C’estparfait.Toutestarrangé.

Voilà une bonne leçon de vie. N’essayez jamais de réparer un gâteau d’anniversaire à l’aide d’unebouteilledeketchup.LeTipp-Exmarchesansdoutemieux.

Lorsquepapaaapportélegâteau,mamanaouvertgrandlabouche,maisiln’enestsortiaucuncridejoie. Imaginez une couche de ketchup sur un glaçage blanc : ça ressemble plutôt à un massacre à latronçonneuse.

Ona entonnéenchœur super fort : « JoyeuxAnniversaire !»Mamana soufflé sa seule etuniquebougieetpapaadit:—Laisse-moidoncemporterça,jevaisledécouper…

—Attends!l’enaempêchémamanunemainposéesurlasienne.Qu’est-cequec’estqueÇA?C’estpasduketchup,quandmême?

Papaarépliquédutacautac:—C’estunerecettedePierreGagnaire.Delapâtisseriemoléculaire.—Ah,afaitmaman,perplexe.Maislà,n’est-cepas…?Ethop,avecuncoindesaserviette,ellearamasséunpeudeketchup.—C’estbiencequejepensais!Ilyaquelquechosedessous!—C’estrien!s’estdépêchédedirepapa.—Ilyaquelquechosededessinésurleglaçage!Elleacontinuéàessuyerleketchup.Ilnenousrestaitplusqu’àcontemplerensilencelegâteaublanc

striéderouge.—Chris,asoudainditmamand’unevoixchangée,trèsbizarre.Pourquoiest-ilécrit39?Papaapassélamainsurlesvestigesdesoncamouflage.—Mais,non!38.Regarde,c’estun8.—Un9,ainsistéFelixledoigtpointéverslegâteaud’unairsûrdelui.Lechiffre9.—C’estun8,Felix,amartelépapa.Un8!Felixétaitéberlué.Ilmefaisaitpitié.Lepauvre,commentest-ilsupposéapprendrequoiquecesoit

avecdesparentsaussidingos?—C’estun9,Felix,luiai-jechuchotéàl’oreille.Papafaituneblague.—Tumedonnes trente-neufans?agémimamanen levant lesyeuxverspapa.Parcequec’estde

quoij’ail’air?C’estça?Elleaprissonvisageentresesmains.—J’ailevisaged’unefemmedetrente-neufans,hein?C’estàçaquetuveuxenvenir?Àmonavis,papaauraitmieuxfaitdejeterlegâteau.

Bon,alorscesoir,monpèreemmènemamèreaurestaurantpourunpetitdînerentêteàtête,commeen témoigne lenuagedeparfumquiaéludomiciledans lacaged’escalier.Mamannefaitpasdans lasubtilitéquandelles’habillepoursortirlesoir.Commeellenousdittoujours,depuisqu’elleaeutroisenfants,saviesocialeestinexistante.Aussi,quandilluiarrivedesortir,pourcompenser,ellenelésinenisurl’eaudetoilette,nisurl’eye-liner, lalaquepourcheveuxetlahauteurdestalonsaiguilles.Jelaregardedescendrelesmarchesavecprécautionetjeremarquequ’elleaunetachedecrèmeautobronzantesurlebras,maisjenedisrien:aprèstout,c’estsonanniversaire.

—Çavaaller,machérie?Ellemeprendparlesépaulesetmedévisageavecuneexpressionsuperinquiète.—Tuasnosnuméros.S’ilyaquoiquecesoit,disàFrankdenousappelertoutdesuite.Mamansaitquejenesuispastellementbranchéetéléphone.C’estpourçaquec’estFranklebaby-

sitterofficiel,etpasmoi.—Çavaaller,maman.—Biensûr,dit-ellesanspourautantlâchermesépaules.Machérie,repose-toi.Couche-toidebonne

heure.—Oui,maman.—Et,Frank…,continue-t-elleen levant la têtealorsqu’ildébouledans l’entrée.Tun’esautorisé

qu’àfairetesdevoirs.Parcequejeprendsçaavecmoi.Ellebrandituncâbled’unairtriomphant.Frankpousseuncri.—Est-cequet’as…?—Débranché tonordinateur?Oui, jeunehomme.Cesoir jeneveuxpasdecetordinateurallumé

pendantunenanoseconde.Situterminestesdevoirsàtemps,tupeuxregarderlatéléoulireunlivre.TupeuxlireduDickens!

—DuDickens,répèteFrankd’untondésobligeant.—Oui,duDickens!Pourquoipas?Quandj’avaistonâge…—Jesais,coupeFrank.T’asvuDickensenlive.Etilétaitvraimentgénial.Mamanfaitlesgrosyeux.—Trèsdrôle.Papadévaleàcetinstantlesdernièresmarches.—Alors!Prêteàfêtertonanniversairecommeilsedoit?Ilrépandautourdeluiuneforteodeurd’after-shave.Qu’est-cequ’ilsonttouslesdeuxàs’arroserde

parfum?—Toutvabien,n’est-cepas?demande-t-ilennousregardanttouràtour,monfrèreetmoi.Onestau

coindelarue,detoutefaçon.Mes parents sont incapables de quitter la maison.Maman remonte vérifier une dernière fois que

Felixa toutcequ’il luifaut,etpapaserappellesoudainqu’ila laissé l’arrosageautomatiqueenroutedanslejardin.Etpuismamanveuts’assurerqu’elleabienprogrammél’enregistrementdesachèresérie,EastEnders.

Quandonaenfinréussiàlespousserdehors,onéchangeunregard,Franketmoi.—Ilsserontderetourdansàpeineuneheure,préditFrankensedirigeantverslasalledejeux.Jeluiemboîtelepas:jen’airiend’autreàfaire,etpuisj’aiassezenviedeliresondernierScott

Pilgrim.Ils’installeàsonordinateur,fouilledanssonsacetenextraituncâble.Ilbranchesabécane,seconnecte,etlevoilàlancédansunepartiedeLOC.

—Tusavaisquemamanallaitteprendrelecâble?Jesuisimpressionnée.—Ellel’adéjàfait.J’enai,genre,cinqderechange.

Sonregardsevoiledèsqu’ilsemetàjouer.Celanesertplusàriendeluiparler.JedénicheleScottPilgrimsousunpaquetdechipsgéantetmepelotonnesurlecanapépourbouquiner.

Ils’estàpeineécouléuneseconde,dumoinsc’estcequ’ilmesemble, lorsquejerelèvela têteetvoismamandansl’encadrementdelaporte,trèsgrandesursestalonshauts.Parquelmiracle…?

—Maman,dis-jeenclignantdesyeux.Jecroyaisquevousétiezpartis?—J’avaisoubliémontéléphone,explique-t-elled’unevoixdangereusementcalme.Frank?Qu’est-

cequetufabriques?Oh,non!Frank…Frank.Jetourneàtoutevitesselatêteverslui.Frank,lecasquesurlesoreilles,

cliquetranquillementsursasouris.—Frank!aboiemaman.Ilredresselatête.—Oui?—Qu’est-cequetufabriques?réitèremamandumêmetonmenaçant.—Labodelangue,répondFrank,sanssedémonter.—Labode…hein?bafouillemaman,désarçonnée.—Mesdevoirsdefrançais.Untestdevocabulaire.Jemesersd’unvieuxcâble.Jemesuisditquetu

m’envoudraispas.Ilmontredudoigtsonécransurlequelflotteengrosseslettresrougeslemot«armoire»,suivi,en

bleu,desatraduction.Ehbah,iladûfairevitepourouvrirça.IlparaîtqueLOCaméliorelesréflexes.Ehbien,c’estpasdelablague.—Toutcequetuasfaitsurl’ordinateurdepuisqu’onestpartis,c’esttesdevoirs?Mamanmelanceunregardàlafoisinterrogateuretsoupçonneux.Jemedétourne.Pasquestionqueje

m’enmêle.—J’étaisentraindelireScottPilgrim,dis-je,innocente.Mamanrevientàlacharge.—Frank,tuneseraispasentraindemementir?—Tementir,moi?ditFrank,blessé.Illadévisagepuissecouelatêteavecunetristessefeinte.—Vous,lesadultes,vouscroyeztoujoursquelesadossontdesmenteurspathologiques.Vouspartez

duprincipequ’onnevousditpaslavérité.C’estvraimentdéprimant.—Jenedispasque…,sedéfendmaman.Maisilluicoupelaparole.—Biensûrquesi !Vousêtes tousempreintsdecepréjugé idiot et pathétiqueque toutepersonne

n’ayantpasencoreatteintdix-huitansn’estqu’unsous-hommemalhonnêtedénuédetouteintégrité.Maisnoussommesdeshumains,commevous,vousn’avezpasl’airdevousenrendrecompte!s’emporte-t-il.Maman,est-ceque,pourunefois, tunepourraispasavoirconfianceentonfils?Est-ceque,pourunefois,tunepourraispasm’accorderlebénéficedudoute?Maissitupréfèresquej’éteignel’ordinateuretquejem’abstiennederévisermonfrançais,c’estpasgrave.J’expliqueraiçademainauprof.

LediscoursdeFrankafaitsonpetiteffet.Ondiraitqu’ellevientdesefairegronder.—Jen’aipasditquetumentais!C’estjuste…Écoute,sic’estpourtesdevoirs,vas-y,continue…À

plustard.Sestalonscliquètentdanslecouloir.Laported’entréesereferme.—T’esungrandmalade,dis-jeàFranksansleverlesyeuxdelaBD.Frank ne répond pas. Il est déjà replongé dans son jeu. Je tourne la page dema BD et le laisse

marmonnertoutseul.Jesuisentraindemedirequ’unebonnetassedechocolatchaudmeferaitdubienquand,soudain,onentenddescoupscommevenusd’outre-tombevenantdelafenêtre.

—FRAAAAAAAAANK!!!!Jefaisunbondd’unmètreetmemetsàhyperventiler.C’estmaman.Ellenousregarde.Sonvisage

s’encadredanslafenêtre,rienmoinsquedémoniaque.Jenel’aijamaisvueaussihorsd’elle.—CHRIS!hurle-t-elle.VIENSTOUTDESUITE!JEL’AIPRISLAMAINDANSLESAC!Comments’est-elledébrouilléepourgrimperjusqu’àcettehauteur?Lesfenêtresdelasalledejeux

sontà2mètresdusol!JejetteunregardàFrank,quial’airplutôtsecoué.IlaéteintLOC,maistroptard,forcément:ellea

vu.—T’esfoutu,luidis-je.—MERDE!pesteFrank,sourcilsfroncés.J’arrivepasàycroire.Ellem’espionne.—CHRIS!hurlemaman.ÀL’AIDE!AHHHHH!!!!!Sonvisagedisparaîtetonentendunénormeboum.OMG.Maisc’estquoi,cebordel?Parlafenêtredelasalledejeuxquidonnesurlejardin, jene

voismamannullepart.SeulementlacabanedeFelixpousséesouslafenêtre.Quoi,ondiraitqueletoits’esteffondré,et…

Nan.C’estpaspossible.Lespiedsdemamanensortent,seshautstalonspointésversleciel.Frank arrive augalopderrièremoi et découvre la scène. Il plaqueunemain sur sabouche. Je lui

balanceuncoupdecoude.—Tais-toi!Elles’estpeut-êtrefaitmal!Maman,çava?dis-jeencourantverslacabane.—Anne!s’écriepapaenarrivantsur les lieux.Qu’est-cequis’estpassé?Maisqu’est-ceque tu

fabriques?—Jeregardaisparlafenêtre,s’étranglemaman.Sors-moidelà!Jesuiscoincée!Frankfaitobserverplatement:—Jecroyaisquegrimpersurletoitdelacabane,c’étaitmontrerlemauvaisexempleàFelix.Unpetitcriderages’échappedelacabane.—Tun’esqu’un…!C’estprobablementunebonnechosequesavoixaitétéétouffée:onn’enentendpasdavantage.Il faut s’ycollerà troispour la tirerde là,etonnepeutpasdirequenotre sollicitudeapaiseson

courroux.Elleserecoiffeentremblantdecolère.—Ehbien,jeunehomme,réprimande-t-elleFrankquifixelesold’unairboudeur.Cettefois,tuas

dépassélesbornes.Tuesdésormaisinterditdejeuxvidéopour…qu’est-cequet’enpenses,Chris?—Unejournée,décrètefermementpapa.Enmêmetempsquelui,mamanlance:—Deuxmois!Puis,aprèsunepause,elles’exclame:—Chris!Unejournée!?—Bah,jesaispas,moi!soupirepapa,surladéfensive.Tum’asprisdecourt.Mamanetpapaformentunminicercleàdeuxpourdiscuteràvoixbasse.Franketmoiattendonsle

verdict.Jepourraisretourneràl’intérieur,maisjesuiscurieusedesavoircommentcettehistoirevaseterminer.

C’estunpeunul,celadit,deresterplantéelàalorsqu’ilssemurmurentdestrucsdugenre:«ilfautqu’ilcomprenne»ou«ilfautmarquerlecoup».

Quandj’auraiungosse,jem’arrangeraipourtrouverlapunitiond’abord.—Bon,OK,déclarepapaensedétachantdemaman.Dixjours.Niordinateurnitéléphone…rien.

—Dix jours ? répète Frank en fusillant papa d’un de ses regards au laser à vous découper enrondelles.C’estabusé!

—Non,estimemamanentendantlamain.Tontéléphone,jeteprie.—Etmeséquipiersalors?Jepeuxpaslesabandonner.Touscesdiscoursàlanoixquetum’asfaits

surl’«espritd’équipe»,quandtumedisaisqu’ilfallait«seserrerlescoudes»?Etmaintenant,ilfautquejeleslaissetomber?

—Dequelséquipiersparles-tu?s’étonnemaman.Ceuxdetonéquiped’endurance?—DemeséquipiersdeLOC ! soupireFrank.On s’entraînepour le tournoi. Je te l’ai déjàdit un

milliondefois.—Untournoidejeuxvidéo?lancemamanavecunsuprêmedédain.—LetournoiinternationaldeLOC!Legrandprixestde6millionsdedollars!C’estpourçaque

Linusvienttoutletemps!Qu’est-cequejevaisluidire?—Tuluidirasquetuesoccupé,répondmamand’untonsec.Detoutefaçon,jepréfèrequeLinusne

vienneplus.Jecroisquetudevraistefairedesamisavecdescentresd’intérêtplusvariés.Enplus, ilperturbeAudrey.

—Linusestmonami!s’écrieFrank,surlepointd’exploser.T’aspasledroitdebannirmesamis,putain!

Oups.Le«putain»estunfauxpas.Jevoismamanquiseredressecommeuncobraprêtàattaquer.—Pasdecelangageici,lance-t-elle,glaciale.Etsi,parfaitement,j’enailedroit.Jesuischezmoi.

Jedécidequientreetquisort.Tusaisqu’Audreyaeuunecriseàcausedelui?— Elle n’en aura plus, réplique Frank. Audrey est en train de s’habituer à Linus. N’est-ce pas,

Audrey?—Ilestsympa,réponds-jefaiblement.—Onverraça,grognemamanenlançantàFrankunregardàvousfigerlesangdanslesveines.Pour

l’instant,est-cequejepeuxtefaireconfiance?Tuvasfairetesdevoirscesoir,n’est-cepas?Sanssortirunautrecâbledejenesaisoù?Oufaut-ilquej’annulemondînerd’anniversaire?Celuiquetonpèreetmoiattendionsavec impatienceetque tuviensdéjàdegâcheràmoitié ! soupire-t-elleenbaissant lesyeuxsursesjambes.Etvoilà…mescollantssontfilés.

Présentécommeça,onsesentcoupables.Mêmemoi,alorsquejen’airienfait.J’imaginequepourFrank,cedoitêtrepire.Quoique,aveclui,onnesaitjamais.

—Désolé,finit-ilpargrommeler.Ensilence,nousregardonsnosparentsretournerà lavoituregaréedevant lamaison.Lesportières

claquent.Ilssontrepartis.C’estFrankquiromptlesilence.—Dixjours.Ilfermelesyeuxdedésespoir.Pourluiremonterlemoral,jeluirappelle:—Çaauraitpuêtredeux

mois.Jeregretteaussitôtmesparoles:c’estarchinuldemapart.—Enfin…désolée.C’estpascool.—Ouais.Dans la cuisine, jeviensdeposer labouilloire sur le feupourmepréparerune tassedechocolat

quandFrankouvrelaporte:—Écoute,Audrey.Ilfautquetut’habituesàLinus.—Oh.J’aiunedrôledepetitesensationauniveaudelapoitrine.C’estcenom.Linus.Ilaceteffetsurmoi.—Ilabesoindevenirici.Illuifautunendroitoùs’entraîner.—Jeterappellequemamannetepermetplusdejouer.

— Pour dix jours seulement, dit-il en agitant une main impatiente. Après ça, il va falloir qu’oncravache.Lesqualificationsapprochentàgrandspas.

—Ouais,dis-jeenmeservantuneénormecuilleréedepoudrechocolatée.—Alors,s’ilteplaît,paniquepaslaprochainefoisquetulevois.Enfin…jeveuxdire,nonpasque

tu«paniques»…,s’empresse-t-ilderectifierenvoyantmatête.Tunepeuxpasavoiruneattaquechaquefoisqu’ilvient.Bref.Jesaisquecequetuasestvraimentgrave.Jesaisquetuesmaladeettoutça,jesais.

OnatraînéFrankàuneoudeuxséancesdethérapiefamiliale.Ilaététrèssympa,d’ailleurs.Ilm’aditdeschosesgentilles.Ilm’adéfenduedanscettehistoire.

Bref.—Cequejeveuxdire,c’estqueLinusabesoindevenirici,sansquemamansoittoutletempssur

mondos.Alorsilfautquetusoiscapabledeleregardersanstesauver.OK?Un temps de silence. Je verse de l’eau bouillante dans ma tasse. En un clin d’œil, la substance

poudreuse semétamorphose enun sublime chocolat chaud.Une réaction chimiquequi semble tenir duprodige.Chaquefois,jesuisfascinée.

Maisest-ceunebonnechose?Jepensetrop.Beauuuu…couptrop.Toutlemondes’accordesurcepoint.

—Essaie,aumoins,mesupplieFrank.S’ilteplaît?—D’accord.Jehausselesépaulesetboisunegorgéedechocolat.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Maman,papaetFrank sont à tableen traindeprendre leurpetitdéjeuner.Maman lit sonDailyMail.PapaestabsorbéparsonBlackBerry.

LacamérazoomesurlevisagedeFrank.Furibard.

MAMANAlorsFrank,qu’as-tuprévudefaireaujourd’huiaprèslescours?

Frankneluirépondpas.

MAMANFrank?

Frankrestemuet.

MAMANFRANK?

Ellehouspillepapadupied.Papalèvelatête,perplexe.

MAMANCHRIS!

ElleindiqueFrankd’unsignedetêtelourddesous-entendus.Papaapigé.

PAPAFrank,soisunpeupoli.Oncommunique,danscettefamille.Répondsàtamère.

FRANK(Ilpousseunsoupiragacé.)

Jesaispascequejevaisfairemaisjevaissûrementpasjoueràunjeuvidéo,c’estclair.

MAMANJ’aimeraisquetufassesletridansteschemises.Jenesaispaspourquoiellessontdanscetétat.Chris,onpourras’occuperdestiennesaussi.

PapaadenouveaulenezdanssonBlackBerry.

MAMANCHRIS?CHRIS?

Papaesttropabsorbéparcequ’ilfait.Ilnel’entendmêmepas.

FRANKHé,papa?Etlafamille?Etlacommunication?

Ilpasseunemaindevantlevisagedepapaqui,enfin,redresselatête.IlregardeFrankenclignantdesyeux.

PAPANon,tunepeuxPASsortircesoir.Tuespuni,jeunehomme.

Devantnosexpressionsstupéfaites,ilcomprendqu’ilestàcôtédelaplaque.

PAPAHum…tupeuxchargerlelave-vaisselle.

(Encoreloupé.)Faisattentiondemettretonlingesaledanslebonpanier.

(Ilrenonce.)Faiscequetamèretedit.

Le lendemain soir, Frank surgit sur le seuil de la salle télé et, sans préambule, annonce :— Je vaist’amenerLinuspourqu’iltedisebonjour.

—D’accord,OK.J’airéponduavecbeaucoupdedécontraction.Feinte,biensûr.Enfait,jesuishyperstressée.J’ailarespirationcoupée.Jeperdslecontrôle.Bref,

jecommenceunecrisedepanique.J’entendsdansmatêtelesparolesdeDrSarah.Jem’ycramponneensongeantcombiencettevoixestréconfortante.

«Lâchelabrideàtesémotions.Acceptelaprésencedetoncerveaudelézard.Rassure-le.»Cefoutucerveaudelézard.Vousl’ignorezpeut-être,maisleproblèmeaveclecerveau,c’estquecen’estpasunesimpleboule

gélatineuse. Il est divisé en plusieurs parties, dont certaines sont absolument fantastiques, alors qued’autresnesontqu’ungâchisd’espace.Entoutcasselonmonhumbleavis.

Toutçapourvousdirequejepourraismepasserdemoncerveaudelézard…l’amygdale,commeonl’appelledans les livres.Chaquefoisque lapeurnousparalyse,noussommes l’esclavedecetorganeprimitif…Ilétaitdéjàdansnotreboîtecrânienneàl’époqueoùnousn’étionsencorequedeslézards.Ildatedelapréhistoire,quoi.Etildominenosactions.Bon,d’accord,lesautrespartiessontdifficilesàmanœuvrer,mais le cerveaude lézard, croyez-moi, c’est lepire.Engros, il donnedesordres ànotrecorps par le biais de décharges chimiques et de signaux électriques. Il n’attend pas que le danger seconcrétise, il ne raisonne pas, il agit uniquement par instinct. Bref, c’est le cerveau de la peurirrationnelleàcentpourcent;sonseulbut,c’estdenousprotéger.Lutte,fuite,paralysie.

JepeuxtoujoursmeraisonnerenmedisantquesijeparleàLinus,ici,danscettemêmepièce,toutirabien.Pasdesouci.Quelestleproblème?Cen’estqu’uneconversation.Qu’ya-t-ildedangereuxàcela?

Maismonimbéciledecerveaudelézardsedéclenche.«Alerte!Danger!Tousauxabris!Angoisse!Angoisse!»Ilcriefortettirelasonnetted’alarme.Etc’estluiquemoncorpsécoute,sanstenircomptedemonidéeàmoi.Ehbien,jepeuxvousdirequec’estempoisonnant.

Chacundemesmusclesesttenduàcraquer.Mesyeuxs’agitentdanstouslessens.Sivousmevoyiez,vous penseriez qu’un dragon vient d’entrer dans la pièce. Mon cerveau de lézard est en train desurchauffer. Et même si je me répète que je dois l’ignorer, c’est un peu difficile quand un reptilepréhistoriques’agitedansvotretêteenhurlant:«Tousauxabris!»

—JeteprésenteLinus,ditFrank,interrompantlefildemespensées.Jevouslaissetouslesdeux.Jen’aiplusletempsdemesauver.Levoilà,devantlaporte.Cheveuxbruns,yeuxrieurs,sourire…

Jeme sens soudaindétachéede la réalité.Tout ceque j’entends àprésent, ce sont lesordresdemon

cerveauquiscande:«Restelà,t’enfuispas,bougepas.»—Salut,dit-il.Jeréussisàarticuler:—Salut.L’idéedeluifaireface,oumêmedeleregarder,relèvedel’inconcevable.Jemedétourne.Àtoute

vitesse.Jefixeuncoindelapièce.—Est-cequeçava?Linusfaitquelquespasversmoi,puiss’arrête.—Oui,çava.—Çan’apasl’aird’aller.—Euh…Bah…J’essaiedetrouveruneexplicationquin’impliquerapaslesmots«bizarre»ou«folleàlier».—C’est la surcharged’adrénaline, finis-jeparbalbutier.C’est juste…commeça. Je respire trop

vite,voilàtout.—Ah,d’accord.Jedevinequ’ilhochelatête,mêmesi,bienentendu,jenelevoispas.Donccen’estpassûr.Hourra. J’ai réussi à ne pas prendre la fuite, j’ai l’impression de faire du rodéo. C’est un effort

monstrueux.J’ai lesdoigtsquifontdesnœudsentreeux.Jerésisteà l’enviedetirersurmontee-shirt.J’aipromisàDrSarahdeneplusdéchirermesvêtements.Jevaistenirmapromesse.Mesdoigts,eux,cherchentàsoulagerlaraideurmusculairequimeparalyse.

—Ilsdevraientnousapprendreceschoses-làenSVT,reprendLinus.C’estbienplusintéressantquelecycledeviedel’amibe.Jepeuxm’asseoir?ajoute-t-il,pastropàl’aise.

—Biensûr.Ils’assiedtoutauborddusofaet,c’estplusfortquemoi,jem’écarte.—Est-cequec’estàcausede…cequis’estpassé?—Unpeu.Alors,t’esaucourant?—J’enaientenduparler.Tusaiscommentc’est.Larumeur.J’aitoutd’uncoupunpeumalaucœur.J’entendsDrSarahmerépéter:«Audrey,toutlemonden’est

pasentraindeparlerdetoi.»Ehbien,ellesetrompe.—FreyaHillestpasséedanslelycéedemacousine,poursuit-il.JenesaispasoùsontpartiesIzzy

LawtonetTashaCollins.Cesnoms…J’aiunmouvementderecul.—J’aipasvraimentenvied’enparler.—Euh…OK,jecomprends.Aprèsunepause,ilajoute:—Jevoisquetuportessouventteslunettesdesoleil…—Oui.Unlongsilence.Jesaiscequ’ilattenddemoi.Aprèstout,pourquoipas?Sinon,Franks’enchargera

àmaplace.—J’aidumalà regarder lesgensdans lesyeux.Mêmemafamille…Jesaispas.C’est troppour

moi.—D’accord…Encoreunepause.—…Onpeuttecontacterquandmême?Parmail,parexemple?Jedurcismestraitspournepasfaireunegrimace.—Non,pasdemailpourlemoment.—Maistupeuxécriredesmots.

—Oui,ça,oui.Unnouveausilence.Soudain,unmorceaudepapierfaitsoncheminjusqu’àmoncôtéducanapé.Ily

estécrit:Salut.

Jesouris,etjeprendsunstylo.

Salut.

Je le fais glisser vers lui. Il réapparaît presque tout de suite, et nous voilà lancés dans uneconversationsurpapier.

C’estplusfacilequedeparler?

Unpeu.

Désoléd’avoirmentionnéteslunettes.J’aigaffé.

Pasgrave.

Jemesouviensdetesyeux.

Ah,bon?

JesuisvenuvoirFrankunefois.Jelesairemarquéscejour-là.Ilssontbleus,jemetrompe?

Jen’arrivepasàcroirequ’ilserappellelacouleurdemesyeux.

Oui.Tuasunebonnemémoire.

Jesuisdésoléqueçat’arrive,toutça.

Moiaussi.

Ça durera pas éternellement. Tu resteras dans l’ombre pendant le temps nécessaire, et puis tu ensortiras.

Jefixecequ’ilvientd’écrire,unpeuchoquée.Ilal’airsisûrdelui.

Tucrois?

Matanteauneméthodespécialepourlarhubarbe,ellelafaitpousserdanslenoird’uneresserredesonjardin.Àlafindel’hiver,onlarécolteàlalueurdesbougies.Çaaungoûtsuperbon.Ellevendsaproductionunefortune.

Alors,quoi?Jesuisdelarhubarbe,c’estça?

Pourquoipas?Silarhubarbeabesoindepasserdutempsdanslenoir,peut-êtrequetoiaussi.

JesuisdelaRHUBARBE?

Pasderéponse.Auboutd’unmomentquimeparaîtlong,lepapierréapparaît.Iladessinéunetigederhubarbeavecdeslunettesdesoleil.Jenepeuxpasm’empêcherderire.

Ilselève.—Euh…jedevraisyaller.—OK.C’étaitsympade…tusais…discuter.—Oui.Salutalors.Àbientôt.Jelèveunemain,levisagetoujoursdétourné.Mondésirdemetournerversluiabeauêtretrèsfort,

j’ensuisincapable.Lesgensparlentde«langagecorporel»,commesionparlaittouslemême.Maischacunpossèdeson

propredialecte.J’ailemien:medétourneretregarderdanslecoindelapiècesansbouger,celasignifie:jet’aimebien,jenemesuispassauvéedanslasalledebains.

J’espèrequ’ils’enrendcompte.

Lorsdemaséance,DrSarahvisionnemonébauchededocumentaire,enprenantdesnotes.Mamanm’accompagne,commeellelefaitdetempsàautre,etelleenchaînelescommentaires:—Jenesaispascequim’aprisdeporterÇAcejour-là…DrSarah,n’allezpascroirequenotre

cuisine est toujours aussi désordonnée… Audrey, pourquoi as-tu filmé notre compost, non maisvraiment…

Jusqu’àcequeDrSarahluidemandegentimentdelafermer.Àlafin,mathérapeuteserenfoncedanssonfauteuiletmesourit.

—J’aibeaucoupaimé.Tuasbienjouétonrôledepetitesouris,Audrey.Maintenant,j’aimeraisquetutedégourdissesunpeulespattes,etquetuinterviewestafamille.Etquelquespersonnesdel’extérieuraussi.Queturepoussesteslimites.

Aumot«extérieur»,jemecrispe.—Despersonnesdel’extérieur?Commentça?—N’importequi.Lelivreurdelait.Ouunedetesanciennesamiesdelycée…Elleaemployéuntonléger,commesiellenesavaitpasquemes«anciennesamies»,c’étaitunpoint

hypersensible.Etpuisd’abord,lesquelles?Jen’enavaisdéjàpasbeaucoup,etjen’enairevuaucunedepuisquej’aiquittéStokeland.

Natalieétaitmameilleureamie.Ellem’aécritunelettrequandj’aiquittélelycée.Samèreaenvoyédesfleurs.Jesaisqu’ellesonttéléphonéàmamanpourprendredemesnouvelles.Moi,jesuisincapablede répondre. Je ne peux pas voir Natalie. Impossible. Et le fait que maman rende Natalie en partieresponsabledecequis’estpassén’aidepas.Elle lui reprochedenepasavoir«agiplus tôt».C’estinjuste.Riendecequiestarrivén’estsafaute.

Enfin,si,enfait,Natalieauraitpufairequelquechose.Lesprofsm’auraientpeut-êtrecrueplustôt.Maisvoussavezquoi?Natalieétaitparalyséeparlestress.Etmaintenant,jelacomprends.Vraiment.

—Jepeuxcomptersurtoi,n’est-cepas,Audrey?Unechoseest sûre, c’estqueDrSarah sait êtrepersuasive.Elleécrit laconsigne : impossiblede

prétendrequerienn’aétédit.—Jevaisessayer.— Bien ! Il faut que tu commences à élargir ton horizon. Quand on souffre d’anxiété pendant

longtemps,onatendanceàsecentrersursoi-même.Jenedispascelademanièrepéjorative.C’estunfait.Tufinisparcroirequelemondeentierpenseàtoitoutletemps.Tupensesquetoutlemondetejugeetparledetoi.

—C’est pourtant vrai, dis-je en saisissantma chance de lui prouver qu’elle a tort. Linusm’a ditqu’ilsparlaientdemoi.Alors…

DrSarahlèvelenezetmelanceundesesregardscalmesetapaisants:

—Linus?—Ungarçon.Unamidemonfrère.DrSarahregardeànouveausesnotes.—LeLinusquiestdéjàvenu?Quandc’étaitdurpourtoi.—Oui,enfin,çava,ilestsympa.Onadiscuté.Lerougememonteauxjoues.SiDrSarahremarquemontrouble,ellenelemontrepas.—C’estun junkiedes jeuxvidéo, commeFrank, intervientmaman.Qu’est-ceque jevais fairede

monfils,DrSarah?Dois-jel’amenervousvoir?Commentçamarche?— Je préfère qu’on s’en tienne à Audrey pour aujourd’hui, répond Dr Sarah. Vous pouvez me

contacteràunautremomentàproposdeFrank,sivousenressentezlebesoin.Revenons-enàtoi,Audrey.Ellemesourit.Mamèreestrestéelebecdansl’eau.Toutàl’heure,danslavoiture,ellevarâler,c’estcertain.MamanetDrSarahontunétrangerapport.

Maman,commenoustous,adoreDrSarah,maisjecroisqu’elleluienveutquandmêmeunpeu.Commesielles’attendaitàtoutmomentàcequ’elledise:«MaisbiensûrAudrey,toutça,c’estlafautedetesparents.»

Bienentendu,DrSarahnediraitjamaisunechosepareille.Là,ellemetientcepetitdiscours:—Lavérité,Audrey,c’estque,oui,lesgensparlentsansdoutedetoipendantunefractiondeleur

temps. Je suis certaine quemes patients parlent demoi, et ce n’est sûrement pas toujours demanièrepositive.Maisauboutd’unmoment,çalesennuie,etilspassentàautrechose.Tuveuxbienmecroire,n’est-cepas?

Jedécided’êtrefranche:—Non.DrSarahacquiesce.— Plus tu interagiras avec le monde extérieur, mieux tu arriveras à diminuer tes angoisses. Tu

constateras qu’elles sont sans fondement. Il règne une grande agitation là-bas dehors, le monde estbariolé,etlaplupartdesgensontlacapacitédeconcentrationd’unmoucheron.Ilsontdéjàoubliécequis’estpassé.L’incidentleurestsortidel’esprit.Tunecroispasqu’ils’enestproduitbiend’autresdepuis?

Jehausselesépaules.—Maistunet’enaperçoispas,piégéecommetul’esdanstonproprepetitmonde.C’estpourçaque

jevoudraisquetucommencesàsortirunpeudecheztoi.—Quoi?Oùça?Jeredresselatête,horrifiée.—Danslaruecommerçantedetonquartier?—Non,impossible.Mapoitrinesesoulèvedeplusenplusvite.DrSarahfaitcommesiderienn’était.—Onadéjàparlédecettetechnique,lathérapied’exposition.Tupourraiscommencerparunetoute

petitevisite.Uneminuteoudeux. Il fautque tu t’immergesdans lemonde,Audrey.Oubien ledanger,c’estquetuteretrouvesréellementprisonnière.

—Mais…Je déglutis, je bafouille. Des points noirs virevoltent devant mes yeux. Le bureau de Dr Sarah a

toujoursétéunespaceoùjemesentaisensécurité,maisàprésent,j’ailasensationqu’ellevientdemejeterauxloups.

Mamanmeprendlamain.—Cespestes,ellestraînentDieusaitoù,s’inquiète-t-elle.EtsiAudreytombaitsurl’uned’elles?Il

yenadeuxquisontencoredansunlycéetoutproche.D’ailleurs,c’estunscandale.Onauraitdûlesfaireenfermer.

DrSarah,sonattentionbraquéesurmoietseulementsurmoi,reprend:—Jesaisquec’estdifficile.Jenesuggèrepasquetuyaillesseule.Maisjecroisquelemomentest

venu,Audrey.Tuvasyarriver.Nousappelleronsçale«ProjetStarbucks».Starbucks?Non,maiselleplaisantelà?Deslarmesseformentaucoindemesyeux.Monpoulss’accélère.JenepeuxpasallerauStarbucks.

Impossible.— Tu es forte et courageuse, Audrey, déclare Dr Sarah, comme si elle venait de lire dans mes

pensées.Ellemetendunmouchoirenpapier,etajoute:—Ilfautquetucommencesàrepousserteslimites.Tuenescapable.Non,jen’ensuispascapable.

Lelendemain,jepassedouzeheuresentièresaulit.Rienqu’àlapenséed’unStarbucks,mevoilàquiglisseenchute libredans le tunnelde lapeur jusqu’aufinfond ténébreuxdemaconscience.L’air lui-mêmeauneodeurcorrosive.Lemoindrebruitmefaittressaillir.Jenepeuxmêmepasouvrirlesyeux.

Mamanm’apportedelasoupeets’assiedauborddemonlit.Ellemecaresselamain.—Ilesttroptôt,dit-elle.Bientroptôt.Cesmédecinssonttroppressés.Tuyarriverasàtonrythme.«Àmon rythme.» Je réfléchis après sondépart.Qu’est-ceque cela signifie ?Quel est le rythme

d’Audrey?Pour l’instant, lebalancierde l’horlogeoscilleauralenti,d’avantenarrière, indéfiniment,maislesaiguillessurlecadransontàl’arrêt:jenevaisnullepart.

Troisjourss’écoulent.Lenuagenoirs’estlevé,jesuissortiedemonlit,etjemedisputeavecFrank.—C’étaientMESShreddies.JemangetoujoursdesShreddies.Tulesaistrèsbien.Rienquepourl’embêter,jeréplique:—Non,c’estpasvrai.Tupréfèreslespancakes.Frankestauborddelacombustionspontanée.—Quandmamanenfait.SinonjemangedesShreddies.Touslesmatinsdepuiscinqans.Dix.Ettu

viensdeterminerlepaquet!—T’asqu’àprendredumuesli.—Dumuesli?Tuveuxdire,avecdesraisinssecs?Saminedégoûtéemedonneenviederire.—C’esttrèsbonpourlasanté.—T’aimesmêmepasça,grogne-t-ild’untonaccusateur.Tulesasprisjustepourm’emmerder.Jecommenteenhaussantlesépaules:—C’estpasmauvais.Pasaussibonquelemuesli.—Jerenonce,capituleFrankenlaissanttombersatêtedanssesmains.Tufaisvraimenttoutpourme

gâcherlavie.Ilmelanceunregardnoir,puisajoute:—Jetepréféraisclouéeaulit.—Etmoijetepréféraiscolléàtonordinateur.T’esmoinschiantquandontevoitjamais.Àcetinstant,maman,Felixplantésursahanche,entredanslacuisineets’exclame:—Frank!…Ilresteaffalésurlatable.—…Monchéri!Est-cequeçava?—Shreddies!pépieFelixdèsqu’ilaperçoitmonbol.JeveuxdesShreddies!S’ilteplaît!…Monpetitfrèreselaisseglissercommeunserpentlelongdelajambedemaman.—…Jepeux?—Bien sûr, dis-je en lui tendantmon bol. Il suffisait de le demander gentiment. Prends-en de la

graine,Frank.Franknebougetoujourspas.Mamanlesecoueparl’épaule.—Frank!Monchéri!Tum’entends?—Çava,çava!dit-ilenlevantunvisagepâle,l’airvanné.Jesuisjustefatigué.Jeremarquelesgroscernessoussesyeux.—Jecroisquej’enfaistrop,selamente-t-ild’unevoixfaible.J’aitropdedevoirs.—Est-cequetudorsbien,aumoins?demandemaman,pleinedesollicitude.Vous,lesados,vous

avezbesoindebeaucoupdesommeil.Vousdevriezdormirquatorzeheuresparnuit.—Quatorzeheures?Onlaregardetouslesdeux,sidérés.—Maman,mêmelesgensdanslecomanedormentpasaussilongtemps,avanceFrank.

—Dixheuresalors.Untruccommeça.Jevérifierai.Est-cequetuprendstesvitamines?Mamancommenceàsortirdesdizainesdeboîtesduplacard.Vitaminespourenfants,pourados,pour

femmes,pourlesos…C’estungag:aucundenousn’enprendjamais.—Voilà,dit-elleenétalantunedizainedecapsulesdevantFrank,puisuneautresériedevantmoi.—Felix,monchéri,viensprendreunpeudemagnésium.—Jeveuxpasdenésium !hurle-t-il avantd’aller seplanquer sous la tablede la cuisine.Pasde

nésium!Ilplaquesesmainscontresabouche.—Oh,nonmaisjerêve!soupire-t-elleenavalantlecachetdemagnésiumavantdesevaporisersur

lafigureuntrucappelé«sublimateurdeteint»quitraînedansleplacarddepuistroisans,aumoins.ÀFrank,ellelance:—Tumanquesde fer.Et il fautque tuailles tecoucher tôt. J’aipréparéunDVDpourcesoir, et

après,toutlemondeaulit!—Jesuissûrqu’onvas’amusercommedesfous,grommelleFrank,leregardperduauloin.—C’estunclassique,ajoutemaman.UnDickens.—Dickens.Ahoui,ditFrankenhaussantlesépaules,l’airdedire«qu’est-cequ’ons’enfiche».—Aumoins, on t’a arraché à ces jeux vidéo infernaux ! s’exclamemaman d’un ton un peu trop

enjoué.Çamontrebienque tun’aspasbesoind’y jouer,n’est-cepas?Çanechangepasgrand-chosepourtoi,finalement,hein?

—Pas grand-chose ? répète Frank qui lève les yeux pour les planter dans les siens comme deuxpoignards.Turigolesouquoi?

—C’estpascommesitucomptaislesjours…Mamans’arrêtebrusquementlorsqueFrankremontesamanchepourdécouvrirunemontredigitale.— Soixante et une heures, trente-cinq minutes et vingt-sept secondes, énonce-t-il d’une voix

monocorde.Etjenesuispasleseulàfairelecompteàrebours.Mesamisaussi.Alors,si,maman,çachangebeaucoupdechosespourmoi.

Frankpeutêtreleroidusarcasmequandils’ymet.Jevoisdeuxtachesrougesnaîtresurlesjouesdemaman.

— Eh bien, je m’en fiche ! déclare-t-elle, furieuse. Ce soir, on va tous regarder Les GrandesEspérances,enfamille,et,crois-leounon,Frank,tuserasimpressionné.Vous,lesenfants,vouspensezquevoussaveztout,maisDickensestundesromancierslesplustalentueuxdetouslestemps,etcefilmvavousépoustoufler.

Alorsqu’elles’enva,Franks’affaledenouveausurlatable.—T’asvraimentdelachance,marmonne-t-il.Personnet’emmerde.Tupeuxfairetoutcequetuveux.—C’estpasvrai !dis-je,sur ladéfensive. Il fautque jecontinueàfairecedocumentaire tous les

jours.Etmaintenant,jesuiscenséeallerauStarbucks.—PourquoiauStarbucks?—J’saispas.LathérapieStarbucks…—Jevois,opineFrankquin’enarienàfaire.Maissoudain,ilseredresse.—Dis-moi… Tu pourrais dire à ta psy que tu serais guérie si tu te rendais avec ton frère à la

ConventioneuropéennedejeuxvidéoquisedéroulecetteannéeàMunich?—Non.—Ahmmpphhhh.Franks’effondre,prostré.Mamanaraison,ilestdansunsaleétat.—Tiens,tupeuxfinir.JeluitendslesderniersShreddiesqueFelixaabandonnés.

—C’estça, jevaismanger tesShreddiesd’occasion toutmouscouvertsdebavedeFelix.Merci,Audrey.

Franklèvesurmoisonregardquitue.Quelquessecondesplustard,ilplongeunecuillèredansmonboletengloutitlescéréales.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamérafaitletourdelapièceplongéedanslapénombre.Mamanregardelatélévision.PapaconsultediscrètementsonBlackBerry.Frankfixeleplafond.

Onentendlamusiquedelatélévision.Lacaméracadrel’écran.Onyvoitécrit«Fin»ennoiretblanc.

MAMANEtvoilà!N’est-cepassplendide?L’histoirelapluspoignantedetouslestemps?

FRANKC’étaitpasmal.

MAMAN«Pasmal»?Monchéri,c’estduDICKENS.

FRANK(patient)

Oui.C’estduDickensetc’estpasmal.

MAMANEntoutcas,c’estmieuxqu’undetesjeuxvidéoàlanoix,tupeuxaumoinslereconnaître.

FRANKFaux.

MAMANBiensûrquesi.

FRANKJesuispasd’accord.

MAMAN(furieuse)

TuesentraindemedirequetesjeuxvidéoàlaconsontcomparablesautravaildeDickens?Maisenfin,regardecespersonnages!Magwitchparexemple.Magwitchestunique.

FRANK(pasdutoutl’airimpressionné)

Il y a aussi un personnage commeMagwitch dansLOC. Seulement, il est plus développé queceluideDickens.C’estuncriminel,maisilpeutaussiaidern’importelequeldesjoueurs.

AUDREY(VOIXOFF)Ilpeutluitransférerdespouvoirs.

FRANKSaufquelejoueurdoitendosserundesescrimesetensubirlesconséquences.

AUDREY(VOIXOFF)Exactement.Ducoup,ilfautchoisirtonsetdepouvoirset…

FRANKTais-toiAud!Jesuisentraind’expliquer…Saufquetunesaispascommenttuseraspunitantqu’ilsn’ontpasdécidé.C’estunpeucommejouerà la roulette,saufqueplus tu joues,plus tuvoiscommentçamarche.C’estgénial.

L’airsidéré,mamandévisageFrank,puisAudrey,puisFrank,puisAudrey.

MAMANAlorslà,jen’airiencompris.Dessetsdepouvoir?C’estquoiça?

FRANKSitujouais,tucomprendrais.

AUDREY(VOIXOFF)Magwitchestunpersonnagechouette.

MAMANToutàfait!Merci.

(Elleajoute,aprèsunmomentderéflexion.)LeMagwitchdeDickensoudeLOC?

AUDREY(VOIXOFF)Bah,celuideLOCbiensûr!

FRANKCeluideDickens,ilestunpeu…

MAMAN(d’untonsec)

Quoi ? Qu’est-ce qui vous dérange chez leMagwitch deDickens ? C’est un des plus grandspersonnagesdelalittérature!

FRANKIlestpasaussiintéressant.

AUDREY(VOIXOFF)Exactement.

FRANKIln’apasassezdeprofondeur.

AUDREY(VOIXOFF)IlneFAITrien.

FRANK(toutgentil)

Tefâchepas.JesuissûrqueDickensétaitunmecfantastique.

MAMAN(àpapa)

Tuentendsça?

DepuisDickensgate,mamannousenveut.Aujourd’hui,ellenousaobligésàrangernoschambres,cequiarrivetrèsrarement,etelleatrouvéuncheeseburgerdanscelledeFrank.Là,toutestpartienvrille.

Jeneparlepasd’unemballagedecheeseburger.Ilavaitmordudeuxfoisdedansavantdeleremettredanssaboîteet l’avait laissépar terre,genre, ilyaquelquessemaines.Planquésousunepilede tee-shirts de sport nauséabonds. Le plus bizarre, c’est qu’il n’a même pas moisi. Le cheeseburger s’estcommefossilisé.Vraimentdégueu.

Mamans’estlancéedansunlongdiscourssurlesrats,lavermineetl’hygiène,maisFrankl’acoupéenet:—Ilfautquej’yaille.Linusseralàd’uneminuteàl’autre.Tudistoujoursqu’ilfautêtrepoliaveclesinvitésetlesaccueilliraimablement.

Iladévalél’escalieràtoutevitesse.J’avaisdespapillonsdansleventre.Linusétaitderetour.VuqueFrankestinterditdejeuxvidéo,j’avaisdebonnesraisonsdem’étonner.Mamandevaitpenserlamêmechose,parcequ’elleaeul’airunpeuébranléeetacriédanslacage

d’escalier:—Ilsaitquetuespuni,n’est-cepas?Frankaripostéavecimpatience:—Biensûr…MaisLinusaledroitdejoueràLOCsurmonordi,non?Maman a ouvert la bouche, aucun son n’en est sorti. L’instant d’après, elle se dirigeait vers sa

chambre:—Chris?Chris,qu’est-cequetuenpenses?Lascènedatededixminutesàpeine.JesaisqueLinusesticiparcequejel’aientenduarriver.Ilest

allédanslasalledejeuxavecFranketjesupposequ’ilsonttoutdesuitelancéLOC.Pendantcetemps,maman et papa se disputaient dans leur chambre :—C’est pour le principe ! a répété plusieurs foismaman.Ilfautqu’ilapprenne!

Jecroisavoirentendupapadire:—C’estdesgosses,toutçameparaîtinoffensif.—LesécranssontdessuppôtsdeSatan,ilssontentraindecorrompremonfils.Comme ilsn’arrivaientpas à semettred’accord, j’enai eumarred’écouter. Je suis alléedans la

salletélé,etc’estlàquejemetrouvemaintenant,entraind’attendre.Non,jen’attendsriendutout.Enfin,si,unpeu.JeregardeunvieilépisodedeHowIMetYourMotheretj’essaiedenepascalculerletempsque

prendenmoyenneunepartiedeLOC,nidemedemandersiLinusviendramedirebonjouraprès.Rienquedepenseràlui,j’enaidesfrissons.Desfrissonsagréables.Enfin,jecrois.

Bon,riennel’obligeàvenirmedirebonjour.D’ailleurs,iln’enaurapasenvie.Pourquoienaurait-ilenvie?

Pourtant,l’autrejour,ilm’alancéenpartantun«àbientôt».

Pourquoiaurait-ilfaitunechosepareilles’ilavaitprévudem’ignorerpourlerestantdemesjours?Jemetordslesmains,commesijecherchaisàlesdécollerl’unedel’autre.Ilneviendrapas.Ilest

venuvoirFrank,pasmoi.Ilfautquej’arrêtedepenseràlui.JemontelesondeHowImetYourMotheretfeuilletteunexemplairedeCloserenmêmetemps,histoirede…Àcetinstant,Felixdébouleetfoncesurlecanapé.

—Cepapierdepocheestpourtoi!annonce-t-ilenmetendantunefeuilleA4.

Salut,Rhubarbe.

Linusadessinéunenouvelleimagederhubarbeàlunettesdesoleil.J’esquisseunpetitsourire.

Salut,Quartierd’orange.

Nulleendessin,jeréussistoutdemêmeàtracerlaformed’unvisageavecdescheveuxetunquartierd’orangeàlaplacedelabouche.JerenvoieFelixchargédemonbillet,etj’attends.

Quelquesinstantsplustard, j’entendspapaetmamandescendreetungrandbaroufdanslasalledejeux.

LavoixdeFranksonneàtraverslamaison:—VousêtesvraimentPASRAISONNABLES!—NEHURLEPASDEVANTTESAMIS!gueulemaman.Jeplaquemachinalementmesmainssurlesoreilles.Dois-jecourirmeréfugierdansmachambre?

Unbruitàlaportemefaitleverlatête.C’estlui.C’estLinus.Jemeblottisdanslecoinopposéducanapé.Cecerveaudelézard,quelimbécile.Jefixelemuretbredouille:—Salut.—Salut,Rhubarbe.Alors,c’estquoicettehistoiredequartierd’orange?—Oh,dis-jeensouriantmalgrémoi.Jetrouvequetonsourireressembleàunquartierd’orange.Mespoingssedesserrentunpetitpeu.—Mamèrelecompareàuncroissantdelune.—Bah,tuvois,alors.Ilfaitquelquespasenavant.Jeneregardepasdanssadirection,maistousmessenssontenéveil.

Quandvouspassezvotre tempsà tourner ledosauxautres,nulbesoinde lesavoirsous lesyeuxpoursavoircequ’ilssontentraindefaire.

—Tunejouesplus?Mavoixestunpeurauque.—Tamèrem’a interditde jeu.Elle s’est énervée.Frankm’aidait,unpointc’est tout,maisellea

expliquéqu’ilestpunietqu’iln’apasnonplusledroitd’assistersesamis.—Jevois.J’imaginelascène.Tesparentsstressentautantquelesmiensàproposdesjeuxvidéo?—Pasvraiment,ditLinus.Ilssontpluspréoccupésparmagrand-mère.Ellevitavecnous,etelleest

folleàlier.Enfin,jeveuxdire…Ils’arrêtenet.Unsilenceplane.Ilmefautquelquessecondespourcomprendrequelleenestlacause.«C’estcequ’ilpensedemoi.»Cette idéemefait l’effetd’unegifle.Puis jemedis :«Biensûr,

évidemment.»Le silence devient pesant. Lemot flotte au-dessus de nous, à lamanière desmots de vocabulaire

françaisdeFrank.

«Folle1».J’aiappriscemotencours,aulycée.«Folie».C’estpluschicdansunelangueétrangère.Commeun

tee-shirtàrayuresbretonavecdurougeàlèvrescramoisi…—Jesuisdésolé.Jeréplique,presqueméchamment:—Net’excusepas.Tun’asriendit.C’estvrai,aprèstout.Iln’ariendit.Ilalaissésaphraseensuspens.Quandlesgensneterminentpasleursphrases,onnepeutrienleurreprocher,puisqu’ilsn’ontrien

dit.Onestalorscondamnéeàs’énervercontrecequ’oncroitqu’ilsontdit.Etaprès,biensûr,ilsnienttoujours.La championne du je-ne-termine-pas-ma-phrase, c’est maman. Une vraie experte. Voici quelques

perlesrécentes,dansledésordre:

1MAMAN:Enfin,jepensequetasoi-disantamieNatalieauraitpu…Ellen’apasterminésaphrase.MOI :Quoi?Empêcher toutcequiestarrivé?C’estsafautealors?Onpeut toutmettresur ledosdeNatalieDexter?MAMAN:Net’énervepas,Audrey.C’estpasçaquej’allaisdire.

2MAMAN:Jet’aiachetédelacrèmepourlevisage.Regarde,c’estuneformulespécialepourlesados.MOI(jelisl’étiquette):Pourlespeauxàproblèmes.Tutrouvesquej’aidel’acné?MAMAN:Biensûrquenon.Maistudoisbienreconnaîtrequedesfoistonvisageestunpeu…Ellen’apasterminésaphrase.MOI:Quoi?Dégueulasse?Repoussant?Jedevraismemettreunsacsurlatêtequandjesors?MAMAN:Net’énervepas,Audrey.C’estpasçaquej’allaisdire.

Alorsvousvoyez, lesphrases laisséesensuspens,çameconnaît.Linus s’estarrêté sur sa lancée,maisjesaistrèsbiencequ’ils’apprêtaitàdire:«Elleestfolleàlier,toutcommetoi.»

Jeledégoûte.Forcément.Ilestjustevenuicihistoiredesedivertir.Pourlui,jesuisunspectacledefoire.Lafilleauxlunettesnoires…«Entrez,entrez!Venezvoirlapeureuserecroquevilléedanssoncoin!»

Lesilences’éternise.L’undenousdoitfairelepremierpas.Jedissèchement:—C’estpasgrave.Jesuisfolle.Bref.

—Non!Linus semblequoi?choqué,gêné,mortifié, commes’iln’arrivaitpasàencroire sesoreilles. (Je

viensdedéduiretoutçad’unesyllabe.)—Turessemblespasdutoutàmagrand-mère,ajoute-t-ilavecunpetitrire,enréponseàuneblagueconnuedeluiseul.Sitularencontrais,tucomprendrais.

Linusparled’unevoixdouce,contrairementàFrank,quiatendanceàtonitruer.Ilritencoreunefois.Jesensunevaguedesoulagementm’envahir.S’ilpeutenrire,c’estquejeneledégoûtepas…

—J’imaginequ’onnesereverraplustantqueFrankestpuni.—Sansdoute.—Tamèrepensequej’aiunemauvaiseinfluencesurlui.—Selonmamère,toutlemondeaunemauvaiseinfluence.Jelèvelesyeuxaucielderrièrel’écrannoirdemeslunettes.—Eteuh…ilt’arrivedesortir…tusorsdesfoisd’ici?Cette fois, il a terminé sa phrase. N’empêche, il y a de la tension dans l’air. Je me hérisse

intérieurement.«Tusorsdes foisd’ici?»Undésir irrépressibledemerecroqueviller surmoi-mêmes’emparedemoi.

—Non.Pasvraiment.—Ah.D’accord.—Enfin,jesuiscenséeallerauStarbucks.

—Cool.Ettuvasyallerquand?—Jamais.Aïe.J’aiététropbrusque.J’essaiedemerattraperetjebafouille:—Enfin…Jenepeuxpas…Unnouveausilence.Jemetapisdansmoncoin.Levideautourdemoirésonnedesquestionsquilui

brûlentsansdouteleslèvres:«Pourquoi?Commentça?Qu’est-cequisepasse?»Jedébitetoutd’untrait:— Cela s’appelle une thérapie d’exposition. Je dois me confronter au monde petit à petit. Mais

Starbucksn’estpaspetit.C’estimmense.Alorsj’ensuisincapable…Àchaqueétapedelarévélation,jem’attendsàcequ’ils’enaille.Maisilresteplantélà.—C’estcommepourlesallergies,remarque-t-il,finalement,d’untontrèsintéressé.Commesit’étais

allergiqueauStarbucks.—Ouais,unpeu.Cette conversation est en train de vidermon cerveaude toute son énergie. Je serre contremoi un

coussin,lespoingscrispés,lestendonssaillantssurledosdesmains.—T’esallergiqueaucontactoculaire?—Jesuisallergiqueauxautres.— Ça, c’est faux. Tu n’es pas allergique au contact intellectuel. Du moins, tu peux écrire des

messages.Tuparles.Tuasledésirdeparleràautrui,c’estjustequetun’yarrivespas.Toncorpsajustebesoindes’accorderàtonesprit.

Jenedisrien.Personnenem’avaitencoreprésentélachosesouscetangle.—Jesuppose.—Quepenses-tuducontactpodotactile?—Hein,quoi?—Podotactile!—C’estquoiça?—Lecontactdeschaussures.Monimbéciledecerveaudelézardadésactivéchezmoilafonction«rire».Jenepeuxplusbouger

tellementjesuishypertendue.J’aiungrosarriéréderires.Parfois,j’espèrequejesuisentraindem’enconstituerunstock,etque

lorsquejeseraiguériejepartiraid’unfourirequidureravingt-quatreheures.Enattendant,Linusvients’asseoiràl’autreboutducanapé.Ducoindel’œil,jelevoisavancerune

basketsaleversmonpied.—Podotactile.C’estparti.Jesensledanger.Commelehérisson,jemerouleenboule.—Tupeuxbougertonpied,m’encourageLinus.T’espasobligéedeleregarder.Vas-y,bouge-le.Ilestpersévérant.Jen’arrivepasàcroirecequim’arrive.Moncerveaudelézardn’aimepasdutout

ça.Ilm’ordonnedemeplanquersouslacouverture.Demecacher.Deprendrelafuite.Sauvequipeut…«Peut-êtrequesijeneréagispasdutout,illaisseratombercetruc.»Maislessecondess’égrènent,etilesttoujourslà.—Allez.Jesuissûrquetupeuxlefaire.Etmaintenantj’entendsdansmatêtelavoixdeDrSarah:«Ilfautqueturepoussesteslimites.»Lentement,jefaisglissermonpiedsurletapis,jusqu’àcequelebordencaoutchoucdemabasket

viennetoucherlasienne.Jeluitournetoujoursledos.Jefixelesmotifsducanapé,maisjesuisfocaliséesurlecentimètredepiedquientreencontactaveclesien.

Bon,ilyadeuxsemellesdecaoutchoucentrenous,rienn’estmoinsérotiqueouromantiqueoujenesaisquoi,maisbon.Jeluitourneledos,incapabledeleregarder.Toutdemême,j’ail’impression…

Bref.

Vousavezvu, j’ai laissémaphraseensuspens.Moiaussi jepeuxlefaire.Enparticulierquandjen’aipasenviededireàquoijepenseprécisément.

Jesuisessoufflée,ça,jeveuxbienl’admettre.—Là,fait-il,satisfait.Tuvois?Linus, lui, ne semble pas manquer d’air. Il s’exprime d’un ton intéressé : il vient de démontrer

quelquechosequ’ilvapouvoirpartageravecsespotesoupostersursonblog.Ilse lèved’unbondetlance:—Bon,àtout’.

Lamagiedumoments’évaporecommeparenchantement.—Oui,àplus.—Tamèrevavenirmemettreàlaported’uneminuteàl’autre.Ilfautquej’yaille.—Euh.Ouais.Jesuisdéterminéeànepasluimontrerquej’aimeraisqu’ilreste.Maisquandilestsurlepointde

sortir,jel’arrêted’un:—Oh.Euh…Peut-êtrequejepourraist’interviewerpourmondocumentaire.—Ahoui?C’estpourquoi?—Ilfautquejefassecefilm,etjedoisinterviewerlesgensquiviennentcheznous,alors…—OK.Cool.Quandtuveux.Jereviendraiaprès…tusais.QuandFrankpourrajouerànouveau.—Cool.Ildisparaîtetjerestedanslamêmeposture,àmedemanders’ilreviendraous’ilm’enverrad’autres

mots,parl’intermédiairedeFrankpeut-être.Maisbiensûr,iln’enfaitrien.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Lacaméraserapprochedelaportedubureau.Ellesefaufileàl’intérieur.Papaestassisàsatabledetravail.Ilalesyeuxfermés.Surl’écrandesonordinateurseprofileuneAlfaRomeo,paslamêmequecelledeladernièrefois.

AUDREY(VOIXOFF)Papa?Tudors?

Papasursauteetouvrelesyeux.

PAPABiensûrquenon.Jebosse.Qu’est-cequetucrois?

D’unclicdesouris,ilfaitdisparaîtrel’Alfa.

AUDREY(VOIXOFF)Jesuiscenséet’interviewer.

PAPAGénial!Çamarche.Tupeuxyaller

Ilfaitpivotersonfauteuilfaceàlacaméraetsefendd’unsouriremielleux.

PAPALavieincroyabledeChrisTurner,lecomptabledesstars.

AUDREY(VOIXOFF)Tumens.

Papaprendl’airoffensé.

PAPABon,d’accord,comptablepourdesentreprisesdemoyenneenvergure,dontunedanslesmédias.Onmedonnequandmêmedesbilletsgratuitspourdesconcerts.

AUDREY(VOIXOFF)Jesais.

PAPA

Ett’asrencontrétouscesgensdeTOWIE,tutesouviens?Pendantcegaladebienfaisancepourlesenfants?

AUDREY(VOIXOFF)C’estbon,papa,jetrouvequetonboulotestcool.

PAPATusavaisquejefaisaispartiedel’équiped’avironàl’université?

Ilfaitgonflersonbiceps.

PAPAJ’aitoujourslaforme.Tupourraisaussimeposerdesquestionssurmongroupederock.

AUDREY(VOIXOFF)Ahoui.Les…Turtles?

PAPALesMoonlitTurtles.Moonlit…TortuesauClairdeLune.Jet’aidonnéunCD,tutesouviens?

AUDREY(VOIXOFF)Oui.C’estsuper,papa.

Papaauneidée.Ilpointeledoigtsurl’objectifdelacamérauninstant,muetd’excitation.

PAPAJ’aitrouvé.Tuveuxunebande-sonpourtonfilm?Jepeuxt’endonnerune,gratuitement.Delamusiqueexclusive,jouéeparlesMoonlitTurtles,ungroupequiamarquélesannées1990.

AUDREY(VOIXOFF)Biensûr.

(unsilence)Oujepourraischoisirmapropremusique…

PAPANon!Machérie,jeveuxt’AIDER.Commeça,ontravailleraensemble.Ons’amuserabien!Jet’achèterai le logiciel et on fera tous les deux le montage ensemble. Tu choisiras ta chansonpréférée…

Ilouvreuneplaylistsursonordinateur.

PAPAOn n’a qu’à les écouter tout de suite.Dis-moi quelle est ta chanson préférée, et on pourra lajouer,pours’amuser.

AUDREY(VOIXOFF)

Machansonpréféréedetouslestemps?

PAPANon!TachansonpréféréedesMoonlitTurtles,parmitoutescellesqu’ajouéestonvieuxpère.Tudoisenavoirune?Unefavorite?

Unlongsilence.Paparegardelacaméraavecespoir.

PAPATum’asditquetuavaisécoutéleCDpleindefoissurtoniPod.

AUDREY(VOIXOFF)(trèsvite)

C’estvrai.Jel’écoutetoutletemps.Euh.Machansonpréférée.Ilyenatellement.(silence)

Jecroisquec’est…laplusénergique.

PAPALaplusénergique?

AUDREY(VOIXOFF)Celleavec…euh…labatterie.Elleestvraimentgéniale.

Lacamérareculealorsqu’unmorceauderocktonitruantfaitvibrerl’airdanslapièce.Papasecouelatêteencadenceaveclamusique.

PAPACelle-là?

AUDREY(VOIXOFF)Oui.Celle-là.Elleestsuper.Supergéniale.Papa,ilfautquej’yaille…

Lacamérasefaufilehorsdubureau.

AUDREY(VOIXOFF)Pitié.

1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)

Quandjevaismecouchercesoir-là,jepenseàLinus.Jem’imagineluiouvrantlaportelaprochainefoisqu’ilvientnousrendrevisite.Commelesautreslefont.Commelefontlesgensnormaux.Jeconnaislescénario:«Salut,Linus.

—Salut,Audrey.—Commentçava?—Trèsbien.»Onsetaperaitpeut-êtredanslamain.Ilmeserreraitpeut-êtrebrièvementdanssesbras.Etpoursûr,

onsesourirait.Enfinjepeuxvousfaireunelisted’aumoinssoixante-cinqraisonspourlesquellesçan’arriverapas

desitôt.Maisceseraitpossible,n’est-cepas?N’est-cepas?D’après Dr Sarah, la visualisation de scènes positives est une arme très efficace et il est bon

d’inventerdesscénariosdanslesquelstoutsepassebien.Leproblème,c’estquejenesaispassimonscénarioidéalesttrèsréaliste.Bon,d’accord,ilnel’estpasdutout.Dansmonrêve,jen’aipasdecerveaudelézard.Toutestfacile.Jecommuniquecommeunepersonne

normale.Mes cheveux sont plus longs,mes vêtements plus cool.Et dansmon dernier fantasme,Linusn’estmêmepasàlaporte,ilm’emmènefaireunpique-nique.Jenesaisvraimentpasoùj’aiétéchercherça.

Bref.Lapunitionseterminedemain.Linusseraderetour.Etonverra.

Saufquejen’avaispasprévul’apocalypsequis’estabattuesurnotremaisonà3h43dumatin.Jelesais,puisque,àcetteheure-là, réveilléeensursaut, j’aiconsultémonréveilenmedemandants’ilyavait lefeu. Le cri perçant au loin aurait tout aussi bien pu être une alarme ou une sirène. J’ai attrapé monpeignoir qui traînait par terre et fourré mes pieds dans mes pantoufles en peluche. J’étais tellementpaniquéequejemesuismêmedemandé:«Qu’est-cequej’emporteavecmoi?»

Monvieuxnounours roseet laphotodemoiavecgrand-mère.J’étaispresqueenbasde l’escalierquandjemesuisrenducomptequecen’étaitpasunesirène,niunealarme.C’étaitmaman.Danslasalledejeux,ellehurlait:

—Maisqu’est-cequetuFABRIIIQUES?Jemesuisapprochéesurlapointedespiedsetjesuispresquetombéeàlarenverse:Frank,assis

devantsonordinateur,jouaitàLOC.À3h43dumatin.Bon, iln’étaitpasen trainde joueràLOC àcet instantprécis. Il s’étaitarrêté.Mais l’imageétait

toujoursàl’écran.Ilportaittoujourssoncasqueetregardaitmamanavecuneexpressionderenardprisaupiège.

—Qu’est-cequetuFABRIIIQUES?arépétémaman.Puiselles’esttournéeverspapa,quivenaitdesurgir.—Maisqu’est-cequ’ilfabrique?areprismaman.Frank,qu’est-cequetuFABRIQUES?Lesparentsn’ontpasleurpareilpourposerdesquestionsidiotesetenfoncerdesportesouvertes.«Tunecomptespassortiraveccettejupetoutdemême?»Non,jecomptelaretirerdèsquej’aurai

passélaporte.«Tutrouvesquec’estunebonneidée?»Non,jetrouvequec’estlapiredesidées,c’estpourçaque

jem’apprêteàlefaire.«Est-cequetum’écoutes?»Tavoixs’élèveà100décibels,j’aipasvraimentlechoix.—Qu’est-cequetuFABRIIIQUES?Mamanhurlaittoujours.Papaaposéunemainsursonbras.—Anne,l’a-t-ilappelée.Anne,j’aiunrendez-vousà8heuresdemainmatin.Graveerreur.Mamans’esttournéeverspapacommesic’étaitluileméchant.—J’enairienàfoutredetonrendez-vousde8heures!C’esttonfils,Chris!Ilnousment!Iljoue

auxjeuxvidéoaumilieudelanuit!Qu’est-cequ’ilnouscached’autre?—J’arrivaispasàdormir,sedéfendFrank.OK?C’esttout.J’arrivaispasàdormiralorsjemesuis

dit«jevaislireunlivre».Maisj’enaipastrouvé,alorsjemesuisdit…voussavez…quej’allaismedétendreunpeu.

—Depuisquandes-tudebout?aexplosémaman.

—Depuis2heuresdumatin,l’ainforméeFrankd’unairsuppliant.J’arrivaispasàdormir.Jecroisquejefaisdel’insomnie.

Papaabâillé,mamanluiajetéunregardnoir.—Anne,est-cequ’onpeutréglerçademainmatin?Çanevapasaiderl’insomniedeFrankdese

disputercommeça.S’ilteplaît?Allonsnousrecoucher.Ilabâilléànouveau,lescheveuxtoutébourifféscommelafourrured’unnounours.—S’ilteplaît.

Ça,c’étaitdanslanuit.Etc’étaitpaslafêteàlamaisoncematin.Pendantlepetitdéjeuner,mamannes’estpasprivéedecuisinerFrank:Combiendefoiss’est-illevéenpleinenuitpourjoueràLOC?Etdepuisquandiladesinsomnies?Comprend-ilquelesjeuxvidéosontlacausedetroublesdusommeilchezdenombreuxadolescents?

Frankrépondaitduboutdeslèvres.Ilétaittoutgrisetcomplètementàlamasse.Plusmamanparlaitde rythme nycthéméral et de pollution lumineuse en lui répétant qu’il n’avait qu’à boire un verred’Ovomaltineavantd’allersecoucher,plusilseretiraitdanssacarapace.

Jen’aijamaisbud’Ovomaltine.Mamanenfaitlapubdèsquel’undenousseplaintd’avoirdumalàs’endormir, comme s’il s’agissait d’une potion magique. Pourtant, elle n’en a jamais acheté, on sedemandebienpourquoi.

Et puis Frank est parti au lycée et j’ai luGame of Thrones toute la matinée. Ensuite je me suisendormie.Cetaprès-midi,j’aifilmédesoiseauxdanslejardin.Jemedoutequecen’estpascequeDrSarah a en tête, mais c’est une activité paisible. Ils sont mignons. Ils picorent des miettes dans lamangeoireetsebagarrentunpeu.Jedeviendraipeut-êtrephotographeouréalisatricededocumentairesanimaliers,quisait?Leseultrucchiant,c’estqu’auboutd’unmomentonamalauxgenouxàforcederester accroupie.Enplus, je ne sais pas trop qui ça intéresserait de regarder des oiseauxbouffer desmiettespendantuneheure.

Perduedansmespensées,jesursautequandj’entendsunevoituredansl’allée.Ilesttroptôtpourquecesoitpapa,alorsquiest-ce?Peut-êtrequequelqu’unaramenéFrankdulycée.Çaarriveparfois.

C’estpeut-êtreLinus.Endouce,jefaisletourdelamaisonetjetteuncoupd’œildansl’allée.Àmagrandesurprise,c’est

déjàpapa.Ilsortdelavoiture,encostume,l’airaccablé.Laported’entrées’ouvre.Mamanl’attendait.—Chris!Enfin!— Je suis venu aussi vite que j’ai pu.Mais tu sais, j’ai plein de trucs à faire…Est-ce vraiment

nécessaire?—Biensûr!Onestenpleinecrise,Chris.Tonfilsabesoindenous.Etmoi,j’aibesoindetoi!Ohnon!Ques’est-ilencorepassé?Jeretournedanslejardinpuisjemeglisseencatiminidanslacuisine,d’oùjepeuxlesentendre.En

mepenchant,jelesvoisentrerdanslamaison.—J’aiapportél’ordinateurdeFrankàmaséancedePilates,commencemaman,grave.—Tuasfaitquoi?ditpapa,choqué.Anne,jesaisquetuneveuxpasqueFrankjoueàsonjeu,mais

ilyadeslimites…J’imaginemamanentrerdanslasalledesfêtesdelaparoisse,l’ordinateurdeFrankdanslesbras.Je

plaquemesmainssurmabouchepournepashurlerderire.Est-cequ’ellevasemettreàtrimbalerl’ordideFrankpartout?Commeunpetitchien?

—Tunecomprendspas!crachemaman.Jel’aiapportéàArjunpourqu’iljetteunœildessus.—Arjun?demandepapa,déconcerté.

—ArjunestdansmaclassedePilates.C’estuningénieurinformaticienquidéveloppedeslogiciels.Iltravailleàdomicile.Jeluiaidemandé:«Arjun,peux-tumedire,grâceàcetordinateur,combiendetempsmonfilsapasséàjouerauxjeuxvidéolasemainedernière?»

—Jevois…EtArjunasuteledire?demandepapa,prudent.—Oh,ça,oui,grondemaman,menaçante.Ilasumeledire.Silence.Jevoispapaquirecule,maisilnepeutpluss’échapper.Untsunamidehurlementsdéferle

surlui.—Touslessoirs!TOUTESLESNUITS!Ilcommenceà2heuresdumatin,etils’arrêteà6heures.

Tuterendscompte?—Turigoles?s’étonnepapaavecuneminesincèrementconsternée.T’essûre?Mamanluitendsontéléphone.—DemandeàArjun.Demande-lui!IltravailleenfreelancepourGoogle.Ilsaitdequoiilparle.—Jevois.Non,çava.J’aipasbesoindeparleràArjun,soupirepapaens’effondrantsurunemarche

del’escalier.Merdealors.Touteslesnuits?—Ilnousfaitdescachotteries.Ilnousment.Ilestaccro!Jelesavais.Jelesavais.—OK.Bon,c’estdécidé.Ilestpuniàvie.—Àvie,répètemamanenhochantlatête.—Jusqu’àsesdix-huitans.—Aumoins,renchéritmaman.Tusais,Alison,demongroupedelecture,ellen’amêmepaslatéléà

lamaison.Selonelle,lesécranssontlescigarettesdenotretemps.Ilssonttoxiques,etonneserendracomptedesdégâtsquelejouroùilseratroptard.

—Sansdoute,opinepapa,malàl’aise.Jesuispassûrqu’onsoitobligésd’allerjusque-là,hein?—Ondevraitpeut-être!s’écriemaman,commesielleétaitsurlepointdes’étouffer.Tusais,Chris,

peut-être qu’on s’est plantés !On devrait peut-être s’en tenir aux classiques.Aux jeux de cartes.Auxpromenadesenfamille.Àlaconversation.

—Euh…OK.—Et…auxlivres!Qu’est-ilarrivéauxlivres?C’estçaqu’ondevraitfaire!Lirelesprixlittéraires

del’année.Aulieuderegardercettetélévisiontoxiqueidioteetpassernotretempsàjoueràdesjeux-vidéo-lavage-de-cerveau.Chéri,onperdnotretemps!Quefait-ondenosvies?

—Tuasraison,approuvepapaavecferveur.Jesuisd’accord.Vraiment.Ilyaunlongsilence,puisilajoute:—Mais…DowntonAbbeyalors?—Oh,ehbien,euh…DowntonAbbey…,bredouillemaman,priseaupiège.C’estdifférent.Tusais

bien…c’esthistorique.—EtTheKilling?MesparentssontcomplètementaccrosàlasériepolicièreTheKilling. Ilss’enfilent jusqu’àquatre

épisodesd’uncoup.Ilsdisent:«Encoreun?Justeun?»—Jeparlepourlesenfants,finitpardiremaman.Jeparledelagénérationfuture.Ilsdevraientlire

deslivres.—Ah,tantmieux,soufflepapa,soulagé.Parcequepeuimportecequejefaisd’autredansmavie,je

verrailafindeTheKilling.—Sansblague, bien sûr qu’onvavoirTheKilling, approuvemaman.Onpourrait en regarder un

épisodecesoir.—Oudeuxmême.—Unefoisqu’onauraparléàFrank.—MonDieu,selamentepapaensefrictionnantlefront.Jeboiraisbienquelquechose.

Aprèsça,lamaisonestsilencieuse.Lecalmeavantunenouvelletempête.Felixestderetour,ilaétéjouerchezunamiaprèsl’école.Ilsontfaitdespizzas.Ildévoileuneimmondemixturetomate-fromageetdemandeàmamandelafaireréchauffer.Puisilrefusedelamanger.

Impossibledeluifaireavalerquoiquecesoitd’autre:ilveutmangersapizza,toutenrefusantdemanger.Jesais.Lalogiqued’unenfantdequatreans,c’estmégabizarre.

—JeveuxmangerMApizza!necesse-t-ildecouiner.Etmamanderépétersansselasser:—Alors,tupeuxlamanger!Lavoici!—Noooooon!gémit-ilenlaregardant,leslarmesauxyeux.Noooon!Pascelle-là!Pascelle-LÀ!Il finit par la balancer de la table. Lorsqu’il la voit écrasée par terre, c’en est trop : il semet à

pousserdeshurlementshystériques.Mamanmarmonne:—Ilsontdûluidonnerdusoda.Ethop,elleleprenddanssesbraspourl’emmenerprendresonbain.Unedemi-heureplus tard, il revient toutbeau, toutpropre.Ilsouritetmangedessandwiches.(Les

bainssontleValiumdesenfantsdequatreans.)Je suis assignée à la surveillance de Felix, pour-qu’il-mange-sa-croûte, littéralement. Et voilà

commentjemeretrouvecoincéeàlacuisine.MoiquipensaisvoirFrankenpremierafindeleprévenir.Cela dit, ça n’aurait pas marché.Maman est telle une sentinelle sous amphétamines. Toutes les cinqminutes, elle court ouvrir la porte d’entrée. Une fois dehors, elle scrute l’horizon de tous les côtés,comme si Frank pouvait surgir de n’importe quelle direction. Elle est prête à lui sauter dessus. Ellerépètefaceaumiroirdel’entrée:

—C’estautantparcequetunousasmentiqu’àcausedureste.Quiaimebienchâtiebien.C’estparcequ’ontientàtoi,jeunehomme.

Jeunehomme.Enattendant,jefaisprofilbas,mêmesijesuisimpatientededemanderàFranksic’estvrai,s’ils’est

vraimentlevétouteslesnuitsà2heuresdumatin.JeveuxsavoirsiLinusjouaitaveclui.Jesuisentraind’avalerquelquescroûtesdeFelixpouraccélérerlemouvement,quandj’entendsunhurlement.Mamanestdeboutaumilieudel’allée.

—Chris!Chris!Ilarrive!Elleentredanslacuisineettournelatêtedetouslescôtés,affolée.—Oùesttonpère?Oùest-ilpassé?—Jesaispas.Pasvu.Bon, elle est remontée à bloc. Je devrais peut-être lui conseiller d’inspirer en comptant jusqu’à

quatreetd’expirerencomptantjusqu’àsept,maisjecroisqu’ellem’arracheraitlesyeux.—Chris!Ellesortdelacuisineentapantdespieds.Jem’avance à pas de loupdans l’entrée. Je devraismonter prendrema caméra,mais traverser le

champdebataille nemedit rienqui vaille.Papa apparaît sur le seuil de sonbureau, sonBlackBerrycolléàl’oreille,etaccueillemamanavecunegrimacededouleur.

—Oui,leschiffressontvraimentàcôtédecequiavaitétéprévu.Maissivousregardezenpage6…«Désolé,mime-t-ilaveclaboucheàl’adressedemaman.Deuxminutes.»—Super!s’écrie-t-ellealorsquepaparedisparaît.Tuparlesd’uneéquipe!Elleregardeparlafenêtreducouloir.—Levoilà.C’estparti.Ellesemetenpositiondansl’entrée,lesmainssurleshanches,leregardcourroucérivésurlaporte.

Aprèsdixsecondesdetensioninsoutenable,lebattants’ouvre.Frankentredesonpasnonchalant,comme

d’habitude,etlanceàmamanuncoupd’œilgoguenard.Mamansedressedetoutesahauteuretrespireungrandcoup.

—Salut,Frank,dit-elled’unevoixglacialequimedonnelachairdepoule,mêmesijen’airienàcraindredanscettehistoire.

MaisFrankasesécouteurs,alorsj’imaginequ’iln’apasperçulerefroidissementclimatique.—Salut.Ils’élancepourpasser,maisellel’arrêteetlesecoueparl’épaule.—Frank!Enlèveça!Frankpousseunsoupiragacé,retiresesécouteursetlaregardedroitdanslesyeux.—Quoi?—Ehbien,ditmamand’untonfroidcommelabanquise.—Quoi?—Alors…Siellecroitqu’ellevalepétrifierdepeurcommeça,enprononçantunmot…Ilajustel’airsuper

impatient.—Etalors?Qu’est-cequetuveuxdire?Alorsquoi?—Ont’attendait,Frank.Tonpèreetmoi.Elleserapproched’unpas,lesyeuxpareilsàdeuxlasers.—Çafaitunmomentqu’ont’attend.OMG.Mamanseprendpour leméchantdans JamesBond. Jepariequ’elleaimeraitbienavoirun

chatblancàcaressersouslamain.—Qu’est-cequ’ilfaitlà,monordi?Sonordinateurestsurlatabledel’entrée,soncâbleentortilléautourduchargeur.—Bonnequestion,ditmaman,faussementaimable.Tuveuxbiennousdévoilerl’usagequetuasfait

detonordicesdernièressemaines?LesépaulesdeFrankretombent,commepourdire:«Quoi?Encore?»—J’aijouéàLOC,récite-t-ild’untonmonocorde.Tum’asprisenflagrantdélit.—Justeunefois?Franklâchesonsacàdosparterre.—Jesaispas.J’aimalàlatête.Onaduparacétamol?C’estlagouttequifaitdéborderlevase.Mamanglapit:—Etpourquoituasmalàlatête?Ceseraitpasparcequetunedorspluslanuit?—Quoi?Frank la gratifie de son regard j’ai-aucune-idée-de-quoi-tu-parles. D’ailleurs, il est très énervant

quandilfaitça.—Jouepaslesidiots!T’aspasintérêt!lemenacemamanensoufflantcommeunphoque.Monami

Arjunajetéunœilàtonordiaujourd’hui.Etonenaapprisunebonne.—C’estqui,Arjun?demandeFrank,quicommenceàs’inquiéter.—Unexperteninformatique,répliquemaman,triomphante.Ilm’enaditlongsurtesactivités.T’as

laissépleind’indices,jeunehomme.Onsaittout.Frankdevientvert.—Ilalumesmails?—Non.Pastoncourrierélectronique,ditmaman,désarçonnée.Qu’est-cequ’ilyadedans?—Rien,faitFrankenluijetantunregardnoir.Merdealors.Vousm’avezhacké,c’estpascroyable.—Etmoi,j’enrevienspasquetunousaiesmenti!Tut’eslevéà2heuresdumatintouteslesnuits

cettesemaine!Tunevaspaslenier?Frankhausselesépaulesetserenfrogne.

—Frank?—SiArjunledit,c’estqueçadoitêtrevrai.—C’estvraialors!Frank,tuterendscomptedelagravitédelasituation?Hein?TUTERENDS

COMPTE?semet-ellesoudainàhurler.—Et toi, sais-tu à quel point je suis investi dansLOC? semet-il à beugler à son tour. Et si je

devenaisunjoueurprofessionnel?Qu’est-cequetudiraisalors?—Ah,non,tuvaspasrecommencer!Mamanfermelesyeux,semasselefrontetajoute:—Avecquit’étaisentraindejouer?Jelesconnais?Faut-ilquej’appelleleursparents?—J’endoute,grinceFrank,sarcastique,vuqu’ilshabitenttousenCorée.C’enesttroppourmaman.Ellevocifère:— EN CORÉE ? Alors là, c’en est fini. Tu es puni ad aeternam. Interdiction de jouer. Plus

d’ordinateur.Plusd’écran.Plusrien.—OK,répliquemollementFrank.—C’estbiencompris,dit-elleenleregardantdroitdanslesyeux.Tunejouerasplusjamais.—Jecomprends.J’aiplusledroitdejouer.Unsilence.Mamana l’air tracassée.ElleobserveFrankcommesielleattendaitquelquechosede

plusdesapart.—Tuespuni,insiste-t-elle.Pourdebon.—Jesais,ditFrank,d’uncalmeexemplaire.Tum’asdéjàdit.—Tuneprotestespas.Pourquoin’as-tuaucuneréaction?—C’estcommeça.Jesuispuni.Etaprès?—Jevaisteconfisquertonordinateurdèsmaintenant.—J’aicompris.Ilyaunnouveausilencebizarrechargéd’électricité.MamandévisageFrank,commesilaréponseà

sesquestionsétaitécritesursafigure.Soudain,lasiennes’illumine.Elles’exclame:—Ah,ça!Tunemeprendspasausérieux.Tucroisquetuvast’entirer?Tuesdéjàentrainde

fomenterunplanpourteleverenpleinenuitetallerrécupérertonordi?—Non,nieFrank,boudeur.Cequiveutdire«oui».—Tuesdéjàentraindetedemandercommenttuvascrocheterlaserrure?—Non.Mamansemetàtrembler.—Tucroisque tupeuxnousbattreàcepetit jeu !accuse-t-elle.Tucroisque t’esplusmalinque

nous,n’est-cepas?Ehbienonvavoircequetudisdeça!Elle soulève l’ordinateur, qui est plutôt encombrant, et monte l’escalier avec le câble qui traîne

derrièreelle.—Ilfautqu’onsedébarrassedecetruc!Jeneveuxpluslevoirdanslamaison!Jeveuxlevoiren

miettes!—Enmiettes?s’affoleFranksubitementrevenuàlavie.—Tuespuniàperpétuité,alorsqu’est-cequeçapeutfaire?vocifèremaman.—Maman,non!s’écrieFrank.Qu’est-cequetufais?—TURESTESOÙTUES,JEUNEHOMME!Lavoixdemamanaatteintdenouveauxsommets.Ellefaitpeur,commequandonétaitpetits.Frank

sefige,unpiedsurlapremièremarche.Jenel’aijamaisvuavecunetêteaussieffrayée.—Qu’est-cequ’ellevafaire?dit-ilàvoixbasse.—Jesaispas.Maisàtaplace,jemonteraispas.

—Maisqu’est-cequ’ellefout?Àcetinstantprécis,Felix,enrobedechambre,bonditdansl’entréeenprovenancedujardin.—Devinezquoi?lance-t-ild’unevoixravie.Mamanestentraindejeterl’ordinateurparlafenêtre!

Jen’arrivepasàcroirequ’ellel’avraimentfait,qu’elleabalancél’ordideFrankparlafenêtre.Lascènen’apasétéaussidramatiquequeça.Sansdouteparceque,auderniermoment,elleadécidé

de s’assurer que personne ne serait blessé et elle s’estmise à hurler aux voisins de s’écarter. Elle amêmeditàpapadebougersaprécieusevoiture.

Enattendant,Frankpassaitd’unétatdepaniquetotaleaucalmedutypequidanslesfilmsessaiederaisonnerleterroristes’apprêtantàfaireexploserunebombe.

—Maman,écoute.Posecetordinateur.Tunesaispascequetufais…Ma-man?Çan’apasmarché.Ladécisiondenotremèreétaitprise.L’ordinateur ne s’est pas brisé enmillemorceaux. Il a rebondi deux fois sur la pelouse avant de

s’immobilisersurlecôté.Ilavaitàpeinel’aircassé.L’écranétaitbrisé,c’esttout.Papas’estdépêchéderamasserlesdébris:Felixétaitpiedsnusdehors.

Maisjesupposequ’ilyatropdedommagesinternespourqueFrankpuisses’enservir.Pauvreordi,ilparaissaittouttriste,inertesurlapelouse,bardédevieuxautocollantsMinecraft.

Toutlemondeestrestélààleregarder.Deuxvoisinsontprisdesphotos,puisilssonttousrentréschez eux.Après lamontée en puissance, le spectacle se terminait sur une note décevante. Frank, parcontre,étaitanéanti.Jeluiaimurmuré:«jesuisdésolée»,maisiln’amêmepaseulaforcederépondre.

Jecroisqu’ilestenétatdechoc.Iln’apasdesserrélesdentsdelasoirée.Mamanarboreunsouriredetriompheterrifiantetpapaparaîtjustesoulagéquelavoituren’aitrien.

Quantàmoi,uneseulequestionmetaraude:Celaveut-ildirequeLinusnereviendraplus?

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–Transcriptiondufilm

Intérieurjour–5,RosewoodClose

Mamanestassiseàlacuisine,unetassedecaféàlamain.Elleregardedroitdansl’objectifdelacaméra.

MAMANJ’aifaitcequ’ilfallaitfaire.J’avouequej’ysuisalléeunpeufort.Maisilfautsavoirprendredesmesuresradicales.Surlemoment,çasecoue.Maisplustard,onmedira:«Bravo,tuasprisdesrisques,tuasvuloin.»

Silence.

MAMANEnfin, jeSAISque j’ai fait cequ’il fallait.Bon, ilyade l’électricitédans l’air,mais toutvas’arranger.BiensûrqueFrankamalréagi,forcément,ilestencolère…Àquoijem’attendais?

Silence.

MAMANEhbien…jenem’attendaispasàcequ’ilréagisseAUSSImal.Maisonsurmonteraçaaussi.

Mamansoulèvesatasse,puislareposesansavoirbu.

MAMANLaparentalité,Audrey,n’estpasuneminceaffaire.Ilfautfairedeschoixdifficilesets’enteniràsesdécisions.Alorsoui,c’estduravecFrankencemoment.Maistusaisquoi?Unjour,ilmeremerciera.

Silence.

MAMANEnfin,ilmeremercierapeut-être.

Silence.

MAMANBon,ilnemedirasansdoutejamaismerci.Maislefaitest: jesuisunemère.Unemèrenesedégonflepas.

LacamérafaitlepointsurleBlackBerrydemamanetsarechercheGoogle:

Week-enddétente&bien-êtrepourfemmecélibataire.Laissezvosenfantsàlamaison.

Mamansedépêchederecouvrirl’écrandesamain.

MAMANÇa,c’estriendutout.

Engros,Frankneparleplus,àpersonne.D’ailleurs,ceFrankmutiquenemedéplaîtpas.C’estpluspaisibleàlamaison.Saufqueçastresse

maman.Elleestmêmealléevoirundesesprofs,qui,selonelle,était«totalementincompétent!nuldecheznul!»IlluiaditqueFrankavaitl’aird’aller«trèsbien»etqu’ondevait«lelaissertranquille».«Lelaissertranquille.Tuterendscompte?»(J’étaisdevantlaportedelachambrequandellearapporté,en râlant, la conversation à papa.) Ce soir, Frank est à table. Il mange ses enchiladas sans regarderpersonne, le regardperdudans levide :unvraizombie.Quandmamanoupapa luiposeunequestion,mettons:«As-tubeaucoupdedevoirs?»ou«Commentc’étaitaulycéeaujourd’hui?»ilémetunbruitstyle«fffrrrumpfe»oulèvelesyeuxaucielouencorelesignore.

Commejenesuispasnonplusd’humeurloquace,ledînern’estpastrèsanimé.NouslevonstouslatêteavecsoulagementquandFelixdébarquedelasalledejeuxdanssonpyjamatracteur.

—J’aipasfaitmesdevoirs,dit-il,inquiet.Mesdevoirs,maman.Ilbranditunesortededossiertransparentavecunefeuilleàl’intérieur.—Oh,çava!ditmaman.—Desdevoirs?s’offusquepapa.Pourunenfantdequatreans?—Jesais,soupiremaman.C’estdingue.Ellesortlafeuille.Unpolycopiégrandformatoùilestécrit:«Pourquoinousnousaimonslesuns

lesautres.»Sousletitre,Felixadessinédesbonshommesqui,jesuppose,sontcensésnousreprésenter.En toutcas, ilssontcinq.Mamana l’airenceinte.Paparessembleàungnome.Moi j’aiune têtede latailled’unetêted’épingleetvingtgrosdoigtsronds.Mais,bon,àpartça,c’estnotreportraittoutcraché.

—«Remplislecadreavecl’aidedetafamille»,litmamanàhautevoix.Parexemple:«Nousnousaimonsparcequenousnousfaisonsdescâlins…»

Elleprendunstylo.—OK.Qu’est-cequ’onmetalors?Felix,qu’est-cequetuaimesdanstafamille?—Lapizza,répondsanshésiterFelix.—Onpeutpasmettre«pizza».—Delapizza!gémitFelix.J’aimelapizza!—Jenepeuxpasmettre:«Nousnousaimonsparcequepizza.»—Jetrouvequec’estpasmal,ditpapaenhaussantlesépaules.—Laisse-moifaire,intervientFrankensesaisissantdelafeuille.Touteslestêtesseredressentdestupéfaction.Frankaparlé!Ilsortunmarqueurnoirdesapocheet

écrit:«Nousnousaimonsparcequenousrespectonsnoschoix,nouscomprenonsquechaqueindividuadescentresd’intérêtquiluitiennentàcœur,etnousnenouspermettrionsjamaisdedétruirelapropriétéde…»Ah…J’oubliais…

—Frank!Tunepeuxpasécrireça!protestemaman.Ilestunpeutardpours’interposer,vuqu’ill’adéjàfait.Àl’encreindélébile.—Jetefélicite!ditmamanenjetantunregardnoiràFrank.Tuviensdegâcherledevoirdetonfrère

!—Jen’aifaitqu’énoncerlavérité,rétorqueFrankenluirendantsonregardassassin.«Vousvoulez

lavéritémaisvousnepouvezpaslasupporter…»—JackNicholsondansDeshommesd’honneur, reconnaît toutdesuitepapa.Jesavaispasque tu

avaisvulefilm.—YouTube.Frankselèveetsedirigeverslelave-vaisselle.— Fantastique, dit maman, dégoûtée. Felix ne va pas pouvoir rendre sa feuille. Il va falloir que

j’écriveuntrucdanssoncahierdecorrespondance.«ChèremadameLacy.Malheureusement,Felixn’apaspularemplirparceque»…quoi?

Jesuggère:—Elleaétémangéepardesrats.— Cet exercice n’est pas applicable à la famille Turner qui ne sait pas ce qu’est l’amour

désintéressé,tonneFrankdeboutdevantl’évier.—Cegarçonabesoind’unhobby,marmonnemaman.Onn’auraitjamaisdûlelaisserabandonnerle

violoncelle.—Ahnon,tuvaspasremettreçaaveclevioloncelle,paniquepapa.Jecroisqu’ilfautqu’ilpasseà

autrechose.— Je ne dis pas le violoncelle ! s’énerve maman. Il doit y avoir d’autres occupations. À quoi

s’intéressentlesadolescentsdenosjours?— Oh, à toutes sortes de trucs, dit papa, évasif. Ils gagnent des médailles olympiques, se font

accepteràHarvard,montentdesstart-ups,deviennentstarsdecinéma…Maintenant,c’estautourdepapad’avoirl’airaccablé.—Iln’apasbesoindegagnerdemédaille,déclaremaman,catégorique.Illuifautjuste…Tiens,etla

guitarebasse?…Sonvisages’illumine.—…Ilsaittoujoursenjouer?Vousn’avezpasenviederépétertouslesdeuxdanslegarage?—Onadéjàessayé,une fois,grimacepapa.Tu te souviens?C’étaitpas terrible…maisonpeut

réessayer,secorrige-t-ilviteenvoyantlatêtequefaitmaman.Quellebonneidée!Onpeutsefaireunpetitbœuf.Entrepèreet fils.On joueraitquelquesmorceaux,onboiraitquelquesmousses…euh…jeveuxdire…non,onboiraitriendutout,ajoute-t-ilalorsquemamanouvrelabouche.Pasdebière.

—Etildevraitfairedubénévolatquelquepart,ditmamanavecunesubitedétermination.Oui!C’estçaqueFrankdevraitfaire.Dubénévolat.

Plustardcesoir-là,jesuisassisedanslacuisineentrainderegardersurmacaméradesscènesquej’aifilmées,quandFrankentre.

—Oh,salut,dis-jeenlevantlatête.Soudain,çamerevient.—Dis-moi,jet’aipasencoreinterviewé.Onpeutlefairemaintenant?—J’aipasenvie.Frankal’airdedétesterlaterreentière.Ilestvert.Sesyeuxsontinjectésdesang.Ilsembleenmoins

bonnesantéquequandiljouaitauxjeuxvidéoàlongueurdetemps.

—Commetuvoudras.JehausselesépaulesetprendsunDoritodanslebolsurlatable.Onaeuundînertex-mex.Iln’ya

que pour cette occasion que maman achète des chips. C’est que les Doritos qu’on trempe dans duguacamole,àsesyeux,çanecomptepascommedelamalbouffe.

—Etsinon…,dis-jed’untonquiseveutindifférent.Jemedemandais…Ma voix me trahit. Mon ton n’a rien de détaché, c’est tout le contraire. Mais Frank ne paraît

s’apercevoirderien.—Linusvavenir?Monélocutionesttroprapide.Jemesuisgrillée.Bon,maisçayest,j’aiposélaquestion.Franktournelatêtepourmelancersonregardassassin.—EtpourquoiLinusviendrait?—Bah…jesaispas.Vousvousêtesdisputés?—Non,ons’estpasdisputés.Lacolèrequibrilledanssonregardmefaitpeur.—Jemesuisfaitvirerdel’équipe.—Commentça?Maisc’étaittonéquipe!—Jepeuxplusvraimentjouer.Savoixestlointaine,commes’ils’empêchaitdepleurer.C’estmoche.Ladernièrefoisquejel’aivu

enlarmes,ildevaitavoirdixans.—Frank…Unevaguedechagrindéferledansmoncœur.Pourunpeu,jesangloteraisàsaplace.—…Tul’asditàmaman?—Àmaman?s’écrie-t-il.Pourquoi,pourqu’ellesautedejoieenhurlant«victoire»!?—Nedispasça!Maisaufond,elleenestpeut-êtrecapable.Le problème avecmaman, c’est qu’elle ne sait pas de quoi elle parle. Ce n’est pas un jugement

négatifdemapart.Lesadultessonttouslesmêmes.Ignares,maisc’esteuxquiontlepouvoir.Jetrouveça dingue. Les parents contrôlent l’usage des nouvelles technologies et le temps d’utilisation desappareilsélectroniquesdelamaison,ilslimitentlesjeuxvidéoetlesréseauxsociaux,maisdèsqueleurordinateursemontrerécalcitrant, ilsbraillentcommedesbébés :«Ilestpartioùmondocument?»«J’arrivepasàouvrirFacebook.»«Commentjefaispourtéléchargerlaphoto?»«Jedouble-clique?Quoi?Commentça?»

Etlà,quiappellent-ilsausecours?Alorsmamancrieraitsansdoute«victoire»sielleapprenaitqueFranks’estfaitvirerdesonéquipe.

Etpuis,unesecondeplustard,elleajouterait:«Monchéri,pourquoitutetrouvespasuncentred’intérêt?Tupourraistejoindreàungroupe?»

—Jesuisvraimentdésolée,Frank.Ilneréagitpas.L’instantd’après,ils’estéclipséentraînantdespieds,etjemeretrouveànouveau

seuledanslacuisinedevantlesDoritos.

—Alorsçan’apasététrèsfort,commenteDrSarah,toujoursimperturbable.—Ça va.Mais tout lemonde est stressé. Je passe beaucoup de temps au lit. Je suis fatiguée en

permanence.—Lorsquetutesensfatiguée,repose-toi.Neluttepas.Toncorpsestentrainderécupérer.Assisedanslefauteuilaveclesjambesrepliéessousmoi,jesoupire:—Jesais.Maisjen’aipas

envied’êtrefatiguée.Jen’aipasenviederessentircesurplusd’émotions.Jeveuxtoutfairepourm’ensortir.

Lesmotsontjaillitoutseuls.Jesensmonteruneboufféed’adrénaline.C’est comme si je découvrais les choses à mesure que je les confiais à Dr Sarah.Mes pensées

revêtent un aspect plus réel. Je crois qu’elle est un peu magicienne. Comme une diseuse de bonneaventurequinevousdévoileraitquevotreprésent.Toujoursest-ilqu’unetransformations’opèreenmoi.Jenesaispascomment,maisc’estunfait.

—Bien,dit-elle.C’esttrèsbien.MaisAudrey,cedonttun’aspasl’airdeterendrecompte,c’estquetuesdéjàentraindet’ensortir.

—C’estfaux.Jeluilanceunregardamer.Commentose-t-elledireça?—Pourtant,si,jet’assure.—J’aipassécescinqderniersjoursdansmonlit.— Personne n’a dit que le chemin de la guérison était une ligne droite. Tu te souviens de notre

graphique?Elleselèveet,sursontableaublanc,dessinedeuxaxesetunelignerougeascendante.

—Tuaurasdeshauts et desbas.Mais tuprogressesdans labonnedirection.Tu reviensde loin,Audrey.Tesouviens-tudenotrepremièrerencontre?

Jehausselesépaules.Certainesdenosséancespasséessont,jel’avoue,plutôtbrumeuses.— Moi, je n’ai pas oublié, dit-elle. Et crois-moi, je suis ravie de ce que je vois devant moi

aujourd’hui.—Oh.Jesensunpetitpincementaucœur.Sic’estdelafierté,c’estpathétique.Aprèstout,jen’airienfait.—Commentçasepasseavectonfilm?—Pasmal.—As-tuinterviewéquelqu’unàl’extérieurdecheztoi?—Euh…j’hésite.Pasencore.Pasvraiment.DrSarahattend.C’estsatechnique.Commeunflicquiattendd’attraperuncriminelenflagrantdélit.

Chaquefois,jemedisquejenecraqueraipas.Jem’entendsdire:—Bah…Ilyacemec…Linus.—Oui,tum’asdéjàparlédecegarçon.—IlvenaitsouventvoirFrankavant,etjedevaisl’interviewer.Maisilnevientplus.Alorsjeme

suisdit…Enfin…Jelaissemaphraseensuspens,nesachantcommentconclure.—Tudevraispeut-êtreluidemander,ditDrSarah,commesic’étaitlachoselaplusfaciledumonde.Machinalement,jerétorque:—Jepeuxpas.—Pourquoipas?—Parceque…Silence.Ellesaitpourquoi.Jen’aipasbesoindeluiexpliquer.—Visualisonslepirequipuissearriver,reprendDrSarahavecentrain.Mettonsquetudemandesà

Linusdevenirtevoir,etqu’ilrefuse.Queressentirais-tu?Unfrissond’angoisse remonte le longdemacolonnevertébrale. Jen’aimepasdu tout le tourque

prendcetteconversation.Jen’auraisjamaisdûmentionnerLinus.—Commentréagirais-tu?insisteDrSarah.Audrey,aide-moiunpeu.Linusvientdedire:«Non,je

nepeuxpasvenir.»Qu’est-cequeturessens?— Jeme sens gênée. J’ai envie demourir. Jeme dis, non, c’est pas possible. Je suis une idiote

finie…Monvisagesecrispeenunegrimacededouleur.—Pourquoiidiote?—Parceque…parceque!Cettefois,ellemefaitbouillir.DrSarahfaitparfoisexprèsdenepascomprendre.—Linusneviendrapas,dit-elleenselevant.Elleécritsurletableau.

Puiselletraceuneflècheetécrit:«LespenséesdeLinus»,qu’elleentoured’uncercle.

—Pourquoi cespensées, dit-elle en tapotant la surfaceblanchedu tableau, te feraient-elles sentircommeuneidiote?

—Parceque…J’aidumalavecmonpropresystèmederaisonnement.—…Parcequejen’auraispasdûluidemander.—Pourquoipas?Iladitnon,etalors?Toutcequeçaveutdire,c’estqu’iln’apasenvied’être

interviewé,oualorsqu’ilestoccupéailleurs,ouencorequ’ilal’intentiondedireouiplustard.Ouautrechoseencore.Çan’arienàvoiravectoi.

Jerépondsspontanément:—Biensûrquesi!—Biensûr?Commentçabiensûr?Etvoilà,jesuistombéedanslepiège.«Biensûr»estletypemêmederéponsequitransformeDr

Sarahenunrequinflairantdusang.«Illefaut»asurelleuneffetsimilaire.—Audrey,sais-tucequepenseLinus?—Non,dis-jeàcontrecœur.—Tun’aspasl’airsisûre.Audrey,peux-tuliredanslespensées?—Non.—Aurais-tudessuperpouvoirs?Aurais-tuoubliédemedirequelquechose?—Non,redis-jeenlevantlesmainsenl’air.OK,jemerends.J’aicompris.J’étaisentraindelui

attribuerdespensées.—Eneffet.Et tun’asaucune idéedecequeLinuspense.Çapeutêtrepositif,ounégatif.Leplus

probable,c’estqu’ilnepenseàrien.C’estungarçon.Ilvafalloirt’yhabituer.Sonvisageseplisse,sesyeuxpétillentd’humour.—C’estvrai,dis-je.Jesaisqu’elleessaiedemefairesourire,maisjesuistropperturbée.—Alors…jedevraisluidemander?—Jepensequeoui.D’uncoupd’éponge,elleefface«Linusneviendrapas»surletableau.Àlaplace,elleécrit:

—D’accord?medemande-t-elleunefoisquej’ailu.—D’accord.—Bien.Alorspose-luilaquestion.C’esttondevoirpourlaprochainefois.DemanderàLinus.

Lapremièrechoseà faire,c’estdechoisirunmomentoùmamanestbien lunée,pourêtresûrequ’ellen’enferapastouteunehistoire.J’attendsqu’elleaitterminéderegarderunépisodedeMasterChef,puisjem’assiedsl’airderiensurunbrasducanapéetjelance:—Maman,jevoudraisuntéléphone.

— Un téléphone ? dit-elle en se redressant, bouche bée, les yeux comme des soucoupes. Untéléphone?

Sijesuislareinedeladramatisation,mamèreenestl’impératrice.—Euh…Oui.Sic’estpossible.—Etquicomptes-tuappeler?—Je…Jesaispas…desgens.C’estunpeucourtcommeréponse,maisquevoulez-vous,ellemestresse.—Quiça?—Desgens.T’asbesoindesavoirleursnoms?Un silence. Je sais à quoi elle pense, parce que çame traverse l’esprit àmoi aussi.Mondernier

téléphone n’a pas été un franc succès. Enfin, il était plutôt pasmal.C’était un Samsung.Mais il étaitdevenu une sorte de portail.Un portail toxiquemenant à… tout ça. Je tremblais de terreur rien qu’enentendant lavibrationd’un texto, sansparlerqu’après, je le lisais. Jene saispascequ’il estdevenu.Papas’enestdébarrassé.

Maisça,c’étaitavant.C’estdupassé.—Audrey…Le visage de maman est tendu. Je suis navrée d’avoir gâché sa belle soirée détente devant

MasterChefetDucôtédechezvousoujenesaisquoiencore.Jelarassure:—Toutirabien.—TuveuxappelerNatalie?C’estça?Jeretiensunmouvementdereculenentendantprononcersonprénom,Natalie.Jenesuispascertaine

d’êtreprêteàluireparler.Maispasquestiondelaissermamandeviner.—Peut-être.Jehausselesépaules.—Audrey,jenesaispassi…Moi,jesaispourquoimamanestréticente.Croyez-moi,j’aipeur,moiaussi.(D’ailleurs,j’aipeurde

tout,toutlemondemelerépèteassez.)Maisjenevaispasmedégonfler.J’aiprismadécision.Jem’ytiens.Ilmefautuntéléphone.

—Audrey,faisattention.Je…Jeneveuxpasquetu…—Jesais.

J’aperçoisdescheveuxblancsparmilesbellesmèchesbrunesdemaman.Sapeaua l’airplusfinequ’avant.Jecroisquecettehistoirel’afaitvieillir.Jel’aifaitvieillir.

—DrSarahmeleconseillerait,dis-jepourlaréconforter.Ellemedit toujoursquejepourrais luienvoyerdestextosàn’importequelleheure.Elleditquejesauraisquandjesuisprête.Ehbien,jelesuis.

—D’accord, soupiremaman.Onva t’en acheter un.C’est super que tu veuilles un téléphone,machérie.C’estfantastique.

Elleposeunemainsurlamienne:ellevientenfindeprendreconsciencedel’aspectpositifdemonenviedetéléphone.

—Tufaisdesprogrès!ajoute-t-elle.—Jenem’ensuispasencoreservie.T’emballepas.Jem’assiedspourdebonsurlecanapéetjechercheunepositionconfortable.—Qu’est-cequeturegardes?Alorsquejebougelescoussins,jem’aperçoisquemamanaunlivresurlesgenoux.Commentparler

àvotreadolescentduDrTerenceKirshenberger.—Non,maisjerêve!dis-jeenm’enemparant.Qu’est-cequec’estqueça?Ellevireaurougeetsedépêchedemelereprendre.—Rien.Justeunpeudelecture.—T’aspasbesoind’unlivrepournousparler!Jeleluiarrachedesmainsetlefeuilletterapidement:ilestbourrédedessinshumoristiquesquiont

l’airstupides.Jeleretourne.—12,95livres?T’asdépensétoutçapourça?Ett’asapprisquelquechose?«Votreadolescentest

unepersonneautantquevous.»—Non,çadit:«Rends-moimonbouquin.»Mamanlesaisitavantquejepuisseréagir,puiselles’assieddessus.—Bon,maintenant,onpeutregarderlatélé?Elleest toujoursrougeetparaîtgênée.Pauvremaman.Jen’arrivepasàcroirequ’elleaitdépensé

12,95livrespourunbouquinpleindedessinsdébiles.

Ellel’alu!Ellealulebouquinà12,95livres!Jelesais,parcequesamedi,aupetitdéjeuner,ellesemetàparleràFrankenlangageextraterrestre.— Frank, j’ai remarqué que tu as laissé deux serviettes mouillées par terre dans ta chambre,

commence-t-ellesuruntonbizarrementcalme.Celam’aétonnée.Quelssentimentscelaa-t-ilévoquésentoi?

—Hein?s’exclameFrank,interloqué.—Jecroisqu’onpeuttrouverunesolutionàcettehistoiredeserviettesensemble,poursuitmaman.Je

pensequeçapourraitêtretrèsamusantderésoudreçatouslesdeux.Frankm’interrogeduregard,perplexe.Jehausselesépaules.—Qu’enpenses-tu,Frank? insistemaman.Si c’était toiqui avais la chargedecettemaison,que

penses-tuqu’ilfaudraitfairedesserviettes?—Chépas,répondFrank,troublé.Ondevraitutiliserdel’essuie-toutettoutbalanceraprèss’enêtre

servi.Jevoisquemamann’estpassatisfaitedecetteréponse,maisellenesedémontepasetconserveson

étrangesourire.—Jecomprends,commente-t-elle.C’estintéressant.—Pasvraiment.

Illaregarded’unairsoupçonneux.—Maissi.—Maman,c’estuneidéedébilequej’aiinventéerienquepourt’énerver.Tupeuxpasrépondre:«

C’estintéressant.»—Jecomprends,répètemamanenhochantlatête.Jecomprends,Frank.Jecomprendstonpointde

vue.Ilesttoutàfaitvalable.—J’aipasdepointdevue!s’énerveFrank.Etarrêtededire«jecomprends».C’est le moment de l’informer. J’interviens :—Maman a lu un livre.Comment parler à votre

adolescent.—Merdealors!soupireFrank.—Onnejurepas,JEUNEHOMME!explosemaman,oubliantsonrôledemèreparfaite.—Meldeallo!chantonnejoyeusementFelix.Mamanprenduneinspirationdedragonfurax.—Tuvois?Tuvoisquelbonexempletuesentraindedonner?—ALORSARRÊTEDEMEPARLERSURCETONARTIFICIELDEPUTAINDEROBOT!hurle

Frank.—Putainderobot!répèteFelix,enprononçantcettefoisparfaitement.Jeprécise,aubénéficedeFrank:—Lebouquincoûtait12,95livres.Illaisseéchapperunrireincrédule.—12,95livres!Jepourraistel’écrireenunephrase.Lavoilà:«Arrêtezdetraitervotreadolescent

commes’ilétaitundemeuré.»Un tempsde silence. Jecroisquemamanessaiede secontenir.Àen jugerpar laboulecompacte

qu’elleestentraindefaireavecsaservietteenpapier,çadoitêtredurpourelle.Maisquandellerelèvelatête,elleadenouveaulesourire.

—Frank,jecomprendsquetusoisfrustréencemoment,reprend-ellesuruntonsympathique.Alorsje t’ai trouvé des occupations.Tupeux faire un peu demusique avec papa aujourd’hui, et la semaineprochaine,dubénévolat.

—Dubénévolat?répèteFrank,quines’attendaitpasàcelle-là.Tuveuxdirecomme…construiredeshuttesenAfrique?

—Fairedessandwichespourlakermessed’Avonlea.Avonlea,c’estlamaisonderetraiteàquelquesruesd’ici.Ilstiennentuneventedecharitétousles

ans,c’estassezsympa.Voussavez.Pourunefêteavecdesvieuxdansunjardin.—Fairedessandwiches?ditFrank,horrifié.Turigoles?—J’aiprêténotrecuisinequiserviraàtoutpréparer.Onvatousmettrelamainàlapâte.—Jeferaipasdeputainsdesandwiches.—Jecomprends.Maisc’estdécidé.Etpasdegrosmots.—J’enferaipas,jetedis.—Jecomprends,Frank,persistemaman,implacable.Maistun’aspaslechoix.—Maman,arrête,OK?—Jecomprends.—ARRÊTE!—Jecomprends.—MAISARRÊTE!MERDE!exploseFrankenseprenantlatêteentrelespoings.OK,jevaisles

fairecesputainsdesandwichesàlacon!T’asbientôtfinidefairedemavieunenfer?Ilquittelatableetunminusculesouriresedessinesurlevisagedemaman.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurJour–5,RosewoodClose

La caméra s’approche des portes du garage. À l’intérieur, papa tout de cuir vêtu tient une guitareconnectéeàunampli;Frank,àsoncôté,unebasse.Frankal’aireffondré.

PAPA(enthousiaste)

Allons-y.Onvajouerunpeu,histoiredesemarrer.

Iljoueunriffcrâneuràlaguitare.

PAPATuconnaisPourelle,pourmoi?

FRANKQuoi?

PAPAPourelle,pourmoi.C’estnotremorceauleplusconnu.

Ilsembleblessé.

PAPAJet’aienvoyélelien.J’aiunsolodanscelui-là.

Ilfrimeetjoueunautreriffderock.

FRANKAh,ouais.Euh…jeleconnaispas.

PAPAQu’est-cequetuconnais?

FRANKJeconnaislamusiquedeLOC.

Ilcommenceàlajouer,maispapasecouelatête,impatient.

PAPACe qu’on veut, c’est de la vraie musique. Bon, on n’a qu’à improviser autour des accords…faisonssimple.Pourl’intro:do,mi,fa,sol, refrainendeuxtemps,puisrémineur, fa,dopourdeuxtemps,onrépètelerefrainqu’onconclutparunsolpourfairelatransitionaveclecoupletsuivant.

Franklefixeduregard,paniqué.

FRANKQuoi?

PAPALaisse-toialler.Toutirabien.Un,deux,etun-deux-trois-quatre.

Unvacarmes’élèvealorsetpapacommenceàchanterd’unevoixdechatqu’onétrangle.

PAPA(quichante)

Pourelle…pourmoi…Ettoutrecommence…

(Ilhurlepar-dessuslamusique.)Frank,tufaislechœur!

(chantant)Pourelle,pourmoooooooi…

Ilselancedansunsolo.Frankouvredegrandsyeux,setourneverslacaméraetformeun«Àl’aide»silencieuxavecsabouche.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Mamanestentraindepréparerledéjeuner.Papaentred’unpasjoyeux.Ellelèvelatête.

MAMANAlors?Commentc’était?

PAPASuper!Onajouéunpeu,ons’estbienentendus…JecroisqueFrankestcontent.

MAMANBravo!Bienjoué!

Elleleserretendrementdanssesbras.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Frankestassisenhautdel’escalier.Ils’adresseàlacaméra.

FRANKOhlàlà.C’étaitlapireexpériencedetoutemavie.

AUDREY(VOIXOFF)Maisnon.

FRANK(Illafusilleduregard.)

T’ensaisrien.C’estpeut-êtrevrai.

Ils’affalecontrelarambarde.

FRANKPourquoiest-cequepapaveutjouerdurockdevieuxavecmoi?Tupeuxmeledire?

AUDREY(VOIXOFF)Pourquet’arrêtesdejouerauxjeuxvidéo.

Franklanceunregardnoiràlacaméra.

FRANKMerci,Einstein.

AUDREY(VOIXOFF)Jetedisjuste.Ilsveulentquet’aiesd’autrescentresd’intérêt.

FRANK(furieux)

N’importequoi.Qu’est-cequ’ilyademalàêtreungamer?

AUDREY(VOIXOFF)Jen’aijamaisditquec’étaitmal.

FRANKLes jeuxvidéo améliorent le tempsde réaction, développent l’esprit d’équipe et l’intelligencestratégique.Çat’apprendpleindetrucs…

AUDREY(VOIXOFF)(l’airsceptique)

Çat’apprendpleindetrucs?Commequoiparexemple?

FRANKOK,tuveuxsavoir?

(Ilcomptesursesdoigts.)Minecraft,l’architecture.SimCity,lagestiond’unepopulation,d’unbudgetettoutça.Assassin’sCreed, tout sur la Rome antique, les Borgia, et quoi… Léonard de Vinci. Les événementshistoriquesdontjemesouviens,çasortd’Assassin’sCreed.J’airienapprisà l’école.Toutcequejesais,çavientdesjeux.

AUDREY(VOIXOFF)EtLOC,çat’aapprisquoi?

FRANK(avecungrandsourire)

Surtoutàjurerencoréen.(Ilsemetàhurler.)

SHIIIBAAAL!

AUDREY(VOIXOFF)Etçaveutdirequoi?

FRANKT’asqu’àlaisserlibrecoursàtonimagination.

Mamanappelled’enbas.

MAMANFrank!Audrey!Àtable!

Frankn’amêmepasl’airdel’entendre.

FRANKTusaisquedanspleindepaysLOCestunsportdecompétition?Ilsontmêmedesstades!

AUDREY(VOIXOFF)Jesais.Tumel’asdéjàditenvironunmilliondefois.

FRANKTusaisqu’auxÉtats-UnisilsontparfoisdesboursesLOCpourl’université?

AUDREY(VOIXOFF)Çaaussitumel’asdéjàdit.

FRANKLOC, c’est très sophistiqué.Le jeu adéveloppé sapropre langue, sespropres règles.C’est…c’estcommelelatin.C’estexactementça.Commelelatin.Etmamanetpapa,ilssontlààrépéter:«Cejeuestmaléfique.»Imaginequejesoisaccroaulatin?

S’ensuitunlongsilence.

AUDREY(VOIXOFF)Franchement,j’aidumal.

Mamanm’a achetéun téléphone.Première étape franchie. J’ai récupéré lenumérodeLinus auprèsdeFrank.Deuxièmeétape.Maintenant,ilfautquejel’appelle.

Jecomposesonnuméropuisjecontemplemontéléphone.Parquoivais-jedémarrerlaconversation?Jegriffonnequelquesmotsetphrasesquipourraientm’êtreutiles.(UntuyaudeDrSarah.)Jevisualiseunscénariopositif.

Maisjen’arrivetoujourspasàmedécideràl’appeler.Alorsjeluienvoieunmessageàlaplace:

Salut Linus. Ici Audrey. La sœur de Frank. Je suis toujours en train de faire mondocumentaireettuavaisditquetuvoulaisbienquejet’interviewe.Tuestjsd’accord?Onpeutsevoir?Merci.Audrey

Jem’attendsànerecevoiraucuneréponse,oudumoinsàunelongueattente,maisletéléphonevibretoutdesuiteetvoilàcequ’ilrenvoie:

biensûr.Quand?

Jen’avaispaspenséàça.Quand?Onestsamedisoir,cequiveutdirequej’aitoutelajournéededemain.

demain?tuveuxvenirici?à11heures?

J’appuiesurENVOYER.Cettefois,quelquesminutess’écoulentavantsaréponse:

nonauStarbucks

Lapaniquemesecouecommeunedéchargeélectrique.AuStarbucks?Ilesttombésurlatête?Puisjereçoisundeuxièmetexto:

fautquet’yaillesdetoutefaçonnon?ettonprojet?

Mais…mais…mais…Starbucks?Demain?J’ai les doigts qui tremblent. Une sensation de brûlure sur la peau. J’inspire en comptant jusqu’à

quatre,j’expireencomptantjusqu’àsept.QuemeconseilleraitDrSarah?Mais je sais déjà ce qu’elle me conseillerait. Parce qu’elle l’a déjà fait. Sa voix me souffle à

l’oreille:«Ilesttempsdefairedeplusgrandspas.Ilfautqueturepoussesunpeuteslimites,Audrey.Tunesauraspastantquetun’auraspasessayé.Tuenescapable.»Je fixemon téléphone jusqu’àceque leschiffresdeviennent flous,puis jemedépêchede taper le

messageavantdechangerd’avis:

Okàplus

Jesaismaintenantcequec’estqued’êtrevieille.Bon,d’accord,jen’aiaucuneidéedecequeçafaitd’avoirlapeautouteridéeetlescheveuxblancs.

Maisjesaiscequeçafaitdemarcherdanslarueàpaslentsetincertains,engrimaçantchaquefoisquequelqu’un passe près demoi et en sursautant à chaque coup de klaxon, avec la sensation que tout vabeaucouptropvite.

MamanetpapaontemmenéFelixàune«journéedesplantes»dansunjardinet,àladernièreminute,ilsontdécidéqueFranklesaccompagnerait,histoiredelui«ouvrirl’esprit».Ilsnesaventpascequejefabrique.Si je leuravaisdit,mamanenaurait fait toutundrame,alors j’aipréférééviter. J’aiattenduqu’ilssoientpartis,j’aiprismesclés,monargentetmacaméra.Etpuisjesuissortiedelamaison,toutsimplement.

Cequejen’avaispasfaitdepuis…Jenesaispas.Depuistrèslongtemps.NoushabitonsàenvironvingtminutesàpiedduStarbucks,enmarchantvite.Cequejenefaispas.Je

nem’arrêtepasnonplusenroute.J’yvais.Mêmesimoncerveaudelézardestprêtàseroulerenbouledeterreur,j’arriveàposerunpieddevantl’autre.Gauche,droite,gauche,droite.

J’aimeslunettesnoiressurlenez,lesmainsfourréesdanslespochesdemonsweatdontj’aitirélacapuchesurmatêteenguisedeprotectionsupplémentaire.Jen’aipaslevélesyeuxdutrottoir,maiscen’estpasgrave.Laplupartdespiétonssontdansleurbulle.

Alorsquej’atteinslecentre-ville,lafouledevientplusdense,lesboutiquesplusanimées,larueplusbruyante.Àchaquepas,monenviedem’enfuirencourantgrandit.Maisjerésiste.Jepersévère.Jemedis:«C’estcommegravirunpicmontagneux:toncorpsserebiffe,maisilfauttenirbon.»

Enfin,jemetrouvedevantleStarbucksetjemesensàlafoisvidéeetfolled’excitation.J’ysuis.J’ysuisarrivée!

Jepousselaporteetilestlà,assisàcôtédel’entrée.Ilporteunjeanetuntee-shirtgris.Ilestsupercanon.Jenepeuxpasm’empêcherdeleremarquer.Nonpasquecesoitunrendez-vousamoureux.

Biensûrquenon,çan’enestpasun.Etpourtant…Voilàquejememetsànepasfinirmesphrases.Bref.Vousvoyezcequejeveuxdire.LevisagedeLinuss’illuminelorsqu’ilmevoit.Ilselèved’unbond.—Tuyesarrivée!—Oui!—Jenet’enpensaispascapable.—Moinonplus.—Maist’asréussi!Tuesguérie!

Sonenthousiasmeestsicontagieuxquejeluirendssonsourire,etonfaittouslesdeuxunesortedepetitedanse,enagitantlesbrasenl’air.

—Café?—Oui!Super!Jesuislapremièrestupéfaitedem’entendrem’exclamerd’untonàla«toutvabien».Alors qu’on se met en bout de queue, je me sens à l’aise. La musique est trop forte et les

conversationsautourdenousmevrillentlestympans,maisjelâchepriseaulieuderésister.Commeàunconcertderock,quandlefracasdelasonosubmergevotresystèmenerveux:ilneresteplusqu’àvousrendre. (Je sais, vousme direz l’ambiance tamisée d’un Starbucks n’a rien à voir avec une salle deconcerts.Maismoi,jevousrépondrai:«Essayezunpeudevivredansmapeauetvousverrez.»)Jesensmoncœurbattrelachamade…àcausedubruit,desgens,ouparcequejesuisencompagnied’unmecadorable?Jepassemacommande(unFrappuccinoaucaramel),etlafillemaussadederrièrelecomptoirmarmonne:—Prénom?

S’ilyaunechosequimedéplaîtplusquetout,c’estd’entendrehurlermonnomdansuncaféremplidemonde.

JemurmureàLinus:—Jedétestecettehistoiredenoms.—Moiaussi.T’asqu’àendonnerunfaux.C’estcequejefaistoujours.—Prénom?répètelafille,impatiente.—Euh…Rhubarbe.—Rhubarbe?C’estfacilederesterimperturbablequandonportedeslunettesdesoleiletunecapuche.—Oui,c’estmonnom.Rhubarbe.—VousvousappelezRhubarbe?—Biensûrqu’elles’appelleRhubarbe,intervientLinus.Rhu,dis-moi,tuveuxmangeruntruc?Tu

veuxunmuffin,Rhu?—Non,merci.Jenepeuxretenirunsourire.—OK,Rhu.Pasdeproblème.—Bon,d’accord.(Rhu-bar-be,écritlafilleavecsonmarqueurnoir.)Etvous?—Jevoudraisuncappuccino,répondpolimentLinus.Merci.—Etvotreprénom?—Jevaisvousl’épeler:Z.W.P.A.E.N…—Quoi?dit-elleenledévisageant,marqueurenmain.—Attendez.J’avaispasfini.F.F.tiretT.J.U.S.C’estunnompastrèscourant,ajouteLinussérieux

commeunpape.C’estnéerlandais.J’aitellementenviederirequej’entremble.LafilleduStarbucksnousfusilletouslesdeuxduregard.—VousêtesJohn,décrète-t-elle,etelleécritsurlegobelet.Je dis à Linus que c’est moi qui paie, parce que c’est mon documentaire et que c’est moi la

productrice.Ilrépondd’accord,qu’ilpaieralaprochainefois.Puisonprendnosboissons,RhubarbeetJohn, et on retourne à notre table.Mon cœur bat encore plus fort,mais je sensme pousser des ailes.Regardez-moi!JesuisauStarbucks!Jesuisànouveaunormale!

Bon,d’accord, jeporte toujoursmes lunettesde soleil.Et jenepeuxencore regarderpersonneenface.Etjetortillemesmainssurmesgenoux.Maisjesuislà.C’estçaquicompte.

—T’asviréFrankdetonéquipe,donc?dis-jetandisqu’ons’assied.Jeregrettetoutdesuitemaphrase.C’estpeut-êtreunpeuagressif.

MaisLinusneleprendpasmal.Ilal’airinquiet.—Franknem’enveutpas.Jecomprendsalorsqu’ilsontdûenparler.— Enfin, il ne s’attend pas à ce qu’on arrête de jouer à LOC juste parce qu’il est obligé

d’abandonner.Iladitqu’ilferaitlamêmechoseànotreplace.—Mmm.C’estquilaquatrièmepersonne?—Untypequis’appelleMatt,répondLinussansgrandenthousiasme.Ilestpastropmal.—PapaaobligéFrankàjouerdelabasseavecluidanslegarage.Il trouvequec’estunmeilleur

passe-temps.—Frankjouedelabasse?—Àpeine,dis-jeavecunpetitrire.Ilconnaîtàpeuprèstroisaccordsetpapafaitdessolosdedix

minutes.—Ettutrouvesçahorrible?Monpèrejouedelaflûteàbec.Monrires’éteint.—QUOI?Turigoles?—Nelerépèteàpersonne.Linusasoudainl’airvulnérable,etjeressensunevaguede…quelquechose.Quelquechosedefort,

dechaleureux.Commequandonpassesonbrasautourdequelqu’unetqu’onserre.—Jenedirairien,promis.Tuveuxdirecommelesflûtesdesenfants?JeboisunegorgéedemonFrappuccino.—Une flûte à bec d’adulte. En bois. Plus grande, décrit-il en illustrant ses paroles de quelques

gestes.—Ehbah.Jesavaismêmepasqueçaexistait.On sirotenosboissons,onéchangequelques sourires.Desmilliersdepenséesme traversent.Des

pensées follescomme :« J’y suisarrivée ! Je suisauStarbucks !Vivemoi !»Maisaussi,des idéeséparsesquisurgissentdenullepart:«toutlemondemeregarde»et«jemedéteste».Et,soudain:«siseulementj’étaischezmoi»,cequin’avraimentaucunsens.Jen’aiaucuneenvied’êtreàlamaison.Jesuissortie,jesuisavecLinus,auStarbucks!

—Alors,qu’est-cequetuveuxmedemanderpourtondocumentaire?—Oh,jesaispas.Destrucs.—Çafaitpartiedetathérapie?—Oui.Enquelquesorte.—Mais,t’enasencorebesoin,detathérapie?Tum’asl’aird’allertrèsbien.—Bah,oui,jevaisbien.C’estqu’unexercice…—Si tupouvais juste retirer tes lunettesde soleil, tu seraisde retourà lanormale.Tudevrais le

faire,m’encourageLinusavecenthousiasme.Alors,vas-y.—Jeleferai.—Maistunedevraispasattendre.Tudevraislefairemaintenant,toutdesuite.—Oui.Peut-être.—Tuveuxquejelefassepourtoi?propose-t-ilentendantlamain.J’aiunmouvementderecul.Moncourageestentraindemelâcher.J’ailadésagréablesensationqu’ilmeharcèle,commes’ilme

soumettaitàuninterrogatoire.Jenesaispascequimeprend.Leventatourné.JeboisunegorgéedemonFrappuccino.J’essaiede

medétendre.Maisjen’aiqu’uneenvie:prendreuneservietteenpapieretladéchirerenmillemorceaux.Lesvoixautourdemoirésonnentdeplusenplusfort,menaçantes.

Aucomptoir,quelqu’unseplaintquesoncaféesttropfroid.Jemeconcentresurlaseulepartiedeladisputequej’entends:—J’aidéjàréclamétroisfois…jeveuxpasd’uncafégratuit…çanemesuffitpas!C’estinadmissible!

Lavoixfurieuses’enfoncecommeunburinsousmoncrâne.Jefrissonne,jefermelesyeux,jeveuxmesauver.Jecommenceàpaniquer.Mapoitrinesesoulèvedeplusenplusvite.Jenepeuxplusresterici.Impossible.DrSarahavait tort.Jenemesentirai jamaismieux.JenepeuxmêmepasresterassisedansunStarbucks.Jesuisarchinulle.

Despenséessombrestournentdansmatêteetmetirentverslebas.«Ilfaudraitquejemecache.Jenedevraismêmepasexister.Àquoijesersdetoutefaçon?»

—Audrey?Linusagiteunemaindevantmonvisage,cequimefaitreculerdavantage.—Audrey?—Jesuisdésolée.Jepoussemachaiseenarrière.Ilfautquejem’échappe.—Qu’est-cequisepasse?Linusmedévisage,perplexe.—Jenepeuxpasresterici.—Pourquoi?—Je…Ilyatropdebruit.C’esttrop.Jeplaquemesmainssurmesoreilles.—Jesuisdésolée.Jesuisvraimentdésolée…Jesuisdéjààlaporte.Jel’ouvre.Dèsquejesuisdehors,jemesensunpeumieux.Pourtantjenesuis

pasencoreensécurité.Jenesuispaschezmoi.—Maistoutallaitbien,ditLinusquim’asuivie.Ilal’airpresqueencolère.—Tuallaistrèsbienilyadeuxsecondes!Onparlaitetonrigolait…—Jesais…—Qu’est-cequis’estpassé?—Rien,dis-jed’untondésespéré.Jenesaispas.Çan’aaucunsens.—Alors,tun’asqu’àt’ordonnerd’ensortir.Tusais,l’espritl’emportesurlecorps.—Maisj’aiessayé!dis-je,sentantmonterdeslarmesdecolère.Tunevoispasquej’aiessayé?J’ai la tête qui tourne, assaillie par une multitude de signaux de détresse. Il faut que j’y aille.

Maintenant,toutdesuite.Jen’aijamaisarrêtédetaxidanslarue.Pourtantjenefaisniunenideux.Jelèvelebras.Unevoiturenoires’arrête.Deslarmesmemontentauxyeuxalorsquejem’yengouffre.Nonpasquequiquecesoitpuisselesvoir.

JesouffleàLinusd’unevoixunpeupâteuse.—Jesuisdésolée.Vraiment.Ondevraitoublierça.Pourlefilm.Ettout.Onnesereverraplus.Je

pense.Aurevoir.Jesuisdésolée.Pardon.

Une fois à lamaison, jem’allonge surmon lit et je reste complètement immobile, rideaux fermés,boulesQuies dans les oreilles. Pendant environ trois heures. Je ne bouge pas d’un poil. Parfois, j’ail’impressiond’êtreuntéléphoneportableentrainderechargersabatterie.D’aprèsDrSarah,moncorpssubit des montées et descentes d’adrénaline dignes de véritables montagnes russes. Ce qui expliquepourquoijedéborded’énergieuninstantpourêtreépuiséelaminutesuivante,sanstransition.

Mesentantflageolante,jemedécideàdescendrechercherquelquechoseàmanger.J’envoieuntextoàDrSarah:JesuisalléeauStarbucksetj’aifaitunecrise.

Messombresetnéfastespenséessesontenvolées,maisjemesensexténuéeetnerveuse.Jefaislagrimaceàmonrefletdanslemiroirdelacuisine.Jesuispâleet…jenesaispas.Jesuis

toute ratatinée.Comme si j’avais la grippe.Quand elle vous tient, c’est votre corps tout entier qui enprend un coup. J’hésite entre un sandwich auNutella et un sandwich au fromage, quand j’entends uncliquetisdansl’entréesuivid’unbruitmat:unobjetvientdetombersurlepaillasson.Jefaisunbonddedeuxmètres.

Silence.Jemeredressecommeunanimalprisaupiège.Etjemerépète:«Jesuisensécurité,jesuisensécurité,jesuisensécurité.»Petitàpetit,monrythmecardiaqueralentit,etjefinisparallervoircequec’est.

Surlepaillasson,ilyaunefeuilleàcarreauxarrachéed’uncahieretpliéeendeuxsurlaquelleestécrit:Audrey.Jereconnaisl’écrituredeLinus.Jel’ouvre:Est-cequeçava?Jet’aienvoyéuntexto,maist’aspasrépondu.Franknonplus.Jen’aipasvoulusonneràlaportepournepastefaireunchoc.Est-cequetoutvabien????!!!!

Jen’aimêmepasregardémontéléphonedepuisquej’aienvoyéunmessageàDrSarah.EtFrankestàcettefêtedesplantesquelquepartàlacampagne.Ilcapteprobablementpas.J’imagineFrank,entrainde traverser un champ en traînant les pieds, et je ne peux retenir un sourire. Il doit passer une salejournée.

Àtraversleverreondulédelaported’entrée,jedistingueuneombrequibouge.Moncœurseserre.C’estpaspossible.Linus?Ilattend?Quoi?

Jeprendsunstylo,etjeréfléchis.

Çava,merci.Jesuisdésoléedet’avoirfaitpeur.

Jeglisselafeuilledanslafentedelaboîteauxlettres.Leressortrésistedanscesens,maisj’yarrive.Quelquessecondesplustard,lafeuilleréapparaît:T’avaisl’airvraimentmal.J’étaisinquiet.

Jefixesonécriture,lecœurlourdcommeunepierre.Vraimentmal.J’avaisl’airvraimentmal.J’aitoutgâché.

Pardon.

Jenetrouveriend’autreàdire,alorsjel’écrisplusieursfois:Pardon.Pardon.

Jepostelafeuille.Presqueaussitôt,ilpousseunnouveaumessagedanslaboîte:Tun’aspasàt’excuser.C’estpastafaute.AuStarbucks,àquoipensais-tu?

Je nem’attendais pas à ça. Je reste interdite, comme pétrifiée, accroupie sur le paillasson. Pourl’instant,mespenséessontdesconfettisquivirevoltentdansmatête.Jeluiréponds?Qu’est-cequejeluidis?

Ai-jeenviedeluidireàquoijepensaisauStarbucks?

Mereviennentsoudainà l’esprit lesparolesd’unepsyde l’hôpitalSaintJohn,cellequianimait legrouped’affirmationdesoi:«Riennenousobligeàrévélercequ’ilyaennous.»Cettephrase,ellenouslarépétaitchaquesemaine.«Nousavonstousledroitàunevieprivée.Vousn’êtesjamaisobligésdepartagerquoiquecesoitavecquiconque,mêmesionvousledemande.Quecesoientvosphotos,vosfantasmes, vos projets pour le week-end… tout cela vous appartient. » Elle jetait alors un regardcirculairepresquesévèreautourdelapièceavantd’ajouter:«Vousn’êtesPASforcésdepartagerquoiquecesoit.»

JenesuispasobligéededireàLinusceàquoijepensais.J’ai ledroitdemedéfiler.Jepourraisécrire:«Oh,rien!»oubien:«T’asvraimentpasenviedesavoir!!!!»Commesic’étaitunegrosseblague.

Maispouruneraisonquim’échappe,j’aienviedepartager…Linusm’inspireconfiance.Etpuisilestdel’autrecôtédelaporte.Jemesensensécurité.Commedansunconfessionnal.

Avantdechangerd’avis,jegriffonne:

Jemedisais:«Jenesuisqu’unemerde.Jenedevraispasexister,àquoijesersdanslemonde?»

Jefourrelemotdanslafente,puisjem’assiedssurmestalonsetjerespirecalmement.J’éprouveuneétrange satisfaction. Voilà. J’en ai assez de faire semblant.Maintenant, il sait à quoi ça ressemble àl’intérieurdematête.Jeretiensmonsouffleenessayantdedevinersaréactiondel’autrecôtédubattant.Maisiln’yapasunbruit.Ilestpeut-êtreparti.Biensûr,ils’estsauvé.Quiresterait?

Non,mais, suis-je folle ?Qu’est-ce quim’a pris d’écriremes pensées les plus tordues et de lesglisserauseulmecquimefaitcraquer?Pourquoi?

Terrassée par la honte, je me lève et je traîne les pieds jusqu’à la cuisine. Quand j’entends uncliquetis,jemeretourned’unbond.Uneréponseaatterrisurlepaillasson.J’ailesmainsquitremblentsifortenprenantlepapierqu’audébutjen’arrivemêmepasàdéchiffrercequiestécrit.C’estunenouvellepage,couvertedesonécriture.Ilcommencepar:Àquoitusers?Voilàquelquesexemples.

Dessous, il y a une longue liste.Elle occupe toute la page. Je suis tellement bouleversée que sonécrituresautilledevantmesyeux.Finalement,jedéchiffrequelquesbribes:souriremagnifique…excellentsgoûtsmusicaux(j’aijetéunœilsurtoniPod)…superprénomStarbucks.

Jelaisseéchapperunpetitrirequisetransformepresqueenpleursavantdesechangerensourire.J’essuiemeslarmes.Desémotionscontradictoiresdéferlentenmoi.

Avecuncliquetis,unnouveaumessageatterritprèsdemoi.Jesursaute.Qu’a-t-ild’autreàmedire?Sûrementpasunesecondeliste?Maisilestsimplementécrit:Peux-tum’ouvrir?

Monesprit est enalertemaximale. Jenepeuxpas le laissermevoirdanscet état, toute ratatinée,toutepâle,avecmatêtederat.JesaisqueDrSarahmediraitquej’aitoujoursmataillenormaleetquejenesuispasunrat,maisDrSarahn’estpaslà.

Jenesuispastrèsenforme.Uneautrefois.Désolée,jesuisdésolée…

Jesuisdansmespetitssouliers.Ilvamalleprendre.Ilvapartir.Çayest,c’estfini,avantmêmequeçaaitcommencé…

Maislaboîteauxlettrescliquèteànouveauetjereçoissaréponse:

Compris.Jem’envais.

Monmoral fait le grand plongeon. Il part vraiment. Il l’amal pris. Ilme déteste. J’aurais dû luiouvrir, j’auraisdûêtreplusforte,jesuisuneimbécile…Jeréfléchisàcequejepeuxécrirelorsqu’unmessagetombesurlepaillasson.Ilapliélafeuille,etsurledessus,ilestécrit:Ilfallaitquejetedonneçaavantdepartir.

Audébut,jen’osepaslelire.Auboutd’unmoment,jel’ouvre.Lesmotsmesautentàlafigure.C’estcommesimillepetitesaiguillesmepicotaientlatêtedetouslescôtés.Jen’encroispasmesyeux.Ilaécritça.Pourmoi.

C’estunbaiser.

ÀSaint John, on vous enseigne à ne pas ressasser lesmêmes pensées, à ne pas revisiter lesmauvaissouvenirs.Onvousapprendàvivreauprésentetàlaisserlepasséderrièrevous.Maiscommentest-oncenséefairequandungarçonqu’onaimebienvientde…vousdonnerunbaiservirtuel?

Lorsqu’ilesttempspourmaséanceavecDrSarah,jemesuisdéjàrejouélascèneunmilliondefoisetmaintenant,jemedemandesicen’étaitpassamanièreàluidem’envoyerpaître.Ous’iln’apasfaitçajustepourpouvoirsemoquerdemoiplustarddevantsescopains?Oualors,ilvoulaitjusteêtrepoli?Enfin,jeveuxdire,l’a-t-ilfaitparpitié?Était-ceunbaiserdecharité?Oui.Forcément.(Nonpasquejesoisuneexperteenbaisers.Jen’aiembrasséqu’unseuletuniquegarçon,envacances,l’annéedernière,etc’étaitvraimentdégueu.)DrSarahm’écoutependantunedemi-heurealorsquejedéblatèretoutpleind’ineptiessurLinus.Puisonparledufaitd’«attribuerdespensées»etde«catastrophisme».Commejem’yattendais.Parfois,jemedisquejepourraismoi-mêmeêtrepsy.

—Jesais.Jesuisincapabledeliredanssespensées,jenedevraispasessayer.Maisjenepeuxpasresterindifférente,si?Ilm’aembrassée.Enfin…enquelquesorte.Surpapier,quoi.

Jehausselesépaules,unpeugênéeavantd’ajouter:—Vouscroyezqueçanecomptepas,peut-être?

—Pasdutout,merépondDrSarahtrèssérieusement.Lefaitquec’étaitsurpapiernediminuepaslegeste.Unbaiserestunbaiser.

—Etmaintenant,jen’aiaucunenouvelledeluinilamoindreidéedecequ’iladanslatête,çamestresse…

DrSarahneréagitpastoutdesuite.Jepousseunsoupir.—Jesais,jesais.J’aiunemaladiedontonguérit.S’ensuitunlongsilence.DrSarahaunpetitsourireauborddeslèvres.—Tusaisquoi,Audrey?Jesuisnavréedetel’apprendre,maissemettredanstoussesétatspourun

baiser,onn’enguéritjamaisvraiment.Pascomplètement.

Etpuis,troisjoursaprèsl’incidentduStarbucks,jesuisassise,tranquille,devantlatélé,quandFrankdéboulecommeunéléphantetannonce:—Linusestlà.

Jemeredresse,touterouge,lagorgeserrée.—Ahbon?Ilestlà?Mais…euh…T’aspasledroitdejoueràLOC,alors…Euh…Jeveuxdire…

Pourquoi…?—Ilveuttevoirtoi,ditFranksanssourciller.C’estbon?Tuvaspasfaireunecrise?—Non.Oui.Jeveuxdire…toutvabien.—Tantmieux,parcequ’ilestlà.Li-nus!

D’autres frères auraient laissé une chance à leur sœur d’aller se recoiffer.Ou aumoins d’enfilerautre chose que le vieux tee-shirt dans lequel elle a traîné toute la journée. J’envoie des ondesmeurtrièresendirectiondeFrankalorsqueLinussurgitsurlepasdelaporteetditprudemment:—Salut!Ehbah,ilfaitsombreici.

Les membres de ma famille sont si habitués aux ténèbres de ma caverne que j’en oublie parfoiscommentlesautresdoiventpercevoircetantreauxrideauxoccultantsfermésetauxlampeséteintes,oùlatéléest laseulesourcede lumière.Commeça, jemesensensécurité.Assezpourpouvoir retirermeslunettesnoires.

—Oui.Désolée.—Non,c’estpasgrave.T’esvraimentdelarhubarbe.—Bahouais,c’estcommeçaquejem’appelle.Je levoissouriredans lapénombre.Sesdentsscintillentà la lueurde la télévision,sesyeuxsont

commedeuxfentesluisantes.Jesuisàmonendroithabituel,surlamoquette.Ilvientmerejoindreets’assiedàcôtédemoi.Enfin,

pasjusteàcôté.Il laisse30centimètresentrenous.Jedoisêtrecommeunechauve-souris,capabledepercevoirdessignauxréfléchisparlesautres:j’aiconsciencedesapositionparrapportàlamienne.Etpendanttoutcetemps,unepenséeronronnesousmoncrâne:«Ilm’aembrassée.Surpapier.Unpresque-baiser.Ilm’aembrassée.»

—Qu’est-cequeturegardes?Ilfixel’écran.Unefemmeenrobecintréevantelesméritesd’unshampoingauxalgues.—C’estquoi,dutéléachat?—Oui.C’estapaisant,cesdialogues.Jetrouveletéléachattoutcequ’ilyadeplusrelaxant.Lestroisprésentatricesréuniesdanslemême

studiosont toutesd’accordpourvousdireque telleou tellecrèmehydratanteest fantastique.Personnen’est làpour lescontredire.Personnen’élève lavoix.Aucuned’ellesnedécouvre soudainqu’elleestenceinte.Personnenesefaitassassiner.Etiln’yapasdeboîteàrire,untrucqui,croyez-moi,résonneparfoisdansmatêtecommeunmarteau-piqueur.

—T’inquiète,jesaisquejesuisfolle.—Tucroisquet’esfolle?Tudevraisvoirmagrand-mère.Elleestcomplètementtimbrée.Ellecroit

qu’elleavingt-cinqans.Quandelleseregardedanslaglace,elleestpersuadéequ’onluijoueuntour.Ellen’aaucuneconsciencedelaréalité.Elleportedesmini jupes,elleveutsortir,alleràdessoiréesdansantes…Elleporteplusdemaquillagequet’enasjamaisvusurlevisaged’unemamie.

—Elleal’airgéniale!—Elle…tusais,soupire-t-ilenhaussantlesépaules.Parfoisc’estdrôle,parfoisc’esttriste.Maisce

quejeveuxdire,c’estqu’ellen’apasvingt-cinqans,n’est-cepas?C’estjustesoncerveaumaladequileluifaitcroire.

Commeilsembleattendreuneréponse,jedis:—Oui.—JevoulaistedireçaaprèsleStarbucks.Tuvoisoùjeveuxenvenir?medemande-t-ild’unton

pleind’empathie.Mamien’apasvingt-cinqans,ettoi,tun’espas…touscestrucsnégatifsquet’assortisl’autrejour.C’estpasvrai.

Soudain,jecomprendscequ’ilestentrain,enfin,cequ’ilessaiedefaire.—Oui,jerépète.Jesais.C’estvrai.Mêmes’ilestplusfaciledeselerappelerquandonn’estpassubmergéesousunflotde

pensées.—Merci.Mercipour…tusais.Tacompréhension.—Jecomprendspasvraiment,mais…—Tusaisismieuxquebeaucoupdegens.Vraiment.

Ilal’airgêné.—Bah…Bref.Tutesensmieux,maintenant?—Beaucoupmieux,dis-jeensouriantdanssadirection.Infinimentmieux.Lesprésentatricesdutéléachatvantentundécoupe-légumes.Onregardequelquescarottesetchouxse

fairedéchiqueter.PuisLinusdit:—T’enesoùdetesprogrèsencontactpodotactile?Aumot«contact»,jemeraidisunpeu.«Contact.»Passeulementsurpapier,maispourdevrai.Necroyezpasqueçanem’aitpastraversél’esprit.—Jen’aipasréessayé,dis-jeententantdegarderuntondétaché.—Onyva?—OK.Jedéplaceunpeumonpiedjusqu’àtoucherlesien.Chaussurecontrechaussure,commeladernière

fois. Je m’attends à faire une crise, à perdre la tête, à une réaction follement embarrassante. Mais,étrangement…iln’enestrien.Moncorpsneluttepas.Marespirationestcalme.Moncerveaudelézard,zen…Qu’est-cequim’arrive?

Jem’entendspenseràvoixhaute:—C’estlapénombre.C’estl’ombre.Jesuissisoulagéequej’enaipresqueletournis.—Qu’est-cequiestl’ombre?—Jepeuxmedétendrequandilfaitsombre.Cen’estpluslemêmemonde.J’étendslesbrasdanslenoirquim’enveloppecommeunédredontoutdoux.—Jecroisquejepourraistoutfaires’ilfaisaitnoirtoutletemps.Tusais.J’iraistrèsbien.—Tudevraisêtrespéléologuealors,suggèreLinus.—Ouchauve-souris.—Ouvampire.—T’asraison,jedevraistropêtreunvampire.—Saufquec’estmochedemangerlesautres.—Berk,dis-jeenhochantlatête,d’accordaveclui.—Etpuisçadoitêtremonotoneàlafin.Boirelesangdegenstouteslesnuits?Ilsn’ontjamaisenvie

d’uneassiettedefrites?—Jesaispas,réponds-jeavecunsourire.Laprochainefoisquejecroiseunvampire,jeluiposerai

laquestion.Ledécoupe-légumes laisse bientôt place à un autocuiseur vapeur, qui a déjà trouvé 145 acheteurs

dansl’heure.—Et…sachantqu’ilfaitnoirettoutça,poursuitLinus,l’airderien,est-cequelespoucespeuvent

entrerencontact?Justepourvoirsit’enescapable.Ceserauneexpérience.Monestomacfaitunsautpérilleux.—Bien.Euh.OK.Pourquoipas?Jesenssamains’avancerverslamienne.Nospoucessetrouventl’unl’autre.Sapeauestsècheet

chaude, tout comme je m’y attendais. Le bout de son pouce fait le tour du mien. Je l’esquive d’unmouvementespiègle.Ilrit.

—Alorsonpeuttetoucherlepouce.—Ouais,lepouce,çava,dis-jeenhochantlatête.Iln’ajouterien,maisjesenssonpouceglisserverslapaumedemamain.Puisnosmainssetouchent.

Cen’estplusdupodotactile,c’estdutactiletoutcourt.Samainserefermesurlamienne.Jeserreàmontour.

Etmaintenant,ilserapproche,confiant.Jesenslachaleurquiémanedeluiettraversel’airquinousséparepourvenirfrôlermonbras,majambe.Jemesensunpeunerveuse,maispascommeauStarbucks.

Aucuneidéefollenes’emparedemaraison.Defait,jecroisquetoutepenséem’aquittée,àl’exceptionde:«Est-cequec’estvraimententraindesepasser?»et:«Oui,çal’est.»

—Est-cequenosjeanspeuvententrerencontact?murmure-t-ilenenlaçantsesjambesauxmiennes.Jeréussisàarticuler:—Oui,lesjeanspeuventsetoucher.Maintenant,nosbrasentourentnosépaules.Noscheveuxsetouchent.Puisnosjoues.Sonvisageest

unpeurugueux.Contactdebouche.Ilneditrien.Aucuncommentaire.Ilnemedemandepass’ilpeut.Jenedisriennonplus.Maistout

vabien.Toutvamieuxquebien.Lorsqu’ons’estembrasséspour…uneéternité,ilseredresseunpeuetm’attiresursesgenoux.Jeme

recroquevillecontrelui.Soncorpsestfermeetchaud.Sesbrasmeprotègent.Sescheveuxsententbon.Etil m’est difficile de me concentrer sur les avantages d’un robot ménager multifonctions à quatrecompartimentsinterchangeables,disponibleaujourd’huiaupriximbattabledeseulement69,99livres.

Leplusembarrassant?Jemesuisendormie.Jenesaispassic’étaitdûàuneretombéed’adrénalineou bien si c’était un effet secondaire du Rivotril que j’avais pris au déjeuner, mais le sommeil m’aterrassée.Àmonréveil,jemesuisretrouvéeétaléeparterreavecmamanquim’appelaitducouloir.Lesprésentatricesdutéléachatparlaientd’unefriteusemagiquequiréduitdemoitiélescalories.Etàcôtédemoi,ilyavaitunmot.

Àbientôt.Bisous.

Jesuispasséeauniveausupérieur.C’esttoutcequej’aitrouvépourdécrirecequim’arrive.Sij’étaisunhérosdeLOC,mespouvoirsauraientaugmenté,ouj’auraisacquisunearmesuperclasse

ou un truc dans le genre. Jeme sens plus forte. Plus grande. Je suis plus tonique.Une semaine s’estécouléedepuisqueLinusetmoiavonsregardéensembleletéléachatet,oui,j’aieuunepetitecriseàunmomentdonné,maisjenesuispasdescendueaussibasqued’habitude.Lemondenem’apasparuaussinoir.

Linusestvenuplusieurs fois.Onregarde le téléachatetonbavardeet toutça.C’est…Bref.C’estbien.Aujourd’hui,onestvendrediaprès-midi,etmêmesijenevaispasàl’école,j’aiaucreuxduventrecettesensationdefindesemaine.Ilfaitbondehors,etj’entendslesenfantsjouerdanslesjardins.Depuislafenêtredelacuisine,j’observeFelixquicourttoutnusurlapelouse,unarrosoiràlamain.

J’entends lamusique d’un camion de glace, et je suis sur le point d’appelermaman pour lui direqu’ondevraitenpayeruneàFelix,quandelleentredanslacuisine.Elletientàpeinesursesjambes.Sonvisageestplusquelivide,ilestmauve.Elleseretientauplateaudel’îlot,commesielleavaitpeurdetomber.

—Maman.Çava?Questionidiote.Ilestévidentqu’ellesesentmal.—Tudevraisallertecoucher.Ellemeregardeavecunfaiblesourire.—Çavatrèsbien.—Sûrementpas !T’asattrapé lacrève! Il fautque tu te reposesetque tu t’hydrates.Tuasde la

fièvre ? dis-je en essayant de me souvenir de tous les trucs qu’elle nous recommande quand on estmalades.Tuveuxunecamomilleetduparacétamol?

—Oh,excellenteidée,approuve-t-elledansunsouffle,plusmortequevive.Oui,jeveuxbien.—JevaissurveillerFelix.Tun’asqu’àallertecoucher.Jetemontetoutça.Je mets en route la bouilloire et je suis en train de fouiller dans le placard à la recherche du

paracétamol quandFrank fait son entrée.Bon, je devine que c’est Frank d’après l’énorme boum.Unecommotion causée par la chute sur le carrelage de son sac de cours, son sac de sport, sa batte decricket…toutlebazarqu’iltrimbale.Ilentredanslacuisineenchantantfauxetendénouantsacravate.

—Youpi ! s’exclame-t-il le poing dressé en l’air, toujours chantant. C’est le week-eeeeeeend…Qu’est-cequ’onmange?

—Mamanestmalade,luidis-je.Ellea,genre,lagrippeouuntruc.Jeluiaiditd’allersecoucher.Tudevraissortirluiacheter…

Jeréfléchisuninstant.—Duraisin.

—Jeviensjusted’arriver,gémitFrank.Jemeursdefaim.—Bah,fais-toiunsandwichetensuite,vaacheterduraisin.—Pourquoiduraisin?—Jesaispas,dis-je,agacée.C’estcequ’onmangequandonestmalade.J’ai préparé la tasse de camomille et le paracétamol que je pose avec quelques biscuits sur un

plateau.—Prendsaussidujusd’orange.Etpuis,commentças’appelle.DuNurofen.T’asqu’àécriretoutça.Jemeretournepourm’assurerqueFrankm’écoute.Maisiln’écritriendutout.Ilestjusteplantélà,

debout,entraindemeregarderd’unairquineluiressemblepasdutout.Satêteestlégèrementpenchéesurlecôtéetilsembleàmoitiéfasciné,oucurieux,ouquelquechose.

—Quoi?fais-je,surladéfensive.Écoute,jesaisquec’estvendredi,maismamanestmalade.—Jesais.C’estpasça.C’est…,hésiteFrank.Tusaisquoi,Aud?Tun’auraispasprisleschosesen

mainàtonretourdel’hôpitalcommetuesentraindelefairemaintenant.Tuaschangé.Je suis si stupéfaite que je ne sais pas quoi dire. D’abord, je n’avais pas conscience que Frank

remarquait quoi que ce soitme concernant. Ensuite, est-ce vrai ? J’essaie de repenser à ces derniersmois, mais mes souvenirs sont brumeux. L’oubli, d’après Dr Sarah, est un effet secondaire de ladépression.Lamémoire vole en éclats.Cequi, vous savez, peut être unebonne commeunemauvaisechose.

Jem’étonnequandmêmeàvoixhaute:—Vraiment?—Tuteseraiscontentéedeteplanquerdanstachambre.Lamoindrechosetemettaitdansdesétats

paspossibles.Mêmelasonnettedelaported’entrée.Etaujourd’hui,regarde-toi.C’esttoilachef.Tuasla situation sous contrôle, commente-t-il en désignant le plateau d’unmouvement dumenton. C’est…bravo.Cool.

—Merci,dis-je,gênée.—Pasdeproblème.Luinonplusneparaîtpastrèsàl’aise.Ilouvrelefrigo,sortunebriquedechocolataulaitetmetses

écouteursd’iPod.Jesupposequelaconversationestterminée.Jemerejoue lascèneenmontant l’escalier.«C’est toi lachef.Tuas lasituationsouscontrôle. »

Rienqu’àcettepensée,jerayonnedel’intérieur.Jenemesuispassentiecapabled’êtreresponsabledequoiquecesoitdepuis…uneéternité.

Jefrappeàlaporteetpénètredanslachambredemesparents.Mamanestallongéesurlelit,lesyeuxfermés.Jecroisqu’elles’estendormie.Elledoitêtreépuisée.

Jeposeleplateauendouceursursacommode.Ilyauntasdephotosencadréessurleboispoli.Jem’attardepourlesregarder.Mamanetpapalejourdeleurmariage…Franketmoibébés…Mamanavecsescollègues,remportantunprix.Elleporteunevesteroseetserredanssamainuntrophéeenplexiavecuneexpressionépanouie,elledébordedevitalité.

Mamanestconsultanteenmarketingfreelance,cequiveutdirequ’ellesedéplaceunpeupartoutdansle pays.À certainsmoments, elle est très occupée.D’autres fois, elle est libre pendant des semainesentières.Elleestvenueàmonlycéeunjournousparlerdesonmétier.Ellenousamontrélenouveaulogod’un supermarché qu’elle avait contribué à concevoir. Tout lemonde avait été impressionné. Elle estcool.Ellefaitunmétiergénial.Maisquandjeregardecettephoto,jemedemande:«Àquandremonteladernièrefoisoùelleatravaillé?»

Elleplanchaitsurunprojetquandjesuistombéemalade.Jemerappellel’avoirentendueenparleràpapa.

«Jemeretire.Jen’iraipasàManchester.»

Surlemoment,jen’avaisressentiquedusoulagement.Jenevoulaispasqu’elleparteàManchester.Niailleurs.

Maisaujourd’hui…J’étudiedeplusprès laphoto, levisageheureux,radieuxdemaman.Puis jebaisse lesyeuxsur le

visagedemamèreendormie.Ellea trèsmauvaisemine. Jenem’étaispas renducomptequ’elleavaitcessédetravailler.Pourtantdepuisquejesuisàlamaison,ellen’estpasalléeuneseulefoisaubureau.

En proie à la sensation de sortir du brouillard, je perçois des choses qui jusqu’alors m’étaientinvisibles.DrSaraharaison:ondevientégocentriquequandonestmalade.Onnevoitrienendehorsdesoi.Àprésent,levoileestentraindetomber.

—Audrey?Jemeretourne.Mamansehissesursescoudes.—Coucou!Jecroyaisquetudormais.Jet’aiapportétonparacétamolettatisane.Unsourireéclairelevisagedemaman,commesijevenaisdeluiannoncerlameilleurenouvellede

l’année.—Machérie,commec’estgentil.Elle avale le comprimé, et son regard devient distant. Je me dis qu’elle est sur le point de se

rendormirquandsoudain,elleprononce:—Audrey.ÀproposdeceLinus…Tousmessenssemettentenalerte.Ellen’apasdit«Linus».Elleadit«ce»Linus.—Oui,dis-jed’untonquiseveutdétaché.—Est-il…?Est-cequevous…?Est-cequec’estquelqu’undespécialpourtoi?Jedansed’unpiedsurl’autre:jen’aiaucuneenviedediscuterdeLinusavecmaman.—Sionveut,dis-jeendétournantlatête.Turépètessanscessequ’ilfautquejemefassedesamis.

Alorsvoilà.J’enaiun.—Etc’estsuper.Ellehésiteavantd’enchaîner:—Audrey,ilfautquetusoisprudente.Tuesvulnérable.—DrSarahditquejedoisrepoussermeslimites.Ilfautquejecommenceàconstruiredesrelations

endehorsdelafamille.— Je sais, opinemaman, inquiète.Mais j’aurais préféré que tu commences par… eh bien… une

copine.Cettefois,c’estplusfortquemoi,jerétorque:—Parcequelesfillessontsidoucesetcharmantes…Mamansoupire.Elleprendunegorgéedecamomilleetgrimace—Bienvu.Bon,jesupposequesi

ceLinusestungentilgarçon…Jelacoupefermement:—Ilesttrèssympa.Etilnes’appellepasceLinus.MaisLinustoutcourt.—EtNataliealors?Natalie.Unepartdemoiserétracterienqu’àlamentiondesonprénom.Maispourlapremièrefois

depuis des lustres, je ressens quelque chose qui ressemble à du regret. L’amitié que nous avionsmemanque.L’amitiétoutcourtmemanque.

Lesilences’installependantquejedémêlemespensées.Mamannemepressepas.Ellesaitquej’aibesoindetemps.Elleestplutôtpatiente.

J’ail’impressiond’avoireffectuéunlongetimmensevoyageensolitairequ’aucunedemesamiesnepourraitjamaispartageravecmoi,mêmepasNatalie.Jecroisquejelesdétestaisunpeuàcausedeça.Maintenant,toutmeparaîtplusfacile.Jepourraispeut-êtrerevoirNatalieundecesjours?Onpourraitpasserunpeudetempsensemble.Lefaitqu’ellenepuissepascomprendrecequej’aitraversén’auraitpeut-êtreaucuneimportance?

Surlacommodedemaman,ilyaunephotodeNatalieetmoihabilléespourlebaldefind’annéedesseconde.Jemesurprendsàlaregarder.Natporteunerobeendentellerose.Lamienneestbleue.Nouslançonsdesconfettisenriantauxéclats.Ons’yétaitreprisesàsixfoispourquelesconfettisretombentenunepluieparfaite.UneidéedeNat.Elleadesidéesloufoques.C’estvrai,ellemefaitrire,Nat.

—Jedevraispeut-êtreappelerNatalie.Undecesjours.Jelèvelatêtepourvoirlaréactiondemaman.Maiselles’estendormie.Satasseàmoitiépleinede

tisaneoscillesurleplateauetjel’attrapeavantqu’elleneserenverse.Jelalaissesursatabledechevetaucasoùelleseréveillerait,puisjesorsdelachambresurlapointedespiedsetjedescends,forted’unregaind’énergie.

Jetrouvemonfrèreàlacuisine.—Frank.Est-cequemamanaarrêtédetravailler?—Oui,jecrois.—Pourdebon?—Jesaispas.—Pourtantelleestvraimentdouéedanscequ’ellefait.—Oui,maisellepeutpasvraimentsortir…Ilneleditpas,maisjedevine:«…àcausedetoi.»Parma faute,mamans’enfermedanscettemaisonà se ronger les sangsetà lire leDailyMail. À

causedemoi,mamanesttendueetfatiguée,aulieud’êtreradieuseetheureuse.—Elledevraittravailler.Elleaimesonboulot.Frankhausselesépaules.—Bah.Jesupposequ’ellelereprendra.Tusais…Unefoisdeplus,lesmotsrestentsuspendusdanslesairs:«…quandtuirasmieux.»—Jevaisacheterleraisin,dit-ilensortantd’unpastranquille.Jem’assieds,leregardfixésurmonrefletfloudansl’inoxdufrigo.Quandj’iraimieux.Bon.C’està

moidejoueralors.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Papaestautéléphone,danssonbureau.

PAPA(autéléphone)

Oui.D’accord.Jevaisvérifier.(Iltapesurl’ordinateur.)

D’accord,oui,c’estbon,jel’aimaintenant.

Frankentreentrombesansfrapper.

FRANKPapa,j’aibesoindefaireunerecherchesurl’ordinateurpourmondevoirdegéographie.

PAPAIlfaudraquetureviennesplustard.Excuse-moi,Mark…

FRANKMaisjepeuxpasfairemesdevoirstantquej’aipasfaitmarecherche.

PAPAFrank,tuferasçaplustard.

Frankleregardeavecdegrandsyeux.

FRANKTumedistoujoursdefairemesdevoirsenpriorité.Tudistoujours:«Neremetspastesdevoirsàplustard,Frank.»Etmaintenant, tumedislecontraire.C’estpastrèsclaircommemessage.Lesparentsnesontpascensésrestercohérents?

PAPA(avecunsoupir)

Bon,d’accord.Faistarecherche.Mark,jeterappelle.

IllaissesaplaceàFrank.Franktapequelquesmots,regardeunsite,puisgriffonnequelquechose.

FRANKMerci.

AlorsqueFrankestentraindepartir,paparappelleetrouvreledocumentsursonordi.

PAPADésolé,Mark.Alors,jedisais,ceschiffresn’ontaucunsens…

Ils’arrêtealorsqueFrankrevient.

FRANKJ’aibesoindeconnaîtrelapopulationdel’Uruguay.

Papaposelamainsursontéléphone.

PAPAQuoi?

FRANKL’Uruguay.Sapopulation.

Papalefixed’unregardexaspéré.

PAPAEst-cevraimentindispensablequetul’aiestoutdesuite?

Frankprendunairblessé.

FRANKC’estpourmondevoir,papa.Tumedistoujoursquecequejefaisenclassedétermineramaviefuture.Jeleferaisbiensurmonpropreordinateur,mais…

(Ilbaisselatête,pitoyable.)C’estcequ’adécidémaman.Onnesaurajamaispourquoid’ailleurs.

PAPAFrank…

FRANKNon,c’estpasgrave.Sitoncoupdetéléphoneestplusimportantquemonéducation,alorsc’esttadécision.

PAPA(Ils’énerve.)

Bon.D’accord.Faistarecherche.(Ilselève.)

Mark,ilvafalloirqu’onremetteçaàplustard.Désolé.

FRANK(àl’ordinateur)

Çadevraitêtredansl’historique…

Ilouvreunepageappelée«FinancersonAlfaRomeo».

FRANKWaouh!papa.TuvasacheteruneAlfa?Mamanestaucourant?

PAPA(d’untonsec)

C’estpersonnel.C’estrien…

IlsetaitenvoyantFranktapersurleclavier.

PAPAFrank,qu’est-cequetufais?Qu’est-cequiestarrivéàmonécran?

Le fond d’écran générique de papa, avec sa photo de plage, vient d’être remplacé par l’image d’unpersonnagedeLOCauregardmenaçant.

FRANKT’avais besoin d’un nouveau fond d’écran. Le tien était nul. Maintenant, voyons les effetssonores.

Ilcliquesurlasourisetonentendunénorme«boumshakalaka».

Papaestfouderage.

PAPAArrête!C’estmonordinateur…

(Ilselèveetsedirigeverslaporteàgrandesenjambées.)Anne?Anne?

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Depuislaportedelacuisine,onvoitpapaetmamanentraindesedisputeràvoixbasse.

PAPAIlabesoindesonpropreordinateur.Onnepeutpluspartager.Jevaisfinirparletuer.

MAMANIln’apasbesoind’unordinateur.

PAPAIlabesoindefairesesdevoirs.Commetouslesgamins.

MAMANN’importequoi.

PAPAPasdutout!Tusaisqu’ilsprennentdesnotessurordinateurdenosjours?Ilsnesaventmêmeplus ce que c’est qu’un stylo-plume. Ils les prennent pour des seringues dont s’échappe unesubstanceétrange.Ilsnesaventplusécrire.Laissetomber.

MAMANQu’est-cequetusous-entends?Quelesenfantsnepeuventpassepasserd’ordinateurs?Qu’illeurestimpossibled’apprendrequoiquecesoitsanscesmachines?Etlesbibliothèques,çasertàquoi,alors?

PAPAÀquandremontetadernièrevisiteàunebibliothèque?Ellessonttoutespleinesd’ordinateurs.C’estcommeçaqu’onapprendaujourd’hui.

MAMAN(outrée)

T’esentraindemedirequ’aufinfonddel’Afriquelesgossespeuventpasapprendreàliresansordinateur?Hein?

PAPA(déconcerté)

Aufinfonddel’Afrique?Qu’est-cequeçavientfairelà-dedans?

MAMANT’asbesoind’unordinateurpourlirelagrandelittérature?

PAPAÀcepropos,jecommenceàmefaireàmonKindle…

Ilvoitl’expressiondemaman.

PAPAJeveuxdire.Non.Pasdutout.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

UnemainfrappeàlaportedeFrank.

FRANKC’estqui?

AUDREY(VOIXOFF)C’estmoi!

FRANKOK.

Laportes’ouvredevantlacaméraquientreensautillantdanslachambre.Unevraiedéchargedigned’unado.FrankassisprèsdelafenêtrejoueàunjeuvidéosurunevieilleconsoleAtariquiémetdespetitsbipsélectroniques.

AUDREY(VOIXOFF)T’auraispuchercher«Uruguay»surtontéléphone.

FRANKJesais.

AUDREY(VOIXOFF)T’asjustefaitçapourénerverpapaalors.

FRANKJ’aibesoind’unordinateur.

Lacamérafaitlepointsurl’Atari.

AUDREY(VOIXOFF)Oùest-cequet’astrouvécevieuxtruc?

FRANKDanslegrenier.

On entend frapper à la porte. D’un mouvement preste et fluide, Frank jette un jogging par-dessus laconsoleAtari,faitpivotersachaiseetramasseunlivre.

Mamanentreetjetteunregardcirculaire.

MAMANFrank,tachambreestunvraibazar.Ilfautqueturanges.

Frankhausselesépaules.

MAMANAlors,qu’est-cequetufais?

FRANKBah…tusaisquoi…

Iljetteuncoupd’œilàlacaméra.

FRANKCommed’habitude.

J’y arrive. Je fais des progrès. Et pas desmoindres ; j’avance à grands pas. Trois semaines se sontécouléesetjemesensplusfortequejamais.J’aiétéauStarbuckstroisfois,unefoisauCostaetunefoisauBiscuitDoré,oùonaprisdesmilk-shakes.Jesais.DrSarahm’afélicitéed’un:—Audrey!Tut’essurpassée!

Ellem’aensuiterecommandédenepasallertropvitetroptôt,etpatatietpatata,maisj’aibienvuqu’elleétaitimpressionnée.

J’aimêmedéjeunédansunepizzeria!J’aidûpartiravantledessertparcequelasalleestdevenuesoudain tropbruyante,menaçantemême.N’empêche, j’ai tenubon jusqu’auboutdemaquatre-saisons.Mamanetpapaétaientlà,etLinus,etFrank,etFelix,etc’étaitcommesinousétions…voussavez.Unefamille normale. Si on omet le fait que l’un de ses membres portait des lunettes noires de starlettepathétique.J’aiconfiécettepenséeàmaman,quim’arétorqué:—Tucroisquec’est toiquin’aspasl’airnormal?RegardeunpeuFelix!

Ellen’avaitpastort.FelixportaitsoncherMorphsuit,avecunmasquedetigreenplus.Ilapiquéunecolèrequandonluiafaitremarquerqu’ilauraitdumalàmangerdelapizzaattifécommeça.

Çam’atoutdesuiteréconfortée.D’ailleurs,cesdernierstemps,beaucoupdechosesfontquejemesensmieux.LafréquentationdeLinus,parexemple,meremontelemoral.Ons’envoietoutletempsdestextosetilvientmevoirtouslesjoursàlasortiedulycée.Onacommencéàjouerauping-pongdanslejardin.C’estnotrenouvellepassion.MêmeFranksejointparfoisànous.

Etaujourd’hui,c’étaitfantastique.Linusm’aoffertuncadeau.Untee-shirt.Ilyaunetigederhubarbedessus.Ill’aachetéenligne.Mamanetpapaontdemandé:—Pourquoidelarhubarbe?

Ons’estfaitunclind’œiletonarépondu:—C’estuntrucentrenous.«Entrenous.»Jenesaispascequimerendleplusheureuse:letee-shirtoucet«entrenous».Jen’aijamaisrien

partagédepareilavecungarçon.Quoiqu’ilensoit,jerayonne.Mamanetpapasontsortis,Frankfaitsesdevoirs, Felix est couché, et je déborde d’énergie. C’est bien simple, je ne tiens pas en place. Jetournicotedanslamaison,revêtuedemontee-shirt,avecl’enviedeparlerdecequim’arrive.Ilfautquejeparleàquelqu’un.Coûtequecoûte.Soudainj’aiuneillumination.

«Natalie.JeveuxvoirNatalie.»Jeveuxlavoir.Jeveuxrécupérermonamie.Oui.Jevaislefaire.Toutdesuite.Depuis ma conversation avec maman, j’ai failli téléphoner à Nat à plusieurs reprises. Une fois,

j’avais presque terminé de composer le numéro quand j’ai eu la trouille à la dernière seconde.Maisaujourd’hui,j’ensuiscapable.Jemesensprête.

JesorsmontéléphoneettapelenumérodeNataliesansmelaisserletempsdechangerd’avis.Jeleconnaisparcœur,mêmesijeneluiaipasparlédepuisuneéternité.Ladernièrefoisqu’ons’estvues,c’était lorsdece jour terrible, ledernierde l’annéescolaire,etellepleurait.Moi, j’étaisau-delàdespleurs.Celan’avaitpasétél’adieuleplusglorieuxdumonde.

JeluienvoieunSMS:

SalutNat.Çava?Jemesensbcpmieux.Çameferaitplaisirdetevoir1deces4.Bisous.Audrey

Environtrentesecondesplustard,jereçoissaréponse.C’estcommesielleétaitrestéeenattenteàcôtédesontéléphonependanttoutcetemps.

Etc’estpeut-êtrelecas.Jeclignedesyeuxenlisantsonmot:OMGAudrey.J’étaisTROPINQUIÈTE.Jepeuxvenir?Jepeux?MamanaditOK.Bisous.Nat

Jeluiréponds:

OKa+

Moinsdecinq,peut-êtredixminutesplustard,j’entendssonneràlaporte.Elleadûpartirdechezellesur-le-champ.

J’ouvre la porte et je fais un pas en arrière. Je suis heureuse de voirNatalie,mais la vue de cequ’elleadanslesbrasmedonneletournis.Unpanierremplidecadeaux:unflacond’huiledebain,unnounours levantunepancartePROMPTRÉTABLISSEMENT,desbouquins,desmagazines,desbarreschocolatéesetuneimmensecartedevœux.

—Salut,dis-jefaiblement.Ehbien.—Onvoulaitvenirtevoirplustôt,débiteNatàtoutevitesse.Maistamamanadit…Elleavalesasalive.—Bref.Onavaitdéjàachetétoutça.Etc’estrestélàdansl’entrée.Ellebaisselatête.—Jesais.C’estunpeubeaucoup.—Euh…Bah,entre.Elleentre,lesyeuxbraquéssurmeslunettesnoires.Jeluilance:—Quoi?—Lesautresaulycéem’ontditqu’ilst’avaientvueavec,explique-t-elleendésignantmeslunettes.

Tusais.Danslarue.Mêmequandilpleut.Personnenesaitpourquoitulesportestoutletemps.Jehausselesépaulesetbredouille:—C’estjuste…parceque…tusais.Jesuismaladeettoutça.—Ah,d’accord,acquiesce-t-elle,unpeuébranlée.Elle dépose envrac ses cadeaux sur la table de la cuisine etme regarde.Un silenceglacéplane,

ponctuéparletic-tacdel’horloge.«Ai-jecommisuneerreur?»Jeme sens comme un chat à l’affût. Ça ne se passe pas comme jeme l’imaginais. Voir Nat fait

remonterpleindechosesquej’avaisenfouiesdansmamémoire.Savoixbriselesilence:—Pardon,gémit-elle.Audrey,pardonne-moi.Jesuistellementdésolée…—Non,dis-jeensecouantlatête.Tun’aspasàt’excuser.

Jen’aipasenviedeparlerdeça.—Maisjen’auraispasdû…Jen’aipas…Jen’arrivepasàcroirecequis’estpassé.Deslarmesroulentsursesjoues.—Toutvabien.Écoute,onvaboirequelquechose.Jenoussersunpeudesiropdesureau.J’auraisdûprévoirqu’elleseraitémue.Pourmapart, j’ai

dépassétoutça.Ouplutôt,jemesuistraînéeautravers.J’ai«travaillédessus»,diraitDrSarah.J’ai«digéré…»,commesic’étaitunmorceaudefromage.

JenecroispasqueNatait«travaillédessus»lemoinsdumonde.Chaquefoisqu’ellemeregarde,denouvelleslarmesdégoulinentsursesjoues.

—Etmaintenant,t’esmalade.—Çava.Jevaisbeaucoupmieux.J’aiunmec!OK, c’était un peu brutal, mais soyons honnêtes : c’est la raison principale pour laquelle je l’ai

invitée.Pourluidirequej’aiunmec.Seslarmesdisparaissentcommeparmagieetellesepencheversmoi,dévoréeparlacuriosité:—Unmec?Tul’asrencontréàl’hôpital?

Maismerde,quoi!Qu’est-cequ’ellecroit?Quejesuisunemaladementalequisortavecunautremalademental,puisquejenesuisplusbonnepourpersonned’autremaintenant?

—Non,pasàl’hôpital,dis-jesanscachermonimpatience.C’estLinus.Tusais?IlestdanslamêmeclassequeFrank,àCardinalNicholls?

—Linus?Tuveuxdire…AtticusFinch?Natestabasourdie.—Exactement.Ilm’adonnéça,dis-jeenmontrantmontee-shirt.Aujourd’hui.C’estcool,hein?—C’estquoi,delarhubarbe?demande-t-elle,deplusenplusperplexe.—Oui.C’estuntrucentrenous,dis-je,l’airderien.—Ehbah,lâcheNatquin’enrevientpas.Alors…voussortezensembledepuiscombiendetemps?—Quelquessemaines.OnestallésauStarbucksettoutça.Enfin,c’estjuste…tusais.Ons’amuse

bien.—Jecroyaisquet’étais…vraimentmalade.Alitéeettout.—Bah,jel’étais,dis-jeenhaussantlesépaules.Jesuisenconvalescence,jesuppose.Jedépiauteunetablettedechocolatetj’encasseunmorceau.—Alors,etlelycée?Raconte-moi.Jemeforceàluiposerlaquestion,mêmesilemot«lycée»laissedansmoncerveausonempreinte

empoisonnée.—Oh, tout est différentmaintenant, répondNatalie, évasive. Tu devrais voir ça.Maintenant que

Tashaetlesautressontparties.Katieatotalementchangé.Tulareconnaîtraispas.EtChloéneparleplusàRuby,ettusaisqueMlleMooreestpartie?Etpuis,onaunnouveauproviseuretelleestsuper…

Natalies’arrêtedanssonélan.—Dismoi,tuvasrevenir?demande-t-elle.Laquestionmefrappecommeuncoupdepoingdansleventre.Àlaseuleidéederetournerdanscet

endroit,jesuisécœurée.—JevaisalleràlaHeathAcademy.Jevaisredoubler,parcequej’airatétropdecours.Detoute

façon,jesuisnéeenfind’année,alorsc’estpasgrave…—TupourraisredoubleràStokeland,insisteNat.Jefroncelenez.—Ceseraitbizarre.D’êtreunanendessousdetoi.Etpuis…Jemarqueunepause,puisreprends:— Ils me détestent, à Stokeland. Mes parents étaient furieux contre eux. Ils ont eu cette énorme

réunion avec le conseil d’administration et tout, et ils les ont engueulés…et tu sais…ça a tourné au

vinaigre.C’estFrankquim’aracontél’incident.Mamanetpapanem’ontriendit.—Ilstrouventquelesprofsn’ontpastrèsbiengérélasituation.—Etilsontraison!opineNatenouvrantdegrandsyeux.Toutlemondelerépète.Mesparentsen

parlenttoutletemps.—Bon,alors,tuvois.Ceseraitbizarresijerevenais.JecassequelquescarrésdechocolatsupplémentairesetenoffreàNat.Elleenprendun,lèvelatête,

unelarmeruissellesursajoue.—Tum’asmanqué,Aud.—Toiaussi.—C’étaitvraimenthorriblequandt’espartie.Vraimentaffreux.—Ouais.Ilyauntempsd’arrêt.Puis,sanscriergare,onseretrouvedanslesbrasl’unedel’autre.Nataliesent

bon le shampoing Herbal Essences, comme toujours. Elle passe sa main dans mon dos, un geste sifamilierquej’enaileslarmesauxyeux.

Sonamitiém’atantmanqué.Ons’écartel’unedel’autre,onrittouteslesdeux,lesyeuxembués.LetéléphonedeNataliesonne.

Elledécroche,agacée.—Oui,maman.Toutvabien.Ellereposesontéléphone.—C’étaitmaman.Elleattenddehorsdanslavoiture.J’étaissupposéeluienvoyeruntextotoutesles

cinqminutespourluidirequetoutallaitbien.—Pourquoi?—Parceque…tusais.—Quoi?—Tusais…,répèteNatalie,gênée,leregardauloin.—Non,jenesaispas.—Aud.Tusais.Parcequet’es…—Quoi?—Mentalementinstable,lâcheNatalie,presquedansunmurmure.—Comment?Qu’est-cequetuveuxdire?—Parcequet’esbipolaire,continueNatalie,apeurée.Lesgensbipolairespeuventdevenirviolents.

Mamanétaitjusteinquiète.—Jesuispasbipolaire!Quit’aditquej’étaisbipolaire?—Tul’espas?ditNatalieenouvrantgrandlabouchedestupeur.Bah,mamanaditquetudevais

êtrebipolaire.—Alors,jevaist’agresser?Parcequ’onn’auraitjamaisdûmelaissersortirdemonasiledefouset

quejedevraisêtreconfinéedansmacamisoledeforce?Merde!dis-jeenessayantdegardermoncalme.J’enairencontrédesgensbipolaires,Nat,etilssontpasdangereux.Pourtoninformation.

—Écoute,jesuisdésolée,ditNatalie,contrariée.Maisjenesavaispas!—Mamèrenet’apasditcequin’allaitpas?Ellenet’apasexpliqué?Natalieparaîtdeplusenplusembarrassée.—Mamèrepensaitqu’elleminimisait.C’estqu’ilyavaittoutescesrumeurs…—Commentça?Quellesrumeurs?Nataliesetait.Alorsjeprendsletonleplusmenaçantpossible:—Natalie!Quellesrumeurs?!—OK!Cellequiditquetuasfaitunetentativedesuicide…quetuesdevenueaveugle…quetune

peuxplusparler…Oh!Etquelqu’unaditquetut’étaisarrachélesyeuxetquec’estpourçaquetuportes

deslunettesnoires.—QUOI?dis-je,blessée,choquée.Ettul’ascru?—Non!Biensûrquenon,mais…—Jemesuisarrachélesyeux?CommeVanGogh?—C’étaitlesoreilles,faitremarquerNatalie.Uneseuleoreille.—Jemesuisarrachélesyeux?J’aiconscienced’êtreunpeuhystérique.Unrireétrangeetdouloureuxmontelentementenmoi.—Tul’ascru,n’est-cepas,Nat?Tul’ascru!—Non!répliqueNataliequirougit.Biensûrquenon.Jeteledis,c’esttout!—Maistucroyaisquej’étaisunemeurtrièrepsychopathebipolaire.—Jenesaismêmepascequeçaveutdire«bipolaire»,admetNatalie.Enfin,c’estjusteundeces

mots.—Unebipolairepsychopatheàtendancesmeurtrièresquis’estarrachélesyeux.Pasétonnantqueta

mèreattendedehorsdanslavoiture.—Arrête!gémitNatalie.Jevoulaispasdireça!Natalieestuneidiote,etsamère,jenesaispas…Maisjenepeuxretenirunpincementaucœurenla

voyant.Elleesttellementmalheureuse,ellenesaitplusoùsemettre.JeconnaisNatdepuisqu’onasixans,etmêmeàl’époqueelleétaitsinaïvequ’ellecroyaitquemonpèreétaitlePèreNoël.

—Jevaisbien,finis-jepardire,luipardonnant.Toutvabien.T’inquiètepas.—Vraiment?ditNataliequimeregardeavecuneexpressioninquiète.Aud,jesuisdésolée.Tusais

quejenesaisjamaisrienderien.Ellesemordillelalèvre,réfléchituninstant.—Alors…situn’espasbipolaire…qu’est-cequet’as?Laquestionmeprendaudépourvu.Ilmefautquelquessecondespourtrouverlaréponse:—Jevais

mieux.Voilàcequej’ai.Jeprendslederniermorceaudechocolatquejecasseendeux.—Allez.Finissons-leavantqueFranklevoie.

DrSarahadorecettehistoiredepsychopathebipolaireàtendancesmeurtrières.Enfin,quandjedis«adore»…Enfait,ellesemetàgrogneretagrippesescheveuxàdeuxmains

avantdes’exclamer:—Vraiment?!Puisjelavoisécrire:«Conférenceéducative,aulycée?OÙVAL’ÉDUCATION???»Moi,jemecontentederire.C’estvraiquec’estdrôle,mêmesicen’estpastrèscorrect.Ilfautbien

l’admettre.JerissouventencemomentavecDrSarah.Etjeparlebeaucoup.Avant,elletrouvaitplusdechoses

à dire que moi. Je me bornais à écouter. (Je n’étais en effet pas très communicative. Lors de notrepremière séance, j’ai carrément refuséd’entrer dans lapièce, je nevoulais pas la regarder, et encoremoinsdiscuter.)Maintenant,lesrôlessesontinversés.J’aitellementdetrucsàluiraconter!ÀproposdeLinus,deNatalie,de toutesmessorties :decette foisoù j’aipris lebusetoù jen’aipaspaniquédutout…

—Bref,jecroisquej’aifini,dis-jeenterminantmonhistoire.Jesuisprête.—Prête?—Jesuisguérie.—Jevois,ditDrSarahentapotantsonstylodistraitement.Cequiveutdire…—Voussavez.Jevaisbien.Jesuisderetouràlanormale.—Tufaisdegrandsprogrès.Jesuisravie,Audrey.Vraiment.—Non,non,c’estpasjustede«grandsprogrès».Jesuisnormale,maintenant.Enfinpresque,quoi.—Mmm-mmm, fait Dr Sarah qui laisse toujours un blanc poli dans la conversation avant deme

contredire. Tu n’es pas encore retournée au lycée. Tu portes toujours tes lunettes noires. Tu prendstoujoursdesmédicaments.

Lamoutardememonteaunez.—Bon,d’accord,j’aidit«presque».C’estpaslapeined’êtresinégative.—Audrey,ilfautquetusoisréaliste.—Jelesuis!—Tutesouviensdelacourbequ’onatracée?Lalignetortueuse?—Oui,bah,cettecourbe,elleestplusd’actualité.C’estmacourbe.Jemelève,m’avancejusqu’autableaublancetjetraceunelignedroitequimontejusqu’auxétoiles.—Ça,c’estmoi.Jeneredescendraiplus.Jeneferaiquemonter.DrSarahpousseunsoupir.—Audrey, j’aimerais tant que ce soit vrai.Mais la grandemajorité des patients qui se remettent

d’unecrisecommecellequetuviensdetraverserfontdesrechutes.Cen’estpasgrave.C’estnormal.

Jelafixed’unregarddemarbre.—Ehbien,moi,j’aiassezrechuté.J’enaiassez,desrechutes,compris?Jeveuxplusenavoir.C’est

terminé.—Jesaisquetuesfrustrée,Audrey…—Jenefaisquevoirleboncôtédeschoses.Qu’ya-t-ildemalàça?—Rien.Maisjeneveuxpasquetuenfassestrop.Netemetspastroplapression,outurisquesde

rechuterpourdebon.—Jevaisbien,dis-je,résolue.—Oui,c’estvrai,admet-elleenhochant la tête.Mais tuesencorefragile. Imagineuneassietteen

porcelainetoutjusterecolléequin’apasencoreséché.—Vousmecomparezàuneassiette?DrSarahnerelèvepas.—J’avaisunepatienteilyaquelquesannées,unpeucommetoi,Audrey,quienétaitaumêmestade

desaguérison.Elleadécidéd’alleràDisneylandParis,mêmesijeleluiavaisdéconseillé…Ellelèvelesyeuxauciel.—Disneyland!Ellen’auraitpaspuchoisirautrechose!Rienquel’idéedeDisneylandmefaittressaillir,mêmesijenel’admettraisjamaisàDrSarah.Jene

peuxmeretenirdedemander:—Qu’est-cequis’estpassé?—C’étaitbeaucouptroppourelle.Elleadûécourtersonséjour.Puiselleaeulesentimentd’avoir

échoué.Elleasombrédansladéprimeetçanel’apasaidéedanssesprogrès.—Jen’aipasl’intentiond’alleràDisneyland,dis-jeencroisantlesbras.Alors…—Bien.Jesaisquetuestrèsraisonnable.TandisqueDrSarahm’observe,unpetitsourirepointesursonvisage.—Tuasretrouvétabonnehumeur,entoutcas.Lavieestbelle,alors?—Oui,lavieestbelle.—EtLinus,c’esttoujours…?Ellelaissesaphraseensuspens.—Linus,c’esttoujoursLinus.Ilvouspasselebonjour,d’ailleurs.—Oh!ditDrSarah,surprise.Tuluidirasaussibonjourdemapart.—Etilm’aditdevousdirequevousfaitesdubontravail.Ilyaunsilence,puisunvraisourires’épanouitsurlevisagedeDrSarah.—Tupeuxluiretournerlecompliment.J’aimeraisbienrencontrerceLinus.—Oui,enfin,vousemballezpas,dis-jeenhaussantlesépaules,imperturbable.Ilestàmoi.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

PLAND’ENSEMBLE:LinusetFelixsontassisdanslejardin,unéchiquierentreeux.

Lacaméraserapproche,onentenddemieuxenmieuxcequ’ilsdisent.FelixbougeunepièceetregardeLinusd’unairtriomphant.

FELIXÉchec.

Linusbougeunepièce.

LINUSÉchec.

Felixbougeunepièce.

FELIXÉchec.

Linusbougeunepièce.

LINUSÉchec.

IlregardeFelixd’unairgrave.

LINUSC’estunjeutrèsintéressantquetuviensd’inventer,Felix.

Felixluioffresonplusgrandsourire.

FELIXJesais.

LINUSCommentt’appellesçadéjà?

FELIXLesCarrés.

Linusadumalàgardersonsérieux.

LINUSAh,oui.LesCarrés.Alorspourquoionneditpas«Carré»quandonbougelespièces?

Felixluilanceunregardnavré,commes’ilsedésolaitdesastupidité.

FELIXParcequ’ondit«Échec».

Linussetourneverslacaméra.

LINUSÇam’apprendra.

Mamanarrivedanslejardin.

MAMANLinus!Tueslà!Fantastique!Dis-moi,tuparlesallemand,n’est-cepas?

LINUS(prudemment)

Euh…unpeu.

MAMANSuper ! Bon, tu vas pouvoir m’aider à déchiffrer le mode d’emploi de mon nouveau lave-vaisselle.Lanoticeestenallemand.Enallemand.Onauratoutvu.

LINUSOK.OK.

Alorsqu’ilselève,Felixl’attrapeparlajambe.

FELIXLi-nus!RestejouerauxCarrés!

Franksepointedanslejardinenbrandissantunmagazinedejeuxvidéo.

FRANKLinus,ilfautquetuvoiesça.

AUDREY(VOIXOFF)Non,mais,c’estquoicettefamille?Arrêtezd’essayerdekidnappermoncopain,àlafin!

Dr Sarah dit qu’il faut que je commence à interagir davantage avec des inconnus. Cela ne suffit plusd’aller au restaurant et deme planquer derrière lemenu en laissant les autres commander pourmoi.(Commenta-t-elledeviné?)Ilfautquejediscuteamicalementavecdesgensquejeneconnaispas.C’estça,mesdevoirspourlaprochaineséance.VoilàpourquoiLinusetmoi,onestassisauStarbucks.Ilestentraindechoisirquelqu’unauhasardquejevaisaborder.

Àl’hôpital,dansunbutsimilaire,onorganisaitdesjeuxderôle.Maisc’étaitdelacomédie.Onavaitl’air d’une bande d’imbéciles. Ah ouais, c’est carrément flippant de faire semblant d’avoir une «conversation»avecungarçonmaigrichon,qui–vous lesavez–auraitunecrisedepaniquesi jamaisvous regardiez dans sa direction. Et puis, les psys nous soufflaient quoi dire quand on séchait, etcommentaient:«Observetonlangagecorporel,Audrey.»

Bref.Lejeuderôleàviséethérapeutique,c’estnul.Alorsqueça,c’estplutôtamusant.C’estmoiquicommence,puisceseraautourdeLinus.Onselancedespetitsdéfis.

—OK.Cetype-là.Linusdésigneunmecseulentraindetapersursonordinateurdansuncoin.Lavingtaine,ilporteun

bouc,untee-shirtgrisetundecessacsencuirpourhommesupercoolqueFrankdéteste.—Valuidemanders’ilalewifi.Jesensunemontéedepanique,quej’essaiederavaler.Letypeal’airabsorbéparsontravail.Iln’a

pasl’airdevouloirêtredérangé.—Ilestoccupé.Etsionchoisissaitquelqu’und’autre?Etcettevieilledame?Ladameauxcheveuxgrisàlamineavenanteassiseàlatablevoisinenousadéjàadresséungentil

sourire.—Tropfacile,décrèteLinus.T’auraismêmepasàdireunmot,ellesemettraitàjacasser.Vavoirce

typeetdemande-luis’ilalewifi.Jet’attendslà.Moncorpsrefused’yaller,maisLinus,enfacedemoi,nemequittepasdesyeux,alorsjeforceles

musclesdemesjambesàbouger.JeréussistantbienquemalàtraverserleStarbucks,etmevoilàplantéedevantletype.Ilnemeregardepas.Ilcontinuedetaper,lessourcilsfroncés.

Jeréussisàsortir:—Euh…bonjour?Iltape,tape,tape,froncelessourcils.Jerépète:—Bonjour?Re-tape,tape,tape,froncementdesourcils.Iln’amêmepaslevélatête.J’aivraimentenviederenoncer.MaisLinusmeregarde.Ilfautquej’aillejusqu’aubout.—Excusez-moi?

Mavoixrésonnesoudainsifortquej’ensursautepresquedepeuret,enfin,letypelèvelatête.—Jemedemandaissivousaviezlewifi…—Quoi?rugit-il,furax.—Lewifi…Vousavezlewifiici?—Putain!Maisjetravaillelà!—Ah.Je…pardon.Jemedemandaisjuste…—S’ilyavaitduwifi.Vousêtesaveugleouquoi?Voussavezpaslire?grogne-t-illedoigtpointé

versunepancartedansuncoinquimentionnelemotdepasseduwifiduStarbucks.Puisils’attardesurmeslunettesnoires.—Alors,c’estça?Vousêtesaveugle?Oujustebarge?—Jesuispasaveugle,dis-jed’unevoixtremblante.Jeposaislaquestion,c’esttout.Pardondevous

avoirdérangé.—Putaindeconnasse,marmonne-t-ilenseremettantàtapotersursonclavier.Leslarmesmemontentauxyeuxetj’ailesjambesquiflageolent.Maisjegardelatêtehaute.Jesuis

résolueànepasperdremesmoyens.Unefoisderetouràlatable,jemefendsd’unsourireforcé.—Jel’aifait!—Qu’est-cequ’iladit?interrogeLinus.—Ilm’atraitéedeputaindeconnasse.Etilm’aditquej’étaisaveugleetbarge.Àpartça,ilétait

charmant.Meslarmesontdébordédemesyeuxetroulentsurmesjoues.Linuslesregardecouler,inquiet.—Audrey!—Non,çava,dis-je,déterminée.Toutvabien.—Connard, lance Linus en jetant un regardmenaçant au type en tee-shirt gris. S’il veut pas être

dérangé,ildevraitpasvenirtravaillerdansunlieupublic.Ildoitfairedeséconomiesmonstrueusesenloyer,t’aspasidée!Ilsepaieuncaféets’assiedlàpendantuneheureetilvoudraitquelemondeentierfassesilenceautourdelui.S’ilveutunbureau,iln’aqu’àenlouerun.Quelcon!

—Bref,jel’aifait,dis-jed’untonenjoué.Àtontourmaintenant.—Jevaisallerparleraumêmetype,déclareLinusenselevant.Ilvapass’ensortircommeça.—Qu’est-cequetuvasluidire?Unsentimentdeterreurmeserrelapoitrine.Jenesaismêmepascequim’effraie.Maisjeneveux

pasqueLinusyaille.Jeveuxpartir.Jesupplie:—Assieds-toi.Onarrêtedejouer.—Lejeun’estpasterminé,s’obstineLinus.Ilmefaitunclind’œilets’éloigne,soncaféàlamain.—Salut!clame-t-ilautyped’unevoixdefaussetauxintonationsinfantiles,sifortequelamoitiédu

Starbucksl’entend.C’estunMac,cetordi,n’est-cepas?Lemecrelèvelatête.Iln’arrivepasàcroirequ’onvientl’interrompreunesecondefois.—Oui,répond-ilsèchement.—Vouspourriezmedire:c’estquoil’avantagedesMacparrapportauxPC?demandeLinus.Parce

quejevoudraism’enacheterun.Ilmarchebien,levôtre?Jepariequeoui.Ils’assiedenfacedutype.—Jepeuxessayer?—Écoute,jesuisOCCUPÉ,exploseletype.Tupeuxpasallert’asseoirailleurs?—Voustravaillez?Ici?Ilyaunsilence.LetypecontinueàtaperetLinussepencheverslui.—Voustravaillez?répète-t-ild’unevoixnasillarde.—Oui!ripostel’hommeenlefusillantduregard.Jebosse.

—Monpèretravailledansunbureau,l’informeLinusavecsesgrossabots.Vousavezpasdebureau?Qu’est-cequevousfaitescommemétier?Jepourraisvousobserverunpeu?Vouspourriezvenirnousexpliquervotremétier àmon lycée?Oh, regardez,votregobelet estvide.Vousallezen reprendreunautre?C’étaitquoi?UnCappuccino?J’aimebienlesLatte.D’ailleurs,pourquoionappelleçades«latte»?VouspourriezcherchersurGooglepourmoi?

Letyperefermesonordinateurd’uncoupsec.—T’esgentil,petit,maisjetravaille.Tupeuxpasallert’asseoirailleurs?—MaisonestdansunStarbucks,répliqueLinusenmimantlegarçonnaïfstupéfait.Onpeuts’asseoir

oùonveut.Onaledroit.Ilarrêteunefillequitravaillelàetquiestentrainderamasserdesgobeletsvides.—Excusez-moi, je peuxm’asseoir où je veux, n’est-ce pas ? C’est comme ça que çamarche au

Starbucks,pasvrai?—Biensûr,opinelafilleavecunsourire.Oùvousvoulez.—Vousavezentendu?Où jeveux.Etmoi, j’ai encoreducafé.Pasvous, fait remarquerLinus à

l’autretype.Vousavezterminélevôtre.Attendez!(Iltendàlafillelegobeletvideavantdeseretournerversletype.)Vousvoyez,vousavezterminé.Vousdevriezallerenacheterunautre,oupartir.

—Merdealors ! rugit le type, furieux,enfourrantsonordinateurdanssonsacencuiravantdeselever.Putainsdegosses,marmonne-t-il.C’estpascroyable.

—Aurevoiralors,luilanceLinus,faussementinnocent.Profitezbiendevotreconnerie.L’espace d’une seconde, je crains que le type ne se retourne pour lui flanquer son poing dans la

gueule,maisbiensûr,iln’enfaitrien.Ilsecontentedequitterleslieux,furibond.Linusselèveetreprendsaplaceenfacedemoi.Sonjolisourireenquartierd’orangesedessinesursonvisage.

Jepousseungrandsoupirdesoulagement.—Ehbah,j’arrivepasàcroirequet’aiesfaitça.—Laprochainefois,c’esttontour.—Jepourraisjamaisfaireuntrucpareil!—Maissi.C’estmarrant,ditLinusensefrottantlesmains.Qu’est-cequetupourraisbientrouver…

?—OK,unautrealors.Lance-moiunautredéfi.—Demandeàlaserveuses’ilsontdesmuffinsàlamenthe.Vas-y.Illahèle.Lafillearrive,toutsourire.Jen’aipasletempsd’êtrenerveuse.J’adopteletonenfantinet

innocentdeLinus.—Excusez-moi,vousavezdesmuffinsàlamenthe?D’unecertainemanière,àtraversLinus, jemesensplusforte.Jenesuispasmoi-même,jenesuis

pasAudrey,jesuisunpersonnage.—Euh,non,répond-elleensecouantlatête.Désolée.—Pourtant je l’aivusur Internet. J’ensuiscertaine.Desmuffinsà lamentheavecduchocolatau

centre?Et…despépites?—Etdespastillesdementhepar-dessus,rajouteLinustrèssérieusement.Jemanqued’exploserderire.—Non,répètelaserveuse,interloquée.J’enaimêmejamaisentenduparler.—Bon,bah,tantpis,dis-jepoliment.Merci.Alorsqu’elles’enva,jesourisàLinus.J’aiunpeuletournis:—Jel’aifait!—Tupeuxparler à n’importequi,maintenant.Onpourrait louer une salle, et tu pourrais faire un

discours?—Bonneidée!Onpourraitinviter…disons…unmillierdepersonnes!—Etlacourbes’envoleverslehaut.MlleAudreyestenroutepourlesétoiles…

Linusestaucourantpourcettehistoiredelignedroite-pasdroite.Jeleluiaidit.Jel’aidessinéepourluiettout.

—C’estcertain,dis-jeentrinquantaveclui,gobeletcontregobelet.MlleAudreyestenroutepourlesétoiles.

Celaprouvemathéorie:jecontrôlemacourbe.Moi.Etsijeveuxqu’elleparteenlignedroite,alorsellepartiraenlignedroite.

Ducoup,àmaséancesuivanteavecDrSarah,jemensunpeuencochantmescases.AVEZ-VOUSRESSENTIDESANGOISSESPRESQUETOUSLESJOURS?Pasdutout.EST-ILDIFFICILEPOURVOUSDEMAÎTRISERVOSANGOISSES?Pasdutout.Ellehausselessourcilsdevantmafeuille.—Ça,c’estduprogrès!—Vousvoyez?nepuis-jem’empêcherdeluidire.Vousvoyez?—Connais-tulacausedecebondenavant,Audrey?medemande-t-elleavecunsourire.Lavieest

belle,c’estça?Ouya-t-ilautrechose?Duchangement?—Jesaispas,dis-je,jouantl’innocente.Jenevoisrienquiaitchangéenparticulier.Encore unmensonge.Quelque chose s’est passé : j’ai arrêté de prendremesmédicaments. Jeme

contentede sortir lespilulesde leuremballage,puis je lesmetsdansuneenveloppe,que jechiffonneavantdelajeter.(Etpasdanslestoilettesparcequesinonlesproduitschimiquesvontdansl’eauettoutça.)Et vous savez quoi ? Je ne vois vraiment pas la différence.Ce qui prouve que je n’en avais pasbesoin.

Jen’enaiparléàpersonne. J’aipréféréme taire,parcequeça lesaurait tous fait flipper. Jevaisattendreunmoisenviron,etpuislà,jeleurdiraicommesiderienn’était,etj’ajouterai:«Vousvoyez?»

—Jevousl’aidit.Jesuisprête.Macureestfinie.Toutvabienmaintenant.

Mamanadécidédefaireungrandménage.Elleestentraindebalayerpartoutetderangerenhurlantdesphrasescomme:«C’estàquiceschaussures?Qu’est-cequ’ellesfontlà?»Ons’esttousréfugiésdanslejardin.JeparledeFrank,Linusetmoi.Ilfaitchauddetoutefaçon,alorsc’estagréabled’êtreassisdansl’herbeàcueillirdespâquerettes.

Onentendunbruissement.Papasurgitaucoindubuissonderrièrelequelnoussommescachés.—Salut,papa,ditFrank.T’esvenurejoindrelesrangsdesrebelles?—Frank,tamèretecherche,ditpapa.«Tamère.»Ça,c’estlecodepour:«Nem’associepasavecladernièreidéeloufoquedetamère,

jen’airienàvoiravecça.»—Pourquoi?demandeFrankd’untonpeuprometteur.Jesuisoccupélà.Jememoqueavecunpetitrire.—Occupéàteplanquerderrièreunbuisson?—Tuasproposétonaide,luirappellepapa,pourpréparerlesen-caspourlakermessed’Avonlea.

Jecroisqu’ilssontentraindecommencer.—Jemesuispasportévolontaire,protesteFrank,outré.Jen’airienproposédutout.Onm’aforcé.

C’estdutravailforcé.—Toncomportementestvraimentadmirable,fais-jeobserver.T’eslepremieràaidertonprochain

ettoutça.—Toi,tun’aidespastonprochainplusquemoi,quejesache,rétorqueFrank.— Je veux bien aider, dis-je en haussant les épaules. Ça me dérange pas de faire quelques

sandwiches.—Aider sonprochain au fait ? réplique Frank. C’est sexiste. Pourquoi pas sa prochaine ? T’es

sexiste,Audrey.—C’estuneexpressiontoutefaite.—C’estuneexpressionsexiste.—Jecroisqu’ondevraityaller,intervientpapa.Mamanestenmodesur-le-sentier-de-la-guerre.—JesuisavecLinus,argumenteFranksansbougerd’unpouce.J’aiuninvité.Tuveuxquejenéglige

moninvité?—C’estmoninvité,fais-jeremarquer.—C’étaitmonamid’abord,merappelleFrankenmejetantunregardnoir.—Ilfautquej’yailledetoutefaçon,déclareLinus,diplomate.J’aientraînementdewater-polo.UnefoisLinusparti,onentendmamanhurler:—Chris!Frank!Maisoùêtes-vouspassés?

Elleaprissontonàlatu-me-le-paieras-plus-tard,etsoudain,oncomprendqu’ilestinutilederesterplanquéslàpluslongtemps.Franktraînelespiedsjusqu’àlamaison,teluncondamnéàmortencheminversl’échafaud.Moi,jeprendsdegrandesinspirationsparcequejemesensunpeusurlesnerfs.

Enfin,çava,jevaisbien.C’estpascommesij’allaispaniquer.Jesuisjusteunpeu…Bref. Un peu tendue. Je sais pas pourquoi.Mon corps doit sans doute s’adapter à ce retour à la

normaleaprèsavoirétépolluépartouscesmédicamentspendantdesmois.C’estvrai,àquandremonteladernièrefoisoùjemesuissentienormale?

Lafoulequis’estréuniedanslacuisineestdesplushétéroclites.Ilyaunevieilledamequiporteunensemble violet super vieillot avec cheveux assortis (sûrement une perruque), une femme d’unequarantained’annéesarborantnattesetsandales,uncouplebienenchairavecdespullsassortisaulogodel’égliseSaint-Luke,etuntypeauxcheveuxblancssurunscooterélectriquepourpersonneàmobilitéréduite.

D’ailleurs,ilestplutôtcool,sonengin.Quoiquelégèrementencombrant.— Bien, dit maman en tapant dans ses mains. Bienvenue tout le monde, et merci d’être venus

aujourd’hui.Bon,lakermesseouvresesportesà15heures.J’aiachetébeaucoupd’ingrédients…Elleentreprenddeviderdes sacsdu supermarché sur la table : tomates, concombres, laitue,pain,

poulet,jambon.—Jepensaisqu’onpourraitfairedessandwichesetdeswraps…vousavezd’autresidées?—Desfeuilletésàlasaucisse?suggèreladameronde.—D’accord,approuvemaman.Maisonlesachèteàréchaufferouonlesfaitnous-mêmes?—Oh,lâcheladame,décontenancée.Jesaispas.Maislesgensaimentbienlesfeuilletéssaucisse.—Ehbienonn’apasdefeuilleté.Nidesaucisse,d’ailleurs…Alors…—Queldommage,insisteladameronde.Parcequelesgensaimentbeaucoupça.Sonmariapprouve:—C’estvrai.—Toutlemondeaimeça.Jesensquemamancommenceàstresser.—Laprochainefois,peut-être,dit-ellevivement.Passons.Alors…dessandwichesauxœufs?—Maman!s’écrieFrank,horrifié.Lessandwichesauxœufs,c’estdégueu!—J’aimebienlessandwichesauxœufs!protestemaman,surladéfensive.Suis-jelaseule?—Ma chère, je crois qu’on peut faire mieux que des sandwiches aux œufs, claironne une voix

d’homme.Toutlemondelèvelatête.Untypequejen’aijamaisvuvientd’entrerdanslacuisine.Ildoitavoir

unevingtained’années. Il a le crâne raséet sixou septbouclesd’oreillesd’un seul côté. Ilporteunetenuedechefcuisinier.

— Jem’appelle Ade.Mon grand-père, DerekGould, vient juste d’emménager à Avonlea. Il m’aparlédecettekermesse.Qu’est-cequ’onprépare?

—Vousêtescuisinier?s’étonnemamanenouvrantdegrandsyeux.Unvraichef?—C’estmoiquisuisencuisineauFox&Hounds.J’aiuneheuredebattemententre lesservices.

C’estça,cequevousavezsouslamain?dit-ilenmanipulantlesprovisionsdemaman.Jecroisqu’onvapouvoir faire une garniture sympapour leswraps, une saladeWaldorf peut-être…et puis on pourraitfairerôtircefenouiletl’accompagnerd’unevinaigrettecitronetestragon…

—Jeunehomme,lecoupeladameenvioletenagitantsamainsouslenezduchef.Commentpeut-ongarderdelasaladefraîcheparuntempspareil?

Adeal’airétonné.—Oh,j’aiapportélesglacièresdupub.Ilyenatrente.J’aiaussiunassortimentd’ustensilesetde

fournituresdetraiteur.Vousn’aurezqu’àmelesrendredemain.

Ladameenviolet,abasourdie,setait.—Desglacières?s’exclamemamandeplusenplusenthousiaste.Dumatérieldetraiteur?Vousêtes

unsaint!—Pasdeproblème.OK,alorsnotremenu,c’est :wrapssaladeWaldorf,wrapsauxharicotsà la

mexicaine,dessalades…—Euh…est-cequ’onpourraitutiliserdesœufs?demandemaman,gênée.J’aiachetépleind’œufs

pourfairedessandwichesauxœufs,maisçan’al’airdeplaireàpersonne.—Uneomeletteespagnole,répondAdedutacautac.Onpourraitajouterduchorizo,del’ail,faire

revenirquelquesoignonsdoux,etservirletoutentranches…J’adorel’omeletteespagnole.Cetypeestvraimenttropcool!— J’ai aussi acheté plein de poivrons, complète maman, ravie, en lui en tendant un. On peut en

rajouter?—Parfait.Adeluiprendlepoivrondesmainsetl’examinesoustouteslescoutures.Puisilouvresonsac.Ilen

sortunepanopliedecouteaux,bienemballésdansunehoussedeprotection.Tout lemondeleregarde,bouchebée.Ilprenduneplancheàdécouperdanslacuisine,yposelepoivron,etsemetàl’émincer.

Étonnant!Jen’aijamaisvuquelqu’uncouperdeslégumesaussivite!Tac-tac-tac-tac-tac-tac.Tous les occupants de la cuisine l’observent sans rien dire, ébahis.Même Frank. En fait, surtout

Frank.LorsqueAdeaterminé,toutlemondeapplaudit.Frankestleseulquirestecommehypnotisé,lesyeuxcommedessoucoupes.

—Toi,lanceAdelorsqu’ill’aperçoit.Tuvasémincer.—Mais…Jesaispasfaire.—Jevaistemontrer,t’enfaispas.AdeinspecteFrankdelatêteauxpieds.—Tuvascuisinerhabillécommeça?Sanstablier?—Jepeuxentrouverun,s’empressededireFrank.Jemeretiensd’exploserderire.Frankvaporteruntablier?Adeestmaintenantentraindefouillerdansleplacarddemaman.Ilaccumulelesingrédientssurle

comptoir.—Jevaisfaireunelistedechosesàacheter,annonce-t-il.Ilnousfautduparmesan,del’ailenplus,

delaharissa…Quipeutfairecoursier?Ilsetourneversmoi.—Toi,lajoliefilleauxlunettesnoires.Tuveuxallerfairelescourses?

Maintenant,jefaislescoursespresquelesdoigtsdanslenez.Non,enréalité,cen’estpastoujoursfacile.Carjedoiscompteravecmoncerveaudelézard,quia

tendanceàpartirenvrillealorsquejeneluiairiendemandé.Cesderniersjours,jesuisenproieàdesvaguesdepaniquequime submergent sans crier gare.Çam’énerve. Je pensaism’en être débarrasséepourdebon.

Aulieudem’opposeràmoncerveaudelézard,j’aiapprisàletolérer.Jel’écoute,etpuisjeluidis:«Ouais,causetoujours.»Jeletraitecommeontraiteunenfantdequatreans.IlestdésormaisàmesyeuxuneautreversiondeFelix.Imprévisible,dépourvudetoutelogique.Pasquestiondemelaisserrégenter.SionlaissaitfaireFelix,onporteraittousdescostumesdesuperhérosetonsenourriraitdeglaces.

Maissionessaiedes’opposeràFelix, toutcequ’onobtient,c’estdescrisetdesgrincementsdedents.Bref,ilvousrendlavieinfernale.Alorsqu’ilsuffitdel’écouterd’uneoreille,dehocherlatêteetdel’ignorer.

C’estpareilpourlecerveaudelézard.Ainsi,quandjem’arrêtedevantlesupermarché,paralyséedeterreur,jemeforceàsourire,etjeme

dis:—Bienessayé,cerveaudelézard.Je le dismême tout haut, puis j’expire en comptant jusqu’à douze. (Si je respire doucement, cela

réguleledioxydedecarbonedansmoncerveauetçamecalmeinstantanément.Vousn’avezqu’àvérifiervous-mêmesivousendoutez.)Puisj’entred’unpasnonchalantenjouantcellequin’enarienàfichedel’opiniond’unvieuxreptile.

Etvoussavezquoi?Çamarchepassimal.

Deretouràlamaison,chargéededeuxénormessacsdecourses,jem’arrêtenetdestupeur.Frank,deboutaucomptoirdelacuisine,estentraindecouperdeslégumes.

Ilporteuntablierdemamanetiltientuncouteauquejen’aijamaisvu.Ils’estinitiéàlaméthodedespros.Tac-tac-tac-tac.Ilestrapide.Ilestunpeurougeetilal’airsuperconcentré.Ilneremarquemêmepasquejel’observe,unsouriremoqueurauxlèvres.

—Super!s’exclameAde,quim’avueetquimeprendlessacs.Sortonsl’ail.Illerenifleenfrottantlapeau.—Splendide.OK,Frank,émince-moiçafinement.—Oui,chef,ditFrank,àboutdesouffle,enprenantl’ail.Oui,chef.Oui,chef?Qu’est-ilarrivéàFrank?

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

Lacaméraentredanslacuisine,oùFrankestpenchésurl’ordinateurportabledepapa.

AUDREY(VOIXOFF)Onestallésàlakermesseaujourd’hui.C’étaitpasmal.J’aigagnéçaàlatombola.

Unemainramassesurlatableunesortedesacroseduveteuxpourrangerlepapiertoilette.

AUDREY(VOIXOFF)C’estpourcouvrirlerouleaudepapiertoilette.C’estpasletrucleplusrépugnantquevousayezjamaisvu?

Lamainreposelesacrosesurlatable.

AUDREY(VOIXOFF)MaistoutlemondeaADORÉlabouffe.Touts’estvenduenquelquesminutesetlemairenousamêmefélicités.

Lacaméras’avanceversFrank.IlestentrainderegardersurYouTubeuntutorielsurcommentémincerunlégume.

FRANKTucroisquemamanvoudraitbienm’acheterdescouteaux?Desvraiscouteauxdequalité?

AUDREY(VOIXOFF)Jesaispas.Combiençacoûte?

Frankouvreunenouvellefenêtresurl’ordinateur.

FRANKCeux-làsontà650livres.

AUDREY(VOIXOFF)Ehbé.Jepensequeçaarriverapasdesitôt.

FRANK

Illèvelatête,levisageradieux.

AUDREY(VOIXOFF)C’estsuper!

FRANKIlfaitcetrucincroyableavecunchalumeau.Ilfaitroussirunpoulet.

AUDREY(VOIXOFF)Ehbah.Entoutcas,c’étaitdélicieux.Toutlemondeenparleencore.

FRANKLaWaldorfmanquaitunpeud’assaisonnement.C’estcequ’aditAde.

AUDREY(VOIXOFF)Moij’aitrouvéçaparfait.

Lacamérasortdelacuisineetsedirigeverslaportequimèneaujardin.Elles’arrête.Onvoitmamanetpapadevantlacabane.Ilsseparlentàmi-voix.Mamanbranditunelettred’ungestemenaçantsouslenezdepapa.

MAMANJen’arrivepasàcroirequ’ilsosentfaireça.

PAPAAnne,neprendspasçasiàcœur.

MAMANCommentjepeuxfaireautrement?Commentosent-ils?Quelculot,cesgens-là!

PAPAJesais.C’estridicule.

MAMANC’estmonstrueux!TuterendscomptedumalqueçapourraitfaireàAudrey?Jevaisenvoyerunmailàcettebonnefemmedèscesoir,etjevaisluidiresesquatrevérités,àelleetà…

PAPAJem’encharge.

MAMAN(féroce)

J’ycontribueraientoutcas.Ettunepourraspasmecensurer,Chris.

PAPAOnvarédigerlemailensemble.Ilfaudraitpasêtretrophostiles.

MAMANHostiles?Non,mais,turigoles?

AUDREY(VOIXOFF)Dequoivousparlez?

Lesdeuxparentsseretournentd’unbond,commeprissurlefait.

AUDREY(VOIXOFF)Qu’est-cequisepasse?

MAMANAudrey!

PAPAC’estrien,machérie.

MAMANNet’inquiètepas.Alors,c’étaitbiencettekermesse,hein?

Ilyauntempsdepauseetlacamérafilmeleursvisagesanxieux,avantdezoomersurlamaindemamanquiserrelalettredetoutessesforces.

AUDREY(VOIXOFF)(lentement)

Oui.Ons’estbienamusés.

Queregardaient-ilsdonctouslesdeux?Qu’est-cequec’était?Celameperturbeauplushautpoint.Jen’aijamaisvumamanetpapadansunétatpareil.Ilsavaient

l’air si effrayés que je surprenne de quoi ils parlaient qu’ils en devenaient agressifs. Maman s’estmontréepresqueméchante.

Quelquesoitleursecret,ilsredoutentquejeneledécouvre.Jesuisperplexe.Jenepeuxmêmepasfairelalistedetouteslesthéoriesdansmatêtepourpouvoir

leséliminer,parceque jen’enaiaucune.Çaapeut-êtreàvoiravecDrSarah?C’est toutceque j’aitrouvé.Elleveutpeut-êtrefairedesexpériences louchessurmoi,etmamanetpapasont furieuxcontreelle?

Pourtantcen’estpaslegenredeDrSarah.Ellenemeferaitpasçaàmoi.Si?Etmamanetpapaneladésigneraientpaspar«ils».

Cesoir-là,audîner,jeremetsl’histoiresurletapis,etmesparentss’acharnentsurmoi.—C’estriendutout,ditmamanenmangeantsespâtessupervite,furieuse.Rien.—Maman,jevoisbienquesi.—T’aspasbesoindetoutsavoirsurtout,Audrey.Quandelleditça,unevaguedeterreurm’envahit:mamanserait-ellemalade?Unetragédiefamiliale

serait-ellesurlepointdevenirtoutemportercommeunrazdemarée?Est-cepourçaqu’ellerefusedeparler?

Maisnon.Elleadit«lemalqueçaferaitàAudrey».Et«ils»et«cesgens-là».

Lesoirvenu,mesparentss’enfermentdanslebureaudepapapendantenvirondeuxheures.Quandilsenressortentenfin,mamandit:—Bon,c’estfaitalors.

Unnuagenoirdesatisfactionplaneau-dessusd’elle.Ondiraitqu’elles’estlâchée.Papa annonce qu’il part boire un coup vite fait avecMike avec qui il joue au squash, etmaman

déclarequ’ellevaprendreunbain. J’attendsque l’eauait coulé,pourme faufilerdans la chambredeFrank,quiécoutesoniPodetluichuchoter:—Frank,tusaispiraterlaboîtemaildepapa?

—Ouaispourquoi?—Onpourraitlefairemaintenant?Frankaccèdetoutdesuiteàlaboîtedepapa,m’indiquantqu’iladéjàfaitçamaintesfois.Ilconnaît

parcœurlemotdepasse,pleindechiffresetdesymboles,unvraicharabia.—Turegardessouventsesmessages?dis-je,curieuse,penchéepar-dessuslachaisedubureau.—Desfois.—Illesait?—Bahnon.Frankcliquesurquelquesmailsenvoyésparuncertain«GeorgeStourhead».—Yadestrucstrèsintéressants.Tusavaisqu’ilavaitpostulépourunautreboulotl’annéedernière

?—Non.—Ill’apaseu.MaissonpoteAllenaditquecetteentrepriseavaitdesproblèmesdetoutefaçon,

doncaufinalc’étaitmieuxpourlui.—Oh,dis-jeendigérantcetteinformation.C’estpastrèsintéressant.— C’est mieux que les cours de géographie. Ah, et puis ils organisent une surprise pour mon

anniversaire,alorsnedisrien,OK?—Frank!Maispourquoitumel’asdit?—J’airiendit,ment-ilenpassantundoigtsurseslèvres.Nada.OK,oncherchequoi,alors?—Chépas.Mamanestsuperénervéeàcaused’unmail.Frankhausselessourcilsdemanièresicomiquequej’éclatederire.—Tupourraispréciser?—Bah…Jesaispas.C’estàproposdemoi.T’asqu’àchercher«Audrey».Frankmelanceunregarddetravers.— Il y en a beaucoup qui parlent de toi, Audrey. Tu ne te rends pas compte. Tu es le sujet de

conversationnuméroun.—Oh.

Jeledévisage,priseaudépourvu.Jenesaispasquoirépondre.Jeneveuxpasêtrelesujetnuméroun.Detoutefaçon,c’estfaux.

—N’importe quoi.C’est pasmoi, le sujet numéro un, c’est toi.Maman parle que de toi toute lajournée.Frankceci,Frankcela.

—Maistoussesmailsteconcernenttoi.Audreyci,Audreyça,dit-iltrèssérieusement.Crois-moi.Je laissepasseruneminutede silence. Jenem’étais jamaisdit quemamanavait unmonde secret

cachédanssaboîtemail.Maiscen’estpasétonnant.Jemedemandecequ’elley raconte.JepourraisdemanderàFrankdememontrer…

Rienqu’àcettepensée,c’estcommesiunegrandeportedefervenaitdeserefermerdansmonesprit.Non. Je ne regarderai pas. Je ne veux savoir que le strict nécessaire. Je veux rester dans l’ignorancequantauxpenséessecrètesdemaman.Onatousledroitànotrejardinsecret.

—Tudevraispasespionnermamanetpapa.—Tunet’enprivespas,rétorqueFrank.—Oui,mais…Jegrimace,puisqu’ilaraison.—…c’estnécessaire.C’estjustepourcettefois,c’estimportantet…Jeleferaijamaisplus.—Jepariequec’estça.Frankcliquesurunmessagerécemmentenvoyéappelé«Votredemande».Alorsqueletexteapparaît,jeregardetoutdesuiteàlafin.C’estsignéAnneetChrisTurner.—Ehbah,disdonc,commenteFrank,mortderire.Mamans’estvraimentacharnéesurcelui-là.—Chhhhut!Laisse-moilire!Jemepenchepar-dessussonépauleetjeplisselesyeux:

ChèremadameLawton,Noussommeschoqués,horrifiésetscandalisés.D’abord,quevousayezeuleculotd’écriredirectementànotrefilleAudrey,demanièretotalementinappropriée.Ensuite,quevousosiezfaireunedemanded’unetelle nature. Je suis navrée que votre fille Izzy ait des problèmes, mais si vous pensez une secondequ’Audreyseraitd’accordpourlavoir,vousdevezavoirperdulatête.Dois-jevousrappelerlasituation?Voussouvenez-vousquenotrefilleaétépersécutéeparlavôtre(entreautres)?Savez-vousqu’Audreyn’estpasretournéeaulycéedepuislesévénementsetapasséplusieurssemainesàl’hôpital?

Nousnouscontrefichonsdesavoirqu’Izzyveuts’excuser.Nousnerisqueronspasdenuiredavantageàlasantémentaledenotrefille.

Bienàvous,

AnneetChrisTurner—C’estqui,Izzy?interrogeFrank.C’estl’uned’elles?—Oui.Cesentimentempoisonném’envahitànouveau,jevaisêtremalade.Rienqued’entendrecenom,Izzy,

medonnelanausée.Jenepeuxdétachermesyeuxdel’écran.—Jen’arrivepasàcroirequ’elleveuillemevoir.Aprèstoutcetemps.—Ilsontditnon,entoutcas.Donct’aspasàt’enfaire.—C’estfaux.—Maissi!Écoute,lesparentsserontlàpourtoi.T’espasobligéedevoirquiquecesoit.Audrey,

tupeuxchoisirdeneplus jamais retournerau lycée.Tupeux faire tout ceque tuveux.Tudevrais enprofiter,ditFrankencliquantsurunautremessage.Tuterendspascomptedelachancequet’as!

Jesuisàpeineconscientedesaprésencemaintenant.Unemultitudedepenséestournoiedansmatête.Despenséesquejenecomprendspasetquejeneveuxpasavoir.

Sansm’enrendrecompte,jemesuisrecroquevilléesurlesol,etj’aimislatêtedansmesmains.J’aibesoindetoutemonénergiepourpenser.

—Aud?Aud,est-cequeçava?—Tucomprendspas.Delireça,desavoirqu’ilsontdemandéàmevoir,çamemetdansunedrôle

desituation.—Pourquoi?—Parceque…Jen’arrivepasàledire.Lesmotsflottentdansmoncerveau,maisjevoudraisqu’ilsdisparaissent.Je

nesaispascequ’ilsfontlà.Maisilsneveulentpass’enaller.—Jedevraispeut-êtrelavoir.Jedevraispeut-êtreallerlavoir.—Quoi?s’exclameFrank,abasourdi.Pourquoituferaisça?—Jesaispas…Parceque…Jesaispas.Jesaispas.— C’est une idée de merde, proclame Frank. C’est ouvrir la porte à toutes sortes de mauvaises

choses.Tusais, t’asdéjàdûendurerassezcommeça.N’empirepas lasituation.Tiens,papaaunlienversunquizz:«QuelpersonnagedesSimpsonêtes-vous?»Tudevraislefaire.Oùc’est?…

Frankcliqueauhasardsurlebureaudel’ordi.—Papaaunsacréhumour.—Arrête.Ilfautquejeréfléchisse.—Tupensestrop.C’estçatonproblème.Arrêtederéfléchir.Merde.Jesaispascequejeviensde

faire.Tusaiscequejeviensdefaire?—Non.

—Jecroisquej’aieffacéundocument.Oups,dit-ilencliquantcommeundingue.Allez,imbécile.Annuler l’opération.Nedispasàpapaqu’onafaitça,OK?Parcequesi j’aieffacéuntrucauquel iltient,ilvapéterunplomb.

Jesorssansentendrecequ’ilajoute.J’ailatêtequitourne,moncœurbatàtoutevitesseetlemondeautourdemoiparaîtsoudainirréel.

S’excuser.Jenepeuxpasm’imaginerIzzyentraindemedemanderpardon.D’ailleurs, jenepeuxpasl’imaginerdirequoiquecesoit.Cen’étaitpasunedesmeneuses.Ellenefaisaitquesuivrelesautres,imiter Tasha. Soyons honnêtes, toutes les filles dema classe ont laissé faire Tasha. Si c’étaitmoi lavictime,çavoulaitdirequ’ellesneleseraientpas.MêmeNatalienem’aplusdéfendue…

Non.Nepensonsplusàça.Natalieétaitterrorisée.Jeluiaipardonné.Toutvabien.C’est Tasha qui est vraiment terrifiante. C’est elle qui me donne la chair de poule. Elle est

intelligente,brillante,énergique,etellealabeautéd’uneathlèteaumeilleurdesaforme.Touslesprofsl’adoraient.Ilslavénéraient.Enfin,jusqu’àcequ’ilsdécouvrentlavérité.

J’aieuénormémentdetempspourréfléchiràcequis’estpassé.Etj’aiconcluqu’elleadûfaireçapours’amuser.Voussavez,parcequ’elleenavaitlepouvoir.

J’ai ma théorie là-dessus, et je pense que Tasha remportera de grands prix un jour. Elle sera lameilleuredesonagencedepub.Elle ferapassersonmessageaupublic,et tout lemondecroiraàsonenthousiasme débordant. Elle sera une de ces créatrices qui vous piègent, qui influencent votrecomportement à sa guise et à votre insu. Elle se servira des autres avant de les jeter comme desmouchoirs sales. Tous ceux à qui elle daignera lancer un sourire tomberont sous son charme etrejoindront ses rangs.Ceuxqui la haïssent auront le sentiment d’avoir été abusés, brisés,mais tout lemondes’enfiche,d’eux,n’est-cepas?

Lavérité–qu’aucunadulten’admettrasansdoutejamais–,c’estquecettehistoireluiserasansdoutebénéfique.C’étaitunprojetambitieuxetbienconstruit.Trèsinnovant.Surlalongueur.Siçaavaitétéunexposé–TourmenterAudreyTurnerpardiversmoyensinventifs–,elleauraiteu20sur20.

Bon,d’accord,elles’estfaitrenvoyer.Maiscen’estqu’undétail,n’est-cepas?

Aufinal,jenepeuxpasfermerlesyeuxtantquejen’airiendit.Alorsjedescendslesmarches.Ilest11heurespasséesetjedevraisdéjàdormir.Jesurprendslesparentsdanslacuisineoccupésàsepréparerdelatisane.

—Maman,j’ailuvotremailetjecroisquejedevraisallervoirIzzy.Voilà.C’estfait.

Mamanaditnon.Papaaussi.Maman était furieuse. Elle avait beau répéter qu’elle était en colère contreMme Lawton, j’avais

l’impressionqu’ellem’envoulaitencoreplusàmoitantellerevenaitàlacharge.Jesaisquej’aidépassélesbornesenlisantleursmessages.Jecomprendsquemesparentss’efforcentderésoudredegrosproblèmesetqu’ilsn’yparviendront

jamaiss’ilsviventdanslapeurquejefouilledansleurcourrierélectronique.«Ai-jeenviedevivredansunemaisonauxportescadenassées?»Non.«Laconfiancenem’importe-t-elledoncpasdanscettefamille?»Si.«Maisattends,est-cequec’estFrank?Est-cequeFrankt’aaidée?»Silence.Lesnarinesdemamansontdevenueslivides,lesveinesdesonfrontsesontmisesàsailliretpapaa

prisunairgrave,commejeneluienavaispasvudepuislongtemps.Ilsétaienttouslesdeuxcentpourcentd’accordpourdirequec’étaitunemauvaiseidéedevoirIzzy.

—Tues fragileAudrey, répétaitmaman.Tu es commeune assiette de porcelaine qu’on vient derecoller.

ElleapiquéçaàDrSarah.Mamanparle-t-elleàDrSarahderrièremondos?Jen’avaisjamaispenséàcetteéventualité.Mais,

aprèstout,jesuislenteàladétente.—Machérie,estintervenupapa,tucroissansdoutequeceserauneexpériencecathartique,quecela

tepermettradedirecequetuassurlecœuretquetoutlemondesesentiramieuxaprès.Maisdanslavraievie,celanesepassepasainsi.J’aieuaffaireàassezdeconnardspourlesavoir.Ilsneserendentjamaiscomptequ’ilslesont.Jamais.Etpeuimportecequetuleurdis.

Ilsetourneversmaman.—TutesouviensdeIan?Monpremierpatron?Celui-là,unvraicon.Ilchangerajamais.—Jen’aipasl’intentiondedéballercequej’aisurlecœur,fais-jeremarquer.C’estellequiveutme

demanderpardon.—C’estcequ’elleprétend,marmonnemamand’untonlugubre.—Dis-nouspourquoitutienstellementàlavoir,medemandepapa.Explique-nous.—Tuveuxl’entendretedirequ’elleestdésolée?ditmaman.Ellepourraitt’écrireunelettre.—C’estpasça.Jetentedemettredel’ordredansleméli-mélodemespensées.Leproblème,c’estquejen’aipas

d’explicationàoffrir.J’ignorepourquoijeveuxlavoir.Est-cepourprouverquelquechose?Àqui?Àmoi-même?ÀIzzy?

DrSarahn’aimepasentendreparlerd’Izzy,nideTasha,nidesautres.Elledit:«Audrey,l’opiniond’autruinedéterminepas tavaleur»et« tun’espasresponsabledesémotionsd’autrui»ouencore«

cetteTasham’al’airvraimentpénible,parlonsd’autrechose».Ellem’amêmedonnéunbouquinsurlesrelationsmalsaines.(J’aipresqueéclatéderire.Onnepeut

pasfairepirequemarelationavecTasha.)J’yai luqu’il faut fairepreuvedecouragepourse libérerd’unesituationtoxiqueetdegensquivoussontnocifs.Ilfauttenirdebouttoutseul,commeunarbre.Etpascommeunepauvreplanterabougriequis’appuiesurlesautresetselaissemanipuler.Bref.

Toutçac’esttrèsbien.Maislesouvenird’Izzy,Tashaetlesautresmehantetoujours,àlongueurdetemps.Jenesaispassijevaisjamaism’ensortir.

—Sijelefaispas,jemeposeraitoujourslaquestion,finis-jepardire.Jemedemanderai:Enétais-jecapable?Est-cequ’uneconversationauraitchangéquelquechose?

Mesparentsn’ontpasl’airconvaincus.—Tupourraisdireçaden’importequoi,protestemaman.Est-cequetupourraissauterenparachute

del’EmpireStateBuilding?Peut-être.—Lavieesttropcourte,décrètepapa.Passeàautrechose.—C’estcequej’essaiedefaire.Etc’estpourcetteraisonjustementquejeveuxlavoir!Mais je lis sur leurs visages que je n’arriverai jamais à les persuader, quels que soient mes

arguments.

AlorsjedemandeàFrank.Luiaussiestimel’idéemauvaise,saufqu’aprèscinqminutesdediscussionilhausselesépaulesetdit:

—C’esttavie.Papa a changé le mot de passe de sa boîte mail, mais Frank a vite fait de le trouver dans son

téléphone, dans une note appelée «Nouveaumot de passe ». (Pauvre papa, il ne devrait pas laissertraîner son BlackBerry.) J’avais l’intention d’écrire le mail moi-même, mais Frank s’en charge, etfranchement,jesuisimpressionnée,sesphrasesressemblentàcellesdepapa.

—Toi,tupassestropdetempsàlirelesmessagesdepapa.C’estincroyable!—Lesdoigtsdanslenez,opineFrank.Ilestcontentdeluietilyadequoi.Cemailestuneremarquablecontrefaçon.

ChèremadameLawton,

Veuillez nous excuser, mon épouse et moi-même, pour cet accès de colère intempestif. Comme vouspouvez l’imaginer, nous avons été choqués par vos nouvelles et nous avons réagi avec tropd’empressement.À la réflexion,Audreyconsentàvoir Izzyetàécoutercequ’elleaàdire.Pouvons-noussuggérerunerencontreà15heures,mardiprochain,auStarbucks?

Veuilleznepasrépondredirectementàcemailcarmaboîteélectroniquerencontredesdifficultésencemoment.VouspouvezmefaireparvenirvotreréponseparSMSau07986435619.

Bienàvous,

ChrisTurner

C’estmonnouveaunumérode téléphoneportable.Une fois lemail envoyé,Frank l’efface,puis lesupprimedelapoubelle.Avecautantdeprécautions,onnepeutpassefaireprendre…

Soudain,jesensmonterenmoiunsentimentdeterreur.Qu’est-cequejefabrique?Moncœursemetàbattreàtoutrompreetjemetordslesmains.

—Tupourrasveniravecmoi?S’ilteplaît?Frankseretourneetmedévisaged’unregardgrave.Ilal’airnerveux,commes’ilvenaitdeprendre

consciencedecequenousvenonsdefaire.—Aud,t’essûredevouloirallerjusqu’aubout?—Oui,oui…Oui.Jevaislefaire.J’aijustebesoindesoutienmoral.Situpouvaisveniravecmoi…

etLinusaussi.—Commelestroismousquetaires.—Ensomme.—TuenasparléàLinus?—Non,maisj’airendez-vousauparcavecluiplustard.Jevaislemettreaucourant.

Alorsquej’arriveauparc, l’angoissemesaisità lagorge.Jemesensdenouveaucommeavant.C’esthorrible.Lesgensautourdemoiontdesalluresderobots, j’ai l’impressionqu’ilsvontm’attaquer.Laterreurplane.J’aitrèspeur.Moncerveaudelézardserévolte,ouplutôt,ilaenvied’allerseplanquerderrièreunbuisson.

«Non,jen’iraipasmecacher.Jen’écouteraipasmoncerveaudelézard.»Mêmesijesuismaladedetrouilleetqueparmomentsj’ailevertige,jeréussisàtraverserleparccommeunepersonnenormale.Linusm’attendsurunbanc.Àsavue,jesuisrassurée.Sonsourireenquartierd’orangeéclairesonvisagedebonheur,justepourmoi,etverseunbaumesurmoncerveaudelézard.Ill’inciteaucalme,illuiditquetoutvabien.

(Jen’aipasparlédemoncerveaudelézardàLinus.Ilyadeschosesqu’onraconteàsonpetitami,etil y en a d’autres qu’on garde pour soi, àmoins de vouloir passer pour une frappadingue.)—Salut,Rhubarbe.

—Salut,Quartierd’orange.Nosmainssetouchent,noslèvressefrôlent.— J’en ai une, dit Linus dès qu’on s’est embrassés. Va demander à ce type si les canards sont

végétariens.Ildésigneunvieuxmonsieurentraindelancerdesmiettesauxcanards.—C’estvégétarien,lescanards?—Biensûrquenon!Ilsmangentdesvers.Allez,vas-y.Ilmepoussel’épauleetjemelèveenaffichantungrandsourire.Jetrembleintérieurementdeterreur,

mais jeme force à avoir une conversation sur les canards avec le type.Àmon retour, je dis àLinusd’allerdemanderàdestouristesfrançaisdansquelpaysonest.

Linusestunmaître.Ungrandmaître.Ilexpliqueauxtouristesfrançais,quiontl’airconsternés,qu’ilvisaitlaSuèdeetqu’iladûdévierdesatrajectoire.LesFrançaissemettentàconsulterleurscartesetleurstéléphones:—Angleterre1!répètent-ilsenmontrantlesautobusàimpérialerougesquipassentsurl’avenue.

—Oh…Angleterre,ditenfinLinus.D’accord!Grande-Bretagne*!Les Français s’éloignent en bavardant et en lui jetant des regards. Ils parleront sans doute de lui

jusqu’àlafindeleurséjour.—Maintenant,faitLinusderetourauprèsdemoi,vademanderàcetypes’ilvenddesglacesà la

noixdecoco.Ildésignedudoigtlemarchanddeglacesquej’aitoujoursvuàcetemplacement.—Ilenapas.—Jesais.C’estpourçaqu’ilfautquet’aillesluidemander.

—C’esttropfacile,luidis-je,vexée.Trouveautrechose.—J’ailaflemme,soupireLinus.Vadoncvoirlevendeurdeglaces.Devantlemarchand,j’attendspatiemmentmontour.—Excusez-moi,vousavezdelaglaceàlanoixdecoco?Jeconnaisd’avancelaréponse.Depuisquej’aihuitans,jeluiposerégulièrementlaquestion,etil

n’enajamais.—Aujourd’hui,j’enai,oui,répondlemarchand,lesyeuxpétillantdemalice.Jeleregardebouchebée.—Pardon?—Uneglaceàlanoixdecocopourlajeunefille,déclare-t-ilenplantantlaboulesurlecornetd’un

gestethéâtral.Justepouraujourd’hui,etrienquepourvous.—C’ESTPASVRAI?Àlanoixdecoco?Jeresteinterditedevantl’énormeglobeblancetlaiteux.—Rienquepourvous,répète-t-ilenmeletendant.Etuneglaceauxpépitesdechocolatpourlejeune

homme,ajoute-t-ilenmedonnantundeuxièmecornet.C’estdéjàpayé.—Lanoixdecocoestmonparfumpréféré.Maisvousnel’avezjamais.—C’estcequ’ilm’adit.Lejeunehomme.Ilm’ademandéd’encommanderspécialementpourvous.Jemeretourne.Linusm’observe,sonsourireplusimmensequejamais.Jelanceaumarchand:—Merci.Vraiment,merci.J’enlaceLinus,avecprécautionpournepasfairetomberlesboulesdeglace,etjeluiplanteunbaiser

surleslèvres.—J’arrivepasàcroirequet’aiesfaituntrucpareil!Jelui tendssaglaceet jelèchelamienne.Undélice.Lanoixdecoco,c’est lemeilleurparfumau

monde.—Alors?—J’aime…J’adore.—J’aimeaussi,ditLinusenléchantsapropreglace.Toi.Sesmotsrestentbloquésdansmoncerveau.«J’aimeaussi.Toi.»Lesoleilbrilledetoussesrayons,lescanardscancanentetlesenfantscrient,maisàcetinstant,c’est

commesilemondeserésumaitàcevisage.Cheveuxbruns,regardfranc,sourireencoin.Jemeforceàluidemander:—Qu’est-ce…quetuveuxdire?—Jetel’aidit.J’aimeaussi,dit-ilsansdétachersesyeuxdemoi.—Tuasdit:«toi».—Bah…c’estpeut-êtreçaquejevoulaisdire.«J’aimeaussi.Toi.»Lesmotsdansentdansma têteet,comme lespiècesd’unpuzzle, ils s’emboîtentdansunsenspuis

dansl’autre.—Quoiexactement?Ilfautquejeluidise.—Tusaisquoi.Ilsouritaveclesyeuxcommeaveclabouche,maisaufonddesonregard,jedécèlequelquechosede

grave.—Bah,moi,j’aimeaussi…,dis-je,lagorgeserrée.Toi.—Moi.—Oui…

Jedéglutisetsouffle:—…Oui.Iln’ya rienàajouter. Je saisque jemesouviendrai toujoursdecemoment,decet instantprécis,

deboutdansleparcaveclescanards,lesoleiletsesbrasautourdemoi.Sonbaiseraungoûtdepépitesdechocolat,etjedoisavoirungoûtdenoixdecoco.

D’ailleurs,cesparfumsvonttrèsbienensemble.Alors…

Cen’estqueplustardquetouttourneàlacatastrophe.Ilnecomprendpas.Ilneveutpascomprendre.Iln’estpasjusteopposéàcetteidée,ilestcarrément

encolère.Physiquementénervé.Ilfrappeunarbre,commesic’étaitsafaute,àcepauvrearbre.— C’est complètement dingue, ne cesse-t-il de répéter en faisant les cent pas et en fusillant les

écureuilsduregard.Merde!Jefaistoutmonpossiblepourluiexpliquer.—Écoute,Linus.Ilfautquejelavoie.—Racontepasdeconneries!hurle-t-il.Jecroyaisquetapsyavaitbannicettefaçondes’exprimer?

Jecroyaisquelaseulechosequ’il«fallaitfaire»danslavie,c’étaitobéirauxloisdelaphysique?Tun’asdoncrienappris?Qu’est-ilarrivéà«visdansleprésent,pasdanslepassé»?Hein?

Jeledévisage,sidérée.Ilm’écoutedonc…— Il n’y a pas de « il faut » qui tienne, poursuit-il. C’est toi qui choisis de le faire. Et si ça

provoquaitunerechute?Qu’arriverait-il?—Bah…,dis-jeenessuyantmesjouesmouilléesdelarmes.Jen’airienàcraindre.Toutirabien.Je

mesensmieux,aucasoùtun’auraispasremarqué…— Tu portes toujours ces putains de lunettes de soleil ! explose-t-il. T’es encore en train de

t’entraîner à aller dire trois phrases à des inconnus ! Etmaintenant, tu veux aller te confronter à uneconnassequit’atorturéeàl’école?Pourquoituluiaccorderaisneserait-cequ’uneminutedetontemps?C’estégoïste.

—Commentça?dis-je,estomaquée.Égoïste?—Oui,égoïste!Tusaiscombiendepersonnesonttentédet’aider?Tusaiscombiendepersonnes

sontprêtesàt’aider?Ettoi,tunousfaisuncouppareilparcequ’«ilfaut»quetulavoies?Selonmoi,c’estdangereux.Etquiest-cequivaramasserlesmorceauxaprès?Hein?C’estqui?

Il semble croire son indignation justifiée, çame rend furieuse.Qu’est-ce qu’il en sait ?Commentpeut-ilprétendremeconnaîtreaussibien?

—Iln’yauraaucun«morceau»àramasser,luidis-jed’untonrageur.Merde,rencontrerunefilledansunStarbucks,c’estpasdangereux.Etdetoutefaçon,cen’estpascequis’estpasséquim’arenduemalade. C’est une erreur que font beaucoup de gens, d’ailleurs. Ce ne sont pas les événements eux-mêmes,sistressantssoient-ils,quirendentmalade,jetefaisremarquer.C’estlafaçondontnotrecerveauréagitàcesévénements.Alors…

—OK,alors ilva réagir comment, toncerveauconfrontéàcet événement stressant ? rétorque-t-ilaveclamêmeférocité.Ilvasemettreàdanseretàchanter?

—Ils’ensortiratrèsbien.Jemesensmieux.Etsiparhasardleschosestournentmal,t’inquiète,jetedemanderai pas de « ramasser les morceaux ». D’ailleurs, tu sais, Linus, je suis désolée de t’avoirembêtéavectoutça.Tudevraistrouverquelqu’und’autreavecquipassertontemps.Quelqu’unquinepossèdeaucunepairedelunettesdesoleil.Tashapeut-être.Ilparaîtqu’elleestsupersympa.

Jemelève,maisj’aidumalàgardermadignité,carlepaysagefonceversmoiàtoutevitesseetdansmatêteunevoixpoussedeshurlementsdeprotestation.

—Audrey,arrête.—Non,jem’envais.Leslarmesroulentsurmesjoues,maiscen’estpasgrave,puisquejegardemonvisagedétournéde

Linus.—Jeviensavectoialors.—Laisse-moitranquille,dis-jeenm’arrachantàsonétreinte.Laisse-moi.Aprèsm’êtreefforcéedel’ignorertoutelajournée,jelâchelabrideàmoncerveaudelézardetje

m’enfuisencourant.

1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)

Voilàcequejenesuispascenséefaireaprèsunévénementstressant:ruminer.Broyerdunoir.Rejouerlascèneenboucledansmatête.Mesentirresponsabledesémotionsdesautres.

EtvoilàcequejefaisdepuismadisputeavecLinus:jerumine.Jebroiedunoir.Jerejouelascèneencore et encore. Jeme sens responsable de sa colère (et pourtant je lui en veux). J’oscille entre ledésespoiretl’indignation.J’aienviedel’appeler.Jen’aiplusjamaisenviedel’appeler.

Pourquoinepeut-ilpascomprendre?Jecroyaisqu’ilm’admirait.Jepensaisqu’ilmeparleraitde«résolution»,de«courage»,qu’ilmedirait :«Tuas raison,Audrey,c’estçaquenousdevons faire,mêmesic’estdur,nousseronslàpourtoi.»

J’ai à peine dormi ces deux dernières nuits. Mon esprit est un chaudron en ébullition. Il s’ens’échappedesbullesetdesfuméestoxiques.Letoutfermentepeuàpeupourdevenirunechoseétrange.J’ailatêtequitourne,toutestirréel,messenssontenalerterouge.Maisjesuisaussidéterminée.Jevaislefaire,çavaêtreunimmensetournantdansmavie.Après,toutseradifférent;jenesaispascommentnipourquoi,mais je lesais. J’auraiatteint lesommetde lamontagne,passé la ligned’arrivéeouun trucdanslegenre.Jeserailibre,libéréede…quelquechose.

Ensomme,j’enaifaituneobsession.Heureusement,mesparentssonttroppréoccupésparFrankpourleremarquer.Jesuisloind’êtreleurpriorité.Hiersoir,mamanadécouvertl’AtaridanslachambredeFranketc’estrepartipouruntour.Onnageenpleinecrisefamiliale.

Quandjedescendsprendremonpetitdéjeuner,ilssontencoreentraindesedisputer.—Pourlamillièmefois,c’estpasunordinateur,expliquecalmementFrank.C’estuneconsoleAtari.

T’asdit:«pasd’ordinateur».Pourmoi,unordinateur,c’estunemachinequicontientuntraitementdetexte, une boîtemail, un navigateur Internet. L’Atari ne possède rien de tout ça, ce n’est donc pas unordinateur,jen’aidoncpastrahivotreconfiance…

IlenfourneunebouchéedeShreddies.—…Ilfautquetudonnesdesdéfinitionsplusprécises.C’estçaleproblème.PasmaconsoleAtari.Frank devrait devenir avocat. Sa démonstration est brillante. Maman, elle, n’apprécie pas des

masses.— T’entends ça ? prend-elle à partie papa qui fait de son mieux pour se planquer derrière son

journal.Lefaitest,Frank,qu’onapasséunaccord.Tunejouesplusàaucunjeuvidéo,unpointc’esttout.Sais-tucombienc’estnéfasteàlongterme?

—Merde,àlafin,jureFrankenseprenantlatêteàdeuxmains.Maman,c’esttoiquiasunproblèmeaveclesjeuxvidéo.Tufaisunefixation.

—Unefixation!Qu’est-cequ’ilnefautpasentendre!s’exclame-t-elleavecunriresarcastique.—Maissi!Tupensesàriend’autre!Est-cequetusaisquej’aieu19enchimie?—19?répètemaman.Vraiment?

—Je te l’ai dit hier,mais tum’asmêmepas écouté.T’étais en train de hurler : «Atari !Quellehorreur!Sorsmoiçadelamaison!»

Mamanparaîtunpeucalmée.—Oh,finit-ellepardire.Bien…19!Super!Bienjoué!—Sur100,ditFrankavantd’ajouter:Jerigole.Jerigole.Ilm’adresseunsourirequej’essaiedeluirendre,maismonestomacestnoué.Jenepensepourma

partqu’àuneseulechose:«À15heures.À15heures.»On a conservé le Starbucks comme lieu de rendez-vous, bien que les Lawton ne cessent de nous

envoyerdesmessages,pourqu’onseretrouvedans«unendroitpluspropice»,commeleurmaison,ouunesuitedansunhôtel,ouencorelebureaudelapsyd’Izzy.Ouais,c’estça.

C’est Frank qui s’est chargé de la correspondance. C’est un génie. Il a décliné toutes leurssuggestions surun ton similaire à celuidepapa, et a refuséde leurdonneruneautre adressemail, cequ’ilsn’arrêtentpasderéclamer.

C’estassezdrôle,d’ailleurs.Ilsn’ontaucuneidéequ’ilnes’agitenfaitquedenous,deuxgosses.Ilspensentquepapaetmamanserontlà.Ilscroientquenosdeuxfamillesvontserencontrer.Ilsespèrentquelarencontresera«cathartique»pourtous.

Jen’arrivepasàcroirequejevaisrevoirIzzy.Dansquelquesheures.Çavaêtrelegrandfinal.Jemesenscommeunressortdeplusenplustendu,prêtàbondir,dansl’attente…

Plusqueseptheures.

Soudain, ilne resteplusqueseptminutesavant ledépart. J’aimalaucœur.Lesangbatdansmestempes. Je suis sur le qui-vive dans unmonde où tout est plus net que d’habitude. Les rues sont pluslumineuses,plusbruyantes,plusanimées.

Frankaquittélelycéeavantl’heuredelasortie.Cen’estpasgrave,lescontrôlessontterminéspourcetteannée.Toutcequ’ilsfontencours,c’estregarderdesvidéos«éducatives».Ilmarcheàmoncôtéetmeracontecequis’estpassécematinquandunmecaramenésonratdecompagnieetl’alâchédanslasalle.J’aienviedeluidire:«Tagueule!Laisse-moiréfléchir.»

Enmêmetemps,sonhistoiremedistrait.Jeporteunjean,untee-shirtnoiretdesbasketsnoires.Unetenuesérieuse.Jen’aiaucuneidéedece

queporteraIzzy.Ellen’ajamaisététrèsdouéepours’habiller,contrairementàTasha.Jemedemandesijelareconnaîtrai.Cen’étaitpasilyasilongtempsmaisj’ail’impressionqueçafaituneéternité.

Jelarepèretoutdesuite.Jelesaperçoisàtraverslavitreavantqu’ilsnenousaientvus.Lamère,lepère,avecleursvisagesanxieuxetleursfauxsourires.Etelle.Izzy.Elleaenfiléuntee-shirtdegamineàcolroseetunejoliejupe.C’estquoicedélire?J’aienvied’éclaterderire…Maisjepeuxpas.

Jesuismêmeincapabledesourire.JesuisentraindeperdremesmoyensàvitessegrandV.Alorsquej’entredansleStarbucks,jesaisquejenepourraipasnonplusparler.Jemesensvidéede

l’intérieur.Commeça,enquelquessecondes.Toutelaforcequejemesuisconstruite,monressortbientendu,cequej’aiditpendantladispute…toutadisparu.

Jemesensminuscule,vulnérable.Non,passipetite.Jesuisplusgrandequ’elle.Jel’aitoujoursété.Jesuisgrande.Maisvulnérable.Etmuette.Etmaintenant,ilsregardentversnous.J’écraselamaindeFrankdansun

silencedésespéré.Ilal’aird’avoircomprislemessage.—Bonjour,commence-t-ilvivementensedirigeantversleurtable.Laissez-moimeprésenter.Jesuis

FrankTurner.VousdevezêtrelesLawton.Iltendlamain,maispersonnenelaluiprend.Lesparentsd’Izzyletoisentdehautenbas,incrédules.

—Audrey,nousattendionstesparents,ditMmeLawton.—Ilsontétéretenus,malheureusement,répondFranksansattendre.Jereprésentelafamille.—Mais…, bafouilleMmeLawton,manifestement troublée. Je pense que vos parents devraient…

Nouspensionsquec’étaitunrendez-vousfamilial…—JereprésentelafamilleTurner,répèteFrankd’untoncatégorique.Iltireunechaise.Nousnousasseyonsenfaced’eux.LesLawtonseregardentlesunslesautresavec

nervosité, font des petits mouvements de bouche silencieux, lèvent les sourcils, puis, au bout d’unmoment,cetéchangedemimiquess’arrête:laconversationàproposdesparentsestterminée.

—Onaachetédesbouteillesd’eau,ditMmeLawton.Maissivousvoulezduthé,ducafé?—Del’eau,c’esttrèsbien,opineFrank.Venons-enaufait,voulez-vous?Izzyveuts’excuserauprès

d’Audrey,c’estbiença?—Remettons les choses dans leur contexte, ditM.Lawton d’une voix grave.Nous, commevous,

avonstraversédesmoistrèsdifficiles.Nousnoussommesdemandé:«Pourquoi?»Izzyaussis’estposécettequestion.N’est-cepas,machérie?

IlposeunregardsombresurIzzyavantd’ajouter:— Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? Que s’est-il passé au juste, et, qui, en

somme,estcoupable?Ilposeunemain sur celled’Izzy. Je la regardevraimentpour lapremière fois.Elle a changé.On

dirait une fillette de onze ans. C’est un peu flippant. Sa queue-de-cheval (elle ne se coiffait jamaiscommeça)estretenueparunchouchou,etpuisilyacetee-shirtdepetitefilleàcolrose.Ellelèvedesyeuxsuppliantsverssonpère.Seslèvressontbadigeonnéesd’unglossimmondeàlafraise.Jesenssonodeurd’ici.

Ellenem’apasaccordéunseul regarddepuisnotrearrivée.Etsesparentsne l’ontpasforcée.Sij’étaiseux,ceseraitlapremièrechosequejeferais.L’obligeràmeregarder.Àmevoir.

—Izzyatraverséuneépreuvedifficile,poursuitM.Lawtoncommes’ilrécitaitundiscoursapprispar cœur. Comme vous le savez, elle est scolarisée à la maison pour le moment, et elle a passé denombreusesheuresenthérapie.

«Dommagepourelle.»—Maiselleadumalàlaisser toutçaderrièreelle,continueM.Lawtonenserrant lamaind’Izzy

alors qu’elle lève toujours des yeux implorants. N’est-ce pas, ma chérie ? Hélas, elle souffre dedépressionclinique.

Ilditçacommes’ilvenaitdesortirunjokerdesamanche.Bahquoi,onestcensésapplaudir?Luidirequ’onestdésolés?«Ohlàlà,unedépression,çadoitêtrehorrible.»

—Etalors?ditFrankd’untoncinglant.Audreyaussi.Ils’adresseàIzzydirectement:—Jesaiscequet’asfaitàmasœur.Moiaussijeseraisdépriméàtaplace.LesparentsLawtonprennentunegrandeinspirationetM.Lawtonposeunemainsurlatêtedesafille.—J’avais espéré une approcheplusconstructive de la situation.Onpourrait peut-être garder les

insultespoursoi?—Jen’aiprononcéaucune insulte! rétorqueFrank.Jenefaisqu’énoncer lavérité !Et jepensais

qu’Izzyétaitlàpours’excuser.Oùsont-elles,cesexcuses?Iltouchelebrasd’Izzyd’undoigtetellereculeenpoussantuncri.— Izzy a travaillé avec son groupe. Elle a écrit quelque chose qu’elle aimerait lire à Audrey,

annonceM.Lawtonencaressantl’épauled’Izzy.Elleacomposécecilorsdesongroupedepoésie.Depoésie?Depoésie?J’entendsFrankricaner.LesparentsLawtonluijettentunregarddésapprobateur.—CelavaêtredifficilepourIzzy,nousprévientfroidementMmeLawton.Elleesttrèsfragile.

—Nous le sommes tous, ajouteM.Lawton enhochant la tête versmoi avant de lancer un regardsévèreàsafemme.

— Oui, bien sûr, soupire Mme Lawton, qui n’a pas l’air convaincue. Alors on vous demanded’écoutersonpoèmeensilence,sanscommentaire.Aprèscela,onpourradiscuter.

Silence.IzzydéplieuneliassedepapierA4.Ellenem’atoujourspasregardée.Toujourspas.—TupeuxlefaireIzzy,luichuchotesamère.Soiscourageuse.SonpèreluicaresselamainetFrankfaitminededégobiller.—«Lorsquesontvenueslesténèbres»,litIzzyd’unevoixtremblante.ParIsobelLawton.Ellessont

venuesm’envelopper,lesténèbres.J’aisuivialorsquej’auraisdûdireadieu.J’aisuivialorsquec’étaithonteux.Etaujourd’hui,quandjeregardeenarrière,mavien’estqu’untasdenœuds…

Alorslà,s’ilsontpayécherpourcecoursdepoésie,ilssesontvraimentfaitavoir.Tandisquej’écoutecesparoles,j’attendsuneréactionviscéraledemapart.J’attendsqu’unepartie

demoiserévolte,lahaïsse,luisautedessusderage…J’attendslegrandmoment.Laconfrontation.Maisrien.Jen’arrivepasàprendremonélan.Riennevient.

Depuisqu’onapassélaporte,riennesepassecommejem’yattendais.Jenesuispaslaguerrièreque je m’étais imaginée. Je ne suis qu’une pauvre chose vide, vulnérable, diminuée. Je ne remporteaucunebataille,assiselà,agrippée,muette,àlatable,assaillieparleflotdéchaînédemespensées.

Plus que ça : il n’y a aucune bataille à mener, n’est-ce pas ? Je n’intéresse pas les Lawton. Jepourraisdirecequejeveux,ilsnem’écouteraientpas.IlssontentraindejouerleurpetitecomédiedontIzzyestl’héroïne.Jenesuisqu’unpersonnagesecondaire.Etjeleslaissefaire.Pourquoidoncest-cequejeleslaissefaire?

Unevaguededégoûtm’envahitsoudainàlavuedelatêtepenchéed’Izzy.Elleneveutmêmepasmeregarder,hein?Elleenestincapable.Parcequemoi,jeseraiscapablede

percersabulle.C’est une façon de gérer la situation. Faire comme si elle avait onze ans à nouveau, se faire une

queue-de-cheval,sesoumettreàl’écoleàlamaisonetlaissersesparentsdéciderdetoutpourelleetluidireque toutvabien,qu’ellen’estpasvraimentunhorriblemonstrequi torture lesautres.Mapauvrechérie,c’étaientlesautres,lesméchants,ilsnetecomprenaientpas.Tun’asqu’àécrireunpoèmeettoutirabien.

Commevenuedenullepart,lavoixdeLinusrésonnedansmatête:«Pourquoituluiaccorderaisneserait-cequ’uneminutedetontemps?»

C’estvrai,pourquoi?Qu’est-cequejefaislààluilaissermevolermontemps?—…maislesforcesmauvaisesviennentdepartout,pasd’affection,quedel’affliction…Izzycontinuededéblatérercequisemblemaintenants’êtretransforméenunraptragiquementnul.Il

luiresteencoreunepageA4.Ilesttempsdeleverlecamp.J’attrape lamain de Frank et je désigne la porte dumenton. Il lève les sourcils et hoche la tête.

J’émetsmêmeunpetitbruitdeconnivence.FrankcoupelaparoleàIzzy:—Bon,ilfautqu’onyaille.Mercipourl’eau.—Vouspartez?LesLawtonontl’aircomplètementabattus.—MaisIzzyn’apasterminésalecture.—Etnousn’avonspasdiscuté.—Vousvenezjusted’arriver!—Ehoui!ditFrankd’untonjoyeuxalorsquenousnouslevons.Prête,Aud?—Vous ne pouvez pas partir avant qu’Izzy ait terminé ! protesteMmeLawton,mécontente.Non,

mais,qu’est-cequec’estquececomportement?

Etlà,jeretrouveenfinmavoix.Jerépliquecalmement:—Vousvoulezparlerdecomportement?C’estcommeuneformulemagique.Toutlemondesetait.Paralysé.Un chuchotement étrange court dans la salle. On dirait que le Starbucks tout entier a senti les

vibrationsquiémanentdenotretable.M.Lawtonrougit.C’estcommesilaréalitévenaitdepénétrerdanssabullededéni.Letempsd’unéclairilaétéforcédemevoir.Jesuiscelleàquiellesontfaittoutesceschoses.

Oui,toutça.Ceschoses-là.Leschosesqu’ellesontditesaussi.Leschosesqu’ellesontécrites.Votrefilleàlaqueue-de-cheval,elleaparticipé.Eh,oui.

JeneregardepasIzzy.Pourquoigâcherais-jede l’énergieà tournermesyeuxverselle?Pourquoidépenserais-jeneserait-cequ’unmicrojoulepourIzzy?

Etnousvoilàsortis,Franketmoi.Nousne jetonspasunregardenarrière,nousn’enparlonspas.Inutiledeperdreunesecondedeplusdenotrevieàcausedecettehistoiredemerde.

Jedevraisflottersurunpetitnuage,non?Aprèstout,jecroisquej’airemportélavictoire.N’est-cepas?

Maismaintenantquetoutestterminé,jemesensunpeuvide.LeseulcommentairedeFrank,surlecheminduretour,c’était:—Ilssontvraimentchelous,cesgens-là.

Puisilm’aditqu’ildevaitretourneraulycéepoursonclubdetechno,etjel’aiserrédansmesbrasenmurmurant:—Merci.Jenesaispascommentteremercier.

Ilarépondu:—Bah,tupourraismelaisserchoisirlagarnituredesdeuxpizzasvendredi.OK?Ilest19heuresetjesuistouteseule.Mamanetpapasontpartisàleurcoursdesalsa.Ilsn’ontaucune

idéedecequivientdesedérouler.N’est-cepasétrange?Jeviensd’allervoirIzzyet ilsen ignorenttout.

J’ai envoyé un texto à Linus pour lui en parler. Je lui ai dit que j’étais désolée de lui avoir criédessus, il avait raison, je n’aurais jamais dû y aller, maintenant il memanque et je veux le voir. Jevoudraisqu’ilmelanceunnouveaudéfi.Jevoudraisoublierquej’aijamaisétévoirIzzy.

Enfin,onavaittouslesdeuxraison.Moi,jen’aipasrechuté,etiln’yaaucunmorceauàramasseràlapetitecuillère.QuantàLinus,iln’avaitpastort:jen’auraispasdûaccorderàIzzylamoindreminutede mon temps. Voilà. Et quand il me répondra, je lui demanderai de venir et on pourra peut-êtrepoursuivrel’autreconversationcommencéedansleparc.

C’étaitilyadeuxheuresetilnem’atoujourspasrépondu.J’aivérifiéenvironunmilliondefoisquemontéléphonecaptaitbien,iln’yaaucunproblèmedececôté-là.Bref.Ilestpeut-êtreoccupé.

Sauf qu’à 22 heures il ne m’a toujours pas répondu. Alors qu’il répond dans l’heure qui suit.Toujours.Iltrouvetoujourslemoyen.Ilm’adéjàenvoyédesmessagespendantlescours,aumilieud’unrepasdefamille,partoutoùilsetrouve.Cen’estpassongenredenepasrépondre.Maisaujourd’hui,rien.

Ilest23heures.Iln’atoujourspasrépondu.

Ilestminuit.Toujoursrien.

Maintenantilest1heuredumatinetjenesaispasquoifaire.Jen’aipassommeil.Jenepeuxmêmepasm’allonger.Je suis«alléemecoucher»officiellement ily a troisheures,mais jen’aimêmepastouchéàmesdraps.Jefaislescentpasdanslapièce,etj’essaiedecalmerletourbillondemespensées.Carc’estunouraganquisedéchaînedansmatête.

J’aitoutgâchéavecLinus.Ilnemerépondraplusjamais.Ilavaitraison,c’étaitégoïstedemapart.Jen’aurais jamais dû aller à ce rendez-vous débile. Qu’est-ce qui m’y a poussée ? Pourquoi ? Je faistoujoursdesbêtises.Jenesuisqu’uneimbécilefinie,uneratéedelasociété,et jeviensdedétruirelaseulechosepositivedansmavie,etilmedétesteetjenepeuxrienyfaire.Toutestfini.Ettoutça,c’estmafaute,jenesuisqu’uneidiote.

Mespenséess’accélèrent,monpasaussi,etjetiresurmesbras,jepincelachairdemesavant-bras,j’essaie de… Je ne sais pas. Je ne comprends pas. Je jette un coup d’œil dans le miroir et j’ai unmouvementdereculdevantlalueursauvagequibrilledansmesyeux.Unesensationélectriquedansmoncorpsm’anime d’une vie trop réelle, comme simon corps était en surcharge d’énergie vitale. Est-ilpossibledesesentirtropvivante?Carc’estcequejeressens.Toutvatropvite:lesbattementsdemoncœur,mespensées,mespieds,mesmainsquis’agrippent.

Je devrais peut-être prendre quelque chose. Cette pensée, c’est comme si une voix venait de lamurmureràmonoreille.Oui.Biensûr.Ilyadeschosesquejepeuxprendre.J’enaiplein.

Jefouilledansmaboîteàoutilsmagiques,desflaconsetdesplaquettesroulentausol.J’aitrouvé,mon Rivotril. Une dose, peut-être deux. Peut-être trois. J’avale le tout, et j’attends de retrouvermoncalme.Maismonesprithurle,vrombitcommedesvoituressuruncircuitdecourse,jen’enpeuxplus,jenemesupporteplus.Ilfautquejem’échappe…

Puisuneautreidéedegéniemevient.Jevaisallermepromener.Jevaisbrûlertoutecetteénergie.L’airfraismeferadubien.Etjereviendraipoursombrerdansunlourdsommeil…toutiramieuxdemainmatin.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodCloseLacamératremblote.Quelqu’unestentraindelastabilisersurunesurfacesurélevée.Ilrecule,etonvoitquec’estFrank,assisdanslesalon.Ilregardelacaméraavecdesyeuxremplisd’inquiétude.

FRANKEst-ce que ça marche ? OK. Bonjour. Je m’appelle Frank Turner et voici mon journalvidéographique.MasœurAudreyadisparu.C’estuncauchemar.Ons’estréveilléscematin,etelle n’était plus là.Maman et papa sont… (Il s’éclaircit la voix.)On a cherché partout, on atéléphonéà tout lemonde.Lesparentsontappelé lapolice toutdesuite.Et ilssontsuper, lespoliciers,supercalmes.Mais…

Ilfermelesyeuxunbrefinstant.

FRANKJen’arrivetoujourspasàcroirecequisepasse.

Ilrestesilencieuxunmoment,leregardvide.

FRANKIlspensentquec’estmafaute.Etc’est…

Ilpousseungrossoupirtriste.

FRANKBref.Onvaressortirbientôtpourcontinueràchercher.Jenesaispasoù.Onacherchépartoutdéjà.Touteslespetitesallées,peut-être?Maismamanaditquejedevraismangeruntrucavant.Commesiquiquecesoitpouvaitavoirfaimenunmomentpareil.

Ilpousseunnouveausoupir.

FRANKBref.Jeleuraiditcequ’onafaithier.J’étaisobligé.Audrey,situregardesça,j’avaispas lechoix.

Longuepause.

FRANKAudrey,s’ilteplaît,rentreàlamaison.J’espèrequeturegardesça.

Lasonnetteretentitetilfaitunbondd’unmètre.

FRANKAttendezuninstant.

Ilseprécipitehorsdelapièce.Quelquessecondesplustard,ilrevient,lesépaulesbasses,accompagnédeLinus.

FRANK(àlacaméra)

C’étaitpaselle.C’étaitLinus.

LINUS(àFrank)

Désolé.

Ilregardelacaméra,malàl’aise.

LINUSDésolé.

Mamanentredanslapièce,levisagepâle,lesyeuxbrillants,surlesnerfs.

MAMANFrank,onestentraindefouillerdanssesaffaires,ilfautqu’onsache…

EllevoitLinusets’arrêtenet,pleined’hostilité.

MAMANToi.Qu’est-cequetufaislà?

Linusestchoquéparsontonagressif.

LINUSMoi?Je…Frankm’aditpourAudrey,alors…

MAMANTusaisoùelleest?

LINUSNon!Biensûrquenon!Jevousl’auraisdit!

Ilnesaitpasquoifairedevantl’attitudedemaman,maispoursuittoutdemême.

LINUSFrankaditquevousvouliezsavoiràquielleenvoyaitdesmessages.Bah,ellem’aenvoyéçahier,maisjeviensjustedelerecevoir.Jenesavaispasdutoutqu’ellem’avaitcontacté.

Iltendsontéléphone.

LINUSEnfin,jesaispassiçaaide.

Mamanregardeletéléphone,deplusenplusstressée.

MAMAN(àLinus)

Alors,toiaussi,tusavaispourlarencontreaveclesLawton.C’étaittonidée?

LINUSNon!

MAMANMaisapparemment,tuluilancesdes«défis».

Elletapoteletéléphone.

MAMANElletedemandedeluilancerunnouveau«défi».

LINUS(inquiet)

Maispascegenrededéfi.JusteallerparleràdesinconnusauStarbucks,cegenredetrucs.

Mamann’apasl’airdel’entendre.

MAMANEst-cequec’étaitunautredetes«défis»?Dequitterlamaisonenpleinenuit?

LINUSMaisnon!Commentpouvez-vouscroire…?

IlsetourneversFrank.

LINUSEst-cequejeferaisça?

FRANKMaman,tudépasseslesbornes.

MamansedéchaînesurLinus.

MAMANToutceque je sais, c’estque sonétat était stableavantde te rencontrer.Etmaintenant, elle adisparu.

LINUSC’estinjuste.

Iladumalàgardersonsang-froid.

LINUSC’estvraimentinjuste.Jem’envais.Appelez-moisijepeuxvousaider.

AlorsqueLinuspart,Franksetourneversmaman,furieux.

FRANKCommentpeux-tureprocherquoiquecesoitàLinus?C’estvraimentn’importequoi,danscettemaison.

Mamanexplosed’unesoudainecolère.

MAMANElle a disparu, Frank ! Tu ne comprends pas ? Disparu ! Il faut tout essayer, considérer lamoindrepossibilité…

Elles’arrêteenvoyantpapaarriver,àboutdesouffle,sontéléphoneàlamain.

PAPAIls l’ont trouvée. Dans le parc. Endormie. Elle était cachée, derrière un…On n’a pas dû lavoir…

Ilarriveàpeineàarticuler.

PAPAElleestaveceux.

Le plus étrange, c’est que j’ai perdu mes lunettes de soleil cette nuit-là, et je ne l’avais même pasremarquéjusqu’àcequepapas’exclame:—Audrey!Tuneportesplusteslunettesnoires!

C’étaitvrai.Mesyeuxétaientànu.Aprèstousceslongsmois.Etjenem’enseraispasaperçuesanspapa.

On était dans la salle d’attente du commissariat à ce moment-là, et la policière, Sinead, a malcompris.Ellepensaitqu’onseplaignaitdufaitqu’onavaitperduunepairedelunettesdesoleildansleslocaux.Onamislongtempsàluiexpliquerqu’onnevoulaitpaslesrécupérer.

Jen’enveuxplus.Jesuistrèsbiencommeça.Lemondemeparaîtplusléger.J’ignoresic’estparceque j’ai retiré mes lunettes ou si ce sont les médicaments que je reprends qui font de l’effet. Pourl’instant.DrSarahm’afaitunlongdiscourssurlesdangersd’arrêtersontraitementsanssurveillance,carçapeutvousdonnerdesvertiges(eneffet),etdesaccélérationsdurythmecardiaque(eneffet),ainsiquepleind’autressymptômes,etjedoisluipromettredeneplusjamaisrecommencer.J’aipromis.

Cequ’ellem’adonném’aunpeuaffaiblie,etjedorsbeaucoupdepuisdeuxjours,maistoutlemondevientmevoirdansmachambre,toutletemps.Sansdoutepourvérifierquejesuistoujourslà.

Papam’aparlédunouveaumorceauqu’ilestentraindecomposer,etFrankm’amontrésurYouTubedes tonnesdevidéosdedémonstrationavecdescouteauxdechef (il commenceàêtre lourdavecça).Felix m’a dit qu’il avait coupé les cheveux de son ami Ben à l’école, et que Ben avait pleuré.Apparemmentc’estvrai,papaaconfirmé,maisFelixinsistepourdirequeBenpleurait«parcequ’ilétaitcontent».

C’estmamanquivientmerendrevisiteleplussouvent.Elleestrestéeassisesurmonlittoutl’après-midietonaregardéLesQuatreFillesdudocteurMarch,lefilmparfaitàregarderavecsamèrequandonestalitéeetqu’onsesent toutebizarre. (C’était lavieilleversionavecElizabethTaylor,aucasoùj’auraispiquévotre curiosité.)Pendant le film,onadécoré les sacs àmainqu’ona fabriquéshier enfeutrine.C’estlenouveautrucdemaman:ellenoustrouvedestravauxmanuelsàfaireensemble.Niellenimoine sommes très douées,mais…vous savez.C’est agréable.Çadétend.On fait ça sansbut. Etmaman reste assise surmon lit, elle passe du temps avecmoi, sans jeter des regards anxieux autourd’elle,sanschercheràdéchiffrerlesindicesquiluipermettraientdeliredansmespensées.Jenecroispasqu’elleaitencorebesoindeça.Ellesait.Oudumoins,elleensaitassez.

Jesuisen traindecolleruneétoileen tissusur lesacquand je lance :—Maman,pourquoi tuneretourneraispastravailler?

Soudain,mamanal’airunpeutendue.Ellenoueunrubanpourformerunpetitnœudqu’elleagrafe,puisellelèvelatête:—Travailler?

—Oui,travailler.Tun’aspastravaillédepuisuneéternité.Pasdepuis…Jenecontinuepassurmalancée.

—Leschosesn’ontpasétéfaciles,ditmamanavecunpetitrirebref.—Je sais.Mais tues superdouéedans tonboulot.Et tu remportesdesprix,etpuis tuportesdes

bellesvestes…Mamanrenverselatêteetritànouveau.—Machérie,onnevapasautravailjustepourporterdesbellesvestes.Aprèsunmomentderéflexion,elleajoute:—Enfin,paslaplupartdutemps.—Turestesàlamaisonàcausedemoi,n’est-cepas?—Machérie.J’aimeêtreiciavectoi.Jen’aienvied’êtrenullepartailleurs.—Jesais.S’ensuit un silence. On regarde Jo refuser la demande enmariage de Laurie. Chaque fois que je

regardecefilm,j’espèrequ’ellediraoui.—Maisjepensequandmêmequetudevraisretournertravailler.Turayonnesquandtuvastravailler.—Jerayonne?Mamanestunpeusurprise.—Turayonnes.Commeunesupermaman.Mamanal’air touchée.Ellecligneplusieursfoisdesyeux,puisellefaitunnouveaunœudavecun

autrerubanavantd’ajouter:—C’estpasaussisimplequeça,Audrey.Ilfaudraitquejesoissouventendéplacement,etpuisilfaudraityconsacrerbeaucoupd’heures.C’estbientôttarentrée…

—Etalors?Onsedébrouillera.Maman,simoi,jevaismieux,alorsilfautquetoutlemondeaillemieux.C’estvraiqu’onatouspasséunemauvaisepériode,n’est-cepas?

J’y ai réfléchi toute la matinée. Ce serait trop facile pourmoi d’aller mieux et deme précipiterdehors joyeusementenlaissantderrièremoimaman,papa,FranketFelix.Maiscen’estpascommeçaqueçadevraitsedérouler.Onatousétéaffectésparlesévénements.Ondevraittousseprécipiterdehorsjoyeusementenmêmetemps.

Enfin,voussavez,peut-êtrequeFrankpourraittraînerdespiedsjoyeusement.Oncontinueàregarderlefilmensilenceunmoment.Puismamandéclare,commesiellecontinuaitla

mêmeconversation:—DrSarahm’aditpourquoituavaisarrêtétontraitement.Tuvoulaisquetacourbesoittoutedroite?

Moncœurpèsesoudainunpeupluslourd.Jen’aipasdutoutenviedeparlerdemesmédicaments.Maisj’auraisdûsavoirquelesujetseraitinévitable.

—Jevoulaisallermieux.Vraimentmieux,tusais,àcentpourcent.Sansmédicaments,sansrien.—Mais tu te sensmieux, ditmaman enme prenant le visage à deuxmains comme elle le faisait

quandj’étaispetite.Machérie,tuvasdemieuxenmieuxchaquesemaine.Tun’espluslamême.Tuesguérieàquatre-vingt-dixpourcent.Quatre-vingt-quinzemême.Ilfautbienquetut’enrendescompte.

—Mais j’en ai assez de cette satanée courbe toute tordue.Tu sais, deux pas en avant, un pas enarrière.Çafaitmal.C’esttellementlent.C’estcommeunepartiedejeudel’échellequin’enfiniraitpas.

Mamanmeregardecommesielleétaitsurlepointd’exploserderire.Oudepleurer.—MaisAudrey,c’est lavie.Ona tousunecourbe tordue.Moiaussi. Ilyadeshautsetdesbas.

C’estcommeça.JofaitlarencontreduprofesseurBhaer,etonseconcentreunpeusurlefilm.EtpuisBethmeurt.Alorsoui,lessœursMarchaussiontdroitàleurcourbetordue.

Cesoir-là,jedescendspourmefaireunetassedechocolatchaudetj’entends:—Anne,j’aicommandéunnouvelordinateurportablepourFrank.Voilà.Jel’aidit.C’estfait.Ehbah.Jem’avanceàpasdeloupetjelesespionneparlaporteouverte.Mamanenlaissepresquetombersa

tasse.—Unnouvelordinateur?—D’occasion.Àuntrèsbonprix.JesuisalléchezPaulTaylor,iladetrèsbonnesaffaires…Papas’arrêtedevantl’expressiondemaman—Anne,d’accord,jesaiscequ’onadit.Jesais.Maisjen’enpeuxplusdecettetensiondanscette

maison.EtFrankaraison,ilabesoind’Internetpourfairesesdevoirs,etenplusilpeutliremesmails,onlesaitmaintenant…

—Jen’enrevienspasquetuaiesfaitunechosepareille.Mamansecouelatête,maisellen’apasl’airsifurieusequeça.Elleapresquel’aircalme.Ça fait un peu peur. Je ne sais pas si j’aime voir maman aussi calme. Elle est plus dans son

personnagequandellesemetencolère,pleined’énergie.—Est-cesiterriblepourFrankdejoueràdesjeuxvidéodetempsentemps?tentepapa.—Oh,jenesaispas,Chris,ditmamanensefrictionnantlevisage.Jenesaisplusrienderien.—Ehbien,moinonplus,dit-ilenlaprenantdanssesbras.Entoutcas,jeluiairamenéunnouvel

ordi.—OK.Mamanselaisseallerdanslesbrasdepapa.Onvoitàquelpointelleestépuisée.Frankaditqu’il

n’avait jamaisvumamancommeçaquand j’avaisdisparu.Elle était toutegrise, paraît-il.Et sesyeuxétaientcommeéteints,commesilabatterieétaitvide.

Jenemepardonneraijamaisdeleuravoirfaitcettefrayeur.Maisjenebroiepasdunoirpourautant.J’enaiparléàDrSarah,etelleaditquelameilleurefaçondemeracheter,c’étaitderesterenbonnesanté.Decontinueràprendremesmédicaments.D’avoirdespenséespositives.

—TutesouviensdeceNoëlquandilsétaientmalades?ditmaman.Quandilsavaientdeuxettroisans?Tutesouviens?IlyavaitducacasurleurschaussettesdeNoël,ilyenavaitpartout.Etonadit:«Çadoitdevenirplusfacileàlalongue?»

—Jemesouviens.—Etennettoyant,ondisait:«Quandilsserontplusgrands,ceseraplusfacile.»Tutesouviens?—Oui,ditpapaenlaregardant,ému.—Ehbah,quelecacarègneànouveau,lancemamanenéclatantderire,unpeuhystérique.Jeferais

toutpouravoirunpeudecacapartout…

—Jerêvedecaca,approuvepapa.Mamanritauxlarmes.Jereculesansunbruit.J’iraicherchermonchocolatchaudplustard.

Laseulepiècedupuzzlerestante,c’estLinus.Etc’estunepièceimportante.Frankvientdememontrer lavidéodans laquellemaman reprocheàLinusmadisparition. Jen’en

revienspas.Premièrement,jen’arrivepasàcroirequemamanpuissereprocherquoiquecesoitàLinus.Deuxièmement,jesuissurprised’entendrequ’ilvenaitjustederecevoirmonmessage.Troisièmement,ilestvenumevoir?

Ilnem’adoncpasabandonnée.Ilnemedétestepas.Jen’aipastoutgâché.J’aieutortsurtoutelaligne.Onregardelavidéounesecondefois,etjemesenscommeuneidiote.Maman,encorepire.

—Jeneparlepascommeça!s’exclame-t-elle,horrifiée.Jen’aipasditça?Si?—Mais si, tuparlescommeça, la rembarreFrank.Mêmepireen fait.Lacaméra temontreà ton

avantage.Ilnefaitqueremuerlecouteaudanslaplaie.Savoixn’estpasaussistridentedanslavraievie.—Alorsilfautquejem’excuseauprèsdeLinus,soupire-t-elle.—Moiaussi,j’ajoutetoutdesuite.—Moiaussi,renchéritFrankd’untontriste.Mamanetmoinoustournonsversluiàl’unisson:—POURQUOI?—Ons’estdisputés.ÀproposdeLOC.Ilparlaitdutournoietje…j’aipiquéunecrisedejalousie.Frank a l’air d’un petit garçon qui aurait grandi trop vite. Il a de l’encre sur les doigts et la tête

baissée.Ilnesaitpasencorepourl’ordinateur,etj’aimeraispouvoirleluichuchoteràl’oreille,pourluiremonterlemoral,maisj’enaiassezdetoutfairederrièreledosdemesparents.Pourl’instant.

—Ensomme,ditmamanquiaretrouvésontonbrusque.Ilfauttousqu’ons’excuseauprèsdeLinus.—Maman,c’esttrèsbientoutça,dis-jed’unevoixplate.Maisc’esttroptard.LesparentsdeLinus

vontémigrer.Ilestàl’aéroportencemomentmême.Onaraténotrechance.—QUOI?sursautemamancommesionvenaitdel’ébouillanter.—Onpeut arriver à l’aéroport à temps,ditpapaen regardant samontre, inquiet.Quel aéroport ?

Anne,onprendtavoiture.Qu’est-cequinetournepasrondchezmesparents?IlsontregardétropdefilmsdeRichardCurtis,

voilàleproblème.Ilsontlecerveauramolli.—Maisiln’estpasàl’aéroport,enfin,merde!j’explose.C’étaituneblague.Vouslesauriezsiles

parentsdeLinusquittaientlepays,non?—Oh,soupiremaman,àlafoisrassuréeetembarrassée.OK.Jemesuislaisséemporter.Qu’est-ce

qu’onfaitalors?—On l’invite auStarbucks,dis-je aprèsunmomentde réflexion. Il fautquece soit auStarbucks.

Frank,envoie-luiuntexto.

C’estassezdrôleen fait.QuandLinusarriveauStarbucks,onest tousassisàunegrande table, lafamille au complet, et on l’attend. La scène semble le perturber et, l’espace d’une seconde, je medemandes’ilnevapass’enfuir.MaisLinusn’estpasdugenreàdéguerpir.Cinqsecondesplustard,levoilà qui s’avance vers nous d’un air résolu. Il nous regarde à tour de rôle. Ses yeux s’attardent surmaman.Puisilmeregarde,moi,enfin.

Çaluiprenduneéternitémaisilfinitpars’enrendrecompte.—Teslunettes!—Ehoui,dis-je,ungrandsourireauxlèvres.—Quandest-ceque…?—Jesaispas.Ellessonttombées.Et…mevoilà.—Alors,Linus,ditmaman.Onvoulaittoustefairedesexcuses.Frank?—Jem’excused’avoirrâlécommeça,mec,lâcheFrank,toutrouge.—Oh,faitLinus,gêné.Euh…c’estpasgrave.Ilssefontun«check»etunefoisqu’ilssesontcognélespoings,Franksetourneversmaman.—Maman,àtontour.Mamans’éclaircitlagorge.—Linus,jesuisvraimentdésoléedem’êtredéfouléesurtoi.J’étaisangoissée.J’aieucomplètement

tort.Jesaisquetun’asfaitquedubienàAudrey,etjem’excuseplatement.Linusnesaitplusoùsemettre,ils’adresseàtoutelafamille:—Euh,OK.Écoutez,vousêtespasobligésdefaireça.Jesaisquevousétieztoussuperstressés.—Maisonenaenvie,ditmamand’unevoixfaible.Linus,ont’aimetousbeaucoup.Etjen’aurais

pasdûtecrierdessus.C’étaitunmomentdifficile,jetedemandepardon.—Pardon ! interromptFelixquimastiquedesgâteaux secsdepuisqu’onest arrivés. Il fautqu’on

s’excuseauprèsdeLinus.Pardon,Linus.Pardon.Felixluifaitungrandsourire.—Felix,tun’asrienàtereprocher,ditLinus.JevoisFelixquiobserveLinus,sa têtedepissenlitpenchéed’uncôté,essayantdecomprendrece

qu’onfaittouslà.—Est-cequemamant’acoupélescheveux?demande-t-ilcommes’ilvenaitdecomprendre.T’as

pleuré?Benpleuraitparcequ’ilétaitcontent.—Euh,non,Felix,personnenem’acoupélescheveux,répondLinus,perplexe.—Benpleuraitparcequ’ilétaitcontent,réitèreFelix.—Autantpourmoi,ditmaman.Chris?Àtontour.Ellesetourneverspapa,quial’airtoutétonné.Jenecroispasqu’ilaitcomprisquetoutlemonde

devaitfairesesexcuses.—Euh…C’estcommeelleadit,lâche-t-ilenfaisantungesteversmaman.Tupeuxcomptersurmoi

aussi.Compris?—Compris,ditLinusavecunfaiblesourire.—Et,Linus,onvoudrait t’offrir unpetit quelquechosepournous fairepardonner, ditmaman.Un

cadeau.Onpourraitt’emmenerauthéâtre…oudansunparcd’attractions…Tuchoisis.—Jepeuxchoisircequejeveux?demandeLinusenregardanttouràtourmamanetpapa.N’importe

quoi?—Enfin,sic’estraisonnable.Etdumomentquec’estpastropcher…—Çanevouscoûteraitriendutout.—Super!répliquetoutdesuitepapa.Mamansetourneversluilessourcilsfroncés.

—Jevoudraisqu’ontentedesefairequalifierpour le tournoideLOCavecFrank,déclareLinus.C’estcequejeveuxplusquetoutaumonde.

—Oh,ditmamanenleregardantd’unairgêné.Vraiment?—Maistufaisdéjàpartied’uneéquipe,répliqueFrankd’untonbourru.Jevoisqu’ilestému.Iln’arrivemêmepasàregarderLinusenface.—Jeveuxjouerdanstonéquipe.Ilsontunjoueurderechange.Ilsn’ontpasbesoindemoi.—Mais onn’a pas d’équipe !murmureFrankd’unevoix désespérée. J’ai pas d’ordi, onn’a pas

d’équipe…—Pasencore,intervientpapa,radieux.Pasencore.IlfaitungrandsourireàFrank.—Commentça?demandeFrank,incrédule.—Tun’aspasencored’ordinateur,précisepapaenluifaisantundesesclinsd’œilcomiques.Ilva

arriverdansunegrosseboîteencartonmarron.Maistun’asplusintérêtàpiratermaboîtemail.—Quoi?C’estvrai?—Àconditionqueturespecteslesrèglesetquetuneteplaignespasquandontedemanded’arrêter

de jouer, souligne maman. Au moindre problème, je le jette par la fenêtre. Et tu sais que j’en suiscapable.Tusaisquel’enviemedémange.

Elleluilanceungrandsouriresatisfait.—Toutcequevousvoulez!accepteFrankquienapresqueperdusavoix.Jeferaitoutcequevous

voulez!—Alorstupeuxjoueràtonjeu,conclutpapa,aussiexcitéqueFrank.Jelisaisjustementunarticle

dessusdansleSundayTimes.CeLOC,c’esténorme,n’est-cepas?—Oui ! s’exclameFrankavecun soupirde soulagement.EnCorée, c’estun sportdecompétition

officiel.EtilsdonnentdesboursesauxÉtats-Unis.Desvraiesbourses.—Tudevraislirel’article,Anne,continuepapa.C’estquoilegrandprix?6millionsdedollars?

Alors,tuvasgagnerça?IlsouritàFrank.—Onn’apasd’équipe,objecteFrank,perdantsonentrain.Onn’arriverajamaisàenformeruneà

temps.C’estquedansunesemaine!—Olliepourraitjouer,suggèreLinus.Ils’ensortpasmal,pourungossededouzeans.—Moijepourraisjouer,m’entends-jeoffrir,impulsive.Enfin,sivousvoulezdemoi.—Toi?semoqueFrank.Maist’esnulle.—Bah,jepeuxm’entraîner,non?—Exactement!lancemaman.Ellepeuts’entraîner.Voilàquiestréglé.Elleregardesamontrepuislèvelatêteetnousregarde,Linusetmoi.—Etmaintenant,onvavouslaissertouslesdeux.Pourqu’Audrey…Enfin,pourquevous…Ellemarqueuntempsd’arrêt.—Bref.Vousvoulezpasqu’onrestelà,notreprésencevousembarrasse!Bon,letruc,c’estquepersonneneressentaitd’embarrasavantqu’elleprononcelemot.Linusetmoi,

onattenddansunsilencegênéqu’ilssesoienttouslevés.Felixfaittomberungâteauetenveutunautre,papacherchesonBlackBerry,etmamanluiditqu’il l’aoubliéàlamaison.Franchement, je lesadore,maismafamilleestvraimenténervantequandelles’ymet.

J’attendsqu’ilssoientpartis,quelaportedeverresesoitreferméederrièreeuxet,là,jemetourneversLinus.

—Tuvoismesyeuxmaintenant.Qu’enpenses-tu?—Jelesaimebeaucoup,répond-ilavecunsourire.Jelesadore.

Je sens quelque chose de nouveau entre nous, de plus intime encore que tout ce que nous avonspartagéjusque-là.Lesyeuxdanslesyeux.C’estlaconnexionlapluspuissanteaumonde.

—Linus,jesuisdésolée,dis-jeenm’arrachantàsonregard.J’auraisdût’écouter.C’esttoiquiavaisraison.

—Arrête,coupe-t-ilenplaçantsamaindanslamienne.Tul’asdit.Jel’aidit.Assez.Il a raison.On s’est envoyé desmilliards de textos depuismon retour. (Maman n’est pas censée

savoircombien,parcequej’étaisentraindeme«reposer».)—Alors…toutvabienentrenous?—Bah,çadépend,faitLinus.Lapeurm’envahitmalgrémoi.—Dequoi?Ilmeregardeunmoment,l’airpensif.—Chichequetuvasvoirlablondeàtroistablesdenouspourluidemanderlecheminducirque.J’éclatederirecommejenel’aipasfaitdepuisuneéternité.—Ducirque?—Tuasentendudirequelecirqueestenville.Tuveuxyaller.Pourleurnuméroavecleséléphants.—Chiche,jelanceenmelevantetenfaisantunerévérenceironique.Regarde,sanslunettes!Queles

yeux!—Jesais,dit-il,souriant.Jetel’aidit,j’aime.—Tulesaimes?jedemandeenmepavanant.—Toi.Magorgesenoue.Ilaplongésonregarddanslemien,etiln’yaaucundoutesurlesensdumotqu’il

vientdeprononcer.Àmontour,jedis:—Moiaussij’aime.Toi.Nousnousdévoronsduregard.Deuxaffaméssebourrantdegâteauàlacrème.Maisilvientdeme

lancerundéfi,et jenevaispasmedégonfler,pasquestion.Jemelèvedoncpourallerenquiquiner lablondeavecunehistoiredecirque.JeneregardepasuneseulefoisLinus.Maisjesenssonregardsurmoi.Telunrayondesoleil.

Mamannous a fait faire des tee-shirts.Carrément.Des tee-shirts pour notre équipe.On s’appelleLesStratégistes.Onatirélenomd’unchapeauparcequ’onn’arrivaitpasàsemettred’accord.

Lasalledejeuxestméconnaissable.Pourlecoup,ondiraitunesalledejeuxenréseau.OllieetLinusontapportéleurstrucshier,etmaintenantilyadoncdeuxordinateursdebureau(celuidepapa,qu’ilmeprêtepourletournoi,etceluid’Ollie)etdeuxportables.Nousavonschacununetableetunechaise,desécouteurssurlatêteetunebouteilled’eaupourresterhydratés.Ah,j’oubliais(mamannousl’aachetéeàladernièreminute):uneboîtededonutsKrispyKreme.

Onpourraittousjouerenlignedecheznous,c’estvrai.Ceseraitplusnormal.Maismamanadécrété:—Sic’estuneéquipesportive,alorsjouezcommeilsedoit.

Commec’estsamedimatin,çasegoupillebien.Mamanasoudaindécidédes’intéresseràLOCetnousavonspassétoutelasemaineàluiexpliquer

lesdifférentspersonnages,lesniveaux,l’histoirequ’ilyaderrière,etàrépondreàtoutessesquestionsidiotestellesque:—Pourquoitoutlemondeestsiviolentetassoiffédepouvoir?

Aufinal,Franks’estexclamé:—Ças’appelleLandofConquerors,maman,«TerredesConquérants»,pas«TerredesBénévoles

pourlebiendelacommunauté».Elleaeul’airunpeuembarrassée.J’aipasséplusieursheuresenlignepouraffûtermestechniquesdejeu.Enfin,jesuisloind’êtreaussi

forte que Frank.Mais je ne les laisserai pas tomber. J’espère.De fait, je crois que je suismeilleurequ’Ollie,quim’ademandélorsdenotrepremièresessionsijesortaisavecLinus.Quandj’airépondu«oui»,ilaparudéçu,puisiladit,d’untonmature:—Bon,soyonsamisetpartenairesdejeu,alors.

Ilestchou,notrevieilOllie.—J’aiachetéduCocapourl’équipe!Papapasselaportedelasalledejeux.—Chris!ditmamanenfronçantlessourcils.Jeleuraiachetédel’eau.—UnCocalestuerapas.—MonDieu.Regarde-moiça,commentemamanenregardantautourd’ellecommesiellevoyaitla

salledejeuxpourlapremièrefois.Regarde-moicettepièce.DuCoca?Desdonuts?Desordinateurs?Lestroischosesqu’ellemépriseetcraintpar-dessustout.Jemesensmalpourelle.—Sommes-nousdemauvaisparents?s’inquiète-t-elleensetournantverspapa.Sansrire?—Peut-être,dit-ilenhaussantlesépaules.Probablement.Etalors?Mamansetourneversmoi.—Audrey,qu’enpenses-tu?—Çadépenddesjours,dis-je,impassible.

—Onn’estpasaussiterriblesquecesgens-là,décrètepapa,soudainprisd’uneinspiration.IlluitendunexemplaireduDailyMailqu’iladûacheterenfaisantlescourses.—Lisça.MamanattrapeleDailyMailetelleboitdesyeuxlegrostitre.—«Noussommesobligésdeporterdesvêtementsidentiquestouslesjours.»Unemèreforceses

sixenfantsàporterdesvêtementsassortis.Quellehorreur!Ellerelèvelatête,rassurée.—Onn’estpasaussi terriblesqueça !Écoutez :Lesenfants subissentdesmoqueriesà l’école,

maisChristyGorringe, trente-deuxans,n’endémordpas.«J’aimequemes enfants soient habilléspareil,dit-elle.J’achètemontissuengros.»

Mamansecouelatête.Ellen’enrevientpas.—Vousavezvuça?Elle retourne le journal pour qu’on puisse voir les six pauvres enfants, tous en chemises à pois

assorties.—C’estlameilleurenouvelledelajournée,clamemaman,quis’empressedechangerd’expression.

Jeveuxdire,lespauvresgosses.—Lespauvres,renchéritpapaenhochantlatête.—Aumoins,onn’estpasaussiterriblesqueça,répète-t-elleenfrappantlejournaldelamain.Au

moins,jeneforcepasmesenfantsàporterlesmêmesvêtementsimmondes.Çapourraitêtrepire.J’ignorecequemamanferaitsanssonDailyMail.

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–TranscriptiondufilmIntérieurjour–5,RosewoodClose

La caméra (tenue par papa) montre la salle de jeu dont le sol est jonché de canettes de Coca et debouteillesd’eauvides.

OnvoitFrank,Ollie,LinusetAudrey,dedos,entraindejoueràLOC,passionnément.Mamaninspectetouràtourlesécrans.Ellesepenchepar-dessuslesépaulespouressayerdesuivre,sanssuccès.

FRANKAttaque.Merdeàlafin!

Ilcliquecommeunmaladeetsonécrann’estplusqu’uneexplosiondegraphisme.

MAMAN(inquiète)

C’étaitquoiça?T’eslequel?

LINUSEngage.Engage.

AUDREYRestedanslesarbres!Nooooooon!Ollie,espèced’idiot.

Olliecliquedésespérémentsursonclavier,levisagerouge.

OLLIEDésolé.

Latêtedemamans’agite,passantd’unécranàl’autre.

MAMANEst-cequet’esmort?Qu’est-cequisepassesitumeurs?Commentvousfaitespourpasvouslaisserdistancer?

FRANKQu’onfasseexploserceconnard.Crève!Crève!

MAMAN(choquée)Frank!

Unesériedejuronsgutturauxs’échappentdelaconnexionSkype.

FRANKNakaleni,cyka.

MAMANQu’est-cequeçaveutdire?C’estdanslejeu?

LINUSC’estdurusse.Vousvoulezpassavoircequeçaveutdire.

MAMANAlors,cetype-là,ilestrusse?Ouest-cequeça,c’esttoi,Frank?

Ellemontrel’écrandudoigt.

MAMANC’estque,pourmoi,ilsseressemblenttous.Paspourtoi,Chris?

Lacaméra(toujourstenueparpapa),zoomesurunécran.

PAPA(VOIXOFF)Biensûrquenon,ilssontpastouspareils.Crève!Crève!

Onaperdu.Nonseulementonaperdu,maisons’estfaitexploser.Mamanestenétatdechoc.EllequisepréparaitànousvoirarriverenfinaleàTorontoetgagnerle

grand prix de 6millions de dollars, elle qui se voyait déjà en train de se pavaner devant les autresparents.

—Alors,commentilsontfaitpourvousbattre?s’est-elleétonnéequandonaenfinréussiàleluifairecomprendre.

—Ilsétaientmeilleurs,areconnuFrank,abattu.Ilsétaientvraimentdoués.—Vousaussi, vous êtesdoués, s’empressedediremaman.Vousavez tuépleindemonde.Enfin,

Frank,tatechniqueestsplendide.N’est-cepas,Chris?Ilaunetechniqued’enfer.Mamanestadorable.Maintenant,oncroiraitqueLOCestlaseulechoseaumondequicompteàses

yeux.—Est-cequequelqu’unveutledernierdonut?demande-t-elle.On fait tous non de la tête. Il règne une atmosphère plutôt déprimante ici, entre les ordinateurs

silencieux,lescanettesdeCocavidesetnosminesdépitées.Jecroisquemamancomprend.—Bref ! lance-t-elle d’un ton joyeux.Allons déjeuner pour célébrer la participation de l’équipe.

PizzaExpress?—Cool,ditFrankenretirantsoncasqueetenéteignantsonordi.Etaprès,j’iraipeut-êtreauFox&

Hounds.Adeaditque jepouvaisaiderencuisinependant lesweek-ends. Il fautque j’ailleparlerauchef.JevaisappelerAdepourdémêlertoutça.

—Oh,ditmamanunpeutroublée.Bon…c’estunebonneidée!L’instantd’après,enaparté,ellesetourne,bouchebée,verspapa.—T’asentenducommemoi?Franks’esttrouvéunpetitboulot?Maispapan’entendrien.Ilaenfilédesécouteursetils’estconnectéàuneautrepartiedeLOCavec

Ollie.Stupéfaiteàmontour,jenepeuxm’empêcherdecrier:—Papa,tusaisjouer?Cettefois,ilaentendu.—Oh,j’aiapprisquelquestrucsenpassant,dit-ilencliquantcommeundératé.—Maisavecquitujoues?—Desamisducollège,répondOllietoutaussiabsorbé.Ilsétaientenlignealors…Vas-y,saute-lui

dessus!—Jem’encharge,ditpapatoutessouflé.Etmerde!Merde!Mamanfixepapad’unairabasourdi.Elleluitapesurl’épauleethausseleton:

—Chris,qu’est-cequetufabriques?Chris!Jeteparle!T’asentenducequej’aiditàproposdeFrank?

—Ahoui,faitpapaenretirantsoncasqueàregret.Oui.J’aientendu.T’asqu’àlepunir.Jenepeuxretenirunpetitrire.Saréponseamêmearrachéunsourireàmaman.—Bon,retourneàtonjeu,mongrandenfant,luisusurre-t-elle.Maisn’oubliepasqu’onyvadansune

demi-heure.OK?Unedemi-heure.Etj’enairienàfaires’ilfautinterromprevotrepartie.—OK,faitpapasurlemêmetonqueFrankdansuncaspareil.Super.Ouais.Onvas’éclater.Il clique comme un fou et lance un poing en l’air quand une explosion de couleurs apparaît sur

l’écran.—Crève,connard!Crève!

MAFAMILLE:AMOURETSÉRÉNITÉENTOUTESIMPLICITÉ–Transcriptiondufilm

Intérieurjour–5,RosewoodClose

Lacamératremblote.Quelqu’unlastabiliseenlaposantquelquepart.Onvoitunesilhouettes’éloigner.C’estAudrey,danssachambre.Ellehésite,puiselleregardeverslacaméra.

AUDREYAlorsvoilà,c’estmoi,Audrey.Vousn’avezpasencoreeulachancedemerencontrer.Jesuisprobablement différente de ce à quoi vous vous attendiez.Mes cheveux sont sans doute plusfoncés,ouplusclairs…Bref.Salut.Enchantée.

Elletireunechaiseetregardedroitdansl’objectifd’unairsongeur,commesielleessayaitdedémêlersespensées.

AUDREYJ’aibeaucoupréfléchiàtoutça.Mamanavaitraisonàproposdescourbestordues.Onatousdeshautsetdesbas.MêmeFrank.Mêmemaman.MêmeFelix.Jecroisquej’aicomprisquelavieconsisteàgrimper,perdrepied,tomberetseremettred’aplomb.C’estpasgravesivousglissezenarrière,dumomentquevousgravissez lapente.Onnepeutpasespérermieux.Une lenteetincertaineascension.

Unsilence.Puisellerelèvelatêteavecungrandsourire.

AUDREYBref.Jepeuxpasrester.J’aiunrendez-vousimportantavec…

Ellesebaissepourattraperquelquechose,etbrandituneboîteplatechromée.

AUDREYÇa!Mamanmel’aacheté.C’estdumaquillagepourlesyeux.Regardez.

Elleouvrelapaletteetlamontrefièrement.

AUDREYÇa,c’estdumascara,etça…c’estune«basedeteint»…

Ellefaitunegrimaceenregardantletube.

AUDREYJ’ai aucune idée de ce qu’y faut faire avec.Maismaman vamemontrer. Enfin, c’est juste undéjeuner auPizzaExpress,maisLinus sera là, alors c’est unpeuun rendez-vous en amoureuxaussi,non?

Nouveausilence.

AUDREYJe crois que maman est vraiment contente que j’aie récupéré mes yeux. Elle dit que c’est lapremière chose qu’elle a regardée quand je suis née. Mes yeux. Ils font partie de moi. Ilsracontentmonhistoire.

Audreyjoueaveclecouvercledelapalettependantquelquessecondes,puislafermeets’adresseàlacaméra.

AUDREYEntoutcas,jemesuisbienamuséeàfairecefilm.Enfin,c’étaitpastoujoursdrôle.Voussavez.Alors,mercid’êtrerestéavecmoi,quiquevoussoyez.

Encoreunsilence.Puisellesourit,rayonnantedejoie.

AUDREYAlorsvoilà,c’esttout.Jevaiséteindre.

Alorsqu’elleserapprochedelacaméra,lesyeuxbleusd’Audreyviennentremplirl’écran.Ellebatdescils,puisellefaitunclind’œil.

AUDREYÀplus.

L’auteur

SophieKinsella,desonvrainomMadeleineWickham,estl’auteurdelasériebest-sellerL’Accrodushopping, traduite dans plus de 40 pays, ainsi que de nombreux autres romans adultes. Diplômée del’universitéd’Oxford,ellead’abordétéjournalistespécialiséedanslafinanceavantdesetournerversl’écriture.Audreyretrouvéeestsonpremierromanjeuneadulte.SophieKinsellavitàLondresavecsonmarietsescinqenfants.

www.sophiekinsella.co.uk

TousleslivresdePocketJeunessesurwww.pocketjeunesse.fr

Titreoriginal:FindingAudrey

Publiépourlapremièrefoisen2015parDoubleday,animprintofRandomHouseChildren’sPublishersUKAPenguinRandomHouseCompany

Copyright©SophieKinsella,2015©2016,éditionsPocketJeunesse,départementd’UniversPoche,pourlatraductionfrançaiseetlaprésenteédition

Designdecouverture:WillStaehle

Loino49956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse:mars2016

«Cetteœuvreestprotégéepar ledroitd’auteuret strictement réservéeà l’usageprivéduclient.Toute reproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»