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Les Cahiers d’Éducation & Devenir - Numéro 57 - 2001
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POURQUOI S’INTÉRESSER
À L’ENVIRONNEMENT DE L’ACTE ÉDUCATIF ?
Françoise CLERC, Professeur de Sciences de l'éducation
Depuis la seconde guerre mondiale les réformes de structure successives ont accru
considérablement le nombre des élèves accueillis dans le système scolaire. Si on a vu alterner
deux conceptions de la démocratisation, l'une plutôt orientée vers l'élargissement de la base de
recrutement d'une élite, l'autre vers la promotion globale du plus grand nombre, c'est par le
remaniement des filières d'enseignement et des contenus des programmes que les politiques
ont tenté d'atteindre ces buts. Quelle que soit la conception de la démocratisation sous-jacente,
les mesures se sont traduites par des pressions exercées sur les pratiques pédagogiques : faire
face à une hétérogénéité culturelle et sociale croissante des populations d'élèves. Lorsqu'il s'agit
d'accueillir tous les élèves de collèges dans les mêmes sections ou tous les lycéens en seconde de
détermination, on voit s'organiser, plus ou moins officiellement, la répartition des élèves dans
des classes de niveau ou des sections ou des regroupements pédagogiques d'élèves en difficulté.
Successivement ou de façon simultanée, plusieurs politiques ont été menées à l'égard des
établissements et des personnels pour rendre possibles ces adaptations dont les philosophies,
quoique s'inscrivant toutes dans une volonté de démocratisation, n'obéissent pas aux mêmes
logiques.
Toute une série d'actions ont été destinées à remporter l'adhésion des personnels : rapports et
commissions préalables qui, tout en visant l'information des décideurs ont une action de
sensibilisation et de préparation de l'opinion, négociations avec les représentants syndicaux et
ceux des associations de parents d'élèves, mise en place d'expérimentations et de groupes de
suivi. La revalorisation des carrières a couronné cet effort de motivation et de conviction des
personnels enseignants.
Parallèlement à ces politiques, un effort important de formation continue, depuis 1983, et de
diffusion de l'innovation a été consenti, reposant sur l'hypothèse que la mise en œuvre de
pratiques pédagogiques adaptées aux politiques poursuivies nécessite des compétences
nouvelles que les enseignants peuvent difficilement acquérir sans apport spécifique ou sans
capitalisation des expériences.
Enfin, à travers les projets d'établissement et de manière plus systématique depuis la loi
d'Orientation de 1989, un certain nombre d'initiatives sont déléguées aux établissements,
reposant sur la capacité des acteurs locaux à établir des consensus plus ou moins étendus, plus
ou moins durables, mais qui présentent l'avantage d'être plus souples, de déboucher plus
rapidement sur des solutions pratiques.
Devant le succès très mitigé des politiques de conviction et de formation, Claude Allègre a tenté
d'exercer une pression externe en mobilisant l'opinion, en particulier celle les parents d'élèves,
pour influer sur le cours des négociations avec les organisations professionnelles.
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Au-delà de la diversité des finalités et des modalités d'accompagnement, ces politiques ont en
commun de poser implicitement, par hypothèse, que le changement est affaire de
représentations et de volonté de changer. Toutes les politiques ont fortement sous-estimé les
logiques d'action qui résultent de déterminations liées aux conditions dans lesquelles se
déroulent les actions pédagogiques et éducatives : conditions d'espace, de temps et de division
sociale du travail. Elles sont également peu prises en considération le fait que l'établissement se
comporte comme un système qui oscille autour d'une position d'équilibre et demeure
relativement stable tant que les sous-systèmes qui le composent et les relations qu'ils
entretiennent entre eux ne varient que dans une faible mesure. Tandis que l'environnement
social et économique, les comportements et les représentations concernant le savoir se
transforment profondément, les structures de l'école : la classe, les groupes professionnels, les
disciplines... restent remarquablement stables.
Il faut donc considérer simultanément le milieu social et matériel, les actions humaines, les
cultures et les pratiques comme des productions collectives obéissant à une logique adaptative.
On ne saurait isoler les représentations des acteurs pour rendre compte du fonctionnement des
établissements scolaires. Les méthodes d'étude des établissements scolaires doivent donc,
comme les enquêtes anthropologiques, contribuer à recueillir les éléments les plus
représentatifs du système, dégager les principes de son fonctionnement, modéliser ses
structures symboliques. Il faut donc, pour le comprendre, assimiler l'établissement à un milieu
indissolublement objectif et social, qui modèle les déterminations qui lui sont imposées et
produit à son tour ses propres logiques. Il produit ainsi une culture, plus ou moins stable, plus ou
moins cohérente, qui participe des modèles communs de la culture scolaire tout en exprimant
l'originalité et les spécificités locales.
LE TEMPS DE L'ÉCOLE :
TEMPS SOCIAL, UNIFICATEUR ET INTÉGRATEUR
« Le fait humain par excellence est peut-être moins la création d'outils que la domestication du
temps et de l'espace, c'est-à-dire la création d'un temps et d'un espace humains. » LEROI-
GOURHAN A., Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1965, p 139.
Le temps de l'établissement est un temps particulier rythme des heures de cours, durée de la
journée, alternance des périodes de travail et de repos, temps du ramassage scolaire et des
déplacements en fonction de la zone de recrutement des élèves. C'est aussi un temps prisonnier
du temps plus général de la société qui le dépasse et le détermine : calendrier des congés,
rythme du travail des parents et de leurs disponibilités, temps des interlocuteurs extérieurs
(entreprises, élus, institutions partenaires). Ce temps échappe au contrôle pédagogique et le
contraint. On connaît les effets dévastateurs des pressions qui s'exercent, en France sur le temps
scolaire, les pressions économiques qui contraignent à une organisation de l'année sans cesse
dénoncée mais reconduite bon an mal an. L'emploi du temps d'un établissement, compromis
serré entre toutes ces contraintes, est une vaste combinatoire composée à partir d'éléments qui
sont définis par l'unité de temps du cours. Cette unité est le nœud où s'entrecroisent le temps du
professeur (le temps de service) et celui de l'élève (l'emploi du temps). Ce temps définit le travail
de l'un et de l'autre : l'élève « assiste » au cours pendant que le professeur « fait cours ».
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Le temps de l'école puise ses racines dans l'histoire, celle de la tradition monastique où l'étude et
le travail sont rythmés par les sonneries des cloches et les prières, celle de l'industrialisation dont
le temps est urbain, morcelé, divisé, organisé en fonction de la production. Le temps scolaire
s'oppose doublement au temps des loisirs et au temps de la ruralité et de l'artisanat. Il véhicule
un modèle urbain auquel il conforme précocement les enfants, quelle que soit leur origine.
Le temps libre de l'enfant ne cesse de perdre du terrain du fait de la lourdeur des horaires et du
manque de lieux où les élèves auraient la possibilité soit de se regrouper, soit de s'isoler. Le
temps libre est souvent confondu dans l'école française avec le loisir alors qu'il peut être
consacré à un travail personnel ou en groupe, à des lectures, à des moments d'assimilation ou de
méditation privée. Ces dernières activités sont repoussées vers le temps extra-scolaire, où elles
entrent en concurrence avec la réalisation des devoirs, l'apprentissage des leçons, ou la
préparation collective de travaux divers (exposés, dossiers etc.). Les devoirs étendent
virtuellement le contrôle des enseignants sur une part du temps libéré. Le temps de loisir est une
conquête, un îlot préservé.
L'organisation du temps manifeste une double méfiance : celle des enseignants à l'égard d'un
temps qui ne serait pas consacré à une étude sous surveillance, celle des parents qui exigent de
l'école qu'elle exerce un contrôle sur les enfants dont eux-mêmes sont souvent incapables. Les
monastères des ordres contemplatifs avaient réussi à concilier l'étude et le contrôle des
comportements individuels au prix du sacrifice de la vie privée. L'école ambitionne
l'établissement d'un continuum entre le temps scolaire et le temps des familles. Les conseils
donnés aux familles pour l'aide aux devoirs témoignent de cette volonté de prolonger l'emprise
scolaire sur le temps privé. Le travail enseignant présente, comme « le métier d'élève », la
particularité de pouvoir ne jamais s'arrêter puisqu'une part du temps de travail se déroule dans
l'espace privé.
Mais surtout l'organisation scolaire ne reconnaît pas aux adolescents le droit à la méditation
solitaire, à l'étude comme activité intime, au travail collectif spontané. Le temps de l'école
souffre du trop plein des cours. En parodiant le titre du livre de Michel Foucault on pourrait dire
que la devise de l'école est : surveiller et faire travailler. Mais à cette pression intense répondent
les stratégies des élèves : tout temps gagné est gagné contre l'école. Il est a priori dédié au loisir
et si possible dérobé au regard des adultes. Gagner du temps pour se protéger, protéger la vie
hors de l'école contre l'empiétement constant des devoirs et des leçons, conduit à perdre la
notion de l'étude et la dimension intime qu'elle comporte nécessairement. Le rapport au savoir
des jeunes est largement déterminé par le jeu du temps.
L'ESPACE : SYSTÈME DE CONTRAINTE ET PRO-DUCTION SOCIALE
« Le temps socialisé implique un espace humanisé, intégralement symbolique... »
LEROI-GOURHAN A., Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1965, p 147.
L'organisation spatiale des établissements scolaires est le symbole du système social à un double
titre : système social de l'établissement, système de la société globale. En tant que reflet de la
société globale, elle a probablement plus évolué que l'organisation temporelle, en particulier
sous l'influence des modifications profondes des modes de vie. Les bâtiments scolaires sont
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clairement marqués par leur époque. De l'ancien couvent ordonné autour d'un cloître central, au
casernement dont les constructions sont disposées dans un parc clos, aux barres munies
d'alvéoles distribuées autour d'un couloir central, l'élément de base reste l'espace classe dont le
plan reste immuable, structuré autour d'un même schéma de communication, centré sur le
maître, devant un tableau desservi ou non par une estrade. Même les salles spécialisées, pour la
plupart, obéissent à ce schéma général. Seules y échappent, pour des raisons évidentes,
certaines salles informatiques, le centre de documentation et les salles de sport. Le plan de la
classe est un invariant même à l'école élémentaire où l'on s'autorise plus de liberté.
Les variations dans l'architecture des établissements concernent le plan général, le
positionnement des bâtiments les uns par rapport aux autres et le style. Le jeu de ces variations
produit quatre types d'établissements.
L'espace clos : C'est souvent un établissement de centre-ville, de construction ancienne ordonné
autour d'une cour centrale. Les bâtiments sont desservis par des couloirs qui ceinturent
l'ensemble. Les bureaux de l'administration, la salle des professeurs ont été conquis
progressivement sur d'autres espaces. En revanche le CDI s'est souvent installé sur les lieux
d'une ancienne bibliothèque solennelle et austère, voire d'une chapelle. Conçu pour le stockage
des livres et l'étude silencieuse, cet espace se révèle peu fonctionnel au regard des besoins
documentaires et du travail de groupe. Il correspond à une symbolique de l'établissement
comme sanctuaire du savoir qui n'ouvre sur l'extérieur que par une porte monumentale.
L'espace alvéolaire est apparu dans les années 60 à 70. Il est né de la conjonction des politiques
de démocratisation progressive de l'enseignement et des contraintes économiques liées à la
reconstruction puis à l'explosion démographique. Il répond à des besoins d'accueil au moindre
coût mais aussi à une conception rigide et strictement fonctionnelle de l'espace. Chaque alvéole
est dédiée à une fonction unique tandis que les espaces réservés aux déplacements sont les
principaux lieux de rencontre. Si les espaces de vie sont limités au strict minimum et étroitement
conçus en fonction de leurs attributions, sont prévus des réserves, des dégagements souvent
assez fonctionnels. Une réhabilitation lourde est rendue nécessaire par la qualité parfois
médiocre des matériaux et par la mise aux normes de sécurité.
En revanche, l'établissement pavillonnaire, de conception plus récente (années 1970 à 1980),
ouvre l'espace : pavillons dispersés dans un parc ou répartis sur une pelouse. Sa limite avec le
quartier est le plus souvent faiblement marquée par un simple grillage. Symboliquement, la
faiblesse des frontières signifie la volonté d'investir la connaissance au péril d'une désacralisation
du savoir. Souvent, suite à des expériences malheureuses, la libre circulation a été entravée, des
points de contrôle institués aussi bien pour éviter les sorties inopinées des élèves que les
intrusions intempestives.
Pour ces deux types d'établissements, l'osmose avec le quartier ne se fait pas sans difficulté. Il
semble, en France, que les limites symboliques aient un effet plus ambivalent que dans d'autres
pays. Que l'école soit totalement ouverte comme aux Pays-Bas, que leur abord soit interdit aux
automobiles lors des entrées et sorties d'élèves comme aux Etats-Unis, semble impensable en
France. Pourtant, de plus en plus, les parents d'élèves et les collectivités locales se sentent «
propriétaires » et revendiquent un contrôle sur l'usage de l'espace. Le collège ou le lycée sont
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parfois le seul lieu pourvu de ressources culturelles du secteur, banlieue ou zone rurale : pourvu
d'une bibliothèque, doté de micro-ordinateurs, parfois d'un lieu convivial pour les élèves, il
devient un lieu attirant, convoité. Mais il peut être aussi parfois détesté pour ce qu'il représente
et, de ce fait, il doit être protégé des agressions. L'immersion de l'établissement dans son
environnement devient un des problèmes majeurs de la décentralisation et pas seulement dans
les quartiers désignés comme « difficiles ».
L'espace intégré des établissements les plus récents offre une plus grande diversité. Les
architectes doivent concilier les ambitions esthétiques des bailleurs de fonds (les établissements
sont devenus un enjeu des politiques locales) et les exigences draconiennes de la sécurité. Mais
surtout, il faut faire face à un curieux décalage entre les attentes des utilisateurs qui restent
encore très marquées par l'ancien fonctionnalisme de l'architecture (un espace, une fonction) et
l'explosion des modes de vie. Les façons d'agir semblent en avance sur les représentations : la
distinction entre les comportements publics et privés s'estompe, la nourriture n'est plus confinée
dans un lieu et un temps précis, les mouvements collectifs sont l'occasion de véritables
communications à l'intérieur des groupes et entre eux (montrer qui on est, régler un
différend...). L'espace est souvent investi de manière imprévisible : un lieu de rencontre ne
rassemble personne, en revanche un palier peut très bien se révéler un endroit stratégique, un
parcours balisé est systématiquement évité alors qu'un itinéraire improbable semble attirer tout
le monde, les boissons et la nourriture sont consommées de façon indifférenciée dans n'importe
quel lieu etc.
L'architecture véhicule une charge symbolique. Elle peut dire symboliquement la communauté
d'appartenance ou au contraire confirmer des particularismes entre divers types d'enseignement
dans un lycée polyvalent par exemple. Elle dit aussi l'histoire et laisse transparaître les origines
de la construction. Elle favorise l'émergence d'une identité particulière, forte ou diluée, fière
d'elle-même ou honteuse, assumée ou rejetée. Elle dit aussi l'évolution des modes de vie qui
dépassent largement la vie scolaire, les attitudes de consommation, les formes de convivialité, le
respect de la loi. Si l'architecture modèle certains comportements, elle peut rester impuissante à
changer des usages qui restent assez souvent inexpliqués.
L'espace porte un message symbolique qui est directement conditionné par la représentation
sociale du travail pédagogique, du métier d'élève, de l'éducation en général. La reconnaissance
des pratiques spontanées, le respect des besoins biologiques et relationnels sont porteurs d'une
« légitimité de soi » : je ne suis pas seulement un élève ou un professeur ou un administratif etc.,
mais je mange, je bois, je vis ..., j'existe en tant que personne. L'espace est investi, s'il peut subir
un minimum de « détournements » pour des usages non prévus, s'il existe une certaine
polyvalence et une flexibilité des locaux qui permet de faire cohabiter des pratiques différentes.
La logique de la maintenance peut se révéler contradictoire avec les objectifs éducatifs : plus les
locaux sont polyvalents, plus leur entretien risque d'être lourd et complexe. Or la maintenance
implique directement la culture collective.
Certains équipements ont un effet symbolique fort : l'amélioration de l'insonorisation, de la
lumière suscitent des attitudes de tolérance, de respect des locaux et améliorent sensiblement la
qualité des relations entre les personnes. Des décisions qui paraissent mineures par rapport à la
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complexité et à la masse de l'ensemble d'une rénovation peuvent avoir des effets considérables
sur le climat. L'architecture a aussi une action sur la gestion des personnes et l'éducation.
LES OUTILS PÉDAGOGIQUES, ÉLÉMENTS D'UNE CULTURE
« Dire que les institutions sociales sont étroitement solidaires du dispositif techno-économique est
une affirmation constamment vérifiée par les faits. » LEROI-GOURHAN A., Le geste et la parole,
Paris, Albin Michel, 1965, p 208.
La culture pédagogique intègre plusieurs sortes « d'outils » qui peuvent être classés selon leur
fonction. A côté des outils support du travail des élèves, il existe des outils vecteurs de
communication. Certains d'entre eux, comme le manuel scolaire, ont une double fonction selon
les choix du professeur. Il semble que la forme « classe » se soit stabilisée d'abord par
l'intégration progressive des outils qui servent une logique ordonnée autour de la transmission
de la parole magistrale. Cette logique ne peut être comprise sans référence à l'évolution des
formes du savoir et, d'une manière générale, du rapport au savoir valorisé dans la société tout
entière. On peut identifier plusieurs étapes dans cette intégration. La première correspond à
l'usage quasi exclusif de l'oral en tant que vecteur du savoir. La rareté des livres, le
positionnement du maître dans l'espace, sur sa chaire qui domine l'assemblée des disciples,
ordonnent la communication de façon descendante et contraignent les apprenants à mémoriser
le plus fidèlement possible la parole transmise car ils ne disposent d'aucun recours en cas
d'oubli. Dans cette configuration, le nombre des élèves importe peu, la pression de l'attention, le
prestige de la parole savante sont tels qu'il n'est pas besoin de contrôler le groupe. En cas de
difficulté, la structure de la classe est si fragile qu'aucune régulation n'est plus possible :
l'autorité du maître, si elle est contestée, s'effondre. La transmission ne fonctionne que si l'on
présuppose que le maître s'adresse virtuellement à chaque individu en particulier.
On a coutume d'attribuer à Saint Pierre Fourrier, au XVIIème siècle, l'invention du tableau noir.
Cet outil, introduit une évolution majeure dans la logique traditionnelle car il permet de soutenir
la parole par l'écrit et surtout d'introduire une relative cohésion dans le groupe des élèves : tous
regardent dans la même direction, il existe un soutien à l'attention, il devient possible de donner
des consignes de travail communes. On passe de la classe organisée sur le mode de la réception
d'un message, construite sur un rapport contemplatif au savoir, à une classe qui peut donner lieu
à une activité propre des élèves, collectif d'individus. Le livre est rare et n'est véritablement à
disposition des élèves que dans les écoles réservées à l'élite. Dans les petites écoles et dans les
asiles, trois modes d'organisation de la classe coexistent. Pour l'apprentissage de la lecture ou du
calcul, la communication est centripète, organisé autour du maître. Dans les moments réservés à
l'enseignement mutuel, où un élève plus avancé sert de répétiteur, la relation qui s'établit entre
lui est les élèves dont il a la charge est une reproduction à taille réduite du mode de
communication magistral.
Pour l'initiation aux arts mineurs l'organisation de la classe est plus centrifuge et les supports
varient en fonction des activités économiques considérées comme caractéristiques du sexe (la
couture et la broderie pour les filles, la menuiserie pour les garçons) ou de la classe sociale.
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L'école publique, après les lois de Jules Ferry, se ressaisira de ces objets de la vie quotidienne
pour leur assigner une autre finalité : il ne s'agit plus d'occuper les enfants mais bien de
rationaliser les gestes les plus humbles de la vie (hygiène et diététique) et de diffuser des savoirs
contre les usages coutumiers (savoirs élémentaires sur la culture, le jardinage, la production des
objets usuels).
Le manuel introduit une dimension supplémentaire : outil de travail personnel mais commun à
l'ensemble des élèves d'une même classe, il est aussi le vecteur d'une parole externe au maître.
Sa valeur symbolique est ambiguë : après avoir été la manifestation de l'excellence des maîtres
qui n'hésitent pas à donner à leurs élèves un livre savant comme objet d'études (cf. La logique de
Port-Royal), au XIXème siècle il apparaît, au même titre que les programmes, comme l'une des
marques de défiance à l'égard des professeurs et signe l'intrusion d'un contrôle externe sur le
savoir transmis en classe. Mais surtout, il permet une meilleure coordination des activités
individuelles et du groupe en prolongeant la parole du maître et en favorisant un travail
complémentaire de l'élève.
On ne peut oublier le rôle décisif du mobilier scolaire dans la stabilisation du modèle de
communication dans la classe. Il a été pendant longtemps un moyen de contenir l'activité des
élèves et de permettre la coexistence d'un nombre important d'individus jeunes et actifs, dans
un espace confiné et sur un temps long. Il a participé à la fois d'un projet de contrôle des
comportements, d'assujettissement des personnes, et d'orthopédie pour les corps (cf. Michel
Foucault, 1975). Mais cette conception valable pour des grands ensembles d'élèves, a coexisté
avec un projet plus élitiste, réservé à quelques enfants favorisés : l'étude dans la bibliothèque
familiale ou dans celle de l'institution, sous la surveillance d'un précepteur ou d'un répétiteur.
L'école républicaine, orientée vers l'accueil de masse, a longtemps éludé la possibilité d'un travail
plus individualisé où le maître n'est pas l'intermédiaire obligé entre l'élève et le savoir. Le CDI
contemporain peine à renouer avec cette tradition jugée par certains comme contradictoire avec
la logique républicaine du groupe-classe. Si l'on ajoute à ce rapide inventaire que des
pédagogues comme Maria Montessori commencent à la fin du XIXème siècle à se soucier de
l'adaptation du mobilier scolaire aux tailles et aux possibilités motrices des enfants, on peut
constater que, dès cette époque, l'allure générale de la classe est stabilisée.
Freinet fait entrer dans la classe les outils de la vie quotidienne en usage dans les activités
économiques (l'imprimerie et les divers ateliers) avec un projet pédagogique nouveau. Il pense la
classe comme une micro société à l'image de la société globale. Ce faisant, il introduit une
rupture majeure dont la logique ne sera que peu suivie. La classe de Célestin Freinet éclate sur le
plan spatial (on sort, on cultive un jardin, on réalise des enquêtes). Elle intègre des outils non
scolaires. Elle bouleverse le temps en se calant sur celui des communautés où l'établissement est
implanté. Cette logique nouvelle n'a survécu que dans des aspects très partiels : les classes de
découverte, la bibliothèque de travail et la correspondance scolaire. Bien plus, cette logique n'a
réellement pu être menée à son terme que dans de petites unités des écoles primaires et n'a pas
survécu à des tentatives de transposition dans le second degré. La classe Freinet est un système
ouvert, peu stable parce que fortement centrifuge, qui ne résiste guère face à la structure
fortement intégrée de la classe traditionnelle.
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Les moyens audiovisuels n'ont pas produit la révolution attendue dans la communication
pédagogique. Pour l'essentiel, ils se sont inscrits dans la logique traditionnelle en ouvrant, à côté
de la parole du maître, d'autres accès à l'information et un support imagé. L'usage de
l'audiovisuel comme moyen de produire du savoir (faire réaliser des montages par les élèves), de
travailler sur les méthodes (analyser des conduites par l'autoscopie) ou de communiquer hors de
la classe (échanger des cassettes comme on échange de la correspondance), restent des
pratiques peu courantes. Consommatrices de temps, les techniques de l'audiovisuel nécessitent
en outre des compétences techniques et pédagogiques peu présentes dans les établissements.
L'informatique pourrait produire un changement d'une autre portée : l'ordinateur permet de
diversifier les sources d'information de façon très significative. Il peut changer sensiblement le
rapport à l'information et permettre de construire, éventuellement, un autre rapport au savoir.
Ces techniques ont plusieurs statuts dans les établissements. Outil de travail pour les élèves et
vecteur d'information, l'ordinateur est plutôt utilisé comme tel au CDI, plus ou moins
directement en lien avec le travail de la classe. Le travail pédagogique s'en trouve
considérablement modifié du fait de la dualité du pilotage par le professeur de la discipline/
professeur documentaliste. En tant qu'outil de travail pour les élèves et support pédagogique, il
est parfois utilisé dans le cadre même de la classe, dans certaines disciplines (en mathématiques
par exemple). Dans ce cas, il s'intègre dans cette structure au même titre que les supports déjà
connus, plus ou moins souples, plus ou moins puissants sur le plan cognitif. Il reste sous le
contrôle du professeur mais induit des effets centrifuges analogues au travail de groupe.
L'informatique comme contenu d'enseignement peut, en dehors d'un programme technique
particulier, faire l'objet d'une initiation par les documentalistes (recherche documentaire sur CD
rom ou Internet) ou comme préalable à l'utilisation d'un traitement de texte. Dans ces deux
derniers usages, l'informatique ne conteste en rien l'organisation traditionnelle de la classe.
Temps, espace, outils sont les éléments qui s'intègrent dans la structure classe, celle-ci étant
conçue comme unité de temps, de lieu et d'action. Elle correspond à une mise en scène du
professeur ou du savoir, très rarement de l'action d'apprentissage des élèves en tant qu'individus
ou en tant que groupe. Cette structure de base a résisté à l'érosion du temps. On peut même
considérer que les années 90 ont scellé sa victoire sur les tentations centrifuges et notamment
sur la différenciation pédagogique. Le travail de groupe qui réorganise le schéma de
communication sur un mode non convergent, l'évaluation formative qui ne se réfère plus à la
norme du groupe, la variabilité de la durée des séances de travail avec les emplois du temps
souples n'ont pas fait tache d'huile. Au contraire, toutes les tentatives d'organiser le travail des
élèves et des professeurs sur un mode alternatif (modules, aide individualisée, travaux croisé,
travaux personnels encadrés...) semblent condamnés à s'organiser en couches successives au
rythme des réformes, hors de la classe, en surplus dans l'emploi du temps. L'introduction d'une
certaine variabilité les pratiques, se heurte au modèle traditionnel, puissamment intégré et
cohérent, renforcé par l'organisation et la division du travail.
ORDRE ET DÉSORDRE DANS LE SYSTÈME :
LES CLÉS DE L'IMAGINAIRE PÉDAGOGIQUE
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Dans l'établissement, les deux métiers de référence s'organisent en deux couches qui ne se
confondent jamais, même lorsqu'une forte connivence les rapproche : l'enseignement et «
l'administration ». L'administration en fait renvoie à une fonction hiérarchique et à des fonctions
de gestion et d'organisation, subordonnées à l'enseignement. Le chef d'établissement pendant
longtemps, a été perçu comme une émanation du pouvoir central et ce n'est que depuis une
dizaine d'années que la valeur éminemment pédagogique de son action est affirmée. Les
conseillers d'éducation selon les pratiques de l'établissement font effectivement partie de
l'organisation logistique de l'établissement et, comme tels, sont tantôt considérés comme des
collaborateurs directs du chef d'établissement tantôt comme constituant un autre métier
correspondant à une diversification des finalités de l'institution, enseigner et éduquer. Les autres
personnels (assistante sociale, infirmière, médecin scolaire, conseiller d'orientation psychologue)
selon que l'établissement se reconnaît un rôle de médiation sociale ou non, sont plus ou moins
intégrés dans l'ensemble.
Mais c'est la dualité qui reste la caractéristique la plus frappante des établissements : pas de
hiérarchie intermédiaire, pas de différenciation réelle des fonctions d'enseignement. La seule
division du travail repose sur une distinction épistémologique parfois contestable entre les
disciplines d'enseignement. Imagine-t-on une entreprise dont la majeure partie du personnel
serait organisée sur la seule base des savoirs maîtrisés, sans aucune diversification interne des
fonctions ? Cette organisation du travail, pour surprenante qu'elle soit, résiste à toutes les
réformes. Les principaux échecs des incitations ministérielles concernant le travail en équipe et
la pluridisciplinarité sont en grande partie à imputer à l'inorganisation professionnelle et là
l'indifférenciation des fonctions.
Coordonner une équipe, assurer le suivi des élèves et les contacts avec les familles, mettre au
point des documents pédagogiques, organiser et mettre en œuvre un projet ... sont des tâches
assurées soit en plus du temps de service, soit à l'intérieur du service et sur la base d'une
incitation plus ou moins forte (professeur principal par exemple) mais elles débouchent
rarement sur la définition d'un organigramme renouvelé.
Plusieurs facteurs concourent à cet état de faits. Les représentations et la culture professionnelle
sont fondées, du moins en apparence, sur une égalité fondamentale entre les professionnels de
l'enseignement. Les autres professions de l'établissement bien que vouées au même projet
d'éduquer et de former, sont considérées soit comme des déclinaisons de la profession noyau
(chef d'établissement), soit comme des aides à la fonction principale selon une hiérarchie
rigoureuse (Conseiller principal d'éducation, personnels de santé, administratifs et de service).
Or cette organisation résiste de moins en moins à la perception des élèves qui considèrent les
adultes comme un bloc et aux nécessités du travail éducatif dans la mesure où les situations de
crise, par exemple, nécessitent une mobilisation de tous les personnels, quel que soit leur statut.
L'équipe en cas de difficulté ne peut se réduire aux seuls enseignants et ce, d'autant moins, que
le problème majeur des établissements (comme celui des sociétés développées) devient, sans
qu'on n'y prenne vraiment garde, le traitement des situations de crise.
L'affirmation généreuse qui consiste à proclamer que l'élève est au centre du système ne résiste
pas à l'analyse : il ne l'a jamais été jusqu'à ce jour et il faudra encore bien des bouleversements
pour qu'il le soit. On peut même s'interroger sur la pertinence d'une telle possibilité. Outre le fait
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que l'école n'accueille pas un élève générique, sorte de sujet épistémique plongé dans le
système scolaire, mais des élèves singuliers qui se constituent en groupes institués pour les uns,
informels pour les autres, une telle affirmation suppose, implicitement, un accord sur la
conception de « l'Elève ». Avant qu'un accord se réalise sur ce sujet, l'histoire aura probablement
tranché dans de nombreuses questions qui agitent actuellement notre société. L'Elève n'existe
pas. Les élèves sont pluriels, divers et par conséquent engendrent nécessairement du désordre
dans le système. Aucun système ne pouvant s'organiser sur cette base, l'action pédagogique
visera nécessairement à réduire le désordre en assimilant dans une certaine mesure,
l'hétérogène à de l'homogène, le particulier au général, le mouvant au statique.
Or, l'action pédagogique, pour l'essentiel, nous venons de le voir, se déroule dans un espace clos,
sur un temps morcelé et recomposé en « emploi du temps », avec des moyens qui, au moins
pour les plus traditionnels d'entre eux, sont les supports privilégiés d'une communication
centrée sur le maître. Bien sûr, l'ordre pédagogique ne saurait être totalement stable. Dès qu'il
est mis en péril, le maître tente de le rétablir. Une part considérable de l'activité professionnelle
des enseignants n'est donc pas consacrée à la transmission du savoir mais au maintien ou à la
restauration de l'équilibre nécessaire au fonctionnement de la classe. Que cela passe par des
interventions sur la discipline est en fait inessentiel. L'essentiel est que l'énergie des enseignants
est peu à peu dévorée par ces tâches qu'ils considèrent (logiquement si l'on accepte le postulat
pédagogique actuel) comme des tâches annexes.
L'élève est naturellement générateur de désordre dans l'école : tout usager est générateur de
désordre dans l'organisation qui l'accueille. Une institution qui tend à pérenniser des formes
stables d'organisation et à reproduire son propre fonctionnement indéfiniment, tolère mal les
incertitudes produites par les acteurs qu'elle contrôle peu. Pour que le système résiste à des
acteurs turbulents que sont les jeunes, il faut qu'il existe un lieu protégé, où l'autorité se légitime
elle-même et s'exerce sans réel contre-pouvoir. C'est la classe, « boîte noire » du système, qui
est au centre. Mais l'autorité dans la classe repose traditionnellement sur la légitimité du savoir
symbolisée par la constitution d'un réseau de communication qui n'existe nulle part ailleurs que
dans les instituions à vocation de formation, parfaitement artificiel et qui ne peut être compris
que par référence à une triple nécessité : transmettre une information, contrôler les
comportements des élèves, assurer l'autorité du maître. Or, les fondements de cette
communication sont actuellement tous ébranlés : le professeur n'est plus le médiateur obligé
entre l'élève et les savoirs, les comportements des jeunes évoluent vers une anomie tolérée par
ailleurs dans la société, l'autorité du maître n'est reconnue que lorsqu'elle s'accompagne d'un
charisme personnel.
Est-il vraisemblable que tous les professeurs, du premier jusqu'au second degré, présentent un
tel charisme ? La classe dans sa conception actuelle apparaît plus comme un héritage
encombrant que comme la protection que les maîtres y trouvaient traditionnellement. Au
contraire, par l'organisation même du travail pédagogique, ils s'y trouvent non plus exposés au
contrôle de la hiérarchie, mais aux fluctuations de l'humeur des élèves. C'est là l'incertitude
majeure avec laquelle chaque enseignant est réduit à composer dans la solitude. Le retour à des
manifestations excessives d'autorité dans certaines classes est le symptôme que les formes
dialoguées de la pédagogie ont échoué parce qu'elles supposent toutes une adhésion minimale
Les Cahiers d’Éducation & Devenir - Numéro 57 - 2001 11
des élèves au système. De plus, la différenciation de la classe par alternances de formes
d'activités variées, fondées sur la considération des besoins des élèves, suppose une habileté
technique pour la conception et surtout pour la conduite du travail que ne possède assurément
pas l'ensemble des enseignants. Les innovations pédagogiques sont donc, par nature, vouées à
rester marginales.
Mais si le mythe de la classe comme structure fondamentale de l'acte pédagogique s'effondre,
c'est aussi la définition des services des enseignants par la présence face aux élèves qui se trouve
mise en cause. L'ordre pédagogique ancien organisé autour de la boîte noire a résisté aux
adaptations marginales qu'on a tenté de lui faire subir, depuis l'aménagement des
enseignements, jusqu'à la mise en œuvre de dispositifs parallèles d'aide en passant par le travail
de groupe ; il n'assure plus le minimum de confort que les professionnels sont en droit
d'attendre ; il ne permet plus qu'à une fraction d'élèves de mener à bien les apprentissages. Il
s'agit donc bien de trouver un nouvel ordre dans lequel l'acte pédagogique pourra se dérouler
selon des formes plus variées et surtout plus appropriées à la fois aux élèves et aux nouvelles
connaissances que le monde contemporain requiert.
LES PRINCIPES ORGANISATEURS DU SYSTÈME ÉTABLISSEMENT
Cela ne signifie pas pour autant que les formes anciennes de la transmission pédagogique
doivent être balayées. La compréhension du mode d'organisation du système établissement est
un préalable à la volonté d'agir pour faire évoluer« le système et les pratiques. Le système
éducatif a évolué de façon contrastée. Les changements ne se sont pas produits là ils étaient
attendus. L'école évolue mais résiste au pilotage des réformes parce qu'elle est trop fortement
intégrée autour de quelques principes de base et parce que la plupart des réformateurs ou n'ont
pas osé ou n'ont pas pu s'attaquer à ces principes.
Le premier principe autour duquel se constitue le système est celui de la symétrie/asymétrie. La
relation éducative est fondamentalement une relation asymétrique : l'éducateur sait, possède
une expérience, « l'éduqué » se forme. Les éducateurs professionnels en outre, sont investis par
l'institution d'une responsabilité et d'une autorité qui ne peut s'accommoder d'une parité
relationnelle. Cette asymétrie est perceptible dans l'organisation de l'espace de la classe
(l'estrade, la maîtrise des moyens de communication symboliquement la possession du bâton de
craie ou du marqueur). Elle est aussi évidente dans le statut des personnes : les adultes
professionnels d'une part, les élèves traités comme des mineurs (même s'ils sont majeurs par
l'âge) au regard des obligations liées à la pédagogie. Mais la revendication d'une symétrie n'est
jamais bien loin. La pédagogie institutionnelle fait même de cette revendication d'une égalité des
adultes et des élèves devant la loi, un moyen éducatif à part entière : instituer ensemble la loi
constitue un co-apprentissage. La consultation des lycées a montré récemment à quel point la
réciprocité des exigences était une référence centrale dans l'idéal des adolescents : que les
adultes s'appliquent à eux-mêmes les règles qu'ils nous imposent, qu'ils commencent par vivre
ce qu'ils préconisent...
La tension entre ces deux tendances est inhérente au projet d'éduquer dans les sociétés
occidentales. Si pendant des siècles l'asymétrie a prévalu dans la transmission d'un patrimoine,
force est de considérer que socialement et économiquement, les sociétés contemporaines ne
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peuvent vivre sur le patrimoine transmis. Plus que le passage d'une génération à l'autre de
savoirs et de pratiques, il s'agit de construire des modes d'élaboration de ces mêmes savoirs, des
méthodes d'invention, des ressources pour la créativité, sachant que le rythme des évolutions
techniques, scientifiques et des changements qu'elles produisent dans les modes de vie s'est
tellement accéléré qu'une seule génération va devoir faire face à plusieurs évolutions majeures.
Le système éducatif pris entre les deux tendances, oscille dans le temps et à travers l'espace. Les
pratiques tantôt se crispent sur des relations asymétriques, tantôt se détendent et introduisent
des marges de négociation entre les adultes et les élèves. Mais l'invariant est certainement que
le savoir est de moins en moins le garant de l'autorité.
Le deuxième principe est celui de la circulation/permanence. Il existe une dichotomie entre les
moments consacrés aux déplacements entre deux activités (deux cours le plus souvent mais
aussi pour aller en salle de restauration ou pour sortir et rejoindre les cars scolaires) et les
moments statiques où les déplacements sont prohibés ou tout au moins étroitement contrôlés.
Ces moment antagonistes correspondent à des lieux différents : lieux clos où la motricité est
contrainte; lieux ouverts où la surveillance est nécessairement plus lâche, où la motricité se
libère (couloirs, escaliers, cours). La simple visite d'un établissement permet d'expérimenter le
brusque contraste entre le relatif silence et le vide des couloirs pendant les cours, et l'activité
intense qui y règne dès que la sonnerie retentit. Mais ce contraste cache des questions qui ont
une portée pédagogique importante : qui se déplace, les élèves ou le professeur (en fait à qui
appartient l’espace) ? La classe est-elle celle de la discipline, terrain privilégié du professeur ou
classe des élèves, où ils peuvent laisser leurs sacs, investir les pupitres, trouver un refuge
intime ?
Mais la circulation est aussi celle qui se produit entre les espaces-temps de formation. La
permanence des enseignants se conjugue avec le renouvellement et la succession des
promotions d'élèves. Les conséquences sur l'organisation professionnelle et sur l'imaginaire des
enseignants sont considérables : l'intensité des moments passés ensemble ne compense pas la
perte de contact qui se produit dans les grands établissements bien avant que l'élève ne quitte le
collège ou le lycée. On le perd de vue, on ne sait pas bien ce qu'il est devenu. Pour la majorité
des élèves, les professeurs ne possèdent aucun retour à moyen ou à long terme. L'impression
d'œuvrer sans jamais voir l'effet de son travail est un des ingrédients de « l'impuissance
pédagogique ». Inversement l'impression dominante des élèves est la succession des professeurs
dans le cadre de l'emploi du temps sans jamais pouvoir retenir l'instant précieux où il semble que
le courant passe, la course effrénée derrière l'horaire, les devoirs à rendre, les leçons à contrôler.
L'espace et le temps scolaires, l'un impliquant étroitement l'organisation de l'autre, se déclinent
sur le mode de l'opposition entre la clôture et l'ouverture. L'espace clos de la classe, espace
limité de l'établissement qui selon le degré de porosité des frontières, induit plus ou moins l'idée
qu'entrer et sortir relève de la transgression. L'école est un espace public mais le cocon de la
classe confine à l'espace privé : on s'y retrouve comme en famille et les codes basculent, en
particulier les codes de la civilité, aussi bien chez les enfants que chez les adultes. Le temps lui-
même est marqué par cette opposition entre le temps borné du cours et le temps des
récréations qu'on essaie de prolonger, entre l'activité contrôlée, gérée par l'emploi du temps et
l'activité plus libre que l'on tente de soustraire au regard d'autrui, les attentes qui s'étirent au
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self ou devant le car scolaire, les temps de solitude (rares car il est difficile de s'isoler, les
architectures sont précisément conçues pour ne pas offrir de refuge) et les temps collectifs,
envahissants, où l'on tente de retracer une frontière aux limites de la bande de copains.
Pour le personnel enseignant du second degré (1), la dichotomie trouve une résolution plus ou
moins satisfaisante dans la fuite de l'établissement. On a longtemps tiré argument de la non
présence des enseignants sur leur lieu de travail en dehors des heures de cours, pour penser que
la représentation dominante de la profession est le modèle libéral. Rien n'est plus faux. Les
enseignants se réclament d'une institution, à la fois protectrice et inquiétante, et toute une part
de leur imaginaire professionnel ne se comprend que par la complexité des relations qu'ils
entretiennent avec elle. Simplement, le privilège de leur fonction est de pouvoir sortir de
l'espace scolaire tandis que l'obligation scolaire et la volonté des familles contraint les élèves à
inscrire leur activité dans les limites étroites du collège ou du lycée.
LE TABOU DE LA PAROLE SAVANTE
« Peu à peu le tabou devient une puissance indépendante...Il devient la contrainte imposée par la
tradition et la coutume et, en dernier lieu, par la loi ».
FREUD S., Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1970, p 35.
Il faut probablement remonter dans l'histoire à des temps où le savoir était porteur d'une charge
émotionnelle fortement ambivalente pour comprendre ce principe qui a, jusqu'à nos jours,
fondé l'organisation de la relation pédagogique et au-delà, notamment en France, celle du
système scolaire. Le savoir longtemps aux mains d'une petite minorité, à la fois désirable parce
qu'il distingue et donne une forme de pouvoir, inquiète parce qu'il ouvre sur un monde d'idées
étranges et inconnues. Il est considéré de façon fortement ambivalente dans les sociétés
occidentales. L'arbre de la science parfaitement désirable, est aussi à l'origine de la chute du
couple primitif. Respect et crainte ont entouré les médiateurs du savoir entraînant logiquement
l'instauration d'une série d'interdits, relayés dans l'école par la loi, fondement, garant et
protection de l'autorité et du pouvoir du maître.
Qu'on s'en désole ou qu'on s'en réjouisse, force et de constater que le rapport au savoir est en
train de basculer. En se banalisant, il se désacralise et l'école ne peut plus l'invoquer pour se
légitimer. L'augmentation de la conscience individuelle conjuguée à une forte interdépendance
économique poussent nos contemporains à instrumentaliser le savoir plus qu'à le sacraliser. Les
interpellations lancées à l'école sur son efficacité, sur ses liens avec le marché de l'emploi (qui ne
sont pas toutes fondées) indiquent clairement qu'elle ne joue plus le rôle qui lui était
traditionnellement attribué de fédérateur du lien social, pas seulement parce que les
mécanismes de la reproduction sociale auxquels elle contribue ont été mis à jour, mais aussi
parce que le tabou qui, symboliquement, fondait son fonctionnement institutionnel n'a plus la
même puissance mythique. Si l'école ne veut pas sombrer face aux entreprises mercantiles qui
confondent information et savoir, qui sous-estiment systématiquement le caractère social de
l'apprentissage, l'école (et la société avec elle) doit s'engager dans une sorte de refondation qui
ne concernera pas tant les programmes et les structures que la division sociale du travail et plus
profondément encore l'organisation même de l'acte pédagogique. Mais ceci est une autre
histoire...
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(1) Les enseignants du premier degré dépassent le problème en investissant nettement plus
l'espace que leurs collègues du second degré. Il y aurait une recherche à faire sur les
décorations des classes en tant qu'elles ont pour fonction de récréer un espace intime où il
est possible d'habiter malgré la standardisation de l'architecture.
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