Post on 16-Sep-2018
OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUESDANS LE MONDE ARABE
RETOUR SUR DES «RÉVEILS ARABES»
«LA TUNISE POST-BEN ALI» par Diane Lafforgue
«LE LIBAN À L’ÉPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE » par Laura Da Silva Jacob
«LE CAS YÉMÉNITE » par Marc Massot
«L’ÉGYPTE : PHARE DU RÉVEIL ARABE ? » par Mélanie Rénier
avril 2013
RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES » / IRIS SUP’ ‐ AVRIL 2013
IRIS ‐ Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe
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RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES »
Les étudiants de première année d’IRIS Sup’, l’école de l’IRIS, ont étudié les mutations politiques dans les pays arabes. Leur analyse casuistique a donné lieu à des travaux dont sont extraits les développements suivants.
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« LA TUNISIE POST‐BEN ALI »
par Diane Lafforgue
LE DEROULEMENT DES EVENEMENTS
Les causes profondes
Les causes profondes du soulèvement de décembre 2010 sont principalement liées à la situation économique, à la dégradation des conditions de vie des Tunisiens et au glissement vers la dictature du régime de Ben Ali.
En effet, la croissance économique du pays, particulièrement forte dans les années 1990, est félicitée par de nombreux pays, dont la France. On parle même de « miracle tunisien ». Cependant, cette croissance est le résultat d’un dumping fiscal, qui permet des exonérations importantes pour le privé, et d’un dumping monétaire qui laisse se dégrader la valeur du dinar pour booster les exportations. Elle s’explique également par une volonté de l’État de maintenir la stabilité des prix au détriment de la dette (en payant la différence due à l’augmentation du prix des matières premières par exemple). De plus, le tourisme rapporte de moins en moins. Les tour‐opérateurs font jouer la concurrence et baissent de plus en plus les prix ce qui a de mauvaises répercussions sur l’économie du pays qui tire de ce secteur une grosse partie de son PIB. De même, le secteur privé a du mal à se développer ce qui limite fortement l’évolution des capacités de production du pays. Ainsi, l’économie de la Tunisie se trouve de plus en plus affaiblie et accuse un taux de chômage de 13 à 14 % depuis 2008.
Depuis 2008, le pays voit également émerger des mouvements de protestations de plus en plus violents qui réclament une amélioration des conditions de vie en Tunisie comme ce fut le cas à Gafsa et Redeyef. Ces mouvements désorganisés subissent une répression extrêmement forte de la police. En effet, depuis 1987, le régime se durcit et les libertés n’ont pas cessé de diminuer. En 2003, TUNEeZINE, site d’information indépendant, est interdit, de plus en plus de journalistes ou de militants comme Taoufik Ben Brik critiquant le régime sont arrêtés, emprisonnés et torturés.
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Ainsi, début 2009, à un an à peine des élections présidentielles la situation économique est mauvaise et le climat social est très tendu. Moncef Marzouki, actuel président remarque que la répression croissante, le système judiciaire biaisé, la presse contrôlée, l’opposition inexistante, la jeunesse peu éduquée, la supercherie du miracle économique et la mafia politique au pouvoir sont autant de facteurs qui conduiront à la révolution. Selon lui la prise de conscience est lente, mais en cours.
Les éléments déclencheurs
A partir de 2010, les militants de la liberté de la presse, d’expression et d’association se multiplient face à l’augmentation des emprisonnements et la réduction des libertés. Cela tient en partie à l’accès à Internet que le régime ne peut endiguer. Ainsi, la prise de conscience s’accélère et la jeunesse se mobilise. Notamment lors de la fermeture de l’Université Libre de Tunis, les jeunes « diplômés‐chômeurs » commencent à se révolter ; ils veulent un emploi et le respect des droits de l’Homme.
Le 17 décembre Mohamed Bouazizi, diplômé mais vendeur ambulant à Sidi Bouzid, s’immole pour contester la confiscation de sa marchandise par les autorités. Dans la même ville le 19, les premières manifestations éclatent contre le chômage et la hausse des prix. Deux jours plus tard au cours d’une manifestation, Houcine Neji s’électrocute à un poteau électrique après avoir crié « plus de misère, plus de chômage ». Le président Ben Ali ne réussit plus à endiguer la révolte qui gagne tout le pays. À partir du 24 décembre, les manifestants s’attaquent directement à la famille du président dans leurs slogans : « Ben Ali dégage ».
Si le pays est secoué par divers mouvements de protestation depuis 2008, c’est bien la mort de Houcine Neji et l’immolation de Mohamed Bouazizi qui déclenchent le mouvement de révolte.
Le résumé des évènements
Depuis le 24 décembre, les manifestants ciblent directement la famille du président et de sa femme. La répression policière a déjà tué deux manifestants.
Le 5 janvier 2011, Mohamed Bouazizi décède.
Entre le 7 et le 10 janvier, de nombreuses manifestations violentes et sanglantes auront lieu dans le centre‐ouest du pays. 21 manifestants sont tués selon les autorités, 50 selon les délégués syndicaux.
Le 9 janvier, le Général des armées est démis de ses fonctions pour avoir ordonné à la police de ne pas tirer sur les manifestants.
Le 10 janvier, Zine el‐Abidine Ben Ali fait une apparition télévisuelle pour dénoncer les « actes terroristes ». Il promet également la création de 300 000 emplois pour 2013. Le gouvernement ferme les écoles et les universités jusqu’à nouvel ordre et les syndicats votent la grève générale tournante par région.
Le 11 janvier, les émeutes gagnent du terrain et se rapprochent de la capitale. Les syndicats comptent environ 35 morts depuis le début de la révolte (21 selon la police).
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Le 12 janvier d’autres manifestants sont tués, l’Organisation des Nations Unies (ONU) appelle la Tunisie à mener des enquêtes indépendantes et crédibles sur les violences dans le pays, et la France propose son aide en matière de maintien de l’ordre. Un couvre‐feu est installé à Tunis qui compte déjà 8 morts.
Le 13 janvier, le président Ben Ali s’engage à quitter le pouvoir aux prochaines élections, à ne plus tirer sur les manifestants, à rétablir la liberté totale d’information et d’Internet, et à baisser les prix. Tunis compte alors 13 morts et les émeutes ont fait près de 65 morts depuis le 17 décembre.
Le 14 janvier, les manifestants de Tunis et de Sidi Bouzid notamment scandent « Ben Ali, dehors». Le gouvernement est dissout et des législatives anticipées dans les 6 mois sont annoncées. Le couvre‐feu est appliqué à tout le pays. Mohammed Ghannouchi annonce assurer la présidence par intérim jusqu’aux élections anticipées, car Ben Ali quitte la Tunisie.
Le 15 janvier, l’Arabie saoudite confirme la présence de l’ex‐président Ben Ali et de sa famille pour une durée indéterminée.
LES REPERCUSSIONS DU SOULEVEMENT
Situation politique
Au lendemain de la chute du président Ben Ali, un gouvernement provisoire dirigé par Ghannouchi est mis en place jusqu’aux prochaines élections. Les Tunisiens ne sont cependant pas satisfaits de ce gouvernement de transition malgré ses propositions de réformes législatives sur les lois pénales, le droit des associations et des partis politiques, la liberté de la presse et la lutte contre la corruption. Face aux pressions des manifestants, le gouvernement est dissout fin février et l’ancien parti du président, le RCD, est finalement interdit le 9 mars 2011. Béji Caïd Essebsi succède à Ghannouchi et annonce l’élection de l’assemblée constituante pour le 23 octobre 2011 coordonnée par un organe de contrôle indépendant. Ainsi, lors des premières élections libres, le peuple tunisien donne la majorité au parti Ennahda (avec 89 sièges sur 217) et en décembre, Moncef Marzouki de la gauche nationaliste est élu président. Aujourd’hui la Tunisie est gouvernée par trois partis : Ettakatol, parti social‐démocrate représenté par le président de l’Assemblée nationale, le parti du congrès pour la république du président de la République et le parti Ennahda du Premier ministre.
Le parti Ennahda a séduit parce qu’il a été considéré comme le martyr politique du régime de Ben Ali. Aujourd’hui, il est sollicité par la population tunisienne pour mener la révolution jusqu’au bout. Il doit également son succès au flou artistique dans l’organisation politique des autres partis, qui ont souffert d’un manque d’unité.
De plus, l’organisation politique actuelle assure de nombreux pouvoirs au Premier ministre par rapport au président ce qui fait du parti Ennahda le parti dominant. En réponse, l’opposition se met petit à petit en place. Récemment le parti Nidaa Tounes dirigé par Béji Caïd Essebsi a vu le jour. Libéral‐démocrate, il réunit à la fois des anciens du Destour, des syndicats, des patrons, des libéraux et des militants de gauche. Il est également soutenu par divers petits partis. Principalement anti‐Ennahdha, son programme reste cependant encore
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flou. À gauche, une sorte de front populaire est en train d’émerger suite à la volonté des petits partis de gauche nationalistes ou marxistes de peser sur la scène politique. On constate donc que la reconstruction de la vie politique tunisienne en vue des législatives de l’été 2013 n’est pas évidente et se fait lentement.
La formation de ces mouvements d’opposition se fait également en réaction à la montée de l’islam radical. En effet, des groupuscules salafistes sont de plus en plus présents dans le pays notamment dans les régions pauvres. Leurs actions violentes s’intensifient depuis le mois de mai 2012 et ils sont par exemple à l’origine des attaques contre l’ambassade des Etats‐Unis au mois de septembre à la suite d’une vidéo anti‐islam parue sur Internet. De plus, des couvre‐feux sont régulièrement mis en place depuis le mois de juin suite aux attaques des salafistes. Selon Sophie Bessis (chercheur à l’IRIS), il faut tout de même relativiser ces évènements. Comme l’avait souligné le président Marzouki (soutenu d’ailleurs par le parti Ennahda lors de sa candidature), la Tunisie n’est pas tombée dans l’islamisme. Ennahda n’a d’une part qu’une majorité relative à l’Assemblée et d’autre part il prône un Etat démocratique ouvert sur les avancées sociales et à renoncer à l’application de la charia dans la constitution. Même s’il apparait qu’il existe des dérives, on pourrait d’une manière générale à propos d’Ennahda parler d’un islamisme modéré qui s’engage à garantir les libertés fondamentales notamment vis‐à‐vis du statut de la femme. Il s’agit dès lors de laisser à Ennahda le temps de tenir (ou pas) ses engagements. La pression est d’ailleurs maximum sur le parti qui doit convaincre les Tunisiens afin d’éviter l’échec gouvernemental et de s’affirmer lors des législatives à venir.
La révolution a donc permis la mise en place d’élections libres, et la création d’un nouvel ordre politique pour l’heure encore instable et incertain. D’après Pierre Puchot (reporter Maghreb et Moyen‐Orient pour Mediapart), le gouvernement actuel doit maintenant s’atteler à régler les nombreuses crises et à redresser la situation économique du pays, ce qui n’a toujours pas été fait depuis le premier gouvernement de transition. Enfin, même si elle est à relativiser, la présence de l’islam radical n’est certainement pas un atout pour le parti au pouvoir qui se doit de rassurer le peuple.
La situation sociale
Les revendications sociales sont le second pilier de la révolution tunisienne. Au lendemain du départ du président Ben Ali, le gouvernement de transition libère les prisonniers de la censure, il rétablit la ligue des droits de l’Homme et accorde une liberté totale de la presse. Il octroie par la suite le droit de grève, met en place des négociations salariales qui débouchent sur des hausses de salaire, et réussit surtout à organiser les premières élections libres. Cependant, la contestation ne faiblit pas. En effet, face au chômage, à la crise économique et à l’état du service public, la colère des Tunisiens monte. De nombreux soulèvements ont lieu pour critiquer l’inaction du gouvernement à régler les vrais problèmes de la population comme à Tataouine, à Sidi Bouzid ou plus récemment à Siliana. Les régions les plus pauvres se sentent abandonnées par le gouvernement. Une seconde révolution ou une « contre‐révolution » semble se mettre peu à peu en place. Les manifestations de Siliana sont le symbole de la déception des Tunisiens qui attendent qu’Ennahda concrétise la révolution dans les faits. Peut‐être l’inexpérience du parti au pouvoir est elle en partie responsable de l’immobilisme des réformes. Certains s’inquiètent d’une forme de continuité gouvernementale avec le maintien de sympathisants de l’ancien président à des postes politiques clés et de l’inertie du redressement économique. Cet échec politique en terme de
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réformes sociales fait également le jeu des groupes salafistes qui en profitent pour attirer les déçus et monter en puissance dans le pays. Il est donc primordial pour Marzouki de rassembler le peuple tunisien autour du projet « concrétiser la révolution ». On constate que ce n’est pas chose facile étant donné l’augmentation des sit‐in et des grèves menés par divers mouvements sociaux du pays.
En effet, la Tunisie bénéficie d’un mouvement syndical très puissant. L’UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) est le plus connu. Il organise de très nombreuses manifestations pour rappeler au gouvernement les enjeux de la révolution ; comme ce fut le cas au mois d’avril 2012 où ils manifestaient pour le droit au travail, ou lors de la journée du 1er mai où l’un des délégués syndicaux déclarait : « Au lieu d'établir des relations de confiance et de dévoiler la vérité, aussi amère soit‐elle, le gouvernement a choisi d'entretenir avec les différentes composantes de la société civile et les catégories sociales des rapports qui nourrissent l'incertitude quant à l'avenir du pays ». Les syndicats sont particulièrement importants dans l’industrie, les mines ou la fonction publique. On constate également que depuis les élections, de nouveaux syndicats voient le jour. La société civile tunisienne s’engage aussi de plus dans la défense des droits grâce à la LTDH pour la défense des droits de l’Homme et l’ATFD et l’AFTRD qui défendent les droits des femmes. En outre, les réseaux de solidarité et les associations antérieures à la révolution sont très nombreux, mais assez désorganisés et moins adaptés à la nouvelle société tunisienne qui émerge.
Ainsi, le mutisme actuel du gouvernement face aux nombreuses revendications sociales de la population est donc à l’origine de mouvements de contestation de plus en plus importants et violents. On assiste donc à une réorganisation de la société civile (syndicats, associations, réseaux de coopération) dans le but de créer un contre‐pouvoir qui lutte pour une amélioration du quotidien des Tunisiens qui souffrent de plus en plus de la crise économique et sociale.
La situation économique
D’après un rapport du FMI datant de 2011 : « Le Printemps arabe déprime l’activité économique de 2011 partout où il est passé ». En effet, la révolution tunisienne a eu de graves conséquences sur une situation économique déjà mauvaise : baisse du pouvoir d’achat, inflation qui menace l’équilibre financier, augmentation de la dette et du déficit budgétaire, baisse du taux de couverture de la dette à 63,8 % en 2012 (contre 75 % en 2011), baisse de près de 32 % des IDE et fuite de nombreuses entreprises étrangères, baisse de productivité due aux mouvements de grève, chute de l’activité touristique de près de 40 %, perte du PIB entre 1 et 1,5 milliard de dinars en 2011. La croissance a donc été nulle sur l’année 2011 (soit une baisse de 3,1 % par rapport à 2010) et le chômage touche près de 20 % de la population (chiffre accru par le retour des Tunisiens des autres pays arabes entrés en révolution, de Libye notamment). Du fait de l’embrasement de la région, les échanges entre les pays arabes ont été mis entre parenthèses ce qui freine la progression de la ZALE (Zone Arabe de Libre Échange). En outre, la désorganisation bancaire et administrative est un frein à la relance économique.
Si sur le court terme, les conséquences semblent dramatiques, il faut tout de même les relativiser. En effet, une fois la démocratie installée, la révolution pourrait avoir des effets positifs sur l’économie. Actuellement les IDE chutent, mais dans le futur, un climat politique stable et démocratique peut attirer encore plus d’investisseurs du fait de la sécurité du
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régime et de la fin de la corruption. De même, les grandes entreprises tunisiennes perdent aujourd’hui en efficacité et en compétitivité. Elles étaient dirigées par des proches de l’ex‐président Ben Ali et sont donc en pleine transition. Une fois ces transitions achevées, un régime démocratique devrait permettre d’ouvrir à la concurrence loyale et donc de favoriser la création d’entreprises ce qui créerait automatiquement un redressement de la situation par l’emploi notamment.
Il est tout de même du rôle du Premier ministre de mettre en place une politique économique solide permettant la relance de l’économie au plus vite. Le premier levier sur lequel il peut s’appuyer est le tourisme. Il s’agit pour le gouvernement de diversifier et de développer l’activité touristique qui se cantonne aujourd’hui au tourisme balnéaire de moins en moins rentable et de renouveler et moderniser les infrastructures. Un projet de loi est d’ailleurs en préparation pour restructurer ce secteur moteur de l’économie tunisienne. La relance du tourisme passe aussi par la sécurité. En effet, les pouvoirs publics doivent maitriser la montée des mouvements extrêmes se réclamant de l’islam afin de rassurer les touristes. Le second levier est la dépense publique. Ainsi, le budget 2013 prévoit une augmentation de la taxation nécessaire à l’État pour atteindre une croissance de l’ordre de 4,5 %, afin d’assurer la création de 23 000 emplois dans la fonction publique notamment et pour mettre en place des projets de développement internes dans les régions les plus pauvres.
Enfin, l’Etat tunisien peut compter sur le soutien de ses partenaires économiques. L’Union européenne (UE) a récemment fait un don de 60 millions d’euros et s’est engagée à dégeler les comptes de l’ancien président tunisien et de ses proches au profit des autorités tunisiennes. L’Etat a également négocié un plan de financement avec la Banque africaine de développement (BAD). Le deuxième versement de 775 millions de dinars a été effectué le 28 novembre 2012.
Ainsi, à la crise économique structurelle, s’est ajoutée la crise conjoncturelle du fait de la révolte. Si la situation est particulièrement tendue, il semblerait que le long terme soit le meilleur allié du pays. Le gouvernement se doit d’agir sur le tourisme et l’emploi grâce à des réformes budgétaires et aux aides de financement. La stabilité politique est également une nécessité afin de rassurer les investisseurs et les touristes. Enfin, la lutte contre la corruption est une condition à la relance de l’entreprenariat et de la concurrence. Les effets bénéfiques de la révolution tunisienne sur l’économie ne se feront sentir qu’après cette longue période de transition, de mutation et de stabilisation.
LA POLITIQUE EXTERIEURE DU PAYS
Les relations avec l’Europe
La Tunisie, en tant que pays méditerranéen, a des relations privilégiées avec l’UE depuis les années 1970. La chute du régime de Ben Ali et la volonté de réformer le pays pour avancer vers la démocratie ont permis de nouvelles négociations pour intensifier la coopération entre les deux parties. Ainsi, le 19 novembre 2012, la Tunisie devient partenaire privilégié de l’UE. Elle avait posé sa candidature depuis longtemps, mais le non‐respect des droits de l’Homme bloquait en partie le processus. Grâce à cette avancée diplomatique, la Tunisie et l’UE devraient coopérer davantage en matière de recherche scientifique, d’affaires sociales,
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de circulation des personnes et de politique d’emploi. L’UE s’engage donc sur cinq ans à multiplier les aides financières, à ouvrir le marché européen aux produits agricoles tunisiens et à faire la promotion de l’industrie tunisienne. En contrepartie, la Tunisie s’ouvre aux entreprises européennes notamment dans le domaine des services et s’engage à poursuivre sa politique de démocratisation.
Ce nouveau statut, qui s’accompagne de celui d’observateur au sein du Conseil de l’Europe, ne fait pas l’unanimité. Le Front populaire considère qu’un gouvernement de transition ne peut pas prendre d’engagement sur le long terme pour le pays. Il remarque également que les partenaires sociaux n’ont pas été assez consultés sur la question du partenariat. En outre, certains observateurs s’inquiètent dans la mesure où les produits agricoles tunisiens ne seraient pas assez compétitifs sur le marché européen alors que l’agriculture fait vivre près de 12 % de la population et qu’elle a des répercussions sur le climat social du pays. De même, dans le secteur des services, si l’Europe peut accéder au marché tunisien, la réciproque n’est pas assurée étant donné les règles d’immigration. Enfin, on peut s’interroger sur la raison d’un tel acharnement à vouloir assurer le développement économique de la Tunisie et plus globalement des pays méditerranéens étant donné la situation déjà difficile en Europe. Le retour de la croissance serait en effet un bon moyen d’endiguer le phénomène d’immigration légal et illégal vers l’Europe.
Les relations avec le monde arabe
Les différentes révolutions ne semblent pas avoir porté préjudice aux bonnes relations entre les pays du Maghreb. Ainsi, l’un des volets de la politique étrangère du président Marzouki est de relancer le projet de l’UMA pour approfondir une coopération déjà existante. De plus, pour relancer son économie et pour renforcer son partenariat avec la Libye, la Tunisie va investir économiquement dans la reconstruction du pays.
A propos du conflit israélo‐palestinien, la cause palestinienne était l’un des seuls motifs de manifestation acceptable sous la présidence de Ben Ali même si le pays n’a jamais pris d’initiative. Etant donné la période complexe de transition, la ligne directrice du ministère tunisien des Affaires étrangères ne semble pas avoir bougé. Il faut tout de même noter que le Premier ministre a rendu visite aux dirigeants du Hamas en janvier, ce qui complique les relations avec l’autorité palestinienne.
De plus, l’ancien président Ben Ali entretenait depuis 1975 de bonnes relations avec le Qatar. En effet, les deux Etats avaient une forte coopération économique, financière et technique. Le départ du président n’a pas entamé la volonté du Qatar de poursuivre son implantation en Tunisie. Déjà propriétaire de la chaine Al‐Jazeera, il continue d’investir dans le pays ce qui participe au maintien de l’économie tunisienne affaiblie. Une récente coopération entre les deux ministères de l’Intérieur semble montrer que la collaboration entre la Tunisie et le Qatar tendra à s’intensifier dans le futur.
Enfin, en 2011, Tunis avait accueilli le Conseil national syrien. Les relations semblent pourtant se détériorer. En effet, le gouvernement tunisien ne reconnait plus la légitimité du gouvernement de Bachar al‐Assad et a fait expulser l’ambassadeur de Syrie en Tunisie. Le Premier ministre a d’ailleurs appelé les autres pays à faire de même.
Ainsi, même si les relations entre pays du Maghreb semblent solides et tendent à s’accroitre dans le futur, les bouleversements économiques, politiques, et sociaux qui animent encore
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aujourd’hui les pays arabes sont à l’origine de modifications dans la diplomatie de ces pays. Il faudra sans doute attendre le retour de la stabilité pour définir clairement les nouvelles relations entre la Tunisie et les pays arabes.
Les relations avec le reste du monde
Les mouvements de révolte en Tunisie ont grandement inquiété les Etats‐Unis. Cette inquiétude a atteint son apogée le 14 septembre 2012 lorsque des extrémistes religieux ont attaqué l’ambassade américaine à Tunis à la suite de la publication d’un film anti‐islam sur Internet. L’ancienne coopération américano‐tunisienne semble tout de même rester d’actualité. En effet, les Etats‐Unis entendent poursuivre l’assistance économique et technique qu’ils apportent à la Tunisie afin de la soutenir dans le redressement de son économie. De plus, la collaboration militaire semble se développer autour d’un projet de modernisation de l’armée. Diverses associations futures devraient également avoir lieu dans les domaines de l’énergie, de la haute technologie et de l’environnement.
De la même manière, les mouvements de protestation n’ont pas rassuré la Chine. Elle a notamment fait intervenir sa police pour interdire des manifestations en Chine de soutien au soulèvement tunisien. Ce n’est pas le processus de démocratisation qui attire la Chine, mais plutôt les opportunités économiques. En effet, elle a investi 13,5 millions de dollars afin de moderniser les équipements aéroportuaires de la Tunisie. La visite du vice‐ministre du Commerce chinois en Tunisie a permis d’annoncer la création d’un futur complexe touristique ainsi que la mise en place d’une zone de libre‐échange pour la fabrication de matériel électroménager. En outre, d’un point de vue politico‐économique, la Chine a fourni une aide de 2 millions de dollars à la Tunisie afin qu’elle poursuive son soutien auprès de la Libye et a participé à hauteur de 4,6 millions de dollars à l’assistance aux réfugiés libyens en Tunisie. Enfin, ce partenariat économique se fait grâce à l’accès facilité aux investisseurs chinois promis par la Tunisie.
Enfin, la proximité culturelle et économique du passé facilite les relations actuelles entre la Tunisie et la Turquie. S’il est vrai que leur coopération très ancienne fut assez intense, elle semblait s’essouffler depuis 2005 2006. Les deux pays veulent lui donner aujourd’hui un second souffle. En effet, la Turquie a apporté son soutien lors de la révolution. Par la suite elle a accru sa présence économique dans le pays. Les négociations sont en cours afin de mettre en place une collaboration plus forte, notamment dans les domaines de l’industrie, de l’armée et du transport international maritime.
CONCLUSION
Le faux miracle économique, le chômage, le non‐respect des droits de l’Homme et le glissement vers la dictature sont responsables d’une crise économique, politique et sociale structurelle. Après une lente prise de conscience et à la suite de suicides d’étudiants chômeurs, la Tunisie est le premier pays arabe à entrer en révolution. Une fois son dictateur chassé le 14 janvier 2011, elle doit se relever et se réorganiser. Grâce au succès des premières élections libres, trois partis sont au pouvoir, dont Ennahda. Face à eux, une opposition politique, sociale, légale et organisée prend forme petit à petit. Malgré la longue
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liste de réformes et de chantiers que le gouvernement doit mener pour réorganiser le pays, s’il tient à sa stabilité politique, il ne doit pas sous‐estimer la montée de l’islamisme radical. En effet, les chantiers sont nombreux. Socialement quelques réformes primordiales ont eu lieu, mais le plus important reste à faire étant donné les chiffres du chômage et l’ampleur de la crise économique. L’Etat se doit de réagir rapidement s’il veut éviter une contre‐révolution du peuple tunisien qui s’élève de plus en plus contre le mutisme gouvernemental actuel. C’est en premier lieu économiquement que le président Marzouki et son gouvernement doivent agir. La croissance nulle en 2011 peine à redécoller et la situation des Tunisiens ne s’améliore pas. Ainsi, une restructuration du tourisme, une politique d’emploi et une meilleure gestion du budget de l’Etat, devraient permettre à l’économie de repartir sur le long terme. Pour redresser sa situation, la Tunisie peut également compter sur ses divers partenaires économiques que sont l’UE, les pays arabes, notamment le Maghreb, ainsi que la Chine, les Etats‐Unis ou la Turquie.
Enfin, qu’il s’agisse d’économie, de social, de politique ou de diplomatie, le temps est ce qui donnera raison aux manifestants tunisiens. Ce soulèvement implique de repenser l’intégralité du système tunisien afin d’assurer l’émergence d’une Tunisie politiquement stable, économiquement moderne et compétitive, socialement juste, internationalement active et influente, c’est à dire mieux préparée aux enjeux du XXIe siècle. Lors de son discours de la Baule en 1990, François Mitterrand disait d’ailleurs à propos de la démocratie aux chefs d’Etats africains : « Il nous a fallu deux siècles pour tenter de mettre de l’ordre, d’abord dans notre pensée et ensuite dans les faits, avec des rechutes successives ; et nous vous ferions la leçon ? ».
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BIBLIOGRAPHIE
Ouvrage et rapport : ‐ « Tunisie une révolution Arabe », Pierre Puchot, éditions Galaade pour Mediapart, Avril 2011. ‐ « Révolution tunisienne : enjeux et perspectives économiques » Audrey Verdier‐Chouchane, Natsuko Obayashi et Vincent Castel, African Development Bank, 11 mars 2011. Articles : ‐ « Pour la chute du régime de Tunis », Choukri Hmed, Libération, 29 mai 2012 ‐ « Tunisie‐UE partenaire privilégié...ni partenaire, ni privilégié ? » Businessnews.com.tn, 20 novembre 2012 ‐ « Tunisie : une révolution avortée », Sophie‐Alexandra Aiachi, Huffingtonpost, 4 décembre 2012 ‐ « Chronologie de la Tunisie 1956‐2012 », Catherine Goüeset, lexpress.fr, 15 juin 2012 ‐ « Révolution tunisienne et impact économique », Ahmed Masmoudi, lesechos.fr, 3 février 2012 ‐ « Printemps arabes quelles conséquences économiques ? », Camille Sari, journaldunet.com, 16 mai 2011. ‐ « Tunisie : un nouveau chapitre de relations économiques avec la Turquie », Ridha Maamri, 27 septembre 2011 Vidéo, écoutes : ‐ « Dossier : la Tunisie un an après », Bruno cadène, Sophie Bessis, franceinter.fr, 10 janvier 2012 ‐ « La Tunisie un an après la révolution », Pierre Puchot, youtube.com, 17 décembre 2011
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« LE LIBAN A L’EPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE »
par Laura Da Silva Jacob
Alexandre Najjar, avocat et écrivain libanais estime que « le Printemps arabe est né à Beyrouth »1. La date de naissance du Printemps arabe ne serait pas 2011, mais 2005 alors qu’un mouvement massif libanais réclame la fin de l’occupation syrienne. Il est vrai que le mot d’ordre du mouvement du 14 mars, « Dehors la Syrie! », rappelle le « Dégage! » adressé par les Tunisiens et les Egyptiens à leurs dirigeants respectifs.
A l’heure où une partie du Moyen‐Orient connaît des mouvements populaires de grande ampleur, le Liban est touché par ce Printemps, mais d’une façon particulière. Le pays du Cèdre n’a rien à voir avec les régimes arabes autoritaires touchés par les convulsions du mouvement. Bien entendu, il y a des protestations aux motifs politiques (manifestations pour la fin du confessionnalisme et contre l’impuissance de l’Etat) et économiques (carence de services, fonctionnaires qui manifestent pour une hausse de salaire en juillet 2012). Toutefois, il n’y a pas d’éclosion du Printemps arabe au Liban, sinon un pays qui subit les éclats du Printemps syrien qui déborde. L’imbrication étroite entre les deux pays expose d’autant plus le Liban aux conséquences économiques, sociales et sécuritaires de la crise syrienne.
Le débordement syrien : porosité de la frontière syriano‐libanaise
Le Liban partage 375 km de frontières avec la Syrie. Du fait de la nature historiquement poreuse de la frontière nord et de la proximité géographique du Liban, réfugiés, armes et tensions en provenance de Syrie s’installent dans les zones frontalières du Nord.
Un afflux massif de réfugiés
Depuis le mois d’avril 2011, plus de 100 000 Syriens ont fui vers le Liban et essentiellement vers la vallée de Bekaa et le long de la frontière nord. Les Syriens les plus riches se sont plutôt déplacés vers Beyrouth et ses environs. Alors qu’en Jordanie, en Turquie et en Irak, les réfugiés syriens sont regroupés dans des camps, ils sont disséminés parmi la population au Liban. Ces derniers sont bien accueillis dans le Nord majoritairement sunnite, notamment du fait de nombreux liens économiques et familiaux. Des réseaux transconfessionnels privés de solidarité s’organisent.
La présence de ces réfugiés a deux grandes conséquences notables.
Tout d’abord, des conséquences économiques: baisse du prix de la main d’œuvre syrienne, prix des loyers qui augmentent en flèche à Beyrouth du fait de l’arrivée d’une bonne partie de la bourgeoisie damascène et alépine ou encore l’augmentation du stress économique avec un risque d’exacerbation des tensions dans les zones frontalières du Nord.
1 Le Monde, 22 juin 2011
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Ensuite, un débordement de la crise syrienne qui emprunte les circuits des réfugiés. Le soutien en armes ou les fonds destinés aux rebelles syriens, notamment en provenance de l’Arabie saoudite, se fait principalement via le Liban avec l’aide des réseaux de réfugiés. De ce fait, le Nord est devenu une plaque tournante des activités de formation et des transferts d’armes légères. Force est de rappeler que c’est la question des réfugiés palestiniens qui a été l’une des causes du déclenchement de la guerre civile en 1975.
De la même façon, cet afflux de réfugiés crée des ressentiments chez les locaux et exacerbe les tensions entre communautés et ce d’autant plus que la présence de réfugiés syriens au Liban provoque des raids syriens périodiques.
Des tensions dans les zones frontalières du Nord‐Liban
La frontière libano‐syrienne et les zones alentours sont devenues une importante zone de tensions. On compte de nombreuses incursions de l’armée syrienne au nom de la présence de bases arrière de l’opposition et du trafic d’armes. Les forces armées syriennes ont bombardé plusieurs fois le territoire libanais du fait de la poursuite de soit disant militants armés. En août 2012, 25 obus sont tirés sur le village chrétien libanais de Minjez. La fréquence des tirs, les raids transfrontaliers et les infiltrations d’armes vers la Syrie militarisent progressivement le Nord. La sécurité se détériore, surtout dans la région du Akkar, au nord de Tripoli. Cette zone frontalière qui conduit directement à Homs et à Damas est considérée par la Syrie comme la principale base arrière des combattants de l’Armée syrienne libre. Malgré le soutien libanais sunnite, plusieurs Zaïms de la communauté sunnite de cette région ne souhaitent absolument pas s’immiscer dans le conflit intérieur syrien.
Des troupes gouvernementales libanaises sont ainsi impliquées dans des clashs violents du fait d'opérations transfrontalières ayant à voir avec la crise syrienne. De l’autre côté, des soldats syriens enlèvent à plusieurs occasions des déserteurs et des opposants ayant fui sur le sol libanais. Les activités des militants syriens polarisent les factions politiques et les communautés libanaises.
La crise syrienne s’exporte au Liban
La référence syrienne est évidemment largement présente dans les violences qui opposent les communautés libanaises. Le 14 mai 2011, Mohammad Kabbara, député sunnite de Tripoli, exhorte le peuple libanais à aller du côté du peuple syrien : « Je souffre car le peuple frère syrien est soumis à un massacre systématique et j’ai honte parce que nous sommes en train de les laisser tomber. Nous sommes sous l’œil attentif de l’histoire. Nous devons prendre des mesures politiques, morales et humanitaires, afin de soutenir le peuple syrien ». Le 9 mai 2011, le journal égyptien Al‐Akhbar, rapporte les propos d’un Libanais sunnite dans une mosquée de Tripoli dans laquelle a lieu une réunion de centaine de religieux pour « exprimer la solidarité avec le glorieux soulèvement populaire en Syrie et pour condamner la brutalité du régime de al‐Assad contre les manifestants non armés ».
Nombreux sont les heurts dont les mots d’ordre sont le soutien ou non à Bachar al‐Assad. A Tripoli, alors que des combats de rues éclatent entre le quartier sunnite Bab‐el‐Tebbaneh et
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le quartier alaouite Jabal Mohsen, des hommes armés alaouites parlent en ces mots: « Nous soutenons les rebelles syriens, nous donnons notre sang pour le peuple syrien ». La communauté sunnite accuse les alaouites d’aider le régime de Bachar al‐Assad à déstabiliser le Liban.
Le 12 mai 2012, l’arrestation d’un éminent activiste anti‐Assad sunnite, Shadi al‐Mawlawi, par Abbas Ibrahim, directeur général de la Sûreté pro‐syrien, déclenche des semaines de violence entre alaouites et sunnites à Tripoli. Les tensions atteignent leur paroxysme le 20 mai 2012 alors que les forces armées libanaises abattent le cheikh Ahmad Abdel Wahed. A Akkar, les sunnites estiment que les ordres sont venus de Damas. Quelques jours plus tard, 11 pèlerins chiites libanais sont enlevés par un groupe armé d’opposition dans le Nord de la Syrie ce qui provoque des agitations parmi la communauté shia de Beyrouth contre les sunnites. En août 2012, Michel Samaha, ancien ministre pro‐syrien, est arrêté car accusé de mener des attaques au Liban pour le compte de la Syrie. La semaine suivante, un shia libanais est enlevé en Syrie et sa famille, le clan Meqdad, originaire de Bekaa, prend en otage une vingtaine de sunnites syriens. Ces évènements sont autant d’occasions de manifestations et d’éclatement de violences, notamment à Beyrouth et Tripoli. En août 2012, des commerces appartenant à des Syriens sont vandalisés à Tripoli par des chiites armés qui agissent pour obtenir la libération de proches enlevés en Syrie. De la même façon et dans la même ville, des alaouites armés ravagent et incendient des magasins sunnites. A Beyrouth, les ambassades de Syrie, de Russie et de Chine servent de points de ralliement de pro et anti‐Assad.
Les violences restent essentiellement limitées à certaines zones: vallée de Bekaa, Tripoli, Beyrouth et villes frontalières du Nord. Toutefois, le conflit fait tâche d’huile au Liban. Les tensions syriennes sont ainsi reproduites au sein de la société libanaise. Les manifestations et les violences communautaires ont pour moteur des évènements en lien avec la crise syrienne, mais on ne peut limiter celles‐ci à des motifs pro ou anti‐Assad.
La crise syrienne ravive des tensions communautaires latentes La situation au Liban ne peut être uniquement lue à l’aune de la crise syrienne. Bien entendu, les différentes communautés libanaises sont forcément influencées par ce qui se passe en Syrie. Les sunnites sont influencés par une communauté sunnite qui compose majoritairement l’opposition tout comme les chiites suivent attentivement le sort des alaouites syriens. Toutefois, la situation au Liban doit être intégrée à une réalité plus complexe.
Les sunnites s’identifient à leurs coreligionnaires majoritaires qui doivent se battre contre une communauté alaouite minoritaire et pourtant au pouvoir. Ces dernières années, la communauté sunnite libanaise a été délaissée par ses chefs traditionnels, marginalisée politiquement et s‘est appauvrie surtout dans le Nord, à Tripoli et dans le Akkar. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont les principales régions touchées par les troubles actuels. De l’autre côté, les chiites du Sud bénéficient de fonds massifs venant d'Iran via le Hezbollah. Nahla Chahal, journaliste, parle de la situation en ces termes: « Il y a un grand problème d’élite politique chez les sunnites d’autant qu’en face, les chiites, représentés par le Hezbollah, se sentent tout‐puissants depuis que leur parti a défait Israël en 2006 ». Le conflit syrien devient ainsi pour les sunnites un phare pour leur propre lutte.
A Tripoli, les conflits entre quartiers alaouites et quartiers sunnites étaient déjà une réalité dans les années 80. La crise syrienne ne fait que rallumer d’anciennes tensions latentes avec
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un quartier alaouite soutenant Bachar al‐Assad et les quartiers et régions sunnites environnantes qui accueillent des réfugiés.
Les tensions actuelles ne sont donc pas inhérentes à la question syrienne bien que largement ravivées par elles. Les positions de soutien ou de refus au régime de Bachar al‐Assad recoupent les lignes communautaires de la société libanaise. Face à cette situation, le gouvernement libanais tente d’apaiser les tensions afin de préserver l’équilibre de l’édifice politique et la stabilité du pays.
Les réponses du gouvernement libanais.
Face aux risques d’instabilité, le gouvernement libanais adopte une position officielle aussi neutre que possible. Malgré le fait qu’il soit soutenu par une majorité parlementaire prosyrienne, le premier ministre Najib Mikati tente d’allier distanciation du conflit syrien et dialogue national. Il ne s’est ainsi pas rendu à l’ambassade de Syrie suite à l’attentat de Damas du 28 juillet 2012 à la différence de ses députés. Le Premier ministre surprend dans le sens où il parvient à tenir tête au régime syrien et a même approuvé le financement du Tribunal pénal international. Le 22 novembre 2011, le président Michel Sleiman, dont la nomination n’avait pourtant pu se faire sans l’aval de Damas, s’exprime ainsi : « Nous avons aujourd’hui intérêt à être plus grands que ce jeu destructeur, si nous voulons sauvegarder notre indépendance ».
En juin 2012, la classe politique libanaise s’est entendue sur la « déclaration de Baabda », sorte de feuille de route pour permettre au Liban de traverser la crise. Toutefois, certaines mesures démontrent que le gouvernement est tout du même du côté syrien comme l’interdiction d’ouvrir des camps de réfugiés au Nord‐Liban, une frontière nord laissée ouverte aux incursions de l’armée syrienne ou encore une hausse de ton concernant l’opposition syrienne en raison des pressions du régime de Bachar al‐Assad.
La capacité à relever le défi sécuritaire libanais va dépendre de la coopération au sein de l’élite politique. Ce sont les efforts concertés sur l’affaire des preneurs d’otage al‐Miqdad qui ont permis d’éviter une crise de violence de grande ampleur. Une Cour militaire a ainsi condamné six membres du clan Shia. La classe politique parvient pour l’instant à contenir la violence, malgré sa propre division en ce qui concerne l’opposition syrienne. Pour Nahla Chahal, journaliste : « La prise de conscience des hommes politiques au Liban est le seul acquis de la guerre en Syrie ».
Malgré un consensus global pour la stabilité, la société politique libanaise est toujours plus polarisée sur la question syrienne et ce d’autant plus qu’elle subit des pressions extérieures. L’ambassadeur syrien au Liban, Abdel Karim, a ainsi demandé au gouvernement de Mikati de choisir son camp et de se positionner en faveur du régime syrien. Les autorités syriennes se plaignent des positions en demi‐teinte du gouvernement libanais sur la crise syrienne. Les pays du Golfe font également pression sur Mikati afin qu’il se positionne contre Bachar al‐Assad.
Des dissensions éclatent même au sein d’une même coalition: le parti chrétien Kataëb du 14 mars exprime son inquiétude quant au destin de la communauté syrienne en cas de chute de Bachar al‐Assad, le Premier ministre Mikati pro‐syrien ne se positionne pas en faveur du
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président syrien et Walid Joumblatt de la coalition du 8 mars prend des positions anti‐Assad. Une recomposition du champ politique n’est pas à exclure. Si le régime syrien chute, Walid Joumblatt, chef des druzes, pourrait rejoindre de nouveau la coalition du 14 mars et ainsi bouleverser le rapport de force actuel.
La clé Hezbollah
Le Hezbollah est un acteur clé du fait de ses liens importants avec Damas. Sa réponse à la crise syrienne a et aura de sérieuses implications pour la situation libanaise et la stabilité régionale.
Un soutien infaillible à Bachar al‐Assad
Le Hezbollah affiche publiquement son soutien infaillible à Bachar al‐Assad. Le Parti de Dieu aurait ainsi dépêché en Syrie des centaines d‘hommes chargés d‘assister l‘armée syrienne dans la répression des protestations et dans les luttes armées. Il faut dire que la survie du Hezbollah peut dépendre de l’issue de la crise syrienne. Si Bachar al‐Assad tombe, les élites libanaises chercheront à réduire l’influence du Hezbollah et l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Egypte en profiteront pour contrer l’influence régionale iranienne.
A l’été 2012, le Hezbollah multiplie les intimidations, notamment avec la mise à feu de l’entrée du siège de New TV, télévision sunnite pro‐gouvernementale qui commence alors à donner la parole à des opposants syriens. Le Hezbollah est accusé de collaborer avec l’Iran et la Syrie pour déstabiliser le Liban. De nombreux kidnappings ont été perpétrés dans des zones où le Hezbollah est en charge des contrôles sécuritaires. Le cheikh sunnite du Akkar est ainsi assassiné par un soldat chiite. Le général Abbas Ibrahim, directeur général de la Sûreté Générale, qui a procédé à l’arrestation controversée de Chadi Mawlawi, sympathisant de la révolte syrienne, est très lié au Hezbollah. La France a même estimé que le Hezbollah était derrière une attaque contre les Casques bleus dans le Sud du Liban le 9 décembre 2012.
Il semble qu’en permettant des kidnappings ou des complots d’assassinat, le Hezbollah est prêt à se battre pour protéger le régime syrien. Nassan Nasrallah a d’ailleurs affirmé en novembre 2011 que le Hezbollah ne désarmerait pas et qu’il ne retirerait pas non plus son soutien au gouvernement de Damas. En juillet 2012, suite à l’attentat de Damas, le secrétaire général du Hezbollah réitère son soutien à ses « frères syriens », en rendant hommage aux morts du régime et en remerciant Damas pour la fabrication et la livraison des roquettes qui avaient permis au Hezbollah de bombarder Israël en 2006.
Toutefois, le Hezbollah paye au prix cher son soutien à Damas. Son engagement dans le conflit syrien, alors que la répression massive tue des milliers de musulmans, entache sérieusement sa réputation dans le monde arabe. La perte d’une partie de son soutien populaire et de la majorité de ses alliés laisse le mouvement largement isolé. Cela explique que, pour la première fois, dans un discours du 15 mars 2012, Nassan Nasrallah accuse la violence du régime syrien. Alors que les hésitations augmentent quant à la survie du régime de Bachar al‐Assad, le Hezbollah semble progressivement revoir sa position.
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Le Hezbollah manœuvre pour maintenir le statu quo
Alors que la situation en Syrie se dégrade rapidement, le Hezbollah semble vouloir préserver la stabilité gouvernementale et contenir les tensions confessionnelles. En effet, une nouvelle guerre civile au Liban pourrait fatalement l’atteindre. A court terme, le Hezbollah semble vouloir maintenir le statu quo pour éviter de perdre davantage l’approbation de l’opinion libanaise. Il soutient ainsi la politique du dialogue national de Mikati et n’a pas contesté l’arrestation de l’ancien ministre pro‐syrien Michel Samaha.
Il serait faux de réduire le Hezbollah à un simple pantin de la Syrie. Le Parti de Dieu a bien conscience de la nécessité de maintenir un équilibre entre ses intérêts stratégiques régionaux et ses responsabilités intérieures. La milice chiite sait bien qu’elle doit assurer sa survie et donc préserver ses acquis institutionnels en vue des élections de juin 2013. Une victoire lui permettrait de prolonger son mandat et ainsi de contrôler démocratiquement le Liban. Si le régime syrien tombe d’ici là, ou bien le Hezbollah adoptera une ligne plus dure chiite, en se lançant notamment dans une nouvelle confrontation avec Israël, ou bien cherchera de nouveaux alliés au Liban, avec le mouvement sunnite par exemple.
Le Hezbollah ne remettra pas en cause son soutien au régime syrien, mais pourrait chercher des alternatives selon l’état de force ou de faiblesse de Bachar al‐Assad. C’est d’ailleurs l’état de danger de la situation du gouvernement alaouite qui motive la tentative plus ou moins calculée de Bachar al‐Assad d’exporter le conflit au Liban.
Evènements au Liban : y a‐t‐il une responsabilité directe de Bachar al‐Assad?
Pour Samy Gemayel: « Bachar al‐Assad a les moyens de faire exploser le Liban »2 et nombreux sont les Libanais qui estiment qu’il est déjà en train de le faire. Avant les élections législatives syriennes du 17 mai 2012, le président syrien a menacé de faire éclore dix Afghanistan dans la zone. Le 21 mai 2012, lors d’une allocution télévisée sur Russia 21, il a ajouté que le Printemps syrien « n’est pas un Printemps, mais un chaos et je l’ai dit, si c’est le chaos en Syrie, cela sera contagieux ».
Depuis son coup d’Etat en 1970, Hafez al‐Assad a su construire la stabilité de son régime sur la manipulation de l’instabilité régionale et ce d’autant plus au Liban où le leadership syrien a bien souvent fomenter l’agitation pour détourner les regards de ses affaires intérieures. L’exportation du confit au Liban permettrait à Bachar al‐Assad d’affaiblir la pression diplomatique sur la Syrie. Il a ainsi demandé à son ambassadeur à Beyrouth, Ali Abdulkarim, de chasser et d’appréhender les ennemis du régime syrien au Liban. Pour la coalition du 14 mars, ce qui se passe au Liban est l’œuvre directe de Bachar al‐Assad. Considérant l’assassinat du chef des renseignements Wissam al‐Hassan, Walid Joumblatt « accuse al‐Assad, ses sbires et son régime meurtrier »3.
Nabil Boumonsef, éditorialiste au journal libanais An Nahar, a exprimé sa crainte quant à l’évolution de la situation libanaise en ces termes : « Ils [le régime syrien] avaient mis en garde au sujet des conséquences de la crise syrienne et les voici. Qui a fait ça et pourquoi, personne ne le sait, mais ce qui est certain, c’est que cela ne peut être isolé de ce qui se passe en Syrie ». De nombreux indices laissent à penser que Bachar al‐Assad ne ménage
2 France 24, 8 août 2012: « Bachar al‐Assad a les moyens de faire exploser le Liban », Samy Gemayel. 3 France 24, 20 octobre 2012: « J’accuse Assad, ses sbires et son régime meurtrier », Walid Joumblatt
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aucun effort pour entrainer son voisin libanais dans la crise. Tout d’abord, il y a ces incursions flagrantes et les bombardements aériens répétés en territoire libanais. Le 17 août 2011, un dîner de rupture de jeûne, organisé par le président pro‐syrien d’une association de responsables religieux, a été attaqué par des hommes vêtus d’uniformes libanais et certains ont estimé qu’il s'agissait de la main des services secrets syriens cherchant à enflammer les passions libanaises.
Les arrestations et les assassinats dans le pays sont majoritairement vus comme autant de tentatives syriennes de consolider le soutien pro‐syrien en ciblant les militants de l’opposition. En août 2012, Michel Samaha, l’ancien premier ministre pro‐syrien, est arrêté avec des explosifs en provenance de la Syrie. Les attaques contre la FINUL (Forces intérimaire des Nations Unies au Liban) au Sud‐Liban en décembre 2011 et juillet 2012 peuvent être interprétées comme un signal lancé à la communauté internationale: si Bachar al‐Assad tombe, le conflit est voué à se régionaliser.
Les médias libanais font circuler un tas de rumeurs sur la mise à feu du Sud‐Liban et le lancement d’une attaque sur Israël, chargée d’alléger les pressions sur le régime syrien. Le 19 octobre 2012, le général sunnite Wissam al‐Hassan, chef des renseignements libanais, est assassiné dans un attentat à la voiture piégée. Les opposants au régime syrien accusent Damas et ses alliés au Liban. Saad Hariri est convaincu que Bachar al‐Assad est le commanditaire de cet attentat dans le sens où le général al‐Hassan savait qui était derrière les attentats de Rafik Hariri en 2005. Pour Augustus Richard Norton, spécialiste du Proche‐Orient à l’université de Boston, il est trop tôt pour dire qui a commis l’attentat : « Cependant, il ne fait aucun doute que la mort d’al‐Hassan donnera le sourire à Bachar al‐Assad et à ses comparses ».
La responsabilité directe de Bachar al‐Assad dans les évènements au Liban peut largement être relativisée. En effet, les attentats et les kidnappings ont un lien étroit avec les intérêts de Bachar al‐Assad, mais plus qu’une intervention directe du président syrien, il semble que les évènements au Liban aient à voir avec un système qui s’est mis en place entre les deux pays. Ce ne serait pas Bachar al‐Assad qui déclencherait les évènements au Liban, mais des alliances politiques qui aideraient et soutiendraient la Syrie affaiblie.
Malgré le report systématique de la responsabilité sur Damas, il y a une très grande responsabilité des hauts dignitaires de l’Etat libanais. Le gouvernement mène une politique de distanciation tout en sachant pertinemment que de nombreuses choses au Liban dépendent de la Syrie, notamment la sécurité, la paix ou encore le vivre ensemble. Certains Libanais ne pensent pas que les ordres viennent de Damas. L’armée libanaise aurait, par exemple, toute son indépendance. Le fait est que ce sont des alliances qui s’organisent en faveur de la Syrie. Les rapports de force qui se sont institués sur la scène libanaise en fonction de la crise syrienne se sont déclinés à ceux au sein des services de sécurité (Forces de Sécurité intérieure, Sûreté Générale, Forces armées libanaises) d’où, par exemple, ces tirs de l’armée libanaise dans le district du Akkar contre le cheikh.
Enfin, il ne faut pas surestimer la capacité syrienne à imposer ses vues aux acteurs libanais. L’arrestation de Samaha, proche allié de Bachar al‐Assad, a ainsi montré que malgré de solides alliances, la capacité du président syrien à façonner le Liban s’affaiblit. Bien entendu, les évènements au Liban sont une conséquence directe de la crise syrienne. Toutefois, les
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raccourcis sont à éviter: ce sont davantage les jeux d’alliance et de soutien, plutôt qu’une instrumentalisation directe de Bachar al‐Assad, qui sont en œuvre.
Les scénarios probables de l’issue de la crise syrienne au Liban
Si le régime syrien s’affaiblit davantage voire chute, le Liban sera en première ligne des repositionnements géopolitiques. Un Etat syrien encore plus faible provoquerait davantage d’instabilité, un bouleversement de l’équilibre des pouvoirs et davantage de pressions du gouvernement syrien et des instances internationales afin que le Liban se positionne.
Si le régime de Bachar al‐Assad chute, cela créera un vide national, voire régional, avec un risque d’ingérences extérieures, notamment de l’Arabie saoudite pour contrer le Hezbollah contre l’Iran. Un nouveau gouvernement à dominante sunnite à Damas minerait l’actuel gouvernement libanais et renforcerait les éléments sunnites au Liban. Cela signifierait donc la fin des coalitions du 8 et du 14 mars essentiellement construites autour de soutien ou de l’opposition au régime de Bachar al‐Assad. Le Hezbollah, quant à lui, aura le choix entre continuer la coalition du 8 mars dans sa forme actuelle, mais cela signifiera la fin du soutien maronite et donc une coalition isolée, ou tisser de nouvelles alliances en faisant des concessions sur son statut de groupe armé afin d’éviter la marginalisation. Dans tous les cas, le groupe sera régionalement isolé.
Si le régime syrien survit, le déclin économique au Liban va se poursuivre, l’afflux de réfugiés éprouvera davantage le tissu social libanais et l’exacerbation des divisions sectaires en Syrie s’exportera d’autant plus au Liban. Le Liban continuera d’être entaché par des tensions politiques, des blocages, des réformes au point mort et des périodes d’explosion de la violence. Les élections de juin 2013 pourraient être ainsi reportées faisant éclater de nouvelles tensions nationales et augmentant les doutes quant à la capacité du gouvernement libanais à gérer les crises.
Force est de constater qu’à l’heure actuelle, la stabilité du Liban dépend de la survie du régime en Syrie, mais aussi de la sécurité à la frontière israélienne et des évènements en Iran. En effet, il existe des risques de tensions au Sud avec la possibilité que le Hezbollah soit entraîné dans un nouveau conflit avec Israël. Il y a également des risques de tensions régionales liées au programme nucléaire iranien. Si Israël envoie une frappe contre l’Iran, il y aura sûrement une riposte armée du Hezbollah et donc un risque de casus belli régional.
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« LE CAS YEMENITE »
par Marc Massot
Le Yémen, seule république de la péninsule arabique, a été touché de plein fouet par la vague révolutionnaire dite du Printemps arabe. Peu médiatisé, le Printemps yéménite a pourtant connu un grand retentissement puisque le Yémen est l’un des quatre pays (avec la Tunisie, l’Egypte et la Libye) où pour l’instant le Printemps arabe s’est soldé par la chute du dictateur en place. Dans le cas présent, le peuple yéménite s’opposait dans son immense majorité au président Ali Abdallah Saleh, président du Yémen depuis sa création en 1990 et avant cela président du Yémen du Nord depuis 1978, soit 33 ans de « règne ».
Aux origines de la révolution, la dictature d’Ali Abdallah Saleh
Bien entendu, comme dans les autres pays, le grondement de la foule a porté sur des questions économiques : la hausse du prix des produits de première nécessité (pain, huile), le chômage très important, le manque de réformes…Mais il semblerait que, à la différence des révolutions dans les autres pays, la crispation et les protestations du peuple yéménite se soient essentiellement portées sur la personne et le statut du président Saleh, accusé d’être un véritable dictateur.
En effet, le Yémen moderne est dirigé depuis sa création par le président Saleh et ses proches (famille et membres de sa tribu, les Sanhân) qui font régner népotisme, clientélisme et corruption. Tout semblait pourtant, à la création du pays, lui assurer un avenir démocratique : l’article 4 de la Constitution de 1991 stipule que le peuple est le détenteur et la source du pouvoir, qu’il exerce par la voie du référendum et des élections. L’article 5 quant à lui garantit le pluralisme politique et le multipartisme en vue de l’alternance pacifique du pouvoir, un principe plutôt rare dans la région.
Si le président semble avoir fait preuve d’ouverture et d’un certain sens du compromis dans les premières années qui ont suivi la réunification, on va observer à partir de la fin de la guerre civile de 1994 une dérive autoritaire de plus en plus marquée. Cette dérive va se combiner avec tous les maux du clientélisme et d’une corruption généralisée, ses proches prenant progressivement le contrôle des postes clés de l’appareil politique, militaire et de sécurité. De plus, on assiste à la fermeture progressive de l’espace démocratique, avec une augmentation significative de la censure (le Yémen est classé 136e sur 167 en terme de liberté de la presse), des emprisonnements et de l’usage de la torture. Bien souvent, l’homme fort du Yémen a utilisé le prétexte de la lutte antiterroriste contre Al‐Qaïda pour mener des attaques contre ses adversaires ou pour manier un climat de terreur qui, de fait, suffit pour justifier certains actes.
Le 23 septembre 1999, Ali Abdallah Saleh est pour la première fois élu président (il avait été nommé par le parlement jusqu’ici) à 96,3%, un chiffre qui en dit long sur l’état de la démocratie dans le pays. A l’été 2000, il fit passer un amendement constitutionnel étendant le mandat présidentiel de 5 à 7 ans. Un autre amendement engendra la création du Conseil de la Choura, un Conseil consultatif composé de 111 membres désignés par le président et
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qui a un rôle (partagé avec la Chambre des Représentants) dans la désignation des candidats aux élections et dans la ratification des traités ou accords de défense. Puisque ses membres sont désignés directement par le président, ce Conseil de la Choura incarne clairement l’emprise progressive de l’exécutif sur le législatif. En septembre 2006, le président fut réélu à 77%, au cours d’élections partiellement libres qui furent accompagnées de nombreuses violences, violations de la liberté de la presse et allégations de fraude. Enfin il faut noter que depuis 1990, le Congrès Général du Peuple (CGP, le parti du président Saleh) a toujours remporté les élections législatives, remportant même la majorité absolue après celles de 2003, ce qui empêche clairement les partis d’opposition de peser, même si les principaux d’entre eux (parti islamiste Al‐Islah, parti socialiste, parti nassérien…) se sont unis en 2002 au sein d’une coalition, le Forum commun (« al‐Liqa al‐mushtarak »).
Au moment où la révolution yéménite débute (janvier 2011), Ali Abdallah Saleh travaillait sur une nouvelle réforme constitutionnelle l’autorisant à se représenter indéfiniment à la présidence du pays. De même, les élections législatives étaient depuis quatre ans sans cesse repoussées. Ce sont ces points qui vont constituer le point de départ de la révolte, donnant naissance à la principale revendication du mouvement : le départ du président.
Histoire de la révolution yéménite
Les premiers signes de contestation sont des cas d’immolation un peu partout dans le pays, afin d’imiter le Tunisien Mohamed Bouazizi qui avait lancé, par son geste, la révolution tunisienne quelques jours auparavant. Directement inspiré par l’exemple tunisien, le véritable mouvement de contestation va partir fin janvier 2011 de l’université de Sana’a, et se développe rapidement, prenant la forme de sit‐in et de manifestations massives. Au début il s’agit de manifestations cherchant à célébrer la fuite du dictateur tunisien Ben Ali, mais peu à peu la contestation va se tourner vers le régime yéménite. La contestation se répand dans le pays, pacifiquement.
Peu à peu, la contestation, qui se veut absolument pacifique, va se répandre dans les grandes villes, réunissant tous types de personnes : étudiants, femmes, chiites, houthis, sunnites, socialistes… Les militants islamistes du parti Al‐Islah vont, avec les étudiants, se charger rapidement de l’encadrement de la protestation.
Le président Saleh refuse de se plier aux exigences des opposants et, pour gagner du temps, fait quelques concessions. Le 2 février il promet qu’il abandonne les réformes constitutionnelles envisagées, et annonce qu’il ne sera pas candidat au renouvellement de son mandat présidentiel en 2013 (et promet que son fils non plus). Il annonce de même une réforme de la constitution début mars et des élections d’ici à un an. Dans le même temps, les manifestations se font de plus en plus fortes, à Sana’a notamment, et commencent à s’étendre au reste du pays. On commence par ailleurs à dénombrer des victimes parmi les manifestants. Parallèlement à cela, le Mouvement du Sud et les rebelles houthis lancent eux aussi des manifestations.
Alors que les manifestations embrasent le pays et que la répression se fait de plus en plus forte survient un véritable tournant dans la révolution. Le 18 mars, des tireurs embusqués tuent 52 manifestants et en blessent plusieurs centaines. Ce massacre provoquera des défections en masse et poussera de nombreuses personnalités (politiques, patronat,
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dignitaires religieux, chefs de tribus…) à rejoindre le camp de l’opposition. 23 députés du CPG vont démissionner, plusieurs ministres quitter le gouvernement, et le général Ali Mohsen al‐Ahmar, demi‐frère du président et chef de la 1ère division de blindés (personnalité la plus importante au sein de l’armée) va à présent se charger de la sécurité des manifestants et de combattre les forces loyalistes. Encore une fois pour calmer le jeu, le président yéménite va limoger son gouvernement, proposer un référendum constitutionnel, ainsi que des élections législatives et présidentielles et son départ avant la fin de 2011. Mais il annonce également que toute tentative de le renverser avant qu’il n’ait décidé de partir tournerait à la guerre civile.
L’opposition va de mieux en mieux se structurer. Le Forum commun va rédiger fin mars son programme, dont les principaux points sont : départ du président Saleh, remplacé par le vice‐président Abd Rab Mansour Hadi qui sera uniquement chargé de la réforme du système policier, de la formation d’un conseil national de transition et d’un gouvernement provisoire, de la création d’un comité devant réformer la constitution et dont les propositions seraient validées par un référendum supervisé par une commission indépendante, de l’enquête sur les morts durant la révolution et de l’indemnisation des familles.
Jusqu’ici les tentatives de médiation vont toutes échouer, car le président Saleh exige de finir son mandat et l’immunité judiciaire, deux choses refusées par les manifestants. Mais le 23 avril est présenté un plan de médiation élaboré par le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) avec le soutien de l’UE et des USA et qui prévoit :
‐ La formation d’un gouvernement d’union nationale dans les 7 jours par le président, formé à égalité d’hommes du CPG et de l’opposition parlementaire
‐ La soumission prochaine d’une loi d’amnistie pour le président, sa famille et ses collaborateurs devant la Chambre des députés.
‐ Le départ d’Ali Abdallah Saleh et la cessation des manifestations.
‐ Le vice‐président devient président par intérim et appelle à des élections présidentielles anticipées 60 jours plus tard.
‐ La formation d’une commission constitutionnelle pour rédiger une nouvelle constitution qui sera soumise au référendum du peuple.
‐ Lorsque la constitution aura été approuvée, des élections législatives auront lieu.
Le président accepte le plan, de même que les membres de l’opposition parlementaire. Toutefois, les jeunes (de même que les houthis et les sudistes, même s’ils ne sont pas comparables) le refusent et continuent les manifestations, beaucoup refusant notamment l’immunité accordée au président Saleh.
Durant le mois de mai 2011, ce dernier fait preuve de nombreuses tergiversations qui laissent supposer un revirement de situation : à plusieurs reprises il assure les officiels qu’il va signer, puis fait marche arrière. Ses partisans vont même encercler l’ambassade des EAU le 22 mai, créant une forte tension entre le président yéménite et le CCG. Ce dernier va alors renoncer à son arbitrage, ce qui va pousser le président Saleh à refuser l’accord. Cet acte va
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entraîner l’ire du cheikh tribal Sadiq al‐Ahmar, chef de la tribu hashid, la plus puissante du pays. Celui‐ci va mettre debout en août une alliance des tribus yéménites.
Le mois de mai sera très violent et meurtrier. Les combats s’intensifient entre l’armée du président et les confédérations tribales qui lui sont opposées : l’armée utilise même l’artillerie. Les 29 et 30 mai, le campement de 5000 tentes établi place de la Liberté à Taëz en signe de protestation est détruit par les forces loyalistes : cela vire au massacre, et environ 250 personnes meurent.
Pris entre les forces des cheikhs tribaux, celle des terroristes et militants violents islamistes, houthis ou sudistes et celle des manifestants, l’armée du président Saleh recule. Ce dernier est d’ailleurs blessé le 3 juin lors d’un attentat survenu dans son palais présidentiel, sans qu’on sache qui en est l’auteur. Il est forcé de quitter Sana’a pour se faire soigner en Arabie saoudite. Son départ s’accompagne du retrait de la police qui n’intervient plus, au début tout du moins. En effet, durant les trois mois que durera son exil, on observera une montée en flèche des violences.
Le vice‐président Hadi, à qui les pouvoir ont été confiés, va alors renégocier la mise en œuvre du plan proposé par la CCG, que le président Saleh va finalement signer le 23 novembre après son retour dans le pays en septembre. Il accepte de céder le pouvoir à son vice‐président sous 30 jours, jusqu’à des élections anticipées. Ces dernières, qui vont avoir lieu le 21 février 2012, vont élire au suffrage universel et à 99.8% Abd Rab Mansour Hadi, seul candidat en lice, pour un mandat intérimaire de 2 ans au cours duquel il va être chargé de superviser la rédaction d’une nouvelle constitution, en attendant de nouvelles élections présidentielles et législatives en 2014.
Une opposition plurielle
Il convient toutefois de se poser la question de la nature de l’opposition qu’a du avoir à affronter le dictateur Saleh. Celle‐ci est en effet fortement hétérogène et recouvre les principaux clivages et pôles politiques ou sociaux du pays, qu’il convient de ne pas confondre du fait de leurs objectifs parfois divergents :
> On a tout d’abord les shabab al‐thawra (jeunes de la révolution), étudiants ou non, qui vont être à l’origine du mouvement et qui vont développer les critiques les plus poussées à l’égard du président Saleh tout en exigeant des mesures et réformes de fond pour le pays et pour le peuple.
> Cette jeunesse manifestante va toutefois devoir être encadrée et organisée par des hommes politiques, qui vont être essentiellement issus du Forum Commun et notamment du parti islamiste Al‐Islah. Ceux‐là vont constituer une opposition parlementaire au président Saleh, plus conciliante et réaliste que la masse de jeunes : en effet ils vont accepter le plan de coopération présenté par le CCG, à la différence des jeunes qui, de ce fait, vont pour une partie d’entre eux se sentir trahis par ces politiques qui ont en quelque sorte repris et confisqué leur opposition et leur protestation. Il semblerait que la principale préoccupation de cette opposition parlementaire soit le maintien de l’ordre et de la sécurité et la possibilité de sortir de cette crise sans trop d’encombres.
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> Suite aux défections de généraux et d’officiers de l’armée (comme le principal d’entre eux le général Ali Mohsen al‐Ahmar par exemple), une partie des forces militaires vont elles aussi se retourner contre le président Saleh, combattant la Garde Républicaine, unité d’élite de l’armée yéménite et réputée comme étant strictement fidèle au chef de l’Etat (même si elle va elle aussi connaître quelques défections). Beaucoup d’analystes ont vu dans la défection de Mohsen Al‐Ahmar un combat personnel entre lui et le président Saleh. En effet, il y aurait eu à une certaine date un accord secret entre eux pour que Mohsen Al‐Ahmar prenne la succession. Mais Ali Abdallah Saleh aurait finalement cherché à mettre son fils au pouvoir, et aurait même cherché à se débarrasser de Mohsen Al‐Ahmar, suscitant de la part de ce dernier des désirs de vengeance.
> Il faut également prendre en compte les forces tribales, composante essentielle du paysage politique yéménite, et qui ont une très grande influence sur les populations. Là encore, il semblerait que l’opposition soit d’ordre personnel, en tous cas en ce qui concerne la tribu hashid dirigée par Sadiq al‐Ahmar, la plus puissante du pays et qui va, à partir de mai, faire venir des centaines de combattants à Sana’a. Alliée du président dans les années 90 mais très critique à son égard depuis la mort de son chef Abdullah (père de Sadiq), la tribu hashid, en se soulevant, va lever un grand nombre de personnes contre le président grâce aux logiques clientélistes de la tribu et ce dans le but de protéger et soutenir les intérêts de ses membres et de mettre fin au pouvoir de Ali Abdallah Saleh, forcément encombrant pour un cheikh aussi puissant et influent que Sadiq al‐Ahmar. A noter également que cette tribu est très liée au parti d’opposition Al‐Islah, dont elle est la composante tribale majoritaire.
> Se sont également opposés au pouvoir en place au cours de cette révolution les mouvements séparatistes houthis et sudistes, qui vont faire preuve d’opportunisme en profitant de l’affaiblissement de l’armée et de la police pour mener des attaques et gagner du terrain. Rejetant l’un et l’autre l’accord négocié par le CCG et les élections de février 2012, ces deux mouvements n’ont que peu à voir avec les préoccupations des révolutionnaires et veulent simplement défendre leurs intérêts. Ainsi le Mouvement du Yémen du Sud va profiter des troubles de la révolution pour provoquer de nombreuses violences dans le Sud du pays. Mais les coups d’éclat vont surtout provenir des rebelles houthis, qui vont profiter du chaos de la révolution pour prendre la ville de Saada en mars 2011 après que celle‐ci ait été désertée par les forces de sécurité, qui décident de ne plus intervenir dans la région. Les combats entre houthis et soldats yéménites furent durant toute l’année 2011 très durs et meurtriers, et aujourd’hui encore les rebelles chiites ont la mainmise sur les protectorats du Nord de Sana’a, d’Al Jawf et d’Hajjah, projetant certainement de mener une offensive sur la capitale Sana’a située un peu plus au sud.
> Enfin, dernière composante de l’opposition et que l’on a pu observer à peu près dans toutes les révolutions arabes, les terroristes islamistes d’Al Qaïda qui vont eux aussi profiter de la déstabilisation du pays pour lancer des attaques meurtrières et contrôler des territoires mais que l’on ne saurait pour autant assimiler aux houthis ou aux sudistes. AQPA, allié au groupe Ansar al‐Sharia (né au beau milieu du chaos de la révolution), vont ainsi lancer de nombreuses actions dans le Sud du pays où, en mai 2011 et profitant de la difficile situation de l’armée, aux prises avec les troupes du cheikh Sadiq al‐Ahmar, ils vont s’emparer de la cité portuaire de Zinjibar (20 000 hab) et déclarer le gouvernorat d’Abyan « émirat islamique ». Mettant en place des tribunaux religieux, les terroristes vont se livrer à de nombreuses exactions contre la population civile (exécutions sommaires, crucifixions,
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amputations, coups de fouet…). La bataille de Zinjibar, résultant d’une contre‐offensive des forces gouvernementales, fit près de 600 morts. La situation n’évolua guère pendant des mois, et les islamistes parvinrent même à prendre le contrôle de plusieurs villes voisines. En mars 2012, une vaste offensive des terroristes contre un bataillon de l’armée yéménite va faire 187 morts parmi les militaires. Les combats vont alors continuer sporadiquement pour finalement culminer en mai 2012 lors d’une vaste offensive menée par l’armée yéménite pour reprendre le contrôle du protectorat d’Abyan. Après un mois de combats violents l’armée (aidée par les Etats‐Unis) réussit à reprendre le contrôle de Zinjibar et du gouvernorat, repoussant les terroristes à l’Est de ce dernier, dans des zones montagneuses où ils seront moins exposés qu’en ville. Amnesty International critiqua néanmoins la violence de cette contre‐offensive et notamment les bombardements qui tuèrent beaucoup de civils. Plusieurs attentats vont avoir lieu par la suite dans la région, mais globalement cette dernière resta sous contrôle gouvernemental. Toutefois, le terrible attentat du 21 mai 2012 à Sana’a a sûrement été provoqué en vengeance de la contre‐offensive finale de l’armée.
Bilan de la révolution et commentaires
Cette révolution yéménite s’est soldée par un bilan lourd de plus de 2000 morts, dont 143 enfants et trois journalistes, et plus de 25 000 blessés. L’installation de la révolte dans la durée va provoquer une crise économique qui se manifestera par une forte inflation : les prix alimentaires vont augmenter de 40%, le prix du gaz et du pétrole de 600%, et on observera des licenciements en masse. Certains soupçonnent d’ailleurs cette crise d’être favorisée par le président Saleh, qui interviendrait pour détourner les circuits de distribution en hydrocarbures.
Peut‐on dire que cette révolution a réussi ? Certes, le président Saleh a été contraint de céder le pouvoir à son vice‐président, mais tout le monde sait que cela ne signifie pas la fin de l’ex‐président. Le 21 janvier 2012, le parlement yéménite a approuvé la loi d’immunité du président Saleh et de ses collaborateurs qu’il a négociée. Rien ne lui empêche donc de se représenter aux prochaines élections présidentielles. Mais même au‐delà de ça, son influence sur le monde de la politique et de l’armée reste aujourd’hui très importante : ses fils et neveux occupent toujours des postes très hauts placés dans les services de sécurité (comme son fils Ahmed, chef de la Garde Républicaine), le CGP reste le parti ultra majoritaire du pays, le président intérimaire Hadi, bien qu’homme de consensus, est forcément un proche de l’ancien président puisqu’il a été son vice‐président pendant près de 17 ans.
Au Yémen, personne n’est dupe et tout le monde sait bien que la révolution n’a dans le fond pas changé grand‐chose. Assez rapidement les débats et enjeux nationaux ou sociaux soulevés par exemple par les jeunes étudiants ont été repris, confisqués et instrumentalisés par les différentes forces d’opposition qui étaient plus animées par une logique de lutte des pouvoirs que par un véritable élan révolutionnaire. En effet, dans leur grande majorité les manifestants étaient membres de factions ou de tribus, et il n’y avait qu’à voir comment les houtis, les sudistes, Al‐Qaïda et, dans une autre dimension, les tribus et les officiers faisant défection (dont certains, comme Mohsen al‐Ahmar, étaient totalement honnis des étudiants) ont profité des troubles pour lancer leurs attaques contre les forces de Saleh. Il est finalement possible de voir ce vaste mouvement comme une révolution en trompe l’œil,
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instrumentalisée et utilisée comme prétexte de toutes parts pour soutenir les intérêts politiques (voire confessionnels dans le cas des houthis) de certaines personnes ou de certains clans, bien éloignés des idéaux révolutionnaires du Printemps arabe et qui, peu importe la faction, convergeaient vers un même but : la chute du président Saleh.
Cela, les autres puissances du Golfe et occidentales, qui partagent toutes le même souci de la sécurité et du maintien du Yémen, l’ont parfaitement compris. Devant cette révolution qui s’enlisait dans un tourbillon de violences entremêlées, les puissances étrangères ont estimé qu’il fallait sacrifier le chef de l’Etat tout en sacrifiant également les idéaux démocratiques de la révolution (en accordant l’immunité au président déchu et à ses collaborateurs et en n’opérant qu’un changement de tête) dans l’objectif de restaurer la sécurité, et c’est pourquoi elles ont présenté ce plan de médiation qui opère un changement de surface mais en vérité absent. Ainsi les Yéménites savent que lorsqu’ils ont voté pour Abd Rab Mansour Hadi ils ne faisaient que confirmer par le vote populaire une décision déjà prise à Riyad par le CCG et les Etats‐Unis et qui ne leur appartenait pas (et qui de toute façon ne changeait pas grand‐chose), et c’est en cela que la révolution yéménite peut être considérée comme un semi‐échec. Finalement les idéaux de la révolution, avant tout incarnés par les jeunes (qui ne furent d’ailleurs pas conviés aux négociations), ont été étouffés et bâclés dans le but de garantir une sécurité intérieure de plus en plus vacillante. Le nouveau président a d’ailleurs reconnu lui‐même que l’objectif principal de sa présidence intérimaire sera, non seulement de rédiger une constitution, mais également de restaurer la sécurité par la lutte contre AQPA. Pour ce faire, 80% du budget du nouveau régime sera consacré aux forces de l’ordre, avec notamment un système de rentes étatiques versées aux chefs tribaux pour s’assurer de leur soutien.
L’espoir réside maintenant dans le travail qu’aura à effectuer le président Hadi pour mener le pays vers une vraie démocratie libre. Sa première tâche sera de rédiger une nouvelle constitution, que certaines analyses président comme étant de type fédéral, afin de tourner la page du présidentialisme exacerbé et pour trouver un système politique plus représentatif de la nature très tribale et donc décentralisée du pouvoir au Yémen. Mais il aura également pour tâche de se débarrasser de l’influence encore présente de l’ancien président. Tout porte à croire que ce ne sera pas chose aisée : ainsi, par exemple, le président Hadi décida de limoger plusieurs hauts responsables des services de sécurité considérés comme loyaux à l’ancien président, mais lorsqu’il essaya de limoger le général Tariq Saleh, chef de la 3e Brigade (la mieux équipée de toutes) de l’armée et neveu de l’ex‐président, il se heurta à ce dernier qui affirmait que le commandement de cette brigade était un droit familial. Mais au‐delà de cela, le président intérimaire aura aussi à composer avec l’influence croissante de personnages comme Mohsen al‐Ahmar ou encore le cheikh Sadiq al‐Ahmar, qui tenteront sûrement de faire pencher en leur faveur la nouvelle configuration du pays qui va peut être se dessiner. Il s’agira pour le président Hadi de surmonter les divergences et les oppositions pour ne pas que ce chemin vers la démocratie se retrouve bloqué. Car le risque principal d’un tel blocage serait que cela ne profite aux terroristes et séparatistes qui ne prolifèrent que lorsque l’Etat est faible et désorganisé.
Toutefois il ne faut pas désespérer sur l’avenir politique du Yémen, car cette révolution a au moins eu le bénéfice de faire émerger une vraie société civile, un vrai débat public autour des questions politiques majeures, structuré autour d’espaces, d’acteurs et de moyens nouveaux et non plus encadré et tenu en laisse par le régime. Les jeunes étaient en première
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ligne, inspirés par les autres révolutions arabes, et ils sont encore aujourd’hui actifs comme en témoignent les nombreuses manifestations de jeunes pour clamer leur opposition au vote de l’immunité de l’ancien président, ce qui laisse augurer de bonnes choses quant à la volonté de démocratie et de justice du peuple. On peut aussi noter l’émergence des femmes et de leur voix contre les inégalités sexuelles, dans un pays où elles ne sont que trop éclipsées, avec l’exemple de la militante Tawakkul Karman qui fut récompensée de son engagement par le Prix Nobel de la Paix 2011. Peu à peu, on peut espérer voir le pays et sa population se préoccuper enfin des vraies questions sociales et politiques en sortant des logiques clientélistes et tribales qui sont trop prégnantes dans ce pays et ont empêché cette révolution de se construire sur un vrai débat sain, condition essentielle de l’émergence d’une démocratie.
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Ouvrages : « Le Yémen, au‐delà de la révolte », Charlotte Velut, éditions du Cygne, 2012 « L’année stratégique 2013 », sous la direction de Pascal Boniface, Armand Colin, 2012 Sites internet : www.lavoixduyemen.com www.wikipedia.com www.senat.fr www.lemonde.fr
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« L’EGYPTE : PHARE DU REVEIL ARABE ? »
par Mélanie Rénier
Galvanisé par la révolte tunisienne qui a conduit au départ de Zine el‐Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 27 ans, un mouvement de contestation s'est emparé de l'Egypte, avec pour objectif, la chute du dictateur et la fin du régime autoritaire. Il est toutefois important de souligner que ce n'était pas la première fois dans l'histoire du pays, qu'une partie de la population se soulevait contre le pouvoir en place: en 2005, le mouvement Kifaya (ça suffit!) soutenu par les Frères musulmans, a appelé à la chute du régime. De même le pays n’a pas été épargné par les «émeutes de la faim» de 2008, entraînées par la flambée des prix alimentaires. Mais l'un des événements précurseurs de la révolte de 2011, est la grève générale du 6 avril 2008, initialement lancée par les ouvriers des usines textiles de El‐Mahalla El‐Koubra, ville industrielle du Delta. Cette grève avait pour but de dénoncer les conditions de travail difficiles auxquelles les ouvriers étaient confrontés. Parallèlement, un groupe de jeunes blogueurs activistes avait diffusé l'appel à la grève générale en soutien aux ouvriers, via les réseaux sociaux. Le mouvement du «6 avril» était né. S'ensuivent trois jours de manifestations au cours desquels les manifestants seront durement réprimés par les forces de l'ordre. La grève ne prit fin qu'une fois que le gouvernement envoya des représentants pour rencontrer les dirigeants de la grève, et leur promit de donner satisfaction à certaines revendications. La colère exprimée ne se limitait pas aux seules conditions de travail. Certains manifestants brandissaient des slogans hostiles au président Moubarak.
Si le mouvement n’a été que très peu suivi dans les grandes villes, il a permis l'émergence de mouvements politisés opposés au régime. Ces derniers, à l'instar du « mouvement du 6 avril», ont été particulièrement actifs dans les premiers jours de la révolution.
Le lundi 25 janvier, nommé « journée de la colère », le « mouvement du 6 avril » appelle les Egyptiens à manifester contre «la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage». Près de 20 000 personnes ont pris part à la contestation ce jour‐là. C'est la première fois qu'autant d'Egyptiens occupent la rue pour manifester leur lassitude. Fait important, c'est toute l'Egypte qui est touchée. Les grandes villes telles que Le Caire ou Alexandrie, mais également la Haute Egypte, la région du canal de Suez, les provinces du Delta, voient défiler des milliers d'Egyptiens en colère. La révolte dura trois semaines, et rendra célèbre la place Tahrir, occupée jour et nuit jusqu'à la démission du raïs. Le succès de la mobilisation de 2011, résulte en partie de la représentation de la diversité de la société égyptienne: hommes, femmes, jeunes, moins jeunes, laïcs, religieux, ouvriers, fonctionnaires, etc. Les médias sociaux ont joué un rôle clé dans cette révolution. Il est vrai que sans eux, la contestation n'aurait pas pu atteindre une telle ampleur. Les appels à manifester ont permis de coordonner, d'organiser un mouvement sans véritable leader. Internet qui échappait à toute censure gouvernementale, s'est révélé être un atout considérable : un espace de liberté pour exprimer sa colère, et dénoncer les exactions perpétrées par les forces de l'ordre. Le pouvoir a très vite compris son importance, et tenta d'en limiter l'accès pendant plusieurs jours. Il s'inspira de cet outil pour inciter ses partisans et hommes de main à contre‐
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manifester. Il est cependant important de nuancer l'impact des réseaux sociaux. Ils ont certes contribué à produire des manifestations importantes quantitativement, mais ils ne sont certainement pas à l'origine de la révolte.
Par le passé, des petits groupes d'activistes avaient déjà tenté d'utiliser ces mêmes réseaux pour générer des mobilisations, mais le public ne suivit pas forcément.
Les raisons du soulèvement populaire
L'économie égyptienne est de type rentier. Elle repose sur le tourisme, les hydrocarbures, les envois des émigrés. La privatisation a permis l'apparition d'une classe bénéficiaire liée à l'appareil d'Etat. Gamal Moubarak, alors à la tête du PND, réforma le système économique. Il misa sur l'entrepreneuriat mais très vite la corruption permit aux clients et hommes d'affaires proches de la famille dirigeante d'amasser d'immenses fortunes. Les produits de la croissance ne sont pas redistribués et les conditions de vie des classes moyennes, de la petite bourgeoisie et des travailleurs se dégradent. Par ailleurs la libéralisation économique n'a pas tenu ses promesses. Le secteur touristique assure une part non négligeable du PIB, mais celui‐ci est trop souvent instable en raison des crises de la région et des conjonctures économiques mondiales. L'économie de marché n'est pas bénéfique pour les classes populaires et moyennes, qui pâtissent de la privatisation du service public: près de 40% d'Egyptiens vivent avec moins de deux dollars par jour.
En Egypte la démographie est un frein majeur au développement économique. En effet si 85 millions d'habitants se répartissent sur un peu plus d'1 million de kilomètres carré, près de 90% d'entre eux sont concentrés le long du Nil, ramenant ainsi la part de densité réelle de population à 2000 habitants par kilomètre carré. C’est l'une des densités les plus élevées au monde. L’Egypte est par conséquent un pays surpeuplé qui ne parvient pas à assurer une autosuffisance alimentaire. Le pays, à l'image de la majorité des pays arabes, a une population jeune. Un tiers des Egyptiens ont moins de 15 ans. Selon l'Institut National des Etudes Démographiques, le taux de croissance de la population est de 1,7% par an (soit une augmentation de 1,4 millions d'habitants). Cela s'explique par un fort taux de fécondité (3 enfants par femme) et un net recul du taux de la mortalité. Ainsi, ce sont toujours plus de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, alors que l'offre n'évolue pas dans ce sens.
L'absence de démocratie est également une cause de la révolte. La loi de l'état d'urgence, interdisait les manifestations et autorisait les arrestations arbitraires, qui précédaient des mises en détention où souvent l'emploi de la torture n'était pas exclu. Les institutions qui ne sont pas élues démocratiquement ne prennent pas en compte les aspirations du peuple. Il ne faut pas oublier que la politique étrangère du régime est notamment vivement critiquée. La question palestinienne est bien sûr au centre de ces critiques. L'alliance avec l'Occident exacerbait une bonne partie des Egyptiens, qui voient parfois l'Occident comme principal instigateur des crises de la région. Il est à noter que les contestataires portaient des revendications nationales, le conflit israélo‐palestinien et les discours anti‐américains étaient relayés au second plan.
Le 11 février 2011, après multiples tergiversations, Hosni Moubarak démissionne, lâché par l'armée, dont une partie voyait d'un mauvais oeil la nomination de son fils Gamal à sa propre
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succession. L'armée joua un rôle très important, elle décida de ne pas tirer sur la foule et respectait les aspirations du peuple. Le CSFA (Conseil Suprême des Forces Armées), prend les rênes du pays le temps de la transition démocratique, mais les élections présidentielles promises tardent à s'organiser. La rue ne plie pas et exprime son mécontentement à toute tentative de l'armée d'usurper ce que les Egyptiens appellent leur révolution.
Les élections législatives, dont le résultat a été annulé par l'armée, démontre la popularité des partis islamistes. L'élection présidentielle et le choix des candidats mettront en évidence les difficultés de l'opposition libérale à s'organiser. De nombreuses tensions ont été observées, et l'armée s'est montrée particulièrement intransigeante dans le choix des candidats. Au terme du premier tour, le candidat du Parti de la Justice et de la Liberté (PJD) des Frères musulmans, Mohamed Morsi et Ahmed Chafik, ancien proche de Moubarak et de l'armée, arrivent tous deux en tête du scrutin. Nombreux commentateurs et jeunes Egyptiens ont comparé ces deux forces politiques comme étant la peste et le choléra. Les jeunes qui ont initié la révolte ont regretté ce résultat, appréhendant tout autant l'établissement d'un pouvoir islamiste qu'un retour au pouvoir autoritaire militaire. Les libéraux n'ont pas réussi à se retrouver autour d'une personne. Cela est dû au manque de leader charismatique. Les rares personnes que l'on présentait comme de potentiels dirigeants, comme Mohamed Al Baradei ou Amr Moussa, n'étaient pas assez légitimes aux yeux des Egyptiens. En réalité, seuls les islamistes de la confrérie des Frères musulmans, alors seule force opposée au régime de Moubarak et toléré par le pouvoir, ont été assez organisés pour présenter un parti uni à la présidence du pays.
Mouvement créé en 1928 par Hassan Al Banna, la confrérie est une organisation politique et sociale fondée sur la référence religieuse, c'est‐à‐dire le Coran et l'exemplarité du prophète (la Sunna), par opposition au modèle politique occidental. Le pouvoir, (de Nasser à Moubarak), a joué un jeu ambivalent avec les Frères musulmans, alternant répressions et participation au jeu politique. Le secteur public, qui a été négligé par le pouvoir a été repris par les Frères. Ils ont réussi à former un tissu social solide en étant particulièrement actifs dans les mosquées (où ils aident les plus démunis), dans les universités, les hôpitaux et les syndicats. Toutefois, le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), se présente comme étant indépendant de la confrérie et se défend de vouloir ériger un Etat théocratique. Les Frères musulmans n’étaient pas présents au début de la révolte, seuls les plus jeunes y ont pris part.
Le sentiment d'accaparation de la révolution occupa très vite les esprits. C'est finalement Mohamed Morsi qui remporta les élections. Pour la première fois, un islamiste est à la tête du pays. Toutefois le score serré (51,73%‐48,27%) démontre que ce dernier ne fait pas consensus, même si les Frères musulmans dont il est issu, sont populaires dans la société égyptienne, du moins chez les plus démunis. Le nouveau président égyptien a bénéficié de l'éparpillement des voix des opposants laïcs et libéraux. L'électorat égyptien apparaît profondément divisé.
La crise politique du 22 novembre 2012 : vers une nouvelle révolution ?
Depuis deux semaines un nouveau vent de révolte souffle sur l'Egypte. Nous assistons à la première crise politique post‐révolutionnaire. On parle de seconde révolution, la place Tahrir
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est de nouveau occupée, les affrontements entre pro‐Morsi et anti‐Morsi ont déjà fait sept morts. Certains manifestants se montrent particulièrement intransigeants. Ils refusent de céder à l'actuel président et appellent ouvertement à son renversement.
Mohamed Morsi a pris les rênes du pouvoir le 24 juin 2012. Il a très vite été engagé dans un bras de fer politique avec le CSFA et le pouvoir judicaire, incarné par la Haute Cour Institutionnelle. Ces deux instances ont décidé de dissoudre le parlement, alors dominé par les islamistes, estimant que des irrégularités ont été observées. L'Assemblée Constituante, chargée de rédiger la future constitution du pays, est elle aussi dominée par les islamistes qui représentent la moitié des membres choisis par le parlement avant sa dissolution. Celle‐ci a été très vite paralysée, en raison des divergences d'opinion entre islamistes (Frères musulmans, salafistes...) et opposition libérale et laïque. Les principales raisons de leurs divisions portent sur l'introduction d'articles, soutenus par les islamistes, sur l'interdiction du blasphème, l'application de l'aumône religieuse, ou encore le statut de la plus haute autorité de l'islam sunnite. Les tensions sont telles qu'une dizaine de formations libérales ont boycotté les travaux de l'Assemblée, et les coptes ont quitté la commission car leurs propositions étaient rejetées.
A l'origine de cette nouvelle révolte se trouve le décret du 22 novembre, par lequel Mohamed Morsi s'arrogeait les pleins pouvoirs en s'octroyant le pouvoir judiciaire. Ce décret neutralisait les pouvoirs de la Cour constitutionnelle, lui empêchant par exemple de dissoudre l'Assemblée Constituante. Il prévoyait aussi d'allonger de deux mois la rédaction de la constitution. Même s'il a tenté de rassurer ses adversaires en affirmant qu'elle n'est que provisoire, l'adoption de ce décret a été perçue comme une dérive autoritaire. L’attitude de Mohamed Morsi est critiquée par l’opposition, rassemblée dans le Front de Salut National. Le temps de la transition semble long aux yeux des Egyptiens qui craignent que la mainmise des Frères musulmans sur le pouvoir entraine l'établissement d'un Etat religieux dictatorial.
Un projet de constitution a été adopté dans l'urgence et doit être soumis à un référendum le 15 décembre. Mais cette nouvelle constitution est également l'objet de vives critiques. Les opposants estiment qu'elle n'est pas assez représentative du peuple, (coptes et libéraux n'ayant pas participé aux travaux de sa rédaction) et dénoncent son caractère islamique. Selon eux, de nombreux passages remettent en question les libertés religieuses et individuelles. Parmi ces passages se trouvent la place de la charia, la loi islamique. Les auteurs du projet ont conservé la formulation de la précédente constitution, c'est‐à‐dire que les principes de la charia sont les principales sources du droit. Mais ils ont également précisé que ces principes font l’objet des interprétations de l'institution religieuse sunnite d'Al Azhar. Cela confère à une institution non démocratiquement élue, le pouvoir de définir les lois.
De plus, deux clauses limitent la liberté d'expression : la première interdit toute insulte au prophète, et la seconde sanctionne les insultes aux personnes physiques. La liberté de culte n'est assurée qu'aux pratiquants des religions monothéistes. Concernant les droits des femmes, militants des droits de l'Homme et opposants déplorent la révision du texte précédent, qui affirmait que l'égalité entre les sexes était garantie, selon la loi islamique. Le nouveau texte lui, reste assez flou en se contentant de déclarer que « tous les citoyens sont égaux devant la loi et égaux en droits et en devoirs sans discrimination ».
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Il est intéressant de constater que cette nouvelle crise politique est intervenue au lendemain du succès diplomatique de Mohamed Morsi, dans sa médiation du dernier conflit entre Gaza et Israël. Saluée par les occidentaux et la population égyptienne, l'action de Morsi, qui s'est battu pour obtenir un cessez‐le‐feu entre les deux antagonistes, a contrasté avec son prédécesseur. Hosni Moubarak restait indifférent au sort des Palestiniens et se gardait bien d'intervenir dans toute crise. Pour les Egyptiens, l’ancien président Moubarak (qui par ailleurs participait au blocus de la bande de Gaza en refusant d'ouvrir la frontière de Rafah), était complaisant avec le gouvernement israélien. Après son élection, Mohamed Morsi a réitéré sa volonté de dialoguer avec tout le monde, ainsi que son ambition de refaire de l'Egypte, le principal médiateur de la région. Sa visite en Iran dans le cadre du sommet des non‐alignés, alors que les liens diplomatiques entre les 2 pays étaient rompus depuis 1980, le démontre. Contrairement à ce que pensent certains, Mohamed Morsi ne tentera pas de rompre catégoriquement avec la diplomatie de ses prédécesseurs.
Alors que certains redoutaient que l'arrivée au pouvoir des islamistes sonnerait le glas des accords diplomatiques avec Israël, le nouveau président a tout de suite rassuré ses homologues occidentaux en affirmant que les accords de paix ne seront pas rompus. Cela s'explique par le fait que l'Egypte ne peut se permettre de s'isoler sur la scène diplomatique en attisant la colère des Etats‐Unis. Elle a besoin de l’aide financière américaine et sa puissance armée est bien trop faible pour se risquer à des représailles. Le président Morsi a peut‐être été pris d'un excès de confiance ce 22 novembre, mais ce qui est certain c'est qu'il lui paraissait urgent de mettre un terme au blocage institutionnel qui paralyse l'Egypte depuis son élection. Le parti des Frères musulmans et leur confrérie pâtissent de la situation actuelle. Les réformes économiques dont le pays a tant besoin tardent à prendre forme, les salafistes gagnent du terrain, et la transition démocratique se fige (en raison de la dissolution du parlement et des multiples confrontations entre libéraux, laïcs et islamistes d'une part, et l'appareil judicaire et islamistes d'autre part). Mohamed Morsi sait que le pouvoir en place n’exercera pleinement ses fonctions que lorsque la nouvelle constitution sera adoptée et rentrera en vigueur. Or, les doutes sur la légalité et la légitimité de l'Assemblée Constituante freinent sa rédaction. L'autorité judicaire tout comme les divergences d'opinion entre laïcs et islamistes sont responsables de ce frein. Mohamed Morsi a entamé un coup de force pour dépasser cette situation. Mais le flou qui entoure le projet d'islamisation de l'Egypte suscite bien des interrogations quant à ses réelles motivations et la nature du régime que ses collègues islamistes et lui souhaitent instaurer. Aujourd'hui, ce sont deux Egypte qui s'affrontent. Nul ne peut mesurer l’adhésion réelle des égyptiens au projet constitutionnel. Seul le référendum, s'il est maintenu, nous l'indiquera. Les opposants, eux, pensent que le référendum sera en faveur du président Morsi.
Ce samedi, le président Morsi a décidé d'annuler le décret qui élargissait ses pouvoirs pour apaiser la colère des manifestants, mais il refuse d’annuler le référendum. La crise va perdurer car les opposants politiques ont rejeté la main tendue du président Morsi et exigent l'annulation du référendum. L'armée, dont les intérêts ont été conservés dans le projet de constitution, appelle au dialogue tout en s'engageant à préserver l'unité du pays. En voulant débloquer la situation Mohamed Morsi s'est mis à dos une partie non négligeable de la population, entrainant l'Egypte dans une grave crise politique. Les opposants qui ne parviennent pas à s'unir sur un projet politique commun se sont unis dans le Front Uni du Salut.
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Toutefois, cette opposition demeure disparate, divisée entre les jeunes du 6 avril, les militants d’extrême‐gauche, les nassériens, les libéraux, les coptes, les femmes féministes, les intellectuels et les représentants de l’ancien régime. Les Frères musulmans semblent avoir sous‐estimé la force de mobilisation de leurs détracteurs, qui après avoir renversé un dictateur qui semblait inamovible, ne comptent plus se laisser faire. Les partisans des deux camps s'affrontent dans la rue et se rejettent tour à tour la responsabilité des heurts violents.
En conclusion, la révolution de 2011 a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de l'Egypte. Pour la première fois, le pays est libre de choisir ses représentants. La transition démocratique est aujourd'hui en proie aux divisions entre les islamistes et leurs opposants, illustration d'une société polarisée. Cette crise politique est particulièrement néfaste à l'Egypte. Il est important que les différentes forces en présence dialoguent afin de préserver l'unité nationale et d’empêcher le scénario d'une guerre civile qui semble toutefois improbable aujourd'hui. Les manifestants l'ont bien compris, leur unité et leur refus d'obtempérer fragilisent le pouvoir en place et pourrait mener à la chute de tout futur régime.
Mohamed Morsi apparait de plus en plus isolé suite à la démission de plusieurs de ses conseillers. L'institution d'Al‐Ahar a également déploré la situation et demande au président Morsi d'annuler le décret. Si la crise s’installe dans le temps, le pouvoir en place sera délégitimé et l'opposition renforcée. D’ailleurs, celle‐ci pourrait simplement faire campagne pour le 'non' au référendum. C'est véritablement l'Egypte qui souffre de cette nouvelle confrontation alors que le pays a grandement besoin de stabilité politique pour aller de l'avant et sortir du marasme économique. Par ailleurs, si le gouvernement islamiste est renversé, aucune autre force politique assez organisée ne parviendra à prendre la tête du pays. L’opposition a des divergences de fond et seuls les islamistes au pouvoir cimentent leur unité fragile. La stabilité politique prendra du temps à émerger car le temps de la démocratisation est long. Il l’est d’autant plus que les Egyptiens ne sont pas encore habitués à l’exercice démocratique. Les partis politiques ont besoin de temps pour s’organiser et se construire de solides bases pour être viables. Les manifestants et les opposants doivent aussi comprendre que c’est la volonté de la majorité qui est prise en compte dans une démocratie. Les décisions prises ne sont pas prises à l’unanimité, sans quoi l’exercice démocratique serait impossible. Certes, les différents courants doivent être représentés, ils doivent avoir le droit d’exprimer leur mécontentement mais ne doivent pas paralyser le pays entier pour des raisons idéologiques contraires à la volonté de la majorité. Les islamistes, eux, doivent prendre en compte la diversité de la société égyptienne et penser davantage à l’unité nationale. Après tout, différents acteurs ont participé à la révolution. Il est important que le pouvoir en place assure les intérêts de l’ensemble des égyptiens.
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RETOUR SUR DES « REVEILS ARABES »
« LA TUNISE POST‐BEN ALI » par Diane Lafforgue «LE LIBAN A L’EPREUVE DE L’ONDE DE CHOC SYRIENNE » par Laura Da Silva Jacob « LE CAS YEMENITE » par Marc Massot «L’EGYPTE : PHARE DU REVEIL ARABE ? » par Mélanie Rénier
OBSERVATOIRE DES MUTATIONS POLITIQUES DANS LE MONDE ARABE Dirigé par Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS nabli@iris‐france.org
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