L'estampe comme outil de diffusion

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Diaporama réalisé par Jérémy LIRON, professeur d'arts plastiques.

Transcript of L'estampe comme outil de diffusion

L’ESTAMPE

COMME

OUTIL DE

DIFFUSION

Il faut se figurer une révolution de l’estampe semblable à la révolution photographique et même plus radicale encore. Imaginer qu’avant le XVe siècle, en Europe, toute production visuelle, si sa renommé vient à dépasser les frontières de la géographie locale s’appuie sur des récits, descriptions généralement orales, plus rarement écrites, en tout état de cause, sujettes à la subjectivité et au lyrisme de celui qui s’en fait l’intermédiaire, à l’imagination de celui à qui il s’adresse. Si certains artistes réalisent quelques dessins ou peintures d’après des œuvres de maîtres, pour l’étude, pour en conserver la mémoire ou en témoigner, ces productions marginales parfois singulièrement interprétées n’ont pas davantage qu’une portée privée et ne concernent que des cercles très restreints. Interprétation et interprétation d’après une interprétation, il faut noter l’écart toujours à l’œuvre. (>notion de document)

VASARI

Vies

des meilleurs peintres,

sculpteurs et

architectes.

Le jugement

dernier

D’après

MICHEL-ANGE

LA BATAILLE

D’ANGHIARI

Copie de Rubens

d’après la fresque

perdue de Leonard

de Vinci

Copie gravée

d’après Rubens

On pourrait s’étonner aujourd’hui que la réputation de tel artiste ou de telle de ses productions se soit étendue ainsi à l’époque parfois assez loin par les voies de la critique si l’on peut dire, en dehors de l’expérience directe ou d’un témoignage visuel. Il y a cette anecdote du rhinocéros gravé par Dürer en 1515 d’après une description écrite et un rapide dessin anonyme qui connu un vif succès, fût largement copiée et fera référence jusqu’au XVIIIe siècle alors que lui même n’en verra jamais de sa vie. Le premier rhinocéros arrivera en Europe autour de 1570. Mais on voit comme l’image aussi fictionnelle soit-elle continuera de faire référence du fait de son caractère multiple, mobile, du fait de son pouvoir de persuasion (cf. Barthes et la photographie). Ainsi, se fabriquent les mythes et les légendes - la légende est ce qui est dit et accompagne l’image (les comptes rendus des Salons fonctionnent de la même manière et l’on mesure alors cette nécessité rhétorique à l’œuvre dans les feuilletons de Baudelaire ou de Diderot). L’estampe joue au côté de l’écrit dans ce « devenir récit » du monde à l’œuvre dès l’apparition de la pensée symbolique depuis au moins 100 000 ans.

DÜRER

Rhino-

céros

DÜRER

Mélan-

cholie

St

Gérôme

dans sa

cellule

L’estampe apparaît donc très rapidement comme un moyen de diffuser des images, de les rendre accessibles. Elles sont parfois le fait d’un copiste qui en tient commerce un peu à la manière des cartes postales que l’on trouve aux boutiques des musées. Elles sont parfois du fait de l’artiste lui-même qui dispose ainsi d’un moyen d’autopromotion (estampe originale). Dürer devra beaucoup de sa notoriété à ce recours à la gravure. Tout comme Goya lequel s’initiera à la gravure vers 1770 en observant Piranese et en copiant Velasquez. >L’artiste libéral qui prend en charge sa carrière.

GOYA

Gravures

d’après

VELASQUEZ

Dans un premier temps cependant, on distingue peu les gravures d’atelier et les gravures d’auteur. L’estampe s’apparente à une « carte de visite », un « flyer » ou un « book », bref, comme un témoignage mobile, un outil de promotion et de communication. Comme un certain engouement se fait du côté du public, se développe un véritable commerce des estampes au cours du XVIe et XVIIe siècle. Un cadre légal se met en place, dessinateur et enseigne sont crédités, des collections apparaissent. On distingue deux niveaux : Gravure de reproduction et gravure d’artiste (estampe populaire/esthètes).

GOYA

Les

capri-

ces

GOYA

Les désastres de la

guerre

PIRANESE

Studiolo et Cabinet d’amateur, successions des antiques pinacothèques, accueillent ces collections qui se veulent un miroir du monde ou un condensé d’histoire. Et les estampes prennent naturellement leur place dans ce vaste système. « La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d’un amateur » écrit Benjamin. Mouvement psychologique semblable à celui du jeune enfant rassemblant autour de lui les objets par lesquels il « apprivoisera » le monde.

DAUMIER

L’amateur d’estampes

Edvard

MUNCH

Les

solitai-

res /

nuit

d’été

Même après l’invention de la photographie, de nombreux artistes auront recours à l’estampe pour diffuser leur œuvre, étendre leur commerce, réinterprétant leurs tableaux les plus fameux dans des versions parfois rehaussées à la main (objets situés entre le multiple et l’original). Munch pratiquera souvent la reprise, l’auto-copie et réalisera de nombreux bois et de nombreuses lithographies de ses propres œuvres, profitant du succès de certains sujets tout comme il explore certains thèmes par la variation.

Edvard

MUNCH

La

madone

MUNCH

1892

L’angoisse

1893

Le cri

1893

Le cri

1893

Le cri

(gravure)

1894

L’anxiété

1896

L’anxiété

(gravure)

1910

Le cri

Jeu de carte (autour du

XVe s.) gravure et

pochoir

Document de

Documentation

Et promotion,

Renaissance

Dès le début aucun sujet ou presque n’est étranger à l’estampe, sujets religieux tout autant qu’illustrations diverses, sujets légers ou publicités, objets de divertissement ou de communication (les tracés linéaires de la xylogravure donnent à ces images une sorte d’éloquence ou de clarté qui n’est pas sans rappeler celle qui est à l’œuvre dans la ligne claire en BD et dans les pictogrammes). C’est l’image dans sa forme prosaïque (moderne) qui apparaît alors. Objet léger, multipliable, mobile permettant à la représentation la même ubiquité que l’imprimerie a accordé à l’écrit. Il participe d’un déploiement et donc d’un début de démocratisation (très relative) de l’image et de l’écrit donc d’une certaine culture (concerne en premier lieu les zones urbaines, les bourgs, les bourgeois). Le procédé de reproduction mécanique qu’instaure l’estampe n’invente pas pour autant la publicité dans son principe. Le terrain était déjà là, la 1ere pub antique réalisée en série (à la main) découverte à Thèbes étant datée de 1000 av. JC. En 1539, François Ier décrète que les ordonnances seront rédigées en français et accrochées au mur, à la vue de tous après avoir été dites par un crieur. En 1660, La London Gazette publie dans sa revue une publicité pour dentifrice. Il s’agit vraisemblablement de la première publicité imprimé dans un périodique. La Révolution française voit la naissance du « marketing » politique, des affiches et des pamphlets sont typographiés ou imprimés pour faire s’étendre rapidement les textes révolutionnaires.

couverture de

programme

Théâtre Kabuki

1752

Carte à

jouer

chinoise

Époque

Ming

Vers 1400

« Nous sommes passés de la standardisation des opinions - rendue possible grâce à la liberté de la presse - à la synchronisation des émotions. La communauté d’émotion domine désormais les communautés d’intérêt des classes sociales qui définissaient la gauche et la droite en politique, par exemple. Nos sociétés vivaient sur une communauté d’intérêt, elles vivent désormais un communisme des affects », écrit Paul Virillo.

Révolution multiple, l’estampe répond donc à une économie populaire (cartes à jouer, publicités, caricatures), contribue à développer une pratique de l’image (perte de l’aura, du contexte), instaure un levier politique, participe du monde de l’art par sa médiation et l’institution d’un nouvel objet sur le marché ainsi qu’à une démocratisation (relative) du savoir par le livre.

ESTAMPE ET

DÉMOCRATI

SATION DE

L’ART

Mars 1987

40,8 millions

d'euros

C’est un principe universel et séculaire : la rareté fait le prix. Les œuvres d’art, produits de l’esprit témoignant de la créativité d’une époque et du génie d’un artiste, du fait de leur caractère unique sont généralement inaccessibles au grand public dès que leur intérêt est reconnu. La disproportion que peuvent atteindre certaines côtes ou certaines enchères vient précisément de l’écart entre une demande parfois forte et une offre forcément réduite. Certains artistes jouent d’ailleurs de ces leviers, Paul Valéry par exemple du côté des écrivains réalisant vers la fin de sa vie de nombreuses petites éditions limitées titillant les amateurs fortunés quand une édition standard ne lui aurait rapporté que peu de droits d’auteur. Rien n’est plus cher en général qu’un artiste mort (et reconnu); c’est à dire un artiste qui ne produit plus. Surtout si le drame ou le scandale travaillent son image.

Boutique

d’estampes

Gibaut en 1835

L’estampe répond en ce sens à une volonté d’étendre l’accessibilité de l’art au-delà du cercle restreint des collectionneurs fortunés. Produite à un tirage limité elle est un intermédiaire entre la reproduction industrielle populaire et donc dévalorisée et l’œuvre unique destinée à un cercle restreint. Le tirage fait le prix parce qu’il fait la valeur symbolique, la rareté faisant de la possession un privilège. L’estampe tient l’équilibre. Signée et numérotée elle possède les accessoires de l’œuvre unique (la trace de la main par la signature) tout en proposant un multiple (le nombre de tirages faisant varier la valeur unitaire). L’estampe, comme le cinéma appelle la reproduction. « La reproductibilité technique des films est inhérente à la technique même de leur production », écrit Benjamin. Elle est indissociable de leur économie. Le travail laborieux que nécessite la réalisation d’une matrice ne se justifie que dans cette économie du multiple (au XVIIe, on parle parfois de milliers d’épreuves imprimées pour certains dessins).

Une biblio-

thèque

d’œuvres

d’art :

L’ARTO-

THÈQUE.

A l’âge contemporain, l’estampe a accompagné la création des artothèques et la politique d’accessibilité des œuvres d’art dont elles témoignent. (à développer)

Marcel

DU-

CHAMP

fontaine

Affiche DADA

Dans les années 60 un certain nombre d’artistes, héritiers des utopies des avant-gardes, de DADA (ready made de Duchamp), du Bauhaus autant que des constructivistes et suprématistes, s’accordent sur l’idée de remplacer les modes de productions artistiques classiques par de nouvelles procédures rendues possibles par l’industrie moderne. L’artiste devient l’inventeur d’une matrice reproductible à l’infini. L’œuvre unique n’a plus lieu d’être, elle prolifère en des milliers d’exemplaires, bon marché, mais de qualité, dynamitant l’ancien système qui produisait des œuvres rares pour un petit public de privilégiés. Art et industrie se rencontrent sous la forme du design, objets utilitaires témoignant d’un soucis esthétique poussé. (cf. développement industriel, progrès techniques, matériaux plastiques et industrie pétrochimique…). Ce qui était artisanal là aussi se mécanise et se déploie.

Chaine

de

produc

tion

Fermob

Logo de la

chaine de

magasins

Prisunic

Par

VASARELY

Pour François Barré, « c’est la fin de l’art ségrégationniste réservé à la délectation de quelques-uns ou exilé dans des musées-harems. L’œuvre d’art n’est plus le symbole d’un investissement intelligent ou d’un supplément de dignité sociale, mais un objet de consommation livré non plus à ceux qui peuvent l’acheter, mais à ceux qui peuvent l’aimer ». « Le multiple est la brèche essentielle au mythe de l’unicité de l’œuvre d’art, il est l’image esthétique d’une société en transition ». « La peinture, la sculpture, etc., représentent aujourd’hui les médiums artistiques les plus archaïques qui soient, dépendant de patrons féodaux qui paient des sommes exorbitantes pour l’unicité et la magie du fétiche : l’« esprit » de l’artiste tel qu’il se manifeste dans ses coups de pinceau ou du moins dans sa signature (Yves Klein vendant de l’air en échange d’un reçu signé en 1958).

VASARELY

Look at

1968

VASARELY

Logo

Renault

1972

« Il est temps d’intégrer les avancées technologiques pour créer des œuvres d’art produites en masse, accessibles aux riches et aux non-riches. Des œuvres dans lesquelles l’artiste mettrait autant de qualité dans la conception que le manufacturier de qualité dans la production, comme on peut en trouver dans les œuvres d’art les mieux réalisées » écrit Oyvind Fahlström.

OYVIND

FAHL-

STRÖM

n mesure la dimension utopique de l’entreprise au regard des prix que peuvent atteindre sur le marché les affiches publicitaires de 1900, le vintage, le mobilier industriel atteignant des côtes élevées (du fait entre autre de leurs qualités artistiques), les amateurs distinguant les éditions pour réinscrire de la distinction dans le multiple. On mesure le triomphe actuel de l’économie, les mécanismes sociaux à l’œuvre décrit par Bourdieu dans La Distinction, les intérêts en jeu pour maintenir dans l’horizontalité que produit le multiple une certaine verticalité.

ESTAMPE ET

ESTHÉ-

TIQUE DU

NOMBRE

« UN CENTIMÈTRE

CARRÉ DE BLEU EST

MOINS FORT

QU'UN MÈTRE

CARRÉ DU MÊME

BLEU » H. Matisse

Allan McCollum

Il y a ce passage de La légende dorée qui évoque la conversion des Frisons et que reprend Pascal Quignard dans son dernier ouvrage : il nous raconte le roi Rachord prêt à recevoir le baptême et demandant dans un ultime scrupule où sont les siens, ses ancêtres. Comme le prêtre signifia qu’ils se trouvaient en enfer, Rachord reteint son geste, considérant que c’est chose plus saine de suivre le plus grand nombre que le plus petit : Sanctius est plures quam pauciores sequi. Quignard conclue : c’est la démocratie en acte. C’est la même logique qui appelle dans une crainte commune à une fin du monde apocalyptique. Il y a une loi du nombre, une loi et un effet -une esthétique- de la quantité.

ANTHONY

GORMLEY

Les collectionneurs témoignent bien souvent d’un désir de possession et d’accumulation qui exploite la production en nombre de certains objets ou s’attache à constituer des ensembles. Ces tendances dérivent d’un processus psychologique très simple à l’œuvre dans l’enfance dû à un besoin de rationaliser et classer les éléments du monde extérieur pour en prendre intellectuellement possession. Et de fait, chaque être travaille intimement avec le nombre à la fois dans la constitution de son identité sociale au sein du collectif et d’un point de vue ontologique dans son rapport à la complexité, à l’étendue du monde. Il y a quelque chose à voir avec l’inquiétant silence des étendues infinies qui faisait s’effrayer Pascal. Le XVIIe siècle ayant ouvert l’espace aristotélicien pour nous plonger dans les vertiges des plis baroques. Liberté nouvelle qui ne va pas sans angoisses.

Le mur, extraits de la

collection Antoine de

Gualbert.

Ila &

Berndt

BESCHER

Ce rapport de l’individu au collectif, du singulier au pluriel qui a été analysé par Benjamin à partir de la photographie (dérivé moderne de l’estampe et de l’estampage, l’empreinte) est naturellement à l’œuvre, et singulièrement, depuis l’invention de l’imprimerie et de l’estampe. Il est travaillé par la perte de l’aura, de l’unicité parallèle au XVIII et XIXe siècles à la chute des dieux au niveau philosophique et au développement de l’idée de relativité (traces chez Montaigne, philosophie ambiguë des lumières cf. Marx, puis philo de Nietzsche, développements d’Einstein). Le point d’origine, la matrice se retire du jeu pour ne laisser à appréhender qu’une démultiplication d’ampleur variable sans plus de centre ni de périphérie, sans verticalité, hiérarchie (on mesure dans les réactions de Baudelaire et Benjamin ce qui s’induit).

GROTTE

CHAUVET

Cependant, si c’est l’ampleur du phénomène, apparié à l’industrialisation, pris par la vitesse caractéristique des XIXe et XXe siècle comme l’écrit Mark Block, qui en détermine pratiquement l’effet, la chose n’est pas tout à fait nouvelle. « Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible », note Benjamin en préambule de son fameux essai sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Même si « Les Grecs ne connaissaient que deux procédés techniques de reproduction : la fonte et l’empreinte. Les bronzes, les terres cuites et les monnaies étaient les seules œuvres d’art qu’ils pouvaient reproduire en série ». (on note la rapport entre reproduction et commerce, commerce et autorité, présence symbolique en tous lieux d’activités humaines du profil royal) Certaines hypothèses font remonter très loin cette idée de multiplication mécanique : principe des ombres portées, objet matrice qui permet la reproduction. S’appuient sur la reproduction du même, la superposition, le contour, profil.

Art rupestre /mythe de Dibutade, trace empreinte et mode de la silhouette populaire « portraits à la silhouette » XVIII et XIX e qui ne sont pas sans évoquer les profils royaux frappés sur les pièces de monnaie. Noter que l’image se substitue à la réalité (idée du deuil ou nostalgie de l’image chez Barthes), la fille du potier regarde à l’ombre, à l’image comme à un substitut à la réalité contingente. Idée de conservation, de sauvegarde dans le dédoublé artificiel. Développement du théâtre d’ombre en Europe, ancêtre du cinéma.

LA SILHOUETTE

Portrait « à la

silhouette »

Théâtre d’ombre

Dibutade

Kara Walker

Planches

de Ernst

HAECKEL

Le nombre comble quelque chose en nos désirs, la consommation, l’accumulation sont pour beaucoup de puissants anxiogènes. Naturellement, le cabinet d’amateur et le cabinet de curiosité, comme le studiolo avant eux participent de ce mouvement. L’occupation des sols, de comblement du vide, les atlas aussi. La production d’images et leur diffusion fonctionne sur le même registre d’appréhension du monde et d’occupation cosmétique du vide. Il y a une philosophie positiviste à l’œuvre qui s’appuie sur la reproduction mécanique que permet l’estampe et qui se manifeste dans la multiplication des ouvrages scientifiques, planches, atlas et encyclopédies (Blossfeldt, Haeckel, Bescher, fond Jules Maciet). Maîtrise et diffusion du savoir. L’occupation par le plein des écrits et des images s’oppose à l’obscurantisme, les lumières de la raison au paganisme enchanté. (lien entre raison, science et mécanique)

Karl Blossfeldt

Encyclopédie

D’alambert et Diderot

Fond Jules MACIET

Documentation Céline

DUVAL / Fond MACIET

Cette fascination pour le nombre, la multiplication, l’effet de masse, l’abondance, ce que l’on a appelé la puissance industrielle, l’ubiquité médiatique appelle forcément le travail sérigraphique d’Andy Warhol. D’ailleurs, sa posture d’artiste entrepreneur n’est pas sans rappeler certains artistes de la Renaissance et du Baroque et leurs nombreux assistants. Figure de l’artiste libéral dissocié de l’ouvrage, chef d’entreprise à la tête d’une production où art et commerce son inextricablement liés (cf. Jeff Koons).

Jeff KOONS

workshop

Andy

War-

hol

Warhol collectionne les autographes de stars, fétichise les objets (chaussures), se fascine pour les images de presse puis pour la « machine à fiction » qu’incarne à ses yeux la télévision. Il y a une assimilation entre le mythe américain de l’ascension sociale, le développement de la société de consommation décuplé par les médiats et sa propre vie. Publicitaire de formation, il a importé dans l’art l’esthétique et la logique de l’imagerie commerciale. La sérigraphie qu’il utilise à partir de 62 après avoir utilisé brièvement la gravure et l’estampe au buvard lui permet deux choses : désacraliser l’œuvre d’art en déshumanisant ou désingularisant le geste, dépréciant ce qui est prisé parce qu’unique (dans une logique proche des artistes Dada et du pop anglais mais aussi conformément à la culture populaire de masse) et démultipliant les images avec facilité pour rejoindre le vertige visuel et mental à l’œuvre dans cette société de consommation.

ANDY

WARHOL

Marylin

Son atelier est nommé Factory, lui se réclame de la machine, pousse le mouvement jusqu’à l’absurde. La position de Warhol est à cet égard ambivalente et ce qui fait la force et le tragique de son œuvre est sans doute lié à ce tiraillement intime pour bonne part inconscient ou le cynisme devient parfois la manifestation d’un goût assumé pour le trivial. Il est difficile de ne pas interpréter chacune de ses laconiques déclarations de manière duplice : « le plus beau à Tokyo, c’est le Mc Donald’s. Le plus beau à Stockholm, c’est le Mc Donald’s. Le plus beau à Florence, c’est le Mc Donald’s. Pékin et Moscou n’ont encore rien de beau ».

Parce qu’en sismographe de l’époque, enregistrant la réalité « passivement », sans volonté critique (comme le revendique aussi Jeff Koons) il manifeste ses tensions internes. S’il est fasciné par une uniformisation conformiste ; que tout le monde, du président à Liz Taylor en passant par l’individu le plus insignifiant boive du Coca Cola, par l’uniformité, la continuité rassurante que ça installe (une anecdote raconte comment la ribambelle de chats qui vivaient avec sa mère cher lui portaient tous le même nom : Sam, ce qui évoque Beckett), il se rend compte également du revers de son devenir produit, de sa disparition derrière l’objet de consommation qu’il s’est ingénié à devenir. On le « photographie à mort », confie-t-il comme un aveu.

Adolf

Hitler

Esquis-

se de

la VW

Cocci-

nelle

Derrière la couleur et les produits pétillants accessibles à tous il y a aussi Adolf Hitler dessinant la silhouette de cette « voiture du peuple » aux allures d’insecte dans laquelle le chancelier s’enthousiasmait de voir grouiller la masse (terme que l’on voit apparaître au milieu du XIXe siècle : Réseau de circulation, meilleure alphabétisation, progrès technique dans l’imprimerie et l’arrivée de la photographie dans les années 1860 ont permis le développement de la presse et l’instauration d’une culture de masse). Il y a les futuristes italiens, Marinetti en tête, s’enthousiasmant pour la modernité, la machine, la force virile à l’œuvre dans la guerre, le fascisme.

L’abandon du facteur humain derrière les critères économiques. L’abandon de l’individu derrière le chiffre, l’abstraction fascinante du nombre.

Tatouage d’un déporté dans

les camps de concentration

nazis : la perte de l’identité.

On peut mettre en critique les séductions du nombre et lire politiquement l’histoire du multiple liée à la manifestation d’un pouvoir, à la nécessité d’étendre une autorité gravure, affiche de propagande… Cf. (semblable à l’invention de l’écriture : « L’écriture, on le sait, est fille de l’esclavage. Elle naît du besoin de comptabiliser le produit du travail forcé dans les premiers empires hydrauliques de la Mésopotamie, de la Chine. C’est, à l’origine, une mémoire auxiliaire qui permet aux maîtres du « cheptel parlant » de fixer le nombre et le nom des milliers d’hommes et de femmes qui peinent, sous le fouet, à cultiver les limons fertiles du Tigre et de l’Euphrate, du Yang Tsé Kiang, du Nil, le tribut d’orge et d’avoine, de riz, d’agneaux et de chamelles qu’ils sont tenus d’apporter aux magasins du temple et du palais », écrit Pierre Bergounioux.)

ESTHÉTIQUE

DE L’ESTAMPE

ET MODERNITÉ

Portrait d’Emile Zola

par MANET

Economie graphique, primitivisme…

Toute technique est porteuse d’une esthétique et il n’est pas à mon avis tout à fait absurde de dire que la modernité est pour partie liée à la découverte de l’estampe japonaise d’une part et à la redécouverte de la gravure sur bois d’autre part. Et tout comme le fait de travailler directement à l’imprimerie permis à Rabelais d’inventer les premiers calligrammes, de jouer avec le corps du texte comme personne avant lui, la pratique de l’estampe a influencé la manière de certains peintres. Influence des œuvres, leur esthétique, leurs sujets ; et influence de la pratique.

Vincent

VAN GOGH

L’estampe comme outil de diffusion, donc. Van Gogh se forma en autodidacte avec la passion qu’on lui connaît collectionnant les estampes de ses premiers maîtres, Daumier, Millet, Rembrandt, peintres du Nord, l’école de la Haye et de l’école anglaise. C’est au contact de cette iconographie pastorale et mystique qu’il se forgera un dessin rustique et charpenté. Bientôt, c’est une toute autre imagerie qui se glissera sous ses yeux.

MILLET

Les premiers pas

Gravure de

GREUZE d’après

MILLET

Peinture de VAN

GOGH

MILLET/

VAN GOGH

Le semeur

VAN GOGH

Autoportrait à

l’oreille bandée

L’époque est à la découverte des estampes japonaises dont l’importante diffusion contamine toute l’Europe, dessinant une mode semblable à l’orientalisme turc né au XVIIIe siècle avec les explorations de Marco Polo et développé au XIXe par Ingres, Delacroix, Gerôme ou Fromentin.

VAN GOGH

Portrait du père

Tanguy

Ces images légères et populaires considérées en leur pays d'origine comme un art essentiellement ludique, populaire, intimement lié au monde flottant du théâtre et des plaisirs (l'ukiyo-e) sont surévaluées et portées au rang du grand art (les images sont imprimées en masse, plusieurs milliers d’exemplaires, et parfois grossièrement, sur un fin papier japon). Chacun à travers ses anecdotes en revendique la découverte comme ce sera le cas quelques dizaines d’années plus tard avec l’art « nègre ». (Les premières estampes arrivées en Europe servaient de papier d’emballage pour protéger les vases que le japon exportait). Les comptoirs Hollandais étant les principaux importateurs d’estampes en Europe, Van Gogh est donc aux premières loges de ce que l’on appellera bientôt le japonisme. Ses dessins à la plume particulièrement et ses compositions sont marqués par une schématisation, une clarté propre à l’estampe.

Prunier en fleur

d’après

HIROSHIGE

VAN

GOGH

Amandier

en fleur

Pont sous la pluie HIROSHIGE / VAN GOGH

Autour de 1860-70, tout le monde ou presque en France se fascine pour ces feuilles dont « On ne peut se lasser d'admirer l'imprévu des compositions, la science de la forme, la richesse du ton, l'originalité de l'effet pittoresque, en même temps que la simplicité des moyens employés » comme en témoigne Ernest Chesneau.

Claude

MONET

Le pont

japonais

Claude

MONET

Madame Monet

en costume

japonais

Eishi

HOSODA

Les

quatre

saisons

du

plaisir

1790

UTAMA

RO

Quoi qu’il en soit, l’économie, la souplesse graphique, l’animation des surfaces par le motif, la distorsion spatiale (axonométrie) et l’impact visuel des estampes japonaises aura une influence majeure sur l’évolution artistique de l’art au XIXe siècle chez les peintres, mais aussi les écrivains (Goncourt) et les décorateurs (Braquemont, Gallé). Influence prégnante chez les Nabis, et Bonnard particulièrement, ainsi baptisé par ses amis « le Nabi japonnard ».

UTAMARO

LA MANGA,

par

HOKUSAI

1814-78,

4000

gravures

sur bois

UTAMARO

APPERT Frères

Vase avec carpe

HIROSHIGE

Carpe Koi

HOKUSAI

La vague

LACOMBE

Marine bleue,

effet de vague

Mary

CASSATT

Henri

TOU-

LOUSE-

LAUTREC

HIROSHIGE

HIROSHIGE

Influence au niveau de l’économie graphique, du traitement spatial mais aussi des sujets.

Utamaro

Kitagawa

Album

érotique

1802

L’étreinte Komachi

Anonyme XIXe

siècle

Pierre

BON-

NARD

Pierre

BONNARD

Pierre

BON-

NARD

La pratique technique elle-même contribuera à de profondes modifications esthétiques fondatrices de la modernité. En Europe du Nord particulièrement, la recherche d’un certain primitivisme comme issue à l’établissement d’un académisme maniériste passa par la redécouverte de la gravure sur bois. Cette influence se fit sentir à travers plusieurs écoles : Die Brücke, l’expressionnisme nord-allemand, Der Bleue Reiter et l’expressionnisme rhénan ou l’école de Vienne. En France la technique pris davantage un tour graphique sous la main d’un Nabi comme Félix Vallotton ou explora un primitivisme exotique chez Gauguin.

Manifeste Die

Brücke gravé

par Kirchner

en 1906

et carton

d’invitation

KIRCHNER

Le terme d’expressionnisme renvoi en fait à une multiplicité d’expressions qui partagent un certain rejet des structures sociales et politiques dominantes mais se réclament d’influences différentes. Inutile de distinguer outre mesure quand à ce qui nous préoccupe car tous ou presque ont pratiqué avec assez d’assiduité la gravure sur bois, renouant avec une tradition ancienne dont les effets de contraste et l’immédiateté se prêtent assez à leurs revendications révolutionnaires. Il suffit d’observer quelques travaux de Kirchner, de Heckel, de Rottluff (Die Brücke), de Nolde ou Macke. De Kandinsky (Der Blaue reiter), de Beckmann.

KIRCHNER

ROTT-

LUFF

Karl

Shmidt-

ROTTLUFF

autoportrait

ROTTLUFF

HECKEL

HECKEL

KANDINSKY

Emile

NOLDE

Emile NOLDE

Indigène

Chez eux comme chez Vallotton, qui dû d’ailleurs sa première notoriété aux illustrations gravées qu’il faisait paraître en revue, la gravure sur bois est le lieu d’expérimentations liées à la radicalisation du contraste et de la schématisation frôlant parfois chez Vallotton l’abstraction ornementale. Une certaine brutalité graphique est à l’œuvre dénotant une certaine franchise, un refus de la nuance.

Christian

Rhofls

Le sermon

BECKMANN

Max

BECKMANN

Autoportrait/

La garde robe

GAUGUIN Maruru

Debout les morts

1917

Le véritable enjeu qui traverse la modernité est celui d’un dégagement des entraves, du goût, de la pensée officielle. Il s’agit de retrouver l’essentiel, et cela passe par un intérêt nouveau porté à l’art populaire, exotique, au primitif, aux dessins d’enfants ou d’aliénés, toutes ces brèches ouvertes par le XIXe siècle. Des artistes comme Gauguin résument presque à eux seuls ces mouvements complémentaires et parfois successifs qui le mèneront jusqu’aux Marquises à la recherche d’un primitivisme utopique déjà évanoui. C’est ce que rencontrent encore les artistes actuels quand ils sont invités, comme ici, à s’essayer à ces techniques, amenés à inventer de nouveaux gestes, à aborder leur univers de manière plus essentielle. Beaucoup le diront, la pratique de l’estampe dans ces spécificités les amène à dépouiller ou apurer leur travail.

GAUGUIN Auti te pape

Debout les morts

1917

GAUGUIN

GAUGUIN

Bois gravé

GAUGUIN

Felix

VALLOT-

TON

La belle

épingle

Felix

VALLOT-

TON

Le grand

moyen

Kunimaro

Felix

VALLOT-

TON

Apprêts

De visite

Felix

VALLOT-

TON

Les

Barbelés

1916

MASEREEL

Debout les morts

1917

Eric HECKEL

Deux soldats

Blessés

1915

Otto

DIX

Otto

DIX

Damien

DEROU-

BAIX

Il est intéressant de noter que cette culture du bois gravé et de son esthétique traverse les époques pour caractériser encore aujourd’hui le travail d’artistes contemporains allemands ou de culture germanique. La matière apparaît dans la planéité de l’image par les gestes. La fibre du bois, son estampage témoigne comme dans les coffrages bruts de béton chez Le Corbusier d’un certain « brutalisme » et de la présence en négatif de la matrice. Présence qui joue un peu à la manière du suaire, de cette vera icona qui tient sa vérité du contact entre le réel et la surface de révélation (les graveurs appellent ce contact entre la matrice et la feuille, l’amour).

Georg

Baselitz

Georg

Baselitz

Thomas

SCHUTTE

Thomas

SCHUTTE

LA MATRICE

Par définition, la matrice est le point aveugle de l’estampe. Point d’origine de ces images qui nous sont transmises, elle n’est que l’ouvrière du multiple et n’est considéré que pour son usage. C’est un outil technique qui s’insère dans une mécanique. Il en est comme des moules en sculpture qui souvent sont brisés une fois le tirage réalisé pour éviter d’étendre la série et réduire la valeur de l’œuvre. Et lorsque ce n’est pas le cas, si il ne s’agit pas d’une œuvre, il est abandonné ou jeté lorsqu’il n’a plus d’usage. Aussi, peu de matrices sont conservées et en général elles ne sont jamais montrées.

UTAMARO

Matrice (bois de trait)

Et tirage moderne

HIROSHIGE diverses matrices

pour une estampe polychrome

Produites en grand nombre et assez rapidement, la production d’estampes s’apparente à une petite industrie. Assez généralement, l’auteur dessine à la plume sur une feuille de papier, le dessin pouvant être décalqué par transparence en cas d’estampe polychrome pour être collé à la colle de riz sur le bois. Le graveur n’ayant ensuite qu’à suivre le dessin. La transparence du papier collé permet de travailler en positif. On trouve encore sur certains bois les traces de ces collages. La matrice est généralement encrée au pinceau et souvent imprimée par estampage à la paume de la main.

Certains artistes néanmoins ont utilisé ces matrices dans leur travail en les faisant passer sur le devant de la scène. C’est le cas de Barthélémy Toguo mettant en scène dans ses installations des tampons surdimensionnés en relation avec les impressions qu’ils permettent d’obtenir. Ici l’objet même renvoi à l’expérience des douanes, des passages, des frontières, de l’oppression administrative.

Barthélémy

TOGUO

Barthélémy

TOGUO

Barthélémy

TOGUO

Lucie CHAUMONT

Extraction/Fossile

L’œuvre de Lucie Chaumont visible dans l’exposition témoigne d’une utilisation singulière de la matrice, ici une pierre lithographique sortie exceptionnellement du fond. C’est justement la l’origine, l’empreinte qui sont questionnés dans cette idée d ’ « extraction ».

(à développer en visite)

A sa manière, Pascal Convert questionne lui aussi la matrice à travers l’empreinte, l’image et la mémoire. Dans le travail qu’il réalise à partir de cette image de presse de Mérillon connu sous le nom de Pieta du Kosovo, il met en présence de l’absence, de l’image en creux, du négatif à laquelle toute image renvoi (cf. le « ça a été » de Barthes, le suaire, le mythe de Dibutade).

Pascal

CONVERT

La question du négatif et de ce qu’il révèle est à l’œuvre dans des œuvres résolument expérimentales come de fameux 4’33 de John Cage. La partition, comme le tableau blanc de Rauschenberg au même moment est une surface vierge, un cadre sensible qui va enregistrer ou révéler l’événement ténu à la manière d’une plaquette de cire sous la pointe du sismographe.

Au hasard d’expositions récentes, j’ai pu découvrir le travail de l’artiste Arnaud Rochard. C’est une sensibilité au contraste, à une certaine sauvagerie qui l’a amené à travailler dans l’atelier de Damien Deroubaix et à développer son travail de gravure sur bois. Séduit par les qualités plastiques, esthétiques des matrices encrées (le passage à l’encre révélant le dessin) il a décidé de les revendiquer comme œuvres.

Arnaud ROCHARD

Arnaud ROCHARD