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Les réseaux stay-behind en France : 1945-1962.
Table des matières
Introduction...............................................................................................................................4
Acronymes.................................................................................................................................8
Première partie........................................................................................................................10
I : Un gouvernement invisible en Europe occidentale..............................................................10
A. Un scandale ébranle l’Europe de l’Ouest.........................................................................10
B. La stratégie de la tension..................................................................................................16
C. L’utilisation du terrorisme................................................................................................24
II : Les Britanniques et le Gladio..............................................................................................32
A. La Deuxième Guerre mondiale et le Special Operation Executive.................................32
B. Le MI6 et les réseaux stay-behind....................................................................................35
III : Les Etats-Unis, la CIA et la guerre froide.........................................................................39
A. L’Etat de sécurité nationale..............................................................................................39
B. Allen Dulles et la naissance de la CIA.............................................................................46
IV : L’OTAN............................................................................................................................52
A. La guerre non orthodoxe de l’OTAN...............................................................................52
B. Les comités clandestins....................................................................................................54
Deuxième partie......................................................................................................................59
I : L’influence américaine sur la IVe République.....................................................................59
A. Un Maccarthysme français...............................................................................................59
B. Passy et la naissance des services secrets.........................................................................66
C. Le rôle majeur des stay-behind français dans les armées secrètes de l’OTAN................70
II : Les réseaux stay-behind......................................................................................................82
A. Le Plan bleu, un complot fasciste pour renverser la République ?..................................82
B. L’ingérence américaine : organisation anticommuniste et police parallèle.....................89
a. Les Etats-Unis en guerre contre le syndicalisme européen...........................................89b. Paix et Liberté...............................................................................................................91c. La police parallèle anticommuniste de Jean Dides.......................................................95
2
III : De Gaulle et les stay-behind..............................................................................................98
A. Le Gladio français............................................................................................................98
a. La Rose des Vents.........................................................................................................98b. Le bras armé du SDECE : le 11e Choc.......................................................................104
B. Jacques Foccart et le Service action civique..................................................................109
C. Le coup d’Etat de 1958..................................................................................................111
Troisième partie....................................................................................................................119
I : La CIA, le Gladio français et l’OAS..................................................................................119
A. Le putsch des généraux..................................................................................................119
B. L’OAS veut renverser de Gaulle....................................................................................124
II : L’après OAS......................................................................................................................129
Conclusion.............................................................................................................................132
Bibliographie.........................................................................................................................135
3
Introduction
Au lendemain de la chute de l’Axe, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne installèrent en
Europe de l’Ouest des réseaux stay-behind qui devaient être activés en cas d’invasion
soviétique. Mis sur pied par les services secrets américains, la Central Intelligence Agency
(CIA), et britanniques, le Secret Intelligence Service (SIS ou MI6), ces réseaux étaient
coordonnés par des comités clandestins au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN). Devant agir uniquement en cas d’invasion de l’Europe de l’Ouest par l’Armée
rouge, les réseaux stay-behind furent en réalité utilisés par Washington et Londres pour lutter
contre les communistes et plus généralement contre les forces politiques de gauche, en
utilisant diverses méthodes allant des attentats sous fausse bannière, à l’assassinat de
personnalités politiques, jusqu’à la torture des opposants politiques.
Entre autres, les armées secrètes de l’OTAN furent à l’origine de la stratégie de la tension
en Italie où elles commirent les attentats de la Piazza Fontana en 1969 et celui de la gare de
Bologne en 1980, et furent impliquées dans l’assassinat d’Aldo Moro. La stratégie de la
tension consistait à perpétrer des attentats par des groupes néofascistes ou par des
organisations d’extrême gauche infiltrées par des agents des réseaux stay-behind et des
services secrets anglo-saxons, et de les imputer à la gauche pour installer un climat de terreur
et de chaos afin de la discréditer aux yeux du public, et forcer les masses à se tourner vers un
gouvernement autoritaire, seul capable d’assurer sa protection. Les armées secrètes
participèrent au coup d’Etat des colonels en Grèce en 1967, ainsi qu’à trois coups d’Etat en
Turquie en 1960, 1971 et 1980. En Allemagne elles commirent un attentat lors de la fête de la
bière en 1980, et elles perpétrèrent en Belgique les tueries du Brabant dans les années 1980.
Ce fut Giulio Andreotti, président du Conseil de la République italienne, qui en 1990
confirma l’existence des armées secrètes de l’OTAN en Europe de l’Ouest, en soulignant
qu’elles étaient toujours actives. Chaque armée stay-behind avait un nom de code différent :
Gladio pour l’Italie, Rose des Vents pour la France, Contre-guérilla pour la Turquie, Aginter
Press pour le Portugal… Ces armées de l’ombre étaient chapeautées et coordonnées par deux
comités clandestins au sein de l’OTAN, l’Allied Clandestine Committee (ACC) et le
Clandestine Planning Committee (CPC), qui recevaient leurs ordres du quartier général de
l’OTAN, le Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE), lui-même sous la
direction du Pentagone. La dernière réunion de l’ACC eut lieu le 24 octobre 1990 à
Bruxelles.
4
Excepté l’Islande, qui ne disposait pas d’armée, et le Canada, qui n’était pas sous le coup
d’une invasion soviétique, tous les quatorze autres pays membres de l’OTAN avaient des
armées stay-behind, ainsi que les quatre pays neutres : Suisse, Suède, Finlande, Autriche. Il
fut découvert que les services secrets des pays concernés entretenaient des armées secrètes en
relation avec la CIA et le MI6, qui leur fournissaient du matériel militaire dissimulé dans des
caches d’armes, des moyens de communication… Contrairement au Parlement et à la
population, les membres de l’exécutif de chaque Etat étaient tous au courant de ces activités
clandestines, mais n’avaient qu’un faible, voire aucun, pouvoir sur les armées secrètes et sur
l’ingérence des services secrets anglo-saxons dans leurs affaires intérieures.
Les combattants des réseaux stay-behind étaient entraînés conjointement par les forces
spéciales américaines et britanniques, respectivement les Special Forces ou les Bérets verts, et
le Special Air Service. Ces membres recrutés par la CIA et le MI6 étaient pour la majorité des
extrémistes de droite, des anciens fascistes et nazis, des criminels de guerre, tous étaient de
fervents anticommunistes qui devaient établir une nouvelle résistance si l’Europe devait être
envahie. Les armées secrètes avaient été conçues selon l’exemple du Special Operation
Executive (SOE), le service secret britannique qui opéra derrière les lignes ennemies durant la
Seconde Guerre mondiale et mena une guerre secrète contre le Troisième Reich.
Les Américains constituèrent en France un service secret parallèle ayant des buts et un
financement indépendant sur lequel l’exécutif n’avait presque aucun contrôle. Le Gladio
français était composé presque exclusivement d’anciens résistants qui avaient fait leurs armes
durant la guerre. Ceux-ci étaient insérés dans une infrastructure importante et complexe où ils
furent utilisés par les services secrets le SDECE (Service de documentation extérieure et de
contre-espionnage), la Sécurité militaire, probablement le Service action civique, et le bras
armé du SDECE le 11e choc à la fois, pour ce dernier, à l’intérieur et en dehors des frontières.
Le véritable danger pour les Etats-Unis et l’Angleterre n’était pas une invasion fictive de
l’Occident qui servit de prétexte à l’installation des armées secrètes, mais l’éventuel
basculement à gauche de l’Europe de l’Ouest, notamment en France et en Italie où les partis
communistes étaient puissants. En France, le parti communiste français (PCF) était, aux yeux
de Washington et de Londres, la plus grande menace. Au sortir de la guerre, le PCF jouissait
d’une bonne opinion au sein de la population et devint le premier parti de France dès 1945. A
côté de l’impérialisme économique du plan Marshall qui avait aussi pour but de réduire
l’influence du PCF en accordant une aide économique massive et des opérations de la CIA
pour affaiblir le syndicalisme français, le Gladio français servit de bras armé pour affermir le
contrôle des Etats-Unis sur les affaires intérieures françaises. Ce fut l’un des nombreux outils
5
de Washington pour vassaliser une IVe République déjà très proaméricaine, et qui n’a
longtemps survécu que grâce à la politique interventionniste de Washington.
Cependant, les opérations anticommunistes au fil de l’histoire de la IVe République furent
de moins en moins utiles. L’éviction des communistes du gouvernement par Paul Ramadier
en 1947 sous la pression de Washington et l’échec sur le terrain de la lutte sociale des grèves
insurrectionnelles de la même année assénèrent deux chocs, dont le PCF ne se releva jamais.
La déstalinisation de Khrouchtchev en 1956 et la prise de pouvoir de De Gaulle deux ans plus
tard discréditèrent le PCF aux yeux des masses. Cette évolution se fit aussi sentir au sein du
Gladio français. Alors que ses opérations clandestines jusque 1955-1956 étaient destinées à
lutter contre le PCF, notamment avec l’organisation Paix et liberté, le mouvement
anticommuniste de Jean-Paul David, ainsi qu’avec la police parallèle de Jean Dides, les
armées secrètes opérèrent sur des terrains qui ne justifiaient en rien une hypothétique invasion
soviétique ou des actions destinées à contrecarrer le PCF. Ce changement suivait celui de la
CIA qui, à partir du début des années 1960, devint indépendante de la Maison Blanche et
poursuivit une politique étrangère, parfois contradictoire, n’ayant plus rien à voir avec un
quelconque objectif national.
Avec Jacques Foccart, un membre des réseaux stay-behind et l’éminence grise de De
Gaulle, la Rose des Vents, l’armée stay-behind française, fut impliquée dans le coup d’Etat de
1958 qui amena le général au pouvoir. Puis une partie de l’armée secrète se retourna contre le
pouvoir gaulliste et rejoignit l’Organisation armée secrète (OAS), qui avec le soutien de la
CIA essaya de renverser la Ve République naissante.
Au niveau international, la France entre 1945 et 1961 eut sans doute un rôle important dans
la mise en place et dans le fonctionnement des armées secrètes en Europe de l’Ouest, et eut
une influence idéologique directe dans la stratégie de la tension qui ensanglanta l’Italie à
partir des années 1960. Toutefois, au vu de leurs agissements dans des événements majeurs de
la vie politique française du début de la guerre froide aux premières années de la Ve
République, les réseaux stay-behind restent très mal connus et tombent dans le plus complet
oubli après leurs implications dans la guerre franco-française entre de Gaulle et l’OAS.
Toute étude sur les services secrets et sur les activités clandestines des Etats pose la
question des sources. Suite aux nombreuses demandes à la fois de chercheurs, de pays tel
l’Autriche, ou de parlementaires, l’OTAN, la CIA et le MI6 refusent toujours de déclassifier
leurs archives sur l’affaire qui est communément connue sous le nom de Gladio. De ce fait,
j’ai dû fonder mon travail majoritairement sur des sources secondaires. Cependant, comme
tout chercheur se doit de travailler avec des documents relatant au plus près les événements,
6
j’ai utilisé comme source primaire : la presse ; des témoignages soit oraux dans le cas de
documentaires vidéo, soit écrits dans le cas d’autobiographies ou de mémoires ; les rapports
parlementaires belge, suisse, italien et luxembourgeois (ces quatre pays étant les seuls ayant
enquêté sur les armées secrètes), ainsi que le débat relatif au Gladio au Parlement européen. A
propos de la politique étrangère américaine et ses agissements anticommunistes en France et
en Europe, j’ai utilisé la collection Foreign Relations of the United States (FRUS) retraçant la
politique étrangère étasunienne depuis 1861. Dans le cas de documents secrets déclassifiés qui
étaient introuvables dans les FRUS et sur Internet, j’ai eu recours à des ouvrages qui les
citaient. Comme aucune enquête parlementaire n’a été effectuée en France sur les réseaux
stay-behind et que ces réseaux impliquaient des personnages haut placés tels François de
Grossouvre ou Jacques Foccart, le manque de sources a été le problème le plus criant auquel
j’ai été confronté.
7
Acronymes
ACC: Allied Clandestine Committee
BCRA : Bureau central de renseignements et d'action
BND : Bundesnachrichtendienst
Catena : Comité antiterroriste nord-africain
CCUO : Comité clandestin de l’Union occidentale
CGT : Confédération générale du travail
CIA : Central Intelligence Agency
CIC: Counter Intelligence Corps
CIG : Central Intelligence Group
COI: Coordinator of Information
CPC: Clandestine Planning Committee
DCI : Démocratie chrétienne italienne
DGER : Direction générale des études et recherches
DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure
DST : Direction de la surveillance du territoire
FLN : Front de libération nationale
FM: Field Manual
FO : Force ouvrière
IS : Intelligence Service
JCS : Joint Chief of Staff
MI6 ou SIS : Secret Intelligence Service
MRP : Mouvement républicain populaire
NSC: National Security Council
OAS : Organisation armée secrète
OPC: Office of Policy Coordination
OSS : Office of Strategic Services
OTAN : Organisation du traité de l’Atlantique Nord
P2 : Propaganda Due
P-26 : Projekt 26
PCF : Parti communiste français
PCI : Parti communiste italien
8
PSI : Parti socialiste italien
RPF : Rassemblement du peuple français
SACEUR : Supreme Allied Commander in Europe
SA : service Action
SAC : Service d’action civique
SAS : Special Air Service
SDECE : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
SDRA : Service de documentation, de recherche et d’action
SFIO : Section française de l'Internationale ouvrière
SGR : Service général de renseignement
SHAPE : Supreme Headquarters Allied Powers Europe
SID: Servizio Informazioni Difesa
SIFAR : Servizio Informazioni Forze Armate
SISMI : Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare
SOE: Special Operations Executive
TMB: Tripartite Meeting Belgium
Première partie
I : Un gouvernement invisible en Europe occidentale
A. Un scandale ébranle l’Europe de l’Ouest
9
« Après la Seconde Guerre mondiale, la peur de l’expansionnisme soviétique et
l’infériorité des forces de l’OTAN par rapport au Kominform conduisirent les nations
d’Europe de l’Ouest à envisager de nouvelles formes de défense non conventionnelles, créant
sur leur territoire un réseau occulte de résistance destiné à œuvrer en cas d’occupation
ennemie, à travers le recueil d’informations, le sabotage, la propagande et la guérilla. »1
Ainsi Giulio Andreotti, « Le Divin Jules » en référence à son exceptionnelle longévité dans
les arcanes du gouvernement italien, révéla, à une Europe stupéfaite, l’existence des réseaux
stay-behind en Europe de l’Ouest mis en place par la CIA et le MI6 sous le parrainage de
l’OTAN. L’armée secrète italienne dont le nom de code était « Gladio » (le Glaive), fut la
première branche du réseau découverte ; d’où le terme générique Gladio, donné par la presse
à l’ensemble des réseaux stay-behind européens.
Le meurtre de carabiniers (la police nationale italienne) à Peteano près de Venise le 31 mai
1972, s’avéra central dans le dévoilement de Gladio. Tout commença quand trois carabiniers,
en réponse à un coup de téléphone anonyme, allèrent contrôler une Fiat 500 abandonnée.
L’explosion se déclencha quand l’un des carabiniers ouvrit le capot. Le 2 juin, un appel
anonyme revendiqua l’attentat au nom des Brigades rouges un groupe terroriste italien
d’extrême gauche adepte de la propagande armée, fondé par Renato Curcio et Alberto
Franceschini en 1970. En réponse à ce triple meurtre, la police italienne rafla 200
communistes présumés, mais aucune charge ne fut retenue contre eux.
Il fallut attendre 12 ans, en 1984, pour que le juge Felice Casson procureur depuis 4 ans,
rouvre l’enquête qui était depuis longtemps tombée dans l’oubli. Il s’aperçut que la police
n’avait effectué aucune enquête sur les lieux, et que toute une série d’irrégularités et de
falsifications entourait l’attentat. Il découvrit également que le rapport qui avait conclu à
l’époque que les explosifs employés étaient ceux traditionnellement utilisés par les Brigades
rouges était en réalité un faux. Marco Morin, un expert en explosifs de la police italienne,
avait délibérément fourni de fausses conclusions.2
Une autre affaire qui s’était déroulée la même année avait aussi attiré l’attention du juge
Casson. A Trieste au pied des Alpes dinariques, des carabiniers tombèrent le 24 février 1972,
sur une cache renfermant des munitions, des armes et des explosifs C4, identiques à ceux
utilisés à Peteano. Les forces de l’ordre pensèrent aux premiers abords à une cache d’armes
appartenant à un réseau criminel, mais des années plus tard, l’enquête du juge Casson établit
1 Le SID parallèle – Le cas Gladio. Jean-François Brozzu-Gentile, L’affaire Gladio, Editions Albin Michel, Paris, 1994, appendice. Disponible en ligne : http://www.voltairenet.org/article8387.html. Sauf mention, tous les ouvrages cités ont été édités à Paris.2 Daniele Ganser, Les armées secrètes de l’OTAN, Editions Demi-Lune, 2007, p. 25.
10
qu’il s’agissait « de l’une des caches souterraines parmi des centaines d’autres aménagées par
l’armée secrète stay-behind sous les ordres de l’OTAN »3. En d’autres termes : le Gladio.
Malgré des empêchements délibérés pour arrêter son enquête sur les affaires de Peteano et
de Trieste, le juge remonta la trace des explosifs jusqu’à un groupe d’extrémistes de droite
appelé Ordine Nuovo qui avec la participation du SID (Servizio Informazioni Difesa), les
services secrets italiens, avait perpétré l’attentat. Il identifia le militant d’extrême droite qui
avait posé la bombe : Vincenzo Vinciguerra. Arrêté, il avoua rapidement, et pendant son
procès en 1984, il témoigna qu’il ne lui avait pas été difficile de s’échapper et de se cacher, et
il retraça comment les autorités dissimulèrent les traces après le meurtre des trois policiers :
« Les carabiniers, le ministère de l'Intérieur, les douanes et la brigade financière, les services
secrets civils et militaires, tous savaient la vérité cachée derrière ces attaques, que j'étais
responsable et tout cela en moins de 20 jours. Ils décidèrent donc, pour des raisons
complètement politiques, d'étouffer l'affaire. »4
Condamné à vie et purgeant sa peine à la prison de Parme, il poursuivit sur le rôle joué par
les attentats sous faux drapeaux utilisés par le gouvernement pour contrôler sa population en
instaurant un climat de terreur : « Il était plus commode de le cacher que de se tourner sur
ceux qui ont tué leurs camarades. Tous les membres des Brigades rouges étaient connus par la
police, les carabiniers et les bureaux de renseignement et le fait que personne n’a rien fait
pour les arrêter. Donc voyez-vous, la « guerre révolutionnaire » ne devait pas être considérée
comme étant dirigée contre la démocratie occidentale, mais plutôt comme des moyens de
défense adoptés par les démocraties occidentales, et mis en œuvre avec cynisme et sans
discrimination. » 5
Après les révélations de Vinciguerra, par ailleurs « le seul poseur de bombes d’extrême
droite jamais emprisonné »6, Felice Casson continua ses investigations sur les attentats qui
avaient ensanglanté l’Italie durant les années de plomb, et sur autorisation du président du
Conseil des ministres Giulio Andreotti, il eut accès aux archives du SISMI (Servizio per le
Informazioni e la Sicurezza Militare), le Service pour les Renseignements et la Sécurité
Militaire, dépendant du Ministère de la Défense italien, créé le 30 janvier 1978 après la
dissolution du SID. Parmi les documents découverts par Casson, le plus important fut sans
aucun doute le document interne du SIFAR (Servizio Informazioni Forze Armate), le service
3 Ibid. p. 26. 4 Allan Francovich, Gladio : The Puppeteers, Deuxième des trois documentaires de Francovich consacrés au Gladio, diffusé le 10 juin 1992 sur BBC2.5 Ibid.6 Arthur Rowse, « Gladio: The secret US war to subvert Italian democracy », Covert Action Quaterly, n°49, Eté 1994.
11
de renseignement italien de 1949 à 1965, relatif au Gladio, daté du 1er juin 1959, et
dénommé : Le Forze speciali del SIFAR e l’operazione Gladio.
Il détaillait la guerre non-orthodoxe, comme le nomma Andreotti dans son rapport sur le
SID parallèle, et les actions anticommunistes que le Gladio devait mener contre un
envahisseur du pacte de Varsovie, en soulignant que la stratégie était coordonnée par un
comité clandestin au sein de l’OTAN, le « Clandestine Planning Committee (CPC) »
directement lié au SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe).7 Le document
insistait tout particulièrement sur la possibilité d’une « subversion interne » en Italie, où une
prise du pouvoir par le parti communiste italien (PCI) était considérée comme un grand
danger pour l’OTAN : « Au niveau national, la possibilité d’une situation d’urgence (…) a été
et continue d’être une raison pour des activités spécifiques du SIFAR. » Puis, le document
expliquait la mise en place de réseaux stay-behind par le SIFAR et la CIA en
Italie : « Parallèlement à cette décision, le directeur du SIFAR a décidé, avec l’approbation du
ministre de la Défense, de confirmer les accords précédents convenus par les services secrets
italiens et les services secrets américains, à l’égard de la coopération réciproque dans le cadre
des opérations S/B (stay-behind), afin de réaliser une opération conjointe ». Il soulignait aussi
que les membres du Gladio suivaient des stages de formation au Centre d’entraînement des
saboteurs parachutistes (CAGP), installé près d’Alghero en Sardaigne, et dépendant du bureau
R du SIFAR. Le document concluait qu’un accord antérieur entre la CIA et le SIFAR, daté du
26 novembre 1956, « constitue le document de base de l’opération Gladio », et que Gladio
devait être prêt « à adopter, avec la préparation en temps opportun, de mesures préventives
pour assurer le prestige de l’Etat, la capacité d’action et de gouvernement. »8
Le juge, qui à la base ne voulait que « jeter un éclairage nouveau sur des années de
mensonges et de secrets »9, se retrouvait en face d’un dossier qui impliquait la plus grande
alliance militaire du monde, ainsi que devant la plus grande puissance mondiale, et ses
services secrets qui était, selon certain, « un Etat dans l’Etat ». Casson contacta le sénateur
Libero Gualteri qui présidait la commission parlementaire chargée d’enquêter sur les attentats
terroristes mise sur pied en 1988, pour tenter d’apporter des éclaircissements sur les
nombreux morts des années 1970 et 1980. Gualteri accepta de joindre les documents trouvés
par Casson au travail de la commission, et le 2 août 1990, les sénateurs ordonnèrent au
premier ministre Giulo Andreotti, « d’informer sous 60 jours le Parlement de l’existence, de
7 Ou Grand quartier général des puissances alliées en Europe.8 Le Forze speciali del SIFAR e l’operazione Gladio. Disponible en ligne : http://www.voltairenet.org/article8387.html9 Observer, 18 novembre 1990.
12
la nature et du but d’une structure clandestine et parallèle soupçonnée d’avoir opéré au sein
des services secrets militaires afin d’influencer la vie politique du pays. »10 Andreotti
s’exécuta, et le 3 août devant le Sénat révéla que des armées secrètes stay-behind créées par
l’OTAN et mises en place par la CIA et le MI6 furent installées dans toute l’Europe de
l’Ouest. Devant les sénateurs, il s’engagea à leur remettre un rapport écrit sous un délai de 60
jours.
Parlementaire depuis 1946, Andreotti fut le plus influent des politiciens de la première
République italienne. Surnommé « l’inoxydable » et proche collaborateur de De Gasperi, il
fut ministre de la Défense et président du Conseil durant les années de plomb et lors de
l'affaire Moro en 1978, et à nouveau au palais Chigi au moment de l'effondrement de l'URSS
et de l'unification allemande. II côtoya aussi bien le personnel politique français de la IVe
République que presque tous les gouvernements de la Ve République. Sa carrière politique fut
interrompue en 1992, car il fut soupçonné d’avoir des liens avec la mafia et d’avoir
commandité le meurtre du journaliste Mino Pecorelli en 1979. Après avoir été acquitté en
1999, la cour d’appel de Pérouse le reconnut coupable en 2002 et le condamna à 24 ans de
prison. Il fut de nouveau acquitté.
La description d’Andreotti par Aldo Moro dans ses lettres qui furent écrites durant sa
captivité par les Brigades rouges est en tous points éclairante : « D'Andreotti, on peut dire
qu'il a dirigé plus longtemps et plus que tout autre les services secrets (...) Il a une
extraordinaire habileté à s'approprier tous les leviers du pouvoir. Il évoluait très facilement
dans ses rapports avec ses collègues de la CIA (au-delà du terrain diplomatique), si bien qu'il
put être informé des rapports confidentiels faits par les organismes italiens aux organismes
américains. »11
Ces révélations ne pouvaient pas mieux tomber pour étouffer une affaire qui aurait pu
causer de graves dommages aux gouvernements européens, et au défenseur du « monde
libre » américain. En effet, le 2 août 1990 Saddam Hussein envahit le Koweït ce qui
déclencha la première guerre du Golfe qui vit l’usage d’uranium appauvri contre les civils
irakiens par la Coalition. Les agences de presse européennes étaient occupées aux préparatifs
pour couvrir l’une des guerres les plus médiatisées de l’Histoire, et elles fonctionnèrent,
pendant la guerre du Golfe, comme des employés sous-payés du ministère américain de la
Défense. Au lieu de couvrir l’affaire Gladio, les principaux journaux européens décidèrent de
10 Cité par Ganser, op.cit, p. 33.11 François Vitrani, « L’Italie, « un Etat de « souveraineté limitée » ? », Le Monde diplomatique, décembre 1990.
13
l’étouffer. Ce mutisme de la presse fut particulièrement criant en France, où seulement Le
Monde, L’Humanité et Libération relatèrent le scandale.
De plus, pourquoi Andreotti a-t-il révélé un tel scandale, alors qu’il en avait nié l’existence
en 1974 et 1978 ? Est-ce parce que les sénateurs étaient trop proches de la vérité, qu’il a
préféré limiter les dégâts en dévoilant le Gladio, et ainsi contrôler des révélations gênantes qui
auraient pu mettre à mal des officiels haut placés en Italie, en Europe et outre-Atlantique ?
Le 24 octobre 1990, Andreotti envoya au sénateur Gualtieri un rapport de 10 pages intitulé
Le SID parallèle - Le cas Gladio. Andreotti confirmait officiellement qu’une armée secrète
liée à l’OTAN, ayant comme nom de code Gladio, existait en Italie et était toujours active.
Conçus comme « un réseau occulte de résistance destiné à œuvrer en cas d’occupation
ennemie », ces réseaux stay-behind furent mis en place dans tous les pays de l’OTAN. En
mentionnant le document de 1959 trouvé par Casson dans les archives du SISMI qui faisait
référence à un document antérieur de 1956, Andreotti confirma qu’en novembre 1956, la CIA
et le SIFAR avaient signé un accord « relatif à l’organisation et aux activités du « réseau
clandestin post-occupation », accord communément appelé stay-behind par lequel furent
confirmées toutes les obligations précédemment intervenues entre l’Italie et les USA. »
Confirmant le travail d’enquête de Casson, le premier ministre ajouta que les armées secrètes
italiennes étaient coordonnées et supervisées par les organes des opérations de guerre
clandestine de l’OTAN : « Une fois constitué l’organisme clandestin de résistance, l’Italie fut
appelée à participer, à la demande française, aux travaux du CPC (Clandestine Planning
Committee) opérant dans le cadre du SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe).
(…) Dans le comité étaient déjà représentés les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France,
l’Allemagne et d’autres pays de l’OTAN. En 1964, notre service Informations fut invité à
rejoindre l’ACC (Allied Clandestine Committee). La Grande-Bretagne, la France, les Etats-
Unis, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Allemagne de l’Ouest appartenaient déjà
à ce comité. »
Ce SID parallèle ou Super-SID avait déjà été partiellement révélé par une enquête
parlementaire menée en 1972 qui découvrit une superstructure qui s’était développée en
parallèle des services secrets italiens. Divulgué pour la première fois par le lieutenant colonel
Amos Spiazzi, le SID parallèle était une organisation anticommuniste ultra-secrète composée
de militaires et de civils, qui n’était pas identique aux services secrets italiens mais qui
coïncidait en grande partie avec le SID. Les enquêtes judiciaires qui avaient été mises en
place dans les années 1970-1980 pour enquêter sur le SID parallèle, avaient toujours été
bloquées par le secret d’Etat.
14
Les gladiateurs (c’est-à-dire les membres du réseau Gladio) étaient armés par la CIA, qui
leur fournissait des armes dissimulées « en temps de paix dans des caches appropriées
enterrées dans les différentes zones d’opération. » 139 caches d’armes furent ainsi installées
pas les services secrets américains, incluant « des armes portables, munitions, explosifs,
bombes, poignards, couteaux, mortiers de 60 mm et canons de 57 mm, fusils de précision,
transmetteurs (émetteurs radio), viseurs et différents accessoires. » Andreotti développait sur
la guerre non orthodoxe que devait déclencher les soldats de l’ombre en cas d’une invasion
soviétique, ces unités et leurs équipements devaient être indépendants des forces armées
régulières. Ils étaient entraînés à l’évasion et l’infiltration, à la propagande, la guérilla, au
sabotage, et devaient pouvoir exfiltrer le gouvernement dans un endroit sûr à l’extérieur du
pays en cas d’attaque communiste. Les unités de guérilla stay-behind assuraient le
recrutement et la formation de groupe de résistants locaux, et l’évacuation de pilotes alliés
abattus en territoire occupé ennemi, ainsi que la coopération entre les services alliés, en
pratiquant des exercices et des échanges d’expérience.12
Quelque soit les pays, le contexte théorique de leur éventuelle activation était toujours le
même : le pays concerné était envahi par les troupes soviétiques, son gouvernement légitime
se réfugiait à l’étranger (Grande-Bretagne, Irlande ou Amérique du Nord) et les hommes du
réseau stay-behind devenus immédiatement opérationnels passaient à l’action en étroite
coordination, grâce à des moyens de radio propres, avec leur gouvernement en exil.
B. La stratégie de la tension
Les Italiens pouvaient ainsi comprendre les tentatives de coups d’Etat, ainsi que la pléthore
d’attentats qui avaient eu lieu sur leur sol. Selon les archives du SIFAR lui-même créé,
financé et dirigé par la CIA, le réseau stay-behind italien fut créé le 18 octobre 1951 et placé
sous le contrôle du général Umberto Broccoli, chef du SIFAR, en liaison avec le général
Efisio Maras, chef d’état-major de l’armée. L’intégration du réseau Gladio dans le dispositif
de l’OTAN fut formalisée par l’accord du 26 novembre 1956 entre la CIA et le SIFAR. Grâce
à l’aide financière de l’Office of Policy Coordination (OPC) de la CIA, le SIFAR acquit des
terrains d’entraînement au Cap Marargiù à l’ouest de la Sardaigne. Le Gladio était administré
par l’office R du SIFAR, puis plus tard par l’office R du SID et la 7 e division du SISMI, les
services secrets militaires italiens. Le Gladio avait comme devise : Silencio Libertem Servo
(« Je sers la liberté dans le silence »). Pour lutter contre le puissant parti communiste italien
12 Brozzu-Gentile, op.cit., appendice.
15
(PCI) financé par Moscou, l’OPC, avait érigé la Démocratie chrétienne italienne (DCI)
d’Alcide De Gasperi comme un rempart anticommuniste en lui fournissant dix millions de
dollars.
Les premières opérations du Gladio commencèrent dès les années 1960. Aux élections de
1963, les communistes et le parti socialiste italien (PSI) s’allièrent pour former la première
majorité de gauche au Parlement italien contre la DCI soutenue par les Etats-Unis. Dominé
depuis vingt ans par la DCI, c’était la première fois que des socialistes entraient au sein du
gouvernement, alors dirigé par le Premier ministre Aldo Moro. Au même moment, le Gladio
organisa son premier coup dans le cadre d’une offensive antisyndicale. En mai 1963, des
membres de Gladio habillés en policiers et en civils attaquèrent le syndicat des ouvriers du
bâtiment à Rome qui manifestaient pour qu’à côté des socialistes qui avaient reçu des
portefeuilles ministériels suite aux élections de 1963, les communistes italiens obtinssent
aussi une entrée au gouvernement. Cette attaque des gladiateurs ravagea une grande partie de
la ville et blessa 200 manifestants.13
Kennedy qui avait été élu en 1961 et avait permis à l’Italie de basculer au centre gauche,
fut assassiné le 22 novembre 1963 à Dallas probablement par la CIA.14 Quatre mois plus tard,
en mars 1964, le SIFAR, l’Agence, le Gladio et les carabiniers déclenchèrent un coup d’Etat
qui força les socialistes à renoncer à leurs ministères. Ce putsch au nom de code « Piano
Solo » était dirigé par le colonel Giovanni De Lorenzo.15 Ce même De Lorenzo qui avait été
nommé à la tête du SIFAR en 1955 sur la recommandation de l’ambassadeur des Etats-Unis
Claire Boothe Luce. Après avoir quitté le SIFAR en 1962, il fut nommé, la même année,
directeur des carabiniers par la CIA. Ce coup d’Etat visait l’occupation des agences
gouvernementales, des principaux centres de communication, les sièges des partis de gauche
ainsi que leurs quotidiens, et les bâtiments de radio et de télévision. En sus, il était prévu de
déporter les cadres du PCI en Sardaigne, dans la base utilisée pour l’entraînement des
membres du Gladio.
13 Rowse, art.cit.14 Thèse développée par Flechter Prouty ancien colonel de l’US Air Force. Selon lui, Kennedy, en émettant les NSAM (National Security Action Memorandum) # 55, 56 et 57 de juin 1961, voulait limiter voire éliminer les activités clandestines de la CIA, « briser la CIA en mille morceaux et l’éparpiller aux quatre vents » selon les dires du président, en plaçant toutes les opérations de la guerre froide sous les ordres de l’armée. En sus, avec le NSAM # 263 émis en octobre 1963, il voulait retirer les troupes américaines du Vietnam et mettre fin à l’intervention militaire. Cf. L. Flechter Prouty, JFK: The CIA, Vietnam and the plot to assassinate John F. Kennedy, Carol Publishing Group, New York, 1992. et James W. Douglass, JFK and the Unspeakable: Why he died and why it matters, Orbis Books, Ossining, 2008.15 Ancien résistant, il gagna la confiance du président Gronchi et de Moro alors qu’il était à la tête du SIFAR. Il a accru substantiellement l’activité d’espionnage interne du SIFAR : en 1967, on découvrit l’existence d’environ 60 000 fascicules où figuraient toutes les grandes personnalités politiques italiennes.
16
Finalement, le Plan Solo ne fut pas mis à exécution, car un compromis avait été passé entre
la DCI et les socialistes, et qu’un gouvernement de centre gauche présidé par Aldo Moro,
avait été constitué le 23 juillet 1964. Une commission parlementaire fut mise sur pied en 1968
pour enquêter sur le coup d’Etat, mais devant le mystérieux suicide de Renzo Rocca, le
lieutenant-colonel du SIFAR qui avait participé au Plan Solo, et le secret d’Etat, elle ne mena
à rien. Suite au scandale, le président de la République décida la dissolution du SIFAR pour le
remplacer par le SID sous la direction du général Giovanni Allavena.
Le 12 décembre 1969, une bombe explosa au siège de la Banque de l’Agriculture, à la
piazza Fontana à Milan, qui fit 16 morts et 80 blessés. Ce fut le premier épisode de la stratégie
de la tension qui allait ensanglanter les années de plomb italiennes. En lien avec la CIA et le
SIFAR, cet attentat avait été réalisé par Franco Freda et Giovanni Ventura, deux membres
d’Ordine Nuovo un groupe armé fasciste. La police crut à un acte de l’extrême gauche et le
cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli fut incarcéré et « suicidé » dans la nuit du 15 et 16
décembre 1969.
Moins d’un an plus tard, les 7 et 8 décembre 1970, Juan Valerio Borghese16 prépara un
coup d’Etat avec l’aide d’Ordine Nuovo, et d’Avanguardia Nazionale une autre organisation
d’extrême droite fondée par Stefano Delle Chiaie, un néofasciste notoire. Ce second coup
d’Etat préparé avec l’appui de la CIA avait été baptisé « Tora Tora », d’après le nom de code
de l’attaque contre Pearl Harbor. Le plan prévoyait l’occupation des ministères de l’Intérieur
et de la Défense, de la Rai et des télécommunications, l’arrestation de parlementaires de
l’opposition, une proclamation télévisée de Borghese et le ralliement des forces armées à
l’appui du « Front national » qui regroupait l’ensemble des conjurés. Ce plan prévoyait
également dans sa phase finale, l’intervention des bâtiments de guerre de l’OTAN et des
Etats-Unis en alerte en Méditerranée. Le coup d’Etat était déjà engagé, des militants
d’Avanguardia Nazionale commandés par Stefano Delle Chiaie distribuaient des armes et
munitions aux conjurés, quand Borghese reçut un mystérieux coup de téléphone attribué par
la suite au général Vito Miceli, le chef des services secrets militaires, qui lui ordonna de tout
arrêter. D’après Tommaso Buscetta, un mafioso, si le coup d’Etat avorta et que rien ne fut
fait, c’était en partie parce qu’ « il y avait un grand nombre de bâtiments de guerre soviétiques
en Méditerranée. »17
16 Valerio Borghèse, surnommé « le prince noir » était l’un des fascistes célèbres recrutés par les Etats-Unis. A la tête de la Decima MAS (XMAS), un corps d’élite de 4000 hommes créé en 1941 et placé sous commandement nazi, il avait dirigé une campagne d’extermination des résistants sous la République de Salo. Capturé par les résistants et sur le point d’être exécuté en avril 1945, il fut sauvé par l’agent de l’OSS paranoïaque, courbé et toujours vêtu de noir, James Angleton.17 Philip Willan, Puppet masters: The political use of terrorism in Italy, Constable, Londres, 1991. p. 97.
17
Mais la stratégie de la tension ne s’arrêta pas là. D’autres attentats sanglants furent commis
à Peteano en 1972, à Brescia le 28 mai 1974 où une bombe fit 8 morts et 102 blessés parmi
les participants à une manifestation antifasciste. Le 4 août 1974, l’attentat à bord du train
Italicus Express fit 12 morts et 48 blessés. L’assassinat en 1982 de Carlo Alberto Dalla
Chiesa le chef de la lutte anti-Mafia. L’apex fut atteint le 2 août 1980 quand une bombe
explosa dans le hall de la gare de Bologne tuant 85 personnes et en blessant 200 autres. Ce fut
l’un des attentats terroristes les plus meurtriers qui frappa le sol européen au XXe siècle. Le
bilan des années de plomb fut extrêmement brutal et lourd : de 1969 à 1987 491 civils furent
tués et 1181 blessés et mutilés, et on répertoria 4384 actes de violence politique commis entre
1969 et 1975 par l’extrême droite et l’extrême gauche.
Pourtant, le crime qui choqua le plus l’opinion publique italienne fut sans conteste le corps
criblé de balles d’Aldo Moro retrouvé dans le coffre d’une voiture abandonnée dans le centre
de Rome en 1978. Le premier Ministre fut enlevé lorsqu’il était en chemin pour soumettre
« le compromis historique », i.e le renforcement de la stabilité politique italienne prévoyant
l’entrée des communistes au gouvernement à côté de la DCI. Les communistes, comme leurs
homologues français, avaient été écartés du pouvoir après la crise de mai 1947. Kidnappé le
18 février 1978 par les Brigades rouges, l’organisation terroriste d’extrême gauche fondée en
1970 et dirigée par Morietti, il fut gardé en captivité 55 jours avant d’être froidement abattu.
Les Brigades rouges travaillaient en étroite collaboration avec l’institut Hypérion, une école
de langues à Paris, qui fut fondé par trois pseudo-révolutionnaires : Corrado Simioni qui avait
travaillé pour la CIA à Radio Free Europe, Duccio Berio qui avait transmis au SID des
informations sur les groupes gauchistes, et Mario Moretti qui travaillait pour la CIA et le SID
et était le cerveau et le meurtrier de l’ancien Premier ministre Aldo Moro. Selon un rapport de
police datant de la fin 1979, l’école de langue Hypérion « était le plus important bureau de la
CIA en Europe. »18
Les Brigades rouges furent infiltrées pendant des années, à la fois par la CIA et les services
secrets italiens. Le but de ces opérations était d’encourager la violence des milieux d’extrême
gauche pour discréditer la gauche dans son ensemble. Ce point de vue fut accrédité par
l’ancien colonel de l’armée de terre des États-Unis Oswald Le Winter, qui fut pendant plus
d’une décennie le n°2 de la CIA en Europe et le co-président du Comité clandestin de
l’OTAN. Il confirma que son service avait infiltré des groupes d’extrême gauche européens
tels que les Brigades rouges en Italie ou Action directe en France ; qu’il avait simultanément
recruté des mercenaires anticommunistes à l’extrême droite ; et enfin, qu’il avait organisé
18 Willan, op.cit., p. 198.
18
divers attentats en les faisant exécuter par l’extrême droite, mais attribuer à l’extrême gauche,
voire revendiquer par elle.19 Selon l’ex-vice secrétaire de la Démocratie chrétienne Giovanni
Galloni, le Mossad, avec la CIA, s’était aussi infiltré à l’intérieur des Brigades rouges en vue
d’une « déstabilisation de l’Italie (…) visant à induire l’Amérique à voir en Israël l’unique
point de référence allié en Méditerranée, afin d’en recevoir, de ce fait, un soutien majeur en
termes tant politiques que militaires. »20
En plus de l’implication du SID, de la CIA et du Mossad, on découvrit que plus de la
moitié des 92 balles tirées sur les lieux de l’enlèvement étaient similaires à celles des stocks
de Gladio.21 Les lettres écrites par Moro durant ses 55 jours de captivité et retrouvées dans
une cache des Brigades rouges à Milan, accusaient directement les réseaux stay-behind. Il
écrivit qu’il avait peur qu’une organisation de l’ombre avec « d’autres services secrets de
l’Ouest…pourraient être impliqués dans la déstabilisation de notre pays. »22
La loge maçonnique Propaganda Due (P2) qui défraya la chronique fut aussi impliquée
dans l’assassinat de Moro, ainsi que dans l’attentat du train Italicus Express et dans le
massacre à la gare de Bologne. Elle fut fondée en Italie en 1877 pour servir les francs-maçons
italiens visitant Rome. Licio Gelli qui était franc-maçon depuis 1963, devint le Grand Maître
de P2 en 1966 et augmenta le nombre des membres d’une quarantaine à presque un millier.
En 1981, des magistrats milanais en perquisitionnant le domicile de Gelli, découvrirent la liste
des membres de la loge qui comportait 962 noms. Cette liste montra que 195 officiers de haut
rang de toutes les branches de l’armée appartenaient à la loge. Elle incluait, entre autres, 70
industriels fortunés et puissants, 52 officiers supérieurs du corps des carabiniers, 50 hauts
gradés de l’armée, 5 ministres, 38 membres du parlement, 14 hauts magistrats, et presque tous
les responsables des services secrets. A cela, s’y ajoutait des civils, des diplomates, des
journalistes, des personnes du monde du spectacle. Silvio Berlusconi, actuel président du
Conseil, et Victor Miceli, directeur du SID de 1970 à 1974, étaient les membres les plus
célèbres.23
La commission parlementaire chargée d’enquêter sur P2 publia un rapport en 1984 qui
comparait la loge à une pyramide avec Gelli à son sommet, mais suggéra qu’au-dessus de
Gelli il y avait une autre pyramide inversée comportant les personnes responsables de toute la
stratégie de la tension et qui passaient leurs ordres via Gelli à la pyramide inférieure. Gelli
19 Ossama Lofty, « L’OTAN: Du Gladio aux vols secrets de la CIA », Réseau Voltaire, 24 avril 2007.20 Eric Salerno, Mossad base Italia, Il Saggiatore, Milan, 2010, p. 197.21 Allan Francovich, The Foot Soldiers, Troisième des trois documentaires diffusés le 10 juin 1992 sur BBC2.22 The Guardian, 5 décembre 1990.23 Parlement italien. Liste de Licio Gelli des membres de P2, 1981. Disponible en ligne : http://www.namebase.org/cgi-bin/nb04/dE
19
contrôlait les services secrets italiens, et P2 était financé par la CIA via une société suisse,
l’Amitalia Fund. Sa loge avait pour but d’empêcher une prise de pouvoir par le PCI et de
réduire son influence sur la péninsule. Antonio Bellochio un membre de la commission
parlementaire Anselmi déclara : « Nous avons abouti à la conclusion définitive que la
souveraineté italienne est limitée par l’ingérence des services secrets américains et de la franc-
maçonnerie internationale. Si la majorité des membres de la commission avaient approuvé
notre analyse, ils auraient été forcés d’admettre qu’ils ne sont en fait que des pantins entre les
mains des Américains, et je doute qu’ils acceptent jamais de se rendre à cette évidence. »24
Selon un ex-agent de la CIA, Dick Brenneke, Gelli, après l’interdiction de P2 en 1981,
aurait reconstitué une autre loge sous le nom de P7. P7 aurait été impliquée dans l’assassinat
du Premier ministre suédois Olaf Palme, en 1986.25 Toujours selon Brenneke, les réseaux
stay-behind auraient été eux aussi impliqués dans l’assassinat de Palme. Après la déclaration
de l’ancien agent de la CIA, des officiels de la police suédoise expliquèrent qu’ils étaient déjà
sur la piste de l’implication de la CIA et de P2 dans la mort de Palme : « Les déclarations de
personnes disant que P2 a été impliqué dans le meurtre ne sont pas nouvelles », déclara Hans
Ölvebro le chef de la police suédoise enquêtant sur l’assassinat. Il rajouta qu’il déplorait que
les enquêteurs suédois avaient pendant des années tenté en vain de trouver des personnes pour
des interrogatoires concernant l’implication de la loge P2.26 Toutefois, à ce jour, les preuves
manquent toujours pour déterminer l’implication des Etats-Unis, de l’OTAN et des armées
secrètes dans l’assassinat de Palme.
Sous les cris de « Francesco Cossiga tu es pire que Ceausescu », les masses italiennes
manifestaient pour que la vérité soit faite sur Gladio en automne 1990, dans l’une des pires
crises que dut traverser la République italienne. Andreotti et le président de la République
Cossiga, lui-même un gladiateur et se vantant de l’avoir été, insistaient sur l’absolue légitimité
des armées secrètes et sur l’honorabilité des gladiateurs. Selon eux, ces 622 gladiateurs civils
et militaires étaient choisis en fonction de leur fidélité aux institutions républicaines, et
utilisés à des fins strictement défensives, n’ayant rien à voir avec la politique intérieure.
Cependant, Andreotti omit de mentionner que ces 622 gladiateurs entraînés à la base secrète
de Cap Marargiù près d’Alghero en Sardaigne, entraînaient eux-mêmes « entre 12 et 15
partisans, ce qui fait un total de 15 000 hommes. »27 Selon les propos d’Andreotti, il s’avéra
24 Willan, op.cit., p. 55.25 Le Soir, 24 juillet 1990.26 Daniele Ganser, « Nato’s Secret Army in Neutral Sweden », Journal for Intelligence, Propaganda and Security Studies, Vol.4, No.2/2010, 1 novembre 2010, p. 20-39.27 Observer, 18 novembre 1990.
20
que tous les présidents du Conseil et des ministres de la Défense en exercice depuis 1956
connaissaient l’organisation.
Le scandale Gladio traversa les Alpes, et gagna l’Europe. Tour à tour, tous les
gouvernements européens admirent leur participation dans la constitution d’armées appliquant
la guerre non orthodoxe. En Belgique le nom de code était SDRA/8, au Danemark Absalon,
en Allemagne TD BDJ, en Grèce LOK, au Luxembourg Stay-Behind, aux Pays-Bas I &O, en
Norvège ROC, au Portugal Aginter press, en Suisse P26, en Autriche OWSGV, en Turquie
Contre-guérilla, et en France Rose des Vents. Cependant, les noms de code des armées
secrètes de la Finlande, de l’Espagne, et de la Suède demeurent encore aujourd’hui inconnus.
L’affaire qui faisait la une de tous les journaux européens n’eut droit qu’à un entrefilet
dans les journaux français. Le gouvernement de Michel Rocard minimisa l’affaire en faisant
annoncer à un représentant quasi-inconnu que l’armée secrète était dissoute depuis longtemps.
Le général Constantin Melnik, ancien membre du Rand (le think thank du complexe militaro-
industriel américain) et l’un des fondateurs de la Main rouge (le bras armé du SDECE dans sa
politique contre le Front de libération nationale), dit au quotidien Le Monde le 10 novembre
2010 que le Gladio français avait « probablement été démantelé sitôt après la mort de Staline
en 1953 et ne devait plus exister sous la présidence de De Gaulle. »28 Andreotti démonta
radicalement ce mensonge de l’ancien responsable des services secrets français. Le même
jour, il déclara que la France avait participé à la toute dernière réunion de l’ACC (Allied
Clandestine Committee) le 24 octobre 1990 en Belgique.
Deux jours plus tard, le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement tenta de limiter
les dégâts à l’antenne d’Europe 1. Il reconnut l’existence en France, dans les années 1950,
d’une armée stay-behind. Il affirma que cette structure, proche des services secrets français et
des services de renseignement de l’Alliance atlantique avait été dissoute « sur ordre du
président de la République », sans préciser la date. « Il est exact, expliqua Chevènement,
qu’une structure a existé, mise en place au début des années 50 pour permettre la liaison entre
un gouvernement qui aurait dû se réfugier à l’étranger dans l’hypothèse de l’occupation de
son pays. (…) Elle n’a jamais eu à ma connaissance qu’un rôle dormant et un rôle de
liaison. » Prié de dire si cette affaire pourrait provoquer des remous politiques en France
comme en Italie, Chevènement répondit qu’il ne pensait pas.29 En effet, les journaux français
tout occupés à couvrir les préparatifs de la guerre du Golfe, l’esclandre en resta là.
28 Le Monde, 13 novembre 199029 Le Monde, 14 novembre 1990.
21
Quelles que fussent les dénégations des officiels concernant les armées secrètes, le schéma
de l’Italie se retrouvait dans un grand nombre de pays de l’Europe de l’Ouest ; i.e l’existence
d’une structure clandestine en marge du gouvernement légal qui était orchestrée par des
puissances étrangères, avec le développement incontrôlé d’un super service secret aux
finalités propres.
Face à l’ampleur du scandale, le Gladio fut débattu au Parlement européen le 22 novembre
1990. Les douze membres de la Communauté économique européenne (CEE) étaient tous
impliqués dans l’affaire. Le député européen Imbeni résuma le but du débat : « Monsieur le
Président, si nous avons demandé à parler de Gladio, c’est parce que nous ne voulons pas
laisser des pages blanches dans notre Histoire. (…) On nous a dit qu’il y avait une structure
secrète. C’est pour cela que nous voulons maintenant savoir toute la vérité. Sur l’instigation
de qui a-t-elle été créée ? Comment a-t-elle opéré ? » La CEE, qui allait un an plus tard signer
le Traité de Maastricht, était dans une période cruciale de son évolution. « (I)l existe une
nécessité fondamentale, morale et politique pour la nouvelle Europe que nous sommes en
train de construire, déclara l’eurodéputé Falqui. Cette Europe n’aura pas d’avenir tant qu’elle
ne sera pas basée sur la vérité, sur la transparence totale de ses institutions face à des complots
obscurs contre la démocratie qui ont secoué l’Histoire, y compris l’histoire récente de
nombreux Etats européens. Il n’y aura pas d’avenir, collègues, tant que l’on n’aura pas effacé
l’impression d’avoir vécu dans un Etat à double visage : l’un démocratique et visible, l’autre
réactionnaire et clandestin. » Falqui poursuivit en demandant que toute la lumière soit faite
sur le Gladio.
Son collègue le député Ephremidis, fit une référence voilée au coup d’Etat de 1967 en
Grèce, et ajouta que le Gladio « sapait la démocratie et nous sommes en droit d’imputer toutes
les manœuvres déstabilisatrices, provocatrices et terroristes qui ont vu le jour au cours des
quatre dernières décennies dans nos pays à ce système Gladio. » Cette organisation mise sur
pied par « la CIA et par l’OTAN, qui étaient soi-disant censés protéger la démocratie alors
qu’ils la minaient après l’avoir placée sous leur tutelle. » Le député s’insurgeait contre
l’ingérence des Américains dans les affaires européennes : « Je tiens à m’élever
énergiquement contre la volonté apparente des milieux militaires américains, qu’il s’agisse du
SHAPE, de l’OTAN ou de la CIA, de se mêler de notre droit démocratique. » L’eurodéputé
Staes reprit les accusations de son confrère en mettant l’accent sur le caractère
antidémocratique du Gladio : « Il n’est pas admissible que des services de renseignement
extraeuropéens aient pu créer sans peine des structures antidémocratiques qui ont pu faire
22
régner leur dictature idéologique en disposant d’un vaste armement et sans être gênés par le
moindre contrôle légal ou démocratique. »
Les eurodéputés condamnèrent sans ambages les agissements des armées secrètes de
l’OTAN. Le député Dessylas stipula que « l’on découvre ainsi combien la dépendance
barbare et la soumission des gouvernements, des forces armées, des mécanismes répressifs et
des services secrets de toute l’Europe aux Etats-Unis, à l’OTAN et à la CIA ont été graves et
piteuses. » Néanmoins, certains soulignèrent la nécessité de la mise en place de telles
structures : « Il y a en effet lieu de rappeler le contexte historique qui rendait ces structures
nécessaires, c’est-à-dire l’époque où la menace planait sur les démocraties occidentales. »
Cependant, tous les députés s’accordaient au démantèlement de ces réseaux clandestins, et
qu’il était « dans l’intérêt de tous que la lumière soit faite et que les coupables soient
sanctionnés. » L’eurodéputé Pannella conclut en disant qu’il souhaitait « vraiment que la
vérité voie le jour dans ce pays (l’Italie – NDA). Si toutefois la vérité voit le jour, il n’y aura
pas que Gladio, mais toute une série de choses indécentes et aberrantes, qui éclabousseront
l’ensemble de la partitocratie. »30
Le Parlement européen adopta une résolution sur l’affaire Gladio condamnant
explicitement cette structure qui avait « échappé pendant plus de quarante ans à tout contrôle
démocratique et qu(i) était pilotée par les services secrets des Etats concernés, en relation avec
l’OTAN. » Un préambule en sept points résumait l’affaire Gladio, qui était suivi par huit
mesures destinées à demander le démantèlement des réseaux, empressant chaque pays
membre de la CEE de faire une enquête parlementaire, et invitant les ministres de la Défense
à fournir toute information en leurs possessions.31 Sur ces huit mesures pas une ne fut
30 Débats du Parlement européen du 22 novembre 1990.31 Résolution du Parlement européen du 22 novembre 1990 :
1. condamne la mise en place de réseaux d’influence et d’action clandestins et demande que toute la lumière soit faite sur le caractère, l’organisation, les finalités et tout autre aspect de telles structures clandestines et sur les éventuelles déviations, ainsi que sur leur utilisation pour des interventions illégales dans la vie politique interne des pays concernés, le phénomène terroriste en Europe et les éventuelles complicités de services secrets des Etats membres ou des pays tiers ;
2. proteste vigoureusement contre le fait que certains milieux militaires américains du SHAPE et de l’OTAN se soient arrogés le droit de pousser à l’installation en Europe d’une structure clandestine de renseignement et d’action ;
3. demande aux gouvernements des Etats membres de démanteler toutes les structures clandestines militaires et paramilitaires ;
4. demande à la magistrature des pays dans lesquels on a décelé la présence de structures militaires de ce type de faire toute la lumière sur leur réalité et sur leurs agissements et invite la justice à élucider particulièrement le rôle qu’elles pourraient avoir joué dans la déstabilisation des structures démocratiques des Etats membres ;
5. invite tous les Etats membres à entreprendre les démarches nécessaires, en instituant, si nécessaire, des commissions parlementaires d’enquête, pour dresser l’inventaire exhaustif des organisations actives dans ces secteurs et, dans le même temps, enquêter tout à la fois sur leurs liens avec leurs services officiels de sécurité respectifs, sur leurs relations avec des groupes d’action terroristes et/ou sur leur implication dans d’autres actes illégaux ;
23
appliquée correctement. Seuls la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l’Italie32 firent une
enquête parlementaire. Concernant la huitième résolution, le secrétaire général de l’OTAN
Manfred Wörner et le président des Etats-Unis George Bush restèrent totalement muets et ne
s’expliquèrent jamais sur leurs agissements en Europe de l’Ouest.
C. L’utilisation du terrorisme
La fin de la Seconde Guerre mondiale a marqué le véritable début d’un usage répété de
méthodes terroristes par les Etats, afin de déstabiliser leurs propres systèmes démocratiques et
de limiter les libertés individuelles de leurs concitoyens. Vincenzo Vinciguerra, le militant
d’extrême droite d’Ordine Nuovo, qui avait perpétré les attentats de Peteano et de Trieste,
résuma l’idéologie, héritière de la guerre révolutionnaire de Roger Trinquier et mise en
application par l’Organisation armée secrète (OAS) et Aginter Press (l’armée stay-behind
portugaise), qui sous-tend la stratégie de la tension : « Vous devez attaquer les civils, le
peuple, femmes, enfants, des personnes innocentes et inconnues, qui sont loin de toute
considération politique. La raison est assez simple. Ils étaient censés forcer ces gens, le public
italien, à se tourner vers l’Etat pour demander une plus grande sécurité. Telle est la logique
politique qui se cache derrière tous les massacres et les bombardements qui restent impunis,
parce que l’Etat ne peut pas se condamner ou se déclarer responsable de ce qui s’est passé. »33
Cette manipulation en sous-main par les services secrets occidentaux et le gouvernement
italien de groupes politiques d’extrême droite et d’extrême gauche, avait pour but de
provoquer un climat de terreur et de chaos favorisant aux yeux de l’opinion publique des
politiques autoritaires.34
6. invite le Conseil à fournir des informations exhaustives sur les activités de ces services de renseignement et d’action secrets ;
7. charge sa commission politique d’examiner s’il convient d’organiser des auditions propres à clarifier le rôle et la portée de l’opération « Glaive » et d’éventuelles autres structures similaires ;
8. charge son Président de transmettre la présente résolution à la Commission, au Conseil, au Secrétaire général de l’OTAN, ainsi qu’aux gouvernements des Etats membres et des Etats-Unis.
32 Il y eut trois rapports parlementaires en 1995, 1997 et 2000. 33 Observer, 7 juin 1992.34 En RFA, il ne semble pas que l’Etat ou des services secrets étrangers aient manipulé la Fraction armée rouge (FAR). Les attentats de la FAR s’intégraient dans les objectifs du terrorisme d’extrême gauche : déstabiliser les institutions démocratiques du régime capitaliste en s’attaquant à des cibles symboliques, en ne perpétrant pas des attentats aveugles causant un grand nombre de morts. Toutefois, on peut subodorer une probable infiltration de la FAR par des membres des réseaux stay-behind, lorsque que celle-ci fusionna avec le groupe terroriste Action directe, infiltrée par la CIA, et s’allia en 1988 avec les Brigades rouges. De même, la FAR avait des liens avec les Cellules Communistes Combattantes un groupe terroriste d’extrême gauche belge qui commit 27 attentats entre 1984 et 1985, qui n’étaient en réalité qu’une création de l’extrême droite belge en liens avec le réseau stay-behind belge et les forces spéciales américaines.
24
En d’autres termes, la stratégie de la tension se définit comme « une campagne visant à
créer un effondrement de l’ordre et de la loi, et par ricochet une crise de confiance des
citoyens vis-à-vis d’un gouvernement démocratiquement élu, créant ainsi les conditions d’une
prise de pouvoir par l’armée. Elle peut également simplement permettre de créer une
psychose sécuritaire au sein de la population qui se tournera en conséquence vers les
formations politiques les plus autoritaires. »35 Suite aux attentats qui ont ensanglanté l’Italie
dans les années 1970, le gouvernement adopta une série de dispositions policières et
législatives néfastes aux libertés individuelles.36
La stratégie de la tension en augmentant le niveau de terreur, de chaos et de troubles
sociaux avait pour but de plonger les citoyens italiens dans ce qu’Ivan Pavlov appelait
« l’inhibition transmarginale ». Dans cet état d’hystérie, un être humain est anormalement
suggestible et les influences de l’environnement peuvent remplacer un modèle de
comportement par un autre, sans avoir besoin d’un endoctrinement persuasif. Dans cet état de
peur et d’excitement, des hommes normaux et sensibles accepteront l’inacceptable. Quand les
pouvoirs en place choisissent d’exploiter et d’aggraver cette situation, il s’engage dans ce que
la psychologue Martha Stout appelle, la « guerre limbique »37 : « Si un leader choisit de
focaliser l’attention du groupe sur les « autres » terrifiants – s’il, ou elle, presse l’interrupteur
de paranoïa installé par le traumatisme38 – le niveau de peur du groupe est susceptible de
rester à son maximum pendant longtemps, et qu’il soit compétent ou non, l’autorité perçue du
leader se maintiendra. (…) Après un traumatisme collectif, des changements sociaux à grande
échelle peuvent être inaugurés, intentionnellement ou non, par une poignée d’alarmistes qui
jouent avec la colère et la paranoïa d’une population vulnérable. »39 A la manière des chiens
de Pavlov soumis à un environnement stressant, l’être humain, soumis à une culture de la
terreur, peut être ainsi reprogrammé et réagit de façon conditionnée à un ensemble de stimuli
(dans ce cas la peur des communistes, des anarchistes, des terroristes…), permettant aux
35 Réseau Voltaire, 12 mars 2004.36 Notamment la loi Reale du 22 mai 1975, donnant à la police des pouvoirs extraordinaires pour lutter contre le terrorisme, et le décret-loi Cossiga de 1979 allongeant la durée de détention préventive pour les affaires liées au terrorisme et autorisant les écoutes téléphoniques. 37 Le système limbique est la partie du cerveau qui contrôle les émotions comme l’agressivité, la peur, le plaisir et qui joue aussi un rôle dans la formation de la mémoire. 38 A l’instar de l’inhibition transmarginale, les événements traumatiques, dans ce cas les attentats terroristes, ne sont pas intégrés par le néocortex, le centre intellectuel, mais par l’amygdale, un centre du système limbique, le siège de la peur et de l’agression. Plus l’événement est traumatique, plus l’amygdale en est affectée, donc plus le souvenir de l’événement effrayant est pratiquement indélébile. De ce fait, ces souvenirs peuvent être ensuite déclenchés par des images ou des situations similaires. De cette manière, un pétard qui explose peut induire un état de paranoïa chez un vétéran de la guerre. Son interrupteur de paranoïa a ainsi été déclenché. 39 Martha Stout, The paranoia switch: How terror rewires our brains and reshapes our behavior, and how we can reclaim our courage, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2007, p. 92-93, 95.
25
pouvoirs en place de manipuler psychologiquement sa population dans leur propre intérêt afin
de l’attirer vers un régime autoritaire.
Le document le plus important pour comprendre l’installation de la terreur dans un pays
par des attentats sous faux drapeau est sans aucun doute le Field Manual40 (FM) 30-31B,
l’appendice top secret B du FM 30-31. Ce manuel de l’armée américaine décrivait sur 138
pages diverses actions à mener sur le terrain, tels le sabotage, les assassinats, les attentats à la
bombe, la torture, le trucage d’élections et le terrorisme. Le FM 30-31 et ses appendices FM
30-31A et FM 30-31B avaient été rédigés par les experts en terrorisme de la Defense
Intelligence Agency (DIA), le service de renseignement militaire du département de la
Défense des Etats-Unis, l’un des plus importants services secrets étasuniens travaillant en
étroite relation avec la CIA. Le FM 30-31B intitulé « Stability Operation Intelligence », daté
du 10 mars 1970, était signé par le général William Westmoreland, le chef de l’état-major de
l’armée américaine de 1968 à 1972.
En 1973, le journal turc Baris fut le premier à annoncer la publication du manuel. Le
journaliste qui était entré en possession du document disparut sans laisser de traces, ce qui
empêcha sa publication. Un an plus tard, une copie du FM 30-31B apparut à Bangkok en
Thaïlande et dans diverses capitales d’Afrique du Nord. En 1976, le périodique espagnol
Triunfo publia des extraits du FM 30-31, ainsi que le magazine italien L’Europeo en 1978.
Quand le mensuel italien Controinformazione imprima le manuel, les exemplaires furent
immédiatement confisqués. Une copie intégrale du FM 30-31B fut trouvée le 4 juillet 1981
lors de l’arrestation de la fille de Licio Gelli, le grand maître de la loge P2 qui avait fui l’Italie
suite à la perquisition de sa demeure par des magistrats, à l’aéroport de Fiumicino.
Après la découverte du document, le gouvernement étasunien voulut limiter les dégâts et
déclara que c’était un faux fabriqué par le KGB, qui faisait partie de l’une de ses campagnes
de désinformation. Mais selon Ray Cline, le directeur adjoint du renseignement à la CIA
pendant les années 1960, le FM 30-31B était « un document authentique ». Le principal
intéressé, Licio Gelli, ne douta pas de la véracité du document et déclara sans ambages que la
CIA lui avait remis le document.41
Ce document de douze pages décrivait comment les Etats-Unis devaient répondre à une
insurrection communiste dans un pays allié. « Ce supplément classifié Top Secret FM 30-
31B, en raison spécialement de sa nature sensible, n’est pas une édition standard dans les
séries du FM » spécifiait le document dans son introduction. Le FM 30-31B traitait des
40 Un Field Manual est un manuel d’instructions contenant des informations détaillées destinées aux soldats américains.41 Ganser, op.cit., p. 320.
26
mesures à prendre contre des individus ou des groupes du pays hôte (« Host Country ») qui
mettaient en danger les intérêts des Etats-Unis : « Le FM 30-31B, d’autre part, considère les
organismes des pays hôtes comme des cibles pour le renseignement militaire américain. » Les
opérations clandestines menées par le Pentagone devaient se faire dans la plus grande
discrétion : « Les opérations dans ce domaine particulier sont à considérer comme strictement
clandestines, puisque la participation reconnut de l'armée américaine dans les affaires des
pays hôtes est limitée à la zone de coopération contre l'insurrection ou de menaces
d’insurrections. L’implication plus profonde des forces armées américaines ne doit être
révélée sous aucun prétexte. »
Pour comprendre le document, il faut décrire brièvement le FM 30-31. Le FM 30-31 se
basait sur le fait que les pays hôtes entretenaient des relations amicales avec les intérêts des
Etats-Unis. La plus grande menace à cette amitié était l’ « instabilité » et l’une des plus
grandes causes de celle-ci était l’ « insurrection ». De ce fait, le manuel décrivait comment les
services secrets militaires en travaillant avec les services secrets des pays alliés, pouvaient
contrer ces insurrections et promouvoir la « stabilité », i.e continuer à soutenir les intérêts
étasuniens. Le manuel prouvait très clairement que la politique américaine était d’opérer
derrière le dos des pays alliés, et que l’infiltration des services secrets et de l’armée des pays
hôtes était primordiale. Alors que le FM 30-31 énonçait des procédures de coopération avec
les organismes des pays hôte pour lutter contre les insurrections locales afin de maintenir des
régimes stables, l’appendice secret B du FM 30-31 expliquait qu’en parallèle les services
secrets américains devaient infiltrer les institutions qu’ils étaient censés aider.
L’ensemble du manuel adopte une vision binaire du monde qui est typique de la guerre
froide. Les termes « communiste » ou « subversion communiste » désignent en réalité tous les
groupes ou les individus ne se soumettant pas aux diktats de Washington. Ces termes servent
seulement de couverture et de justification aux services secrets américains afin de perpétrer
leurs actions clandestines tout autour du globe.
Le manuel insistait sur la nécessité pour le Pentagone et la CIA de collaborer avec les
services secrets de l’Europe de l’Ouest et de disposer de liens privilégiés avec les membres
des pays hôtes pour mettre en œuvre des opérations clandestines. Les armées stay-behind en
Europe de l’Ouest étaient contrôlées par les services secrets des pays respectifs, en
collaboration avec les Américains : « Le succès des opérations de stabilisation intérieures
entreprises par les services secrets militaires américaines dans le cadre de stratégie de défense
intérieure, dépend en grande partie du degré mutuel d’entente entre le personnel américain et
le personnel des agences du pays hôte. »
27
De ce fait, le recrutement d’agents fiables dans les pays d’Europe de l’Ouest était une
condition importante pour le bon déroulement des opérations spéciales. Le document insistait
sur la nécessité de recruter principalement parmi les officiers militaires, sur la base de leur
« immunité à l’idéologie communiste », et parmi la police, ainsi que sur la manière dont ils
devaient être préparés pour « mettre la pression sur des groupes, des organismes, ou, en
dernier ressort, sur le gouvernement du pays hôte lui-même », si un aspect quelconque du
gouvernement hôte apparaissait « vulnérable. » Le supplément insistait sur le fait que
« l’action officielle n’est pas pertinente pour les questions abordées dans le présent document.
Mais l’action non officielle impliquant la clandestinité tombe dans le domaine de la
responsabilité partagée entre les services secrets militaires américains et d’autres agences
américaines. » L’attention portée sur les militaires des pays alliés était due au fait que l’armée
jouait un rôle de premier plan lors de périodes de troubles en pouvant plus facilement prendre
ou renverser le pouvoir.
L’inféodation des dirigeants des services secrets européens était aussi un autre
objectif : « Le recrutement à long terme des responsables des services secrets du pays hôte est
donc particulièrement important. » Par ailleurs, les services secrets militaires devaient aussi
incorporer des civils américains travaillant dans les nations européennes. Ces civils servaient
« de source directe d’information et d’indicateurs de pistes pour le recrutement de citoyens
des pays hôtes, officiels ou non, comme agents de renseignement à long terme. »
Cependant, le passage le plus intéressant concernait les actes terroristes à commettre au
nom des communistes ou des socialistes pour instaurer un climat de terreur et de chaos. Même
si les armées stay-behind ne sont pas citées dans ce manuel, les opérations envisagées dans le
FM 30-31B ressemblent directement aux attentats terroristes qui eurent lieu dans divers pays
européens pendant la guerre froide, i.e des attentats sous faux drapeaux dans des lieux publics
où des militants de gauche furent accusés de les avoir perpétrés. « Il peut arriver que les
gouvernements des pays hôtes montrent une certaine passivité ou indécision face à la
subversion communiste ou inspirée par les communistes et réagissent avec vigueur non
appropriée aux estimations des services de renseignement transmises par les agences
américaines. » Si les gouvernements alliés restaient passifs devant l’hypothétique menace
communiste, « les services secrets de l’armée américaine doivent avoir les moyens de lancer
des opérations spéciales qui convaincront les gouvernements des pays hôtes et l’opinion
publique de la réalité du danger de la rébellion et de la nécessité d’une contre-action. »
Ces moyens utilisés par les services secrets étaient l’infiltration de mouvements d’extrême
droite et d’extrême gauche pour commettre des attentats et instaurer au sein du pays un climat
28
de terreur et de chaos : « A cette fin, les services de renseignement de l’armée américaine
chercheront à pénétrer le milieu des insurgés au moyen d’agents en missions spéciales avec
pour tâche de former des groupes d’action spéciale parmi les éléments les plus radicaux de la
rébellion. » Ces groupes extrémistes manipulés par les services secrets américains « devraient
être utilisés pour lancer des actions violentes et non-violentes en fonction de la nature du
cas. (…) Dans des cas où l’infiltration de ces agents parmi les dirigeants de la rébellion n’a
pas été réalisée de manière effective, l’utilisation d’organisation d’extrême gauche peut
contribuer à atteindre les objectifs fixés. »42
Premièrement, ce document est crucial pour comprendre les armées stay-behind, car il
prouve que les services secrets américains et le Pentagone ont planifié, avec l’aide des
services secrets occidentaux, une politique de terreur pour empêcher tout changement
gouvernemental, principalement en Italie, qui aurait menacé leurs intérêts. Comme le
remarqua Valter Bielli, un membre de la commission parlementaire mise sur pied en 2000
pour enquêter sur la stratégie de la tension, « pendant la guerre froide, l’Est était sous
domination communiste, mais l’Ouest lui aussi est d’une certaine manière devenu une colonie
américaine. »43
Deuxièmement, le FM 30-31B met l’accent sur l’utilisation par les Etats du terrorisme pour
contrôler sa propre population. Les groupes terroristes ont, pour la majorité, tous été infiltrés,
créés ou contrôlés par les gouvernements et les services secrets, une très grande majorité des
« attaques terroristes que nous entendons avoir été organisées, n’ont jamais eu lieu ou ont été
effectuées par des « groupes radicaux » qui ont d’abord été infiltrés, puis contrôlés et
éventuellement financés et fournis par les agences de renseignement. Les services de
renseignement sont, en réalité, les plus grandes organisations terroristes dans le monde. La
CIA a fait sauter plus d’autobus, d’avions et de marchés que tout autre ou presque. Le Mossad
est sûrement le numéro un, suivi, par des dizaines d’autres, tels le RAW, l’ISI, le MI6,
l’IRA… », commente Gordon Duff, un ancien militaire et analyste politique.44
Selon le spécialiste des armées secrètes de l’OTAN, Daniele Ganser, la stratégie de la
tension ne s’est pas arrêtée lors de la chute du mur de Berlin : elle s’est muée en guerre contre
le terrorisme. Les Etats-Unis remplaçant le danger communiste par le danger musulman pour
42 Field Manual 30-31B. Disponible en ligne : http://jim-garrison.livejournal.com/37233.html et http://cryptome.info/fm30-31b/FM30-31B.htm. Des extraits sont disponibles dans : Sénat de Belgique : Enquête parlementaire sur l’existence en Belgique d’un réseau de renseignement clandestin international. Rapport fait au nom de la commission d’enquête par MM. Erdman et Hasquein. Bruxelles, rapport n° 1117-4, 1e octobre 1991 p. 81-82.43 The Guardian, 24 juin 2000.44 Gordon Duff, « Terrorism, always suspect a « false flag » first », Veterans Today, 29 mars 2010.
29
justifier leurs guerres impériales et pour contrôler et manipuler leur population. En effet, la
découverte d’explosifs de type nanothermite dans les décombres des tours 1, 2 et 7 du World
Trade Center tend à infirmer la théorie de la conspiration islamiste.45
Alain Chouet, directeur de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) de 2000
à 2002 et spécialiste de l’Islam et du terrorisme, lors d’un colloque au Sénat le 29 janvier
2010, corrobora l’assertion de la fausseté du terrorisme islamiste : « Comme bon nombre de
mes collègues professionnels à travers le monde, j’estime, sur la base d’informations
sérieuses, d’informations recoupées, que la Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les
trous à rats de Tora Bora en 2002. Les services secrets pakistanais ensuite se sont contentés,
de 2003 à 2008, à nous en revendre les restes par appartements, contre quelques générosités et
quelques indulgences diverses. Sur les quelque 400 membres actifs de l’organisation qui
existait en 2001 (...), il en reste moins d’une cinquantaine, essentiellement des seconds
couteaux, à l’exception de Ben Laden lui-même et de Ayman al-Zawahiri, mais qui n’ont
aucune aptitude sur le plan opérationnel. Donc moins d’une cinquantaine ont pu s’échapper
dans des zones reculées, dans des conditions de vie précaires, et avec des moyens de
communication rustiques ou incertains. Ce n’est pas avec un tel dispositif qu’on peut animer à
l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique. D’ailleurs il apparaît
clairement qu’aucun des terroristes post 11/9, qui ont agi à Londres, Madrid, Casablanca,
Djerba, Charm-el-Cheikh, Bali, Bombay, etc., ou ailleurs, n’a eu de contact avec
l’organisation. Et quant aux revendications plus ou moins décalées qui sont formulées de
temps en temps par Ben Laden ou Ayman al-Zawahiri, à supposer d’ailleurs qu’on puisse
réellement les authentifier,46 elles n’impliquent aucune liaison opérationnelle,
organisationnelle, fonctionnelle entre ces terroristes et les vestiges de l’organisation. (…) (A)
force de l’invoquer en permanence, un certain nombre de médias réducteurs et quelques soi-
disant experts de part et d’autre de l’Atlantique ont fini non pas par la ressusciter, mais par la
transformer en une espèce d’Amédée de l’auteur Eugène Ionesco, ce mort dont le cadavre ne
cesse de grandir et d’occulter la réalité, et dont on ne sait pas comment se débarrasser. (…)
45 Cf. Kevin R. Ryan, James R. Gourley, Steven E. Jones, « Environmental anomalies at the World Trade Center: evidence for energetic materials », The Environnmentalist, 2009, vol. 29, n°1, p. 56-63. et Niels H. Harrit et al, « Active Thermitic Material Discovered in Dust from the 9/11 World Trade Center Catastrophe », The Open Chemical Physics Journal, 2009, 2, p. 7-31. 46 Effectivement, les vidéos de Ben Laden sont probablement fausses : cf. The Guardian, « Bin Laden tape « created by impostor » », 29 novembre 2002. De même, Ben Laden est lui-même sans doute mort d’une insuffisance rénale aiguë en 2001. Une affirmation reprise par nombre d’officiels de Benazir Bhutto à l’ancien agent de la CIA Robert Baer, jusqu’à la DGSE. Cf. David Ray Griffin, Osama Bin Laden: dead or alive?, Olive Branch Press, New York, 2009.
30
Pour conclure et essayer d’apporter mon élément de réponse à la question posée à cette table
ronde « Où en est Al-Qaïda ? », Al-Qaïda est morte entre 2002 et 2004.»47
Quelques mois plus tard, le chef de la CIA Léon Panetta confirma les propos de
Chouet : « Je pense que l’estimation du nombre de combattants d’Al-Qaïda (en Afghanistan –
NDA) est en fait relativement faible. Tout au plus, nous envisageons de 50 à 100 combattants,
peut-être moins. »48 Quant au gladiateur et ancien président de la République italienne,
Francesco Cossiga, il déclara sans ambages au quotidien Corriere Della Sera : « On nous fait
croire que Ben Laden aurait avoué l’attaque du 11 septembre 2001 sur les deux tours à New
York, alors qu’en fait les services secrets américains et européens savent parfaitement que
cette attaque désastreuse fut planifiée et exécutée par la CIA et le Mossad, dans le but
d’accuser les pays arabes de terrorisme et de pouvoir ainsi attaquer l’Irak et l’Afghanistan. »49
Après le 11 septembre, le complexe militaro-industriel américain choisit de déclarer une
guerre permanente, la guerre contre la terreur, contre un ennemi fictif qui était à la fois partout
et nulle part, menaçant prétendument l’existence de l’Occident en voulant la détruire par tous
les moyens. George W. Bush et ses successeurs se lancèrent alors dans, ce qu’appelle le
géopolitologue F. William Engdahl, le Full spectrum dominance. Un concept militaire
désignant la domination de toutes les terres, de la surface de la mer, du sous-sol, des airs, des
spectres électromagnétiques et des systèmes d’information, par une puissance capable de
battre et de gagner des guerres contre n’importe quel adversaire, y compris en utilisant des
frappes nucléaires préemptives. D’autres moyens de contrôle, telles les Organisations non
gouvernementales (ONG), les révolutions colorées pour changer les régimes hostiles à
Washington (par exemple pour les pays de l’ex-bloc soviétique), ainsi qu’une vaste gamme de
techniques de guerre psychologique et économique ont été et sont toujours utilisées par les
présidents George W. Bush et Barack Obama.50
47 Colloque au Sénat du 28 au 29 janvier 2010. Le Moyen-Orient à l’heure nucléaire. Quelle politique européenne pour le Moyen-Orient ? Intervention d’Alain Chouet disponible en ligne : http://videos.senat.fr/video/videos/2010/video3893.html48 The Huffington Post, 27 juin 2010.49 Réseau Voltaire, 17 décembre 2007.50 Cf. F. William Engdahl, Full spectrum dominance: Totalitarian democracy in the New World Order, Third Millennium Press, Chippenham, 2009.
31
II : Les Britanniques et le Gladio
A. La Deuxième Guerre mondiale et le Special Operation Executive
Former des noyaux clandestins d’hommes aptes à développer une résistance en cas
d’invasion de l’Armée rouge en Europe occidentale, n’était pas une création ex-nihilo des
puissances anglo-saxonnes. Francesco Cossiga dévoila qu’en 1951 les Français s’entendirent
avec les Britanniques et les Américains pour s’appuyer sur l’expérience du Special Operation
Executive (SOE), et de l’Office of Strategic Services (OSS), l’ancêtre de la CIA, afin de
constituer des armées stay-behind en Europe.51 L’idée même des réseaux de résistance en cas
d’invasion avait germé de la tête de Winston Churchill. Le premier ministre anglais créa le
SOE, le service secret britannique qui fut pendant cinq ans le principal instrument
d’intervention de la Grande-Bretagne dans les affaires politiques internes de l’Europe durant
la Seconde Guerre mondiale. Dans sa célèbre réponse à Hugh Dalton, le Ministre de
l’économie de guerre, Churchill résuma l’objectif premier du SOE : « Mettre le feu à
l’Europe ».52
Le 16 juillet 1940, Dalton fut nommé pour prendre la responsabilité politique de la
nouvelle organisation, officiellement créée le 22 juillet. Comme modèle de son organisation,
il s’inspira de l’IRA (Irish Republican Army) durant la guerre d’indépendance irlandaise :
« Nous devons organiser en territoire occupé par l’ennemi des mouvements comparables au
Sinn Fein irlandais, aux guérilleros chinois qui se battent en ce moment contre le Japon, aux
irréguliers espagnols qui ont joué un rôle notable dans la campagne de Wellington ou – autant
l’admettre – aux organisations que les nazis eux-mêmes ont développées de manière si
remarquable dans presque tous les pays du monde. Cette « internationale démocratique » doit
recourir à une grande diversité de méthodes, dont le sabotage industriel et militaire, l’agitation
ouvrière et la grève, la propagande systématique, les attentats terroristes contre les traîtres et
contre les responsables allemands, le boycott et l’émeute. (…) Ce qu’il nous faut, c’est une
organisation nouvelle qui coordonnera, animera, contrôlera et aidera les nationaux des pays
opprimés, qui doivent eux-mêmes être les acteurs directs de ces opérations. Il nous faut un
secret absolu, un enthousiasme fanatique, le goût de travailler avec des gens de différentes
nationalités, une totale fiabilité politique ».53
51 Brozzu-Gentile, op.cit., p. 129.52 Michael Richard Daniell Foot, Des Anglais dans la Résistance : Le Service Secret Britannique d'Action (SOE) en France 1940-1944, Tallandier, 2008. p.68.53 Ibid., p. 62.
32
En novembre Dalton nomma Sir Colin McVean Gubbins, qui joua un grand rôle dans la
mise en place des réseaux stay-behind en Europe, comme chef des opérations et de
l’entraînement. Le SOE se spécialisa alors dans la guerre non orthodoxe derrière les lignes
ennemies. Le service secret de Churchill fut premièrement, chargé de susciter et de nourrir
l’esprit de résistance dans les pays occupés par les nazis, et deuxièmement, il devait produire
un noyau d’hommes bien entraînés capables de contribuer « à la manière d’une cinquième
colonne », à la libération du pays concerné dès que les Britanniques seraient en mesure de
l’envahir. Le SOE frappait l’ennemi vite et fort, il s’agissait à la fois de lui donner un
sentiment d’insécurité et de l’affaiblir stratégiquement. C’était « le taon envoyé par la déesse
Héra à sa rivale Io pour la rendre folle ».54
La France occupait tout au long de la guerre une place importante dans le travail du SOE,
où elle disputa souvent le premier rang à la Yougoslavie. A côté de la section F, fondée par
Humphrey, qui fut la plus active, et comptabilisa la création d’environ cent réseaux
indépendants sur le sol français et arma plusieurs dizaines de milliers de combattants de la
résistance, il y avait la section RF chargée de travailler avec le chef du BCRA (Bureau central
de renseignements et d'action) André Dewarin Passy, la section DF chargée de la mise en
place des filières d’évasion devant permettre le retour des agents en Angleterre, et les groupes
Jedburgh envoyés en France après le Jour J, dont l’un de leurs membres, Paul Aussaresses,
futur chef du service action du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage) connu pour sa pratique de la torture en Algérie, qui installa nombres d’armées
secrètes en France après la fin de la guerre. Le plan Jedburgh était né en 1942 dans l’esprit de
Gubbins : il s’agissait de parachuter derrière les lignes ennemies, au moment du
débarquement, de petites équipes chargées de soulever et d’armer la population civile pour
l’associer à des actions de guérilla.55
L’influence du SOE sur la résistance française, et notamment sur la France libre et son
service secret le BCRA a été cruciale. Fondée par de Gaulle après son appel du 18 juin,
l’organisation de résistance extérieure fondée à Londres, la France libre était secondée par le
BCRAM (Bureau central de renseignement et d'action militaire) qui devint le BCRA le 1er
septembre 1942, et qui préfigura l’armée secrète française à laquelle il donna une grande
majorité de combattants. Le BCRA dépendit strictement des Britanniques pour sa logistique
et ses transmissions (postes de radio, avions, parachutages, récupération par sous-marins...).
Si le BCRA recrutait des agents, c’étaient les Britanniques qui assuraient leur formation et qui
54 Ibid. p. 6955 Ibid. p. 79 et 84.
33
leur fournissaient le matériel de guerre et les moyens de transmission et de liaison. Dès 1941,
Gubbins avait souligné que de Gaulle ne possédait ni les avions ni les transmissions
indispensables pour agir en France : « Je pense donc, avait-il conclu, que si nous payions le
violon dans ce domaine, nous pourrions dans une large mesure choisir la musique. »56 Les
sections de l’IS (Intelligence Service) et du SOE travaillaient en France indépendamment du
BCRA. Passy constata que leurs partenaires ne s’embarrassaient pas de fair-play à leur égard
et cherchaient davantage à les placer sous tutelle qu’à initier avec eux une véritable
collaboration.57 Quoi qu’il en soit, sans le travail du SOE, l’appareil national de résistance qui
se mit en place sous l’autorité de De Gaulle n’aurait jamais vu le jour.58 Du premier largage de
combattants derrière les lignes ennemies en 1941 en Pologne, jusqu’à la dissolution officielle
du SOE en janvier 1946, Churchill dota les Britanniques d’un système de renseignement
centralisé plus efficace et rentable que celui d’Hitler, de Staline, ou même de Roosevelt.59
Mais avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ami d’hier, Staline, se transformait en
la bête noire que devait vaincre l’ancien empire. Le MI6 commença à recruter ses anciens
ennemis, pour contrer la nouvelle menace communiste. Des anciens membres des Waffen SS,
ainsi que de nombreux nazis qui avaient trouvé refuge en Suède à l’approche de la défaite
d’Hitler, furent recrutés par le renseignement britannique. Les services secrets britanniques
embauchèrent le major SS Horst Kopkow, qui avait donné l’ordre d’assassiner plus de 100
agents secrets britanniques enfermés dans les camps de concentration. A la fin de l’année
1944, le MI6 avait contacté et renouvelé ses relations avec des groupes nazis tels Intermarium
et la ligue de Prométhée, que le service avait soutenus avant la guerre.60
Des documents déclassifiés par le MI5 le 4 avril 2011, révèlent qu’Olivier Mordrelle (alias
Olier Mordrel), une figure majeure du nationalisme breton du XXe siècle, fut durant toute la
Seconde Guerre mondiale un important agent du Scherheitsdienst (SD), le service de
renseignement du parti nazi allemand. Capturé et interrogé par le MI5 en avril 1945, il révéla
qu’il avait participé à la réunion de création du « Comité de la liberté », une organisation
nazie secrète chargée de préparer l’avènement d’un Quatrième Reich.61 Relâché et exfiltré en
Argentine par le MI5, il fut recruté par les Britanniques dans leurs réseaux stay-behind. Selon 56 Sébastien Albertelli, Les services secrets du général de Gaulle : Le BCRA, 1940-1944, Librairie Académique Perrin, 2009, p. 213.57 Ibid. p. 513.58 Foot, op.cit. p. 92.59 David Stafford, Churchill and the Secret Service, Overlook Hardcover, 1998, p. 190.60 Stephen Dorril, MI6, The Free Press, New York, 2000, p. 17.61 Cette réunion est à mettre en parallèle au rapport du renseignement militaire étasunien EW-Pa 128 du 7 novembre 1944 (appelé aussi « The Red House Report »), détaillant le plan des industriels nazis pour s’engager dans la reconquête du pouvoir après la défaite de l’Allemagne, afin de créer un Quatrième Reich en Europe. Document consultable : http://www.cuttingthroughthematrix.com/articles/Intelligence_Report_EW-Pa_128.html
34
toute vraisemblance, il devint alors un espion britannique chargé de surveiller les
organisations irlandaises et celtiques.62
Gubbins, chef du MI6 de 1939 à 1952, n’allait pas se priver d’un outil aussi efficace que le
SOE, et ils étaient nombreux au sein du SOE à penser que la guerre « était devenue un mode
de vie, et ils étaient convaincus que le quartier général à Baker Street allait jouer un rôle
important dans le monde d’après-guerre. »63
B. Le MI6 et les réseaux stay-behind
En 1945, Gubbins autorisa l’intégration du SOE au sein du MI6. Le service secret de
Churchill fut intégré sans qu’aucune de ses composantes qui en avaient fait l’un des outils les
plus efficaces de la politique militaire britannique, ne soit réformée. Cette fusion fournit une
organisation qui pouvait fonctionner que ce soit en temps de paix ou de guerre, vu que la
stratégie d’après-guerre du MI6 insistait sur des activités « contre-révolutionnaires. »64 Ainsi
dès 1945, le futur SOE, le Special Operation Branch (SOB), la section qui s’occupera des
actions clandestines du MI6, avait posé les bases pour ce qui deviendra « les réseaux stay-
behind en Europe connus sous le nom de Gladio. »65 Avec l’aide de Gordon Instone, officier
de renseignement de l’IS 9 pendant 15 ans, qui réorganisa dès 1944 des réseaux en France, 66
et Airey Neave l’éminence grise de Margaret Thatcher, Gubbins réinstalla des noyaux
d’agents dormants dévoués pour manipuler la politique intérieure des pays européens.
L’implication de la Grande-Bretagne dans l’affaire Gladio, fut confirmée par d’anciens
membres de l’armée britannique après les révélations d’Andreotti. « Un réseau secret d’armes
a été mis en place en Grande-Bretagne pendant la guerre froide, dans le cadre d’une
organisation anticommuniste d’Europe de l’Ouest. Des plans ont été établis plus tard pour
donner à l’organisation une « utilisation secondaire », la lutte contre la prise de contrôle du
gouvernement civil par des groupes militants de gauche », révélèrent d’anciens militaires au
Guardian. « C’est la première fois que la Grande-Bretagne participe à un plan orchestré par
l’OTAN, participant à l’armement de civils » pour contrer les partis communistes
occidentaux.67 Dès 1940 en Grande-Bretagne, un réseau de guérilla avec des caches armes
était déjà en place après la chute de la France. Ses membres, dont Mad Mike Calvert, furent 62 Réseau Voltaire, 7 avril 2011.63 Ibid. p. 1964 Ibid. p. 3365 Ibid. p. 32.66 Roger Faligot et Rémi Kauffer, Les maîtres espions : histoire mondiale du renseignement. Tome 2. De la guerre froide à nos jours, Robert Laffont, 1994, p. 59.67 The Guardian, 15 novembre 1990.
35
recrutés dans un bataillon de ski des forces spéciales des Scots Guards, qui fut à l’origine
destiné à lutter contre l’occupation nazie en Finlande. De même, aux premiers jours de la
direction du parti conservateur par Margaret Thatcher, un groupe d’anciens officiers de
renseignement inspiré par le SOE, et emmené par Airey Neave et George Kennedy Young,
ancien chef adjoint du MI6, ont tenté de mettre en place des réseaux stay-behind en Grande-
Bretagne. Thatcher, d’abord enthousiaste, aurait abandonné l’idée suite à la mission
catastrophique du SDECE en Nouvelle-Zélande, qui vit le coulage du Rainbow Warrior en
1975.68
Neuf ans avant l’intronisation de Thatcher comme Premier ministre, un groupe
paramilitaire d’extrême droite fut fondé en 1970 en Angleterre. La Resistance and
Psychological Operations Committee (RPOC), ou Comité de résistance et d’opérations
psychologiques, était un groupe clandestin au sein du gouvernement britannique financé par le
Reserve Forces Association (RFA), une organisation mise en place pour représenter les
réservistes militaires britanniques. La RPOC fut fondée par des vétérans de la Deuxième
Guerre mondiale tels Sir Collin Gubbins fondateur du SOE, et le général Sir Richard Gale un
ancien député du Supreme Allied Commander Europe (SACEUR), car ils pensaient que « le
besoin était apparu de nouveau pour une organisation de guerre clandestine comme le SOE,
mais cette fois dirigée contre le communisme. » Depuis 1971, en étroite collaboration avec les
SAS, la RPOC mit en place « des noyaux d’une organisation de résistance souterraine,
pouvant rapidement être étendue en cas d’une occupation soviétique d’un territoire de
l’OTAN, y compris la Grande-Bretagne. Des liens étroits ont été noués avec des unités
similaires dans plusieurs pays européens, qui recrutent activement des « combattants de la
résistance anticommunistes », selon Chapman Pincher (un journaliste spécialiste de
l’espionnage - NDA). Ils ont également dit avoir établi un réseau de renseignement, que les
chefs de l’OTAN jugent comme étant de grande valeur. » Cette armée secrète était en lien
avec le gouvernement Tory, et avait accès au ministère de la Défense et au Comité
interarmées à Salisbury.69
L’amnésie frappait les officiels anglais, à l’image du ministre de la Défense britannique qui
refusa tout commentaire sur l’existence de tels réseaux70, et de Tom Knight secrétaire de la
Défense, qui maintenait qu’il n’avait jamais entendu parler de Gladio : « Je ne suis pas sûr de
68 The Guardian, 5 décembre 1990.69 Statewatch, novembre 1977.70 The Guardian, 14 novembre 1990.
36
quelle patate chaude vous courez après. Ca semble merveilleusement passionnant, mais j’ai
bien peur d’être dans l’ignorance totale sur ce sujet. Je suis mieux informé sur le Golfe »71
Mais il apparut que le MI6 avait créé les armées secrètes belge, suisse, et française et avait
pris part à des exercices conjoints avec l’Italie. En Belgique, Guy Coëme le ministre de la
Défense, fit référence à un réseau stay-behind « le SDRA-8, mis en place avec des armes
britanniques en 1949, toujours actif, sous la direction des services de renseignement militaires
belges. »72
Un ancien officier du renseignement de la CIA, colonel Oswald Le Winter, interrogé par
Allan Francovich avoua qu’il y avait « une division du travail entre le Royaume-Uni et les
USA, les premiers se chargeant des opérations en France, en Belgique, aux Pays-Bas, au
Portugal et en Norvège tandis que les Américains s’occupaient de la Suède, de la Finlande et
du reste de l’Europe. »73 Cette division des tâches ne s’était pas faite sans heurts entre les deux
services secrets. Durant la guerre froide, en plus d’être engagés dans une guerre contre le
communisme, les services secrets alliés luttaient entre eux dans une guerre délicate. Les
Britanniques et le MI6 considéraient non pas le Kremlin comme leur plus grand rival, mais les
Américains et la CIA. A partir du déclenchement de la guerre de Corée en 1950, l’objectif
principal des Britanniques n’était pas seulement de contenir l’URSS, mais de maîtriser le
danger d’une guerre chaude provoquée par les actions clandestines des Etats-Unis : « Il est
incertain si les Etats-Unis seront capables de contrôler le Frankenstein qu’ils ont créé »,
statuait l’amiral Eric Longley-Cook en parlant de la CIA.74
Inconnue du gouvernement suisse, l’armée secrète P26 avait été fondée par les services
secrets britanniques, qui lui fournissaient des entraînements pour la formation au combat, les
communications, et le sabotage. Cette coopération avait été entérinée par la signature d’un
accord entre les deux pays, dont le dernier remontait à 1987. L’existence de la P-26 fut
révélée lors du scandale des fiches qui secoua la Suisse en 1990, lorsqu’une enquête
parlementaire, le rapport Cornu, fut rendue publique. Selon le magistrat Cornu, P26 n’avait
« aucune légitimité politique ou morale ». Il décrivit « la collaboration entre P26 et les
services secrets britanniques comme « intense » », la Grande-Bretagne offrant « un précieux
savoir-faire ». Les membres de P26 participèrent à des exercices réguliers au Royaume-Uni,
et des conseillers britanniques, probablement membres du SAS (Special Air Service),
71 The Guardian, 17 novembre 1990.72 The Independent, 16 novembre 199073 Allan Francovich, Gladio : The Ring Masters, Premier des trois documentaires diffusés le 10 juin 1992 sur BBC2.74 Richard J. Aldrich, The Hidden Hand. Britain, America, and Cold War secret intelligence, Overlook TP, 2003, p. 327.
37
visitaient les camps d’entraînement secrets suisses. En témoigne la domination du MI6 sur ses
alliés européens, « les activités de P26, ses codes, et le nom du chef de groupe, Elfrem
Cattelan, étaient connus seulement des services de renseignement britanniques, alors que le
gouvernement suisse était gardé dans l’ombre ».75 Une grande partie du rapport Cornu est
encore aujourd’hui tenue secrète pour une durée de 30 ans.
Dans l’optique d’exercices militaires conjoints entre les diverses armées secrètes de
l’OTAN, des documents révélèrent que dans les années 1970 des officiels britanniques et
français avaient été impliqués dans la visite d’une base allemande construite avec de l’argent
américain. De même, des gladiateurs italiens rendirent visites à leurs homologues britanniques
dans une base militaire en Angleterre selon le général Gerardo Serraville. En retour les
combattants de l’ombre anglais visitèrent une base italienne en 1974.76
En sus de la CIA et du MI6 et de leurs départements des opérations spéciales, l’OPC et le
SOB, une coopération fut établie entre les forces spéciales américaines et britanniques, les
Bérets verts et le SAS. Le SAS fut créé en 1941 par le lieutenant David Stirling, et il se
spécialisa pendant la Seconde Guerre mondiale dans des raids menés derrière les lignes
ennemies. Avec 80 missions effectuées pendant la guerre, l’unité fut dissoute en 1945, avant
de renaître en 1950. Le Guardian révéla que le SAS avait creusé des caches d’armes secrètes
dans la zone britannique de l’Allemagne.77 En France, il fonda le complot dit du Plan bleu
destiné à renverser la IVe République et à instaurer un régime fasciste.78
De l’autre côté de l’Atlantique, la CIA joua un rôle primordial dans l’installation des
armées anticommunistes européennes. Sortis considérablement renforcés de la Seconde
Guerre mondiale, les Etats-Unis allèrent bientôt reprendre le flambeau de l’ancien empire
britannique pour imposer leur hégémonie sur le monde.
La guerre froide vit cette guerre invisible que se livrèrent les services secrets, la CIA et le
KGB. L’usage de la bombe atomique rendit obsolètes les confrontations traditionnelles entre
deux ou plusieurs armées. De ce fait, la « main invisible » des services secrets pour reprendre
la dénomination de Richard J. Aldrich, ouvrit une nouvelle ère de guerre perpétuelle en
période de paix. Sous couvert d’anticommunisme, la CIA bafoua la souveraineté nationale,
non seulement des pays européens, mais majoritairement des pays du Tiers-monde. Les
services secrets créèrent un nouveau type de guerre invisible qui devait être répandu sous le
75 The Guardian, 20 Septembre 1991. Pour une analyse plus approfondie du stay-behind suisse, cf. « The British Secret Service in neutral Switzerland », Daniele Ganser, Intelligence and National Security, Vol.20, n°4, Decembre 2005, pp.553-580.76 The Guardian, 17 novembre 1990.77 The Guardian, 5 Decembre 1990.78 Infra p. 82.
38
sceau de la propagande, des actions clandestines, des budgets noirs, et du secret. Ils
l’appelèrent guerre froide : « Le service secret est fondamental pour la compréhension de la
guerre froide. Aux niveaux les plus élevés, ce fut le renseignement, notamment le
renseignement top secret qui soutint, même légitima tant de politiques lancées au nom du
conflit. (…) (L)a conviction grandissante que la guerre froide puisse être gagnée via des
opérations spéciales ou des actions clandestines, fut cruciale pour déterminer le caractère de
cette lutte. Dès le début des années 1950, les opérations pour influencer le monde par des
méthodes secrètes - la main invisible - devenaient omniprésentes et semblaient transformer
même les aspects quotidiens de la société en une extension de ce champ de bataille. La guerre
froide a été menée, par-dessus tout, par les services de renseignement. »79
III : Les Etats-Unis, la CIA et la guerre froide
A. L’Etat de sécurité nationale
Durant l’été 1940, Roosevelt, envieux de l’efficacité des services secrets britanniques en
matière de guerre secrète, dépêcha l’avocat William Joseph Donovan, ancien combattant de la
Première Guerre mondiale, pour suivre un séminaire au sein des services secrets européens.
Son rapport fut un panégyrique des méthodes allemandes « passé maître dans l’art de la
guerre psychologique ». Il insista auprès de Roosevelt qu’ « il (faut) absolument que les
Américains puissent, eux aussi, se battre dans ce qu’ils appellent la « guerre non
orthodoxe » ».80 Son souhait fut exaucé, et en juillet 1941 Roosevelt institua le COI
(Coordinator of Information) pour coordonner les activités américaines en matière de
renseignement, dont le commandement fut donné à Donovan, l’inspirateur de la CIA. En juin
1942, le COI fut remplacé par l’OSS (Office of Strategic Services), qui ne dépendait plus
directement du président américain, mais du nouveau Comité des chefs d’États-majors
interarmées, le Joint Chief of Staff (JCS). Cette subordination à une autorité militaire lui
assurait à Washington une légitimité que le COI n’avait jamais acquise. Doté d’un appareil
impressionnant, disposant d’un potentiel de 13 000 agents et d’un budget de plusieurs
millions de dollars, l’OSS se livra avec le concours des ambassades américaines à l’étranger,
à des activités de contre-espionnage en jouant de sa multiplicité pour s’infiltrer dans les
milieux les plus divers.
79 Aldrich, op. cit., p. 5.80 Brozzu-Gentile, op. cit. p. 162.
39
Dès 1943, l’OSS commença à intervenir en Italie, et l’idée que le communisme était le
véritable danger faisait déjà son chemin. Les premières enquêtes de l’OSS avaient de manière
significative le parti communiste italien pour cible. La section « Research and Analysis »
consacra une trentaine de rapports aux communistes entre décembre 1943 et avril 1945. Le
parti fut minutieusement détaillé, grâce à l’aide des services secrets britanniques et français.
L’objectif fut très rapidement fixé : il s’agissait d’empêcher, dans le Sud libéré et
principalement à Naples, la reconstitution d’un parti communiste puissant et d’un
syndicalisme unitaire de gauche.81 Les premiers bénéficiaires de cette chasse aux
communistes en Italie furent les anciens cadres du régime mussolinien. Mis à par le fait que le
Gladio fut composé en grande partie de fascistes adeptes de la République de Salo et de
militants d’extrême droite, 90% du personnel de l’appareil d’Etat du régime fasciste était
rentré dans ses fonctions entre 1944 et 1948. Malgré son soutien actif au régime déchu, la
classe dirigeante fut réintégrée à tous les échelons des appareils militaire et policier. 82
Les bases pour l’empêchement de toute tentative d’émancipation des peuples européens
envers l’hégémonie américaine étaient ainsi posées. Le 10 janvier 1944, la coopération entre
les services secrets anglo-saxons franchit un nouveau pas, quand le SOE et l’OSS
fusionnèrent au sein du SFHQ (Special Forces Headquarters), placé sous l’autorité du
Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF). Faute pour l’OSS de disposer
d’un personnel abondant et qualifié, le principe de l’égalité du SOE et de l’OSS au sein du
SFHQ resta purement théorique.
A la Libération, les Alliés firent table rase du passé des nazis, et une véritable chasse aux
nazis se déclencha à travers tous les services secrets, que ce soit le KGB, le futur SDECE, la
CIA, le MI6… La CIA déclencha l’opération Paperclip à l'insu du président Truman, pour
exfiltrer et recruter près de 1 500 scientifiques issus du complexe militaro-industriel allemand,
pour lutter contre l'URSS et récupérer les armes secrètes du Troisième Reich.83 Le Vatican mit
en place de nombreux réseaux d’exfiltration permettant aux criminels nazis de fuir la justice
alliée, les Ratlines. De l’autre côté de la Méditerranée, le Mossad recruta des anciens officiers
SS, tel Walter Rauff, qui avait massacré des dizaines de milliers de juifs, pour l’utiliser dans
des missions d’espionnage dans les pays arabes.84
81 Jan de Willems (dir), Gladio, EPO, Bruxelles, 1991, p. 7082 Ibid., p. 73.83Cf. Giles MacDonogh, After the Reich: The brutal history of the allied occupation, Basic Books, New York, 2007. L’ouvrage aborde principalement l’occupation de l’Allemagne entre 1945 et 1949 par les troupes américaines qui causa la mort d’environ trois millions de civils. 84 Cf. Shraga Elam et Dennis Whitehead, « In the service of Jewish state », Haaretz, 29 mars 2007. Ce recrutement peut se comprendre à cause de la collaboration peu connue entre le sionisme et le nazisme. Les morts juifs de l’Holocauste auraient pu être diminués sans la collaboration des dirigeants sionistes avec le
40
Le témoignage d’Erhard Dabringhaus, qui collabora avec le Counter Intelligence Corps
(CIC) en Allemagne en 1948 et 1949, est en ce point édifiant. Dans le documentaire d’Allan
Francovich consacré à Gladio, il avoua qu’il avait lui-même participé au recrutement
d’anciens nazis, et expliqua comment d’anciens nazis avaient aménagé des caches d’armes
stay-behind sous l’autorité des Américains. Il ajouta que l’assassin de Jean Moulin avait les
faveurs américaines : « J’étais stationné à Augsberg et (…) on m’a confié la direction d’un
réseau d’informateurs allemands dont faisait partie Klaus Barbie et Klaus Barbie était… j’ai
découvert plus tard qu’il était recherché pour meurtre par les Français et j’en ai fait part à mes
supérieurs qui m’ont répondu de me taire : « Il nous est toujours utile pour l’instant. Dès qu’il
sera inutile, on le livrera aux Français ». Je pensais être promu pour leur avoir parlé de Barbie
et ils m’ont simplement dit de la fermer ».85 Les maîtres du Troisième Reich ne firent que
changer de noms et les « SS d’hier dev(inrent) les fervents démocrates d’aujourd’hui en
s’installant aisément aux postes clés de l’administration de l’Allemagne libérée ».86
D’une manière générale, sur quels critères se basaient les réseaux stay-behind européens
pour recruter leurs membres ? Certes, l’anticommunisme fait figure de choix comme critère
de sélection, mais il se pourrait qu’un autre type de sélection beaucoup plus efficace basé sur
des facteurs psychologiques fût appliqué. C’est-à-dire, une autosélection dans les armées
secrètes de personnes anormalement enclines à la violence. Peu après la guerre, Theodor W.
Adorno élabora la notion de personnalité autoritaire, i.e des tendances enfouies dans la
personnalité de certains individus qui en font des fascistes potentiels (dans le sens générique
du terme), particulièrement sensibles à la propagande antidémocratique. Dans Etude sur la
personnalité autoritaire, il dresse une liste de ces traits de personnalité décrivant une
personnalité autoritaire : adhésion rigide aux valeurs conventionnelles, agressivité envers des
groupes extérieurs, obsession du pouvoir et de la dureté, penchant destructeur et cynisme,
soumission à l’autorité, projectivité (disposition à croire que des événements violents se
produisent dans le monde) et préoccupation exagérée pour le sexe.87
Il se pourrait que le recrutement des gladiateurs ne fût pas fait en fonction des idées ou des
penchants politiques, mais qu’il eût été fait en fonction d’une sélection psychologique ; ce qui
expliquerait le nombre élevé au sein des armées clandestines d’anciens fascistes, d’anciens
Troisième Reich : cf. Lenni Brenner, 51 documents: Zionist collaboration with the Nazis, Barricade Books, New York, 2010. 85 Francovich, Gladio: The Ring Masters.86 Brozzu-Gentile, op.cit. p. 183.87 Theodor W. Adorno, Etude sur la personnalité autoritaire, Allia, 2007, p. 59. Le lecteur intéressé par la personnalité autoritaire pourra également se référer à : Bob Altemeyer, The Authoritarian Specter, Harvard University Press, Cambridge, 1996.
41
nazis ainsi que de criminels de guerre et de membres d’extrême droite. Ces individus
antidémocratiques auraient alors trouvé dans le Gladio une organisation capable de leur
assurer un avenir, tout en accomplissant leurs rêves de pouvoir et d’établissement de régimes
autoritaires.
En analysant comment des psychopathes88 et autres déviants pathologiques gravitent autour
du pouvoir et imposent leurs lois à une société de gens normaux (c’est-à-dire des personnes
non psychopathes), Andrew M. Lobaczewski, psychiatre polonais, émet l’idée que ces
personnes ayant un trouble de la personnalité vont choisir les membres de leur organisation
sur la base de leur vision du monde pathologiquement déformée, en d’autres termes des
personnes souffrant de divers troubles pathologiques vont remplacer des gens
psychologiquement normaux au sein d’une organisation. Ce qu’il appelle une sélection
négative : « (Les psychopathes) grimpent les échelons de l’organisation, deviennent influents,
et presque involontairement plient tout le groupe à leur propre expérience de la réalité et aux
objectifs issus de leur nature déviante. »89 De ce fait, de rigoureuses mesures sélectives de
nature psychologique sont appliquées aux nouveaux membres. Pour exclure la possibilité
d’être fourvoyée par des transfuges, les personnes sont observées et testées pour éliminer
celles qui sont caractérisées par une indépendance mentale excessive ou celles faisant preuves
de normalité psychologique. Lobaczewski appelle cette infiltration de psychopathes dans une
organisation : un processus de ponérisation (du grec poneros : le mal).
Selon les officiels, les armées secrètes furent mises en place pour agir en temps de guerre
contre une invasion soviétique. Cette sélection psychologique doublée de ce processus de
ponérisation pourraient expliquer les dérives sanglantes qu’ont connues les armées secrètes en
temps de paix, notamment en Italie, avec la constitution en dehors des institutions
démocratiques de services secrets parallèles totalement incontrôlables.90
Après la mort du président Roosevelt et le démembrement de l’OSS en 1946 qui fut
remplacé par le CIG (Central Intelligence Group), Harry Truman (1945-1953) modifia
88 La psychopathie est génétique, en d’autres termes un psychopathe naît psychopathe, à différencier de la sociopathie qui est un trouble de la personnalité acquis, c’est-à-dire que la sociopathie se forme à cause de l’environnement social. 89 Andrew M. Lobaczewski, La ponérologie politique : Etude de la genèse du mal appliqué à des fins politiques, Les éditions Pilule Rouge, 2006, p. 198.90 Cette constatation, que le pouvoir attire des personnalités pathologiques, s’applique à tous les gouvernements, et est le danger le plus périlleux pour les sociétés démocratiques. Par ailleurs, la ponérologie développée par Lobaczewski, c’est-à-dire l’étude de la genèse, de l’influence et des effets de la psychopathie sur une société, est l’une des nouvelles sciences prometteuses capable de comprendre les systèmes et les idéologies politiques qui ont ensanglanté le XXe siècle, tels le nazisme, le stalinisme, ou le maoïsme. Les historiens ont remarqué que les diverses théories politiques (fascisme, totalitarisme, autoritarisme), ainsi que les tentatives de rapprocher ces différents systèmes laissent un goût amer d’insatisfaction. L’approche ponérologique pourrait combler ce manque de compréhension.
42
profondément la nature de l’Etat fédéral en créant l’Etat de sécurité nationale 91, qui fit entrer
les Etats-Unis dans une ère de guerre totale, où la distinction entre citoyens et soldats, civils et
militaires, guerre et paix, disparut. La menace d’une guerre totale contre l’URSS requit un
nouveau niveau de vigilance militaire, et un programme permanent de préparation dans lequel
toutes les ressources des Etats-Unis, quelles soient civiles ou militaires, étaient mobilisées
contre un ennemi implacable et sans pitié.92 En d’autres termes, les Etats-Unis devinrent un
empire. Le premier résultat fut que le budget militaire, comme pour celui de l’URSS, pendant
la guerre froide ressemblait plus à celui de la Seconde Guerre mondiale qu’à un budget de
période de paix.93
Cet Etat de sécurité nationale marqué par le militarisme mit fin à l’Etat-providence qui
avait été créé par le New Deal de Roosevelt. Les éléments constituant cette idéologie étaient
basés sur le Long Telegram de George Kennan datant du 22 février 1946 affirmant que face à
des décideurs soviétiques, Washington avait tout intérêt à pratiquer une politique de fermeté
en vue de mettre à jour les contradictions internes et de favoriser ainsi une évolution à long
91 Jack Nelson-Pallmeyer dans son ouvrage Brave New World Order (Orbis Books, Ossining, 1992), identifie sept caractéristiques de l’Etat de sécurité nationale:
La première caractéristique d'un État de sécurité nationale, c'est que l'armée est la plus haute autorité. Dans un État de sécurité nationale l'armée ne garantit pas seulement la sécurité de l'Etat contre tous les ennemis internes et externes, il a assez de puissance pour déterminer l'orientation générale de la société. Dans un État de sécurité nationale les militaires exercent une influence importante sur les affaires politiques, économiques aussi bien que militaires.
Une seconde caractéristique d'un État de sécurité nationale est que la démocratie politique et les élections démocratiques sont considérées avec suspicion, avec mépris, ou en termes d'opportunité politique. L’Etat de sécurité nationale entretien souvent une apparence de démocratie. Toutefois, le pouvoir ultime incombe à l’armée ou dans un établissement plus vaste de la sécurité nationale.
Une troisième caractéristique d'un État de sécurité nationale est que les secteurs militaires et connexes exercent un important pouvoir politique et économique. Ils le font dans le cadre d'une idéologie qui souligne que «la liberté» et le «développement» ne sont possibles que lorsque le capital est concentré entre les mains des élites.
Une quatrième caractéristique d'un État de sécurité nationale est son obsession avec les ennemis. Il y a des ennemis de l'Etat partout dans le monde. Se défendre contre les ennemis extérieurs et /ou internes devient une préoccupation première de l'Etat, un facteur de distorsion dans l'économie, et une source majeure d’identité nationale et d’objectifs.
La cinquième fondation idéologique de l’Etat de sécurité nationale est que les ennemis de l’Etat sont rusés et impitoyables. Par conséquent, tous les moyens utilisés pour détruire ou contrôler ces ennemis sont justifiés.
Une sixième caractéristique d'un État de sécurité nationale est que cela limite le débat public ainsi que la participation populaire par le secret ou l’intimidation. Une démocratie authentique dépend de la participation de la population. Les Etats de sécurité nationaux limitent une telle participation par un certain nombre de façons : ils sèment la peur et ainsi réduisent l’étendue du débat public. ; ils restreignent et faussent l’information ; et ils définissent des politiques en secret et mettent en œuvre ces politiques via des voies secrètes et des activités clandestines. L’Etat justifie de telles actions par des plaidoyers de rhétorique « d’objectif élevé » et par des vagues appels à la « sécurité nationale. »
Finalement, l’Eglise est censée mobiliser ses ressources financières, idéologiques, et théologiques au service de l’Etat de sécurité nationale.
92 Michael J. Hogan, A Cross of Iron: Harry S. Truman and the Origins of the National Security State, 1945-1954, Cambridge University Press, Cambridge, 2000, p. 465.93 Ibid. p. 365.
43
terme du régime adverse, ainsi que le rapport Clifford-Elsey de juillet 1946 analysant le
danger expansionniste soviétique.
Prémisses de la politique de l’endiguement, ces documents donnèrent le 12 mars 1947 la
doctrine Truman et furent couronnés par la bible de la politique de sécurité nationale, le NSC-
68 en 1950. La doctrine Truman marqua une étape importante dans l’histoire américaine, dans
le sens où le président utilisa la peur du communisme, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des
frontières, pour justifier ses guerres impériales. Au fur et à mesure de l’avancement de la
guerre froide, la fausse menace communisme servit de terme générique à un ensemble
d’individus, de nations qui ne se soumettaient pas aux diktats de Washington, justifiant ainsi
les guerres économiques, la propagande, le sabotage, les assassinats, les coups d’Etat, la
torture, les guerres étrangères… L’ennemi fut toujours et est toujours tout mouvement et tout
individu entravant l’expansion de l’empire américain, quel que fût le nom dont les Etats-Unis
affublaient leurs ennemis : communiste, terroriste, islamiste, Etat voyou, trafiquant de
drogue…
Six mois plus tard, la politique antagoniste soviétique naquit sous le nom de doctrine
Jdanov. Les Soviétiques reprirent cette vision du monde binaire et manichéenne. Les
capitalistes voulant dominer le monde, les communistes devaient partout les en empêcher.
Sous prétexte de lutter contre les impérialistes, la terreur stalinienne frappa tous ceux qui
s’opposaient au régime communiste à l’intérieur de l’URSS. La guerre froide commença entre
les deux blocs.
Les événements de la guerre froide du côté américain, furent des interventions aux quatre
coins du globe, ce qui reflétait son statut de première puissance planétaire. Du côté soviétique,
ce furent des interventions répétées en Europe de l’Est : des chars d’assaut à Berlin-Est, à
Budapest et à Prague. L’invasion de l’Afghanistan étant le seul exemple d’intervention
effectuée en dehors des frontières de l’URSS. Sur le front intérieur, la guerre froide permit
aux Soviétiques d’asseoir leur classe dominante militaro-bureaucratique au pouvoir, et elle
amena les Etats-Unis à forcer leur population à subventionner l’Etat de sécurité nationale, qui
deviendra plus tard le complexe militaro-industriel dénoncé par Eisenhower dans son discours
d’adieu en 1961.
Chaque superpuissance contrôlait son principal ennemi, i.e sa propre population, en agitant
la crainte d’un ennemi redoutable et en la terrifiant avec les crimes commis par l’autre : « La
guerre froide était une merveilleuse arme à utiliser contre son propre public. Les deux parties
ont été en mesure de citer l’opposition d’une voix tremblante, comme une raison et une
excuse pour de plus en plus d’ingérences politiques massives dans toutes sortes de domaines
44
allant de la vie économique jusqu’aux domaines de la circulation et de l’expression de la part
de leurs citoyens. De nouvelles taxes immenses pour la construction militaire sont devenues
acceptables, en suggérant les conséquences horribles de ne pas suivre l’expansion de
l’adversaire. »94 Les deux camps utilisèrent chacun les mêmes méthodes pour s’assurer de leur
domination à la fois sur leur population et à l’extérieur : la guerre extérieure servit à justifier
la guerre intérieure. « La guerre froide, remarque Noam Chomsky, était une sorte
d’arrangement tacite entre l’Union soviétique et les Etats-Unis autorisant ces derniers à livrer
leurs guerres contre le tiers monde et à contrôler leurs alliés en Europe, tandis que les
dirigeants soviétiques maintenaient une poigne de fer sur leur propre empire intérieur et sur
ses satellites en Europe de l’Est ; chaque côté se servant de l’autre pour justifier la répression
et la violence dans ses propres quartiers. »95
B. Allen Dulles et la naissance de la CIA
Le 26 juillet 1947, le National Security Act fut signé par le président américain. Cet acte
fusionna les Department of War et Department of the Navy en une nouvelle administration le
National Military Establishment rebaptisé Department of Defense, le but étant d'unifier
l'armée, la marine et la toute nouvelle force aérienne en une structure fédérée ; créa un poste
de secrétaire de la Défense, d’une Air Force indépendante et d’un Conseil national de sécurité
(National Security Council ou NSC) chargé de guider la politique étrangère et militaire
américaine. La 102e clause prévoyait la création de la CIA, la première agence américaine de
renseignement en temps de paix. Ce fut Allen Dulles96, qui allait devenir six ans plus tard
directeur de la CIA, qui fit inclure dans le National Security Act de 1947 portant sur la
création de l’organisation, la clause l’autorisant « à exercer toutes autres charges et fonctions
du domaine du renseignement qui lui seraient temporairement assignées par le Conseil
national de sécurité ». Cette phrase anodine et fort imprécise « laissait à la CIA la liberté de
s’engager dans l’action clandestine, lui permetta(nt) d’intervenir secrètement dans les affaires
intérieures des pays étrangers. »97 Cette formulation très vague garantissait aux opérations
clandestines de la CIA une base légale, et permettait d’éviter de contrevenir ouvertement à un
grand nombre de lois. L’Agence qui avait, selon la presse américaine, « toutes les potentialités 94 James J. Martin, Revisionist Viewpoints: Essays in a dissident historical tradition, Ralph Myles Pub, Colorado Springs, 1977, p.200.95 Noam Chomsky, Les dessous de la politique de l’oncle Sam, Nathan, 2000, p. 89-90.96 Victor Marchetti et John D. Marks, La CIA et le culte du Renseignement, Editions Robert Laffont, Saint-Amand, 1975, p. 44. Livre qui pourrait être bien meilleur, si seulement il n’y avait pas 140 passages supprimés par la CIA.97 Ibid. p. 33.
45
d’une gestapo américaine »98, entama ses actions secrètes contre une Europe ravagée par la
guerre.
Le NSC 1/1, la toute première directive du NSC, fut émise à propos de l’Italie, le 14
novembre 1947, où Washington s’alarmait qu’un mouvement de citoyens légitimes emmené
par le parti communiste prenne le pouvoir. Le conseil envisageait la victoire du PCI aux
élections de printemps 1948 : « La montée des communistes au pouvoir en Italie menacerait
sérieusement les intérêts américains. (…) Un régime communiste en Italie pourrait annuler les
réussites des objectifs américains en Grèce et en Turquie ». Le conseil appela à soutenir le
gouvernement italien par l’envoi d’argent et de denrées alimentaires, la mise en place
d’avantages commerciaux, mais aussi en combattant « la propagande communiste par un
programme d’information adéquate, et ce par tous les moyens disponibles, notamment les
fonds secrets », et en assistant les « forces armées italiennes sous forme de conseil technique
pour développer leur capacité à s’occuper de menaces de sécurité intérieure italienne et
d’intégrité territoriale. »99 Le 19 décembre 1947, la directive top secrète NSC 4-A du NSC à
l’attention du directeur de la CIA Hillenkoetter, ordonnait l’Agence d’utiliser « des actions
psychologiques clandestines » pour contrer une possible victoire du PCI lors des élections
italiennes.100
Ces résultats portèrent leurs fruits, car aux élections du 16 avril 1948 l’intervention
américaine contribua à la défaite de la coalition de gauche entre le puissant PCI et le parti
socialiste italien (PSI), à grand renforcement de tracts, d’émissions et de manifestations
anticommunistes, et le versement d’un million de dollars par la CIA aux partis du centre
italiens.101 La coalition de gauche se fit battre ne recueillant que 31% des suffrages face aux
démocrates-chrétiens qui en avaient remporté 48%. Comme le souligna William Colby,
ancien directeur de la CIA : « Ce fut avant tout cette crainte (la prise de pouvoir par les forces
de gauche - NDA) qui poussa à la formation de l’Office of Policy Coordination (OPC), lequel
fournit à la CIA les moyens de mener des opérations politiques, de propagande, et
paramilitaires souterraines. »102
Ainsi, le NSC vota la directive NSC 10/2 du 18 juin 1948, diffusée à dix exemplaires
seulement, autorisant la CIA à effectuer des opérations clandestines tout autour du
98 Franck Daninos, CIA : Une histoire politique (1947-2007), Tallandier, 2007, p. 67.99Foreign relations of the United States (FRUS), 1948. vol. III, p. 724-726.100 FRUS: 1945-1950, Emergence of the Intelligence Establishment, Document 257.101 William Blum, Les guerres scélérates, L’Aventurine/Parangon, 2005, p. 35. La CIA admit avoir versé de 1948 à 1968, 65 150 000 dollars à la DCI, à d’autres partis politiques non communistes, à des syndicats et à diverses organisations en Italie. 102 Ibid. p. 31.
46
globe : « Le NSC (…) a estimé que, dans l’intérêt de la paix mondiale et de la sécurité
nationale américaine, les activités étrangères ouvertes du gouvernement américain devaient
être complétées par des opérations clandestines ». Au sein de l’Agence fut créé l’OPC ou
Bureau de coordination politique, qui à sa création était indépendant de la CIA, chargé de
préparer, de planifier et de conduire les « opérations clandestines ». Le NSC précisait la
définition des opérations clandestines qui devaient être comprises « comme recouvrant toutes
les opérations conduites ou décidées par ce gouvernement contre les Etats ou des groupes
étrangers hostiles, ou pour soutenir des Etats ou des groupes étrangers amis qui sont planifiées
et exécutées de telle manière qu’aucune responsabilité du gouvernement américain ne puisse
être engagée (…) et que, au cas où elles seraient découvertes, le gouvernement américain
puisse dénier toute responsabilité de manière plausible. » Les opérations clandestines
prévoyaient le « sabotage, auto-sabotage, destructions, évacuation de personnes ; subversion
contre Etats ennemis, ceci incluant l’assistance aux mouvements de libération nationale et le
soutien aux éléments anticommunistes indigènes dans les contrées menacées du monde
libre. »103
En résumé, la CIA disposa de tous les moyens nécessaires pour mener, chaque fois que ses
intérêts furent menacés, et dans une totale indépendance vis-à-vis du Congrès, du peuple
américain, ou du président américain, de véritables guerres secrètes. D’un service de
renseignement qui avait pour mission de coordonner la recherche de renseignements, de
rédiger des rapports et de procéder aux études documentaires pour le gouvernement des
Etats-Unis, la mission fondamentale de la CIA, consista à organiser des opérations
clandestines et à intervenir secrètement dans les affaires intérieures des autres nations. La
recherche du renseignement « n’y était nullement la préoccupation dominante » remarqua
l’ancien membre de la CIA, Victor Marchetti.104 Cette constatation fut confirmée par Flechter
Prouty, ancien colonel de l’US Air Force : « Je fus le premier auteur à souligner que la plus
importante couverture de la CIA était qu’elle était une agence de « renseignement. » Bien sûr,
la CIA fait du « renseignement » et de la « collecte de renseignement », mais c’est largement
une couverture pour son intérêt premier, « les Jeux et les Divertissements » (« Fun et
Games »). La CIA est le centre d’un vaste mécanisme qui se spécialise dans les opérations
clandestines… ou comme l’appelle Allen Dulles, « des opérations en temps de paix. » »105
103 FRUS: op.cit., Document 292. 104 Marchetti, Marks, op. cit, p. 14.105 L. Flechter Prouty, The Secret Team: The CIA and its allies in control of the United States and the world, Skyhorse Publishing, New York, 2008, p. 20.
47
Frank Wisner, avocat qui avait servi de liaison entre l’OSS et l’organisation Gehlen en
1945, devint sur ordre de Donovan le premier directeur de l’OPC. Ancien des Jedburgh, cet
américain apporta toute son expérience à la conduite des actions clandestines de l’OPC.
Secondé par le Special Operation Branch (SOB) du MI6 dirigée par l’ancien patron du SOE,
Gubbins, Wisner organisa sur toute l’Europe de l’Ouest les réseaux stay behind, ce qui fit de
lui l’architecte des armées secrètes de l’OTAN.106
La commission Church fondée après le scandale du Watergate en 1975 enquêta sur les
activités illégales de la CIA et du FBI (Federal Bureau of Investigation). Frank Church
présidait l’une des trois commissions du Congrès qui furent chargées d’enquêter sur les
agissements de la CIA et de ses opérations clandestines. La commission découvrit qu’une des
motivations pour l’établissement de l’OPC était « les élections nationales en Europe en
1948 ». Elle révéla aussi que l’organisation américaine anticommuniste le National
Committee for a Free Europe, et la Radio Free Europe étaient des « produits de programme de
l’OPC ». Mais la mission centrale de l’OPC fut la mise en place de « réseaux stay-behind
dans le cas d’une guerre future. Exigé par le Joint Chiefs of Staff ces projets d’opérations de
l’OPC se concentraient, une fois de plus, sur l’Europe de l’Ouest et furent conçus pour
supporter les forces de l’OTAN contre une attaque soviétique. »107
Maître à penser des armées secrètes de l’Europe de l’Ouest, Wisner « avait chargé son
adjoint Frank Lindsay de coordonner la mise sur pied des réseaux stay-behind en Europe. En
novembre 1950, William Colby fut chargé d’organiser les réseaux des pays nordiques, tandis
que Thomas Karamessines organisa ceux des pays méditerranéens. »108 Wisner développa
l’OPC en un organe puissant qui pouvait violer les souverainetés nationales et étendre sa
domination sur la majorité des nations du globe. Il présidait une équipe de près de 2000
personnes répartie dans 47 stations tout autour du monde, alimentée par un budget avoisinant
les 200 millions de dollars.109 En 1951, l’OPC et l’Office of Special Operations fusionnèrent
et donnèrent naissance au Directorate of Plans chargé de la conduite des opérations
clandestines sous le contrôle de la CIA, dont le commandement revint à Allen Dulles.
William Colby fut le premier à décrire de façon détaillée la mise en place des réseaux stay-
behind. Dans ses mémoires, il narra comment à la demande de l’OPC, il avait été chargé
« d’implanter (d)es infrastructures clandestines d’hommes et de matériel dans toute la
106 Faligot et Kauffer, op.cit., p. 53.107 United States Senate. Final Report of the Select Committe to Study Governmental Operations with respect to Intelligence activities. Book IV: Supplementary detailed staff reports on foreign and military intelligence. p. 36.108 Jacques Baud, Encyclopédie du Renseignement et des services secrets, Lavauzelle, Panazol, 2002, p. 665.109 Aldrich, op.cit., p. 87.
48
Scandinavie. »110 Sur ordre de Gerry Miller, chef du bureau de la CIA en Europe, Colby relata
qu’en cas « d’invasion de l’Europe occidentale par les Russes, (…), Miller m’expliqua que
l’OPC souhaitait être en mesure de compter sur le soulèvement contre l’occupation de
partisans bien armés et bien organisés. » Miller lui expliqua ensuite que l’OPC ne voulait pas
refaire les mêmes erreurs que sous la Deuxième Guerre mondiale, i.e « armer et organiser
(d)es partisans après l’occupation. » Il leur fallait implanter dans les pays d’Europe
occidentale menacés par l’URSS, des capacités de sabotage et de résistance, il fallait prévoir
« des armes, des explosifs, des vivres, des outils, des vêtements, des refuges. »111 Ces réseaux
étaient coordonnés par l’OTAN, qui leur fournissait des armes et des émetteurs-récepteurs,
enterrés dans des dépôts de munitions et des caches d’armes. Il fallait pouvoir compter selon
les dires de Miller sur un « un réseau de résistance et de renseignement au cas où les Russkis
mettraient la main sur ces pays. » Les gladiateurs suivaient des entraînements à l’étranger
dans des centres dirigés par la CIA ou par des pays membres de l’OTAN, pour « se
familiariser avec les techniques de la guérilla, du sabotage et de l’action psychologique. »112
Par ailleurs, dans tous les pays, la CIA développait une action parallèle, dite « action
unilatérale », i.e « tout ce qui se faisait à l’insu des gouvernements de la région. » Non
seulement dans les pays où les gouvernements ne voulaient pas coopérer avec les services
américains pour des raisons politiques, mais aussi dans les pays où cette coopération existait
réellement. Car, comme le souligne Colby, « un changement de gouvernement est toujours
possible. »113
Parallèlement à la CIA, les Bérets verts, les Forces spéciales américaines, à côté des SAS
furent aussi mis à profit pour l’installation de réseaux types Gladio en Europe de l’Ouest.
Héritiers des Jedburgh, les Special Forces (SF) furent créés en 1952 et s’installèrent dans la
plus grande base d’entraînement de commandos au monde, à Fort Bragg en Caroline du Nord
où, entre autres, Roger Trinquier et Paul Aussaresses enseignèrent au début des années 1960
l’expérience qu’ils avaient acquise dans la pratique de la guerre révolutionnaire en Indochine
et en Algérie. Spécialisés dans la guerre non-conventionnelle, les actions commandos, et la
formation de troupes étrangères, les SF formèrent des gladiateurs à Bad Tölz en Bavière, et
nombreux étaient les combattants des armées secrètes européennes qui avaient suivi un
entraînement spécial à Fort Bragg par les Forces spéciales américaines.114 D’après Pierre
110 William Colby, 30 ans de CIA, La Librairie Française, 1978, p. 84.111 Ibid. p. 83 et 85.112 Ibid. p. 91113 Ibid. p. 94114 Pietro Cedomi, « Services secrets, guerre froide et stay-behind. 2e partie : La mise en place des réseaux », Fire ! Le magazine de l’homme d’action, septembre/octobre 1991, p. 77.
49
Fourcaud, l’adjoint d’Henri Ribière le directeur du SDECE de 1946 à 1951 qui créa l’armée
secrète française dite Rose des Vents, les Américains se sont directement inspirés du service
Action (SA) du SDECE pour créer les SF : « Oui, j’ai créé le SA, mais il n’y a eu que les
Américains pour me rendre justice. Car le SA, c’est l’ancêtre des Bérets verts ! »115
Les SF participaient également aux exercices Oesling qui étaient organisés chaque année,
et s’inscrivaient dans le cadre des plans de l’OTAN en matière d’une défense militaire du
territoire contre une hypothétique invasion soviétique. Ces exercices étaient organisés au
niveau européen et visaient la réception et l’exfiltration de pilotes abattus ou d’agents
étrangers chargés d’une mission, tels que le sabotage ou la reconnaissance des territoires
ennemis. Le rapport parlementaire belge découvrit que lors d’un de ces exercices en 1984, un
dépôt d’armes fut dérobé à la caserne de Vielsalm en Wallonie, et l’une des armes volées fut
retrouvée ultérieurement dans un appartement occupé par les Cellules communistes
combattantes (CCC), une organisation terroriste d’extrême gauche qui appliqua la stratégie de
la tension sur le sol belge, et fut responsable d’une vingtaine d’attentats entre octobre 1984 et
décembre 1985.116
Les spécialistes des opérations secrètes de la CIA étaient eux aussi formés et entraînés à
Fort Bragg, comportant l’utilisation d’explosifs et de moyens de destruction, et de sauts en
parachute. En 1953, le maître des opérations clandestines de la CIA, Allen Dulles accéda à la
tête de l’Agence, pendant que son frère John Foster Dulles était nommé à la tête du
Département d’Etat par le nouveau président Dwight D. Eisenhower. Avec la CIA, Dulles fut
le véritable cerveau des réseaux anticommunistes : « Bien que l’opération stay-behind n’ait
débuté officiellement qu’en 1952, l’idée existait en réalité depuis longtemps, depuis qu’elle
avait germé dans la tête d’Allen Dulles » relata un ancien membre de l‘OTAN. Dulles élabora
le plan original pour construire des armées secrètes à travers l’Europe, quand il était chef de
station de l’OSS à Berne pendant la Seconde Guerre mondiale.117
La création des armées stay-behind par la CIA fut confirmée par le Grand Maître de la loge
P2, Licio Gelli : « J'ai bien connu Alexander Haig (SACEUR de 1974 à 1979 et secrétaire
d’Etat sous Reagan – NDA) et bon nombre de personnes haut placées à l'OTAN. Mais
l'OTAN n'a rien à voir avec «Gladio». C'est la CIA qui, au lendemain de la guerre, a mis ce
réseau sur pied, avec les Italiens. On a choisi les meilleurs hommes, les vrais patriotes, les
anticommunistes qui étaient prêts à sacrifier leur vie. Des gens qui savaient combattre aussi.
115 Roger Faligot et Pascal Krop, La piscine : Les services secrets français, 1944-1984, Edition du Seuil, 1985, p. 62.116 Sénat de Belgique, op. cit., p. 78.117 Searchlight, janvier 1991.
50
A l'époque, l'armée italienne était d'une faiblesse telle que pour pouvoir s'opposer à Staline, il
fallait, d'une façon ou d'une autre, la renforcer. Et ces hommes étaient non seulement des
patriotes mais ils savaient se battre, on les a trouvés parmi les anciens de la République de
Salo, c'est-à-dire le dernier retranchement de Mussolini, après 1943. »118 ,
Dulles fit entrer la CIA dans une nouvelle ère, où elle allait jouer un rôle primordial dans la
conduite des opérations de la guerre froide. Avec le rapport Dulles-Jackson-Correa (ou
rapport Dulles) de janvier 1949 soumis au Conseil national de sécurité, les auteurs adressèrent
une critique véhémente sur le fonctionnement de la CIA. Celles-ci se concentraient
principalement sur le fait que la CIA et le directeur de la CIA n’avaient pas les fonctions de
coordination qu’ils devaient avoir : « Le rapport Dulles-Jackson-Correa était le Mein Kampf
de la CIA. Dulles décrivait exactement comment il allait diriger l’Agence d’un centre de
coordination du renseignement discret, à un centre de puissance majeur dans le gouvernement
américain, et dans le processus, comme il allait devenir le plus proche conseiller du Président.
Il prédit l’existence d’une vaste organisation de renseignement secret, d’un échelon supérieur
de fabrication des opérations clandestines au niveau de la Maison Blanche, d’une
infrastructure invisible à travers les autres départements et agences du gouvernement, et de la
plus grande capacité opérationnelle clandestine que le monde ait jamais connu, fondée sur
l’exploitation des effectifs militaires, de l’argent et des installations tout autour du globe. »119
IV : L’OTAN
A. La guerre non orthodoxe de l’OTAN
Face aux révélations du premier ministre italien, il fallut attendre un mois avant que
l’OTAN ne réagisse aux accusations d’attentats, de coups d’Etat, de meurtres et de tortures,
perpétrées sur le sol européen. L’implication de l’OTAN fut d’abord niée par les officiels de
l’Alliance atlantique, puis face à la pression de la presse et des nombreuses manifestations en
Italie, Manfred Wörner secrétaire général de l’OTAN, qui avait précédemment refusé tout
commentaire sur le sujet,120 convoqua les ambassadeurs de l’OTAN pour une réunion à huis
clos sur Gladio, où il expliqua « aux ambassadeurs des seize pays alliés de l’OTAN la
fonction du réseau secret, qui fut créé dans les années cinquante afin d’organiser la résistance
dans l’éventualité d’une invasion communiste ». Wörner confirma « que le commandement
militaire des forces alliées, le Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE),
118 Le Soir, 15 novembre 1990.119 Prouty, op.cit., p. 232.120 The Guardian, 14 Novembre 1990.
51
coordonne les activités du « réseau Gladio », mis sur pied par les services secrets des
différents pays de l’OTAN, par l’intermédiaire du comité créé en 1952 et actuellement présidé
par le général Raymond Van Calster, chef des services secrets militaires belges »121, connu
plus tard sous le nom de l’Allied Clandestine Committee (ACC).
L’ancien commandant en chef de l’OTAN Sir Anthony Farrar-Hockley, avoua que « le
but était d’avoir une organisation secrète en place pour la guérilla, si la Grande-Bretagne était
envahie par les troupes communistes ». Il rajouta que « le plan initial était d’établir un réseau
de guérillas armées à partir de la population civile pendant que les forces conventionnelles
étaient occupées autre part. »122 Francesco Cossiga qui avait aidé à organiser le Gladio quand
il était Premier ministre, retraça les formalités officielles lors de l’inauguration du Gladio par
les principales figures de l’Alliance Atlantique : « Il a été convenu que les trois pays, les
Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne, seraient des membres permanents et le reste des
membres associés – cela signifie le Danemark, la Norvège, la Hollande, la Belgique, le
Luxembourg, la Grèce et la Turquie. » Face au refus de l’OTAN d’être plus explicite, Cossiga
ajouta : « C'est la politique standard de l'OTAN de nier l'existence de tout ce qu’il avait été
convenu de garder secret. »123
La constitution de l’OTAN relevait bien plus de la peur d’une subversion interne par les
partis de gauche, que d’une hypothétique menace soviétique. Comme le remarqua John Foster
Dulles en 1949, « je ne connais aucun responsable de haut rang, militaire ou civil (…) dans ce
gouvernement ou dans n’importe quel autre gouvernement, qui croit que les Soviétiques ont
un plan de conquête par une agression militaire ouverte. » Le sénateur Arthur Vandenberg, un
élément moteur de l’OTAN et qui participa à la création de l’ONU, déclara ouvertement que
la fonction d’un renforcement militaire de l’OTAN serait « principalement dans le but
pratique d’assurer une défense adéquate contre la subversion interne ». 124
Cette guerre non orthodoxe livrée par l’OTAN contre les nations européennes fut
déclenchée avant même la création de l’Alliance en 1949. Le rapport de la commission
parlementaire belge déclara que des contacts furent pris entre les services de la Sûreté, avec
l’assentiment des autorités politiques belges, et la CIA et le MI6 pour constituer le Tripartie
Meeting Belgium Brussels (TMB), afin « de collaborer étroitement et de permettre au
gouvernement belge en cas d’occupation de son territoire d’émigrer vers un endroit sûr. »125 Il
121 Cité par Ganser, op.cit. p. 55.122 The New York Times, 16 novembre 1990.123 Observer, 7 juin 1992.124 Edward S. Herman, « NATO: the Imperial Pitbull », Global Research, 23 janvier 2009.125 Sénat de Belgique, op.cit., p. 17.
52
s’avère que les structures trilatérales dans l’immédiat d’après-guerre furent privilégiées,
puisque la France signa un pacte de collaboration secrète concernant les réseaux stay-behind
avec la Grande-Bretagne, le 4 mai 1947, le jour de l’éviction des communistes du
gouvernement par Paul Ramadier.126
Parallèlement au TMB, le Comité clandestin de l’Union occidentale (CCUO), en anglais le
Western Union Clandestine Committee (WUCC), fondé en 1949 était formé de la Belgique,
des Pays-Bas, du Luxembourg, de la France et de la Grande-Bretagne, et fut plus tard rejoint
par les Etats-Unis en 1958.127 En retraçant l’histoire de l’OTAN, Jean Willems, spécialiste du
Gladio, affirma que l’idée avait déjà germé de la tête du travailliste Ernest Bevin, ministre des
Affaires étrangères britannique, qui voulait mettre sur pied une « Union occidentale. » La
lutte contre la subversion interne du communisme, ou plus précisément, de tout ce qui
menacerait les intérêts britanniques et qui fut catalogué de « communisme », reçut un grand
écho chez les Américains : « Le problème du moment n’est plus tellement de prendre des
mesures contre un agresseur étranger, mais bien contre une cinquième colonne intérieure,
soutenue par une puissance étrangère », relata un mémorandum du 8 mars 1948.
Le CCUO devait garantir que des discussions politiques et militaires puissent se tenir en
toute confidentialité et développer des formes de coopération pour lutter contre la subversion
et les tentatives d’infiltration. La finalité étant « de développer des mécanismes permettant
d’éliminer les candidats communistes, des institutions du pouvoir ; d’après certains
documents américains, cet objectif fut atteint. »128
B. Les comités clandestins
En 1951, les activités du CCUO, dont tous les pays participant aux réseaux étaient
membres et assistaient régulièrement à des réunions par l’intermédiaire d’un représentant de
leurs services secrets, ceux-ci étant généralement en contact direct avec les structures stay-
behind129, furent reprises par le Clandestine and Planning Committee (CPC), qui établit son
siège à Paris où résidait le SHAPE, commandé par le Supreme Allied Commander Europe
(SACEUR130). En 1959, le CPC devint le Coordination and Planning Committee, la
126 Willems, op.cit., p. 147.127 Sénat de Belgique, op.cit., p. 18.128 Willems, op.cit., p 147-148.129 Pietro Cedomi, « Services secrets, guerre froide et stay-behind. 3e partie : Répertoire des réseaux SB», Fire ! Le magazine de l’homme d’action, novembre/décembre 1991, p. 82.130 Ou Commandement suprême des forces alliées en Europe.
53
dénomination « clandestine » étant jugée trop explicite, et en 1968 après que la France eut
quitté l’OTAN, le comité s’installa à Bruxelles.131
Le CPC, comme le CCUO, assurait la planification, la préparation et la direction des
opérations de guerre non orthodoxe menées par les armées stay-behind et les forces spéciales,
en « liaison directe et officielle » avec le SHAPE. Le CPC fut créé sur l’initiative du
« Général Eisenhower (le chef de l’OTAN – NDA) (qui) a soumis au Standing Group un
rapport recommandant la création d'un nouveau Comité Clandestin de Planning. Le Général
Eisenhower a recommandé que ce Comité soit composé à la base de représentants des
Services Spéciaux britanniques, français et américains, mais qu'il obtienne, une fois créé
officiellement, la collaboration des Services Spéciaux des autres nations de l’OTAN toutes les
fois que leurs intérêts nationaux seraient en jeu. »132 Le CPC établissait deux groupes de
travail chargés de la communication et des réseaux clandestins. Ces groupes de travail
formaient le noyau à partir duquel émergea parallèlement au CPC en 1958, un deuxième
groupe clandestin l'Allied Coordination Committee (ACC), ancien Comité E&E (Evasion &
Escape) composé de la Belgique, de la France, de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, du
Luxembourg, soit les cinq pays du CPC, auxquels vinrent s’ajouter en 1958 les Etats-Unis,
puis les années suivantes l’Allemagne, l’Italie, le Danemark et la Norvège.
La première réunion de l’ACC eut lieu sous la présidence de la France, les 29 et 30 avril
1958. Son objectif était de préparer « en temps de paix, la coordination des activités stay-
behind qui auraient lieu en temps de guerre », i.e le développement des capacités secrètes de
l’ACC et l’établissement de bases en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, pour que si une
invasion avait lieu l’ACC, conjointement avec le SHAPE, devait préparer des actions stay-
behind.133
Selon l’ancien agent du Gladio belge, George 923, de son vrai nom Michel Van Ussel,
l’ACC « avait pour but de coordonner l’organisation et les procédures au sein des différents
services européens chargés de missions stay-behind. » Géré par une présidence tournante
nommée pour deux ans, sa tâche principale était « la mise au point de procédures communes
pour tout ce qui devait être coordonné entre réseaux de différentes nationalités, notamment
dans des filières transnationales et des transmissions. »134
Ce réseau de transmission sophistiqué se basait sur la radio Harpoon, seul élément matériel
commun à tous les réseaux stay-behind membres de l’ACC. Radio dont « il n’existait aucun 131 Sénat de Belgique, op.cit., p. 20.132 Chambre des députés, rapport de la Commission de contrôle parlementaire du Service de renseignement de l'Etat, Les activités du réseau « Stay Behind » luxembourgeois, Luxembourg, 2008, p. 7.133 Sénat de Belgique, op.cit., p. 20-21 et 62.134 Michel Van Ussel, Georges 923 : Un agent du Gladio parle, La Longue Vue, Bruxelles, 1991, p. 52-53.
54
équivalent aussi performant dans le monde au moment de sa mise en service » dans les années
1980. Elle fut réalisée par la firme allemande AEG Telefunken et conçue par les différents
membres de l’ ACC. Il s’agissait d’un poste émetteur-récepteur de données alpha-numériques
entièrement automatisé, fonctionnant à grande vitesse. La radio Harpoon pouvait couvrir une
surface de 6000 kilomètres sans l’aide de satellites. Ce système pouvait donc communiquer
avec les bases situées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il était utilisé pour transmettre les
messages entre les bases radio et les agents civils, notamment au cours des exercices de
liaison radio, ainsi que pour la transmission des renseignements en cas d’occupation. A
environ deux millions de francs belges l’unité, 854 appareils ont été réalisés ; les coûts se
répartissant entre les différents membres de l’ACC.135 Le gouvernement belge aurait dépensé
110 millions de francs belges pour ce système de communications sophistiquées.136 Du côté
français, ce fut en 1986 que les gladiateurs reçurent leur radio Harpoon réputée impossible à
brouiller, à intercepter, ou à localiser.
L’ACC assurait aussi l’organisation tous les trois ans d’exercices multinationaux,
réunissant tous les membres du Gladio européen. Entre 1980 et 1986, l’ACC organisa des
exercices internationaux triennaux pour tester son réseau de radiocommunication et sa
collection de renseignements. Ils avaient pour nom de code Oregon. De plus, des exercices
annuels se déroulaient pour s’assurer de la performance et du professionnalisme des réseaux
stay-behind. Selon la commission parlementaire belge, entre 1986 et 1990 la Belgique
participa à six exercices, avec un exercice avec la Grande-Bretagne, deux exercices avec les
Etats-Unis et deux derniers exercices respectivement avec les Pays-Bas et l’Italie.137
Les relations entre les deux comités clandestins sont floues, néanmoins des contacts
fréquents eurent lieu vu que le CPC participait aux réunions de l’ACC, et il semblerait que
l’ACC fondé sur « un ordre express du SACEUR au CPC », serait devenu une ramification de
celui-ci. Cet organisme aurait servi de « forum où l’on se partageait le savoir-faire Gladio
entre patrons des services secrets. »138
Le Pentagone, dirigeant et commandant l’OTAN, était relayé en Europe par le SACEUR,
le chef de l’OTAN en Europe, qui à travers l’ACC et le CPC supervisait le réseau Gladio. Au
sein du Pentagone, la CIA contrôlait et avait le dernier mot sur la conduite des opérations des
armées secrètes de l’OTAN : « Des représentants de la CIA étaient toujours présents aux
réunions des armées stay-behind, ils appartenaient à l’antenne de l’Agence de la capitale où se
135 Ibid, p. 139 à 145.136 Associated Press, 14 novembre 1990.137 Statewatch, Février 1992.138 Ganser, op.cit., p. 60.
55
déroulait la réunion et ne participaient pas aux votes » relata Serravalle.139 « Au sein de
l’OTAN, commenta un ancien agent de la CIA, il n’y avait pas de responsabilité de
coordination pour Gladio. Cependant, superposé au-dessus de l’OTAN, il y avait un bureau de
coordination dans ce qui était appelé l’ITAC, qui était théoriquement dans le département de
la Défense du Centre d’évaluation tactique du renseignement (Intelligence Tactical
Assessment Center) dans lequel il y avait, entre autres, un bureau de l'OTAN. Ce bureau de
l'OTAN était la propriété de l'Agence, bien qu'il ait été théoriquement dans l’Agence du
renseignement pour la défense (Defense Intelligence Agency). Il était doté traditionnellement
par du personnel de la CIA. »140
Cette OTAN parallèle fut révélée lorsque le 7 mars 1966, le général de Gaulle décida de
retirer la France du commandement militaire intégré de l’OTAN. Une partie des accords
secrets entre la France et les Etats-Unis fut dénoncée. A cette occasion, on apprit l’existence
de protocoles secrets bilatéraux signés par les Etats-Unis et leurs alliés du Pacte atlantique
pour lutter contre la subversion communiste.141 Cette clause « stay-behind », ne mit pas fin à
la participation de la France au Gladio européen, car comme le remarqua Cossiga, « les
réseaux stay-behind ne faisaient pas partie de l’OTAN, i.e, de l’organisation militaire
intégrée. Ils étaient établis à l’intérieur de l’Alliance atlantique. Donc, même la France, après
avoir quitté l’OTAN, faisait toujours partie du stay-behind. »142 En Italie, c’est sous
l’impulsion de Carmel Offie, considéré comme le « Parrain » du SIFAR, que le gouvernement
italien signa les protocoles secrets joints au Pacte atlantique, qui permirent aux Etats-Unis de
s’assurer le contrôle et la collaboration du SIFAR.143
La gauche était sortie renforcée de la Deuxième Guerre mondiale, le PCF et le PCI, aux
yeux de la population, jouissaient d’une aura considérable pour avoir combattu le nazisme et
le fascisme. Le bras armé de l’impérialisme américain, l’OTAN, était directement intéressé
par l’influence des partis communistes, et les Etats-Unis étaient effrayés à l’idée que des pays
européens puissent s’émanciper de leur tutelle. La lutte contre l’ennemi intérieur faisant partie
intégrante du pacte de l’OTAN signé le 4 avril 1949, l’Alliance exerça dès les premières
années de son existence une surveillance approfondie de ses membres. En France, un
mémorandum daté du 23 novembre 1951 adressé à l’ambassadeur des Etats-Unis avait pour
titre, « Réduction du pouvoir et de l’influence communiste en France. »144 L’OTAN, en plus
d’installer des armées clandestines sur le sol français, se préoccupait de la « pénétration 139 Ibid. p. 59.140 Francovich, Gladio: The Ring Masters.141 Willems, op. cit, p. 81.142 Francovich, Gladio: The Ring Masters.143 Brozzu-Gentile, op.cit., p. 68.
56
communiste des forces armées françaises, (..) favorisée par l’incorporation dans l’armée
régulière de plusieurs milliers d’officiers et hommes des FTP, actifs dans le mouvement de la
Résistance, et par la promotion hâtive au rang d’officier de sympathisants communistes. » Ce
rapport du sergent R.C. Partridge officier G2, i.e le bureau des renseignements au sein des
quartiers généraux de l’OTAN, avait été écrit en réponse « à une requête des SHAPE, datée
du 8 septembre 1952. » Ce rapport, loin d’être esseulé, devait s’inscrire dans un mouvement
beaucoup plus large, vu que le G2 faisait tous les efforts possibles pour que « les
renseignements concernant ces activités communistes soient des plus récents », en promettant
l’envoi d’informations plus détaillées. 145
De même, une note émise par le SHAPE et signée par le vice-commandant des forces
américaines fut publiée en 1967 par le journal norvégien L’Unità statuant qu’ « en cas de
troubles internes susceptibles d’influencer matériellement la mission des forces américaines
ou leur sécurité, comme une soumission militaire ou une résistance à grande échelle, le
gouvernement de… » Rien ne s’ensuivit, à part une annexe qui faisait état d’un accord
intervenu avec (par ordre de priorité) la Norvège, la Grèce, la Turquie, RFA, la France,
l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, le Danemark. Le document
poursuivit : « …devra faire son possible pour supprimer de tels troubles en utilisant ses
propres ressources. Si ces initiatives étaient insuffisantes, (…) les forces américaines
pourraient entreprendre les actions que le commandement en chef jugerait nécessaires, soit de
sa propre initiative, soit en collaboration avec le gouvernement. » Dépourvu de date, le
journal porte-parole du PCI, le situe avant le mois d’octobre 1962.146 Document qui fait
penser directement à la doctrine Brejnev, celle de la souveraineté limitée des Etats satellites
de l’URSS, qui visait à préserver l’attachement des pays satellites au bloc soviétique, et à
éviter toute évolution libérale ou anticommuniste.
144 Cité par Pascal Krop, Les secrets de l’espionnage français de 1870 à nos jours, Editions Jean-Claude Lattès, 1993, p. 541 et annexes.145 Ibid. p. 542-543 et annexes.146 Cité par Brozzu-Gentile, op.cit., p. 198-199.
57
Deuxième partie
I : L’influence américaine sur la IVe République
A. Un Maccarthysme français
De L'Etrange Défaite à la Libération, la France était sortie humiliée de la Seconde Guerre
mondiale. Face à une Troisième République et un régime de Vichy discrédités aux yeux du
peuple, de Gaulle avait fondé le Gouvernement provisoire de la République française qui ne
dura que deux ans. La IVe République fut approuvée par référendum le 13 octobre 1946 et
instaura une nouvelle constitution. Elle fut caractérisée par une instabilité politique et par des
luttes d’influence entre les différents partis, ainsi que par des divergences concernant les
problèmes coloniaux en Indochine, en Algérie, au Maroc et à Madagascar qui conduisirent à
plusieurs crises ministérielles, et à sa chute.
La France occupait aux yeux des Américains une place centrale sur le champ de bataille de
la guerre froide. « L’influence américaine sur la politique de la IVe République fut
extrêmement forte, directe, elle se fit sentir jour après jour d’une manière plus tangible qu’à
aucun autre moment de l’histoire du pays. Les relations qui unirent les deux pays pendant la
IVe République ne ressemblaient à aucune autre, elles furent, pour la France, les plus
importantes et les plus lourdes de conséquences », déclara Irwin Wall, spécialiste des relations
franco-américaines d’après-guerre, avant de conclure qu’« il n’est pas excessif de dire qu’il
faut récrire toute l’histoire de la IVe République en prenant en compte cette influence
américaine. »147
Au sortir de la guerre, le parti communiste français (PCF) jouissait d’une aura considérable
notamment grâce à sa résistance contre l’occupant nazi. A l’exception de l’Italie, les
communistes n’étaient aussi influents que dans la France d’après-guerre. Passant sous silence 147 Irwin Wall, L’influence américaine sur la politique française 1945-1954, Balland, 1989, p. 12.
58
ses nombreux crimes de guerre et sa brutalité contre les populations civiles allemandes,
l’Armée rouge depuis sa victoire à Stalingrad était vue comme la libératrice de l’Europe face
à l’oppresseur nazi. Le lourd tribut payé par les Slaves (environ 25 millions de morts) fit de
l’URSS le symbole suprême de l’antifascisme.148 Couplée avec une propagande soviétique
efficace présentant l’URSS comme un modèle de démocratie, le PCF mobilisa tous ces
facteurs pour se présenter comme le parti des 75 000 fusillés (il y en eut en réalité 25 000).
« Porteur d’une éthique, fier du sang versé par ses héros, remarque Stéphane Courtois, le PCF
dispose aussi d’un projet politique, économique et social global qui contribue à en faire un
parti attractif. »149 .
Les élections de 1945 bouleversèrent l’équilibre des forces politiques en France. Le PCF y
fit une percée en obtenant 26.2 % des suffrages et 160 députés, devenant le premier parti de
France et de la gauche, au détriment de la SFIO (Section française de l'Internationale
ouvrière) (23,4%) et du Parti radical (10,5%). Signe de ce bouleversement de l’échiquier
politique, les deux partis se réclamant du marxisme, le parti communiste et le parti socialiste,
disposèrent de la majorité absolue à l’Assemblée. Entre les deux partis de gauche et le général
de Gaulle naquit alors un profond conflit. Si l’Assemblée constituante élut à l’unanimité le
général de Gaulle président du Gouvernement provisoire, les escarmouches se multiplièrent
entre le chef du gouvernement d’une part, les communistes et les socialistes de l’autre (qui
étaient eux-mêmes divisés), supportant mal son autorité : conflit avec le PC exigeant un des
trois ministères clés que le général leur refusa, difficultés avec le parti socialiste qui s’opposa
au président sur de multiples sujets et affirma la prépondérance des vues de l’Assemblée
constituante. Ces conflits relevaient de deux conceptions antagonistes du pouvoir : de Gaulle
souhaitait un exécutif fort comme il le proclama en juin 1946 à Bayeux, tandis que les deux
partis majoritaires voulaient donner le pouvoir à une Assemblée unique. Lorsque les
communistes firent deux propositions de loi, l’une visant à limiter le pouvoir de l’exécutif, et
l’autre à réduire le budget de la Défense de 20% et qui furent adoptées par le Parlement, de
Gaulle, souhaitant créer un choc dans l’opinion, démissionna le 20 janvier 1946. Convaincu
que le Mouvement républicain populaire (MRP), lui aussi grand vainqueur des élections de
1945 et 1946 avec 23,9 % des voix, le suivrait dans sa retraite et que, sous la pression de
148 Pendant que la propagande stalinienne construisait le mythe de la Grande Guerre patriotique, la propagande américaine concevait le mythe de la bonne guerre avec l’image des valeureux soldats américains libérant l’Europe de l’Ouest en distribuant des chewing-gums à des jeunes filles éplorées, taisant les viols de masse que commirent les troupes américaines sur 14 000 femmes en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne entre 1942 et 1945 : cf. Robert Lilly, Taken by force : Rape and american GI’s in Europe during WWII, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2007.149 Stéphane Courtois et Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, PUF, 2000, p. 226.
59
l’opinion publique, il serait aussitôt rappelé. Or, il n’en fut rien, et ainsi commença sa longue
traversée du désert.
De Gaulle voua tout au long de sa vie une haine viscérale envers les communistes, qu’il
traitait de « séparatistes » tandis que le PCF qualifiait les gaullistes de « fascistes ». Seule
l’opposition à la Communauté européenne de défense (CED), un projet américain qui avait
pour but de combiner le réarmement de l’Allemagne et l’idée européenne en créant une armée
européenne intégrant l’armée allemande, fut assez forte pour réconcilier pour un temps les
deux partis. Les ennemis jurés organisèrent plusieurs fois des meetings communs contre la
CED, qui fut rejetée par l’Assemblée nationale en 1954.
A l’automne 1946, face à un hiver des plus rigoureux qui frappait l’Europe de l’Ouest,
Washington était en face, non d’une hypothétique invasion soviétique, mais d’une prise de
pouvoir par les urnes des communistes qui menaçait ses intérêts en Europe. Le 23 janvier
1946, les trois grands partis politiques la SFIO, le PCF et le MRP, avaient constitué une
coalition gouvernementale dénommée le tripartisme, par laquelle ceux-ci promettaient de ne
pas s’attaquer (on disait qu’il s’agissait d’un pacte de non-agression) et de défendre devant le
pays les mesures décidées ensemble au gouvernement. Aux élections législatives de 1946, le
PCF atteignit alors son apogée. Avec 28,2 % des suffrages et 183 sièges, il redevint ainsi le
premier parti de France, en ayant débordé ses bastions ouvriers pour être présent dans
pratiquement tous les départements. Même si le PCF n’atteignit plus jamais les scores de
1946, il représenta tout au long de la IVe République un électeur sur quatre.
Cette puissance du parti communiste venait, en partie, des financements secrets de
Moscou. Dès sa création en 1920 au Congrès de Tours, le PCF reçut de manière constante,
comme tous les partis frères, une aide via le Kominterm, l’Internationale communiste, dissout
par Staline en 1943. Le système financier du PCF qui gérait les fonds venant de Moscou, était
dirigé par Michel Feintuch, Georges Gosnat et Gaston Plissonnier l’éminence grise des
secrétaires généraux de Waldeck Rochet, en passant par George Marchais jusqu’à Robert
Hue. Dans les années 1950, les fonds soviétiques parvenaient grâce une société écran qui
distribuait des subventions aux partis communistes d’Europe de l’Ouest, le « Fonds syndical
international d’aide aux organisations ouvrières auprès du Conseil des syndicats roumains. »
En 1954, sous Nikita Khrouchtchev, le PCF recevait cinq millions de dollars. Dix ans plus
tard en 1964, il ne recevait plus que deux millions de dollars. Cette somme resta à ce niveau
60
pendant toute l’ère Brejnev (1964-1982). Derrière le parti communiste italien, le PCF fut le
deuxième parti le mieux subventionné d’Europe.150
Truman craignait tellement la prise du pouvoir par le PCF, qu’en mai 1946 il avait
secrètement ordonné à l’armée américaine basée en Allemagne de se préparer pour envahir la
France. De ce fait, ses plus proches collaborateurs l’exhortèrent à apporter une aide
économique et militaire massive, « pour construire un monde à notre image ».151 Le plan
Marshall permit de tisser un réseau de domination au moyen de l’aide économique, et ainsi
renforcer l’influence politique des Etats-Unis. L’administration Truman accorda le plan
Marshall pour préserver un système économique international ouvert. George Marshall
(d’abord général puis secrétaire d’Etat) déclara : « Il est absurde de penser qu’une Europe
laissée à elle-même (…) demeurerait aussi ouverte au commerce américain qu’elle a pu l’être
par le passé. »152
Mais le plan Marshall, en plus de vouloir reconstruire et réarmer l’Allemagne, possédait
également un objectif politique. Face à un PCF extrêmement puissant, les Etats-Unis
décidèrent de faire pression en utilisant le pouvoir de l’argent pour affaiblir les communistes,
et pour qu’ils ne participassent pas au gouvernement national. En 1946, face à la constitution
du tripartisme, Ernest Bevin, secrétaire des Affaires étrangères britannique se lamenta « d’une
soviétisation imminente de la France ». La peur d’un coup d’Etat communiste inquiétait
même des hauts dirigeants américains de la Maison Blanche, qui surveillaient la politique
française avec une grande attention.153 A la lumière de ces considérations, « les motivations
économiques derrière le plan Marshall », qui selon l’historien britannique Alan Milward
n’était pas vraiment nécessaire154, « étaient secondaires. »155 A partir de son lancement, « il
devient impossible de comprendre la politique française, aussi bien intérieure qu’extérieure, si
l’on omet de prendre en compte le rôle que les Etats-Unis y jouent désormais », conclut Irwin
Wall.156
Ainsi contrecarrer le communisme en accordant des aides majeures à la France était
devenu une priorité à Washington, qui par le fait même, refusait toutes les velléités du peuple 150 Roger Faligot et Jean Guisnel (dir), Histoire secrète de la Ve République, Editions La Découverte, 2006, p. 607 à 609.151 Walter Lafeber, America Russia and the Cold War 1945-2002, McGraw-Hill, New York, 2002, p. 47.152 Howard Zinn, Le XXe siècle américain : une histoire populaire de 1890 à nos jours, Agone, Marseille, 2003, p. 171. 153 Melvyn Leffler, A preponderance of power: National Security, the Truman Administration, and the Cold War, Stanford University Press, Stanford, 1993, p. 102.154 Selon lui, la plupart des pays européens expérimentaient déjà un rétablissement économique, et avec des ajustements mineurs ils auraient pu surmonter la crise des paiements de 1947. Cf. Alan S. Milward, The Reconstruction of Western Europe 1945-51, Routledge, Londres, 1984.155 Leffler, op.cit., p. 160.156 Irwin Wall, op.cit., p 144.
61
français de placer à sa tête un parti élu démocratiquement. Cette politique hostile envers tous
les gouvernements et mouvements progressistes qui menaçaient d’offrir une alternative viable
au modèle capitaliste est la clef pour comprendre la politique étrangère américaine. Comme le
souligne William Blum, « cette idéologie était l’essence de la guerre froide tout autour du
monde, il faut se rendre compte que les États-Unis s'efforcent de dominer le monde. Une fois
que l'on comprend ça, une grande partie de la confusion apparente, les contradictions et
l'ambiguïté entourant les politiques de Washington s'estompent. »157
Les propos de Blum trouvent écho dans ceux de François Mitterrand. Dans une
déclaration, qui prend tout son sens à la lumière des réseaux stay-behind, lors d’un entretien
privé quelques semaines avant sa mort, l’ancien président de la République confessa que « la
France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l'Amérique. Oui, une guerre
permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort. Oui, ils sont très
durs les américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C'est
une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à
mort. »158
Simultanément à la politique d’endiguement de Truman contre le communisme
international, la France connut, de la Libération au début des années 1960, la mise en place
d’un système de propagande et de contre-propagande pour contrecarrer les actions du PCF
perçu alors comme un outil de conquête subversive au profit de Moscou. Ce « Maccarthysme
français » comme le dénomment les Villatoux, fit que l’état-major voyait dans tout
mouvement populaire menaçant son contrôle sur la société, un élément subversif commandé
par Moscou. Cette peur du péril subversif ne se limita pas à la métropole, mais trouva son
champ d’expansion privilégié vers l’Indochine, puis l’Algérie jusqu’en 1962. La pensée
militaire française adopta alors les notions de guerre et d’action psychologiques pour lutter
contre les cinquièmes colonnes communistes : « L’idée se fait rapidement jour qu’au Kremlin
un grand ordonnateur tire les ficelles de marionnettes à sa totale dévotion, utilisées telles des
cinquièmes colonnes, et joue sur tous les registres pour assurer la domination sur le
monde. »159 L’état-major français tout au long des années 1950 fut incapable d’appréhender
les évolutions de la société française en dehors du prisme de la menace communiste.
De 1945 à 1954 entre le plan Marshall et l’appui financier direct, les Etats-Unis versèrent à
la France près d’un milliard de dollars par an. Les Américains regardaient de très près son 157 William Blum, « In struggle with the American mind », Killing Hope, 1er octobre 2010.158 Courrier International, 13 avril 2000. Citation citée aussi dans : Le dernier Mitterrand, (Plon, 2005) par Georges-Marc Benamou.159 Paul Villatoux et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au péril subversif : guerre et action psychologiques en France, 1945-1960, Les Indes Savantes, 2002, p. 566.
62
évolution politique, et l’ambassadeur américain à Paris Jefferson Caffery, anticommuniste
fervent, envoyait des rapports toujours plus alarmants sur la situation française. La Maison
Blanche et la CIA étaient convaincues de la nécessité de livrer une véritable guerre secrète
contre le PCF. Le 26 novembre 1946, le directeur du CIG, le général Hoyt Vandenberg dans
un mémorandum adressé au président Truman, souligna les risques de prise de pouvoir par le
parti : « En excluant la possibilité qu’un gouvernement puisse être formé sans la participation
des communistes, l’ambassadeur Caffery soutient (…) que les communistes ont acquis assez
de poids pour s’emparer du pouvoir quand ils le jugeront nécessaire », tout en précisant qu’il
ne semblait pas qu’ils en aient le souhait. Les deux raisons principales du renoncement du
PCF à s’emparer du pouvoir par un coup d’Etat étaient selon lui «qu’ils prétendent y parvenir
par des moyens légaux, et que ce serait contraire à la politique du Kremlin. » 160
Effectivement, la politique de Staline concernant les partis communistes étrangers n’était
pas la révolution mondiale. Sa priorité après la guerre était d’exercer un contrôle totalitaire à
l’intérieur de l’URSS tout en assurant la sécurité soviétique. En 1944-1945, il ordonna au PCF
de coopérer avec les Alliés plutôt que de prendre le pouvoir. Il voulait la connivence des pays
de l’Ouest pour assurer sa domination brutale sur l’Europe de l’Est, qui était tombée dans la
sphère d’influence soviétique avec l’approbation des Alliés.161 Les directives de Staline envers
le PCF étaient que les communistes devaient constituer un large bloc de gauche avec les
socialistes et les radicaux, en s’appuyant sur les syndicats, les paysans et la jeunesse, afin de
jouer le jeu électoral.
Caffery va directement agir dans la vie politique française en faisant pression sur le
socialiste Paul Ramadier, président du Conseil, pour qu’il se débarrasse des communistes au
gouvernement : « J’ai dit à Ramadier, écrivit-il dans son journal, pas de communistes dans le
gouvernement.»162 Ramadier appliqua les ordres de Washington et le 5 mai 1947, les ministres
communistes furent renvoyés, ce qui mit fin au tripartisme. Le renvoi des communistes fut
l’un des événements capitaux de l’histoire politique française, puisqu’il fallut attendre 34 ans
pour que des ministres communistes participent de nouveau à un gouvernement.
Sur la scène internationale, le plan Marshall fut un élément essentiel du partage du monde
en deux blocs. En septembre 1947, une réunion secrète rassembla en Pologne les
représentants de neuf partis communistes européens (URSS, Pologne, Roumanie, Bulgarie,
160 Hoyt S. Vandenberg, Memorandum for the President Harry S. Truman. Central Intelligence Group, Washington, 26 novembre 1946, cité dans Ganser, op.cit. p. 130.161 Au sortir de la guerre Staline visait deux objectifs : préserver le nouveau tracé des frontières soviétiques et contrôler les pays voisins de l’URSS. L’Europe de l’Est ayant peu d’intérêts pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, ils laissèrent l’URSS y acquérir un rôle prééminent pour y former un glacis protecteur. 162 Leffler, op.cit., p. 158.
63
Yougoslavie, Hongrie, Tchécoslovaquie, France et Italie). Le représentant soviétique, André
Jdanov, expliqua que dorénavant le monde était partagé en deux camps : le camp impérialiste
dirigé par les Etats-Unis et le camp pacifiste dirigé par l’URSS. Connu sous le nom de
doctrine Jdanov, il présentait le monde, à la manière de la doctrine Truman, selon une vision
manichéenne. Les conséquences de cette doctrine furent considérables pour les communistes
français. Ils avaient été rappelés à l’ordre par leurs homologues russes, et ils étaient accusés
d’avoir abandonné la lutte des classes en se transformant en un parti du gouvernement.
Désormais, il s’agissait de défendre la paix menacée par les Etats-Unis, de combattre sans
compromis les impérialistes américains et leurs « valets » socialistes, et d’exalter les pays
socialistes et leur chef Staline.
Suite à la réunion en Pologne, le PCF adopta une attitude résolument offensive sur le
terrain des luttes sociales, en appuyant les grèves insurrectionnelles de 1947-1948. Ces grèves
avaient pour conséquence la hausse des produits alimentaires de fin octobre 1947, qui avait
été de 43%, alors que les salaires n’avaient progressé que de 11%. Ce mouvement
particulièrement fort dans la métallurgie et les mines embrasa le pays de toute part. Des
émeutes eurent lieu à Marseille qui vit la mairie prise d’assaut et le maire RPF
(Rassemblement du peuple français) molesté. Des affrontements aux limites de la guerre
civile se déroulèrent avec les forces de l’ordre, ainsi que des actions de sabotage, et des
attaques de gares, comme celle de Valence. Le gouvernement Ramadier affaibli et
violemment attaqué par les communistes et le RPF dut démissionner. Le président du Conseil,
Guy Mollet, le remplaça par un gouvernement dirigé par Robert Schuman le 19 novembre.
La répression menée par le nouveau ministre de l’Intérieur socialiste Jules Moch fut d’une
exceptionnelle brutalité : l'armée appelée en renfort n'hésita pas à engager de véritables
opérations militaires contre les grévistes. Convaincus de l’imminence d’un coup d’Etat
communiste, qui n’était selon les historiens Pierre Milza et Serge Berstein qu’ « une volonté
très nette d’affaiblir le camp occidental afin de dissuader celui-ci d’attaquer l’URSS en lui
faisant craindre le risque d’une guerre civile »163, les socialistes optèrent pour une violence
pathologique. Depuis l’ouverture des archives à Moscou, il ne fut jamais question dans la
stratégie du PCF de prendre le pouvoir dans les années d’après-guerre. Le rôle dévolu au PCF
par Moscou consistait à déstabiliser l’un des pivots de l’Alliance atlantique et à briser ou
réduire l’emprise américaine sur la politique française.
163 Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire du XXe siècle, tome 2, Hatier, 1996, p. 67. Une autre interprétation de ces grèves, est que le PCF voulait simplement rendre impossible la mise en place du plan Marshall, sans chercher à prendre le pouvoir.
64
Face au recul du PCF en faveur du RPF aux élections municipales d’octobre 1947,
l’ambassadeur Caffery envoya un rapport détaillé au ministre des Affaires étrangères
américain analysant la défaite politique du PC. Daté du 12 novembre 1947, Caffery observait
que de nombreux français ne soutenaient pas les Etats-Unis, car ils craignaient que suite à une
invasion soviétique Washington ne fasse rien, l’ambassadeur préconisait « l’établissement
d’une ligne politique qui coïnciderait plus ou moins avec une ligne militaire », et concluait
que pour éliminer la menace du communisme en France et en Italie « le secret pour
finalement réussir (…) se trouve (…) profondément enfoui dans ce problème. »164 En bref,
l’installation d’armées secrètes.
B. Passy et la naissance des services secrets
Tous les services secrets alliés sortirent profondément modifiés de la Seconde Guerre
mondiale. Nulle part, cependant, cette mutation ne fut aussi prononcée qu’en France où le
conflit avait laissé de graves séquelles. Le 6 novembre 1944, la Direction générale des
services spéciaux (DGSS), dirigée par Jacques Soustelle depuis la réunion de tous les réseaux
de la France libre, se transforma en Direction générale des études et recherches (DGER). La
DGER était formée, en plus des membres de la DGSS, de tous les anciens réseaux de la
Résistance, mis à part les communistes et les FTP (Francs tireurs et partisans) qui ne furent
pas conviés à participer au nouveau service de renseignement français.
Le 19 avril 1945 André Dewarin dit le colonel Passy succéda à Jacques Soustelle, à la tête
de la DGER. L’ancien chef des services secrets de la France libre, le BCRA, fut avec son ami
Pierre Brossolette, commandant du BCRA, et Forest Yeo-Thomas alias Shelly, agent du SOE,
parachuté en France en 1943 dans le cadre de la mission «Arquebuse-Brimaire », qui mis en
place les éléments essentiels de l’unification de la Résistance. Il hérita, à la tête de la DGER,
d’un véritable carphanaüm, regroupant 10 123 membres dont 9971 titularisés, allant d’anciens
résistants, d’escrocs, à d’anciens collaborateurs reconvertis à temps. « A la faveur du désordre
général, un flot de combinards de provocateurs ou d’agents plus que douteux avait envahi la
DGER », écrivit le nouveau chef du service secret, avant d’ajouter que « pas un jour
désormais où, sous l’enseigne de ces quatre lettres mystérieuses – DGER – on ne signale un
délit, un acte crapuleux, voire un crime commis par des membres de cette police spéciale,
secrète et particulière qui ne relève d’aucun contrôle. »165 Roger Wybot, le directeur de la
164 Krop, op.cit., p. 531 à 537, et annexes.165 Faligot et Krop, op.cit., pp. 32-34.
65
DST (Direction de la surveillance du territoire), remarqua avec humour que la DGER avait
été impliquée dans tellement d’affaires scandaleuses qu’il fallait la nommer Direction
générale des Escroqueries et Rapines. Certains agents arrondissaient leurs salaires en
fournissant des renseignements aux politiciens, d’autres arrêtaient des « collabos » et allaient
même jusqu’à les torturer pour leur extorquer des objets de valeur. « Abandonnée à sa propre
corruption, la DGER mourait par le scandale » se plaignait Philippe Thyraud de Vosjoli, futur
chef de poste du SDECE à Washington de 1951 à 1963.166
Passy réagit promptement en se décidant d’épurer radicalement la DGER tout en bâtissant
une véritable centrale moderne et efficace, calquée sur le MI6 en mettant à profit l’expérience
qu’il avait acquise dans le cadre du BCRA. « La DGER était devenue une véritable caverne
d’Ali Baba, se souvient Passy, en juillet-août, j’ai pris une décision radicale : j’ai mis 10 000
personnes à la porte, sur 105 immeubles, j’en ai rendu 101. J’ai gardé 50 voitures. »167 Le 18
avril 1945, Passy dissout la DGER, et créa le SDECE (Service de documentation extérieure et
de contre-espionnage) qui fut remplacé par la DGSE (Direction générale de la sécurité
extérieure) en 1982. Les personnels qui survécurent à la restructuration générale des années
1946-1947 venaient, en proportions à peu près égales, du BCRA ou des réseaux de la
Résistance, notamment de Libération-Nord, un mouvement de résistance socialiste, dont le
fondateur Henri Ribière dirigea le SDECE.168 Sur le plan du recrutement, les services secrets
français n’exprimaient pas une orientation politique particulière, si ce n’est qu’ils étaient
uniformément anticommunistes : « Il n’y a eu – et seulement au tout début – qu’une poignée
de membres ou sympathisants communistes déclarés au SDECE et à la DST, généralement
d’anciens FTP. »169
Dès sa création, le SDECE fut éclaboussé par un scandale, alors que le colonel Passy avait
démissionné suite au départ du pouvoir de De Gaulle en 1946, et avait été remplacé par le
socialiste Henri Ribière. Tout commença au début du mois de février 1946, lorsque le colonel
Pierre Fourcaud responsable des services techniques du SDECE, entreprit une inspection de
poste de Londres. Il y découvrit des irrégularités dans la comptabilité, portant sur des dépôts
d’argent non enregistrés. Une enquête lancée par Pierre Sudreau, le chargé des affaires
administratives et financières du SDECE, permit de découvrir que le capitaine André Lahana,
chargé de la comptabilité du poste, possédait deux comptes à la Barclay’s Bank de Liverpool
et à la National Provincial Bank de Londres dont les dépôts étaient de 16 664 livres, 45 615 166 Douglas Porch, Histoire des services secrets français. Tome 2. De la guerre d’Indochine au Rainbow Warrior, Albin Michel, 1997, pp 18-19.167 Ibid. p. 35.168 Ibid, p. 23.169 Faligot et Krop, op. cit., p. 38.
66
dollars et 20 000 francs suisses. Un troisième compte, au nom du capitaine Nocq, autre
officier du SDECE, contenait la somme de 25 millions de francs versés par les Britanniques
pour les mouvements de Résistance. Ces différents comptes ayant été ouverts sur ordre de
Passy en novembre 1945, on lui demanda de s’expliquer, ainsi que sur le prêt de 10 millions
qu’il proposa au directeur du quotidien France-Soir par l’intermédiaire de Jacques Roberty.170
Connue comme « l’affaire Passy », elle prit rapidement une tournure politique, et déclencha
les foudres de la presse communiste.
Résumons : à la demande des Américains et des Anglais, le colonel Passy, en accord avec
de Gaulle, aurait alors effectué des dépôts d’argent pour financer des réseaux chargés de lutter
contre les communistes s’ils venaient à prendre le pouvoir, en bref la constitution de réseaux
stay-behind pour susciter une nouvelle résistance. Incarcéré au fort militaire de Metz le 2 mai
pour 4 mois, Passy tomba malade, et fut blanchi par la justice qui déclara un non-lieu.
Il fallut attendre 50 ans et l’affaire Clearstream pour savoir si Passy avait rassemblé des
fonds secrets pour permettre au SDECE d’instaurer une armée secrète anticommuniste. « En
mars 2006, perquisition chez le général Rondot, ancien coordonnateur des services secrets
français : les juges d’Huy et Pons, font une brassée de scellés discret, (…) (et) tombent sur un
document « trésor de guerre » », relata Le JDD. « Les racines du trésor de guerre sont à
chercher dans cette époque (en 1946, et l’accusation de Passy - NDA). C’était le début de la
guerre froide et surtout la fin de la clandestinité, où il avait fallu vivre aux crochets des
Alliés… C’est de là qu’est venue l’idée de la création d’un magot secret qui puisse permettre
de financer un gouvernement français en exil et la poursuite d’opérations secrètes en France
en cas d’invasion russe », relatèrent d’anciens membres de la DGSE. « C’est un des secrets
encore bien gardés de la guerre froide. La CIA puis l’OTAN ont implanté dans toute l’Europe
un réseau extrêmement étanche, hermétique en principe à toute influence communiste, et qui
devait être le fer de lance d’une résistance en cas d’Europe rouge ». Ainsi, les réseaux stay-
behind français, comme leurs homologues belges financés par l’or étasunien et britannique171,
disposaient d’un financement autonome, totalement indépendant des fonds spéciaux votés
tous les ans par le Parlement. « Le but d’un tel système est évidemment de vivre de façon
étanche » concluait un membre actuel des services secrets français.172 Par ailleurs, les archives
de l’OSS confirment qu’André Dewarin rencontrait fréquemment les services spéciaux
170 Claude Faure, Aux services de la République : Du BCRA à la DGSE, Fayard, 2004, p. 207. 171 Sénat de Belgique, p. 63.172 Le JDD, 1er août 2010.
67
américains pour évoquer une parade commune à un coup d’Etat communiste, de toute façon
fictif.173
En parallèle, la fin de la guerre avait déclenché cette chasse aux nazis qui avait fait les
choux gras de la CIA, du MI6, et du KGB. Les Français ne firent pas exception. En 1945, il
ne s’agissait plus seulement de démanteler les réseaux allemands, mais bien de recruter des
nazis pour le nouveau combat qui se profilait : la lutte contre le communisme. D’un
ancien cerveau nazi qui poursuivra une carrière chez Dassault et fut l’un des concepteurs du
Mirage, à Ferdinand Porsche ramené en France pour conseiller le constructeur automobile
Renaud sur la 4 CV, en passant par l’évasion organisée par le SDECE d’Otto Skorzeny d’un
camp américain, « la traque aux nazis s’est transformée en lutte anticommuniste » précisa le
colonel Michel Garder, le libérateur de Skorzeny.174
Le SDECE, siégeant au 141 boulevard Mortier à Paris, avait pour mission de « rechercher
à l’étranger tous les renseignements et toute la documentation susceptibles d’informer le
gouvernement ; détecter et signaler aux administrations intéressées les agents des puissances
étrangères dont l’action serait susceptible de nuire à la Défense nationale ou à la sûreté de
l’Etat. »175 Henri Ribière, le chef du SDECE qui avait remplacé Passy le 26 février 1946,
conserva l’organisation générale de la DGER avec ses trois grandes directions : le service des
études et diffusions (SR), le service du contre-espionnage (CE) et le service des études et
diffusions (ED), eux-mêmes subdivisés en sections géographiques. Le 1er septembre 1946, le
bras armé du service Action du SDECE, le 11e Bataillon parachutiste de choc (le 11e choc),
fut créé par Jacques Morlanne, et basé au Fort de Montlouis. Le commandement en revint à
Edgar Mautaint, qui fut vite remplacé par Paul Assauresses, avant de devenir la 11e Demi-
brigade de Parachutistes de choc (11e DBPC) en octobre 1955, et d’être dissoute en 1963.
Sous la IVe République, les gouvernements se résumaient à de fragiles coalitions
changeant à un rythme rapide, les politiques constamment menacés par leurs adversaires
étaient empêtrés dans un univers parlementaire chaotique. Les fonctionnaires bénéficiaient
d’une large indépendance et d’une grande autonomie, face à des ministres qui consacraient la
majorité de leur temps et de leur énergie à des activités parlementaires inutiles pour assurer
leur survie politique. « Pas étonnant que dans un tel système anarchique, les directeurs du
173 Faligot et Krop, op. cit., p. 41.174 Ibid, p. 47,48, 55-56. Cette collaboration prenait ses racines dans le passé collaborationniste des classes dirigeantes françaises avec le Troisième Reich. La Gleichschaltung de la France commença dès les années 1930, avec le rôle crucial du haut patronat (la Banque de France, le Comité des Forges ainsi que la Synarchie avec son bras armé la Cagoule) dans l’opération de trahison de la IIIe République au profit des nazis. « Nous n’avons pas vaincu la France, elle nous fut donnée », confirma le général allemand Walter von Reichenau. Cf. Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 1930, Armand Colin, 2010. 175 Faure, op.cit., p. 206.
68
SDECE et même de la DST et des RG constituèrent « de véritables Etats dans l’Etat » » pour
reprendre les dires du spécialiste des services secrets français Douglas Porch.176
Cette IVe République qui n’a longtemps fonctionné que grâce à l’intervention américaine,
subit une pénétration de la CIA dans tous les rouages de sa vie politique : « Elle finance des
syndicats et des partis, soutien la presse « libre », cornaque des officines et rétribue des
agents, utilise des fondations culturelles souvent prestigieuses et organise même des concerts
de musique classique. Combien d’agents et d’amis compte-t-elle dans les universités, les
services secrets et les états-majors où ses officiers de liaison jouent les maîtres de
cérémonie ? », résume Frédéric Charpier.177 La CIA fonda la revue Preuves, finança la gauche
non communiste, notamment la SFIO et son journal Le Populaire, ainsi que les milieux
universitaires dont l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). L’Agence aida
George Albertini, collaborateur et militant d’extrême droite, à lancer la revue Est et Ouest.
Les services de renseignement intérieur et extérieur, DST et SDECE, étaient fortement
inféodés à la CIA. Toutefois, l’opération clandestine de la CIA qui eut le plus de réussite en
Europe de l’Ouest fut le financement de la constitution européenne, et des comités et
mouvements soutenant la cause d’une Europe supranationale.178 Tout était en place pour
l’installation des armées secrètes : « Cette organisation (les réseaux stay-behind – NDA) a été
installée à un moment où, malgré tout le bien que je pense de la IVe République, cette IVe
République n’avait pas la force qu’a eu le général de Gaulle de lutter suffisamment contre une
colonisation américaine », résuma Constantin Melnik.179
C. Le rôle majeur des stay-behind français dans les armées secrètes de
l’OTAN
Le gouvernement français fut peu prolixe quant au Gladio français. Impavide, François
Mitterrand confirma l’existence et l’activation de ce réseau sur le territoire national tout en
remarquant qu’il avait été déjà dissous à son arrivée à l’Elysée en 1981. Seuls quelques
résidus subsistaient à la grande stupeur du président de la République. L’ « exception
française » était sauvée. Mais cette assertion de Mitterrand contredisait les propos du ministre
de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. La veille, le 12 novembre 1990, à l’antenne
d’Europe 1 il déclara que l’armée secrète avait été dissoute sur ordre du président de la 176 Porch, op.cit., p. 168.177 Frédéric Charpier, La CIA en France, Editions du Seuil, 2008, p. 220.178 Cf. Rémi Kauffer, « L’intégration européenne, œuvre assumée de la CIA », Historia, 1er mars 2003 - n°675.179 1950-1990 : Le scandale des armées secrètes de l’OTAN, Documentaire diffusé le 2 février 2011 sur la RTBF.
69
République sans préciser à quelle date. Pourquoi Chevènement soutenait-il que les armées
secrètes avaient été dissoutes sur ordre de Mitterrand, lequel confirmait qu’il s’était attaqué en
1981 à la destitution de résidus du Gladio ? De plus, comment affirmer que les armées non
orthodoxes étaient dissoutes alors que la France avait participé à la dernière réunion de l’ACC
(Allied Clandestine Committee) en Belgique le 23 octobre 1990 ? Ces propos contradictoires
étaient-ils dus au fait que l’éminence grise de Mitterrand, François de Grossouvre, était lui
aussi un membre des réseaux stay-behind ?
Selon Libération, le président mentit à la presse en situant la dissolution du Glaive dans les
années précédant son premier septennat. Cette dissolution serait intervenue, conformément au
propos du ministre de la Justice belge Watheler, dix jours avant son allocution du 13
novembre 1990, de telle sorte que le scandale italien ne puisse pas contaminer et mettre en
branle le gouvernement français.180
Selon Chevènement, le Gladio français n’eut « qu’un rôle dormant et un rôle de
liaison. »181 Le ministre de la Défense n’avait pas dû se donner la peine de lire le rapport
d’Andreotti envoyé au sénateur Gaultieri et qui révéla l’existence du Gladio en Europe. Ces
déclarations contredisaient de façon flagrante les propos d’Andreotti concernant le rôle
prédominant qu’a joué la France dans le fonctionnement des organismes secrets de l’OTAN :
« Une fois constitué l’organisme clandestin de résistance, l’Italie fut appelée à participer, à la
demande française, aux travaux du CPC opérant dans le cadre du SHAPE.»182 En plus
d’intégrer l’Italie à l’intérieur des comités clandestins de l’OTAN en 1956, la France voulut
incorporer la dictature franquiste au sein du réseau. Les gladiateurs étaient entraînés par des
instructeurs étasuniens dans une base militaire dans les Iles Canaries de 1966 à 1970 raconta
un ancien officier italien du Gladio. La France proposa alors que l’Espagne devînt membre du
réseau en 1973. Mais l’Angleterre, l’Allemagne, et les Pays-Bas refusèrent alléguant que
l’Espagne n’était pas une démocratie.183
La coopération française avec la CIA pour durcir la lutte anticommuniste en Italie ne
s’arrêtait pas là. Le NSC émit une directive le 29 décembre 1950 qui donnait carte blanche à
l’armée pour qu’elle fasse usage de la force dans l’optique d’une participation des
communistes au gouvernement italien, ou si le PCI menaçait de s’emparer du pouvoir, ainsi
que « si le gouvernement ne faisait plus la preuve de sa détermination à s’opposer aux
menaces communistes, internes ou externes. » Avec l’aide de la CIA, le SDECE aida la police
180 Brozzu-Gentile, op. cit., p. 143.181 Le Monde, 14 novembre 2010.182 Brozzu-Gentile, op. cit., annexe.183 The Guardian, 5 décembre 1990.
70
italienne à mettre en place des escadrons composés de vétérans de la police secrète de
Mussolini. Le plan échafaudé par les services secrets français consistait à entraîner
intensivement les escadrons en matière d’espionnage et de contre-espionnage contre les
communistes ou d’autres qui étaient perçus comme des ennemis.184
De même, lors de la déposition du général Giuilio Primiceri devant le juge Nastelloni qui
enquêtait sur l’accident de l’avion Argo-16, le général reconnut la connivence entre l’Italie et
la France dans l’entraînement des gladiateurs. Utilisé pour des transports clandestins entre la
base américaine en Sardaigne et les sites de Gladio dans le nord-est de l’Italie, l’Argo 16 fut
victime d’un attentat en 1973. Selon l’ancien président du Conseil Francesco Cossiga, ce
furent les agents du Mossad qui firent sauter l’avion en plein vol. C’était une riposte à la
libération par Aldo Moro de deux Palestiniens qui avaient tenté d’attaquer un avion de la
compagnie aérienne israélienne El Al sur le tarmac de Fiumicino, l’aéroport principal de
Rome. « Il s’agissait d’un avertissement un peu sanglant adressé au gouvernement italien par
les services israéliens »185 commenta le général Ambrogio Viviani. Cet attentat aurait été non
seulement un acte de représailles pour le fait que les deux Palestiniens aient été libérés, mais
aussi « un avertissement lié à l’ensemble des « concessions » faites par l’Italie aux ennemis
de Tel-Aviv »186 selon le procureur de Venise Carlo Mastelloni, auquel fut confiée l’enquête.
Ces « concessions » étaient le pacte appelé « Lodo Moro », i.e une entente entre le
gouvernement italien, dont Aldo Moro était à l’époque le ministre des Affaires étrangères, et
l’OLP (Organisation de libération de la Palestine).
Le général Giuilio Primiceri admit la collusion entre les services français et italiens. Il
reconnut qu’entre 1974 et 1976 des entraînements avec les Français se déroulaient au camp
allié de Capo Marrargiu, en Sardaigne : une immense école de guérilla, de contre-guérilla, de
désinformation avec un aéroport privé, un port et des kilomètres de tunnels sous-marins
construits à partir de grottes naturelles. 187
Même s’il est impossible aujourd’hui en l’absence de la déclassification des archives de
l’OTAN de se faire une idée exacte du rôle de la France au sein des comités clandestins de
l’Alliance atlantique, il semblerait que la France soit l’une des inspiratrices de la stratégie de
la tension. D’une part, par l’incorporation de l’Italie au sein du CPC et les nombreuses
opérations anticommunistes communes, de l’autre par son influence idéologique à travers la
guerre révolutionnaire développée en Indochine puis reprise en Algérie par les membres de
184 Rowse, art.cit.185 Salerno, op.cit., p. 192-193.186 Ibid., p. 194.187 Krop, op.cit, p. 531.
71
l’OAS (Organisation armée secrète) qui se recyclèrent dans l’armée secrète du Portugal :
Aginter Press. Cette officine internationale d’extrême droite était dirigée par Yves Guillon
alias Guérin-Sérac, un ancien de l’OAS, pendant les dernières années du régime autoritaire
conservateur et nationaliste de Salazar. Liée à la CIA et aux services secrets portugais, elle
participa à la planification de la stratégie de la tension. Un rapport du SID accusa même
Guérin-Sérac d’être le cerveau des attentats de la Piazza Fontana du 12 décembre 1969.
Le SDECE se mit aussi en rapport avec le colonel Albert Bachmann, le chef des armées
stay-behind suisses depuis 1976. Active dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale au sein
des services territoriaux de l’armée, le Gladio suisse passa en 1967 sous le contrôle des
services secrets, la UNA (Untergruppe Nachrichtendienst und Abwehr). En complément du
fichage anticommuniste massif de citoyens par la BUPO (la police fédérale sur la protection
de l’Etat, aujourd’hui SAP), comme dans les autres nations européennes, il avait pour mission
de prévenir tout changement de régime politique et de préparer la résistance active à une
occupation soviétique. En 1979, à la suite de l’affaire d’espionnage Bachmann-Schilling,
Albert Bachmann démissionna. Il fut remplacé à la tête du réseau par le colonel Efrem
Cattelan jusqu’à son démantèlement en 1990. Dénommée « special service », le stay-behind
suisse fut renommé par Cattelan P-26 (Projekt 26) en 1979. D’après Daniele Ganser, P-26 ne
faisait pas partie directement du réseau Gladio, mais avait des relations étroites avec le MI6.188
Le SDECE acheta pour les gladiateurs suisses des appareils de transmission sophistiqués,
camoufla des dépôts d’armes et organisa des filières d’évasion. Le financement et les liens
avec les services français étaient si étroits que « des agents suisses ont avoué à la commission
d’enquête de Berne qu’ils ne savaient plus très bien, au bout du compte, pour qui ils
travaillaient. »189
Pendant que le ministre belge Guy Coëme s’attelait à nier tout lien entre le SDRA-8 et les
tueries du Brabant et qu’une enquête parlementaire était mise sur pied, intervint André Moyen
l’« homme clef des réseaux stay-behind » selon Roger Faligot et Rémi Kauffer. Alias
« Capitaine Freddy », cet ex-agent secret accorda au journal communiste belge le Drapeau
rouge, une interview retentissante qui fit le tour des commissions parlementaires européennes.
Il y confirma ses fonctions d’agent belge au service des Américains et son rôle de premier
plan dans la mise en place des stay-behind en Belgique. Surtout, il fit planer « une très lourde
188 « The British Secret Service in neutral Switzerland », Daniele Ganser, Intelligence and National Security, Vol.20, n°4, Decembre 2005, pp.553-580.189 Krop, op. cit., p. 531.
72
responsabilité sur les Français dans la mise en place et le contrôle des réseaux clandestins
dans l’Europe entière. »190
Avant la Seconde Guerre mondiale, Moyen remplit plusieurs missions pour le service de
renseignements militaires belge dirigé par le colonel René Mampuys, dont la surveillance du
réseau d’espionnage soviétique l’Orchestre Rouge. En 1940, il entra dans la résistance et mis
sur pied le Service 8, une troupe de choc qui se chargeait de l’exécution des traîtres et des
agents nazis, et devint le numéro 2 du réseau Athos, le renseignement militaire lié à l’OSS. A
la Libération, Moyen travailla de nouveau sous les ordres de Mampuys, patron de la 2e
Direction du ministère de la Défense nationale qui se transforma en SGR/SDRA (Service
général de renseignement / Service de documentation, de recherche et d’action.) En 1944, il
intégra l’OSS, et après que les canons se furent tus, il poursuivit cette collaboration avec les
services secrets américains. Le principal contact de Moyen était l’officier de renseignement
américain en poste à Paris, René Solborg. Ce fut Solborg qui lui présentera Irving Brown,
syndicaliste américain qui fut à l’origine de la scission entre la CGT et la FO, et pièce
maîtresse de l’action anticommuniste américaine en milieu ouvrier dans les pays européens et
en Afrique.
En France, Moyen se lia d’amitié avec Henri Martin191, alias « Oncle Bip », l’ancien chef
du service de renseignement de la Cagoule. Avec les généraux Lionel-Max Chassin et Paul
Cherrière, Martin participa à l’organisation appelée le « Grand O » active de 1954 à 1958, qui
visait à instaurer un régime fasciste en France à la suite d’un putsch militaire, puis il fut l’un
des instigateurs du putsch d’Alger. Proche de l’OAS, Martin participa au Putsch des
Généraux du 23 avril 1961, avant de se faire arrêter par les gaullistes et d’écoper d’une peine
de 10 ans de travaux forcés.
Moyen assura les liaisons du SGR/SDRA avec le directeur du SDECE Henri Ribière :
« J'ai entendu parler de «Gladio» à la fin de l'année 1947. Le ministre (de l’Intérieur) De
Vleeschauwer m'avait fait appeler avec l'accord de mon patron, le colonel Mampuys. Le
ministre m'avait demandé de contacter à Paris quelqu'un qui me désignerait Jules Moch, le
ministre français de l'Intérieur. Il s'agissait de créer en Belgique quelque chose qui existait
ailleurs. Moch m'avait fait recevoir par son chef de cabinet qui lui-même m'avait conduit chez
190 Brozzu-Gentile, op. cit., p. 132.191 Concernant le docteur Henri Martin, cf. Pierre Péan, Le mystérieux docteur Martin, Fayard, 1993. Proche de la Synarchie, il fut l’un des anciens cagoulards à ne pas être arrêtés par la police. Le procès de la Cagoule en 1948, se fit sans lui. D’après Pierre de Villemarest, Martin a bénéficié de la bienveillance de la DST et du SDECE qui faisaient appel à ses services dans la lutte contre l’espionnage soviétique en France. Lorsqu’il s’occupait du renseignement pour la Cagoule, Martin avait constitué une base de données sur les réseaux soviétiques en France et en Europe.
73
Ribière, le patron du SDECE. Ribière et son directeur de cabinet me suggérèrent d'entrer dans
une organisation «qui avait besoin de gens comme moi». Je ne dis ni oui ni non, pour garder
le contact, et on me donna un numéro de téléphone - qui serait modifié tous les mois - où je
pourrais contacter l'organisation. »192
Quelques mois plus tard en 1948, De Vleeschauwer mit en contact Moyen avec les
ministres de l’Intérieur italien Mario Scelba et français Jules Moch pour constituer une police
secrète anticommuniste : « Tant en France qu’en Italie, une police spéciale anticommuniste
placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur fut créée à la fin des années 40. (…) Les
ministres belges de l’Intérieur De Vleeschauwer (1949-1950) et Brasseur (1950-1952) étaient,
en cette matière, en rapport avec leurs collègues français et italiens notamment par
l’intermédiaire d’André Moyen. »193 Comme l’explique un document envoyé par l’ambassade
de Rome au Département d’Etat américain daté du 10 février 1949, l’Italie s’inspira du
modèle français pour constituer une police parallèle anticommuniste : « Pour combattre le
péril communiste, la France a organisé des cellules de policiers restreintes mais efficaces, en
dehors de la police normale, mais dépendant de la Sûreté nationale. Ces cellules sont dotées
de fonds et de moyens exceptionnels, et le personnel, bien que limité, est parfaitement
entraîné pour une tâche de telle nature. L’Italie est également en train d’instituer des
organisations de police secrète anticommuniste de ce type, sous le contrôle du ministre de
l’Intérieur, en utilisant des dirigeants de l’ex-police secrète fasciste comme éléments de base
au niveau structurel et organisationnel. »194
En 1948, Moyen créa le réseau de renseignement privé Milpol, financé par les banques
belges et dont les informations étaient transmises au SDRA. Moyen l’étendit au Congo belge
sous le nom de Crocodile. Après la création de Milpol, Henri Ribière et le SDECE lui
proposèrent de devenir le correspondant des armées secrètes en Belgique : « J’ai été contacté
par un agent des services secrets français en 1948 ou 1949, précisa Moyen le 12 novembre
1990. A l’époque, je m’occupais de la liaison entre Bruxelles et Paris. L’officier du SDECE
m’a proposé de participer au réseau clandestin qu’il, a dès ce moment, appelé Gladio. »195 « A
partir de là, nous aurons de multiples réunions avec Ribière, son gendre Bloch et le colonel du
SDECE Reboule, alias Roulers. » Ribière rajouta que ce « réseau Gladio était bien sûr couvert
par les autorités françaises mais qu’il désirait s’adjoindre des outsiders civils. »196
192 Le Soir, 14 novembre 1990.193 Rudi van Doorslaer et Etienne Verhoeyen, L’assassinat de Julien Lahaut, une histoire de l’anticommunisme en Belgique, EPO, Anvers, 1987, p. 143.194 Cité par Frédéric Laurent, L’orchestre noir, Editions Stock, 1978, p. 44-45.195 Le Drapeau rouge, 13 novembre 1990.196 Krop, op. cit., p. 530.
74
Moyen accepta de servir de liaison entre les armées stay-behind française et belge, et, de ce
fait, il devint la plaque tournante des réseaux clandestins qui se constituaient en Europe. Il eut
des relations en Italie, où il rencontrait le ministre Scelba, le plénipotentiaire responsable du
plan Marshall ainsi que le général Galli, il séjourna en Allemagne fédérale, en Espagne, en
Grande-Bretagne et en Suisse. En France où mise à part les rencontres avec Ribière et Moch,
il rencontrait régulièrement Henri Martin et Solborg. « Sur le plan de l’action, une
collaboration internationale dont le centre était sans doute Paris, était organisée. Nous
ignorons comment s’organisait cette coordination internationale mais son existence nous fut
confirmée par André Moyen » rapportèrent les journalistes Rudi van Doorslaer et Etienne
Verhoeyen. « C’est surtout l’Allemagne fédérale, la France et l’Espagne qui jouèrent un rôle
de premier plan. »197
En Belgique, Moyen mit en place une quinzaine de groupes stay-behind, ultérieurement
contrôlés par le SDRA-8. Deux membres des groupes de Moyen abattirent le 18 août 1950
devant son domicile Julien Lahaut, le président du PC belge. Trois jours plus tard le 21 août,
craignant semble-t-il des actes de représailles après le meurtre de Lahaut, De Vleeschauwer
fut exfiltré en Bretagne grâce à Moyen avec le concours d’agents du SDECE et de membres
du groupe d’Henri Martin.198
Néanmoins, les témoignages de l’ancienne barbouze sont à prendre avec une grande
circonspection. En effet, ses déclarations faites au journal Le Drapeau rouge et confirmées
deux jours plus tard dans le quotidien bruxellois Le Soir, comportent un pourcentage de
désinformation importante. Son récit est incomplet, il est rempli d’incohérences et
d’omissions. Désinformation volontaire ou non ? Il semblerait que Moyen, malgré son rôle
clef dans les réseaux stay-behind, ne connaissait que seulement une partie de l’iceberg. En
effet, le compartimentage est la clef pour comprendre le fonctionnement des services secrets,
et de n’importe quelle activité secrète. Comme le souligna le rapport parlementaire suisse sur
« le principe des organisations clandestines » : « Ce principe implique que chaque membre ne
connaît que son chef ainsi qu'un nombre restreint d'autres membres, mais aucun autre
supérieur. En raison des impératifs du maintien du secret, chaque membre individuel est privé
de vue d'ensemble et ne peut, à cause de ce cloisonnement absolu, que difficilement juger de
la légitimité des ordres qu'il reçoit. (…) Ces circonstances découlent du système dit de « need
to know », selon lequel, tous les militaires et membres de l'administration qui s'occupaient des
services secrets ne connaissaient que leur domaine spécifique et que personne ne disposait
197 Van Doorslaer et Verhoeyen, op. cit., p. 163.198 Faligot et Kauffer, op. cit., p. 52.
75
d'une vue d'ensemble des activités. »199 Dans le monde du renseignement, la tromperie et le
secret sont les éléments clés de la guerre. Ceux qui sont au sommet prendront toujours toutes
les mesures pour s’assurer du statu quo.
De ce fait, il est fort probable que Moyen n’avait aucune idée de la mesure dans laquelle il
était utilisé comme un pion dans le « grand jeu » qu’était le Gladio européen ; ce qui
expliquerait ses omissions, son manque de cohérence, et surtout sa tentative de diversion en
attribuant les crimes du Gladio à une organisation dénommée la « Catena » : « D’après mes
informateurs au sein de Glaive, il y eut des dissidences dans cette organisation. La plus
importante à dépasser en importance et en activité Gladio, il s’agit du réseau Catena, ce qui
veut dire chaîne en italien. Catena a multiplié les actions anticommunistes de tous types en
Europe. » Il poursuivit : « La plupart des membres de Catena l’étaient souvent également de
Gladio. L’idée était que Gladio devait rester camouflé et intervenir seulement en cas de
guerre. »200 Le surlendemain face au quotidien belge Le Soir, il nia toute implication de la
CIA dans la création des stay-behind, et il ajouta sur cette mystérieuse Catena : « Des gens
que j'ai connus soupçonnaient l'Opus Dei, le Vatican, Otto De Habsbourg, les Coudenhove-
Kalergi d'y être mêlés. »201
En réalité, la Catena (Comité antiterroriste nord-africain) ne fut rien d’autre qu’un réseau
terroriste créé par le SDECE. Elle fut l’une des ramifications de l’organisation dénommée la
Main rouge. Cette appellation va servir de terme générique à toute une série de réseaux
terroristes successivement appelés Catena, Therma, Fana… créés par le SDECE pour
démanteler les réseaux FLN (Front de libération nationale) en métropole et dans plusieurs
pays européens telles la Suisse, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie. De 1956 à 1961, la Main
rouge fut organisée comme un véritable service secret parallèle et disposa de plusieurs
sections (psychologique, renseignement, logistique, action, attentats et coup de main) ainsi
que d’une section financière, alimentée par les fonds secrets de certains ministères. Au sein du
SDECE, l’organisation était dirigée par le général Grossin et son chef « Action », le colonel
Roussillat.
Tous les attentats commis par la Main rouge furent réalisés par un nombre réduit d’agents
du service Action, le bras armé du SDECE. Le colonel Zahm et Leman désignaient ceux qui
allaient participer aux opérations « Arma » (pour les armes) et « Homo » (pour homicide). Au
SDECE, on appelait cela « jouer au ballon crevé. » En haut de la pyramide, Jacques Foccart 199 Evénements survenus au DMF (Département militaire fédéral) : rapport de la Commission d’enquête parlementaire (CEP DMF) du 17 novembre 1990, au nom de la Commission Carlo Schmid, Werner Carobbio, n° 90.022 (s.l.n.d, Berne, OCFIM, 1990), p. 204.200 Le Drapeau rouge, 13 novembre 1990.201 Le Soir, 14 novembre 1990.
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l’éminence grise de De Gaulle, Constantin Melnik le coordinateur du renseignement auprès
du Premier ministre Michel Debré, et Pierre Messmer le ministre des Armées, désignaient les
cibles des hommes que la Main rouge devait abattre sur la base des renseignements du
SDECE, de la DST et d’autres services connexes.202 « Nous avons téléguidé cette affaire de
bout en bout, précisa le général Grossin. Nous irons même jusqu’à faire écrire à Pierre
Genève un livre, La Main rouge, pour faire croire qu’il s’agit d’une organisation de pieds-
noirs extrémistes. Tous les autres protagonistes (…) n’étaient que des marionnettes mises en
place pour égarer les recherches. Seul le colonel Marcel Mercier (le dirigeant de la Main
rouge selon la presse – NDA) a effectivement joué un rôle. Il était chargé, au nom de notre
service, de faire le contact du SDECE avec le BND. »203
Le bilan de la Main rouge fut extrêmement sanglant et brutal : « Au cours de la seule
année 1960, 135 personnes ont été envoyés ad patres pendant les opérations « homo » du
service Action du SDECE, six bateaux coulés et deux avions détruits » revendiqua Melnik. Et
il donna la mesure de la mission qui a été allouée aux services spéciaux : « Pour faire face à la
guerre d’Algérie, la France gaullienne a disposé, quelle que soit la valeur morale de sa
politique, d’une des plus puissantes machines à tuer du monde contemporain. »204
La Catena n’était que pure désinformation, cette officine fantoche du SDECE qui aurait
dépassé en importance les réseaux stay-behind. Néanmoins, les agissements du service Action
chez ses voisins européens via la Main rouge pour lutter contre des membres du FLN, offrent
des pistes intéressantes pour comprendre l’importance de la France dans les armées secrètes
de l’OTAN. Le service Action (service 29) fut fondé par Henri Fille-Lambie alias Jacques
Morlanne qui créa à partir d’un fichier de tous les anciens volontaires spéciaux des unités
aéroportées, le noyau du service Action. Le 1er septembre 1946, le bras armé du service
Action du SDECE, le 11e Bataillon parachutiste de choc (le 11e choc), fut créé par Morlanne,
et basé au Fort de Montlouis. Le commandement en revint à Edgar Mautaint, qui fut vite
remplacé par Paul Assauresses, avant de devenir la 11e Demi-brigade de Parachutistes de choc
(11e DBPC) en octobre 1955, et d’être dissoute en 1963. L’entraînement des gladiateurs
français se déroulait sur plusieurs sites en France et à l’étranger en étroite collaboration avec
le 11e choc. Les deux corps entretenaient des relations fortes, et à plusieurs reprises des
membres du 11e choc intégrèrent l’armée secrète ayant pour nom de code Rose des Vents.
Dans son rapport Le SID parallèle – Le cas Gladio, Andreotti confirmait que « la France
s’occupa des territoires allemands et autrichiens soumis à son contrôle et du territoire national
202 Faligot et Guisnel (dir), op. cit., p. 53-54.203 Krop, op. cit., p. 479.204 Faligot et Guisnel (dir), op. cit., p. 55.
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jusqu’aux Pyrénées. »205 En Autriche, la première armée stay-behind fondée par Soucek et
Rössner fut découverte dès 1947. Peu de temps après, en coopération avec la CIA et le MI6,
Frank Olah fonda une nouvelle armée secrète ayant pour nom de code Österreichischer
Wander-Sport-und Geselligkeitsverein (OWSGV). Cependant, le rôle joué par le réseau
français dans le pays neutre demeure totalement inconnu.206
En revanche, plus ténus furent les liens qui unissaient les armées stay-behind allemande et
française. Selon les mémoires de Paul Aussaresses, le chef du service Action du SDECE,
Jacques Morlanne, s’occupait à constituer un plan de défense contre une invasion soviétique.
Il installa des caches d’armes « notamment en les enterrant dans la Forêt-Noire » dans le sud-
ouest de l’Allemagne, « ou en les jetant au fond de certains lacs, dans des sacs étanches. »207
Les gladiateurs français coopérèrent avec les soldats de l’ombre allemands et le BND
(Bundesnachrichtendienst) qui soutint la campagne d’éradication sans merci de la machine à
tuer du SDECE, la Main rouge, contre les indépendantistes algériens. Les Allemands mirent à
la disposition du 11e choc, l’unité qui commit tous les attentats de la Main rouge, leur centre
d’entraînement pour parachutistes d’Altenstadt en Bavière, qui servit de base arrière pour
leurs missions contre le FLN. « Des membres de Gladio et de nombreux agents du BND y
furent également recrutés en vue d’autres opérations spéciales »208 souligna le spécialiste des
services secrets allemands Erich Schmidt-Eenboom. Constantin Melnik ne reconnut que dix
attentats sur le sol allemand, dont quatre contre des activistes du FLN, quatre attaques
mortelles contre des marchands d’armes allemands et deux opérations contre la logistique du
FLN. Partenaire de l’ancien nazi Reinhard Gehlen, le dirigeant du BND, Melnik affirma
également, bien des années après, que les assassinats et les attentats avaient été décidés en
concertation avec le président français et planifié avec les services secrets allemands. Le BND
fournissait aux Français les renseignements nécessaires à la mise en œuvre précise de leurs
opérations sur le territoire fédéral. 209
Le colonel Mercier, un membre de la Main rouge, servit de contact entre le SDECE et les
services secrets ouest-allemands. A partir de 1958, il parcourut l’Allemagne de long en large
avec des faux papiers français pour les besoins de la lutte anti-FLN, avant d’entrer
205 Brozzu-Gentile, op. cit., annexe.206 Pour plus d’informations sur le stay-behind autrichien, cf : Daniele Ganser, « Secret Warfare in Neutral Austria during the Cold War », Internationale Zeitschrift für Sozialpsychologie und Gruppendynamik in Wirtschaft und Gesellschaft, 1 décembre 2009, p. 3-19.207 Paul Aussaresses, Pour la France : services spéciaux 1942-1954, Editions du Rocher, 2001, p. 262.208 Ganser, op. cit., p. 142.209 Erich Schmidt-Eenboom et Michael Müller, Histoire des services secrets allemands, Nouveau Monde Editions, 2008, p. 210-211
78
directement en contact avec Gehlen en novembre 1959. Pour renforcer les liens entre les deux
services secrets, dès 1957 le BND disposa d’un bureau au siège du SDECE sur le boulevard
Mortier. Outre cette antenne de liaison, il avait aussi une résidence à Paris, « Eva 55 –
Direction III » selon son nom de code dans les années 1960.
Les services secrets n’ont aucun ami, seulement des intérêts ; axiome qui illustra
parfaitement le triple jeu que joua Gehlen vis-à-vis de la France. Tandis qu’il aidait la Main
rouge et les gladiateurs français à éliminer les opposants algériens, il prenait contact avec la
branche modérée du mouvement par le biais de sa résidence au Caire où le FLN avait
constitué un gouvernement provisoire en septembre 1958. Par ailleurs pendant la guerre
d’indépendance, sous couvert d’être inscrits à l’université de Leipzig, 100 étudiants algériens
étaient formés à l’école des cadets de l’armée populaire d’Allemagne de l’Est à Naumbourg
pour devenir des combattants du FLN.210 La RFA soutint dès le début de la guerre froide les
indépendantistes algériens. Elle fournit des armes au FLN, et dès 1954 la RFA forma des
commandos du FLN par des officiers allemands ou musulmans qui étaient issus des écoles de
la Wehrmacht. Le SPD, le Parti social-démocrate, apporta aussi son soutien actif au FLN, au
point qu’une délégation du FLN participa au Congrès de Stuttgart du SPD de mai 1958. La
coopération entre le BND et le FLN alla encore plus loin : les services secrets allemands
voulaient aider le FLN, au début de l’année 1959, à organiser des attentats en France.
Toutefois, ce projet ne fut jamais mis à exécution.211
Tout en collaborant avec le FLN, le BND soutint également l’organisation terroriste OAS
(Organisation armée secrète), l’ennemi commun du gouvernement français et du FLN. « Des
agents du service de Gehlen travaillent en Afrique du Nord pour « L’Association allemande
en Afrique ». Les informations qu’elle glane sont transmises à des hommes de confiance de
l’OAS dans le cadre d’un échange par le quartier général de Gehlen à Pullach »212, relata le
quotidien est-allemand Berliner Zeitung.
Mais Gehlen n’arrêta pas là ses manipulations envers son voisin d’outre-Rhin. Lorsque
l’échec de l’OAS devint patent, le BND participa à la capture à Munich du chef de l’OAS
Antoine Argoud. Pour aider de Gaulle à kidnapper son pire ennemi, les services secrets ouest-
allemands hébergèrent à l’école de parachutistes d’Altenstadt début 1963 cinq soldats d’élite
du 11e choc. Il s’agissait de trois officiers et deux adjudants qui avaient servi en Indochine et
en Algérie. Ce même camp d’Altenstadt servit à l’entraînement conjoint entre gladiateurs
210 Ibid. p. 216.211 François-Georges Dreyfus, « Les Allemagnes contre l’Algérie française », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, Tome 31, numéro 3-4, juillet-décembre 1999, p. 533-540.212 Ibid. p. 214.
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français et allemands et membres du 11e choc et du BND. Les cinq soldats participèrent à
l’opération lorsque Pierre Messmer ordonna l’enlèvement d’Argoud. Ce ne fut donc pas le
gangster Georges Boucheseiche qui kidnappa le dirigeant de l’OAS. Un membre du
commando était tout simplement son sosie. « L’aide accordée par le BND à son partenaire
français pour cette opération avait jusque-là été tenue secrète », remarqua Schmidt-Eenboom,
avant de conclure qu’« en les accueillant à Altenstadt, les services secrets allemands avaient
fourni un bon camouflage aux Français pour la préparation et la mise en œuvre de leur
action. »213
Toutefois, en l’absence d’enquête officielle sur l’armée secrète française, il est pour l’heure
difficile de savoir les rôles et les relations du 11e choc et du réseau stay-behind français avec
leurs homologues du BND et de l’armée secrète allemande dans leur chasse aux militants du
FLN.
Cependant, la coopération entre l’Allemagne et la France dans le cadre du Gladio
continua. Il s’avéra que des documents montrés à la commission parlementaire italienne
enquêtant sur les attentats terroristes pendant les années de plomb, révélaient que des officiels
britanniques et français avaient visité une base d’entraînement en Allemagne, probablement
l’école de parachutistes d’Altenstadt, construite par de l’argent américain.214
Pour résumer, le rôle le plus patent de la France dans le Gladio européen reste l’Italie, où
elle l’intégra dans les comités clandestins de l’OTAN, installa et collabora avec des escadrons
fascistes anticommunistes, non seulement sur la péninsule mais aussi en Europe. Avec la CIA,
elle entraîna, finança, recruta des soldats du Gladio, et les méthodes employées par l’armée
française pendant la guerre d’Algérie servirent de substrat à la stratégie de la tension. Le
SDECE eut des contacts avec les stay-behind suisses, et en relation avec le Gladio allemand,
il commit des attentats sanglants sur son sol. Pour finir, il semblerait que les armées
clandestines de l’OTAN aient eu comme épicentre Paris.
La France, troisième homme derrière les Etats-Unis et la Grande-Bretagne dans la mise en
place des réseaux stay-behind ? La question mérite d’être posée.
213 Ibid. p. 215.214 The Guardian, 17 novembre 1990.
80
II : Les réseaux stay-behind
A. Le Plan bleu, un complot fasciste pour renverser la République ?
La décision que prit Ramadier de révoquer les ministres communistes, sur les ordres de
Washington qui lui fit comprendre que l’aide économique ne serait pas fournie tant que les
communistes resteraient au pouvoir, n’empêcha pas la continuation des grandes grèves de
1947 et le mécontentement de la classe ouvrière. Parallèlement, la rumeur d’un complot
communiste s’amplifiait. Très lié aux Américains et violemment anticommuniste, le général
Georges Revers, chef d’état-major des forces armées depuis le 11 mars 1947, donna foi aux
informations alarmantes qui lui parvenaient. Avec l’autorisation de Ramadier, le général
Revers acheta aux Etats-Unis un lot important de camions pour renforcer les groupes de
transport de l’armée. Un réseau secret radio-téléphonique fut installé pour que l’état-major fût
en relation constante avec les régions militaires.215 Une armée secrète fut alors construite sous
la direction des SAS pour faire face à une prise de pouvoir par le PCF. Connue sous le nom de
code « Plan Bleu », en référence aux documents trouvés contenant les directives à destination
des conjurés qui se trouvaient dans un cahier à couverture bleue, ce réseau stay-behind se
constitua en Bretagne ; la Bretagne étant géographiquement la zone la plus proche pour les
Anglais. « Nous constituons une organisation armée, particulièrement en Bretagne » se
souvient Victor Vergnes après une visite du lieutenant Jellicoe des SAS (venant de participer
à l’écrasement des communistes en Grèce), qui lui exposa lors d’une réunion la mise en place
de l’armée secrète.
Cette affaire mi-sérieuse et mi-loufoque fut révélée le 30 juin 1947, par le ministre de
l’Intérieur Edouard Depreux216, au cours d’une conférence de presse place Beauvau : « A la
fin de 1946, nous savions qu’il existait un maquis noir, composé de résistants d’extrême
droite, de vichyssois et de monarchistes. Il avait un plan d’attaque, appelé « Plan bleu », qui
devait se déclencher soit fin juillet, soit le 6 août. » Continuant son intervention auprès des
journalistes, Depreux s’arrêta avec force sur les mesures préparatoires du complot, destinées à
créer l’affolement dans la population. Il évoqua les pillages des fermes et les attaques des
banques qui auraient été mis sur le dos des communistes. Il parla des fausses circulaires du
parti, appelant les communistes aux armes, qui devaient être égarées dans les lieux publics.
215 Jean-Marie Augustin, Le Plan Bleu : Un complot contre la République en 1947, Geste Editions, 2006, p. 21.216 Membre de la SFIO à partir de 1918, Edouard Depreux fut résistant pendant la Deuxième Guerre mondiale. Sous la IVe République, il fut ministre de l’Education et ministre de l’Intérieur sous trois gouvernements différents. Il quitta la SFIO en 1958 pour fonder le Parti socialiste autonome, puis le Parti socialiste unifié en 1960.
81
Face à ce complot qui fit sensation, des personnalités en vue furent arrêtées et écrouées.
Tout d’abord, le comte Edme de Vulpain qui avec Aurouet de Mervelce auraient été les
dirigeants du complot. Son château des Bois près de Lamballes en Bretagne, où ont été mis au
point les derniers préparatifs du plan d’insurrection, fut perquisitionné le 24 juin 1947 par le
commissaire Ange Antonini. Il y découvrit des « armes lourdes, des ordres de bataille, des
plans de feux. » Un rapport gouvernemental mettait en cause les généraux Koenig217, de
Larminat218 et Béthouard. Trois autres militaires, le général Maurice Guillaudot, patron de la
gendarmerie bretonne et résistant, le général Jean Merson, responsable des services de
renseignement dans les années vingt, ainsi que le colonel Loustanau-Lacau219, un ancien
cagoulard, furent arrêtés.220 L’Action Rassemblement Combat, dont faisait parti le comte de
Vulpain, servit de couverture aux comploteurs. Ses membres de premier plan ont été pour la
plupart appréhendés tels Alexandre Ducoudray et Jean-André Faucher, un ancien indicateur
de la Gestapo et fondateur de l’Armée Française Loyale, une organisation paramilitaire et
anticommuniste. D’après Roger Faligot et Rémi Kauffer, Luc Robet, Paul Touvier et Henri
Soutif participaient aussi à l’armée secrète. Le dernier avait intégré la DGER et était le chef
du renseignement du Plan bleu. Son acolyte Paul Touvier fut pendant la guerre le chef de la
Milice de Lyon.221 Quant à l’anticommuniste Luc Robet, il réussit à démanteler des réseaux
anticommunistes et détecter des caches d’armes à Toulouse avec l’aide du capitaine Jean Joba
et les services franquistes.222
L’anticommunisme était la pierre angulaire qui rassemblait cet ensemble de personnalités
disparates : « C’est le point de convergence de tous les conjurés, à un moment où, au cours de
l’année 1947, un coup de force communiste est à craindre. La lutte contre l’ennemi commun
rassemble des nostalgiques de la monarchie et des républicains, des réprouvés de la
217 Résistant de la France libre, Pierre Koenig fut le général en chef des Forces françaises de l’intérieur (FFI) en 1944, et fut nommé gouverneur militaire de Paris peu avant la libération. Il devint Gouverneur militaire de la Zone française d’occupation en Allemagne de 1945 à 1949, avant de s’engager dans une carrière parlementaire pour le RPF. Il fut député du Bas-Rhin de 1951 à 1958.218 Compagnon de la Libération, Edgard de Larminat fut l’un des premiers militaires français à rejoindre les Forces françaises libres (FFL) en 1940. Il devint chef d’état-major général des FFL en 1943. Après la guerre, il fut nommé Inspecteur général des troupes d’Outre-mer en 1945, et en 1953 général d’armée. 219 Georges Loustaunau-Lacau fut l’initiateur en 1936 du Corvignolles, un service de renseignement anticommuniste dans l’armée. Il participa à la bataille de France et fonda le réseau Alliance, qui fut l’un des réseaux les plus actifs de renseignement de la Résistance. Il fut accusé au procès de la Cagoule en 1946 concernant son militantisme d’extrême droite d’avant guerre. Il fut élu en 1951 député des Basses-Pyrénées sous l’étiquette de l’Union des nationaux indépendants et républicains. 220 Faligot et Krop, op.cit, p. 85 et 86.221 Sur ordre des nazis, Paul Touvier participa à la persécution des Juifs et à la lutte contre les résistants. Le 10 janvier 1944, il assassina Victor Basch le fondateur de la ligue des droits de l’homme alors âgé de 81 ans. Premier Français condamné pour crimes contre l’humanité en 1994, il mourut en 1996 à la prison de Fresnes.222 Faligot et Kauffer, op.cit. p. 56.
82
collaboration et des héros de la Résistance, d’anciens pétainistes et des gaullistes
convaincus. »223
Selon les documents retrouvés dans le château du comte de Vulpain, le Plan bleu visait à
renverser la IVe République pour lui substituer un Directoire militaire qui devait promulguer
des actes constitutionnels en vue de fonder un régime de type fasciste. La conspiration devait
se dérouler suivant des « ordres d’opération militaire » successifs. Une phase pré-
insurrectionnelle envisageait tout d’abord une activité de renseignement en vue de préparer le
jour J. Il s’agissait de recenser les principaux centres d’activité communiste : cellules d’usine,
comités de quartier, amicales des anciens FTP (Francs tireurs et partisans) … ainsi que de
rechercher leurs dépôts d’armes. Le centre du complot se trouvant à Lamballe, il était
programmé de dresser la liste des unités militaires stationnées en Bretagne.
Au cours de la phase insurrectionnelle dite de conquête (jour J), la Bretagne devait être
découpée en sept zones, avec la mise en place d’un service de protection composé de 3250
hommes, la prise de points stratégiques en particulier l’occupation de Rennes, de Josselin et
de Rostrenen. Cette action militaire aurait été renforcée par la proclamation de la loi martiale.
Au même moment, un appel aurait été lancé à tous les officiers en activité et de réserve
stationnés dans les zones occupées en vue de mobiliser deux grandes unités autour des centres
de rassemblement à Rennes et Vannes. Toutes ces troupes qui devaient compter près de
25 000 hommes auraient été armées par le produit du pillage d’établissements militaires et
d’un camp de surplus américain proche de Rennes. Le déclenchement de l’insurrection devait
être marqué par un coup d’éclat, dans ce cas l’attaque de la maison d’arrêt de Vannes pour en
délivrer un certain Lucien Creté, un ancien maquisard qui avait assassiné en 1944 une femme
accusée de collaboration avec l’occupant.
Pendant ce temps, les troupes stationnées à Rennes renforcées d’éléments de la
gendarmerie et de l’armée devaient isoler Paris avec pour objectif de paralyser les centraux
téléphoniques et télégraphiques, les radios et les centrales électriques, puis attaquer la prison
de Fresnes pour y délivrer des prisonniers politiques.
Dans les territoires conquis, les administrations devaient être placées sous les ordres d’un
officier supérieur dénommé « gouverneur général des régions libérées. » Celui-ci devait
décréter la mobilisation générale et prendre les mesures politiques suivantes : dissolution du
parti communiste et interdiction de le reconstituer sous peine de mort, suspension de tous les
autres partis, des associations d’anciens combattants et des syndicats, interdiction du droit de
grève sous peine de mort, fin de la liberté de la presse, interdiction de tous les cultes sauf ceux
223 Augustin, op.cit., p. 289.
83
protestants et catholiques. En bref, l’objectif des fascistes était d’abroger la constitution de
1946 et des lois promulguées depuis la Libération. A titre provisoire et en attendant que le
peuple français se donne une constitution répondant à ses aspirations, le pays devait être régi
par les lois et les décrets en vigueur le 2 septembre 1939, i.e conformément aux institutions de
la IIIe République. Pendant ce temps, l’autorité suprême devait être exercée par un directoire
national composé de cinq membres ayant le rang et les prérogatives d’un général d’armée. Ce
directoire aurait eu un pouvoir dictatorial pouvant par simple décret rédiger des actes
constitutionnels, promulguer ou abroger des lois. Ses pouvoirs devaient cesser un an après la
promulgation de la future constitution de la République.224
Ce complot fasciste, qui en soi n’avait rien de novateur, innova dans le sens ou il préfigura
le massacre de la Piazza Fontana en 1969 commis par le Gladio et imputé aux militants de
gauche afin de les discréditer aux yeux de l’opinion publique. Afin de détériorer le climat
social très tendu en cette année 1947 qui figure parmi les plus conflictuelles de l’histoire
sociale française, les conspirateurs du Plan bleu avaient comme objectif de perpétrer des actes
de terrorisme dont ils prévoyaient d’accuser les communistes afin de créer des conditions
favorables à l’installation d’un directoire national investi de pouvoirs dictatoriaux : « Pour
créer un élément psychologique qui dresse l’opinion contre le parti communiste et permettre,
en affolant la population, de légitimer les opérations insurrectionnelles en les présentant
comme des mesures de légitime défense » relata un document secret intitulé « Ordre
d’opération n° 2 » rédigé le 10 mai 1947. Cette stratégie de la tension se déclinait en cinq
mesures, dont l’envoi de menaces de mort en faisant croire qu’elles étaient adressées par le
PCF, le pillage de fermes, répandre de fausses circulaires mettant en alerte les troupes
communistes, l’attaque de banques, ainsi que « faire circuler à travers le pays des hommes
capables d’exploiter les faits ci-dessus et répandre le bruit d’une prise très prochaine du
pouvoir par la force afin d’instaurer en France le régime soviétique. »225 Ces opérations sous
faux drapeaux avaient pour but de faire croire à la population un coup de force communiste,
afin de permettre aux conjurés d’arriver à Paris en libérateur.
Mais le Plan bleu eut aussi des ramifications à Chamalières avec le MAC (Mouvement
anticommuniste) et l’AFL (l’Armée française loyale) à Montbéliard. Trois mois avant la
révélation à la presse du Plan bleu par Depreux, la police judiciaire arrêta en mars 1947 les
membres du MAC et les enquêteurs découvrirent en perquisitionnant leurs domiciles
respectifs à Chamalières deux mitraillettes Thomson, des cartouches, des chargeurs, ainsi
224 Ibid. p. 61 à 67225 Ibid. p. 67 et 68.
84
qu’une petite quantité de plastique. L’AFL, quant à elle, fut fondée par Jean-André Faucher
pour organiser des milices en soutien des forces de l’ordre en cas de grèves. Alias colonel
Clark, Faucher était un ancien vichyste qui avait été délégué à la Propagande du maréchal
Pétain. Dénoncé comme indicateur de la Gestapo en 1946, il fut condamné à l’indignité
nationale et à la peine de mort par contumace. En 1947, il devint membre du Rassemblement
travailliste français, parti d’extrême droite fondé par Julien Dalbin, avant de quitter
l’organisation et de fonder l’AFL.
Il reste à savoir si ces trois organisations d’extrême droite formaient des groupes isolés ou
bien participaient à un vaste plan d’action, coordonné par les services secrets britanniques et
mis en application par leurs hommes de main français. Cette thèse d’un vaste complot
d’extrême droite liant le MAC, le Plan bleu, et l’AFL a été mise en avant par les
renseignements généraux. Si les liens entre Faucher et le Plan bleu sont indéniables, ceux
entre le MAC et le complot de Lamballe sont inexistants.226
D’un autre côté, d’autres sources nient totalement la préparation d’un coup d’Etat de 1947.
D’après Luc Robet qui avait été impliqué dans cette affaire : « Si le ministre de l’Intérieur
socialiste Depreux a fait monter le dossier du Plan bleu, c’était pour frapper un coup à droite,
après un coup à gauche. C’était aussi pour décapiter l’armée française qui avait une mentalité
de pronunciamento. »227 Ce complot aurait été utilisé par Depreux pour créer une diversion.
Après le départ des ministres communistes, les socialistes auraient grossi démesurément cette
affaire pour tenter de faire croire que le gouvernement Ramadier se battait sur deux fronts et
rallier à eux toutes les forces démocratiques.
Jean-Marie Augustin va plus loin et pense que le Plan bleu n’était qu’une forgerie
pitoyable montée de toutes pièces par Aurouet de Mervelce qui a manipulé le dupe comte de
Vulpain : « Ce Plan bleu doit être ramené a ce qu'il est réellement, c'est-à-dire une escroquerie
fabriquée de toutes pièces par un aventurier, nanti d'un faux nom, d'un faux titre et de fausses
décorations. Ce n'est donc pas à proprement parler une affaire politique, mais une vulgaire
affaire de droit commun. Aurouet dit de Mervelce qui vit d'expédients monte tout simplement
une arnaque en exploitant la peur du communisme pour tenter de soutirer de l'argent auprès
des maîtres de forges lorrains, de la direction des usines Michelin et des négociants en
champagne. Seulement, s'il veut paraître crédible, il lui faut échafauder un plan d'action et
obtenir des cautions morales du côté des généraux ayant appartenu à la France libre.
L'escroquerie prend alors les apparences d'un complot et le « major » fait mine de s'en
226 Ibid. p. 44.227 Faligot et Kauffer, op.cit., p 56.
85
convaincre. Lorsqu'il rencontre le comte de Vulpian, il trouve en lui le « pigeon » idéal. Le
châtelain des Bois l'héberge et le nourrit. Pour flatter et impressionner son hôte, Mervelce
ébauche sur les pages de son cahier bleu un plan de renversement du régime républicain qui
est effectivement, comme il l'a dit lui-même au procès, une pure spéculation de l'esprit... »228
Bizarrement, l’enquête concernant l’armée secrète fut confiée à Henri Ribière le chef du
SDECE, et Pierre Boursicot le patron de la Sûreté nationale et le successeur de Ribière à la
Piscine (le surnom du SDECE), qui s’avéreront des grands artisans des armées stay-behind
françaises. Cette enquête révéla que les armes trouvées sur tout le territoire national avaient
été payées en partie par Londres et Washington pour résister aux communistes et non pour
fomenter un coup d’Etat.229 En sus, le général Koenig qui fut accusé de participer au complot,
joua lui aussi un rôle dans la mise en place de l’armée secrète dite Rose des Vents.
Vaste escroquerie ou complot financé et coordonné par les services secrets britanniques
pour instaurer un régime fasciste ? Sans l’apport de nouvelles sources pouvant faire pencher
la balance entre l’une des deux thèses, il est difficile aujourd’hui d’émettre un avis définitif.
D’un côté, des personnalités furent membres par la suite du Gladio français et le Plan bleu
incorpora des criminels de guerre notoires tel Paul Touvier, ce qui rentrait dans la stratégie
des services secrets alliés d’après-guerre dans leur recrutement de nombre d’anciens fascistes,
nazis et militants d’extrême droite afin de les intégrer dans les armées stay-behind
européennes pour lutter contre les partis de gauche.
De l’autre, l’hypothèse que le Plan bleu n’aurait été qu’ « une pure spéculation de l’esprit »
d’Arouet de Mervelce est difficile à concevoir. Son plan préfigurait la stratégie de la tension
qui allait ensanglanter l’Italie 20 ans plus tard.
Face à l’agitation sociale de 1947 et à la peur d’un coup d’Etat communiste, il semblerait
que les services secrets de sa majesté aient repris contact avec certains de leurs anciens agents
avec lesquels ils avaient travaillé durant la guerre. Ainsi, à Paris, le MI6 renoua avec les
membres du réseau Alliance dirigé par Marie-Madeleine Fourcade.230 Tout en s’assurant un
soutien au sein de l’armée, des préparatifs de prise de pouvoir par les réseaux stay-behind
auraient été alors constitués pour contrer un coup de force du PCF. Mais en France personne
ne croyait à la réussite d’une prise du pouvoir par les armes ou d’un coup d’Etat communiste.
Louis Terrenoire, secrétaire général du mouvement gaulliste de 1951 à 1954, relata, lors
d’un entretien avec de Gaulle le 9 novembre 1947, que le général, fervent anticommuniste, ne
228 Augustin, op.cit. p. 291.229 Faligot et Krop, op.cit., p. 86. 230 Faure, op.cit., p. 636. Marie-Madeleine Fourcade succéda à Georges Loustaunau-Lacau à la tête du réseau Alliance, l’un des plus importants réseaux de la Résistance.
86
considérait pas la réussite d’un mouvement insurrectionnel comme probable : « En raison des
grèves qui couvrent le pays tout entier et des incidents qui, le jour même, vont plonger
Marseille dans l’émeute, en raison de l’impuissance de Ramadier à maîtriser la situation, de
Gaulle redoute ce qu’il appelle le « trou ». Oh ! il ne croit pas que les communistes aient des
possibilités aussi grandes qu’ils le prétendent. Une grève générale échouerait. »231
Même son de cloche dans le journal de Claude Guy relatant ses entretiens avec le général
du 21 janvier 1946, soit au lendemain de son brusque abandon du pouvoir, à octobre 1949.
Lors d’un entretien avec de Gaulle le 30 novembre 1947, « je (Claude Guy – NDA) lui fais
remarquer que, dans sa perspective de l’activité communiste dans les prochains mois, il
n’envisage pas la possibilité d’un coup d’Etat : « Tout se passe, dans votre analyse de la
situation, comme si vous ne croyiez pas à la « bagarre ».
-Non, je n’y crois pas ! Pourquoi la bagarre ? Où cela les conduirait-il ? A prendre le
pouvoir ? Ils savent bien qu’ils ne pourraient pas le conserver. On ne veut pas d’eux !
-Ils peuvent envisager leur maintien par la terreur, mon général…
-Pour cela, il leur faudrait des hommes et des armes ! Or, ni l’armée ni la police ne sont
pour eux. »(…)
Comme je n’ai par l’air convaincu, il devient de plus en plus décisif : « Mais oui !
Comment ne voyez-vous pas que, le jour où, par exemple, ils essaieraient de franchir les
grilles d’un ministère, il n’y aurait pas de question : la police comme la troupe tirerait !
Quoiqu’elle n’ait pas encore envie d’intervenir, l’opinion commence déjà à en avoir assez !
Vous verrez, dans un mois, les communistes susciteront partout l’animosité, les grèves seront
devenues souverainement impopulaires et les gens chercheront à la faire payer aux
communistes. » »232 Effectivement, les conséquences de ces grèves pour le PCF furent, d’une
part, le creusement d’un véritable fossé avec les autres forces politiques particulièrement avec
la SFIO, d’autre part, l’anticommunisme revint en force notamment les critiques l’accusant
d’être au service de l’étranger.
Paul Aussaresses était du même avis que de Gaulle concernant le coup d’Etat : « Les
représentants du RPF sont venus me voir et ils m’ont annoncé la préparation d’un coup d’Etat
communiste. Ils m’ont donc proposé une milice armée. Assez sèchement je leur ai répondu :
231 Louis Terrenoire, De Gaulle 1947-1954. Pourquoi l’échec ? Du RPF à la traversée du désert, Plon, 1981, p. 57. L’essentiel de l’ouvrage est tiré du journal que Terrenoire a tenu de 1947 à 1954. 232 Claude Guy, En écoutant de Gaulle, Editions Grasset et Fasquelle, 1996, p. 369. Claude Guy était l’un des plus proches collaborateurs de De Gaulle. Son journal retrace sa vie avec le général de 1944 à 1949, alors qu’il vivait avec la famille de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises. Par ailleurs, dès 1946, de Gaulle pensait déjà qu’un coup de force communiste était peu probable : cf. sa discussion avec Michel Debré dans Guy, op.cit., p. 142-143.
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« Vous imaginez André Tournet, sénateur communiste de la région et compagnon de la
Libération, organisant un coup de force ? Non, ce n’est pas possible. » »233 Les services
secrets britanniques ne disposant d’aucun soutien au sein des services de renseignement, de
l’armée ou des membres du gouvernement, ce complot aurait alors été tué dans l’œuf. Après
la découverte du Plan bleu par les renseignements généraux qui ne passionnait plus que
quelques nostalgiques du régime de Vichy disséminés en Bretagne, en Franche-Comté et en
Auvergne, Depreux s’en serait alors servi comme outil politique pour renforcer le
gouvernement Ramadier.
B. L’ingérence américaine : organisation anticommuniste et police parallèle
a. Les Etats-Unis en guerre contre le syndicalisme européen
L’échec du Plan bleu ne mit pas fin aux agissements des services secrets américains et
britanniques sur le sol français. Suite à l’éviction des communistes du gouvernement soutenue
par les Etats-Unis, le PCF se trouva rejeté dans un ghetto politique dont il ne sortira plus sous
la IVe République. Pour affaiblir radicalement le parti communiste, la CIA s’attaqua à son
principal atout pour peser sur le gouvernement : le syndicalisme en l’organisation de la CGT
(Confédération générale du travail) dirigée par Benoît Frachon. La CGT qui était alors une
puissante organisation de masse, regroupait 3 775 000 adhérents en 1946 et représentait le
support fondamental du parti.
Washington pour diviser les syndicats communistes en Europe dépêcha Jay Lovestone,
directeur de la section internationale de l’American Federation of Labor (AFL), et Irving
Brown membre de l’AFL et adjoint pour l’Europe de Lovestone à partir de 1944, un « juif
libre penseur » et véritable agent itinérant de la CIA dans sa lutte contre les syndicats
communistes. Lovestone élaborait la stratégie syndicale anticommuniste pour l’Europe, et
Brown la mettait en œuvre sur le terrain.
Dès son arrivée à Paris en 1945, Brown déclara publiquement qu’il venait en France et en
Italie pour créer des syndicats non communistes afin d’affaiblir la CGT et son homologue
italienne, la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavor). Dans ce but, il appuya la
fraction Force ouvrière (FO) qui s’était constituée depuis 1944, et était dirigée par Léon
Jouhaux et Robert Bothereau. Fin 1947, l’objectif fut atteint et la fraction FO, soutenue et
financée par Brown mais aussi par le puissant syndicat allemand DGB (Deutscher
Gewerkschaftsbund), proche du Parti social-démocrate (SPD), et des trade-unions
233 Faligot et Krop, op. cit., p. 86.
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britanniques qui servaient de relais à l’ALF, se retira de la CGT. Cette scission affaiblit
durablement le syndicalisme français. Une fois l’opération terminée, George Meany, le
président de l’AFL, déclara au Press Club de Washington : « Je suis fier de vous dire, parce
que nous pouvons nous permettre de le révéler maintenant, que c’est avec l’argent des
ouvriers de Detroit et d’ailleurs qu’il nous a été possible d’opérer la scission très importante
pour nous dans la CGT, en créant le syndicat ami Force ouvrière »234
En 1951 lorsque la manne du plan Marshall se tarissait, la CIA prit le relais via l’AFL et
versa à Lovestone et Brown un million de dollars par an, et même 1 600 000 dollars en 1954.
Ces fonds étaient non seulement destinés à FO, mais aussi aux syndicats italiens, aux dockers
de Marseille ou à d’autres ports méditerranéens et à d’autres opérations à caractère syndical.
L’Agence finança également la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) par
l’entremise de Thomas Braden, l’un de ses agents.235 Par ailleurs, il se pourrait que certains
membres de FO qui ont combattu la CGT, puissent avoir été membres des réseaux stay-
behind. Selon un ancien agent de la CIA Thomas Polgar, « si vous aviez utilisé des syndicats
locaux pour combattre le communisme, il est probable que vous auriez demandé à ces mêmes
dirigeants syndicaux d’entrer dans le réseau stay-behind. »236
Cette lutte contre les syndicats s’intégrait directement dans la stratégie des armées secrètes
où le SDECE et le SIFAR reçurent des ordres de Washington pour appliquer le plan
Demagnetize. Daté du 14 mars 1952, ce mémorandum top secret émanait du Comité des chefs
d’États-majors interarmées (Joint Chiefs of Staff), et avait comme objectif final de « réduire
les forces des PC, leurs ressources naturelles, leur influence dans les gouvernements italiens et
français, et en particulier dans les syndicats, de façon à réduire au minimum le danger que le
communisme puisse s’enraciner en France et en Italie et mettre en cause les intérêts
américains dans ces pays. » La limitation du pouvoir des communistes dans ces deux pays
était « un objectif fondamental qui doit être atteint par n’importe quel moyen. » Faisant fi des
institutions démocratiques et violant la souveraineté nationale, le plan Demagnetize devait
être mené sans que les deux gouvernements en aient connaissance : « Etant évident que celui-
ci (le plan Demagnetize – NDA) peut présenter des interférences avec leur souveraineté
nationale respective. »237
En parallèle du plan Demagnetize, le Psychological Strategic Board associé à la CIA, au
Pentagone et au département d’Etat entama l’élaboration d’un plan de guerre psychologique
234 Paul Labarique, « AFL-CIO ou AFL-CIA ? », Réseau Voltaire, 2 juin 2004.235 Charpier, op. cit., p. 45-46.236 Jonathan Kwitny, « The CIA’s Secret Armies in Europe : An International Story », The Nation, 6 avril 1992.237 Cité par Brozzu-Gentile, op. cit., p. 70.
89
contre le PCF dénommé le plan Cloven. Ce plan qui avait pour but de faire interdire le parti
communiste avait comme dirigeant Jean Baylot et Jean-Paul David, deux éléments clés de la
lutte anticommuniste aux mains des Américains.238
b. Paix et Liberté
Tout en poursuivant leurs efforts de diviser la classe ouvrière en s’attaquant aux syndicats,
les Etats-Unis furent à l’origine d’une organisation anticommuniste qui eut des ramifications
dans toute l’Europe, ainsi qu’en Australie, au Vietnam et en Turquie : Paix et Liberté. A Paris,
ce mouvement était dirigé par Jean-Paul David, l’une des personnalités les plus influentes de
la IVe République. Député de Seine-et-Oise depuis 1946, élu maire de la ville de Mantes
l’année suivante, Jean-Paul David était le secrétaire général du Rassemblement des gauches
républicaines (RGR), un cartel électoral réunissant, entre autres, le Parti radical, l’Union
démocratique et socialiste de la République (UDSR), le Parti démocrate, ainsi qu’une myriade
de petites formations. Le RGR servait aussi de centre d’information et de propagande au
service des partis qui y appartenaient.
Paix et Liberté fut créée le 7 septembre 1950 par la CIA et l’OTAN 239, en réponse à l’appel
de Stockholm lancé par le Mouvement mondial des partisans de la paix le 19 mars 1950, qui
exigeait l’interdiction absolue de l’arme atomique. Créé par le Kominform en 1949, ce
mouvement était une arme aux mains des Soviétiques qui utilisaient le thème de la paix pour
gêner les dirigeants occidentaux en les délégitimant auprès de leur opinion. De l’autre côté,
Paix et Liberté se présentait comme un mouvement de masse réunissant des citoyens épris
d’une paix véritable, par opposition à celle que vantait la propagande communiste. Conçue à
Washington et relayée à Paris par David Bruce, un ancien de l’OSS et ambassadeur des Etats-
Unis à Paris jusqu’en 1952, le président du Conseil René Pleven fonda Paix et Liberté et plaça
à sa tête Jean-Paul David.240 En septembre 1950, René Pleven convoqua à Matignon les
principaux leaders de la Troisième Force, une coalition gouvernementale qui avait succédé au
238 Concernant la guerre psychologique et culturelle qu’entama la CIA en Europe, cf. Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Editions Denoël, 2003. L’auteure y décrit le programme secret de propagande mis au point par la CIA, qui fit de la culture une véritable machine de guerre pour combattre le bloc soviétique. De considérables moyens financiers et humains furent employés pour utiliser la littérature, la musique, l’art et la presse comme armes idéologiques en faveur des Etats-Unis. De Raymond Aron à Arthur Koestler en passant par Jackson Pollock, de très nombreuses personnalités du monde littéraire et artistique ont été financées, utilisées par la CIA, soit directement par des officiers traitants, soit par l’intermédiaire de fondations.239 Laurent, op.cit., p. 49.240 Charpier, op.cit., p. 110-112
90
tripartisme, pour lutter contre les cinquièmes colonnes communistes. Il avait été convenu que
ce mouvement serait politiquement neutre, i.e exclusivement orienté contre la menace
communiste, sans qu’aucune formation de la Troisième Force ne puisse tirer bénéfice de son
action. Elle réunit donc tous les partis : la SFIO, le MRP, le RGR, et même le parti gaulliste
violemment anticommuniste. Ainsi, Jean-Paul David obtint-il que chaque parti délégua auprès
de lui un représentant qui serait chargé de la liaison avec sa formation politique et du contrôle
de la neutralité du mouvement.
Paix et Liberté avait comme but d’organiser une guerre psychologique contre le PCF en
répandant de la propagande antisoviétique, en éditant quantité d’affiches, en produisant une
émission de radio, en imprimant toutes sortes de textes et de tracts et en organisant un certain
nombre de manifestations. Dès l’automne 1950 pour répondre à la lutte pour la paix du PCF,
l’organisation afficha « la colombe qui fait boum » (éditée à 200 000 exemplaires) parodiant
l’affiche de Picasso « la colombe de la paix », que le poète et romancier Louis Aragon avait
choisie pour le Congrès mondial des Partisans de la Paix qui se tint à Paris en avril en 1949.
La colombe devenant sur cette image un char soviétique. Ce fut Jules Moch, ministre de la
Défense nationale, qui proposa de faire imprimer l’affiche clandestinement, la nuit, à l’Ecole
militaire par des sous-officiers de carrière. 241
Les ressources de Paix et Liberté venaient en partie du patronat, mais bien souvent celui-ci
n’était qu’un relais par lequel transitaient des fonds venus de la CIA. Comme dans le cas de
FO, l’Agence préférait passer par des intermédiaires : « Le soutien apporté à Paix et Liberté et
à FO représente l’essentiel des efforts déployés par la CIA pour promouvoir des organisations
de masse anticommunistes en France dans les années 50. »242 Installée à Paris au 8 villa
Bosquet dans le VIIe arrondissement, l’organisation dépensa en six mois des centaines de
millions de francs anciens pour contrer le PCF et la CGT. Pierre Rostini, le bras droit de
David qui s’occupait de la liaison avec les imprimeurs et les principales sociétés d’affichage,
créa la société Informations générales et Publicité (IGEP) pour faciliter les transactions
financières des fonds secrets de la CIA. L’IGEP servait à payer les fournisseurs, tandis que la
Société pour l’étude et la diffusion de documents économiques et sociaux (SEDDES), fondée
par Rostini le 20 septembre 1950 quelques jours après la création de Paix et Liberté,
s’occupait de la collecte des fonds. Selon les Renseignements généraux, qui avaient rédigé
plusieurs notes sur la SEDDES, celle-ci se composait « de membres titulaires et de membres
bienfaiteurs. Ces derniers, industriels, financiers, commerçants, groupements divers (…),
241 Jean Delmas et Jean Kessler (dir), Renseignement et propagande pendant la guerre froide (1947-1953), Complexe, Bruxelles, 1999, p. 200.242 Wall, op.cit., p. 219.
91
acquittent une cotisation annuelle de 2000 francs. (…) Les ressources de l’association
comprennent aussi des subventions de l’Etat. »243
Jean-Paul David fonda des ramifications de Paix et Liberté à travers l’Europe. En 1952, à
la demande de Georges Bidault le ministre des Affaires Etrangères, David entreprit une
tournée de six mois auprès des gouvernements des pays qui avaient signé le Pacte atlantique
pour les entretenir de la guerre psychologique. La France qui avait apporté son soutien aux
efforts de l’Italie en faveur d’une plus grande intégration dans l’OTAN des problèmes de
guerre psychologique, David fut envoyé à Rome en juin 1952 : « Commandée par le
gouvernement français, vint à Rome, M. David, président du Mouvement Paix et Liberté pour
collecter des informations sur la situation interne de l’Italie, et sur l’action menée par les
responsables politiques face à la propagande politique. Il a rencontré le président De Gasperi,
le chef d’état-major et le chef de la police. »244 David proposa, au nom du gouvernement
français, un partenariat bilatéral sur les questions de la guerre psychologique, ainsi que la
création en septembre 1952 à Milan d’une section italienne de Paix et Liberté. Selon le
rapport parlementaire italien de 1995, Paix et Liberté agissait directement sous les ordres de
l’OTAN. Il fut aussi découvert que Georges Bidault, qui avait envoyé David en Italie, avait
suggéré en 1953 lors d’une réunion du Conseil Atlantique de l’OTAN, que Paix et Liberté
« procède à une réorganisation des services de renseignement de l’OTAN et devienne un
moteur central de la coordination des actions internationales contre le Kominform. »245
La ramification italienne de l’organisation anticommuniste française Paix et Liberté, fut
confiée à Edgardo Sogno et fondée en 1953. Sogno était le directeur du Planning
Coordination Group de l’OTAN depuis 1951, et il devint membre de Propaganda Due (P2) en
1979, tenta un coup d’Etat en 1974 en Italie, et fut impliqué dans le coup d’Etat manqué de
Borghese. Dénommée Pace e Libertà, la principale activité de l’organisation était d’espionner
les ouvriers du constructeur automobile Fiat qui avaient des sympathies communistes et de
dresser des fichiers de renseignement sur eux. Cette création n’était pas esseulée, puisque dès
1951, David a encouragé la mise sur pied de comités nationaux en Belgique, aux Pays-Bas, au
Danemark, en RFA, en Grèce, au Vietnam, en Australie et en Grande-Bretagne regroupés
dans un éphémère Comité international de Paix et Liberté. Selon un rapport confidentiel du
ministère de l’Intérieur italien, cette organisation internationale anticommuniste organisa en
janvier 1956 à Milan, une conférence internationale regroupant des représentants de l’Italie, 243 Cité par Charpier, op.cit, p. 114.244 Senato della Repubblica. Commissione parlamentare d’inchiesta sul terrorismo in Italia e sulle cause della mancata individuazione dei responsabiliy delle stragi : Il terrorismo, le stragi ed il contesto storico politico. Redatta dal presidente della Commissione, sénateur Giovanni Pellegrino, Rome, 1995.245 Ibid.
92
de la France, de la Belgique, de la Suisse, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Les représentants
qui n’avaient pu participer à la conférence envoyèrent « des messages de solidarité et
d’espoir. » Le rapport indiquait aussi que « le congrès, tout en tenant compte du mode
particulier d’action dépendant de la situation politique de chaque pays, a convenu que, compte
tenu des progrès constants du bolchevisme dans le monde et puisque le communisme est une
grave menace pour les institutions fondamentales des Etats démocratiques, le congrès devrait
favoriser un anticommunisme d’Etat. »246
L’activité anticommuniste de David se faisait en étroite collaboration avec Washington qui
supervisait l’ensemble des organes de Paix et Liberté répartis aux quatre coins du monde. En
1952, David fut reçu par le secrétaire d’Etat Dean Acheson. Un an plus tard, il séjourna une
semaine aux Etats-Unis et eut des entretiens avec le secrétaire d’Etat John Foster Dulles et le
Pentagone, où il entretint les officiels étasuniens de l’action de propagande entreprise en
France contre le PCF, tout en leur signifiant qu’elle ne faiblissait pas. En témoignage de ses
activités anticommunistes, le magazine Reader’s Digest organisa un dîner en son honneur. 247
c. La police parallèle anticommuniste de Jean Dides
Comme le souligna l’enquête parlementaire italienne : « Il convient également de noter
qu’il y a des indications documentées pour établir l’hypothèse, toutefois pas entièrement
assurée, que les activités de ces organismes privés sont allés au-delà de la propagande
connue. »248 Jean-Paul David et son mouvement couvraient les activités clandestines de la
police parallèle anticommuniste formée d’anciens militaires, de policiers, de paramilitaires et
dirigée par Jean Dides. Ce policier fit carrière aux Renseignements généraux (RG) de 1937 à
1944. En 1942, il fut nommé inspecteur principal des RG à la 5e section chargée de traquer les
ennemis intérieurs, les dissidents, les prisonniers évadés, les juifs, et les réfractaires au STO
(Service du travail obligatoire). Destitué de son grade de commissaire après la Libération,
Dides devint membre du RPF en 1947, et en 1951 il fut rétabli commissaire et nommé à la
tête de la 7e section aux RG, un service parallèle de la Préfecture de police chargée de la lutte
anticommuniste.
246 Ibid.247 Delmas et Kessler (dir), op. cit., p. 210.248 Senato della Repubblica, 1995, op. cit.
93
Depuis 1947 et l’éviction des communistes du gouvernement, Dides se chargeait déjà des
sales besognes de la République avec la constitution d’une police parallèle. L’ancien
secrétaire général du Syndicat général de la police (SGP), Jean Chaumac déclarait dans un
entretien avec l’historien Maurice Rajsfus : « Dès 1947, avec l'aide du commissaire Jean
Dides, le pouvoir mettait en place une police de l'ombre susceptible de monter des mauvais
coups, de pratiquer le fichage, l'espionnage et la provocation d'une manière structurée.
S'ajoutait à cela la mise en place de réseaux dont le rôle était d'intimider les témoins. Tout ce
système de perversion civique sera institutionnalisé avec l'arrivée de Jean Baylot à la tête de
la préfecture de police, en 1951. »249 Ancien militant syndicaliste, résistant, préfet de
Marseille en 1947-1948, Jean Baylot était membre de Paix et Liberté et un haut dignitaire de
la Grande Loge en France.
Selon le journaliste de L’Humanité Alain Guérin, auditionné à l’Assemblée nationale en
1982 durant l’enquête parlementaire concernant le Service d’action civique (SAC), le bras
armé du gaullisme, la police de Dides avait été fondée par les Etats-Unis : « Historiquement,
le service d’ordre du RPF a donné naissance au réseau Dides qui était aussi une antenne
américaine comme il en existait d’autres en Italie. » Effectivement, la constitution de police
parallèle anticommuniste s’inscrivait directement dans la stratégie de Washington d’après-
guerre. Jean Dides était aussi étroitement en contact avec des agents du FBI. Suite à son
audition devant le président Alain Hautecœur, Guérin ajouta une note que la Commission
parlementaire décida d’annexer : « « Le réseau Dides » doit son nom au commissaire Jean
Dides, plus tard député poujadiste. Le« réseau Dides » qui était en contact avec l’ambassade
des États-Unis par l’intermédiaire d’un diplomate nommé Lallier, avait pour cheville ouvrière
André Baranès et Alfred Delarue. Baranès était un membre du PCF qui s’était mis au service
du directeur de la Sûreté Nationale Hirsch puis du préfet de police de Paris Jean Baylot.
Alfred Delarue, alias « Monsieur Charles » était un ancien membre des Brigades spéciales
sous l’occupation, condamné aux travaux forcés à la Libération, évadé du camp de Noë,
récupéré par les Renseignements généraux auxquels il avait permis de retrouver leurs archives
anticommunistes d’avant la guerre. Qualifié de service « extra-muras » à la préfecture de
police, le « réseau Dides » reste un des plus parfaits exemples de « police parallèle ». »250
Le préfet Baylot décida avec le ministre de l’Intérieur Charles Brune, d’installer Dides et
son bras droit Delarue dans un local de Paix et Liberté situé rue Tailbout à Paris. La police
249 Maurice Rajsfus, La police de Vichy. Les forces de l’ordre françaises au service de la Gestapo : 1940-1944, Le Cherche Midi, 1995, p. 276.250 Audition d’Alain Guérin devant l’Assemblée nationale. Disponible en ligne : http://bellablanqui.ifrance.com/article.php3?id_article=22
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parallèle nichée au sein de l’organisation de David entreprit des attentats contre le PCF,
pendant que Paix et Liberté continuait sa guerre psychologique contre les communistes. Au
cours de l’été 1951, une série d’attentats détruisit à Paris plusieurs locaux communistes. Au
mois d’août, trois librairies du parti, dont celle de l’association France-URSS, furent
soufflées, ainsi que le Centre de diffusion du livre et de la presse. Sur les lieux d’un des
attentats, la police retrouva dans les décombres une grenade de fabrication américaine. Le 5
septembre, la Banque commerciale soviétique pour l’Europe du Nord fut à son tour
plastiquée. Dans les gravats, les policiers trouvèrent à chaque fois des cartes de visite de Paix
et Liberté.251
A partir de 1953 avec la fin de la guerre de Corée, qui laissa la Corée du Nord et du Sud
ravagées et où les Américains utilisèrent pour la première fois le napalm et des armes
bactériologiques avec l’aide de criminels de guerre japonais, l’aide massive dont avait
bénéficié Paix et Liberté de la part des services secrets américains s’estompa peu à peu. Avec
la mort de Staline la même année, la peur d’une troisième guerre mondiale, émotion sur
laquelle l’organisation avait bâti sa popularité, déclina. Même s’il avait perdu près de 420 000
adhérents de 1946 à 1953, le PCF restait le premier parti de France.
En 1954, 50 ans avant l’affaire Clearstream, l’Affaire des fuites sonna le glas de la police
parallèle de Jean Dides. Cette affaire qui se déclencha vers la fin de la guerre d’Indochine,
avait été montée de toutes pièces par Dides pour salir François Mitterrand, alors ministre de
l’Intérieur. Aux yeux de Dides, Mitterrand était trop favorable à la décolonisation et avait, en
outre, démis de ses fonctions le préfet de police Jean Baylot. Dides fit dérober les comptes
rendus du Comité de Défense nationale dans le coffre du secrétaire, le haut fonctionnaire Jean
Mons, les fit copier et les transmit au PCF par l’intermédiaire du journaliste André Baranès.
Ces fuites, qui tombèrent sur le bureau du communiste Jacques Duclos, étaient des
informations confidentielles sur l’effort de guerre français en Indochine. L’effet de ces fuites
était d’autant plus néfaste que le gouvernement était en train de négocier à Genève la
conclusion du conflit indochinois.
Dides fit parvenir au chef du gouvernement, Pierre Mendès-France, des informations selon
lesquelles Mitterrand aurait été à l’origine des fuites. Mendès-France entama alors une
enquête confiée aux services secrets sur le ministre de l’Intérieur. La supercherie fut
découverte deux mois plus tard, mais Mitterrand ne pardonna jamais à Mendès-France qu’il
ait pu ne pas l’avoir averti d’une enquête parallèle qui le prenait pour cible. Victime de ce
coup monté, Mitterrand ne se priva pas de considérer, dans son essai Le Coup d’Etat
251 Charpier, op. cit., p. 123.
95
permanent, que l’Affaire des fuites « joua un rôle considérable dans le travail de démolition
de la démocratie et fut l’une des causes immédiates de la chute de la IVe République. »252
Suite à cette affaire, Dides fut révoqué de son poste de commissaire, et en 1956 il fut élu
député de Paris sur une liste patronnée par Pierre Poujade, et il fit partie du groupe de pression
Algérie française, à la Chambre des députés.
Jean-Paul David fut aussi accusé pendant l’Affaire des fuites via les liens qu’avait Dides
avec l’organisation anticommuniste. A partir de 1954 et l’entrée de la guerre froide dans la
période dite de coexistence pacifique fondée sur la doctrine de l’équilibre de la terreur, Paix et
Liberté s’étiola et disparut en 1955.
III : De Gaulle et les stay-behind
A. Le Gladio français
a. La Rose des Vents
L’organisation anticommuniste Paix et Liberté destinée à engager une guerre
psychologique contre le PCF, et son bras armé la police d’extrême droite de Jean Dides,
s’étaient développées en parallèle du réseau stay-behind français le plus notoire, i.e l’armée
secrète qui avait pour nom de code Rose des Vents, en référence, comme son homologue
italien créé en 1974, à l’étoile symbole de l’OTAN. La CIA, après l’échec du Plan bleu,
voulait toujours engager une guerre secrète contre les forces de gauche : « Ils veulent
empêcher la gauche d’accéder au pouvoir, et, encore plus, d’arrêter la participation
communiste au sein du gouvernement » relata l’ex-agent de la CIA Philip Agee, qui se réfugia
en France après avoir quitté l’Agence en 1969 pour écrire un livre dénonçant les actions
clandestines de son ancien employeur.253 Se servant de la menace communiste pour justifier
leurs actions clandestines, la CIA aida à mettre en place le réseau stay-behind Rose des Vents
baptisé aussi Arc-en-ciel, Mission 48, ou EON III, le parallèle du Gladio italien.
« Plan bleu et Rose des Vents n’avaient aucun rapport, selon Raymond Hamel un ancien
gladiateur. En cas d’invasion des rouges, il s’agissait de recréer une ossature de « taupes », de
252 Publié en 1964 sous la présidence de De Gaulle, Mitterrand y dénonçait la toute-puissance du général qui marginalisa et le gouvernement et le Parlement. Cf. François Mitterrand, Le Coup d’Etat permanent, Belles Lettres, 2010. Dans son autobiographie, son épouse Danielle Mitterrand, soutint même la thèse d’un complot d’obédience gaulliste : cf. Danielle Mitterrand, Le livre de ma mémoire, Jean-Claude Gawsewitch, 2007.253 Philip Agee et Louis Wolff, Dirty Work: The CIA in Western Europe, Zed Press, Londres, 1978. p. 182.
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« dormants », dans toute la France. »254 En 1947, à la proposition du socialiste Henri Ribière
le directeur général du SDECE, et de son adjoint Pierre Fourcaud, le Premier ministre Paul
Ramadier créa l’armée stay-behind subordonnée à la présidence du Conseil et rattachée au
Service action du SDECE.255 Des contacts avaient été pris avec les Américains avant la
création de la Rose des Vents. Après avoir envoyé les communistes le 4 mai 1947, Ramadier
autorisa le ministre des Affaires étrangères Georges Bidault, à négocier un accord militaire
secret avec les Etats-Unis. Des discussions furent conduites par le général Pierre Billote et le
général George Marshall, de décembre 1947 à mai 1948, dans un fort près de New York.256
Selon le général François Meyer, le SDECE, avant la création de la Rose des Vents, avait
instauré au cours de l’année 1947 la mission Smala, un réseau stay-behind. En cas d’invasion
soviétique, inévitable selon les sentiments de l’époque, les hommes recrutés devaient
rejoindre l’Afrique du Nord par l’Espagne afin de préparer la reconquête nationale.257
L’opération Rose des Vents était destinée à détecter les éléments subversifs au sein de la
IVe République. En cas d’occupation soviétique, l’opération prévoyait aussi d’évacuer le
gouvernement vers le Maroc et le Sénégal. Par mesure de prudence face à une invasion
soviétique, les archives les plus importantes du SDECE furent alors microfilmées et envoyées
au Sénégal.258 L’instruction concernant la mise en place de l’exfiltration du gouvernement,
datée du 28 janvier 1947, fut adressée au service 259/7 du SDECE dirigé par Jacques
Locquin, qui était chargé de la surveillance politique de l’Allemagne et de l’Autriche. Quant
au général d’armée Pierre Koenig le chef des forces françaises en Allemagne siégeant à
Baden-Baden, il était chargé de mettre en place des nœuds d’interception en France et en
Allemagne le long des axes de la Belgique, de la Sarre et de Kiel. En cas d’une invasion
soviétique, ces nœuds étaient censés devenir des réseaux d’action.259
Parallèlement, Henri Ribière le directeur du SDECE et son chef de cabinet Bloch en liaison
avec André Moyen, conçurent un découpage précis de la France et mirent en place de petits
commandos clandestins totalement cloisonnés, prêts à intervenir en cas d’approche de
l’Armée rouge. Ribière envisageait de créer un réseau de plusieurs milliers d’hommes à
travers toute la France. Il s’agissait, ni plus ni moins, « que de rebâtir un BCRA. » Le secteur
des opérations spéciales, le service 25/2-4 du SDECE, dirigé par le colonel Guy Morvan
254 Faligot et Kauffer, op. cit., p.57.255 Baud, op.cit., p. 667.256 Thierry Meyssan, « Stay-behind : Les réseaux d’ingérence américains », Réseau Voltaire, 20 août 2001.257 Gérald Arboit, « Retour sur les réseaux stay-behind en Europe: Le cas de l’organisation luxembourgeoise », CF2R, 2 août 2008.258 Faligot et Kauffer, op. cit., p.57.259 Krop, op.cit., p. 528.
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supervisait l’ensemble, et devait mettre en place une réserve d’hommes capables d’organiser
une résistance armée clandestine sur le territoire national en cas d’invasion. Il recruta des
anciens résistants ainsi que des francs-maçons (Morvan étant lui-même franc-maçon). Les
gladiateurs étaient entraînés aux méthodes de transmission et de codage, au maniement de
postes émetteurs, d’appareils de photographie, d’armes et d’explosifs ; ils devaient aménager
des caches d’armes, tout en gardant la plus grande discrétion sur leurs activités secrètes. Guy
Duboys, l’adjoint de Morvan entraînait les gladiateurs de la Rose des Vents.
Jean-Pierre Lenoir un ancien de la DGER qui a travaillé pendant vingt ans au SDCE où il a
notamment été chef de la section « Renseignement trafics d’armes » du service 7 dirigé par
Marcel Le Roy-Finville260, relata dans son autobiographie sur le SDECE que Guy Morvan lui
fit lire un document top secret en automne 1950, sur les intentions de Staline pour envahir
l’Europe et instaurer un régime totalitaire. Les ambitions de Staline « sont sans limites,
déclara Morvan. Seule la force peut le retenir. Mais quelle force ? Militairement l’Europe ne
vaut rien. L’OTAN, c’est l’Amérique et quelques bonnes volontés qui dépendent
indépendamment d’elle. »261 Il fut donc décidé sur ordre de l’OTAN de mettre en place le
réseau stay-behind Rose des Vents dirigé par Morvan. Selon Lenoir, le réseau fut constitué en
1951, et il avait pour but de prévenir une invasion soviétique de l’Europe de l’Ouest en
établissant une résistance derrière les lignes ennemies.
L’organisation « s’étendra sur toute l’Europe et constituera pendant près de quarante ans
l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire du renseignement », retraça Lenoir. En Europe
de l’Ouest « sont mises en place des « structures parallèles » aux services spéciaux ayant pour
mission de rester dans les zones envahies pour renseigner l’état-major allié sur la situation.
Dans chaque pays concerné, la direction du réseau est confiée à un spécialiste. Cette activité
parallèle demeurera inconnue de l’ensemble du service auquel il appartient. Seul le directeur
général est informé de l’existence du réseau et de l’homme qui en a la charge. Quant au chef
du gouvernement, dans la mesure où il est mis au courant, ce qui souffre des exceptions, il ne
pourra transmettre le secret qu’à son successeur. »262 Comme en Italie avec le SID parallèle,
un service secret parallèle avait été instauré en France par les Américains ayant des buts et un
financement indépendants des institutions démocratiques. Concernant la connaissance par les
membres du gouvernement de la Rose des Vents, il est fort probable qu’ils n’avaient qu’une
connaissance partielle des objectifs du réseau stay-behind. La commission parlementaire
260 Le service 7 était chargé de toutes les techniques prohibées par la loi pour découvrir des informations. Marcel Le Roy-Finville était un agent secret français mis en cause dans l’affaire Ben Barka.261 Jean-Pierre Lenoir, Un espion très ordinaire. L’histoire vue du SDECE, Albin Michel, 1998, p. 129.262 Ibid. p. 134.
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belge arriva à une conclusion identique sur les agissements du SDRA 8. Elle constata que les
responsables politiques n’étaient pas systématiquement mis au courant de l’existence des
armées secrètes.263
Les recrues étaient convoquées pour participer à des exercices d’une période
approximative d’une semaine. Selon Michel Van Ussel, l’ancien agent du Gladio belge, les
gladiateurs étaient formés sur la sécurité, la cryptographie et l’instruction radio. Ils étaient
aussi entraînés à la recherche de renseignement au sein de la population civile, à repérer si
quelqu’un les filait, à récupérer des colis lâchés derrière les lignes ennemies. A cause d’un
cloisonnement absolu entre les différents agents, ils ne se connaissaient pas entre eux.264 « Il
fallait se préparer à l’invasion, expliqua Bob Maloubier un ancien agent du SOE et membre
du SDECE. Si l’Armée rouge gagnait, une nouvelle résistance devait voir le jour. Il fallait
donc préparer des comités de réception en France même. En cas de parachutage, les hommes
devaient s’appuyer sur tel fermier, pouvaient aller chez tel toubib, trouver des voitures chez
tels garagistes. » Ce fut grâce à cette infrastructure qu’en 1981 les réservistes du service
Action (SA) exfiltrèrent, dans le cadre d’un exercice, le nouveau directeur du SDECE Pierre
Marion qui ne croyait pas à l’efficacité du réseau stay-behind, et qui voulait tester sa fiabilité.
Les hommes du SA l’enlevèrent de son bureau en plein Paris et le firent disparaître puis
réapparaître en Méditerranée.265
Un officier de réserve membre du réseau stay-behind expliqua aux spécialistes des services
secrets Etienne Genovefa et Claude Moniquet, le déroulement d’un de ces entraînements qui
se déroula en 1982 : « J’ai été convoqué dans une petite ville de Bretagne (…). On me dit de
me trouver au buffet de la gare vers onze heures du soir et on me donne un signe de
reconnaissance. Tout se passe bien, mais à un moment, alors que je montais dans une voiture,
je fus ceinturé, on m’immobilisa et on me banda les yeux. Un peu plus tard, je me retrouvais
dans une cave avec quelques camarades que je connaissais. On venait nous chercher pour
nous soumettre à des interrogatoires poussés, mais sans violence. Nous ne savions pas à qui
nous avions affaire, mais nos geôliers nous bombardaient de questions sur la structure à
laquelle nous appartenions. (…) Cela a duré une nuit et un jour mais (…) nous avons eu
l’opportunité de nous évader en maîtrisant un gardien. (…) Nous avons volé un véhicule et à
nous la liberté. Bien entendu, nous l’avions compris au bout de quelques heures, c’était un
exercice. Le reste de la semaine s’est passé plus calmement : maniement des armes, stages de
263 Sénat de Belgique, op.cit., p. 75.264 Van Ussel, op.cit., p. 83 sqq.265 Krop, op.cit., p. 528-529.
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tir et de sabotages, révision des codes et de la pratique radio, filatures et contre filatures,
quelques largages en parachute à différentes altitudes. »266
La France fut découpée en zones géographiques et l’on confia chaque secteur à un homme
du 25/2-4, le service des opérations spéciales dirigé par Morvan. Marcel Le Roy-Finville
s’occupa de l’Ouest et de la Bretagne. Raymond Hamel recruta au Pays Basque, dans le
Bordelais et dans la région lyonnaise. Vandeau prit en charge le Centre, Marcel Chaumien
agit dans le Sud.267 L’éminence grise de Mitterrand, François de Grossouvre, fut sans aucun
doute l’un des soldats de l’ombre de la Rose des Vents le plus notoire.268
De Grossouvre prit en charge la région lyonnaise, son fief. Gilbert Ugnon s’occupait de la
zone lyonnaise, avant qu’il ne se tue dans un accident de voiture lors de l’épreuve des Mille
Miglia, une course automobile se disputant en Italie. « Il fallait le remplacer, raconta Paul
Evain un agent du SDECE spécialisé dans le contre-espionnage. C’est alors que j’ai recruté
Leduc, autrement dit François de Grossouvre. Il avait de nombreuses relations, était
parfaitement adapté à ce monde de l’ombre et présentait un intérêt certain grâce à ses réseaux
économiques, notamment son rôle dans Coca-Cola. » De Grossouvre, alias Monsieur Leduc,
était depuis 1944 le PDG de la société Le Bon Sucre. Dans les années 1950, l’ancien résistant
devint administrateur de Coca-Cola dont il installa l’usine à Lyon. Ces sociétés servaient de
couverture pour l’armée stay-behind. Quand l’affaire Gladio éclata en 1990, l’intéressé
déclara que cette expérience au sein des réseaux stay-behind n’avait duré qu’un
an : « Seulement, c’est vrai que j’ai fait ensuite des périodes dans les services spéciaux, ce qui
explique cette réputation qui me colle à la peau. D’ailleurs, dans chaque histoire biscornue où
mon nom est cité, le président me dit, ironique : « Encore une de vos histoires de
services… ». »269 On pouvait ainsi comprendre les déclarations contradictoires et embrouillées
du président français, ainsi que le mutisme du gouvernement face aux révélations sur les
armées secrètes qui incriminaient directement le plus proche collaborateur de Mitterrand.
Le SDECE recruta d’autres « taupes dormantes » destinées à être activées en cas
d’invasion. Ceux-ci étaient presque tous des anciens résistants : il y avait Roger Bellon le
patron des laboratoires du même nom, Pierre Henneguier le directeur de Simca (une firme 266 Etienne Genovefa et Claude Moniquet, Histoire de l’espionnage mondial, Editions du Félin, 2000, p. 175.267 Faligot et Kauffer, op.cit, p. 57. et Faligot et Krop, op.cit., p. 89-90.268 François de Grossouvre participa à la Résistance et fut maquisard dans le massif de la Chartreuse. De Grossouvre fut, depuis 1959, un des plus anciens compagnons politiques de François Mitterrand. Nommé chargé de mission en 1981 au cabinet présidentiel de l’Elysée, il était spécialiste du renseignement, conseillait le président Mitterrand, et supervisa la réorganisation du SDECE qui devint la DGSE en 1982. Progressivement marginalisé à partir de 1985, il n’était plus que président du Comité des chasses présidentielles. Mis à l’écart du circuit des décisions présidentielles, il se suicida au palais de l’Elysée le 7 avril 1994, dans des circonstances troubles. 269 Roger Faligot et Rémi Kauffer, Eminences grises, Fayard, 1992, p. 377.
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automobile franco-italienne créée par Fiat), Jacques Robert, Henri Gorce-Franklin un ancien
résistant chef de 1944 à 1945 de la direction des Services de Renseignements à la DGER,
Pierre Lefranc un proche de De Gaulle, et une autre éminence grise, Jacques Foccart le
créateur de la Françafrique. Le service secret français recruta également René Bousquet ex-
secrétaire général de Vichy, qui aurait fourni, selon l’historien Pierre Mérindol, le fichier
anticommuniste de l’Occupation à la Rose des Vents. Henri Soutif et Paul Touvier, qui
avaient participé au Plan bleu, intégrèrent aussi l’armée secrète. 270
Pour servir de couverture, des cellules de la Rose des Vents étaient installées à l’abri de
structures acquises à la lutte anticommuniste. Le groupe de Paul Touvier était organisé au sein
d’un ordre secret de chevalerie proche des milieux d’extrême droite, l’Ordre des Chevaliers
de Notre-Dame fondée en 1945 par Gérard Lafont. D’autres groupes comme celui d’André
Voisin était à l’intérieur de l’association Réconciliation française, le groupe de Roger Patrice-
Pelat, un ancien résistant et homme d’affaires richissime qui fut un ami personnel de
Mitterrand, au sein de l’Ordre du Prieuré de Sion. Selon le journaliste Thierry Meyssan, ces
cellules « peuvent être rattachées à divers organismes de l’OTAN. En général, elles obéissent
au CCUO-CPC-ACC, mais elles peuvent aussi être directement subordonnées au Supreme
Headquarter Allied Powers Europe (SHAPE). »271
Avec l’arrivée de Pierre Boursicot en 1951 à la tête du SDECE qui remplaça Ribière, les
liens se resserrèrent entre les services secrets anglo-saxons et la Piscine. Le colonel Fourcaud,
directeur adjoint du SDECE fut congédié et remplacé par Louis Lalanne. Dès l’hiver 1950,
Américains et Britanniques décidèrent de mettre en œuvre un programme d’échange de
renseignements entre services occidentaux afin de lutter plus efficacement contre le
communisme. Le MI6 proposa aux SDECE de créer une sorte « de bourses d’échange de
renseignements » à laquelle participeraient divers services européens, en relation avec ceux de
Washington. Les services secrets français rejetèrent l’idée que le MI6 puisse contrôler une
telle structure, mais acceptèrent le principe d’échanges bilatéraux avec leurs homologues. De
ce fait, en avril 1951 le SDECE ouvrit une antenne à Washington pour développer l’échange
d’informations avec la CIA, en parallèle au poste de liaison du MI6 dans la capitale
américaine, dirigé par l’agent double Harold Adrian Russel Philby, qui s’avéra être un espion
à la solde du KGB. Boursicot plaça Philippe Thyraud de Vosjoli comme chef de poste à
Washington, qui arrangea une rencontre entre le directeur du SDECE et Stewart Menzies, le
chef du MI6. Thyraud de Vosjoli eut comme mission officieuse d’espionner les Etats-Unis
270 Krop, op.cit., p. 529-530.271 Thierry Meyssan, « Stay-behind : Les réseaux d’ingérence américains », Réseau Voltaire, 20 août 2001.
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pour le compte de la France. Il refusa, et en 1963 il fit parvenir sa démission à de Gaulle.
Selon les dires de l’Elysée, « Vosjoli avait été retourné par la CIA »272. Les Français ne lui
pardonnèrent jamais d’avoir répandu une rumeur de haute trahison, selon laquelle un proche
collaborateur de De Gaulle aurait été un agent du KGB.
La CIA dépêcha l’un de ses agents, Edward Barnes, qui servit comme officier de liaison
avec la Rose des Vents de 1953 à 1956. La CIA recruta individuellement une dizaine de
gladiateurs, chaque individu devant à son tour construire de petits réseaux formés de leurs
propres recrues. Selon Barnes, « la CIA n’avait aucune idée du nombre de personnes qui
sortiraient d’un peu partout. Il n’y avait aucun moyen de calculer cela. Ceux que j’ai
rencontrés, étaient des fermiers, des citadins ou des commerçants. La plupart étaient des
vétérans, ils n’avaient pas besoin de beaucoup d’entraînement. » Chaque gladiateur recrutant
12 à 15 personnes, la Rose des Vents devait comporter entre 200 et 250 membres.
Néanmoins, ces chiffres sont à prendre avec une grande circonspection, le nombre de
membres de la Rose des Vents restant inconnu. L’agent de la CIA souligna que face à
l’instabilité de la IVe République et la peur d’une invasion ou d’une prise de pouvoir
communiste, « beaucoup de Français voulaient être prêts si quelque chose se passait. » Toutes
sortes de matériels avaient été enterrées par la CIA et le SDECE dans des caches d’armes
secrètes, allant des pièces d’or à des bicyclettes, jusqu’à de l’équipement radio ainsi que des
codes. Résister à une occupation soviétique était la première motivation, selon Barnes. Mais,
il reconnut que la promotion d’activités anticommunistes en France, « aurait pu être un
objectif secondaire. »273
b. Le bras armé du SDECE : le 11e Choc
Les soldats de la Rose des Vents étaient entraînés sur plusieurs sites en France et à
l’étranger, en collaboration avec le 11e régiment parachutiste de choc ou 11e Choc, le service
Action du SDECE connu pour ses opérations en Indochine et en Algérie. Créé le 1er
septembre 1946, le 11e Choc fut installé au fort de Mont-Louis dans les Pyrénées et l’ancien
Jedburgh, Paul Aussaresses fut désigné par le commandant Jacques Morlanne comme
responsable du bras armé du SDECE en 1947. L’entraînement consistait essentiellement en
combats de guérilla, luttes au corps à corps, manipulation d’explosifs et initiation à
l’infiltration derrière les lignes ennemies. Aussaresses, qui choisit l’insigne du 11e Choc, i.e la
272 Agee et Wolff, op. cit., p. 180. 273 Jonathan Kwitny, « The CIA’s Secret Armies in Europe: An International Story », The Nation, 6 avril 1992.
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gueule de Bagheera la panthère noire du Livre de la jungle, voulait faire des hommes du
service Action, « des saboteurs, « des soldats de l’ombre », qui sauront au besoin attaquer
sans uniforme avec de faux papiers n’hésitant devant rien pour mener leur mission à bien »,
relata Erwan Bergot un ancien du 11e Choc.274
Le dirigeant de l’unité parachutiste d’élite de l’armée de terre française, Paul Aussaresses,
avait une longue expérience dans l’action clandestine. Membre des Jedburgh pendant la
guerre, il fit connaissance avec le futur directeur de la CIA William Colby, et fut parachuté
dans le maquis de l’Ariège, avant de sauter de nouveau en uniforme allemand, entre Berlin et
Magdebourg, pour prendre contact avec les prisonniers du camp 11A d’Altengrabow.
« L’élimination physique fait partie de la routine quotidienne des hommes du service Action
du SDECE, raconta Thyraud de Vosjoli. Ces hommes font leur devoir et sont fiers de leur
professionnalisme, conscients de rien avoir à envier au savoir-faire de la Gestapo ou du
KGB ». Répondant à une question de la journaliste Marie-Monique Robin, concernant les
buts du 11e Choc, Aussaresses rétorqua : « Je préparais mes hommes à des opérations
clandestines, aéroportés ou non, qui pouvaient être le plasticage de bâtiments, des actions de
sabotage ou l’élimination d’ennemis… Un peu dans l’esprit de ce que j’avais appris en
Angleterre. »275
Le service se chargeant des sales besognes de la République fut, dès sa création, inscrit
dans la lutte anticommuniste et en lien avec les services secrets américains qui encourageaient
toutes les actions clandestines contre les partis communistes européens. Selon Aussaresses,
« les Américains ont joué un rôle important dans la création du 11e Choc et de son volet
« réservistes ». »276 Le 11e Choc participa aux cassages des grèves insurrectionnelles de
novembre 1947 dans les houillères du Nord, à la chasse aux militants communistes, et soutint
la campagne du RPF, en faisant des opérations violentes contre ses ennemis politiques,
notamment le PCF, en lien avec le Service action civique, le service d’ordre du parti gaulliste.
Selon Le Monde, « l'essentiel du dispositif, en France, est constitué à partir des réservistes
du service 29 du SDECE (c’est-à-dire le service Action - NDA), de certains émigrés de l'Est
(qui travaillent pour lui et ont été, parfois parachutés sur leur pays d'origine dans des
conditions précaires, voire dramatiques) et à partir du corps de ses traditionnels
« informateurs » plus ou moins bénévoles qu'on appelle les « hommes de confiance » ou HC
(popularisés par la littérature d'espionnage sous le vocable d’ « honorables correspondants »).
274 Erwan Bergot, 11e Choc, Presses de la cité, 1986, p. 38.275 Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, Editions La Découverte, 2008, p. 51.276 Pierre Péan, L’homme de l’ombre : Eléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la Ve République, Fayard, 1990, p. 216.
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Autant de « taupes » qui semblent dormir à première vue, prêtes à se manifester à la moindre
alerte du « patron » du service « action » du SDECE. »277
En effet, en parallèle au service 25/2-4 du SDECE dirigé par le colonel Morvan, le service
Action fut « préposé à la mise en place d’une réserve capable d’organiser une résistance
armée clandestine sur le territoire en cas d’invasion de l’Armée rouge. Pour cela, il aménage
des caches de matériel dans diverses régions de France, susceptibles d’être utilisées à ce
moment-là. » Les caches d’armes, dont une partie du matériel avait été fournie par la CIA,
étaient entretenues et surveillées par des réservistes du 11e Choc.278 Cette assertion fut
confirmée par Aussaresses qui dans ses mémoires relata que « Morlanne (le chef du service
Action - NDA) était persuadé qu’une invasion soviétique était imminente et il s’était occupé
de créer des dépôts d’armes secrets sur le territoire pour que, le moment venu, une résistance
puisse s’organiser. » Il installa des caches d’armes en Allemagne et le plan de défense contre
l’invasion soviétique avait été « transmis en haut lieu par l’intermédiaire du colonel Faure,
chef du 3e Bureau de l’état-major et des stocks considérables avaient été mis à la disposition
du Service » 29.279
Selon le spécialiste du renseignement français, Claude Faure, le service Action avait
également pour mission de « mettre en place une filière permettant aux membres du
gouvernement français de rejoindre clandestinement le Maroc et le Sénégal, et de pouvoir y
évacuer les archives les plus sensibles. » De plus, l’escadrille 1/56 rattachée au service 29,
reçut comme mission de former des parachutistes et des pilotes pour des missions spéciales de
parachutage de petites équipes, constituées d’émigrés d’Europe centrale, derrière le rideau de
fer. Cette opération sera confiée à la cellule MINOS (Matériels d’information normalisés pour
les opérations spéciales) dirigée par Thyraud de Vosjoli.280 Pour l’heure, sans enquête
officielle du gouvernement français, il est difficile de savoir quelles étaient les tâches
respectives entre les différents services du SDECE dans la mise en place des filières
d’évasion, et dans l’établissement des caches d’armes.
Cependant, comme le révéla Le Monde après la découverte des armées secrètes, les soldats
de la Rose des Vents s’entraînaient au camp de Cercottes dans le Loiret, la base
d’entraînement du service Action, et au camp Raffalli à Calvi, un camp militaire. Les
gladiateurs y étaient entraînés au « maniement des armes, à la manipulation des explosifs, à
l’observation ou à l’usage des transmissions. »281 Les soldats de l’ombre étaient pour la 277 Le Monde, 16 novembre 1990.278 Faure, op.cit., p. 638.279 Aussaresses, op. cit., p. 257 et 262.280 Faure, op.cit., p. 638.281 Le Monde, 16 novembre 1990.
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plupart des réservistes du service Action, et étaient encadrés par des instructeurs qui étaient
membres du SDECE. Selon un ancien responsable du service Action, « notre réseau de
réservistes est essentiellement recruté chez les retraités du SDECE. Mais pas seulement. Il est
très compartimenté et manipulé par une seule personne spécialement affectée à cet effet. Il
dépend en dernier ressort du chef de la division Action. Sans ce vivier souterrain, beaucoup
d’opérations seraient difficiles à mener. Les réservistes ont, par exemple, joué un grand rôle
lors de la guerre d’Algérie et dans les réseaux Gladio. Mais il faut avouer qu’il s’agit
d’éléments très motivés qui ont la nostalgie du service actif mais qui, politiquement, ont des
tendances assez extrémistes. »282
A Cercottes des anciens du BCRA et des agents du SDECE s’entraînaient à la guerre non
orthodoxe. Jacques Foccart, un membre du réseau stay-behind, s’y rendit pour sauter en
parachute, ainsi que pour perfectionner sa formation paramilitaire. Il y fit une période de
quinze jours en août 1950, une de vingt et un jours en août 1951, une de six jours en août
1952, une de treize jours en avril 1957… Sa dernière période à Cercottes remonta à août 1969
alors qu’il était secrétaire général de l'Élysée aux affaires africaines et malgaches. Aussaresses
se souvint que « Foccart a été le premier civil à venir le voir à Cercottes. » La majorité des
membres du Gladio français s’entraînaient au camp du 11e Choc : parmi les civils, il y avait
Roger Bellon, Pierre Henneguier, Raymond Basset-Mary, Henri Guillermin, Jacques Robert,
Gorce-Franklin, Pierre Lefranc. Parmi les membres du SDECE, il y avait les Bichelot,
Chaumien, Gildas, Lebeurrier, Mansion, Meudec, Bob Maloudier. Le seul point commun les
rassemblant était qu’ils étaient tous d’anciens résistants. Comme le remarqua le journaliste
d’investigation Pierre Péan, « tous ces « civils » ne sont pas à Cercottes pour faire du tourisme
ou une cure de jouvence aux frais du contribuable, mais pour s’entraîner, voire pour participer
à des actions clandestines, en France ou à l’étranger, à l’initiative du directeur général de du
SDECE ou de « Au » (le surnom d’Aussaresses – NDA). » Foccart prit rapidement du poids
au service Action et à Cercottes. « Foccart est très rapidement devenu une figure respectée, un
père spirituel, voire un patron hors hiérarchie du SA et du 11e », témoigna Aussaresses.283
Derrière la structure officielle gérée par le SDECE et le pouvoir exécutif se constituait le
clan Foccart à l’intérieur du service Action et qui exerça au sein de ce service une influence
de plus en plus substantielle : « Je m’appuyais sur une sorte de « conseil de gérance », raconta
le colonel Roussillat chef du service Action. Je les réunissais à Cercottes pour les tenir au
courant, dans les grandes lignes, de la vie du service. Les têtes de ce « conseil » (tous des
282 Krop, op. cit., p. 529.283 Péan, op.cit., p. 220-221.
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membres du Gladio français – NDA) étaient Foccart, Jacques Robert, Pierre Lefranc,
Henneguier, Gorce-Franklin et Jacquier… Ils aidaient le service par leurs relations. »284
L’influence de Foccart sur le bras armé du SDECE qui en devint le chef officieux, s’étendit
sur le SDECE par l’infiltration du service secret français par des membres du SAC (Service
action civique) au début des années 1960, pour s’assurer de leur coopération dans la lutte anti-
OAS puis dans le néocolonialisme en Afrique. « Il existait dans le mouvement gaulliste une
véritable culture de l'action clandestine et Jacques Foccart en fut l'incarnation, de même il
était au centre du « nexus », de la « toile » permettant de faire communiquer les présidents,
l'appareil d'État et le mouvement gaulliste, en s'appuyant à la fois sur les structures, son réseau
relationnel et ses réseaux clandestins. »285 Cette « culture de l’action clandestine » des
gaullistes explique le rôle qu’a joué la Rose des Vents dans le coup d’Etat de 1958 qui mit de
Gaulle au pouvoir. Néanmoins, la place, l’influence et le rôle qu’occupait Foccart dans
l’armée secrète demeure aujourd’hui totalement inconnue.
A partir de 1952, des membres du service Action pouvaient recevoir une formation
complémentaire en guerre psychologique au Psychological Warfare Center de la CIA à Fort
Bragg. Une cellule du stay-behind, liée au SDECE, le Brain Trust Action, était subordonnée à
l’Executive Action de la CIA, pour exécuter des meurtres politiques.286
Internationalement, la Rose des Vents fut en contact avec le la police politique portugaise
sous Salazar, la PIDE (Polícia Internacional e de Defesa do Estado), grâce à Patrice Bougrain-
Dubourg, un ancien résistant et membre fondateur du groupe des Républicains indépendants
en 1950.287 Le Portugal, où Yves Guérin-Sérac, un des inspirateurs de la stratégie de la tension
et ancien du 11e Choc, créa l’armée secrète Aginter Press en 1966 sous le régime de Salazar.
En Italie, l’armée secrète française inspira la Rosa dei Venti qui projetait de faire un coup
d’Etat en 1973.
Parallèlement, à la Rose des Vents reliée au SDECE, coexistait après la guerre une autre
filière attachée à l’armée et parrainée par les services de Sécurité militaire (SM). Elle avait
pour couverture l’Association des Républicains nationaux (ARN) et comme inspirateur Max
Lejeune, le secrétaire d’Etat aux Forces armées en 1948, membre de la SFIO jusqu’en 1954,
puis du Parti socialiste, il fonda en 1973 le Mouvement démocrate socialiste. Les chefs de la
SM, les colonels Sérot et Bonnafous, découpèrent la France suivant les régions militaires
comme leurs collègues du SDECE. Officiellement l’ARN fut dirigé par le commandent 284 Ibid. p. 222. 285 Jean-François Médard, « « La politique est au bout du réseau ». Questions sur la méthode Foccart », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 30 | 2002.286 Thierry Meyssan, « Stay-behind : Les réseaux d’ingérence américains », Réseau Voltaire, 20 août 2001.287 Faligot et Kauffer, op.cit. p. 61.
106
Blessing et le commandant Gastaldo, un ancien agent de liaison entre Jean Moulin et l’armée
secrète sous l’Occupation. Eprinchard, un ancien agent du MI6 et de l’OSS, avait en charge le
Centre-Ouest. Bressac, alias Peyraud, en liaison avec un agent du MI6 dénommé Watson,
avait la région Rhône-Alpes. Bressac était la cheville ouvrière de l’ARN, travaillant en
contact direct avec le commandant Bonnefous. 288
B. Jacques Foccart et le Service action civique
Toute étude sur Foccart, comme le remarque Jean-François Médard lors d’une étude
organisée en 2001 à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), « constitue pour
le politologue un exercice scientifique redoutable dans la mesure où le personnage, en raison
du secret dont il s'entourait, de l'influence et de la puissance qu'on lui prêtait, a pris les
dimensions d'un véritable mythe. » L’étude de l’influence de Foccart est un exercice
indispensable à la bonne compréhension de la Ve République, afin d’éclairer et de
comprendre les parties occultes des débuts de la dernière République. « Le secret de
l'influence de Jacques Foccart, et ce qui démultiplie l'efficacité de son réseau, c'est ce qu'on
peut appeler la multipositionnalité de Jacques Foccart, c'est-à-dire le fait qu'il occupe à
l'Élysée, dans l'appareil de l'État et au sein du mouvement gaulliste, un certain nombre de
positions stratégiques à cheval sur le formel et l'informel. »
La toile foccardienne s’appuyait sur un ensemble d’institutions que l’éminence grise de De
Gaulle avait infiltré, lui permettant de mobiliser leurs ressources pour étendre son influence
sur d’autres institutions et réseaux. Foccart établit deux types de réseaux : le réseau et les
réseaux Foccart. « Lorsqu'on parle du réseau Foccart au singulier, il s'agit du réseau des
réseaux, c'est-à-dire l'ensemble des réseaux de Jacques Foccart au sens large et polysémique
du terme, » incluant les réseaux légaux et purement relationnels. En revanche, les réseaux
Foccart au pluriel renvoyaient aux réseaux occultes. Le Service action civique (SAC)
s’intégrait dans ce système informel de renseignement appelé les réseaux Foccart. Pour parler
de Foccart, il faut donc prendre en compte, tel Janus, ces deux types de réseaux, l’un licite et
purement relationnel, l’autre occulte et illicite qui se complétaient sans s’opposer.289
Le SAC était issu du service d’ordre (SO) du RPF créé le 7 avril 1947 et du BCRA, et fut
officiellement mis sur pied en janvier 1960. D’après le spécialiste des services secrets Jacques
Baud, bien que les preuves manquent, « certains spécialistes ont suggéré que les activités des
réseaux stay-behind français aient été menées sous le couvert du Service d’action civique,
288 Ibid, p. 58.289 Médard, art. cit.
107
créé en 1958. »290 Créée par Foccart, cette police parallèle recrutait ses effectifs parmi les
réservistes du 11e choc et du service Action du SDECE. Cercottes, le centre d’entraînement
du service Action, se transforma en un lieu « de pèlerinage pour les membres du SAC » dans
les années 1950. Au moyen de ses contacts maçonniques et avec les anciens du BCRA,
Foccart recruta aussi parmi la police et les services secrets.291 Le SO du RPF avait pour rôle
de garder le contrôle des réunions politiques face aux militants communistes, dont la
spécialité était de réduire au silence les orateurs gaullistes en leur lançant des projectiles, de
protéger les politiciens et les colleurs d’affiches du RPF, et de faire des actions coup de poing
contre le PCF. Mais comme le révèlent les archives du RPF, le SO se livra en parallèle à des
missions d’espionnage politique. Avec l’aide officieuse de la police parallèle anticommuniste
de Jean Dides, le SO surveillait le bon fonctionnement et la fidélité politique des
responsables, ainsi que les appareils de sécurité gouvernementaux, par le biais de rapports et
d’infiltration. Dès 1949, le SO se dota secrètement d’un service de renseignement. Dans
l’hypothèse d’une prochaine guerre civile jugée probable par les dirigeants du RPF, « il
s’agissait de repérer à l’avance les éléments communistes supposés infiltrés dans les appareils
de sécurité de l’Etat. »292
A la manière des réseaux stay-behind, le SAC avait pour but de créer une sorte de nouvelle
résistance, sur laquelle de Gaulle pouvait compter pour agir clandestinement. Lors de sa
constitution officielle le 4 janvier 1960, « le SAC hérite ainsi d’un patrimoine génétique
comportant une propension à l’action violente, une bonne dose d’anticommunisme, une
méfiance constante envers les partis politiques classiques (y compris ceux de droite) et une
suspicion permanente envers les services de sécurité officiels, soupçonnés de mollesse. »293
Foccart se servit de cette police parallèle afin de pratiquer l’entrisme dans tous les rouages
de l’Etat pour y placer des hommes de confiance dévoués au gaullisme. Les RG et le SDECE
furent ceux qui subirent le plus cette infiltration des membres du SAC. Le SAC et le SDECE
servirent alors dès les années 1960 de vecteurs privilégiés pour la politique néocoloniale de
Foccart en Afrique, autrement dit l’un des réseaux Foccart le plus connu : la Françafrique. La
commission parlementaire qui fut mise sur pied en 1982 après la tuerie d’Auriol (l’assassinat
de Jacques Massié le chef du SAC qui sonna la dissolution par le gouvernement Mitterrand
du SAC) découvrit que l’organisation avait attiré un nombre important de truands, et s’était
290 Baud, op.cit., p. 668.291 Porch, op.cit., p. 202.292 Sébastien Laurent (dir), Politiques du renseignement, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2009.293 Faligot, Guisnel (dir), op.cit., p. 79.
108
financée par des voies clandestines, y compris au moyen de fond du SDECE et du trafic de
drogue.
Néanmoins, en l’état des sources nous ne pouvons en dire plus sur les agissements du SAC
dans la période qui nous concerne, mis à part des contacts entre la police anticommuniste de
Dides, et de la constitution d’un service de renseignement ayant pour but d’espionner les
communistes. Il combattit et infiltra l’OAS en métropole mais pas en Algérie, le SAC n’étant
pas jugé assez fiable dans cette lutte de l’ombre.294 Concernant la possible activité des réseaux
stay-behind sous le couvert du SAC, cela demanderait une étude plus approfondie qui est en
dehors du propos du présent ouvrage.
C. Le coup d’Etat de 1958
Le retour au pouvoir de De Gaulle en 1958 se fit en grande partie grâce à l’action
clandestine de Foccart et de son bras armé le 11e choc, avec la participation de la Rose des
Vents. A partir de 1958 et dans le contexte chaotique qu’engendra la guerre d’Algérie, les
réseaux stay-behind agirent directement dans la vie politique française sans qu’une menace
communiste ne puisse justifier leurs actions.
La guerre d’Algérie qui avait débuté le 1er novembre 1954 par la Toussaint rouge, détériora
considérablement à la fois la position internationale de la France suite à l’opération menée
contre le canal de Suez en 1956, ainsi que sa situation financière et intérieure notamment par
la pratique répétée de la torture sur les populations civiles algériennes. Face à l’impuissance
de la IVe République à régler le conflit algérien, deux forces entrèrent en jeu, les Français
d’Algérie et les gaullistes. De Gaulle manipula ceux qui souhaitaient garder l’Algérie comme
une colonie française : en croyant servir la cause de l’Algérie française, ils servirent celle du
général.
Depuis 1956, des complots civils puis militaires s’étaient constitués pour abattre la IVe
République, afin de sauver l’Algérie française ou de rappeler de Gaulle au pouvoir. Le 6
février 1956, l’arrivée de Guy Mollet à Alger provoqua une émeute où il fut reçu à coup de
tomates. Son recul face à la foule algéroise avait prouvé qu’Alger pouvait dicter sa loi à Paris.
Le 15 avril 1958, la vingtième crise ministérielle de la IVe République débuta avec le
renversement du gouvernement de Félix Gaillard. Les partisans de l’Algérie française
craignaient que la IVe République abandonnât les départements algériens, et souhaitaient un
gouvernement de salut public pour régler le conflit. Hostiles traditionnellement à de Gaulle,
294 Laurent (dir), op.cit., p. 113.
109
les Français d’Algérie partageaient avec les gaullistes une haine du système, qui fut aussi l’un
des ciments de leur rapprochement avec l’armée. Ce fut en se servant de ces mouvements qui
voulaient garder l’Algérie comme colonie française, que de Gaulle accéda au pouvoir.
Les intérêts américains étaient directement impliqués dans ce changement de régime. La
France était un Etat stratégique, un pilier continental de l’Alliance atlantique. Il était hors de
question pour Washington que ce pays largement sous leur tutelle, puisse affaiblir leur
hégémonie qu’il exerçait sur l’Europe de l’Ouest depuis la fin de la guerre. La IVe
République avait survécu en grande partie grâce à la manne financière américaine, et la
Maison blanche avait supervisait en coulisse l’ensemble des gouvernements proaméricains de
la IVe République. Les réseaux stay-behind et le 11e choc jouèrent un rôle dans le coup
d’Etat, notamment par l’entremisse de Foccart. Selon Thyraud de Vosjoli, la Rose des Vents
« a servi de squelette à l’organisation secrète qui permit à de Gaulle de prendre le pouvoir. »
Selon Pierre Péan, le soldat de l’ombre Foccart avait été « au centre du dispositif qui
prépar(ait) le retour du général. » Le colonel Fourcault reconnaissait que « Foccart est
l’homme clé des complots du 13 mai. Parce qu’il était très bien renseigné et très proche du
général de Gaulle, il nous a pris de vitesse. »295
La prise du pouvoir par de Gaulle fut l’exemple type de ce qu’appela le journaliste
Christopher Nick, un coup d’Etat démocratique : le renversement d’un système démocratique,
sans passer par les urnes, sans que la démocratie ne succombe, et sans qu’une dictature ne
s’instaure. En mai 1958, une partie de l’armée s’allia à des forces paramilitaires et à des
groupements nationalistes, s’empara du pouvoir en Algérie, puis débarqua en Corse et y
provoqua la sécession du département, avant de menacer de capturer Paris par une opération
militaire. Devant le risque d’une guerre civile, la IVe République préféra se suicider, et
accorda les pleins pouvoirs à de Gaulle, qui suspendit la constitution pour une durée de six
mois. Ce coup d’Etat démocratique du général lui permit de prendre le pouvoir alors qu’il
n’aurait jamais pu y arriver par les urnes.296
295 Péan, op.cit., p. 229-230 et 224.296 Le 13 mai comme coup d’Etat démocratique ou non, ne fait pas l’unanimité. Selon Frédéric Rouvillois, « ce que l’on constate à l’époque, c’est la combinaison d’une émeute populaire, d’une situation de crise et d’une menace de coup de force, qui débouchent, non sur un coup d’Etat, même légal ou démocratique, mais sur une véritable révolution institutionnelle : révolution qui se traduira par l’élaboration de la nouvelle constitution, et l’avènement d’un nouveau régime » dans Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (dir), Le coup d’Etat : recours à la force ou dernier mot du politique ?, O.E.I.L, 2007, p. 197.Maurice Agulhon est du même avis : « En toute rigueur, si l’on admet que le coup d’Etat exemplaire a été défini par les réussites bonapartistes du 18 Brumaire et du 2 décembre, sans compter, pour faire bonne mesure, les essais avortés des Bourbons, du 11 juillet 1789 de Louis XVI aux quatre Ordonnances de Charles X, on doit conclure que le 13 mai n’en fut pas un » dans Maurice Agulhon, Coup d’Etat et république, Presses de Sciences Po, 1997, p.77.
110
Le 13 mai 1958, débuta le putsch d’Alger mené par Pierre Lagaillarde, les généraux Raoul
Salan, Edmond Jouhaux, Jean Gracieux et l’amiral Auboyneau, appuyé par le général Massu
et Jacques Soustelle. Les comploteurs prirent le gouvernement général et proclamèrent la
constitution d’un Comité de salut public dirigé par le général Massu. Celui-ci, envoya un
télégramme au président René Coty, où il annonçait attendre la création d’un gouvernement
de salut public, seul capable de conserver une partie intégrante de la République. Ce putsch
fut mis au point par le Groupe des Sept, un comité secret dirigé par Pierre Lagaillarde, qui
avait planifié le 12 mai le renversement de la IVe République, jugée trop favorable à
l’abandon des départements français d’Algérie, et l’installation en France d’un pouvoir aux
mains des militaires. Deux jours plus tard, le 15 mai, conseillé par Léon Delbecque, Salan au
balcon du Gouvernement général lâcha un « Vive de Gaulle », un appel au général, lui seul
pouvant sauver la France, sortir de l’impasse le pays, tout en garantissant le maintien de
l’Algérie comme colonie française. Le jour même, après l’appel lancé à son intention par
Salan, le général annonça qu’il se tenait « prêt à assumer les pouvoirs de la République. »
En métropole, le général Lionel-Max Chassin, ancien coordinateur des forces aériennes de
la zone Centre-Europe de l’OTAN, coordonnait un Comité national pour l’indépendance.
Sous ses ordres des Comités secrets de salut public se formaient à Lyon (présidé par le
général de corps d’armée Marcel Descour), Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Angers,
Strasbourg et Marseille (Charles Pasqua). Il appela à la constitution de comités similaires dans
chaque commune et leur donna instruction de se tenir prêts à prendre les préfectures. Le 16
mai, Chassin réunit l’état-major secret du stay-behind à Lyon. L’identité des participants
demeure encore aujourd’hui inconnue, même si l’on peut subodorer la présence de François
de Grossouvre qui dirigeait la région lyonnaise de la Rose des Vents. Chassin rédigea un
ultimatum au gouvernement, où il affirmait se tenir prêt à marcher sur Paris à la tête de 15 000
hommes.297
En parallèle, les hommes de l’ombre de De Gaulle s’activaient pour accélérer la prise de
pouvoir du général. A Cercottes, Foccart rassembla les réservistes du 11e choc pour le
renversement du régime. Une note interne du SDECE relata que Foccart manipula le chef du
service Action le colonel Roussillat, pour que le 11e choc serve les objectifs du clan gaulliste.
Foccart et son équipe ont tenté « de gagner à leur cause le nouveau chef du service Action. Ce
sera chose faite le 13 mai 1958, puisque le colonel Roussillat, directement manipulé par
Foccart – lors du 13 mai, une liaison permanente existait entre Foccart et Roussillat -, engagea
à fond son service. Tous les réservistes, pensant servir la cause de l’Algérie française,
297 Thierry Meyssan, « Quand le stay-behind portait de Gaulle au pouvoir », Réseau Voltaire, 27 août 2001.
111
marcheront comme un seul homme. En fait, ce sera exclusivement pour celle de De
Gaulle. »298
Roger Wybot le directeur de la DST (Direction de la surveillance du territoire) fut à la tête
de l’opération Cid pour la prise en main du pouvoir par de Gaulle. Secondés par Roger
Bellon, patron des laboratoires pharmaceutiques du même nom et ami de Foccart, Wybot et
l’opération Cid avaient pour objectif d’arrêter le ministre de l’Intérieur Jules Moch et de
prendre le contrôle du ministère de l’Intérieur. Wybot raconta sur ces journées tendues de mai
que « tout comme Jules Moch, chien de garde d’une République agonisante, nous sommes en
état d’alerte permanent, mais pour ramasser ce pouvoir expirant et le donner à de Gaulle. »299
L’opération Cid avait pour complément l’opération Résurrection : une partie de l’armée en
Algérie préparait secrètement, en liaison avec les gaullistes, un débarquement sur Paris. Cette
opération, selon Massu, était une arme supplémentaire offerte par les rebelles d’Alger à de
Gaulle, au cas où le retour au pouvoir par le processus parlementaire n’aurait pas été possible.
Elle fut préparée à Alger par un petit groupe d’officiers : le général Dulac adjoint de Salan
chargé d’effectuer la liaison avec de Gaulle, le colonel Ducasse, chef d’état-major du général
Massu, et le chef d’escadron Vitasse, commandant la 60e compagnie aéroportée. L’opération
fut mise au point le 17 mai. Elle eut l’appui assuré des généraux Miquel et Descours. Cette
opération se base sur un document de 50 pages n’existant qu’en cinq exemplaires et
s’intitulant : « Rapport du chef d’escadron Vitassse chargé de mission pour l’organisation en
France de l’opération « Résurrection ». » Rédigé du 11 au 16 juin 1958, soit une semaine
après le retour au pouvoir du général, le premier exemplaire fut remis au général Salan, le
deuxième au général Massu, le troisième à Jacques Soustelle, et les deux derniers restant la
propriété du commandant Vitasse.300
L’opération Résurrection avait pour mission de « préparer le terrain pour activer la venue
du Général de Gaulle au pouvoir. » Arrivée qui pouvait s’effectuer de deux façons. Soit par la
légalité, l’armée contrôlant les points sensibles ainsi que d’éventuelles révoltes contre de
Gaulle. Soit par un coup de force, i.e mettre un dispositif militaire en place pour permettre
l’arrivée sur Paris et d’autres villes importantes des parachutistes venant du Sud-Ouest et
d’Algérie, tout en organisant des comités de salut public sur toute le France, et en prenant
« possession du Ministère de l’Intérieur, de la Préfecture de police, de tous les points
sensibles (radio, électricité…). »
298 Cité par Péan op.cit., p 228.299 Laurent, op.cit., p. 82.300 Cité en intégralité dans Christopher Nick, Résurrection. Naissance de la Ve République, un coup d’Etat démocratique, Fayard, 1998, annexe. Sauf mention, toutes les citations suivantes sont tirées de ce rapport.
112
Le gladiateur Foccart, l’homme clé du retour du général à la tête de la République,
organisa la première partie de l’opération Résurrection avec le déclenchement d’une opération
aéroportée en Corse le 24 mai 1958, dernier obstacle avant la prise de Paris. L’opération fut
menée par le 11e choc basé à Perpignan, et le 1er choc, qui avait été recréé au sein du 11e choc
en 1957 en lieu et place du 12e choc, basé à Calvi. Selon un ancien chef du 11e choc, à partir
de mars 1958, « le service Action devi(nt) la propriété de Foccart. »301 Supervisé par Foccart
qui avait reçu l’accord de De Gaulle, le 1er choc fut parachuté à Ajaccio, prit le contrôle de la
ville et instaura un comité de salut public le 24 mai. La sécession de la Corse porta ses fruits.
Deux jours plus tard, le 26 mai, de Gaulle rencontra secrètement le président du Conseil
Pierre Pflimlin au domicile de M. Bruneau, conservateur du domaine de Saint-Cloud. La prise
d’Ajaccio accentua encore un peu plus le délitement du gouvernement, situation essentielle
pour la bonne réussite du coup d’Etat : « Il ne peut y avoir de réussite pour un « coup d’Etat
démocratique » que dans un pays en crise, avec un exécutif qui n’assume pas ou plus ses
pouvoirs. »302
L’opération Résurrection, qui avait pour but le parachutage de commandos sur Paris, était
prévue pour la nuit du 29 mai. Ce fut le colonel Ducasse qui mit sur pied le plan d’attaque de
Paris. Le but était de prendre Paris en un minimum de temps sans dégâts ni contestations
possibles. Ducasse disposait d’une force d’environ 8000 hommes : 2000 paras venant
d’Algérie, 2000 paras du Sud-Ouest, des régiments de blindés, 1500 hommes d’infanterie,
500 CRS…
L’opération devait commencer par la prise de contrôle des deux aéroports parisiens au plus
tard à 1h30 du matin. Puis les paras du Sud-Ouest devaient atterrir sur Paris, la Préfecture de
police y étant l’objectif premier, où Massu devait y installer son poste de commandement.
Ensuite, les militaires prenaient l’aéroport du Bourget et Villacoublay, un petit aéroport
réservé aux missions gouvernementales. Puis, les paras d’Algérie devaient prendre les
institutions gouvernementales avec comme objectifs prioritaires : le ministère de l’Intérieur, la
Chambre des députés, l’Hôtel de Ville, la CGT, Matignon… L’opération devait neutraliser le
PCF ainsi que les milieux musulmans, car « ils peuvent être facilement pris en main par le
PC. » L’opération prévoyait également l’arrestation d’hommes politiques, notamment toute la
direction du parti communiste, ainsi que Jules Moch, François Mitterrand, Pierre Mendès
France, et Edgar Faure.
301 Ibid. p. 647.302 Ibid. p. 655.
113
Michel Debré après sa rencontre du 18 mai avec le général Beaufort précisa les trois cas où
l’opération Résurrection devait être déclenchée :
« L’action de l’armée en métropole doit être réservée à trois hypothèses :
-refus des partis politiques de faire appel au général de Gaulle
-menaces de prise de pouvoir par les communistes
-troubles qui peuvent déboucher sur une guerre civile. »
Le 27 mai, après l’entrevue sans résultat avec le président Pflimlin, de Gaulle publia une
déclaration annonçant avoir entamé le « processus régulier nécessaire à l’établissement d’un
gouvernement républicain ». Cette affirmation n’était qu’une mystification et ne reposait sur
aucune réalité, mais elle eut un impact décisif sur les masses et le gouvernement chancelant
qui étaient persuadés du caractère inéluctable du retour au pouvoir de De Gaulle. Le
lendemain, le 28 mai, le gouvernement de Pflimlin qui ne gouverna que quinze jours tomba.
Cette vacance du pouvoir était une aubaine pour les comploteurs gaullistes. Comme le
remarque Curzio Malaparte dans sa Technique du coup d’Etat : « Il faut un « désordre
épouvantable » pour réussir. Un désordre tel qu’il paralyse l’Etat, le prive de toute initiative,
et laisse le champ libre aux techniciens de la prise du pouvoir. »303 La IVe République n’a ni
pu ni su se défendre. « Le pouvoir n’était pas à prendre, il était à ramasser »304, remarqua le
général suite à sa prise de pouvoir.
Le 29 mai tout était près pour le déclenchement de l’opération Résurrection, et la prise du
pouvoir par un coup d’Etat militaire. Ainsi, le général Rancourt reçut l’ordre de faire décoller
deux escadres du Bourget pour rejoindre le reste de la flotte aérienne dans le Sud-Ouest.
Pourtant rien ne se passa. L’opération attendait l’autorisation du général qui ne vint jamais.
Guy Mollet, le chef du parti socialiste, après une entrevue avec le général, décida de se rallier
à lui et de voter son investiture comme président du Conseil. Le président de la République,
René Coty, fit savoir qu’il démissionnerait si le général n’était pas investi. Le 1er juin, les
parlementaires désemparés et sous la pression d’un coup d’Etat investirent de Gaulle comme
président du Conseil. Le 2 juin de Gaulle reçut les pleins pouvoirs, et le 3 juin le droit de
réviser la Constitution. L’opération Résurrection avait été annulée. La IVe République venait
de se suicider sous la pression des armes. La stratégie du choc du général s’était parfaitement
déroulée sans qu’aucune goutte de sang ne fût versée : « La peur de la guerre civile, la peur du
débarquement para, la peur du chaos, la peur pour sa propre vie, la peur après des pressions
individuelles exercées anonymement par les gaullistes sur chaque député – toutes ces peurs se
303 Ibid., p. 156.304 Ibid. p. 43.
114
sont conjuguées pour qu’une Assemblée hostile au général de Gaulle lui accorde les pleins
pouvoirs après trois semaines de crise. »305 Les gaullistes avaient mis au point une technique
de coup d’Etat d’un type nouveau : il permettait à ses auteurs de conquérir et de conserver le
pouvoir dans une société ouverte de type moderne, industriel et libéral. Comme le comprit
Machiavel au XVIe siècle, la conquête et la conservation du pouvoir doivent se faire avec un
minimum de violence.
Les Etats-Unis avaient suivi de très près le déroulement des événements de mai 1958.
Washington craignait qu’une France gaullienne fût beaucoup plus difficile à contrôler qu’une
IVe République faible avec des hommes politiques tels Pierre Pflimlin, Antoine Pinay ou
René Pleven tout acquis à la cause atlantiste. Les officiels américains voyaient en lui un
extrémiste politique, un officier du département l’Etat l’appela même « leur Adolf
français ».306 La première ambition de l’homme du 18 juin était de rétablir le rang de la France
sur la scène internationale. Cette politique passait par la restauration d’une stabilité interne, en
renforçant les pouvoirs de l’exécutif et en réglant le problème algérien. Sur la scène
internationale, il entendait mener une politique d’indépendance nationale qui s’appuyait sur
une Europe politiquement indépendante des Etats-Unis. Face à la rivalité entre l’URSS et les
Etats-Unis, il désirait que la France jouât le rôle de pivot entre les deux blocs.
Cependant, le clan gaulliste avait rassuré les Américains sur les intentions du général. Dès
le 16 mai Henri Tournet, un proche de Foccart, avait rencontré secrètement le colonel
Stenberg, l’un des officiers en poste en France, où il lui dit que de Gaulle respecterait les
engagements de la France dans l’OTAN qu’il n’avait pas l’intention de quitter. La chute de la
IVe République proaméricaine était devenue inévitable, et la Maison Blanche se rallia, pour
un temps, à la seule personnalité capable de mettre un terme à la désagrégation de la France.
Le 1er juin 1958, l’ambassadeur Houghton estima que de Gaulle valait mieux que les
communistes : « Les intérêts des Etats-Unis seront mieux servis par le succès de De Gaulle.
Son échec pourrait conduire à une crise plus sérieuse que celle-ci, puisqu’il n’y a guère
d’alternatives. Les communistes (…) pourraient croire que leur heure est venue. (…) Nos
intérêts nous commandent d’avoir les meilleures relations possible avec de Gaulle et ses plus
proches collaborateurs. »307 Même son de cloche pour Allen Dulles, le directeur de la CIA :
« Je crains un grave désordre civil si les communistes et les socialistes continuent de
s’opposer fermement aux prétentions de pouvoir du général de Gaulle. »308
305 Ibid., p. 745.306 Lafeber, op.cit., p.13.307 Cité par Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés : les dossiers de la Maison Blanche et de la CIA sur la France et ses présidents, 1958-1981, Fayard, 2009, p.29.308 Ibid. p. 26.
115
Washington agit directement dans la politique française pour faciliter la prise de pouvoir
du général. Selon Dean Brown, un diplomate qui, lors des derniers mois de la IVe République
rencontra informellement les leaders de la gauche non communiste (tels Guy Mollet pour la
SFIO et François Mitterrand pour l’UDSR) ainsi que Pierre Mendès France du parti radical,
le département d’Etat chargea les diplomates en poste à Paris de diviser les socialistes pour
soutenir le vote pour de Gaulle comme président du Conseil à l’Assemblée : « Nous ne
voulions pas que cela tourne au chaos complet, dont les communistes auraient pu profiter. A
la fin, un des problèmes fut d’installer de Gaulle légalement, de faire en sorte que
l’Assemblée vote pour lui. Or, c’était extrêmement difficile parce que la gauche non
communiste était contre lui. Les socialistes étaient la clé. » Brown fit donc pression sur les
élus de la SFIO : « Je leur ai dit : « J’ai un message pour vous de la part de Bob Murphy
(sous-secrétaire d’Etat adjoint – NDA). Il veut s’assurer que le groupe socialiste se divise au
moins en deux lors du vote pour de Gaulle. Ceux qui lui sont opposés de manière inflexible
peuvent voter contre lui, mais tous les autres doivent réellement voter pour lui. »309
La SFIO, qui était « tout au long de la guerre froide un fidèle partenaire de Washington et
de ses services secrets »310, se plia aux ordres de Washington et se divisa lors du vote à
l’Assemblée nationale le 1er juin pour l’investiture du général. Seule une moitié du parti
socialiste avait refusé l’investiture, et de Gaulle devint président du Conseil avec 329 voix
contre 224.
L’émergence de la Ve République provoqua des réactions différentes au sein de la société
française. La majorité des forces de gauche considéra cette prise de pouvoir comme un coup
d’Etat fasciste, et opposa la cause de la République à celle de l’Algérie française. Du côté du
PCF, 1958 marqua un net recul : il perdit près de 30 % de ses électeurs aux élections
d’automne 1958 et tomba à 18,6 % des suffrages exprimés. Plus jamais il ne revint aux scores
de l’après-guerre. Les partisans de l’Algérie française se sentaient trahis par la révolution du
13 mai, et, désormais, ne rêvaient plus que de reprendre la colonie.
309 Ibid.310 Charpier, op.cit., p. 28.
116
Troisième partie
I : La CIA, le Gladio français et l’OAS
A. Le putsch des généraux
Vers la fin des années 1950 et le début des années 1960, la CIA opéra une transformation
majeure qui allait déterminer le cours de son évolution : elle devint totalement indépendante.
« Le vrai problème est que, après 1955, la CIA avait atteint le stade de son développement au
cours duquel elle était prête à prendre en charge les principales missions opérationnelles à sa
propre initiative en utilisant, et pas seulement en demandant l’appui, les vastes ressources du
département de la Défense à ses propres fins. (…) En 1955, la CIA était passée de son rôle
assigné comme « bras de renseignement paisible du président », au principal centre
opérationnel de pouvoir au sein de l’infrastructure politique militaire et étrangère du
gouvernement des Etats-Unis. »311
A partir du début des années 1960, la CIA était devenue une agence à part entière à côté
des autres agences de Washington. Ce n’était plus un service secret subordonné qui devait
fournir des renseignements aux institutions s’occupant de la politique étrangère, elle était son
propre décideur politique. La manifestation la plus prégnante de cette transformation fut le
désastre de l’opération de la baie des cochons qui avait été opérée par la CIA contre l’avis du
président John F. Kennedy. Devenue un joueur indépendant à Washington, Arthur
Schlesinger Junior, l’assistant spécial de Kennedy, remarqua que la CIA « avait développé
toute une série de fonctions en parallèle des fonctions déjà existantes du département d’Etat et
aussi du département de la Défense. Aujourd’hui, elle a son propre bureau politique et son
propre personnel militaire ; elle a son propre service étranger, elle a ses propres forces de
combat ; elle a même sa propre armée de l’air. Son budget annuel est deux fois celui du
département de la Défense. La CIA contemporaine possède maintes caractéristiques d’un Etat
dans l’Etat. »312
311 Prouty, op.cit., p. 355.312 Aldrich, op.cit., p. 635.
117
Cet Etat dans l’Etat avait fait capoter la conférence de paix prometteuse entre Eisenhower
et Khrouchtchev à Paris qui devait se dérouler en mai 1960, en provoquant l’incident de l’U-2
le 1er mai 1960, un avion espion américain piloté par Francis Gary Powers. La disparition de
Powers et de son U-2 plongea le gouvernement américain dans un embarras extrême. Selon le
colonel L. Flechter Prouty de l’US Aire Force, la CIA avait saboté ce vol pour qu’il s’écrase
au-dessus de l’URSS, afin d’avorter le sommet de Paris où les dirigeants des deux blocs
envisageaient de mettre fin à la guerre froide. Eisenhower ne pouvant admettre que ses
services secrets soient hors de tout contrôle présidentiel, avait été obligé de prendre la
responsabilité de l’action clandestine de la CIA, et Khrouchtchev n’avait pas eu d’autre choix
que de condamner l’espionnage américain, même s’il savait que le président américain avait
été trompé par des éléments « voyous » au sein de la CIA. La CIA ne voulait pas que la guerre
froide, leur raison d’être, ne se relâche : « Les États-Unis et le monde n’allaient pas avoir la
paix, ils allaient entrer dans une génération, ou peut-être même plus, d’engourdissement de la
guerre froide dans lequel les données du renseignement secret aléatoire constitueraient une
preuve de la subversion dans tous les pays du monde libre, où les Etats-Unis auraient réagi en
attaquant une insurrection subversive partout où c’était découvert. »313 A peine quatre jours
après le débarquement de la baie des cochons, la CIA et certains éléments du Gladio français
tentèrent de renverser de Gaulle en collaboration avec l’OAS. Comme pour l’incident de l’U-
2, des éléments au sein de l’Agence aidèrent l’OAS contre la volonté de la Maison-Blanche.314
La première affaire de la présidence de l’homme du 18 juin fut de régler la question
algérienne et de mettre fin à la colonisation. La décolonisation était devenue inévitable, et de
Gaulle le savait. Les Français d’Algérie et l’armée qui avaient aidé de Gaulle à revenir au
pouvoir en espérant qu’il allait garder l’Algérie comme colonie française, réagirent avec
violence face à la nouvelle politique gaulliste. Après une « tournée des popotes » en août
1959, qui visait à convaincre l’armée d’une nouvelle politique algérienne, de Gaulle franchit
une étape décisive le 16 septembre 1959 dans la décolonisation en annonçant sa politique
d’autodétermination : les Algériens devraient se déterminer entre trois solutions, la sécession,
la francisation, ou l’autonomie en association avec la France. Discours capital, car pour la
première fois le gouvernement français admettait une Algérie algérienne. Le Gouvernement
313 Prouty, op.cit., p. 394.314 L’accusation suggérant que la CIA opère en dehors de tout contrôle démocratique est toujours d’actualité. Selon l’ancien directeur de la National Security Agency (NSA) de 1985 à 1988 William Odom, lors d’une interview en 2003, « la CIA est « hors de tout contrôle » et refuse souvent de coopérer avec les autres parties de la communauté de la sécurité nationale. (…) Actuellement, la CIA ne travaille pour personne. Elle pense qu’elle travaille pour le président, mais c’est faux et elle est hors de tout contrôle. » Cf. Sharon Weinberger, « Former NSA chief called CIA « out of control » », Global Research, 17 janvier 2011.
118
provisoire de la République algérienne (GPRA), le bras politique du Front de libération
national (FLN), accepta le principe de l’autodétermination et se déclara prêt à entrer en
pourparlers sur les conditions d’un cessez-le-feu.
Les adversaires du général réagirent avec violence face à sa politique d’indépendance
algérienne. Le général Massu, alors chef du corps d’armée d’Alger et préfet régional pour
l’Algérois, critiqua la politique du président en Algérie dans une interview accordée à un
journal de Munich, et fut rappelé à Paris. Ce rappel déclencha la semaine des barricades (24
janvier – 1er février 1960), une série d’émeutes sous la direction du député d’Alger Pierre
Lagaillarde et de Joseph Ortiz, l’un de ses acolytes patron du bar algérois le Forum. Les
insurgés espéraient perpétrer un nouveau 13 mai, mais l’armée s’y refusa. Ces émeutes
accentuèrent le clivage entre les Français de la métropole qui voulaient une Algérie
indépendante, et les Français d’Algérie qui se sentaient abandonnés et trahis par le
gouvernement. En fuite à cause du procès des barricades qui se déroula en novembre 1960 à
Paris, Pierre Lagaillarde et Jean-Jacques Susini fondèrent, avec le général Salan, à Madrid le
11 février 1961 l’Organisation armée secrète (OAS), qui s’opposa par tous les moyens à la
politique d’indépendance algérienne gaulliste. Le 22 avril 1961 les quatre généraux Challe,
Jouhaud, Salan et Zeller firent un putsch et prirent le pouvoir à Alger, pour empêcher les
négociations imminentes entre le gouvernement français et le FLN.
Dès le lendemain, des accusations étaient lancées contre la CIA pour son implication dans
le putsch des généraux. Le journal Il Paese accusa la CIA et Allen Dulles d’avoir aidé les
généraux révoltés. Selon le Washington Star, ces rumeurs impliquant la CIA venaient
directement de fonctionnaires de l’Elysée qui avaient dit aux journalistes que « le complot des
généraux était soutenu par des éléments fortement anticommunistes du gouvernement et de
l’armée des Etats-Unis. » Selon le journaliste Claude Krief dans un compte rendu détaillé en
mai 1961 pour L’Express, Washington et Paris savaient que la CIA avait soutenu les ultras
d’Alger, bien que cela n’aurait été jamais admis publiquement. « Les plus hautes
personnalités françaises disaient que la CIA avait joué un rôle direct dans le coup d’Alger et
certainement pesé lourdement sur la décision prise par l’ex-général Challe de commencer son
putsch. » En janvier 1961 Challe avait démissionné de ses fonctions en tant que chef d’état-
major des forces de l’OTAN pour la zone Centre-Europe, pour protester contre la politique du
général concernant l’Algérie. Selon Krief, des fonctionnaires américains de l’OTAN, du
Pentagone et de la CIA avaient poussé Challe à entreprendre le coup d’Etat. Lors d’une
119
rencontre avec des agents de la CIA, ils lui auraient dit que « se débarrasser de De Gaulle
rendrait un grand service au monde libre. »315
A Alger le 22 avril 1961, les généraux Challe, Zeller et Jouhaud, rejoints le 23 avril par
Salan, proclamèrent un « Conseil supérieur de l’Algérie » pour tenir leur serment de garder
l’Algérie française. Le même jour à Paris, le général Faure qui soutenait les putschistes fut
arrêté, ce qui décapita dès le 22 avril la tentative de coup d’Etat. Le soir du 23 avril le général
improvisa un discours, où il y dénonçait le « quarteron de généraux en retraite » et le « groupe
d’officiers partisans, ambitieux et fanatiques », tout en ordonnant à tous de leur désobéir et de
leur barrer la route « par tous les moyens ». Quelques heures après, le premier Ministre Debré
dramatisa la situation en faisant croire à la population un débarquement imminent de
parachutistes venus d’Alger, comme lors de l’opération Résurrection qui mit de Gaulle au
pouvoir. Le lendemain, de Gaulle appliqua l’article 16 de la Constitution qui lui donnait les
pleins pouvoirs. Il fut massivement soutenu par la population métropolitaine. Le 25 avril, le
putsch s’effondra et Challe fut condamné par le Haut Tribunal militaire à quinze ans de
détention, comme le général Zeller qui se rendit plus tard. Le putsch n’avait duré que quatre
jours.
Les Américains avaient suivi de près le déroulement du coup d’Etat. Le commandant des
forces suprêmes de l’OTAN, le général Lauris Norstad, avait été informé par des sources
probablement proches de Challe. Ces sources organisaient sciemment des fuites visant à
donner aux Etats-Unis une impression favorable sur le déroulement des opérations. Selon un
message du US-CINCEUR316 aux chefs d’état-major et aux responsables du renseignement :
« Ils ont dit que Challe ne formerait pas une dictature militaire, mais devrait créer un régime
de techniciens et de politiciens ; les généraux n’occuperaient pas les postes principaux, mais
demanderaient au gouvernement de soutenir l’OTAN et de poursuivre une politique
anticommuniste. » 317 D’après le journaliste indépendant Vincent Nouzille, qui a eu accès à
plusieurs milliers de documents confidentiels issus essentiellement de la CIA et de la Maison-
Blanche, « difficile, par conséquent, sur la base des documents déclassifiés, d’établir
d’existence d’une quelconque aide apportée par les Etats-Unis aux putschistes. »318 En effet,
les Américains avaient proposé un soutien militaire à de Gaulle. Kennedy, dès le soir du 23
avril, lui assura son soutien, tandis que l’OTAN mit à la disposition de la France des forces
armées pour combattre les putschistes. L’offre fut déclinée.
315 Cité par Blum, op.cit., p. 161-162.316 United States Commander-In-Chief, Europe.317 Cité par Nouzille, op.cit., p. 82.318 Ibid., p. 84.
120
Cependant, les accusations d’implication de la CIA persistèrent. En effet, l’Agence était
devenue un service indépendant au sein de l’immense complexe de renseignement étasunien.
Selon Le Monde dans son édition du 28 avril 1961, des agents américains avaient encouragé
Challe, sans que le président Kennedy ne fût au courant.319 L’ambassadeur américain à Paris,
James Gavin, adressa le 3 avril 1961 une lettre au ministre des Affaires étrangères français
Maurice Couve de Murville, quelques jours avant la visite de Kennedy en France, niant toute
implication des Etats-Unis dans le putsch. « Des rumeurs attribuables à l’extrême droite ont
dernièrement laissé entendre que les Etats-Unis soutenaient Challe, peut-être par
l’intermédiaire de la CIA ». Selon Gavin, ces rumeurs avaient été propagées par Moscou, les
communistes français, le cabinet Debré et celui de Couve de Murville. Les rumeurs n’avaient
aucun fondement, et l’Elysée les avait répandues afin de « justifier leurs propres faiblesses ils
ont attribué les intentions de Challe et son récent succès au soutien américain. »320
A l’instar de l’incident de l’U-2, si Washington n’avait pas donné d’ordres pour renverser
de Gaulle, la CIA avait aidé et rencontré les putschistes le 12 avril 1961. Cette rencontre
secrète qui se déroula à Madrid, incluait des membres du putsch d’Alger qui dévoilèrent leur
plan à des agents de la CIA. Les Américains se seraient plaints que la politique de De Gaulle
paralysait l’OTAN et rendait la défense de l’Europe impossible, et aurait assuré aux généraux
que s’ils réussissaient, Washington reconnaîtrait le nouveau gouvernement algérien sous 48
heures. Comme le remarque William Blum, « il est possible que le gouvernement français ait
eu la preuve de la complicité de la CIA, mais dans les sphères de la diplomatie internationale,
cela n’aurait pas nécessairement conduit à une annonce publique sans ambiguïté. Cela aurait
pu mener à une confrontation ouverte entre la France et les Etats-Unis, ce que les deux parties
voulaient éviter à tout prix. »321 De plus, la Maison-Blanche ne pouvait pas admettre quatre
jours après la baie des cochons d’avoir encore perdu le contrôle de ses services secrets. Les
activités clandestines de la CIA devaient être étouffées et niées par tous les moyens.
Si la CIA a joué un rôle dans le putsch des généraux, celui du Gladio reste obscur. D’après
Paul Grossin, le directeur du SDECE sous de Gaulle, le gouvernement français se sentait
menacé par la Rose des Vents, et que « certains de ses membres ont supporté un groupe de
généraux qui ont résisté, parfois violemment, aux tentatives de De Gaulle de négocier
l’indépendance algérienne et la fin de la guerre. »322
319 Cité par Blum, op.cit., p. 161.320 Cité par Krop, op.cit., p. 555-557 et annexes. 321 Blum, op.cit., p. 163. 322 Kwitny, art. cit.
121
L’échec du putsch sembla renforcer l’autorité du général de Gaulle avant l’ouverture des
négociations avec le FLN. Mais il ne découragea pas les militaires et les civils les plus
déterminés qui rejoignirent l’OAS.
B. L’OAS veut renverser de Gaulle
Les vaincus du 22 avril entrèrent dans la lutte clandestine que mena l’OAS. La dichotomie
entre le président de la République et une partie substantielle de l’opinion publique, et de
l’autre côté entre la hiérarchie militaire et pieds-noirs fut totale. Après le putsch des généraux,
l’OAS fut réorganisée par les officiers passés dans la clandestinité qui combattirent afin de
garder l’Algérie française.
Les méthodes utilisées par l’OAS étaient empruntées au FLN et à la théorie de la guerre
révolutionnaire appliquée en Indochine. L’OAS était organisée en trois branches, dont
l’organisation des masses visant à soutenir les combattants et les militants clandestins ;
l’action psychologique et la propagande entretenant l’espoir de la victoire par des moyens
divers et variés (affiches, tracts, journaux, émissions pirates de radio de télévision…) en
utilisant des arguments patriotiques (lutte contre la trahison gaullienne assimilée à la
collaboration et au nazisme, contre l’impérialisme communiste…) ; et l’action directe visant à
intimider les hésitants et les réfractaires par des explosions de plastic, éliminer les membres et
les sympathisants gaullistes et du FLN, ainsi que les terroriser par des attentats aveugles
(mitraillages, bombes, voitures piégées). L’organisation s’étendit en France avec la création
de l’OAS-Métropole créée par l’ancien capitaine de parachutistes-légionnaires Pierre Sergent.
Jean Dides, un membre du Gladio français et le docteur Martin fréquentaient l’OAS-Métro.
Enfin, les colonels Antoine Argoud et Charles Lacheroy avec les civils Pierre Lagaillarde et
Joseph Ortiz siégeant à Madrid, étaient le gouvernement extérieur de l’OAS.
L’OAS rassemblait pêle-mêle d’anciens vichyssois, des gaullistes déçus, des fascistes, des
monarchistes maurrassiens, des chrétiens intégristes, des poujadistes et des ex-militants
communistes. Elle compta environ 1000 hommes armés et 3000 militants en Algérie.
La CIA, toujours à l’insu du président Kennedy, apporta son soutien à l’OAS sous couvert
de l’American Committee for France and Algeria : « L’Agence ne prend aucun risque,
remarque Thierry Meyssan, puisqu’elle joue sur les trois tableaux et soutient également des
nationalistes algériens et le gouvernement français. Elle élève même ce triple jeu au rang de
stratégie afin d’affaiblir tous les protagonistes et rester seul maître des événements. »323 Le
soutien au FLN s’expliquait par la politique de démembrement des empires coloniaux
323 Thierry Meyssan, « Quand le stay-behind voulait remplacer de Gaulle », Réseau Voltaire, 10 septembre 2001.
122
européens qu’avaient entamé les Etats-Unis depuis la fin de la guerre. De l’autre côté, la
politique d’indépendance de De Gaulle était un danger pour les intérêts étasuniens en Europe.
Ce soutien apportait à l’OAS, même si cela devait être un échec, avait pour but d’affaiblir la
position de De Gaulle, et ainsi le rendre plus ouvert aux desiderata américains.
Entre temps, de Gaulle s’opposa fermement au nouveau président Kennedy sur la question
européenne. Face au grand dessein atlantique que Kennedy avait exposé dans son discours de
Philadelphie du 4 juillet 1962 où il plaida pour le renforcement du lien transatlantique entre
les deux continents, le président français voulait édifier une Europe européenne ne dépendant
pas des Etats-Unis. De Gaulle critiqua également la position américaine lors de la crise de
Berlin en 1961, qui consistait à maintenir le dialogue avec Moscou, estimant qu’il ne fallait
pas céder face à l’URSS. Par contre, le général manifesta son soutien à Eisenhower lors du
sommet avorté de mai 1960. Se voulant champion de la fermeté occidentale face aux
Soviétiques, il soutint totalement Kennedy lors de la crise de Cuba. Tout au long de la crise,
les services secrets français coopérèrent avec leurs homologues étasuniens. Cette embellie
dans les relations franco-américaines fut brève. De 1963 à 1968, les tensions entre Paris et
Washington furent permanentes, pas une année ne fut marquée sans l’émergence de graves
divergences entre les deux nations. En témoigne qu’entre la visite de Kennedy en 1961 et
celle de Nixon en 1969, il n’y eut aucun sommet entre la France et les Etats-Unis.
Les armées secrètes françaises furent aussi mobilisées dans cette guerre contre le gaullisme
à côté de l’OAS. L’amiral Pierre Lacoste, qui fut le directeur des services secrets militaires de
1982 à 1985, reconnut en 1990 que « « des actions terroristes » contre de Gaulle et son
processus de paix algérien ont été menés par des groupes qui incluaient « un nombre limité de
personnes » des réseaux stay-behind français. » Toutefois, ce furent les seules activités
clandestines, selon Lacoste, qui avaient été perpétrées par les armées secrètes en France :
« C’est la seule fois que c’est devenu politique. » Tout au long de sa carrière comme chef des
services secrets militaires, il pensait que l’installation d’armées stay-behind était justifiée face
à une invasion soviétique. 324
Les militants de l’OAS et les soldats des armées secrètes déclenchèrent un déchaînement
de violence en France et en Algérie. Les premières actions entreprises par l’OAS avaient été
perpétrées pour casser le mécanisme des négociations engagées le 20 mai 1961 à Evian entre
le gouvernement français et le FLN. Dès le début des négociations le FLN, voulant être en
position de force face à de Gaulle, multiplia les actions violentes en causant 133 morts entre le
21 mai et le 8 juin. En parallèle, l’OAS adopta une politique de terreur à coups d’attentats
324 Kwitny, art. cit.
123
collectifs, et d’exécutions sommaires. Le 8 septembre 1961, sur ordre de Jean-Marie Bastien-
Thiry, proche mais non membre de l’OAS, Henri Manoury tenta sans succès de commettre un
attentat contre le général à Pont-sur-Seine.
Pour éliminer l’OAS, de Gaulle envoya ses célèbres barbouzes qui arrivèrent à Alger en
octobre 1961. Cela ne fit qu’exaspérer la violence de l’organisation terroriste contre les
gaullistes, les populations civiles et le FLN. A partir de janvier 1962, la lutte se porta en
métropole avec la recrudescence des attentats au plastic : 107 attentats entre le 15 janvier et le
11 février furent commis. En Algérie, 801 attentats OAS, FLN et anti-OAS furent perpétrés
entre le 1er janvier et le 31 janvier 1962 causant la mort de 555 personnes et faisant 990
blessés. Quand s’ouvrit la deuxième conférence d’Evian le 7 mars 1962, la violence atteignit
son paroxysme sur le sol algérien. L’OAS attaqua au bazooka des casernes de gendarmeries
mobiles, des voitures piégées firent des ravages dans les quartiers mahométans. Le 15 mars
1962, Mouloud Feraoum, écrivain et ami d’Albert Camus, fut assassiné par un commando de
l’OAS.
Simultanément, l’officine fantoche du SDECE, la Main rouge, multiplia les assassinats
contre les partisans de l’indépendance algérienne. Le préfet de police de Paris, Maurice
Papon, réprima dans le sang une manifestation dans la capitale organisée par le FLN en faveur
de l’indépendance de l’Algérie, le 17 octobre 1961. Jouant toujours sur les trois tableaux, la
CIA, alors qu’elle avait appuyé le putsch des généraux, empêcha le FLN de s’approvisionner
en armes. L’Agence mit en place un accord entre le SDECE et le mafieux Lucky Luciano, le
créateur du trafic international d’héroïne. La mafia sicilienne, la Cosa Nostra, bloquait les
bateaux transportant des armes en Algérie, en échange, la France fermait les yeux sur des
opérations de contrebande et de trafics de stupéfiants. L’Agence autorisa également, certains
stay-behind européens, telle l’armée secrète suisse, à collaborer avec leurs homologues
français dans la lutte contre le FLN.325
Le 19 mars 1962, les accords d’Evian furent signés entérinant le cessez-le-feu et faisant du
FLN un mouvement légal. Le 5 juillet l’Algérie devint indépendante. La seule option restant à
l’OAS était l’assassinat du président de la République, la Ve République ne survivant peut-
être pas à son fondateur. L’attentat du Petit Clamart contre de Gaulle le 22 août 1962 échoua.
Pourtant, la guerre franco-française dura jusqu’en 1965, l’échec d’une énième tentative
d’assassinat du général sur la tombe de Georges Clemenceau, et l’arrestation de Gilles Buscia
en novembre 1965 marquèrent son glas. Au total, environ 2000 personnes avaient été
assassinées par l’OAS.
325 Thierry Meyssan, « Quand le stay-behind voulait remplacer de Gaulle », Réseau Voltaire, 10 septembre 2001.
124
La participation de certains éléments du Gladio français dans la lutte contre le gaullisme
avec l’OAS, créa probablement une scission au sein de celui-ci : une partie foccardienne et
une partie américaine. Foccart dès les années 1950 avait pénétré et infiltré tous les réseaux
importants au sein des services secrets. Une politique d’épuration et de vassalisation des
services secrets pour s’assurer de leur coopération pour les projets gaullistes fut mise en
œuvre : « Un de Gaulle rusé et lucide se méfie des vrais spécialistes des opérations
clandestines, se souvint Le Roy-Finville. Il craint de les voir se dresser un jour en travers de
sa route, de contester certaines de ses grandes options politiques. »326 De Gaulle et son bras
droit Foccart épurèrent et remodelèrent les services de renseignement intérieur et extérieur au
seul bénéfice du pouvoir gaulliste. Le gaulliste Roger Wybot, directeur de la DST et qui avait
participé au retour du général, fut éjecté en 1958 par de Gaulle pour être remplacé par Gabriel
Eriau, plus malléable. Les services secrets français inféodés à la CIA furent grandement
affaiblis. Le SDECE fut soustrait de la tutelle du Premier ministre et placé sous les ordres du
ministère de la Défense. Le service des opérations spéciales, le service 7, fut dissout. La
méfiance que de Gaulle portait à l’égard de ses services secrets était telle que « lorsqu’il
prenait connaissance de documents importants, il les soupçonnait immédiatement d’être des
faux. » De Gaulle pensait que la France vivait sous la menace constante des forces secrètes de
la CIA et du Mossad, prêts à tout instant à conspirer contre la Ve République.327 Cette scission
s’était déjà fait sentir au sein du 11e choc. Pendant qu’une partie du bras armé du SDECE
combattait l’OAS en Allemagne, une autre partie non négligeable soutint la cause de l’Algérie
française. En témoignage de cette trahison, le 11e choc fut dissout en 1963 par le général.
Cette connivence entre le 11e choc et l’OAS allait encore plus loin. Selon Constantin
Melnik, le chef du service Action Pierre Crousillac avait été informé du putsch sans que le
SDECE et de Gaulle ne fussent au courant : « Je peux dévoiler un secret d’Etat, c’est qu’au
moment du putsch, le chef du service Action a été prévenu par le général Challe qu’il allait
faire un putsch, et il lui a demandé de le transporter en Algérie. Et bien, le chef du service
Action ne nous a pas rendu compte de ça. »328
Les gaullistes ont pu, donc, tenté de reprendre entre leurs mains une partie, voire l’entièreté
des réseaux stay-behind. L’existence en France de réseaux secrets parallèles étaient un danger
pour le pouvoir gaulliste : « N’importe quel groupe avec des radios et de l’entraînement aurait
été très dangereux pour la sécurité de la France », remarqua Melnik, lui-même licencié par les
gaullistes en 1962 car trop proche des Américains, alors qu’il partageait avec Foccart la
326 Péan, op.cit., p. 332.327 Porch, op. cit., p. 181 et 182.328 1950-1990 : Le scandale des armées secrètes de l’OTAN.
125
coordination des services spéciaux.329 Foccart dans sa politique de noyautage, d’abord du
service Action puis du SDECE lui-même, mit à la tête du service secret en 1962 Paul
Jacquier, le frère du gladiateur Henri Jacquier. Celui-ci faisait partie de la même équipe du
service Action qui côtoyait Foccart à Cercottes et qui allait infiltrer le SDECE : « Ils
constituent l’avant-garde de ces barbouzes qui vont tenter de mettre le SDECE au service des
réseaux anti-OAS et de la répression des pieds-noirs. Puis, le problème de l’Algérie une fois
liquidé, ces hommes voudront utiliser notre instrument pour l’espionnage politique, les
règlements de comptes entre Français », raconta Le Roy-Finville, le chef du service 7.330
Cependant, cette prise de contrôle des stay-behind par le gladiateur Foccart et ses anciens
collaborateurs du service Action pour servir les desseins gaullistes ne fut pas totale. Une
partie du Gladio français resta fidèle à la CIA, et s’engagea dans la guerre de l’OAS contre le
général. En sus, si dangereux qu’ils étaient à la vue du pouvoir gaulliste, ils ne furent jamais
dissous avant 1990. Ce qui veut dire que comme pour les autres pays européens, les stay-
behind français fonctionnaient comme des entités indépendantes manipulées par l’OTAN et
les services secrets anglo-saxons, où le pouvoir exécutif n’avait peu ou pas du tout son mot à
dire. Comme le remarqua Claude Silberzahn, directeur de la DGSE de 1989 à 1993, les
services secrets avaient la haute main sur les stay-behind : « En vertu des règles de
cloisonnement draconiennes, seuls deux ou trois hommes de la DGSE, ceux qui la géraient,
connaissaient ce dossier à Paris. »331 Et Jean-Pierre Lenoir de rajouter : « Seul le directeur
général (du SDECE – NDA) est informé de l’existence du réseau et de l’homme qui en a la
charge. Quant au chef du gouvernement, dans la mesure où il est mis au courant, ce qui
souffre des exceptions, il ne pourra transmettre le secret qu’à son successeur. »332
Pourtant, de Gaulle essaya de casser les liens entre ses services secrets et ceux d’outre-
Manche et d’outre-Atlantique. Il ordonna en décembre 1961 l’interruption de tous les contacts
entre la CIA et les services secrets français, suite à des accusations venant de la part d’un
agent du KGB, Anatoli Mikhailovitch Golitsine, qui affirmait qu’un réseau d’espionnage du
nom de code « Saphir » avait infiltré le SDECE, d’importants ministères français et même
l’entourage du général.
329 Kwitny, art. cit.330 Péan, op.cit., p. 333.331 Claude Silberzahn, Au cœur du secret, Fayard, 1995, p. 272. Selon Silberzahn, François Mitterrand n’était pas au courant de l’existence des stay-behind. Le président apprit la mise en place de ces réseaux seulement en novembre 1990 lors de la révélation d’Andreotti. Toutefois, ce témoignage contredit les propos de Mitterrand lorsqu’il assura à la presse qu’il avait démembré les réseaux à son arrivée à l’Elysée en 1981. 332 Lenoir, op.cit., p. 134.
126
II : L’après OAS
Les méthodes terroristes de l’OAS avaient été l’application de la guerre révolutionnaire de
Charles Lacheroy et de La guerre moderne de Roger Trinquier. Ces méthodes firent des
émules au sein de l’extrême droite européenne et influencèrent en plus du vieux continent,
l’Amérique du Nord.
A Rome en mai 1965, les services secrets italiens organisèrent une conférence consacrée à
l’étude de la guerre révolutionnaire. Le rassemblement était principalement une réunion de
fascistes, de journalistes d’extrême droite et de personnel militaire. Stefano Delle Chiaie le
fondateur de l’organisation néofasciste Avanguardia Nazionale y participait. Ce fut lors de
cette réunion que la stratégie de la tension fut créée. Un ancien compagnon de Mussolini
établit le bilan des enseignements des actions de l’OAS : « L’OAS a laissé une série
d’enseignements : avant tout, elle a démontré qu’il était possible (…) de parvenir à une
formulation occidentale de la guerre révolutionnaire en retournant contre les marxistes leurs
propres instruments de lutte. (…) Elle a montré comment une guerre révolutionnaire peut être
conduite avec quelques chances de succès quand pour la diriger et pour combattre se
retrouvent ensemble des militaires de profession et des civils hautement spécialisés. »333
L’OAS était ainsi l’inspiratrice directe de la stratégie de la tension. Son aura gagna aussi la
Grèce, où George Papadopoulos, l’auteur du putsch de 1967, était un lecteur assidu de
Trinquier et de Lacheroy. En sus, aux Etats-Unis, les commandos antinoirs et antigauchistes
du début des années 1960, telle la John Birch Society, se réclamaient des méthodes de l’OAS,
et ils allèrent même jusqu’à militer pour la libération de Salan en 1962 condamné à perpétuité.
Il fut libéré en 1968.
Mais l’héritage le plus profond de l’OAS fut la création d’Aginter Press, l’armée stay-
behind portugaise, par Yves Guérain-Sérac en 1966, un ancien du 11e choc et de l’OAS.
Façade de la CIA, Aginter Press et Guérain-Sérac furent impliqués dans les attentats qui
ensanglantèrent l’Italie et particulièrement celui de la Piazza Fontana en 1969. « Les
documents disponibles sur les armées stay-behind de l’OTAN et la guerre clandestine
semblent indiquer que l’organisation lisbonnaise fut responsable de plus de violences et de
meurtres qu’aucune autre armée secrète du vieux continent. (…) (I)ls prenaient part à de
véritables guerres ouvertes dans les colonies et tuaient à la chaîne, sous le commandement
d’un capitaine, qui, fort d’une expérience acquise en Indochine, en Corée et en Algérie, ne
concevait aucun autre moyen que la violence. »334
333 Cité par Laurent, op.cit., p. 98.334 Ganser, op.cit., p. 171.
127
Aginter Press rédigea la bible des attentats sous faux drapeaux, qui avait été appliquée avec
grand succès en Italie. Ce document non signé avait été retrouvé en octobre 1974 dans les
archives d’Aginter Press. A l’instar du FM 30-31B, ce document décrivait la perpétration
d’attentats par l’extrême droite afin de les imputer à la gauche ou l’extrême gauche pour
instaurer un climat de terreur, et ainsi forcer les masses à accepter un régime autoritaire. Une
véritable stratégie du choc : « Nous pensons que la première partie de notre action politique
doit être de favoriser l’installation du chaos dans toutes les structures du régime. » Le
document continuait sur la nécessité de détruire les structures de l’Etat, grâce à la réalisation
d’attentats sous faux drapeaux. Les membres de l’armée secrète devaient infiltrer des
organismes de gauche et d’extrême gauche et perpétrer des attentats « sous couvert de l’action
des communistes et prochinois ». Cette stratégie du choc pouvait varier selon les
circonstances, et devait être couplée par des pressions sur les détenteurs du
pouvoir : « Propagande et action de force qui sembleront le fait de nos adversaires
communistes et pressions sur les individus qui centralisent le pouvoir à tous les échelons. »
Une fois que le chaos et la terreur étaient installés, « nous devrons rentrer en action dans le
cadre de l’armée, de la magistrature, de l’Eglise, afin d’agir sur l’opinion publique et
d’indiquer une solution et montrer la carence et l’incapacité de l’appareil légal constitué, et de
nous faire apparaître comme étant les seuls à pouvoir fournir une solution. »335
En parallèle, les travaux de Lacheroy et Trinquier furent popularisés en Amérique du Sud
et du Nord. Les méthodes de la bataille d’Alger furent enseignées aux dictatures d’Amérique
du Sud qui débouchèrent sur la guerre sale. Cette même Amérique du Sud où se retrouvèrent
dans les années 1970 tous les fascistes de la stratégie de la tension tels Licio Gelli, Delle
Chiaie, ou Borghese. Tandis qu’à Fort Bragg aux Etats-Unis, Aussaresses enseigna La guerre
moderne de Trinquier. Ce fut à partir de l’ouvrage de Trinquier que Robert Komer, un agent
de la CIA, conçut le programme Phénix, une opération secrète américaine déclenchée en 1969
durant la guerre du Vietnam qui avait pour but la récolte de renseignements et la mise sur pied
d’opérations contre-révolutionnaires. L’opération Phénix était en réalité « une copie de la
bataille d’Alger appliquée à tout le Vietnam du Sud. Le but de ce programme était de détruire
l’infrastructure et les réseaux du Viêt-Cong au sein de la population » se souvint le colonel
américain Carl Bernard. Les Américains voulaient trouver ceux qui supportaient le Front
national pour la libération du Sud Vietnam. « Pour cela, on retournait des prisonniers, puis on
les mettait dans des commandos, dirigés par des agents de la CIA ou par des bérets verts, qui
335 Cité par Laurent, op.cit., p. 169.
128
agissaient exactement comme l'escadron de la mort de Paul Aussaresses. »336 Ce programme
coûta la vie à environ 50 000 personnes.
Conclusion
Les armées secrètes de l’OTAN s’intégraient dans un plan de vassalisation, et de
manipulation des démocraties d’Europe de l’Ouest, tandis que l’URSS s’attelait à asservir
l’Europe de l’Est. La différence notable étant que l’URSS utilisait des moyens beaucoup plus
brutaux pour affermir son contrôle, tandis que les Etats-Unis optèrent pour des moyens de
coercition plus clandestins, plus latents. Les stay-behind posent la question plus générale des
violations constantes de la souveraineté nationale des démocraties occidentales par les Etats-
336 Robin, op.cit, p. 254.
129
Unis. Pendant toute la guerre froide, Washington appliqua sa propre conception de la théorie
de la souveraineté limitée, pratiquée par Moscou en Europe de l’Est.337 Un autre point en
débat est celui de la confiance que doivent apporter les masses à leur propre gouvernement
n’hésitant pas, comme celui de l’Italie, à utiliser le terrorisme d’Etat pour manipuler leur
propre population. La dernière interrogation qui se pose au vu des agissements des armées
stay-behind, est celui de la clandestinité dans laquelle peuvent se mouvoir des services secrets
parallèles qui ne répondent que très peu au pouvoir exécutif, et pas du tout au parlement et à
la population, et qui, en dernier lieu, contrôle ce genre d’organisation.
Pour le juge Felice Casson, qui avait découvert le Gladio, ces réseaux ne sont qu’une partie
d’un ensemble bien plus vaste. Selon lui, une sorte de gouvernement invisible détient la haute
main sur ce genre d’affaires. Selon les circonstances qui changent avec le temps, quelques
organisations peuvent être liquidées, mais le pouvoir au sommet ne change guère et continue
d’étendre son pouvoir en utilisant différents moyens. « J’ai vu le pouvoir au sommet
contrôlant tout. Vers la fin de mon enquête, j’ai reçu une lettre. Elle disait : « Vous êtes aux
portes du pouvoir. Si vous essayez d’entrer par cette porte, nous ne savons pas ce qui peut
arriver. » Même si nous avons pu voir quelque chose, cela ne représente qu'une partie de
l'ensemble. Ce pouvoir est plus grand. (…) Gladio n’était pas l’organisation suprême. Il y a
une entité au-dessus qui les gère toutes. Mais les personnes qui sont en bas n’en savent rien.
Elles n’ont aucune idée des connexions à haut niveau. » Suite à ses années d’investigation
dans les arcanes du pouvoir italien, Casson conclut que Gladio devait toujours exister mais
sous un nom différent.338
Gouvernement invisible ou non, cette conclusion du juge Casson met l’accent sur la facilité
avec laquelle une société démocratique peut être contrôlée de l’intérieur et ainsi tomber entre
les mains d’individus antidémocratiques, de psychopathes ou d’individus souffrant d’autres
troubles de la personnalité, comme cela a été discuté dans la première partie. Deux cultures
politiques différentes agissent au sein de toutes les sociétés démocratiques : d’une part, une
culture qui est fondamentalement égalitaire et démocratique, travaillant pour la consolidation
des droits humains à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, d’autre part, une culture qui agit
dans le secret et insiste sur l’utilisation de la violence et des moyens coercitifs à la fois dans
ses politiques intérieure et extérieure.
Cette dernière s’apparente au « gouvernement de l’ombre travaillant dans le secret » pour
reprendre le Washington Post, suite à une enquête gigantesque que le journal a réalisée sur le
337 On peut même se poser la question, à l’aube du Nouvel ordre mondial, si la souveraineté nationale existe encore. 338 Sunday’s Zaman, 12 novembre 2008.
130
renseignement américain post 11 septembre. Le Gladio n’a été que l’une des nombreuses
opérations mises en place par cette autorité parallèle et antidémocratique qui a supplanté et
bafoué sans vergogne les institutions démocratiques des sociétés occidentales. Plus de vingt
ans après la chute du mur de Berlin, et au regard de la conclusion du Washington Post, les
populations occidentales ne sont toujours pas prêtes d’avoir des explications sur les armées
secrètes de l’OTAN : « Le monde top secret que le gouvernement a enfanté (…) est devenu si
vaste, si difficile à manœuvrer et si secret que personne ne sait combien il coûte, combien il
emploie de personnes, ni combien de programmes existent et combien de services différents
effectuent la même tâche. »339 Avertissement comparable à celui de Victor Marchetti, l’ancien
agent de la CIA dont le livre fut le premier censuré par l’Agence, qui, 35 ans plus tôt, mettait
en garde les Etats-Unis contre le culte secret d’une dangereuse puissance, le culte du
renseignement, regroupant des membres de la CIA, du gouvernement fédéral, de l’industrie,
du commerce, des milieux universitaires, et de l’économie.
Toutefois, il ne faut pas non plus généraliser la toute-puissance de ce monde parallèle du
renseignement. Les 1271 agences gouvernementales et les 1931 compagnies privées, soit
environ 3200 organisations, réparties sur environ 10 000 sites à travers les Etats-Unis,
travaillant sur des programmes liés à la lutte contre le terrorisme ou au renseignement; et
employant plus de 800 000 personnes, n’ont pas su, en ce début 2011, prévoir les événements
révolutionnaires qui secouent l’Egypte, le Moyen-Orient et le Maghreb.340
Pour en revenir au Gladio français, son histoire après l’OAS est extrêmement mal connue.
Alexandre de Marenches, le directeur général du SDECE de 1970 à 1981, en coordination
avec Londres et Washington mit en place le plan Parsifal, un deuxième réseau stay-behind.
Selon Claude Faure, le réseau stay-behind « mis en place au début des années 50 s’est
quelque peu délité », et craignant que les Soviétiques ne l’ait pénétré, Marenches ainsi que les
colonels de Marolles, chef du service action, et de Janvry, chef du service du contre-
espionnage, utilisèrent des personnes n’ayant aucun lien avec les structures déjà en place.341
Au niveau international, Oswald Le Winter, un ancien agent de la CIA, affirma avoir
participé au sein de la CIA et aux côtés du MI6, à la création d’Al-Qaïda sur le modèle des
armées secrètes. La création d’Al-Qaïda par la CIA étant bien connue, des groupes islamiques
auraient été infiltrés, des mercenaires recrutés, et des opérations perpétrées par les services
secrets anglo-saxons seraient attribués à Al-Qaïda. A la différence des armées secrètes 339 « Top Secret America », Washington Post, 19-20-21 juillet 2010.340 Cependant, cela ne veut pas dire que les Etats-Unis et Israël ne vont pas essayer de manipuler et de reprendre à leur avantage ces mouvements révolutionnaires, en réalisant le « Grand Moyen-Orient » c’est-à-dire un remodelage du Moyen-Orient au profit des intérêts américano-israéliens. 341 Faure, op.cit., p. 654.
131
européennes ayant divers noms de code, tous les groupes de façades islamiques auraient été
regroupés sous le label unique Al-Qaïda.342
Bibliographie
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- Réseau Voltaire du 17 décembre 2007 et du 7 avril 2011.
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- Francovich Allan, Gladio: The Ring Masters, Premier des trois documentaires diffusés le 10 juin 1992 sur BBC2.
- Francovich Allan, Gladio: The Puppeteers, Deuxième des trois documentaires de Francovich consacrés au Gladio, diffusé le 10 juin 1992 sur BBC2.
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