Post on 25-Mar-2018
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Les auteurs du présent livre proposent de parcourir ces frontières afin
de questionner aussi bien l'existence des ouvrages, leur production et
leur matérialité, que les visées de l'auteur, les attentes de ses destina-
taires et les réceptions des lecteurs. Les vingt-deux contributions
rassemblées ici explorent l’histoire des mathématiques, depuis l’Anti-
quité avec les Éléments d’Euclide jusqu’au XXe siècle avec la réforme des
« maths modernes », en passant par les travaux qui ont diffusé l’algèbre
à la Renaissance, les idées de Leibniz, de Newton, d’Euler ou de
Bourbaki dans les siècles suivants.
___________________________________________________________________________
Évelyne BARBIN, professeure d’histoire des mathématiques à l’université de
Nantes, est responsable de la commission inter-IREM « épistémologie et histoi-
re des mathématiques ». Ses recherches concernent l’histoire des mathémati-
ques du XVIIe au XIXe siècle et les relations entre histoire et enseignement.
Marc MOYON est maître de conférences en histoire des mathématiques à l’uni-
versité de Limoges (IUFM du Limousin). Ses travaux portent sur les mathéma-
tiques médiévales arabes et latines et sur l’introduction d’une perspective his-
torique dans l’enseignement des mathématiques.
_________________________________________________________________________
En couverture : Manuels anciens du fonds patrimonial de l’IUFM du Limousin.
ISBN : 978-2-84287-563-3 27 €
Les ouvrages de mathématiques
dans l’Histoire
Entre recherche, enseignement et culture
Coordonné par Évelyne BARBIN & Marc MOYON
Savoirs scientifiques & pratiques d’enseignement
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Les frontières qui séparent les ouvrages de mathématiques, qu'ils
soient destinés à la recherche, à l'enseignement ou à la culture, sont
poreuses. En effet, l'auteur d'un texte destiné à la recherche doit se
faire comprendre, surtout s'il propose des notions inédites. L'auteur
d'un manuel d'enseignement voit parfois des questions d'enseignement
devenir des problèmes mathématiques. Un écrit destiné à la culture
mathématique accumule les difficultés : diffuser des idées nouvelles à
un public non averti.
Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire
Entre recherche, enseignement et culture
© Presses universitaires de Limoges, 2013
39C, rue Camille Guérin – 87031 Limoges cedex – France
Tél : 05.55.01.95.35 – Fax : 05.55.43.56.29
E-mail : pulim@unilim.fr
http ://pulim.unilim.fr
Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire
Entre recherche, enseignement et culture
Coordonné par Évelyne BARBIN & Marc MOYON
Savoirs scientifiques & Pratiques d’enseignement
Collection dirigée par Marc MOYON & Stéphane VINATIER
La collection « Savoirs scientifiques et Pratiques d’enseignement » des Presses
Universitaires de Limoges entend explorer les champs de l’enseignement et de la
diffusion des sciences. Elle est aussi ouverte aux travaux plus généraux en histoire
de l’éducation. Elle s’attache à valoriser et diffuser des travaux de recherche
fondamentale ou appliquée et des travaux de synthèse. Ses ouvrages s’adressent
aux enseignants de l’école à l’université, aux professionnels de l’éducation et de la
formation et plus largement à tous les lecteurs curieux.
Peuvent être soumis au conseil scientifique de la collection divers types de
travaux, de préférence en langue française, qui intéressent tant le praticien que le
chercheur : des monographies, des recueils d’articles, des actes de colloques ou de
journées d’étude mais aussi des exposés d’activités et d’expérimentations en classe
réalisées dans le réseau des Instituts de Recherche sur l’Enseignement des
Mathématiques (IREM) ou encore des supports de cours qui privilégient une
réflexion sur l’objet enseigné.
La collection a vocation à s’enrichir des travaux menés en Limousin tout en
envisageant des contacts nationaux et internationaux, en particulier avec les
partenaires de l’Université de Limoges. La fréquence de publication envisagée est
de deux à trois titres par an.
Comité scientifique de la collection :
Michèle ARTIGUE (université Paris Diderot-Paris 7) ; Paolo BIANCHINI
(université de Turin) ; Christian BRACCO (université Sofia-Antipolis) ; René CORI
(université Paris Diderot-Paris 7) ; Jean-Paul DELAHAYE (université Lille 1) ;
Yves DUCEL (université de Franche-Comté) ; Renaud D’ENFERT (Ifé-ENS Lyon) ;
Marc MOYON (université de Limoges) ; Abdelkader NECER (université de
Limoges) ; Jean-Claude PONT (université de Genève) ; Sophie REMY (Lycée Gay-
Lussac, Limoges) ; Gaëlle SALADIN (université de Limoges) ; Danielle TROUTAUD
(université de Limoges) ; Jean-Claude VAREILLE (université de Limoges) ;
Stéphane VINATIER (université de Limoges)
Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire, p. 87-99.
L’Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques de Gabriel Cramer :
Newton pour les débutants ?
Thierry JOFFREDO IREM de Rennes et Archives Poincaré, Université de Lorraine
Gabriel Cramer (1704-1752) fait paraître en 1750 à Genève son
traité intitulé Introduction à l’analyse des lignes courbes algébri-
ques, resté célèbre chez les lycéens et leurs enseignants pour un
court appendice présentant ce que l’on appellera plus tard la
méthode des déterminants pour la résolution des systèmes
linéaires. Dans ce traité Cramer poursuit et prolonge le travail de
classification des courbes algébriques d’ordre 3 proposé par Newton
dans son Énumération des lignes du troisième ordre (publié en
1704 mais écrit en 1668-69)1.
Après avoir brossé un rapide portrait du savant genevois et de
son œuvre, j’examinerai comment son traité s’inscrit dans le corpus
des études sur les courbes algébriques au XVIIIe siècle, en
établissant la généalogie qui le relie à l’œuvre de Newton sur les
courbes algébriques. Je m’attacherai ensuite à illustrer sur un
exemple la méthode du triangle analytique de Cramer, directement
héritée du parallélogramme analytique de Newton. Enfin, après
avoir mis en évidence les ambitions du traité et évoqué sa
1 Cet exposé s’appuie sur le mémoire que j’ai soutenu sous la direction
d’Olivier Bruneau en juin 2011 pour le Master d’histoire des sciences et
des techniques de l’université de Nantes, intitulé L’Introduction à
l’analyse des lignes courbes algébriques : Gabriel Cramer, héritier de
Newton.
Thierry JOFFREDO
88
réception, j’apporterai des éléments de réponse à la question posée par
le présent ouvrage, en tentant de rattacher ce livre à l’une des trois
grandes catégories : recherche, culture ou enseignement.
L’homme et l’œuvre
Gabriel Cramer voit le jour le 31 juillet 1704 à Genève. En 1724,
âgé d’à peine vingt ans, il est nommé co-titulaire de la chaire de
Mathématiques de l’Académie de Calvin avec son ami Jean-Louis
Calandrini2.
Figure 1 : Portrait de Gabriel Cramer par Robert Gardelle (détail).
Jacob Vernet3 nous décrit un enseignant fort estimé de ses
élèves et de ses collègues :
Il [Cramer] ne tarda pas à se montrer un grand Maître dans l’Art
d’enseigner ; assidu, régulier, affable, simplifiant les principes,
observant la gradation des idées, ayant l’expression juste, ne disant
ni trop ni trop peu, mettant de l’évidence dans tout ce qui en est
susceptible, avertissant du point où l’évidence cesse, & des sujets où
on ne doit pas la chercher ; pesant alors & combinant les degrés de
vraisemblance & les diverses probabilités avec une précision singu-
lière, ramenant au calcul des choses mêmes qui semblent n’y pas être
2 Physicien genevois (1703-1758), auteur d’une édition commentée des
Principia de Newton parue en 1739. 3 Théologien genevois (1698-1789), connu pour être l’éditeur de l’Esprit
des lois de Montesquieu, qui a écrit un Éloge de Cramer en 1752.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
89
sujettes ; ingénieux à présenter le même objet sous diverses faces, à
tout éclaircir par des exemples ; & à trouver des tours nouveaux pour
faire entrer la lumière dans les esprits4.
En 1727-1728, Cramer parcourt l’Europe savante : il séjourne à
Bâle chez les Bernoulli, puis voyage en Angleterre, en Hollande et
enfin en France où il noue de solides amitiés parmi les membres de
l’Académie des Sciences de Paris5. Il entretient une correspondance
nourrie avec de prestigieux homologues (Stirling, les Bernoulli,
Euler, d’Alembert, Buffon, Dortous de Mairan) et apparaît comme
un savant très estimé de ses pairs. Il est élu membre de l’Académie
de Berlin (1746) et de la Royal Society de Londres (1749) mais
échoue plusieurs fois à se faire élire à Paris.
Fin 1751, sa santé se dégrade. On lui conseille de passer l’hiver
dans le sud de la France. Parti de Genève le 21 décembre 1751, son
état de santé s’aggrave brutalement durant le voyage et il s’éteint
le 4 Janvier 1752 dans le Gard, à Bagnols-sur-Cèze, près de Nîmes.
Daniel Bernoulli écrira après avoir appris la mort de son ami :
J’ai perdu un ami intime ; votre ville et notre Suisse ont perdu un de
leurs plus beaux ornements et toute l’Europe un savant de premier
ordre, né pour augmenter et perfectionner les sciences. C’était non
seulement un illustre, mais encore un aimable savant6.
Une part importante de l’activité de Gabriel Cramer a été celle
d’éditeur et de commentateur des œuvres mathématiques de cer-
tains de ses contemporains, notamment les Opera Omnia de Jean I
Bernoulli (1742, 4 vol.), les Opera de Jacques Bernoulli (1744, 2
vol.) ou la Correspondance entre Leibniz et Jean Bernoulli (1745, 2
vol.).
Cramer commence à écrire son traité sur les courbes vers 1740.
Il sera finalement publié en 1750. Cette véritable somme de 700
pages7 réunit de très nombreux résultats sur les courbes algébri-
4 Jacob VERNET, « Éloge historique de M. Cramer, professeur de
philosophie & de mathématiques à Genève », Nouvelle Bibliothèque
Germanique […] Janvier, Février & Mars 1752, X, Amsterdam, Pierre
Mortier, 1752, p. 363. 5 Il se liera notamment à Dortous de Mairan, qui en sera le secrétaire
perpétuel de 1740 à 1743. Cramer reviendra à Paris pour un séjour d’un
an, en 1748-49 où il se liera avec d’Alembert.
6 Rudolf WOLF, Biographien zur Kulturgeschichte der Schweiz, vol. 3,
Zurich, Orell Füssli, 1860, p. 226. 7 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse des lignes courbes
algébriques, Genève, Frères Cramer et Cl. Philibert, 1750. Une copie
numérisée de bonne qualité de ce traité est téléchargeable sur la page
Thierry JOFFREDO
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ques et leurs éléments caractéristiques, accompagnés d’exemples
nombreux et gradués et de planches richement illustrées. Dans sa
préface, Gabriel Cramer affirme que son propos est de « distribuer
les Courbes en Ordres, Classes, Genres et Espèces : ce qui, comme
dans un Arsenal où les armes sont bien rangées, met en état de
choisir, sans hésiter, celles qui peuvent servir dans la Résolution
d’un Problème proposé »8.
Un appendice resté célèbre présente ce que l’on appelle
aujourd’hui la méthode des déterminants pour la résolution des
systèmes d’équations linéaires. Cet aspect de l’œuvre de Cramer
est fort bien étudié par ailleurs9, nous n’en parlerons pas
davantage ici.
L’Introduction : généalogie d’une œuvre
Gabriel Cramer, dès la préface, situe lui-même de manière très
explicite son traité dans une filiation directe avec un texte publié
quelques quarante-six ans plus tôt par Newton, intitulé
Enumeratio linearum tertii ordinis, dont le propos est la
classification des courbes algébriques du troisième ordre. Il cite
ensuite le commentaire livré par Stirling en 1717, intitulé Lineae
Tertii Ordinis Neutonian avant d’évoquer les Usages de l’analyse
de Descartes écrits par l’abbé De Gua de Malves en 1740. Non citée,
bien que largement utilisé, La méthode des fluxions et des séries
infinies de ce même Newton, dans sa traduction en français donnée
par Buffon (proche ami de Cramer) expose les principales
méthodes algébriques utilisées par Cramer pour établir ses
résultats : le parallélogramme analytique et la méthode des séries.
Ces quatre textes constituent autant de jalons dans la
conception du traité de Cramer : il leur emprunte leurs propos,
leurs méthodes ou leurs outils, tout en s’autorisant un regard
critique, pour construire la somme de près de 700 pages que
constitue l’Introduction.
http://www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-4048, une autre sur Google Books
à l’adresse http://books.google.fr/books?id=HzcVAAAAQAAJ (consultées le
6 janvier 2013). 8 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., préface, p. viii.
9 Liliane ALFONSI, « Étienne Bézout : Analyse algébrique au siècle des
lumières », Revue d’Histoire des Mathématiques, 14, 2008, p. 211-287.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
91
L’Enumeratio de Newton
En 1704, Newton fait publier, en annexe de son traité d’optique
intitulé Opticks : or, a treatise of the reflexions, refractions,
inflexions and colour of light, un court texte intitulé Enumeratio
linearum tertii ordinis (autrement dit, Énumération des lignes du
troisième ordre). Ce texte présente sur une trentaine de pages
seulement (dont six planches d’illustrations) des résultats sur les
courbes algébriques du troisième ordre que Newton a établis
quelques trente ans plus tôt.
Newton y définit d’abord quelques notions (genre et ordre d’une
courbe algébrique, centre, diamètre, sommet, axe, asymptote, bran-
che infinie) en généralisant aux courbes d’ordres supérieurs le
vocabulaire propre aux coniques. Puis il réduit à quatre le nombre
de formes canoniques que peut prendre l’équation d’une ligne du
troisième ordre. Chacun de ces quatre cas est alors étudié séparé-
ment, permettant une classification des courbes du troisième ordre
en classes, genres et espèces. Newton distingue au final pas moins
de 72 espèces différentes, toutes finement représentées sur les
planches accompagnant le texte. Il aurait dû en compter 78 au
total : 4 espèces seront ajoutées par Stirling en 1717, une par
François Nicole en 1731 et une dernière par Nicolas Bernoulli en
1733.
L’origine du projet de Cramer se trouve donc dans la lecture de
l’Enumeratio, comme le genevois l’écrit lui-même :
C’est à l’Illustre Mr NEWTON que la Géométrie est sur-tout redevable
de cette distribution. Son Énumération des Lignes du troisième
Ordre est un excellent modèle de ce qu’il faut faire en ce genre, & une
preuve convaincante que ce grand Homme a pénétré jusqu’au fonds
de ce que la Théorie des Courbes a de plus délié & de plus
intéressant10.
Mais la concision et la clarté du texte de Newton ont leur
contrepartie : l’auteur se contente de délivrer une liste de résultats
sans jamais se préoccuper de donner à voir les méthodes utilisées
ni de produire de démonstrations, ce qui rend ardue la tâche de ses
lecteurs. La critique de Cramer sur ce point est pour le moins
explicite : « Il est fâcheux que Mr. NEWTON se soit contenté d’étaler
ses découvertes sans y joindre les Démonstrations, & qu’il ait
préféré le plaisir de se faire admirer à celui d’instruire »11.
10 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., préface, p. viii. 11 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., préface, p. ix.
Thierry JOFFREDO
92
Il faut sans doute y voir l’une des lignes de force de la démarche
de Cramer : réécrire et prolonger les travaux de Newton en expli-
citant de manière détaillée les méthodes algébriques à l’œuvre,
afin de les rendre accessibles au lecteur non averti.
Le commentaire de Stirling
L’Écossais James Stirling (1692-1770) est le premier, en 1717, à
s’atteler à cette tâche d’explicitation des méthodes utilisées par
Newton dans l’Enumeratio en publiant un ouvrage intitulé Lineae
Tertii Ordinis Neutonianae. Il y reprend les résultats énoncés par
Newton tout en mettant en évidence les méthodes algébriques
utilisées par Newton, notamment la méthode des séries, et
complète la classification de Newton en y ajoutant quatre espèces.
Cramer a rencontré Stirling lors de son voyage en Angleterre en
1728, et ils ont entamé une correspondance au début des années
1730. Il témoigne de l’apport de Stirling à cette entreprise :
Ces légères inadvertences n’ont pas échappé à Mr. STIRLING, qui a
développé les Principes & la Méthode de Mr. NEWTON, dans l’excel-
lent Commentaire qu’il nous a donné sur son Livre. On y voit qu’il
ne manquoit presque rien à Mr. STIRLING pour donner une Théorie
complette des Courbes, & qu’il n’auroit laissé que peu de choses à
dire, s’il ne s’étoit pas attaché avec trop de scrupule à ne point
s’écarter de son Auteur12.
Les Usages de De Gua de Malves
L’abbé Jean-Paul de Gua de Malves (1712-1786) publie, en
1740, un traité intitulé Usages de l’analyse de Descartes. Dans la
préface de ce traité, De Gua déplore lui aussi, mais de manière
plus nuancée, l’absence de démonstrations dans l’Enumeratio :
On doit cependant en excepter quelques légères traces qu’il a eu soin
de laisser sur son passage aux endroits qui avoient mérité qu’on s’y
arrêtât plus long-tems. Ces endroits au reste sont presque toujours
assez distants les uns des autres. Si l’on se propose donc de suivre la
même carrière, on est obligé de se guider soi-même dans de longs
intervalles ; &, lorsqu’on essaye de le faire, on trouve bientôt qu’il
n’est guère possible d’y réussir qu’à l’aide de l’Analyse de Descartes,
portée même à un degré de perfection que le seul M. Newton paroît
avoir connu13.
12 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., préface, p. ix.
13 Jean-Paul DE GUA DE MALVES, Usages de l’Analyse de Descartes pour
découvrir, sans le secours du calcul différentiel, les propriétés ou affections
principales des lignes géométriques de tous ordres, Paris, Briasson, 1740,
p. iii.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
93
Lorsque Cramer prend connaissance du traité de l’abbé De Gua,
il a déjà commencé la rédaction de son propre ouvrage :
Cet Essai étoit à peu près fini, quand Mr. l’Abbé DE GUA fit paroître
l’Usage de l’Analyse de DESCARTES pour découvrir les propriétés des
Lignes géométriques de tous les Ordres. La substitution qu’il y fait
du Triangle algébrique au parallélogramme de NEWTON est une idée
heureuse, dont j’ai profité avec reconnoissance, aussi bien que de
quelques autres pensées ingénieuses de cet Auteur : mais je n’ai pas
cru devoir le suivre dans la méprise où il est tombé sur les Branches
infinies des Courbes & sur leurs Points multiples, pour avoir négligé
l’usage des Séries infinies, ou pour avoir voulu juger d’une Série
entière par son seul premier terme14.
De Gua a donc une démarche proche de celle de Cramer, mais
elle reste, selon le genevois, imparfaite et entachée d’erreurs.
La méthode des fluxions et des séries infinies de Newton
La méthode des séries, principalement mise en avant par
Stirling pour expliquer et démontrer les résultats de l’Enumeratio,
s’appuie sur un outil développé par Newton à la fin des années
1660, désigné sous le nom de parallélogramme analytique par
Cramer, qui en fait un usage important dans l’Introduction.
Figure 2 : Le parallélogramme analytique de Newton15.
Cette méthode a été exposée dans divers écrits de Newton,
notamment dans la Méthode des fluxions et des suites infinies,
traduit en français par Buffon, par ailleurs proche ami de Cramer.
14 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., préface, p. xi.
15 Isaac NEWTON, La méthode des fluxions et des suites infinies, traduit
par Buffon, Paris, Debure l’aîné, 1740, p. 10.
Thierry JOFFREDO
94
Le parallélogramme analytique est en fait un tableau permet-
tant de repérer les coefficients non nuls des monômes de l’équation
d’une courbe algébrique. Il est introduit par Newton dans le but
d’obtenir les développements en séries de en fonction de à
proximité de l’origine (ce qu’il appelle la résolution des équations
affectées en espèces16).
À la suite de De Gua, Cramer en adopte une version simplifiée
qu’il nomme triangle analytique :
Figure 3 : Le triangle analytique de Cramer17.
Le triangle analytique sert à identifier les termes prépon-
dérants de l’équation lorsque l’une des deux variables est supposée
infiniment petite ou infiniment grande : Si dans une équation indéterminée, on suppose une des variables x
ou y infinie ou infiniment petite, cette supposition rend certains
termes de l’équation infiniment plus grands que les autres. On peut
donc retrancher ceux-ci sans scrupule, parce qu’ils ne sont rien en
comparaison des plus grands, qui forment seuls toute l’équation. [...]
Il ne s’agit que d’avoir une Règle pour discerner dans une équation
16 Cette méthode est à mettre en relation directe avec l’algorithme
permettant de calculer une valeur approchée des racines réelles d’une
équation numérique, formulé par Newton et amélioré par Raphson. À ce
propos, on lira avec profit Jean-Luc CHABERT et al., Histoire d’algo-
rithmes : du caillou à la puce, Paris, Belin, 1994, p. 193-226. 17 Cette représentation se trouve dans Gabriel CRAMER, Introduction à
l’analyse…, op. cit., p. 6.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
95
proposée, quels sont les termes que la supposition d’x ou d’y
infiniment grande ou infiniment petite, rend infiniment plus grands
que tous les autres18.
Le triangle analytique en action
Examinons, à titre d’exemple, la manière dont Cramer utilise le
triangle analytique pour étudier, à proximité de l’origine, les
branches de la courbe d’équation19
La méthode est décrite par Cramer dans le chapitre VII de
l’Introduction, intitulé Détermination des plus grands termes d’une
équation :
Ayant tracé le Triangle analytique ; on placera chaque terme de
l’équation dans la Case qui lui est propre. Ou, ce qui dans la
pratique est plus commode, on formera le Triangle avec des points
disposés en quinconce, & on en changera en une étoile, ou en une
petite croix, chaque point qui tient la place d’un des termes de
l’équation. […] Si l’on suppose ou infiniment petite, on cherchera,
avec la Règle, quelles sont les Cases pleines par le centre desquelles
peut passer une Droite, sans laisser au-dessous d’elle aucune Case
pleine. Cette Droite, ou ces Droites, car il peut y en avoir plus d’une,
se nommeront des Déterminatrices inférieures, parce qu’elles
déterminent les plus grands termes de l’équation : ce sont ceux qui
occupent les Cases par le centre desquelles elle passe20.
Commençons donc par situer les coefficients de l’équation de
cette courbe sur le triangle analytique ; il existe une unique
déterminatrice inférieure, qui porte les termes en , et :
18 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., p. 148. 19 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., p. 590. 20 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., p. 165-166
Thierry JOFFREDO
96
Cette déterminatrice fournit donc l’équation :
qui se résout aisément en
Le premier terme du développement en série de en fonction de
à proximité de l’origine est donc
.
Ecrivons alors
et effectuons la substitution dans l’équation de départ ; après
quelques calculs nous obtenons une nouvelle équation en et :
Portons cette nouvelle équation sur le triangle analytique ; nous
distinguons une déterminatrice inférieure :
Cette déterminatrice porte les termes en et , et fournit une
nouvelle équation :
Dans le cas où est positif, cette équation a pour solutions
La série se scinde en deux séries distinctes dès le second terme, ce
qui indique deux branches distinctes à l’origine.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
97
En continuant les calculs, on obtient :
Ces deux branches forment un rebroussement en bec à l’origine
, comme on peut le voir sur la figure ci-dessus21.
L’Introduction : ambitions et réception
Les ambitions « pédagogiques » de Gabriel Cramer, lorsqu’il
débute la rédaction de son traité, sont pour le moins claires, comme
il l’annonce lui-même dans sa préface :
Tel est le Plan que je me suis proposé dans cet Essai. C’est à mes
Lecteurs à juger si je l’ai rempli. J’ai tant de graces à leur
demander, que je ne leur ferai point d’excuses, ni sur le style, où je
n’ai cherché que la clarté ; ni sur certains détails, que j’ai crû
nécessaires aux jeunes Géomètres en faveur desquels j’écris ; ni sur
la longueur de cet Ouvrage, dont je suis moi-même surpris. Elle
vient principalement du nombre d’Exemples que j’aporte pour
illustrer les Règles que je donne. Je sens fort bien que les Savans en
voudroient moins, mais en échange les Commençans en désireroient
peut-être davantage. Je puis dire aux uns, que je ne crois pas avoir
placé un seul Exemple sans quelque raison particulière ; & j’ose
assurer les autres que je ne pense pas qu’ils trouvent dans les Règles
aucune difficulté qui ne soit éclaircie par quelque Exemple22.
21 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., planche XXVI,
p. 600. 22 Gabriel CRAMER, Introduction à l’analyse…, op. cit., p. xxiii.
Thierry JOFFREDO
98
À une époque où le calcul différentiel se diffuse très largement
et se montre d’une efficacité redoutable pour l’étude des courbes, le
traité de Cramer a la particularité de proposer une approche
totalement algébrique, en se basant sur les travaux de Newton en
la matière. Les méthodes algébriques en action dans le traité de
Cramer sont systématiquement exposées et accompagnées d’exem-
ples progressifs, afin de permettre au lecteur même débutant de
suivre les calculs et de s’assurer de lui-même du bien-fondé des
résultats exposés et des raisonnements qui y conduisent. Et c’est
en cela que Cramer prend le contrepied de son modèle, qui s’était
contenté de livrer une suite de résultats sans indication aucune sur
les voies qu’il avait suivies.
Le traité des courbes de Cramer a été lu bien après la mort de
son auteur; les géomètres de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle,
comme les historiens des mathématiques, s’en font l’écho. De
Montucla23 à Chasles24, en passant par Laplace25, nombreux sont
ceux qui accordent à l’Introduction une place centrale dans
l’histoire des courbes algébriques.
Laissons pour finir la parole à l’historien des mathématiques
Carl B. Boyer, qui rend un bel hommage au traité de Cramer :
One of the best-known single-volume textbooks of the period,
however, variantly and effectively maintained, free from reference to
the calculus, the tradition of Fermat, Newton and Euler against that
of Descartes, L’Hospital and Guisnée. This was the Introduction a
l’analyse des lignes courbes of Gabriel Cramer (1704-1752) which
appeared in 1750 [...]. Cramer’s Introduction is the work of an expert
on the subject. It includes almost 700 pages of exposition and hun-
dreds of illustrations - a worthy successor to Newton’s Enumeratio26.
Cette dernière phrase accrédite l’idée que le genevois est
parvenu à ses fins : écrire un ouvrage de référence sur les courbes,
qui en fasse un « digne successeur » de Newton.
23 Jean-Etienne MONTUCLA, Histoire des mathématiques, dans laquelle
on rend compte de leurs progrès depuis leur origine jusqu’à nos jours...,
Volume 3, Paris, Henri Agasse, 1802, p. 63-85. 24 Michel CHASLES, Aperçu historique sur l’histoire et le développement
des méthodes en géométrie, Bruxelles, Hayez, 1837, p. 152. 25 Pierre-Simon DE LAPLACE, « Leçons de mathématiques données à
l’École Normale, en 1795, par M Laplace », Journal de l’École Poly-
technique publié par le conseil d’instruction de cet établissement, II, 7e et 8e
cahiers, Paris, Imprimerie Impériale, 1812, p. 122-123. 26 Carl B. BOYER, History of analytic geometry, New York, Dover
Publications, 2004, p. 193-194, souligné par nous.
L’Introduction de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ?
99
En conclusion
On voit que Gabriel Cramer, avec cet ouvrage, réalise d’abord
une synthèse du savoir sur les courbes algébriques au mitan du
XVIIIe siècle, explicitant totalement – tout en le dépassant – le texte
publié par Newton au début du siècle. Qui sont les destinataires de
son texte ? Il s’adresse manifestement à un public non averti,
l’excluant a priori de la famille des ouvrages de recherche (même si
la nouveauté constituée par le passage sur les déterminants a dû
attirer l’œil des savants contemporains et ultérieurs). On peut donc
le ranger sans hésitation avec les ouvrages de culture mathé-
matique. J’avance également qu’il se rapproche fortement d’un
ouvrage d’enseignement : de prochaines recherches en archives me
permettront de rechercher des éléments de mise en relation entre
le contenu du traité de Cramer et les enseignements de
mathématiques qu’il prodiguait à Genève.
Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire.
Table des Matières
Évelyne BARBIN & Marc MOYON, Avant-propos ..................................... 7
PREMIÈRE PARTIE : Des ouvrages héritiers d'Euclide
Odile KOUTEYNIKOFF, François LOGET & Marc MOYON, Quelques
lectures renaissantes des Éléments d’Euclide ................................... 13
Odile KOUTEYNIKOFF, Les Éléments d’Euclide au service d’une algèbre
du XVIe siècle ........................................................................................ 29
Thomas PRÉVERAUD, Destins croisés de manuels français en Amérique
(1819-1862) : l’exemple des Éléments de géométrie d’Adrien-Marie
Legendre .............................................................................................. 43
Évelyne BARBIN, Marta MENGHINI & Amirouche MOKTEFI, Les
dernières batailles d’Euclide : sur l’usage des Éléments pour
l’enseignement de la géométrie au XIXe siècle................................... 57
DEUXIÈME PARTIE : Des ouvrages pour initier à de nouvelles
mathématiques
Sandra BELLA, L’Analyse des infiniment petits pour l’intelligence des
lignes courbes : ouvrage de recherche ou d’enseignement ? .............. 73
Thierry JOFFREDO, L’Introduction à l’analyse des lignes courbes
algébriques de Gabriel Cramer : Newton pour les débutants ? ........ 87
André STOLL, Une initiation à la lecture des Principes mathématiques
de la philosophie naturelle de Newton ............................................. 101
Évelyne BARBIN, Le genre « ouvrage d’initiation » : l’Exposé moderne
des mathématiques élémentaires de Lucienne Félix (1959-1961) ... 117
TROISIÈME PARTIE : Des ouvrages pour promouvoir des mathé-
matiques
Jean-Pierre LUBET, Faut-il étudier le calcul aux différences finies
avant d’aborder le calcul différentiel et intégral ? Un état de la
question dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ............................. 133
340
Mahdi ABDELJAOUAD, L’importance des manuels de Bézout dans le
transfert des mathématiques européennes en Turquie et en Égypte
au XIXe siècle ...................................................................................... 149
André-Jean GLIÈRE, La révolution conceptuelle accomplie par
Hermann Hankel à propos des quantités négatives dans sa Théorie
des systèmes de nombres complexes .................................................. 161
François PLANTADE, Comment Jules Houël a rédigé la partie « Les
fonctions elliptiques » de son Cours de calcul infinitésimal avec l’aide
de Gösta Mittag-Leffler .................................................................... 173
QUATRIÈME PARTIE : Des ouvrages et des réformes d'enseigne-
ment
Valérie LEGROS, Des Exercices de calcul à L’arithmétique en riant. Les
mathématiques dans l’enseignement primaire : programmes et
manuels sous la IIIe République ...................................................... 189
Rudolf BKOUCHE, De la modernité dans l’enseignement des
mathématiques .................................................................................. 205
Hervé RENAUD, Les Leçons d’Arithmétique théorique et pratique de
Jules Tannery (1894) : enseigner les nombres comme fondements des
mathématiques .................................................................................. 217
Arnaud CARSALADE, François GOICHOT & Anne-Marie MARMIER,
Architecture d’une réforme : les mathématiques modernes ........... 229
CINQUIÈME PARTIE : Des ouvrages, des pratiques et des instru-
ments
Sophie COUTEAUD, Mise en perspective de L’arithmetique par les gects
de Pierre Forcadel de Béziers (1558) ............................................... 247
Frédéric MÉTIN, Les livres de fortification aux XVIe & XVIIe siècles : le
Papier, le Sang et la Brique .............................................................. 261
Patrick GUYOT & Frédéric MÉTIN, La Géométrie de Marolois, pilier du
fortificateur, ressource du professeur .............................................. 273
Pierre AGERON, Le Traité de fabricomologie ou ergastice du point ... 287
Anne-Marie AEBISCHER & Hombeline LANGUEREAU, Géométrie et
artillerie au début du XIXe siècle : François-Joseph Servois dans son
temps ................................................................................................. 305
Dominique TOURNÈS, Les cours d’André-Louis Cholesky à l’École
spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l’industrie............ 319
Index des noms propres .................................................................. 333
Index des auteurs ............................................................................. 338
Table des Matières ............................................................................ 339