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8/13/2019 Les Beatitudes
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Yves BEAUPERIN Cours de lInstitut Les Batitudes selon saint Matthieu 1
LES BATITUDESMt 5, 3-12
LE TEXTE
Matthieu 5
Rcitatif 13 Heureux les pauvres de science
CAR IL EST POUR EUX LE ROYAUME DES CIEUX !
4 Heureux ceux qui sont doux
car cest eux qui hriteront de la Terre.
5 Heureux ceux qui pleurent
car cest eux qui seront consols.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif dejusticecar cest eux qui seront rassasis.
Rcitatif 27 Heureux les misricordieux
car cest eux qui obtiendront la misricorde.
8 Heureux les purs de cur
car cest eux qui verront Dieu.
9 Heureux les pacifiants
car cest eux qui seront appels fils de Dieu.
10 Heureux les PERSCUTSpour lajusticeCAR IL EST POUR EUX LE ROYAUME DES CIEUX !
Rcitatif 0
11 Heureux tes-vous quand on va vous insulteret quon va vous PERSCUTER,Quon va dire tout mal contre vous en mentant,
cause de moi.
12 Rjouissez-vous et exultez
car votre rcompense est grande dans les Cieux.
Car cest ainsi quils ont PERSCUTles prophtesqui furent avant vous.
Traduction: Marcel Jousse (rvise par la Commission des Rcitatifs)Rythmo-mlodie: Gabrielle Desgres du LoThtre des Champs-lyses 26 avril 1928
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PLAN DU COMMENTAIRE
Structure de la rcitation 3Les mots-cadres ou les formules-cadres 3La symbolique du nombre 9 5
Heureux les pauvres de Souffle 8Les deux souffles de lhomme 8La pauvret de la parole de la gorge ou pauvret de science 12Les pauvres de science lgale 14Les drives de la justesse pharisaque 16Les drives de la vrit rabbinique 18La pauvret de la parole du nez ou silence de la pense 20
Heureux ceux qui pleurent 22
Heureux ceux qui sont doux 24Lhritage de la Terre 24Le scandale de limpit 25La douceur vanglique 26
Heureux ceux qui ont faim et soif de justesse 27
Heureux les misricordieux 29
Heureux les purs de cur 31La puret de cur 31Voir Dieu, cest le possder 32Voir Dieu, cest voir son image en soi 32
Heureux les pacifiants 34 Fils de la paix 34Fils de Dieu 34
Heureux les poursuivants de la justesse 36
Heureux les poursuivis pour la justesse (non comment)
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COMMENTAIRE
Structure de la rcitation
Les mots-cadres ou les formules-cadresLes Batitudes de Matthieu comporte:
* une formule-cadre entre la 1re et la 8me batitude, par la reprise de la proposition: caril est pour eux le Royaume des Cieux !* mot-cadre entre la 4me et la 8me batitude, par la reprise du mot:justice;* mot-cadre interne la neuvime batitude, par la reprise du mot:perscuts, au dbut et
la fin de cette batitude.
Par ailleurs, ce mme mot perscuts sert de mot-agrafe entre la 8me et la 9mebatitude, dans ltat actuel du texte de la huitime batitude, si on ne tient pas compte de lerreur
probable de traduction que signale Marcel Jousse (cf. plus loin).
La formule-cadre : car il est pour eux le Royaume des Cieux, entre la premire et lahuitime batitude, et le mot-cadreperscuts, au dbut et la fin de la neuvime batitude invitent
regrouper dune part les 8 premires batitudes et dautre part la neuvime batitude, en 8 + 1.Dautant que les huit premires batitudes sont impersonnelles (cest eux) et que la neuvimebatitude est personnelle (vous).
Mais le mot-cadrejustice, entre la troisime et la huitime batitude, invite partager, leur tour, les 8 premires batitudes en deux groupes de 4, en suggrant un paralllisme entre les
batitudes 1 et 5, 2 et 6, 3 et 7, 4 et 8, dont nous trouverons la confirmation en tudiant la
signification de chaque batitude. Ce paralllisme tant plus vident si nous suivons lordre adopt,
par la Pschytta et la moiti des manuscrits grecs, qui rcitent la batitudeHeureux ceux qui pleurentavant la batitudeHeureux ceux qui sont doux.
Ce regroupement en 8 + 1 batitudes, joint au fait que toutes commencent par le mot
Heureux suggre un rapprochement intressant avec le psaume 118-119 qui commence par les
versets :
Heureux, impeccables en leur voieceux qui marchent dans la Trh de YHWH !
Heureux, gardant son tmoignage,ceux qui le cherchent de tout cur,
et qui sans commettre de mal,marchent dans ses voies !
et qui dveloppe ensuite tous les synonymes de la Trh en 22 parties de 8 schmes rythmiqueschacune, chacun de ces huit schmes rythmiques commenant par la mme lettre de lalphabet,chaque partie se succdant suivant lordre alphabtique.
Ce rapprochement est important car si le psaume 118-119 chante la plnitude de la
connaissance, apporte par la Trh, et symbolise par le chiffre 8, les Batitudes conduisent
lhomme lintgration parfaite de cette connaissance, en quoi consiste la Royance des Cieux et
symbolise par le chiffre 9 = 8 + 1.
Le royaume des cieux est limpassibilit de lme,
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accompagne de la science vraie des tres. 1
Il convient de noter, en effet, que l o le premier schme rythmique du psaume 118-119
parle de Trh, le premier schme rythmique des Batitudes parle, lui, de Royance des Cieux. La
substitution est intressante noter.
Compte tenu de la rpartition des batitudes suggre par les symtries, de linversion desbatitudes 2 et 3 que nous avons signale, et de lerreur de traduction probable sur la 8
mebatitude,
nous pouvons maintenant dessiner le collier-compteur des Batitudes :
Pauvres de science Misricordieux
Pleureurs Purs de cur
Doux Pacifiants
Affams, Assoiffs Poursuivantsde Justice de Justice
Poursuivis pour la Justice
Ainsi disposes les huit premires batitudes, nous pressentons que si elles se
correspondent deux deux, elles ne se rptent toutefois pas. Les quatre premires batitudes
semblent dcrire un tat intrieur, une nouvelle manire dtre, dont les quatre suivantes semblent
dcrire ltat extrieur, une nouvelle manire de faire, cest--dire les fruits extrieurs engendrs par
ltat intrieur.
La pauvret de science est une manire dtre qui aboutit la misricorde tourne vers les
autres. Le don des larmes ou componction est une manire dtre qui aboutit la recherche de la
puret de cur. La douceur est un tat intrieur qui aboutit faire la paix autour de soi. La faim et
la soif de justice est un tat intrieur qui aboutit laction ncessaire pour satisfaire cette soif.
1EVAGRE LE PONTIQUE (environ 346-399), Trait pratique ou le Moine, ch. 2.
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La symbolique du nombre de batitudesIl y a neuf batitudes chez Matthieu. Et chacune de ces neuf batitudes commence par le
mot aramen twbyhon, dont la signification en hbreu est : bon, bien, beau, bonheur, allgresses etdont la premire lettre teth a, prcisment, pour valeur 9. Un telle concidence ne peut tre fortuiteet constitue une indication prcieuse sur le sens profond de cette rcitation. Les neuf batitudes sont
en relation avec la symbolique du nombre 9. Le chiffre 9 scrit en hbreu avec la lettre teth dont le
dessin est celui dun serpent qui se mord la queue.
Cette lettre () est linitiale du mot tetqui signifierait serpent , ce qui serait en rapport avecsa forme. En effet, il sagit dun idogramme trs ancien qui dessine un serpent se mordant la queue. Cemme signe dsignait chez les Egyptiens un bouclier . Le bouclier primitif tait rond, dune forme
dtermine par celle du serpent. 2
Cet animal symbolise la monte de lnergie. Il rampe dabord, puis est appel se redresser(avec la croix rdemptrice) et monter le long de la colonne vertbrale, pour arriver la tte o ayant achev
son cycle, le langage symbolique dit du serpent quil se mord la queue.
La neuvime lettre de lalphabet, ... exprime la perfection de la Cration, la rintgration quasitotale des nergies au divin... 3
Symboliquement, le nombre 9 manifeste ce quEvagre le Pontique appelle la science de
la sainte Trinit et que la thologie mystique appelle union batifique , cest--dire cette
connaissance de Dieu si parfaite, quelle nous fait devenir un avec lui, puisquelle nous le rvle telquil est en lui-mme.
Nous lui serons semblables
puisque nous le verrons tel quel il est.
(1 Jn 3, 2)
Vous serez semblables des dieux
connaissant le bon et le mauvais. (Gn 3,5)
9 est, en effet, le nombre des hirarchies clestes, comme nous le rvle Denys
lAropagite, dans son traitDes hirarchies clestes 4. Or, ce qui est intressant dans ce trait, cest
que ces hirarchies danges correspondent des hirarchies dans la connaissance de Dieu.
2Annick de SOUZENELLE,La lettre, chemin de vie, Albin Michel 1993, p. 103.
3Annick de SOUZENELLE,La lettre, chemin de vie, Albin Michel 1993, p. 104.
4Ces neuf hirarchies clestes sont les suivantes : les sraphins, les chrubins, les trnes, les seigneuries, les puissances,
les pouvoirs, les principauts, les archanges et les anges. Elles taient cites dans les prfaces du canon romain, avant la
rforme liturgique de Vatican II, suivant des listes qui variaient dune prface lautre, avec quelques dnominations etun nombre diffrents de celles de Denys lAropagite : anges, archanges, trnes, dominations, vertus clestes,
puissances, sraphins.
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Au plus haut sommet, la neuvime hirarchie, celle des Sraphins, est la plus proche de
Dieu, car elle constitue celle dont la connaissance de Dieu est la plus parfaite. Au plus bas de la
hirarchie se situent les Anges, qui se trouvent directement au-dessus des hommes. Le principe
pdagogique que dveloppe Denys lAropagite est le suivant : toute hirarchie suprieure a pour
mission dduquer la hirarchie infrieure afin de llever son niveau de connaissance de Dieu et,
rciproquement, toute hirarchie infrieure a pour vocation de slever au niveau de connaissance
de la hirarchie qui prcde.
9 est aussi le nombre de la connaissance mystique acheve dans lhomme, telle quelle se
ralise travers le mystre de la crucifixion. En effet, le crucifi est immobilis trois fois au centre
de laxe avant-arrire (deux ples + un centre), de laxe droite-gauche (deux ples + un centre), de
laxe bas-haut (deux ples + un centre), ce qui fait neuf (3 + 3 + 3).
Neuf mois est, aussi, la dure de la conception de lhomme. Or, Ishoua ne nous invite-t-il
pas retourner dans le ventre de la mre, pour un nouvel engendrement ?
Jsus rpondit Nicodme :
En vrit, en vrit, je te le dis : moins de natre den haut,
nul ne peut voir le Royaume de Dieu.
Nicodme lui dit : Comment un homme peut-il natre,
tant vieux ?Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mre
et natre ?
Jsus lui rpondit :
En vrit, en vrit, je te le dis :
moins de natre deau et desprit,nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu.
(Jn 3, 3-5)
Sil faut neuf mois de conception, dans le ventre de la mre, il faut sattendre ce quil
faille neuf mois pour engendrer lhomme parfait qui ralise la pleine stature du Christ, en
atteignant la pleine connaissance de Dieu :
jusqu ce que nous parvenions tous ensemble, lunit dans la foi
et dans la connaissance du Fils de Dieu,
ltat dadultes,
la taille du Christ dans sa plnitude. (Ep 4, 13)
connatre lamour du Christ,
qui surpasse toute connaissance,
afin que vous soyez remplis
jusqu toute la plnitude de Dieu. (Ep 3, 19)
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Si donc il y a neuf batitudes, cest trs certainement parce quelles reprsentent neuf
tapes progressives de lentre dans la Royance des Cieux. Noublions pas quon considre les
Batitudes comme la charte de la Royance des Cieux, annonce par Ishoua, et qui reprsente une
mutation importante par rapport la Trh de Mose que la Royance des Cieux vient remplir. Cest
une nouvelle voie qui nous est offerte pour accder la pleine connaissance de Dieu.
Ce sont neuf tapes dune marche vers Dieu. Il est intressant de noter ce sujet que
Chouraqui traduit bienheureux par en marche . Il sen explique :
Jsus na pas dit makariomais ashre(voir Ps 1, 1), qui est une exclamation au pluriel construit,dune racine ashar, qui implique non pas lide dun vague bonheur dessence hdoniste, mais celle dunerectitude, iashar, celle de lhomme en marche sur une route qui va droit vers YHWH. 5
Etudions maintenant quelques-unes de ces batitudes.
5Andr CHOURAQUI,Matyah, DDB, p. 24.
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Heureux les pauvres de Soufflecar il est pour eux le Royaume des Cieux
Cette formule est diversement traduite : pauvres desprit, pauvres en esprit, esprit depauvre, me de pauvre (Bible de Jrusalem), pauvres de cur (TOB et traduction liturgique), boutde souffle (Bayard). La difficult vient en particulier du fait que la traduction littrale pauvres
despritest devenue synonyme, en franais, de simples desprit , avec la nuance pjorative quonlui donne. Do la tentative de certaines traductions de remplacer esprit par me ou cur, ce quiconstitue une erreur anthropologique. Mais la difficult vient aussi du sens profond attribuer
cette pauvret : sagit-il de la pauvret par manque de biens matriels, sagit-il de ceux quen
hbreu on qualifie de anawm, cest--dire ceux qui sont soumis la volont divine 6, sagit-il deceux qui sont librs de lesprit du monde, qui ne possdent pas lesprit de Mammon, qui sont
dtachs, qui ont une me de saint sur cette terre7?
Marcel Jousse traduitpauvres de science, aprs avoir soulign quil vaudrait mieux ne pastraduire et laisser le mot hbreu rouh :
Quest-ce que ce souffle du savoir ? Voil que je vais vous donner la rponse la question pose
par lun dentre vous: Pourquoi faut-il traduireHeureux les pauvres de Souffleau lieu de traduireHeureuxles pauvres desprit ? Et je vais conclure de ne pas traduire Heureux les pauvres de Souffle, ni traduireHeureux les pauvres de sciencemais de traduireHeureux les pauvres de Rohquand on est ici. Je considrecela comme intraduisible. Alors je vous donne roh dans le souffle sur la mer [allusion la tempteapaise], rohdans le souffle sur la femme courbe et le sourd-muet, rohdans le souffle de vrit, cest--dire de lexactitude.
8
Pour bien comprendre la justesse de cette traduction de Marcel Jousse, il nous faut, sa
suite, dabord se pencher sur lanthropologie de ce rouhet ensuite sinterroger sur le lien entre lesouffle et la science.
Les deux souffles de lhommeLe mot hbreu rouh signifie dabord concrtement vent, souffle. En grec, galement,
pneumarenvoie la mme ralit concrte. En latin, le mot spirare, qui a donn naissance notremot franais esprit, signifie souffler, respirer.Rouh, pneuma, spirare, esprit renvoient tous lamme ralit concrte : le souffle de la respiration.
Or, ce qui est intressant remarquer, cest que le mot mevient du latin animasignifiantsouffle. De mme, en grec, anemossignifie vent. Et ces deux mots, anima etanemosviennent de lamme racine indo-europenne ani-, ane-, correspondant au geste du souffle. Cette mme racine adonn en sanskrit le mot anilahsignifiant souffle. Esprit et me ont donc quelque chose voir avecle souffle de la respiration.
Dans la structure symbolique qui sous-tend le Monde dEn Bas, ainsi que nous lavons
tabli dans notre livreAnthropologie du geste symbolique9, toute ralit du Monde dEn Bas est lamanifestation dune ralit du Monde dEn Haut avec laquelle elle entretient un lien ontologique. Si
donc, pour dsigner ces ralits invisibles que sont lme et lesprit, le vocabulaire des diffrenteslangues renvoie la ralit visible du souffle de la respiration, cest quil y a un lien ontologique
entre elles. Pour apprhender le mystre de lme et de lesprit, il faut donc examiner le
6Bible de Jrusalem, Le Cerf, 1974, note h de Sophonie 2, 3, p. 1380.
7 Mgr ALICHORAN, LEvangile en aramen, lenseignement de Jsus au sommet de la montagne, Bellefontaine,Spiritualit orientale n 80, 2002, p. 94.8Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 14mecours, 24 fvrier 1943,Le rythmo-catchisme sur la montagne, p. 236.
9Yves BEAUPERIN,Anthropologie du geste symbolique, LHarmattan, 2002.
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fonctionnement du souffle de la respiration.
Il y a, en effet, dans lHumain deux souffles: le souffle animal, celui de la respiration,commun avec les animaux, qui est la manifestation visible de toute la vie physique ; le souffle
mimismologique, celui qui porte la parole, spcifiquement humain, qui est la manifestation visiblede la vie psychique et pneumatique
10. En effet, une analyse plus attentive de ce souffle
mimismologique nous rvle que ce souffle est double : il y a le souffle de la parole extrieure et il
y a le souffle de la parole intrieure.Rappelons que pour nous, lexpression parole extrieure ou rejeu macroscopique
ne dsigne pas uniquement le rejeu laryngo-buccal mais lexpression globale de lHumain qui est,
la fois, laryngo-buccale et corporelle-manuelle. Cette expression globale est tout entire propulse
par le souffle, et elle en est une modulation la fois affective et intellectuelle. Cette parole est lie
au souffle de la gorge o elle se module et rsonne.
Mais si on y regarde de prs, la parole intrieure ou rejeu microscopique , tout aussi
global que le rejeu macroscopique, est profondment lie au souffle de la respiration. Lorsque nous
pensons profondment, notre respiration se ralentit. Inversement, si nous voulons nous concentrer,
nous avons tout intrt ralentir notre respiration. Cest la raison pour laquelle, dans la plupart des
techniques de mditation, quelles soient dinspiration chrtienne ou non, on travaille sur sa
respiration. Voici, par exemple, ce que conseille Grgoire Palamas ceux qui cherchent
circonscrire lincorporel dans le corporel , pour reprendre lexpression de Jean Climaque :
Constate, mon frre, que la raison s'ajoute aux considrations spirituelles pour montrer lancessit, quand on aspire se possder vraiment et devenir de vrais moines selon l'homme intrieur, de
faire rentrer et de maintenir l'esprit au-dedans du corps. Il n'est donc pas dplac d'inviter surtout lesdbutants se regarder eux-mmes et introduire leur esprit en eux-mmes en mme temps que le souffle.Quel esprit sens dtournerait celui qui n'est pas encore parvenu se contempler, d'employer certainsprocds pour ramener lui son esprit ? C'est un fait que, chez ceux qui viennent de descendre dans la lice,
l'esprit n'est pas plutt rassembl qu'il s'chappe; force leur est bien de mettre la mme obstination leramener. Novices encore, ils ne se rendent pas compte que rien au monde n'est plus rtif l'examen de soi ni
plus prompt s'gailler. Voil pourquoi certains leur recommandent de contrler le va-et-vient du souffleen le retenant un peu, de manire retenir l'esprit, en mme temps qu'ils restent sur leur inspiration. Enattendant que, Dieu aidant, ils aient fait des progrs, aient purifi l'esprit, l'aient interdit au monde extrieur
et puissent le ramener parfaitement dans une concentration unificatrice.
Chacun peut constater que c'est l un effet spontan de l'attention de l'esprit: le va-et-vient dusouffle se fait plus lent dans tout acte de rflexion intense. Et cela particulirement chez ceux qui pratiquent
la quitude de l'esprit et du corps. Ceux-l clbrent vraiment le sabbat spirituel ; suspendant toutes lesuvres personnelles, ils suppriment, autant que faire se peut, l'activit mobile et changeante, lche et
multiple des puissances cognitives de l'me en mme temps que toute l'activit des sens, bref, toute activit
corporelle en dpendance de notre vouloir. Quant celles qui ne dpendent pas entirement de nous, telleque la respiration, ils la rduisent autant qu'ils peuvent. Ces effets suivent spontanment et sans y penser chezceux qui sont avancs dans la pratique hsychaste; ils se produisent ncessairement et d'eux-mmes dans
l'me parfaitement introvertie.11
Remarquons que cette parole intrieure est lie au souffle du nez.
Lexistence de ces deux souffles, vital et mimismologique, nous est suggre par le
deuxime rcit de la Cration, si nous suivons linterprtation joussienne de ce rcit:
10Dans la mesure o les mots physique et psychique sont emprunts au grec, il parat logique de qualifier de
pneumatique tout ce qui concerne lesprit, malgr le sens particulier qua pris ce mot pneumatique dans notrelangage courant.11
Grgoire Palamas, Petite Philocalie de la prire du cur,Seuil, 1953, pp. 203-207.
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Dans ces pays de chaleur torride o la poussire est toujours fleur de terre, il suffit dun souffle
de vent pour quaussitt, dans un lger tournoiement de ce souffle, un tourbillon de poussire slve du sol,se modle comme une forme humaine et tout dun coup disparaisse aussi rapidement quil tait apparu.
Et voil la cration du terreux, la vie phmre du terreux, la disparition instantane du terreux....
Posez la poussire et vienne le Souffle. Et voil lhomme.
Otez le Souffle et voyez la poussire. Et il ny a plus dhomme. Du nant-poussire au nant-poussire, voil lhomme. Du Souffle au Souffle, voil le Tout-Puissant. En face de lanthropologie de la
poussire, il y a en balancement antithtique, la thologie du Souffle. Le Modelage de la poussire nous
introduit lInsufflage de cette poussire. Et nous entrons dans le deuxime acte du Mimodrame.
... De la poussire nat lhomme. Dans la poussire se dcompose lhomme. Il suffit du Souffle
analogique dun Dieu pour faire de cette poussire quelque chose danalogue un Dieu. 12
Pour Marcel Jousse, le modelage du Terreux est une insufflation, mais pas celle qui va
suivre et qui est appele haleine de vie . Cest une autre insufflation, celle du souffle vital.
En effet, lHumain nest pas fait avec la glaise mais avec la poussire du sol, cette
poussire du sol que le vent soulve et modle en formes bizarres dont certaines sont des formes
humaines. Cest certainement ce modelage de la poussire par le souffle du vent que penselauteur du texte de la Gense, car cest constamment ce geste qui revient dans la Bible pour dcrire
lHumain.
Pour la Bible, lHumain nest que de la poussire modele par le souffle qui disparat et
meurt ds que part le souffle aussi fragile et phmre que ces nuages de poussire insuffls.
Il sait de quoi nous sommes ptrisil se souvient que nous sommes poussire.
Lhomme ! ses jours sont comme lherbe
comme la fleur des champs, il fleuritds que souffle le vent, il nest plus
mme la place o il tait lignore.
(Ps 103, 14-16)
Jose parler Adona mon Matremoi, poussire et cendre !
(Gn 18, 27)
Cest une fume que le souffle de nos narines
et la pense, une tincelle qui jaillit au battement de notre cur;quelle steigne, et notre corps sen ira en cendres
lesprit svanouira comme lair lger. (Sg 2, 2-3)
Lhomme ici-bas nest quun souffle
il va, il vient, il nest quune imageRien quun souffle tous ses tracas
il amasse, mais qui recueillera ? (Ps 38, 6-7)
Sous tes fureurs tous nos jours senfuientnos annes svanouissent dans un souffle.
12Marcel JOUSSE,La Manducation de la Parole, Gallimard, pp. 149, 152, 153.
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Le nombre de nos annes ? soixante-dixquatre-vingts pour les plus vigoureux.
Leur plus grand nombre nest que peine et misre
elles senfuient, nous nous envolons. (Ps 89, 9-10)
Lhomme est semblable un souffle
ses jours sont une ombre qui passe. (Ps 143, 4)
Il rend le souffle, il retourne la poussire.
(Ps 145, 4)
Ce souffle vital est celui de la respiration qui modle la forme humaine, qui la rend et la
maintient vivante, qui la fait redevenir poussire du sol en se retirant. Ce souffle vital appartient
aussi aux animaux models eux aussi du sol. Il y a donc deux insufflations dans Gn 2, 7: celle du
souffle vital, implicitement suppose par lanalogie du modelage ; celle de lhaleine de vie,
explicitement nomme et qui est le souffle mimismologique.
Lhomme est le seul recevoir ce souffle mimismologique, il est donc ce qui le caractrise
et cest sans doute ce souffle mimismologique qui est le mimme et lanalogme divin.Les traductions targomiques de Gn 2, 7 tablissent encore plus fortement que le texte
hbraque le lien entre haleine de vie et parole :
Alors YHWH Elohim cra Adam de la poussire du sol,il souffla dans ses narines une haleine de vie
et Adam devint un tre vivant dou de parole. 13
Alors YHWH Elohim cra Adam avec deux penchants
et il prit de la poussire de lemplacement du Sanctuaireet des quatre vents du monde,
et un mlange de toutes les eaux du monde,
et il le cra rouge, noir et blanc,puis il souffla dans ses narines une haleine de vie.
Et lhaleine devint dans le corps dAdam
un esprit dou de parole,pour illuminer les yeux
et faire entendre les oreilles. 14
Et Marcel Jousse de commenter ces textes :
Et voil la phrase qui a t splendidement prcise et comprise par le Targom aramen : Et futlAdam une nfesh vivantedit le texte hbreu. Le Targom aramen plus prcis, nous donne : Et lhaleine futun roh parlant, un souffle nasal parlant. Cest la grande diffrence entre le souffle de la gorge qui estanimalis homo, si jose dire, et le souffle de la narine, spiritalis homo, le souffle parlant. Car lhomme neparle pas par sa gorge uniquement. Les animaux ont des sons de la gorge mais ils nont pas le son de lanarine quon retrouve dans ces langues qui ont des sons, pour nous, tellement tranges. On dit chez nous :
il parle du nez . Cest cette parole du nez qui, dans ces milieux, est la grande caractristique de
lhomme. Cest laccent intellectuel... spiritus... Absolument intraduisible. 15
13Targom Neofiti 1 de Gn 2, 7, traduction de LE DEAUT, Sources chrtiennes, Le Cerf, p. 245.14
Targom Add 27031 de Gn 2, 7, traduction de LE DEAUT, Sources chrtiennes, Le Cerf, p. 245.15
Marcel JOUSSE, Ecole dAnthropologie, 6 mars 1944, 16mecours, Le mimodrame de la cration de la femme, pp.299-300.
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Prenons, par exemple, le souffle de lhomme. Ce souffle est double : vous avez le souffle des
narines, vous avez le souffle de la gorge. Daprs lanalyse que nous avons faite, le souffle de la gorge estcomparable celui du souffle des animaux : il doit descendre en bas. Le souffle des narines doit monter en
haut
Voil deux tres : un animal et un homme. Le rouh de lhomme va monter en haut et lanafshde lanimal va descendre en bas. 16
Le souffle de la gorge est le souffle mimismologique de la parole macroscopique, qui
manifeste lme et sa vie psychique, avec sa puissance discursive. Le souffle du nez est le souffle
mimismologique de la parole microscopique, qui manifeste lesprit et sa vie pneumatique, avec sa
puissance intuitive.
Arriv ce stade de notre tude, on peut donc comprendre la premire batitude Heureuxles pauvres desprit comme signifiantHeureux les pauvres du souffle de la parole, macroscopique,celle de la gorge, et microscopique, celle du nez.
La pauvret de la parole de la gorge ou pauvret de science Nous avons vu que Marcel Jousse interprte cette batitude : Heureux les pauvres de
science. Cest parce quil tablit un lien entre le souffle de la parole de la gorge et la science.Pourtablir ce lien, Marcel Jousse fait toute une dmonstration qui repose sur le rapprochement de troistextes : Is 11, 1 Is 61, 1-2a Talmud de Babylone, Trait des Nedarim, folio 41.
Le premier texte annonce un messie qui sera oint, cette onction consistant en la rception
de lEsprit-Saint qui lui communiquera ce quon appelle les 7 dons de lEsprit : prophtie, sagesse,
intelligence, conseil, puissance, connaissance de Dieu, crainte de Dieu, et qui constituent la
plnitude de la science. Or ce Messie sera roi, daprs le targom. Ce dernier tablit donc dj un
lien entre la science reue par le Roi-Messie et le royaume inaugur par celui-ci.
Avons-nous un texte qui va nous donner la sret et la scurit ? Prenez dans Isae, ch. 11 v. 1.
Vous pourrez prendre le Targom, qui est prcisment loutil dont se servaient les rythmo-catchiss de cemilieu au moment de Ishoua. Vous avez ceci :
Et sortira un Malk dentre les fils de Jess,
Malk, cest un roi, la mcanique de laMalkoten vient.
Et un Meshih dentre les fils de son fils sera oint,
cest--dire un Messie. Vous voyez tout de suite se poser en paralllismes synoptiques Malk-Meshih, ce
que vous ne trouvez jamais dans le texte hbreu. Voyez-vous lintrt de jouer avec les mcanismes dutargom ? Cest que vous avez immdiatement loutillage qui va fonctionner dans lopposition.
Heureux les pauvres de sciencecar cest pour eux la Malkot de Shemayy.
que vous traduisez: Royaume des Cieux. Nous allons voir limpossibilit de faire le raccord, quon najamais fait du reste. Voil donc la grande mcanique que vous allez voir.
Et sera sur luile Souffle de Prophtie de par le Mar (cest--dire le Seigneur),le Souffle de Sagesse et dIntelligence,
16Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 22 mars 1944, 19mecours,La ralisation des mtaphores ethniques, p. 334.
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le Souffle de Conseil et de Puissance,le Souffle de Science et de Crainte du Mar.
Quest-ce que jai l ? Jai le nombre exhaustif 7 de ce qui peut tre enseign par le Souffle.Tous ces mots ne vous disent absolument rien en franais, mais cest la somme de la Science: la Prophtie, laSagesse, lIntelligence, le Conseil, la Puissance, la Science et la Crainte du Mar. Cest la somme de ce
quon considrait comme connaissable. [...] Vous avez donc, si jose dire, les sept genres du savoir.
[...] Jai donc ici le synonyme de souffle: savoir ou science, si vous voulez. [...] Voil mon quation. Vous vous rappelez que je vous avais dit de faire des quations formulaires
pour comprendre la smantique. Vous pourrez faire cela en arabe, en chinois, dans toutes les langues qui sont
de cet ordre. Voil notre premire plonge, si jose dire, dans ce mcanisme smantique.
17
Le second texte nous parle nouveau de lonction de lEsprit reue par le Messie. Mais ce
texte nous explique pourquoi le Messie est ainsi oint et donc rempli de la science que donne
lEsprit-Saint : cest afin dvangliser les pauvres. Ce texte tablit donc un lien entre la science du
Messie et les pauvres.
Quest-ce que nous allons rencontrer maintenant ? Avons-nous le don de ce souffle ? Voil, parexemple, Ishoua qui est pour la premire fois dans la synagogue de son pays. Quest-ce quil va nous dire ?
Le Souffle du Seigneur est sur moicar il ma oint comme Messie.
Plus exactement, il ma messianis ou messifi. Voyez-vous limpossibilit de traduire ?
Pourquoi ce souffle ?
Il menvoie besraser les pauvres.
Sentez-vous que nous approchons, si jose dire, nous brlons. Voil le souffle, cest le souffle
sept rayons, sept battants. [Le Messie] va avoir ce souffle: la prophtie, la sagesse, lintelligence, le conseil,
la puissance, la science et la crainte de Dieu. Cest cela quil va besraser ce besraste, dit laramen. 18
Le troisime texte permet daffirmer que la vraie pauvret est la pauvret de science.
Il serait intressant, singulirement dans le milieu des rythmo-catchistes que sont les Rabbis, il
serait curieux de savoir si nous nallons pas avoir une expression qui va vous donner quelque chose comme pauvre de science qui ferait le raccord. Prenez dans le Talmud de Babylone, le trait des Nedarim folio41, vous allez avoir cette expression:
Il nest point de pauvre si ce nest de science.
Voil la mcanique qui se prcise de plus en plus. Vous voyez la ncessit de connatre tous lesgestes jusquau trfonds. Nous sommes dans un domaine de luniverselle mmorisation et celui qui reste la
surface du grec et du latin ne peut rien comprendre. Je puis donc maintenant, en fonction de cette quation de science-souffle, vous rpondre avec
simplicit quand vous allez avoir une expression de cet ordre-l coule dans les modules des batitudes quenous tudierons, car tout cela est modulaire, formulaire: Bienheureux les pauvres de Roh . [...] Cela
veut dire: Heureux les pauvres de Roh qui nont pas eu tout cet entranement de science: prophtie,
17Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 24 fvrier 1943, 14mecours,Le rythmo-catchisme sur la montagne, pp. 236-238.
18Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 24 fvrier 1943, 14mecours,Le rythmo-catchisme sur la montagne, p. 238.
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intelligence, sagesse, conseil, puissance, science, crainte de Dieu. Ce sont, pour ainsi dire, les privsdenseignement. Heureux sont-ils car cest pour eux la Malkot de Shemayy . Quest-ce que cest cette
Malkot ? Cest une rgle, cest la rgle que donne le Malk que nous avons entendu et cette rgle va
videmment tendre son royaume ou son rgne et va donner la possibilit daller de ce monde prsent dans lemonde venir.
19
Cest le Souffle qui va souffler ce Soufflage appel les sept dons du Saint-Esprit, cest--dire les
sept sciences qui sont la totalit du savoir. Cest pour cela que les pauvres de Souffle, ce sont ceux qui nontpas reu les sept sciences. Et de l pourquoi Ishoua leur apporte son Savoir, sa Malkot de Shemayy qui
est suprieure aux objets fondamentaux; au lieu de leur donner un simili de science, il leur donne son savoiradmirable.
20
Pauvre de Roh voudrait donc dire : priv de science, dinstruction, et Jousse nous
renvoie explicitement cette constatation de Marc :
Il en eut piti parce quils taient comme des brebis sans berger
et il se mit les instruire longuement. (Mc 6, 34)
Heureux les pauvres desprit ... je sais trs bien que cela doit sentendre: Heureux les privsde Roh , mais cela na pas du tout le sens de pauvres desprit ... il sagit des pauvres qui nont pas t
instruits, qui gisent comme un troupeau priv dinstructeur, et chaque instant il va nous le dire. 21
Les pauvres de science lgaleMais de quelle science et de quelle instruction sagit-il ? Lonce de Grandmaison et
Edmond Stapfer rpondent : de la science lgale.
Les pauvres en esprit ( ), o certains critiques ont vu un adoucissementpostrieur de la formule plus rude et cense par consquent plus ancienne de Lv VI, 20 b: bienheureux lespauvres est en ralit plus archaque. Il sagit ici manifestement de ces pauvres auxquels la bonne
nouvelle est adresse, selon Isae LXI, 1 :
Lesprit du Seigneur Iahv est sur moi;Car Iahv ma consacr par lonction,Il ma envoy porter la bonne nouvelle aux malheureux( )panser les curs meurtris...
Les pauvres en esprit sont ceux dont lindigence consiste dans lignorance des finesses de la
casuistique lgale, et qui, pour ce, taient exclus globalement par les Scribes du Royaume de Dieu: Unmanant (bor) na pas de conscience, un homme sans culture lgale (am-ha-arez) na pas de pit , dclaraitle plus doux des docteurs, Hillel, environ vingt ans avant Jsus (Pirk Aboth, II, 5). LEvangile ouvre leRoyaume de Dieu - et cest le premier des paradoxes vangliques que les Batitudes vont noncer, lencontre des prjugs rgnants - ces indigents spirituels. Il ne tient qu eux dy entrer, et leur pauvret
leur en facilite lentre, parce quils nont pas dposer, pour passer sous la Porte troite, le fardeauencombrant de la science lgale qui enflait les riches Pharisiens. Voir H. Strack et P. Billerbeck, KTM I,p. 190-191; II p. 495-500.
Le sens devenu traditionnel de pauvre en esprit , dtach des biens de la terre, est trs bon et
dcoule naturellement du sens premier, mais condition de mettre les biens spirituels de la science, non en
19Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 24 fvrier 1943, 14mecours,Le rythmo-catchisme sur la montagne, pp. 238-239.
20Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 31 mars 1943, 15mecours,La structure traditionnelle des perles-leons, p. 254
21Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 4, pp. 264-265.
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eux-mmes, mais en tant que cette science enfle, encombre, rend orgueilleux et suffisant, au premier plan deceux sur lesquels porte le dtachement, la pauvret desprit . Ed. Meyer fait justement remarquer ce
propos, Ursprung und Anfaenge III, 1923, p. 265 q, que lexpression est intraduisible, parce que nous nepossdons pas dexpression qui recouvre exactement la conception de , sans la fausser. 22
A quelles conditions entre-t-on dans le Royaume de Dieu ? se demandaient ses contemporains.Ils rpondaient: en pratiquant la Loi et nous avons montr comment ils rglementaient leur vie et entouraient
le code sacr dune haie de prceptes. Ce qui disparaissait ici ctait le sentiment religieux et le sentimentmoral. On ne se demandait plus: ceci est-il bien ? ceci est-il mal ? mais : ceci est-il permis ? ceci est-il
dfendu ? La religion tait devenu une science, une . 23
Rappelons que dans leur souci de respecter scrupuleusement la Trh, les Rabbis lavaient
entour dune haie de prceptes dont lobservation tait devenue lourde et difficile, comme en
tmoignent les paroles de Jsus :
Ils cordent des charges lourdeset les imposent sur les paules des hommes,
mais eux-mmes, de leur doigt
ils ne veulent pas les remuer !
(Mt 23, 4, traduction Sur Jeanne dArc)
Beaucoup de gens simples se tenaient lcart de cette casuistique, ceux quon appelait les
am-ha-arez, et qui taient mpriss et rejets par les Rabbis et les Pharisiens:
Mais cette foule qui ne connat pas la Trh,ce sont des maudits !
(Jn 7, 49)
Face ce mpris des Rabbis et des Pharisiens pour les pauvres de science, Ishoua se
dresse donc pour magnifier, au contraire, ces pauvres, nonant ainsi un premier paradoxe qui
naura pas chapp ses auditeurs. Cette premire batitude est la fois, une louange adresse aux
pauvres de science lgale, et un dsaveu adress au mpris des Rabbis pour ces mmes pauvres.Mais ce que Ishoua veut dnoncer, ce nest pas seulement ce mpris des pauvres de
science, cest aussi et surtout le danger que reprsente cette science lgale qui constitue la base de la
justesse pharisaque.
En prononant cette premire batitude, Jsus nous invite dpasser cette justesse
pharisaque, car elle constitue un obstacle lentre dans la Royance des Cieux:
Si votre justesse nest pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens,vous nentrerez pas dans le Royaume des Cieux.
(Mt 5, 20)
Les scribes reprsentent ici plutt lapproche intellectuelle de la Trh et les pharisiens
plutt lapproche morale de cette Trh. Il existe, en effet, une double approche de la Parole deDieu : une approche intellectuelle pour la recherche de la vrit et une approche morale pour la
recherche de la justesse du comportement. Ces deux approches sont complmentaires et
indispensables car la foi se doit dtre la fois intelligente et pratique. Le danger qui guette
lhomme dans ces deux approches est la part quil sy attribue : dabord uvre de lhomme ou
22Lonce de GRANDMAISON,Jsus-Christ, Beauchne 1928, tome I, p. 373-374, note 1.
23Edmond STAPFER,La Palestine au temps de Jsus-Christ, Paris 1892, p. 469.
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dabord uvre de Dieu ?
Les drives de la justesse pharisaqueQuest-ce qui caractrise, en effet, cette justesse pharisaque ? Elle procde manifestement
dun authentique zle pour Dieu, mais elle sappuie sur les seules forces humaines dobservance et
dbouche fatalement, quoique inconsciemment sur lorgueil vis--vis de Dieu, sur la vanit et le
zle amer vis--vis des hommes.
Risques dorgueil, de vanit et de zle amer
Orgueil vis--vis de Dieu, parce quelle attend la justification partir de pratiques qui
donne une apparence de justesse, sans vritablement changer le cur de lhomme et, quen
satisfaisant lhomme, elle le ferme la vritable justification qui est un don gratuit de Dieu.
Vanit lgard des autres car elle amne le juste se croire suprieur ceux qui ne
pratiquent pas, les mpriser mme. La parabole du Pharisien et du Publicain est une excellente
illustration de ce comportement.
Zle amer enfin lgard du prochain, car elle peut conduire le juste , non seulement
mpriser les autres, mais les har et ne plus pouvoir les supporter.
Il est un zle amer, un faux zle qui spare de Dieu et conduit lenfer; il est, par contre, un saintzle qui ne spare que des vices et qui mne Dieu ainsi qu la vie ternelle. Ce bon zle, les moines
doivent sy exercer avec la plus ardente charit; ce qui revient dire: ... quils supportent avec une inaltrablepatience les infirmits physiques et morales de leur prochain.
24
La pauvret spirituelle
Ce nest donc pas lignorance de la science lgale qui est magnifie en soi, cest le fait que
cette ignorance tient possiblement lcart de ces drives. Ce qui est magnifie, cest lhumilit qui
reconnat tout recevoir de Dieu et nexister que par lui, qui attend tout de Dieu seul, qui met sa
confiance, non dans ses uvres, mais dans la pdagogie de Dieu, qui reconnat sa misre et son
pch, qui se met au rang des pcheurs, loin de tout mpris ou de toute haine.
Au douzime degr, lhumilit dont le cur du moine est rempli passe dans tout son extrieur, et
se laisse apercevoir aux regards dautrui. A luvre de Dieu, loratoire, dans le clotre, au jardin, sur leschemins, par les champs, en tout lieu, quil soit assis, en marche ou debout, on le voit toujours penchant la
tte et fixant les yeux terre, dans le grave sentiment de sa culpabilit et sous le poids de ses fautes, commesi, cette heure mme, il avait conscience daffronter le redoutable jugement de Dieu. Dans son cur il redit
sans cesse les paroles que prononait le publicain de lEvangile, les yeux humblement baisss: Seigneur, jene suis pas digne, moi pcheur, de lever mes regards vers le ciel (Lc 18,13), et avec le Prophte il ajoute:
Je me tiens courb et profondment humili (Ps 118, 107). 25
Marthe et Marie
Cette pauvret de science, Ishoua nous lenseigne de faon parabolique dans lpisode de
Marthe et de Marie (Lc 10, 38-42).
On interprte souvent cet pisode comme une opposition entre vie active et vie
contemplative. Cest une interprtation possible mais ce nest pas la seule. Est-elle, en ralit, sijuste que cela ?
En effet, cet pisode se situe aussitt aprs la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37),
qui se conclue par : Va, et, toi aussi, fais de mme ! (Lc 10, 37). Ces deux rcitations, en se
succdant, suggrent, au contraire, un quilibre entre action et contemplation.
24Rgle de Saint Benot, ch. LXXII.
25Rgle de Saint Benot, ch. 7.
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Mais, pour avoir une intelligence plus grande de cette rcitation de Marthe et de Marie, il
faut la replacer dans le collier-compteur environnant :
* Ishoua envoie en mission 72 disciples (Lc 10, 1-11) et cela se termine par une allusion
au refus de recevoir les envoys ;
* do une dploration sur les villes impnitentes (Lc 10, 12-15) ;
* et la clbration du Pre qui rvle aux tout petits mais cache aux sages et auxintelligents (Lc 10, 21-22) ;
* sengage ensuite la discussion avec le lgiste qui veut savoir ce quil doit faire pour
aimer Dieu et son prochain (Lc 10, 25-28)
* Ishoua rpond par la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37) ;
* suit aussitt lpisode de Marthe et de Marie (Lc 10, 38-42) ;
* puis la transmission du Notre Pre (Lc 11, 1-4) ;
* et un enseignement sur la prire individuelle (Lc 11, 5-13).
Si on prend uniquement le contexte de Lc 10, 25 Lc 11, 13, on pourrait dire quau lgiste
qui demande comment aimer Dieu et le prochain, Ishoua rpond sur la faon daimer le prochain
par la parabole du Bon Samaritain, et sur la faon daimer Dieu par lpisode de Marthe et de Marie
et lenseignement sur la prire. Lordre des rcitations, dans les colliers-compteurs, nest pasdabord historique mais pdagogique.
Mais si on replace lpisode de Marthe et de Marie, dans tout lensemble, alors cet pisode
a quelque chose voir avec lincrdulit des foules et lincomprhension des sages et des
intelligents. Pour nous, les deux surs symbolisent, Marthe, la Trh orale des rabbis et Marie, la
Royance des Cieux. Marthe, lactive de Lc 10, 38-42 : Et Marthe saffairait servir de
nombreuses choses et Marthe, la raisonneuse de Jn 11, 1-44 : Seigneur, il doit dj sentir Il y
a en effet quatre jours : deux aspects de la Trh orale et de la science lgale des scribes et des
pharisiens, savoir lactivit intellectuelle dinterprtation et lactivit morale de mise en pratique.
Les nombreuses choses que prpare Marie reprsentent la multiplicit des prescriptions
lgales que Marthe accomplit avec beaucoup damour pour Ishoua. Mais Ishoua donne raison Marie qui se contente dcouter sa Parole.
Il faut galement analyser la rponse de Ishoua : Or cest de bien peu de choses quil
est besoin et mme dune seule (Lc 10, 42). Ishoua ne dit pas quune seule chose est ncessaire.
Il commence par dire quil en faut peu et mme, la rigueur, une seule.
Notons au passage que la bonne part de Marie est une expression quon trouve
plusieurs reprises dans le targom de Qohlet et qui dsigne la pratique de la Trh, ce qui nous
semble renforcer mon interprtation dun conflit entre Trh et Royance des Cieux.
Ce peu de choses et mme cette seule nous renvoie tout fait la pauvret de science de
la premire batitude. Mais que sont ce peu de choses et mme cette seule chose ?
Les perles-leons qui suivent lpisode de Marthe et de Marie nous semblent donner la
rponse : il sagit de la prire.
Le peu de choses correspond la prire communautaire que constitue la Liturgie et
cest pourquoi Ishoua commence par enseigner le Notre Pre , prire de lensemble des
disciples. La seule chose est la prire individuelle, constitue par la prire monologique
(rptition dun seul mot) et cest pourquoi, aprs nous avoir donn le Notre Pre , Ishoua
continue son enseignement sur la prire individuelle mais insistante (comme le constitue larptition incessante de la mme prire monologique).
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La pratique de la Trh avait pour but de rendre lhomme juste dans ses uvres, mais par
une activit purement humaine. Or lenseignement des pres est formel : dune part, la source des
bonnes uvres est la prire ; dautre part, la prire est la preuve de lamour de Dieu, ce qui
confirme que lpisode de Marthe et Marie nous enseigne bien comment aimer Dieu.
Beaucoup commettent une grande erreur, lorsquils pensent que les moyens prparatoires et les
bonnes actions engendrent la prire, alors quen ralit, cest la prire qui est la source des uvres et desvertus. Ils prennent tort les fruits ou les consquences de la prire pour les moyens dy parvenir et
diminuent ainsi sa force. Cest un point de vue entirement oppos lEcriture : car laptre Paul parle ainside la prire : Je vous conjure avant tout de prier(1 Tm 2, 1).
Ainsi lAptre place la prire au-dessus de tout : Je vous conjure avant tout de prier.Beaucoupde bonnes uvres sont demandes au chrtien, mais luvre de prire est au-dessus de toutes les autres, car,
sans elle, rien de bien ne peut saccomplir.26
La prire porte le nom de vertu bien quelle soit la mre des vertus. Elle les engendre de son
union avec le Christ. (33)
Lexercice des commandements est contenu tout entier dans la prire. Car il nest rien quidpasse lamour de Dieu. (89)
La prire sans distraction atteste lamour de Dieu chez celui qui y persvre. La ngligence de la
prire et la distraction sont la preuve dun amour du plaisir. (90). 27
Les drives de la vrit des rabbisAprs avoir tudi les drives du rapport moral la Parole de Dieu, celui de sa pratique,
tudions la drive possible du rapport intellectuel cette Parole, celui de son interprtation.
Risque dannulation de la Parole de Dieu
Les rabbis sont les interprtes de la Trh, non seulement pour lactualiser aux
changements de temps et dpoque et en dgager les pratiques juridiques et morales qui en
dcoulent, mais aussi pour en dgager la signification profonde. Mais l encore un danger les
guette : celui de semparer de la Parole de Dieu, pour en faire une interprtation uniquement
humaine. Cest ce quexplique trs clairement Marc-Alain Ouaknin, dans un texte qui, pour nous
tre contemporain, nen reflte pas moins sans doute la pense talmudique de toujours :
Le Talmud28
est d'abord un immense commentaire de la Bible. Cette dfinition qui semble
simple a des consquences rvolutionnaires. La Bible est le texte de Dieu rvl aux hommes. C'est une
parole thologique, qui vient d'en haut. C'est une parole d'imposition, et l'on voit tous les dangers d'uneviolence idologique formule au nom de Dieu. Le Talmud commence avec ce pralable que la parole divine
n'est plus dans le ciel et qu'aprs la Rvlation, elle appartient aux hommes, lesquels commentent etinterprtent les textes. C'est alors une parole anthropologique, une parole de proposition. Sous forme deboutade on pourrait reprendre le mot de Nietzsche Dieu est mort et ajouter: Et ne comptez pas sur moipour le ressusciter ! .
La parole n'est plus dans le ciel est une allusion probable l'affirmation talmudique, selon
laquelle, depuis le dernier prophte, les cieux sont ferms et la communication directe avec Dieu
interrompue.
Or, prcisment, avec le baptme de Ishoua, les cieux s'ouvrent , l'Esprit, tel une
colombe descend du ciel et une voix du ciel se fait entendre. Ce n'est pas seulement l'affirmation
26Rcits dun plerin russe, Editions de la Baconnire et du Seuil, 1974, pp. 27-28.
27Marc lErmite (1
remoiti du Ve sicle), Petite Philocalie de la prire du cur, Seuil, 1953, p. 72.
28qui est, rappelons-le, la mise par crit de la Trh orale.
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que la communication avec Dieu est ouverte nouveau. C'est aussi la remise en cause de la pense
talmudique: la parole divine ne saurait tre rduite une parole anthropologique dont l'homme
disposerait sa guise. Dsormais, avec Ishoua, la parole divine retrouve son autorit divine, et c'est
pourquoi nous voyons Ishoua enseigner avec autorit, contrairement aux autre rabbis.
Et il advint quand Jsus eut fini ces paroles,
que les foules taient stupfaites de son enseignement,car il les enseignait comme ayant autorit
et non pas comme leurs scribes. (Mt 7, 28-29, cf. aussi Mc 1, 22; Lc 4, 32)
En effet, dans le judasme talmudique, aucun matre ne possde la vrit:
Ce qui frappe d'emble le lecteur des commentaires du Talmud, c'est l'importance du dialogue, et
rares sont les sujets sans controverses ! Ds qu'un matre propose une interprtation, son interlocuteur
branle sa position. Ainsi le dialogue talmudique montre l'incongruit de prtendre que le judasme dit telleou telle chose. Le judasme ne dit rien ! Il y a des matres dans le judasme qui noncent des propositions de
sens et, chaque interprtation, on peut en trouver une diffrente et oppose Aucune opinion ne peut
prtendre noncer la vrit unique. Le judasme se pense dans la pluralit. Il tire prcisment sa force et sa
modernit d'avoir instaur une libert d'interprtation et une dmocratie de la parole. 29
Or, nous ne voyons jamais Ishoua vritablement commenter la Trh, ni argumenter
celle-ci avec ses disciples et, dans les quelques discussions avec les autres rabbis que nous
rapportent les vangiles, nous le voyons toujours avoir le dernier mot.
Cette autorit divine que Ishoua revendique pour lui et qu'il restitue la Trh crite30
,
est le sens profond de cette interdiction d'appeler un homme: abb, rabbi ou mr(Mt 23, 8-10).C'est l'affirmation, qu'au fond, seul Dieu est l'interprte authentique de sa propre Parole et que le
seul homme qui ait la mme autorit pour le faire, c'est Rabbi Ishoua de Nazareth, dont il
tmoigne, en deux occasions, qu'il est le Fils bien-aim qu'il faut couter.
Rabbi Ishoua opre donc une rvolution totale dans le rapport la Parole de Dieu: il
remet totalement en cause la Trh orale, comme interprtation humaine de cette Parole qui l'annule
en fait. Dsormais, seule subsiste la Trh crite, dont pas un iod, pas un menu trait ne passera et qu'il est venu, non pas dlier, c'est--dire interprter, mais plnifier . A l'activit humaine
d'interprtation l'infini de la Parole de Dieu, le christianisme substitue donc un autre rapport
cette Parole, qui laisse Dieu toute autorit et initiative. Quel est ce nouveau rapport ?
Se livrer la Parole de Dieu
Prcisment, cet autre rapport avec la parole de Dieu est celui de la pauvret de science
que prconise Ishoua, nouveau rapport rsidant dans labandon de toute approche trop rationnelle
et dans une disponibilit totale cette parole pour la laisser parler notre cur et y produire la
transformation voulue par Dieu. Ce nest pas le refus de lintellectualit, car la foi est indissociable
de lintelligence, si toutefois on est bien daccord sur le fait que lhomme est un tre global qui va
Dieu avec tout son tre, corps, me et esprit. Cest le refus de lintellectualisme qui dsigne pour
nous toute comprhension purement humaine de la Parole de Dieu, comme lest bien souvent
aujourdhui encore lexgse historico-critique.
Cette pauvret de science face la parole nous est dcrite merveilleusement dans la
29Figaro Magazine du 29 juillet 2000, p. 25.30
Notons, en effet, qu'en Mt 5, 17 et 18, la Trh dont il est question, est dsigne, dans la Pschytta, par le mot namosa= trh crite, en opposition au mot oreita = trh orale, qu'on trouve ailleurs, dans la Pschytta, comme en Mt 11, 13;12, 5; 22, 40.
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dmarche spirituelle dupoustinik31:
(Les poustinikki) laissaient tout pour entrer en poustinia pour toute la vie, ou au moins pourplusieurs annes. Ils y entraient les mains vides. Ils recherchaient la connaissance de Dieu directement, non
au travers de la connaissance livresque, car ils ne croyaient pas que Dieu se rvle par des livres.
Le poustinik, le rsident de la poustinia, le staretz, lermite - pour lui donner les nombreux nomsemploys par les Russes - part de lide quil existe un seul livre capable de lui apprendre Dieu. Il croit quele seul chemin pour connatre Dieu est daller lui dans lhumilit, la simplicit et la pauvret, de pntrer
dans son silence, et l, dans la prire et dans la patience, dattendre quil se rvle son heure lui. Aussi, en entrant en poustinia, les poustinikki nemportaient quun seul livre - la Bible. Ils la
lisaient genoux, impermables aux questions purement acadmiques, voire peut-tre sans intrt pour elles.La Bible tait pour eux lincarnation de la Parole et ils estimaient que la dure dune vie ne suffisait pas la
lire. Ils croyaient, dune foi tonnamment profonde, que chaque fois quils louvraient ils taient en prsence
de la Parole face face. Oui, le poustinik lit la Bible genoux. Il ne lit pas avec sa tte (de manire conceptuelle,
critique), sauf en ce sens que les mots passent par son intelligence, mais lintelligence du poustinik est dansson cur. Les paroles de la Bible sont comme du miel sur sa langue. Il les lit avec une foi profonde. Il ne les
analyse pas. Il les lit et les laisse sjourner dans son cur. En une journe, il peut en lire une ou deuxphrases, ou peut-tre une page. Limportant est quil les mette toutes dans son cur et il attend que Dieu
vienne les lui expliquer, ce que Dieu ne manquera de faire devant une foi si profonde et si complte.
32
Notons, au passage, combien la mthode de mmorisation de Marcel Jousse, hrite des
grandes traditions spirituelles, aide grandement entrer dans cette pauvret de science, face la
Parole, puisquelle apaise notre mental et notre rationnel en corporalisant la Parole. Elle constitue
une approche de la Parole, non exclusivement discursive, rationnelle, intellectuelle ou mentale. Elle
nous place dans une attention globale la Parole, et en faisant pntrer cette Parole dans le cur-
mmoire, par del le conscient et le volontaire, elle nous livre tout entier au travail de cette Parole,
esprant comprhension de la Parole et transformation profonde du cur, non dun travail actif,
volontaire et intellectuel de lhomme, mais dune remmoration incessante, rceptive et gratuite, de
cette Parole, non dune acqurence, mais dune recevance.
La pauvret de la parole du nez ou silence de la pense Cassien et les pres du dsert ont pouss plus loin encore cette conception de la pauvretde la parole de la gorge. Ils ltendent jusqu la pauvret de la parole du nez, ce quils appellent le
silence de la pense , obtenu le plus souvent partir de la rptition dune formule simple (prire
monologique):
Que lme sattache donc ces paroles (Dieu, viens mon aide...), jusqu ce qu force de les
mditer, elle sloigne et rejette cette abondance, cette richesse de penses qui pourraient loccuper; etquelle parvienne, en se renfermant dans la pauvret de ce verset, cette premire des batitudes de
lEvangile: Bienheureux les pauvres desprit, parce que le Royaume de Cieux est eux . 33
Il convient de rechercher le silence de lesprit, dviter toutes les penses, mme celles qui
paraissent licites, de fixer constamment les profondeurs du cur et de dire : Seigneur Jsus-Christ, Fils de
Dieu, aie piti de moi. [] Invoque le Seigneur Jsus avec un dsir fervent et dans une patienteexpectative, dlaissant toute pense. Si tu vois limpuret des esprits mauvais, cest--dire les penses
31 Ni tout fait staretz ni tout fait ermite, cette figure originale de la spiritualit russe traditionnelle fait pendant au
plerin . Un homme, une femme se retirait dans une cabane, aux abords dun village, pour une dure indfinie. Alors
sa demeure, sapoustinia(son dsert ) devenait pour tous le lieu o la terre et le ciel se rencontrent. (C. de HUECKDOHERTY, Poustinia, Le Cerf, 1978).32
C. de HUECK DOHERTY, Poustinia, Le Cerf, 1978, pp. 38-39.33
Jean CASSIEN, 10meconfrence: De la prire, Le Cerf, collection Sources chrtiennes, p. 90.
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apparatre dans ton esprit ny fais pas attention, dit Grgoire le Sinate, mais retenant le souffle, enfermantlesprit dans le cur, invoque le Seigneur Jsus, sans cesse ni distraction, et elles fuiront, invisiblement
brles par le Nom divin. 34
34 NIL, Rgle, chapitre 2, Texte original de lInstruction publi par M. Borovkova-Maikova, dans les Pamjatniki
drevnej pismennosti, Moscou, 1912, pp.23-24.
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Heureux ceux qui pleurentcar cest eux qui seront consols
Ces pleurs, dont parle ici la deuxime batitude, ce ne sont pas ceux des gens qui seraient
dans la tristesse, due la souffrance, un malheur ou un deuil. Ishoua ne magnifie en rien la
tristesse et les larmes relatives au monde dici-bas. En aramen, ceux qui pleurent, ce sont les bil
prononcer : ouil).
Le nom ouilnest pas li au malheur ; les ouilne sont pas des gens qui auraient perdu leurfemme ou leur fortune ou leur frre. Quand je pense ce mot, je pense des gens qui ont quitt ce monde
parce que ce monde nest pas la source de leur joie ; ce sont des gens endeuills pour les pchs du monde pour le mal, vous voyez, ils pleurent pour cela - ; ils sont dtachs, solitaires, aussi. Dailleurs, il ne faut pas
oublier que dans la tradition de lEglise orientale, ce nom ouila t donn une certaine catgorie demoines ; on les a appels les ouil. Et dans la liturgie des Ninivites, on dit : Prions pour les endeuills denos pchs, les ouil. 35
En fait, cette batitude est celle de la componction du cur et du don des larmes, cest--
dire de cette douleur qui sempare de lhomme, conscient de son tat de pcheur, et des larmes de
tristesse selon Dieu qui semparent de cet homme.
Prie dabord pour obtenir le don des larmes afin dattendrir par la componction la duretinhrente ton me et, en confessant contre toi ton iniquit au Seigneur, obtenir de lui le pardon.
36
La componction est un remords perptuel de la conscience qui amne le rafrachissement du feude notre cur par laveu spirituel que nous faisons Dieu.
37
Cette componction est celle que manifeste le publicain, dans la parabole du Pharisien et du
Publicain (Lc 18, 9-14), lorsque se tenant distance, nosant mme pas lever les yeux et se frappant
la poitrine, il rpte la prire : Mon Dieu, prends piti du pcheur que je suis ! . Elle soppose
lorgueil du Pharisien qui lui se tient debout et prie en lui-mme pour se complaire dans ses uvres.
La componction, objet de la deuxime batitude, est donc la consquence logique de la pauvret
desprit, objet de la premire batitude.
Cette componction tait dj celle dAdam, aprs la faute, selon le tmoignage du starets
Silouane :
Adam, pre de lhumanit, avait connu le bonheur de lamour de Dieu au Paradis et cest
pourquoi il souffrait amrement quand le pch leut chass de lEden et lui fit perdre lamour et la paix deDieu. Il remplissait le dsert de ses lamentations et la pense de ce quil avait perdu tourmentait son me :
Jai offens mon Seigneur aim ! Il ne dsirait pas tellement le Paradis et sa beaut quil ne souffrait davoir perdu lamour qui
attire continuellement lme Dieu Toute me qui, aprs avoir connu Dieu dans le Saint-Esprit, a perdu la
grce ressent la souffrance dAdam. Elle est malade et triste davoir afflig le Seigneur aim. 38
Lintellect qui prie sans distraction afflige le cur : Un cur contrit et humili, Dieu, tu ne le
35Mgr ALICHORAN,LEvangile en aramen, Lenseignement de Jsus au sommet de la montagne, Mt 5-7, traduction
de la Peshitta et commentaire par Mgr Alichoran, Spiritualit orientale, n 80, Abbaye de Bellefontaine, 2002, p. 95.36EVAGRE LE PONTIQUE, Petite Philocalie du cur, Seuil 1953, p. 38 n 5.37
Jean CLIMAQUE, Lchelle sainte, 7medegr, De laffection qui produit la joie, n 3, Abbaye de Bellefontaine,1978, Spiritualit orientale, n 24, p. 113.38
SILOUANE, Spiritualit orientale et monachisme n 5, 1976, p. 70-71.
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ddaignes pas (Ps 51, 19). 39
Cette douleur dtre pcheur face Dieu stend tout naturellement la douleur face au
pch du monde. Ceux qui pleurent, ne pleurent pas seulement sur leurs pchs mais aussi et
indissociablement sur ceux du monde :
Les caractristiques de ceux qui commencent avancer dans cette bienheureuse affliction sont latemprance et le silence des lvres ; celles de ceux qui ont dj fait quelques progrs, la douceur victorieuse
de la colre et la patience supporter les injures ; et celles qui sont propres aux parfaits sont lhumilit, lasoif des opprobres, la faim volontaire des afflictions involontaires, le refus de condamner les pcheurs et une
compassion leur gard qui dpasse les forces humaines 40
39Marc lErmite (1
remoiti du Ve sicle), Petite Philocalie de la prire du cur, Seuil, 1953, p. 72 n 33.
40 Jean CLIMAQUE, Lchelle sainte, 7medegr, De laffection qui produit la joie, n 6, Abbaye de Bellefontaine,
1978, Spiritualit orientale, n 24, pp. 113-114.
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Heureux ceux qui sont douxcar cest eux qui hriteront de la terre
Lhritage de la terreCe schme rythmique est la reprise formulaire du Psaume 37, 11 daprs le grec des
Septante :
Les humbles possderont la Terre.
Cette expression possder la Terre est dailleurs un leitmotiv de ce psaume:
v. 3 habite la Terre et pais en scurit.
v. 9 qui espre le Seigneur possdera la Terre.v. 11 mais les humbles possderont la Terre.
v. 22 ceux que (le juste) bnit possderont la Terre.
v. 34 il texaltera pour que tu possdes la Terre.
On trouvait dj cette expression au Psaume 25, 13 :
Sa ligne possdera la Terre.
Cest lcho de la promesse de Dieu:
Cest la stricte justice que tu rechercherasafin de vivre et de possder le pays
que YHWH ton Dieu te donne.
(Dt 16, 20)
Car la Terre dont il est question ici, formulairement, nest pas le globe terrestre, mais
uniquement la Terre promise par Dieu Abraham et sa descendance. Or lhritage de la Terre est
promis Isral, condition quil observe la Trh.
Soyez bien attentifs toutes ces paroles;
je les prends tmoin aujourdhui contre vous,et vous prescrirez vos fils de les garder,
en mettant en pratique toutes les paroles de cette Trh.Ce nest pas pour vous une vaine parole
car elle est votre vie,
et cest par elle que vous vivrez de longs jours sur la terredont vous allez prendre possession en passant le Jourdain.
(Dt 32, 46-47)
Parce que tu nauras pas obi la voix de YHWH ton Dieu,
autant YHWH avait pris plaisir vous rendre heureux et vous multiplier,autant il prendra plaisir vous perdre et vous dtruire.
Vous serez arrachs la terre o tu vas entrer
pour en prendre possession. (Dt 28, 62; cf. encore 29, 21-28; 30, 15-20)
Cette possession de la Terre, le psaume 37 la promet aux humbles, aux justes, qui esprele Seigneur. Jsus la promet aux doux. Tous ces termes sont sans doute synonymes et dsignent
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lobservateur fidle de la Trh. Mais ils ont chacun leur nuance et on peut se demander pourquoi
Jsus, quant lui, la promet aux doux.
Le scandale de limpitLa deuxime batitude nest pas que la reprise formulaire dun schme rythmique du
psaume 37. Elle est lcho du psaume tout entier. Celui-ci est en effet une exhortation au calme et
la patience, adresse au juste quindigne et rvolte la prosprit des impies. Cest, au fond, un appel la douceur lgard des impies.
v. 1 Ne tchauffe pas contre les mchants,
ne jalouse pas les artisans de fausset.
v. 7 Sois calme devant YHWH et attends-le,ne tchauffe pas contre le parvenu,
lhomme qui use dintrigues.
v. 8-9 Trve la colre, renonce au courroux,
ne tchauffe pas, ce nest que mal;
car les mchants seront extirps,
qui espre YHWH possdera la terre.
Cest tout le problme du scandale de la prosprit des impies qui est soulev par ce
psaume. En effet, si on sen tient ce quaffirmait le Deutronome, la russite tait promise aux
justes observateurs de la Trh, et lchec aux impies. Comment se fait-il que les impies russissent
mieux que les justes et connaissent la prosprit alors que, non seulement ils ne pratiquent pas la
Trh, mais encore ils narguent les justes, quand ils ne les perscutent pas ou ne les tuent pas ?
Grande est la tentation du juste de se dire que sa justice ne lui sert de rien et quil vaut
mieux faire comme limpie qui tout semble sourire. Ou alors, si le juste vite cette tentation, une
autre tentation, plus subtile et plus nocive encore, le guette : celle du zle amer. Celui qui est
convaincu que la perfection de lhomme rsulte de ses uvres - et qui na donc pas atteint la
pauvret de science de la premire batitude et se complat dans sa propre perfection au lieu de
pleurer sur son tat de pcheur quil partage avec tous les hommes ses frres et qui na donc pasacquis le don des larmes de la deuxime batitude - a beaucoup de mal supporter ceux qui ne sont
pas parfaits comme lui, et peut nourrir une vritable haine leur gard, qui le maintiendra dans
un tat de colre quasi permanente et de revendication contre les autres qui ne lui ressemblent pas.
Le psaume 118 (119) se fait lcho de cette haine du pcheur :
v. 53 La fureur me prend devant les impies,qui dlaissent ta Trh.
v. 113 Je hais les curs partags
et jaime ta Trh.
v. 158 Jai vu les rengats, ils mcurent,ils nobservent pas ta Trh.
Mme affirmation au psaume 138 :
v. 21-22 Comment ne pas har tes ennemis, Seingeur,
ne pas avoir en dgot tes assaillants ?Je les hais dune haine parfaite,
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je les tiens pour mes propres ennemis.
On en trouve un cho dans lvangile de saint Jean :
Mais cette foule,
celle qui ne connat pas la Trh,
ce sont des maudits ! (Jn 7, 49)
Le scandale de la russite des impies est dautant plus criant que lesprance juive sest
longtemps restreinte ce monde den bas. Face ce scandale, le psaume 37 essaie de rconforter le
juste en lui raffirmant, sur tous les tons, que la russite actuelle de limpie nest quune apparence
et que celui-ci sera retranch de la Terre tandis que le juste, lui, conformment aux promesses de
Dieu, demeurera, pour toujours, sur la Terre promise.
La douceur vanglique...
... face lexistence de limpieLEvangile, en largissant notre esprance vers le monde dEn Haut, contribue
relativiser ce scandale de la russite des impies. Mais il reste le problme de lexistence des impieset de leur attitude parfois violente lgard des justes. Comment le juste doit-il ragir face
lexistence de limpie et sa violence ?
La parabole de livraie nous enseigne quil ne fait pas enlever ici-bas livraie, parce que ce
serait une violence contraire lamour vanglique :
Faites du bien ceux qui vous hassent.
Mais cette parabole nous invite faire une prise de conscience essentielle : la frontire
entre limpie et le juste nest pas externe. Elle ne se situe pas entre tel individu et tel autre, mais
bien lintrieur de chacun. Personne nest dfinitivement juste, ni dfinitivement impie, personne
nest totalement juste, ni totalement impie. Contrairement au Messie vengeur et radicateurquannonait Jean lImmergeur, Jsus a t un Messie doux, qui non seulement a accueilli les
pcheurs et mang avec eux, mais qui sest mis au rang des pcheurs.
Le vrai juste est celui qui est conscient de son injustice foncire et qui, loin de se
distancier des impies, estime ne pas tre meilleur queux. Lintgrisme religieux, qui nest quune
manifestation du zle amer, quand il est dirig contre les autres, au lieu dtre dirig essentiellement
et uniquement contre soi, est une tentation dmoniaque, absolument contraire lesprit vanglique.
... face la violence de limpie
Face la violence de limpie, la douceur vanglique est non-violence. Jsus nous
lenseigne de faon paradoxale quand il nous dit:
Moi je vous dis de ne pas tenir tte au mchant :au contraire, quelquun te donne-t-il un soufflet sur la joue droite,
tends-lui encore lautre ;veut-il te faire un procs et prendre ta tunique,
laisse-lui mme ton manteau;
te requiert-il pour une course dun mille,fais-en deux avec lui.
A qui te demande, donne ;
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qui veut temprunter, ne tourne pas le dos. (Mt 5, 39-42)
Et cest galement le conseil que nous donne laptre Paul :
Ne te laisse pas vaincre par le mal,
sois vainqueur du mal par le bien.
(Rm 12, 21)
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Heureux ceux qui ont faim et soif de justicecar cest eux qui seront rassasis
Pour Marcel Jousse, le mot justice est un mot trop algbros. Il lui prfre le mot justesse , abstraction concrte, qui dsigne la recherche de la conformit dun comportement
un prototype, que ce prototype soit un texte normatif ou une personne imiter.
Quest-ce que la morale ? La rgularisation des gestes de lhomme en fonction dune norme,
dune directive, jallais dire, cest la justesse des gestes conformes au prototype. Cest justice en tout, mais cest pralablement justesse et jinsiste beaucoup sur ce mot qui na
jamais t tudi par les philosophes, justesse des gestes se conformant une norme et cela donne la justice.Une balance est juste suivant la norme, les poids sont justes suivant ltalon.
41
Quest-ce que la justice ? Cest la justitia, cest--dire la justesse de geste. Les Egyptienslavaient bien compris qui ont montr cela en plume dautruche qui vous donne de part de dautre lgalit
des barbillons.
La justice, cest simplement la conformit de nos gestes un prototype.
Et je comprends trs bien que, dans ce milieu palestinien qui tait un milieu gestuel, lInvisible
se soit fait homme et quil ait dit : Regardez-moi et faites selon le modle. Et vous serez justes dans lamesure o vous ferez ce que jai fait.
42
Mme si, dans le milieu ethnique palestinien, le prototype auquel doit se conformer lajustesse de lHumain, cest la Trh, il nempche que, la plupart du temps, ce prototype est
constitu dune personne : le rabbi, que ses disciples considrent comme un modle vivant. Cest la
raison pour laquelle les disciples venaient partager la vie du matre et habiter dans sa maison, afin
de le voir pratiquer la Trh dans le moindre de ses dtails et de pouvoir conformer leurs gestes
ceux du matre.
Dans le christianisme, ce nest plus tant une rgle que lon doit sadapter qu une
personne quon doit se conformer : Rabbi Ishoua de Nazareth, qui incarne totalement la Trh.
Dans la conformation ce modle, toutefois, deux attitudes sont possibles : limitation ou le
mimisme.Un livre clbre, qui a exerc une influence non ngligeable sur la vie de beaucoup de
saints, ne comporte-t-il pas le titre de Imitation de Jsus Christ ? Mais lanthropologie du geste deMarcel Jousse nous parle quant elle de mimisme et dintussusception et elle nous fournit unexcellent instrument danalyse de ces deux moyens dont nous disposons pour atteindre cette
justesse, qui est ladaptation de notre comportement un prototype : limitation ou le mimisme.
Dans limitation saffirme laspect volontaire et la part prpondrante du conscient. Le
rle essentiel appartient limitateur qui, par ses seuls efforts, essaie de se conformer au modle,
consciemment et volontairement. Le rsultat de ce travail est la justice, cette possible perfection,situe au bout des efforts de lhomme, comme un salaire d louvrier qui fait son travail.
Limitation constitue lessence mme du pharisasme, qui, pour nous, nest pas uniquement une
mouvance du milieu ethnique palestinien, mais dsigne toute mouvance religieuse, juive ou non, qui
met laccent sur le travail de lhomme dans la recherche de la perfection. Il y a un pharisasme
chrtien comme il y a un pharisasme juif.
Dans le mimisme saffirme laspect spontan, instinctif et inconscient. Lactivit du
mimeur est de se laisser imprgner du modle, de le devenir, afin que celui-ci agisse en nous. Le
rle essentiel appartient au modle qui vient faonner de lintrieur le mimeur. Le rsultat de ce
41Marcel JOUSSE,Hautes Etudes, 7 fvrier 1945, 13mecours,Le geste du Memr qui est instruction, p. 206.
42Marcel JOUSSE, Sorbonne, 17 fvrier 1938, 9mecours,Les gestes de lhomme et le calcul, p. 181.
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travail est la saintet, qui est un don gratuit de Dieu et ne se situe jamais au bout des efforts delHumain. Cest certainement le sens profond de la parabole des ouvriers de la onzime heure, qui
heurte en gnral notre bon sens commun :
Je veux celui-ci, le dernier,
donner autant qu toi.
Ne mest-il pas permisde faire ce que je veux de ce qui est mien ?
O ton il est-il mauvaisparce que moi je suis bon ?
(Mt 20, 14-15)
On remarquera que les ouvriers de la onzime heure sont les seuls travailler sans
contrat :
Allez vous aussi dans la vigne. (Mt 20, 7)
alors que les autres ont tous t embauchs avec contrat. En effet, ceux de la premire heure, il est
dit :
Se mettant daccord avec les ouvrierssur un denier pour la journe.
(Mt 20, 2)
ceux de la troisime heure, il est dit :
Allez vous aussi dans la vigne,
et ce qui est juste, je vous le donnerai. (Mt 20, 4)
et ceux de la sixime et neuvime heure, il est dit de mme43
(v. 5). Les ouvriers de la premire,troisime, sixime et neuvime heure travaillent donc dans une optique de salaire d un travail
fourni, ceux de la neuvime heure, non. Les premiers travaillent lacquisition de la justice
pharisaque, les derniers sont la recherche de la saintet.
Et cest parce que la justesse de la saintet est un don gratuit de Dieu, qui ne supprime
laction de lHumain, le mimisme, mais nen est pas le salaire, que cette justesse doit tre lobjet
dun dsir et non dune revendication. LHumain peut en avoir faim et soif pour lobtenir de Dieu
comme un don mais il ne peut la rclamer comme un d. Seule, en effet, cette faim et cette soif de
la justesse respecte la libert souveraine de Dieu et de sa grce. Mais elle est justement promise ce
qui est refus la revendication salariale :
Heureux ceux qui ont faim et soif de justesse,car cest eux qui seront rassasis.
(Mt 5, 6)
43Raymond Pautrel a bien tabli dans un mmoire sur les abrviations graphiques que lexpression de mme est une
abrviation graphique et quelle dsigne, graphiquement, la reprise orale littrale des phrases qui prcdent auxquelles
elle renvoie.
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Heureux les misricordieux,car cest eux qui obtiendront la misricorde
Celui qui est pauvre de science ne met donc pas sa confiance dans ses uvres et na
plus que la misre de son pch offrir Dieu. Son salut, il ne lattend plus de son propre travailmais de la misricorde de Dieu. Et, du coup, le pauvre de science, dobjet de la misricorde de Dieu
devient sujet de misricorde lgard de son prochain. Il faut bien comprendre, en effet, le sens
exact de ce mot misricorde . Celui-ci, dorigine latine, signifie cur tourn vers la misre .
Mais il faut faire attention que cette misre nest pas celle de la pauvret matrielle. La seule
vritable misre est celle du pch et lorsque lon parle de la misricorde, que ce soit celle de Dieu
lgard des hommes, que ce soit celle des hommes entre eux, il sagit du sentiment prouv face la
seule vritable misre que constitue ltat dhomme pcheur.
La misricorde de Dieu envers lhomme consiste pardonner ses pchs et ne pas lui en
tenir rigueur :
De mme que jadis vous avez dsobi Dieu
et quau temps prsent vous avez obtenu misricordegrce leur dsobissance,
eux de mme au temps prsent ont dsobi
grce la misricorde exerce envers vous,
afin queux aussi ils obtiennent au temps prsent misricorde.Car Dieu a enferm tous les hommes dans la dsobissance
pour faire tous misricorde.
(Rm 11, 30-32)
La misricorde de lhomme envers lhomme consiste ne pas juger le pcheur mais, au
contraire, laccueillir, comme nous lenseigne ce passage dvangile :
De l, Jsus passeIl voit un homme assis la taxation,
appel Matthieu.Il lui dit : Suis-moi !
Il se lve et le suit.
Or, quand il est table dans la maison,
voici : de nombreux taxateurs et pcheurs viennentIls se mettaient table avec Jsus et ses disciples !
Les pharisiens voient,et disent ses disciples :
Cest avec les taxateurs et pcheurs
que mange votre matre ! Pourquoi ?
Il entend et dit : Nont pas besoin de mdecin les forts,
mais ceux qui vont mal.
Allez apprendre ce quest :
Misricorde je veux,et non sacrifice !
Car je ne suis pas venu appeler des justes,
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mais des pcheurs. (Mt 9, 9-13)
Cette misricorde appartient aux pauvres de science, puisquils ne peuvent juger ceux dont
ils font partie. Cela confirme le rapport entre la 4me
batitude sur la misricorde et la 1re
batitude
sur la pauvret de science, la 4me
batitude tant une consquence de la 1re
, la manifestation
extrieure, lgard des hommes, dun tat intrieur de pauvret.
Le starets Silouane est une merveilleuse illustration de cette misricorde qui sassied au
banc des pcheurs pour assumer leur misre et pleurer leurs pchs leur place. Aprs de terribles
preuves intrieures qui le tourmentaient, il reut cet ordre du Seigneur :
Reste consciemment en enfer et ne dsespre pas.
Du coup, ayant retrouv la paix intrieure, il se tint dsormais au rang des pcheurs, afin
dintercder pour eux :
Il portait le poids de toute la douleur du monde, particulirement de tous ceux qui se posaient en
ennemis du Christ et ne connaissaient pas Dieu. Dans son cur, il y avait une douceur infinie, une
misricorde sans bornes. Il passait les nuits dans une prire continuelle ; il suppliait le Seigneur avec deslarmes, dans le sentiment trs vif de sa pauvret, de son aridit, de sa froideur ; il intercdait pour tous les
hommes. Leurs souffrances, leurs pchs lui taient constamment prsents, habitaient son cur et il en taitmeurtri ; il gmissait doucement devant Dieu, le suppliant pour tous. Descendant dans labme de son
humilit, dans le fond de son tre, il devenait solidaire de toute la cration, de lhumanit entire. Il ntaitplus Silouane, il tait devenu lhomme qui avait perdu Dieu et le cherchait avec peine, avec le dsir de
toute lhumanit gare, errant dans le dsert du monde, chasse du Paradis de Dieu, aveugle et cependant sibesogneuse, aspirant la paix !
44
Voici galement ce qu'affirme Macaire le Grand :
Ceux qui ont t dignes de devenir enfants de Dieu et de natre d'en haut, de l'Esprit-Saint, il
leur arrive de pleurer et de s'affliger pour tout le genre humain, ils prient pour l'Adam total en versant deslarmes, embrass qu'ils sont d'amour spirituel pour l'humanit. Parfois aussi leur esprit s'enflamme d'une telle
joie et d'un tel amour que, si c'tait possible, ils prendraient tous les hommes dans leur cur, sans distinguerles mauvais des bons. Parfois encore, dans l'humilit de l'esprit, ils s'abaissent tellement devant chaque
homme qu'ils se considrent comme les derniers et les moindres de tous. 45
44Divo BARSOTTI , Silouane, Spiritualit orientale et vie monastique n 5, 1976, p.15-16.
45Macaire le Grand, Philocalie de la prire du cur.
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Heureux les purs de curcar cest eux qui verront Dieu
La puret du curQue la puret de cur soit lie la componction ou don des larmes ce qui confirme la
symtrie que nous avons repre, dans le collier-compteur, entre la deuxime et la sixime
batitude -, nous en avons un tmoignage dans cette parole de saint Benot, dans sa Rgle :
Ce nest pas en multipliant les formules, mais par la puret du cur et les larmes de lacomponction quon est sr dtre exaucs.
46
En effet, pleurer sur ses pchs et sur ceux du monde ne peut quinciter viter den
commettre dautres et donc amener rechercher la puret du cur. Noublions pas que
Cest du dedans, du cur des hommes,que sortent les desseins pervers :
dbauches, vols, meurtres,adultres, cupidits, mchancets,
ruse, impudicit, envie,
diffamation, orgueil, draison.Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans
et souillent lhomme. (Mc 7, 21-23)
Si toutes ces mauvaises choses souillent lhomme et le rendent impur, cest donc que la
puret du cur consiste dans leur radication totale. La puret du cur, cest la matrise de ce que
les vangiles appellent les esprits impurs et de ce que les Pres du Dsert appellent les penses
passionnes . Mais, ainsi que nous lavons dit plus haut (cf. p. 4), si les quatre premires batitudes
correspondent davantage une manire dtre, les quatre suivantes correspondent davantage une
manire de faire. En consquence, on peut penser que la puret de cur est ici davantage envisage
dans le rapport aux autres.
Lorsque laptre Paul affirme :
Si je distribue tout de ce qui mappartient,si je livre mon corps afin dtre brl,
si je nai pas lamour,tout ne me sert de rien.
(1 Co 13, 3)
il attire notre attention sur le fait que poser des actes de charit, comme de distribuer tous ses biens
aux pauvres, peut ne servir de rien, si ces actes ne sont pas purs, cest--dire si lintention qui les
anime nest pas droite. Cest le cas, par exemple, si ces actes sont poss afin de donner une bonne
opinion de soi. Cest la raison pour laquelle Ishoua nous rappelle que lorsque nous faisons
laumne, nous prions ou nous jenons, nous devons le faire dans le secret, afin de ntre pas vusdes hommes.
A propos de la quatrime batitude, nous avons apport une distinction entre la justice
pharisaque et la saintet chrtienne. Nous allons, une fois de plus, rencontrer ici cette mme
46Saint Benot,Rgle,chapitre XX,De la rvrence observer dans la prire.
8/13/2019 Les Beatitudes
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Yves BEAUPERIN Cours de lInstitut Les Batitudes selon saint Matthieu 33
distinction. Dans la justice pharisaque47
, seule compte laction produite, indpendamment de
lintention qui la motive. Dans la saintet, ce nest pas laction qui compte, mais le moteur qui la
pousse. En vrit, seules sont agrables aux yeux du Pre les actions accomplies par son Fils
Ishoua et celles quil accomplit en n