L'ALBUM D'ADÈLE - CNLJ - La joie par les livres

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L'ALBUM D'ADÈLE :une construction

de l'imaginaire enfantinpar Catherine Turlan

L ' Album d'Adèle, de Claude Ponti(Gallimard), est apparu d'emblée, à

sa publication, en 1986, comme un livre par-ticulièrement original et nouveau. Ses dimen-sions inhabituelles le plaçaient déjà sous lesigne de l'excès. Non seulement il était trèsgrand (42,5 x 26,5 cm), mais son format àl'italienne, en largeur, rendait impossible unevision globale des illustrations. Il fallait litté-ralement explorer cet album comme une vastecontrée, d'autant plus que chaque thème gra-phique s'y étalait sur double page, soit surune distance de 85 cm.Sans texte, ne proposant pas une histoire et

représentant des objets, il pouvait s'apparen-ter à un imagier. Mais le graphisme très réa-liste, écartant tout ce qui pouvait faire joli oumignon, l'absence de classement, l'abondancepléthorique des objets reproduits , parailleurs très hétéroclites, et l'espèce de foliedont ils semblaient saisis tout-à-coup, en fai-saient, à l'évidence, un contre-imagier, unesorte de fourre-tout insensé, délirant, maisaussi fascinant.Sous cet aspect amusant, provocateur etdélibérément critique à l'égard des livresinfantilisants, Ponti exprimait plastique-ment, de façon fine et profonde, une vision

* Catherine Turlan est institutrice, collaboratrice de la revue Enfant d'abord et du « Panorama » deFrance Culture (Radio jeunes).

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personnelle de l'enfance et de ses rapports àl'imaginaire. Cette richesse, qui se découvrepeu à peu, a confirmé le succès de l'ouvrage.Deux autres albums, Adèle s'en mêle (1987)et Adèle et la pelle (1988, Gallimard), sontvenus poursuivre et compléter les idéesexprimées dans le premier, formant une trilo-gie exceptionnelle, devenue aujourd'hui unvéritable classique. . rT~

Naissances, naissancesAu milieu de la couverture de L'Albumd'Adèle, son vêtement rouge focalisant leregard, Adèle, vue de dos, est assise biend'aplomb, mains levées. Elle semble orches-trer une quarantaine d'objets divers (dontneuf poussins), qui se déploient à travers lespages d'un immense album ouvert, dressé à laverticale devant elle.Sur la page de titre, on voit le postérieur etles petons d'Adèle, toujours en rouge, quiachève de se faufiler à quatre pattes (et avecquatre poussins) sous un album disposécomme une tente de camping. Hors ces deux

moments premiers, où son visage\ n'est pas montré, Adèle n'apparaît

plus au cours de l'album. Sa pré-sence, en revanche, de plus en plus

nette et affirmée dans les deux livressuivants, sera le signe manifeste de sa fami-liarité grandissante (et de celle du lecteur)avec le monde imaginaire.A la dernière page, on lit cette brève infor-mation : « Adèle est une petite fille qui existeréellement. Quand elle est née, elle a pousséun cri minuscule et puis elle a ouvert lesyeux... Ce livre est pour elle. »Entre ce cri minuscule, ébauche de langage etd'échange, entre le regard de ces yeux subite-ment ouverts sur les choses, entre ce mouve-ment vers les images et ce geste de maîtrise surles objets dessinés, se déploie le travail gra-phique de Ponti, s'expose son désir de figurer,de décrire et d'analyser, par le dessin, les

mécanismes en œuvre dans la naissance etl'élaboration de l'imaginaire chez l'enfant.C'est donc presque naturellement par unenaissance que s'ouvre l'album, dans unesorte de prologue aérien où sont déjà repré-sentés à la fois des personnages que l'onretrouvera au cours des trois livres et desaspects essentiels des idées de l'auteur. Lapremière illustration (p. 6 et 7) est presquevide, le blanc y domine entièrement. Traver-sant le vaste espace de la double page, neufbulles rondes planent avec indolence et,dans chacune d'elles se love et se prélasse unpoussin adoptant des positions confortableset acrobatiques de fœtus.Tout à la droite de l'image, une dizaine deces bulles utérines éclate avec douceur :« POP » (un des seuls « écrits » de l'album).Le poussin qui s'en échappe s'apprête àrebondir souplement sur unefeuille d'arbre tenue, à la manière despompiers d'autrefois, par trois f ~*. j 'autres petits poussins.Le côté humoristique de l'ensemble estaccentué par la présence d'un chien solitairetrès style « La Voix de son Maître » et par ungroupe immobile et compact, tassé à l'extré-mité gauche, de vingt personnages (dont neufpoussins) particulièrement hétérogènes etburlesques. On trouve, par exemple, un chienà faciès stupide avec lunettes et képi, unmaigre rat aux aguets, une tortue placide, unlièvre bleu, un petit bonhomme guindé...Les plus curieux sont un gros ours en peluches'appuyant sur la tête d'une poupée de chif-fon plutôt disgracieuse, qui souffle dans unappareil à faire des bulles de savon (l'uned'elles, déjà « empoussinée », s'achève préci-sément). Procréation, gestation, naissancesont ainsi traitées de manière très fantaisiste,mais aussi comme des moments importants,joyeux et ludiques qui donnent déjà le ton detout l'album.

Le sens du mouvement des bulles (de gaucheà droite) et la direction commune des regards

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(l'extrémité droite) soulignent d'emblée uncaractère essentiel de l'histoire imaginaireécrite ou dessinée, une conquête difficile quine sera pas assurée à la fin de l'ouvrage.Comme dans ce premier exemple, les espacesblancs revêtent, dans tout l 'album, unegrande importance. Au début, notamment, lapartie supérieure des pages est vide, s'offrantcomme un lieu de repos, de liberté, où leregard se prolonge, un écran, peut-être, où seprojettent les rêveries intérieures. Le blanc,dans L'Album d'Adèle, se glisse aussi partoutentre les dessins, même quand ils sont trèsnombreux. Tout autour des pages, enfin, lesmarges blanches ménagent en permanenceune ouverture, éloignent la contrainte.Au moment de ses premiers pas dans laconstruction de son imaginaire, le petitenfant ne prendrait pas appui, si l'on encroit Ponti, sur des images fermées, enca-drées strictement ou saturées de couleurs.

La grande énigme despetits poussins

' Une présence insolite se mani-feste aussi dans cette première

illustration : les poussins. Omniprésents et deplus en plus nombreux, ces petits clownsjaunes sautillants jouent un rôle importantdans L'Album d'Adèle, mais ils vont aussienvahir les ouvrages suivants et toutel 'œuvre de Ponti (près d 'une trentained'albums), qui les dessine avec prédilection.Très expressifs et très mobiles, ils adoptent lespositions les plus extravagantes et les plus

. » »' '• drôles. S'amusant comme des fous,"•" -#®t •: s e mêlant de tout et se montrant

"*- perpétuellement remuants, actifs et• ' , " '* inventifs, ils sont aussi perturba-

, teurs, ironiques, critiques etiJ-v \ - moqueurs...même quand ils dor-/*-W^ ment.

Très individualisés, avec leurétrange morphologie piquante et alerte (becpointu, pattes agiles, œil vif), mais aussidouce et duveteuse (petites boules informes),ils sont traités parfois en masses, en déferle-ments, en fourmillements, en agglomérats,ponctués de mimiques insolentes et deregards aiguisés.L'un d'eux, le poussin masqué (figure touterouge de loup comiquement féroce) prend lenom de Biaise dans Adèle et la pelle, pourdevenir ensuite le héros-meneur d'une sérieloufoque où l'on s'agite beaucoup (Le Jour duMange-poussin, etc., L'Ecole des loisirs).Deuxautres poussins privilégiés se sont détachés dulot et sont devenus les héros enfantins de sixhistoires brèves et malicieuses (Le Bébé bon-bon, Les Masques, etc., L'Ecole des loisirs).L'importance prise par ces trois-là, mais aussila présence constatée des poussins commefœtus dans les bulles en première page, nousfont penser qu'ils représentent tout simple-ment l'enfant. Cette figuration originale cor-respondrait à une vision de l'enfant commeêtre multiple, animé d'une vie telle qu'il estimpossible de le représenter sans figer sonincessant dynamisme, sa variété, son perpé-tuel développement, son ambivalence aussi et- pourquoi pas ? -, son côté insupportable.Cette identification de l'enfant à une multi-

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tude d'êtres à la fois tous semblables et tousdifférents, et qui s'agitent de façon tellequ'on a parfois l'impression de voir un des-sin animé, un film en accéléré, permet aussid'insister sur la notion de mouvement dési-gnée ensuite comme fondamentale dans leprogressif accès à l'imaginaire.

Immobilité, fixité, uniformité

C'est pourtant un arrêt brutal, une impres-sionnante fixité qui caractérisent les pagessuivantes (8 et 9), où s'alignent, vers le bas,avec une rigidité toute militaire, une vingtai-ne d'objets inertes, de taille identique (4 cm)et régulièrement espacés.Des voisinages insolites, surréalistes (la com-mode entre une ampoule et des champi-gnons, le piano entre l'arbre et l'œuf), sem-blent railler le logique et le fonctionnel chersaux imagiers habituels, renforçant lecomique et l'effet de surprise de cette friseinattendue. Ici encore le regard se perd dansl'immensité blanche de la page, mais encontrepartie de cette expansion sans limites,on remarque que les objets en question, tousà la verticale, debout (même les pains et lacarotte), sont posés sur une ligne abstraite,invisible, mais néanmoins très présente, quiexistait déjà dans l'image précédente et quipersistera tout au long de l'album.Elle figure une base immatérielle, et pour-tant solide, infranchissable, un véritable solpsychologique qui soutient en permanenceles objets (une des grandes terreurs enfan-tines est de voir les choses tomber), tout enpermettant toutes les élucubrations, lesdésordres, les bouleversements, qui marque-ront la suite des illustrations.

Rupture et surprise ! Les pages suivantes (10et 11) forment un entracte comique oùreviennent les poussins (qui avaient désertél'impersonnel alignement), la vie, le mouve-ment, ce sont les fantaisistes postures et atti-tudes, toutes différentes, de 47 poussins, les25 acrobaties d'un chat aux prises avec unpapillon et la douzaine d'opérations néces-saires à un petit garçon pour extrairel'excrémentielle peinture rouge d'un tube degouache et s'en enduire copieusement.Le terme d'euphorie pourrait qualifier cestrois longues bandes dessinées horizontales,qui occupent la moitié inférieure de la doublepage. On y voit s'exercer avec jubilation lemouvement spontané caractéristique del'enfance. De la dynamique de ce mouvementnaissent imagination, inventivité et cette évo-lution va être celle qui marquera désormaisle regard porté par l'enfant sur les objets.

Du changement subtil au grandcliamboulement

Et voilà qu'on revient à la frise d'objets,mais cette fois, sur la double page ; ils sontpresque cent à s'aligner sur quatre niveaux.On retrouve avec plaisir les anciens, rejointspar les personnages du début (la poupée,l 'ours , le lièvre, etc.). Mais surtout ondécouvre, on dénombre, on détaille tous lesautres, dont le nombre et la variétéincroyables annulent le côté parade uniforme(même taille, tous debout) et immobiles.De subtils changements d'ailleurs sont inter-venus dans les objets déjà rencontrés : il y amaintenant du feu dans la cheminée, dutiroir ouvert de la commode s'échappent deshabits, des allumettes sortent de la boîte, etc.

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Cependant, les vraies transformations sur-viennent aux pages suivantes (14 et 15). Lestailles sont encore identiques, mais les êtresne sont plus figés, ils bougent. A plusieursreprises, on les retrouve, dans des positionset endroits différents, formant de bizarrestrajets géométriques en zig-zag, qui se croi-sent en tous sens.Ces lignes aléatoires dessinent déjà desébauches d'histoires linéaires et toutessimples : le rat gigote dans un gant, l'ours etla poupée dansent...Jusqu'à présent isolés, les objets s'associentmaintenant: la lune rentre dans la pomme,l'œuf, la bougie, la plume remplacent la têtedu bonhomme... Quant aux poussins, ilss'activent tous azimuts pour agir sur lesobjets, fouillant, grimpant, manipulant, gri-gnotant...Ces différents mouvements, ces modifica-tions, s'ajoutent à l'abondance exceptionnel-le des objets, qui dépassent ici la centaine etfont de cette page une véritable caverned'Ali Baba dont on ne cesse d'inventorier lesrichesses. Ils constituent aussi, pour Ponti,les premières manifestations, les premiersmécanismes de l'imaginaire enfantin dans le

domaine des histoires et des images.Que reste-t-il à faire pour engager pleine-ment l'enfant dans la voie de l'imaginaire ?Bien que la ferme assise de la ligne du soldemeure, la profondeur et la perspectiveapparaissent (p. 16 et 17). Les objets quittentla frise et l'alignement, leurs tailles sontmaintenant diverses, leur nature même semodifie (les champignons deviennent saxo-phonistes, les pains voitures de course). Ilss'orientent différemment (le lit est tout ren-versé, le bateau vole, le poisson aussi), ilsinvestissent la page, composent des groupes.Chaque morceau d'image réserve de mul-tiples surprises, des nouveautés, des agence-ments inattendus, et cette double page appa-raît véritablement comme une apothéosedans la construction de l'album.

Sommeil en éveilAprès le chamboulement généralisé del'image précédente, la septième et dernièredouble page (p. 18 et 19) s'offre sous le signede l'équilibre et de la mesure, comme unretour au calme, à l'harmonie aérienne etheureuse des bulles de naissance. Une cer-

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taine symétrie règne entre les deux pages.Chacune comporte une quinzaine de person-nages se répartissant de façon assez égaleselon la taille, la position, l'attitude, l'activité.Un fort élément d'enchaînement et de conti-nuité entre les deux parties (gauche et droite)est constitué par le lent mouvement semi-cir-culaire tracé par six poissons qui figurent enhauteur un progressif endormissement.L'ours et la poupée dansent encore, maisavec une moindre énergie, presque au ralen-ti, et les poussins eux-mêmes semblent s'êtreassagis, ils sont immobiles ou même endor-mis.

Le plus étrange est peut-être cette soudaineimportance donnée aux deux personnagesadultes déjà rencontrés, le bonhomme guindéet la dame opulente dont la taille a presquequintuplé. Ce sont sans doute des figuresparentales, mais singulièrement caricatu-rales, inertes et figées. Ou bien la placidité,l'épaisseur et la stabilité qu'ils incarnent(avec ironie) sont peut-être les seules qualitésefficaces pour résister à l'inépuisable vitalitédes enfants-poussins...

Pour les naïfs qui croyaient vraiment que l'onsombrait dans le sommeil, un poussin, l'ourset la poupée viennent, au dernier moment,dans la blancheur d'une page-épilogue, saluerthéâtralement le lecteur.Si l'album a bien souligné tout au long despages comment surviennent et s'élaborent lespremières manifestations de l'imaginaire chezl'enfant, il reste à dépasser ce sympathiquedésordre, cet entrecroisement anarchique delignes brisées, ces mouvements impulsifs etsans finalité. Il faudra distinguer des person-nages principaux, établir un cadre, un milieu,pénétrer dans l'image, s'identifier, se projeter,instaurer fermement le sens gauche-droite,entreprendre une marche orientée, active etdécidée, inaugurer une composition, unecontinuité graphiques et textuelles, avecdébut, déroulement, péripéties et fin,construire un vrai récit, circonscrire et limiterles images... Ce sera l'objet des deux albumssuivants dans la trilogie d'Adèle, qui achève-ront d'explorer, avec beaucoup d'humour etd'invention, les étapes et les caractéristiquesdu développement imaginaire de l'enfant. I

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