Charles Trenet : l'album - extraits

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CHANTANT LE FOU DE NARBONNE à PARIS TRENET

description

A l'occasion de l'exposition sur le chanteur, Paris Bibliothèques édite un album sur sa vie. Disponible fin avril sur le site L'exposition se tient du 12 avril au 30 juin à la Galerie des bibliothèques

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chantantLE FOU

dE narbOnnE à Paris

trEnEt

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de NarboNNe à Paris

chaNtaNtLe FoUtreNet

Jacques Pessis

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La relation entre Charles Trenet et Narbonne

a été et demeure une histoire de fidélité.

« Parce que Narbonne est mon amie de toujours, 

que j’y suis né et que je ressens à Narbonne 

un enchantement que je n’éprouve nulle part 

ailleurs », disait-il. Parce que Narbonne, cent ans

après la naissance du « Fou chantant », souhaite

conserver vivantes et joyeuses la mémoire

et l’œuvre de son fils le plus célèbre. La mise

en valeur de la maison natale du poète et

la création du Festival Trenet sont des signes forts

de cette fidélité narbonnaise. Mais l’attachement

est important car les Narbonnais se plaisent

à penser que Charles est devenu le grand

Trenet précisément parce qu’il est né dans

leur pays et que sa créativité s’est nourrie

des atmosphères si particulières de cette ville

et des paysages alentours. Tant et tant

de chansons de Trenet évoquent le soleil,

le vent, les couleurs, les senteurs de Narbonne,

en arrière-plan d’émotions d’enfant et de petits

riens du quotidien, magnifiés par le talent subtil

du poète ! Le temps qui passe n’y change rien:

Charles Trenet est l’ambassadeur perpétuel

d’un art de vivre dans lequel les Narbonnais

continuent de se reconnaître. Fidèlement.

Charles Trenet a dédié à Paris des chansons

qui sont autant de déclarations d’amour,

à l’image de « Merci Paris », où il chante la « ville

du sourire et de l’esprit ». En cette année, Paris

fête le centenaire de sa naissance et lui consacre

une exposition, afin de lui dire son admiration

et sa gratitude pour toutes ces chansons

parfois drôles, souvent nostalgiques et toujours

émouvantes qui courent encore aux coins

de ses rues. Célébrer le « Fou chantant », comme

il se plaisait à se nommer lui-même, c’est

évoquer un artiste complet qui a porté haut

et fort l’image de Paris sur les scènes du monde

entier, mais aussi un grand témoin du xxe siècle,

qui aura su vibrer au rythme de son époque.

Au fil d’un siècle parfois dramatique,

l’engagement de Charles Trenet aura aussi été

celui d’un « philosophe du bonheur », illuminant

le regard, la pensée et la vie de ceux qui savaient

s’ouvrir à la simple beauté du monde. Charles

Trenet aimait à dire qu’il vivait son rêve après

avoir rêvé sa vie. Je forme le vœu que

dans les moments heureux ou difficiles,

les Parisiennes et les Parisiens gardent

en mémoire la grande leçon de joie, d’amour

et d’espoir qu’auront été son œuvre et sa vie.

bertraNd deLaNoËMaire de Paris

JacQUes bascoUMaire de NarboNNe

Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition, Trenet, le Fou chantant,  de Narbonne à Paris, à la Galerie des bibliothèques de la Ville de Paris, 22 rue Malher - 75004 Paris, du 12 avril au 30 juin et à Narbonne, Palais des Archevêques, salle des Consuls, du 20 juillet au 20 octobre 2013.

L’exPositioN à ParisComité d’honneurBertrand Delanoëmaire de Paris

Danièle Pourtaudadjointe au Maire, chargée du Patrimoine

Bruno Julliardadjoint au Maire, chargé de la Culture

François Brouatdirecteur des Affaires culturelles de la Ville de Paris

Jean-Marie Borzeixprésident de Paris bibliothèques

Comité d’organisationFrancis Pilonsous-directeur de l’Éducation artistique et des Pratiques culturelles

Marie-Noëlle Villedieuchef du Bureau des bibliothèques et de la lecture

Carole Médrinaldirectrice de Paris bibliothèques

Commissariat de l’expositionJacques Pessis Avec la collaboration de Noël Lopez (Médiathèque musicale de Paris) pour la recherche documentaire sonore,

Marie-Brigitte Metteau et Aurélie Piquard pour la recherche documentaire iconographique

Médiation culturelleMorgane Ménad et Meryl Bouffil

ScénographieMarie-Noëlle Perriau avec le concours du service « Ateliers événements » du Service technique du génie civil et des aménagements intérieurs (STGCAI) et de Stéphane Albert et Noë Nadaud

Montage sonoreJean-Marc Bouchez/Studio de la Beaune

Montage audiovisuel Fréderic Bedat, Celina Jauregui/P6 Productions

GraphismeAgnès Dahan StudioAgnès Dahan et Raphaëlle PicquetAudrey Le Gué, stagiaire

ImpressionLD Production

Tirage des photographies PICTO

EncadrementsTop Cadres

Le LivreDirection éditorialeMarie-Brigitte Metteau

Création graphiqueAgnès Dahan StudioAgnès Dahan et Raphaëlle Picquet Audrey Le Gué, stagiaire

Photogravure/impression Musumeci S.p.A. (Italie)

reMercieMeNts

Charles Aznavour, parrain de l’exposition

Georges El Assidi, ayant-droit et légataire universel de Charles Trenet, pour son aimable autorisation

La Ville de Narbonne, son maire Jacques Bascou, Nicole Cathala, adjointe à la Culture et au Patrimoine, Marie-Claude Eglessies, adjointe à l’Animation

Médiathèque musicale de Paris Gilles Pierret, directeur, Noël Lopez, responsable des Partitions, Marianne Roussel, responsable des Archives Sonores

Bibliothèque historique de la Ville de Paris : Emmanuelle Toulet, directrice, Pauline Girard, Claire Heudier, Frédéric LionsCollections Roger-Viollet

Comité Jean Cocteau : Pierre BergéLes Éditions Raoul Breton : Gérard Davoust, président, Laurent Bodin, directeurInstitut National de l’Audiovisuel (INA) : Mathieu Gallet, Président, Sylvie Richard, Brigitte DieuMusée des lettres et manuscrits : Pascal Fulacher, Estelle Gaudry Pathé Gaumont Archives : Manuela PadoanRevue Europe : Jean-Baptiste Para Ville de Narbonne : Laurence Blasco, Mireille Franc, Christelle Petitcolas, Myriam Sirventon, Paul-Henri Viala

Les prêteurs : Cabu, Henri Chenut, Michel Giniès, Daniela Lumbroso, productrice de l’émission Chabada, Bernard Matussière

reMercieMeNts de L’éditeUr

Léa Abot

Jean-Baptiste Para, directeur de la revue Europe, pour l’autorisation de reproduction d’extraits des articles publiés dans le numéro consacré à Charles Trenet (n°805, 1996)

Gérard Davoust, directeur des Éditions Raoul Breton, pour l’autorisation de reproduction du texte des chansons « Fidèle » et « Y’a d’la joie », de Charles Trenet

L’ouvrage est réalisé avec la participation de la SAEML Parisienne de photographie, délégataire de service public pour la reproduction des collections de la Ville de Paris.

Production de l’exposition : Ville de Paris et Ville de NarbonnePour la Ville de Paris, production :Paris bibliothèques 3, impasse de la Planchette75003 Pariswww.paris-bibliotheques.org

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Narbonne, le monde solaire de l’enfance ; Paris, l’effervescence de la création.

Entre ces deux pôles, chers au cœur d’un artiste majeur, se joue le destin

de celui qui fit « descendre la poésie dans la rue » et traversa le siècle. Il est

aujourd’hui salué comme l’inventeur de la chanson française moderne.

Le présent album accompagne l’exposition consacrée par les villes de Paris

et Narbonne au centenaire de la naissance de Charles Trenet (1913-2001), qui

entend mettre en lumière une trajectoire où la vie et l’œuvre se mêlent au

point de se confondre, où la création donne sens à la vie, source d’inspiration

de quelque mille chansons. À travers une moisson de documents rares, films

et archives sonores pour la première fois réunis, se dessinent les multiples

facettes d’une production toute en connivence induite par la mélodie.

Narbonne compose le paysage d’une quête dans le temps du bonheur

retrouvé. Paris, ville monde basculant dans la modernité, révèle dans les

années trente un prodige qui par l’explosion de son rythme et son invention

folle, prend le surnom de « Fou chantant ».

Explosif de gaieté, l’éblouissant auteur de « Y’a d’la joie » ? Unique en son

genre, le répertoire de Charles Trenet nous est si familier qu’il a rejoint notre

patrimoine et cependant, sous le jeu des apparences, son sens n’en finit pas

de se dérober. Au-delà d’une légendaire ascension au firmament de la chan-

son, ce parcours se veut une exploration des métamorphoses d’un masque.

Auteur subtil et profond, Trenet se joue des mots pour libérer l’imaginaire,

pour mieux dire la joie à conquérir sur le temps qui passe et ne revient pas,

le goût du rêve pour vivre à ciel ouvert. À ce poète pour qui la vision est

primordiale, le verbe suscite l’image qui projette sur les êtres et les choses

ses couleurs changeantes.

NarboNNeLa vie La chaNsoN

Paris

La PaLette des coULeUrs, seLoN charLes treNetÀ Perpignan, c’est le rouge et le jaune qui dominent. […] L’orangé, c’est pour Berlin où j’irai dans deux ans, le vert et le violet, aussi pour Paris. À condition de mélanger ces deux teintes, on obtient la brouillasse habituelle de la capitale. Enfin, le bleu et l’indigo, réservés à notre beau pays qui se reflète sans défaut dans le miroir de mon cœur.

La couleur mauve est donnée par la rencontre du bleu et du rose. Le mauve, c’est le spleen, la nostalgie. Le mal mauve, c’est le blues, en définitive. Les Noirs ont trouvé qu’ils étaient bleus, et moi, j’ai trouvé que j’étais mauve, par moments.

J’ai la peau noire comme papa et maman. […] À l’ombre, je ne dis pas que ma peau blanchisse, mais elle prend alors la couleur à la mode chez les Blancs. Comme j’ai la chance d’avoir le profil grec, j’ajoute un peu d’eau oxygénée sur mes cheveux et j’en vois la farce.

(Extraits de Mes jeunes années et Un noir éblouissant)

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Narbonne / la famille maternellePerpignan / le pèreLe divorce / le pensionnatAlbert Bausil / Le Matelas de nuagesLa mer / l’adolescence / la nature Berlin

10121416

2022

NarboNNe MoN aMie19139

1930 Les brUits de ParisLes artistes / les rencontres Max JacobJean Cocteau« Quel est mon destin ? »Le monde de la chanson / le music-hall / le jazz La révolution des rythmesDuo avec Johnny Hess L’invention du « Fou chantant »

2627273032343536

25

1939 boUMLe « Théâtre des ailes »Trenet fait du cinéma Verlaine réinterprété

444648

43

1945 GraNd-MaMaN, c’est NeW YorKUn « frenchy » à l’affiche à New YorkLes relations mondaines / Hollywood« La Mer » et autres succès internationaux

525456

51

1951 retoUr à ParisL’invention du récitalLe nouveau TrenetTrenet à Saint-Germain-des-Prés« Moi j’aime le music-hall »Trenet « made in France »Les adieux à l’OlympiaFaire de sa vie une œuvre d’art

62646868727478

61

1981 L’ÂMe des PoÈtesRetour sur scène / InterprétationsCélébration « Soufflez, soufflez les bougies »« L’âme des poètes »Trenet vu par Boris Vian

8486889294

83

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8 – Trenet, le Fou chantant Narbonne, mon amie – 9

MoN aMie

1913

NarboNNe

9

NarboNNE moN amiE / DoucEur DEs PrEmiErs JourscE soir fait l’ENDormiE / À l’ombrE DE sEs toursEt sous la luNE PâlE / JE marchE allègrEmENtDaNs la Nuit ProviNcialE / DE cE Décor charmaNt (1961)

charles trenet voit le jour le 18 mai 1913 à Narbonne, dans une grande maison familiale au pied d’une voie ferrée. ce petit monde de sensations qui le hantera tout au long d’une vie en chansons, est le lieu d’ancrage de la tendre jeunesse bienheureuse jusqu’au di- vorce de son père, lucien trenet, notaire et de sa mère, marie-louise caussat. charles, alors âgé de sept ans et antoine, son frère aîné, sont pendant deux ans, pensionnaires au collège de la trinité à béziers, tandis que leur mère part vivre à berlin. Période d’enfermement et de rupture qui s’assimile pour charles à celle du paradis perdu. Elle détermine son désir de ne jamais laisser s’évanouir l’état d’enfance, aux sources duquel puisera toujours l’imaginaire de ses chansons, nourries de réminiscences savoureuses nées de ses bonheurs et de ses blessures. De retour auprès de son père à Perpignan, charles fait la rencontre décisive d’albert bausil, poète érudit. Directeur du Coq Catalan, hebdomadaire satirique local, il lui ouvre le chemin de l’écriture et l’initie à la littérature. lors d’un séjour à berlin avec sa mère, remariée à benno vigny, célèbre scénariste du cinéma muet, charles assiste à la naissance des premiers films parlants et goûte l’effervescence culturelle du moment. l’adolescent solaire de 17 ans, émule de bausil, « explose, hurle de vie et scandalise avec son insolence, ses gestes, ses chansons ». il quitte Perpignan pour Paris, où il est inscrit aux beaux-arts pour y suivre des cours d’architecture – du moins en théorie.

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20 – Trenet, le Fou chantant Narbonne, mon amie – 21

La Mer / L’adoLesceNce / La NatUreNous voici pour les vacances / au pays de notre enfance / […] / Nous irons voir des souvenirs qui nous enchantent là-bas.

Le rituel de la famille Trenet est de séjourner durant les vacances d’été à Port-la-Nouvelle, petit port à 30 km de Narbonne. C’est là que Charles fait ses débuts en peinture, durant l’été 1920. La nature, associée à l’enfance comme une échappée belle, est la grande inspiratrice de chansons qui remontent dans le passé à la recherche d’un temps perdu. C’est ce paysage vu d’un train entre Sète et Montpellier en 1942, qui lui inspire les couplets du poème « La Mer ». Trenet lui-même se définit comme « de l’eau qui bouge. L’eau qui stagne se trouble…, tandis que l’eau fraîche et bondissante demeure saine et limpide. »

À gauche : Charles Trenet sur la plage

d’Argelès-sur-Mer, à la fin des années trente.

La longue plage de Port-la-Nouvelle qui s’étend

jusqu’à Sète, s. d..

Charles Trenet, sa mère au Cap Ferrat,

en septembre 1926.

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24 – Trenet, le Fou chantant Narbonne, mon amie – 25 25

chaQuE Nuit JE rENtrE si tôtQuE J’étEiNs la luNE D’uN couP DE chaPEauQuE J’étEiNs lE ciEl aDiEu bEllE Nuitvoici ma maisoN Et moN litEt voici lEs bruits DE Paris (1941)

de Paris

1930

Les brUits

En 1930, Paris, capitale du music-hall et des avant-gardes, révèle à charles trenet la frénésie d’un univers artistique nouveau. assistant de cinéma aux studios Pathé de Joinville le jour, il s’enivre la nuit de la magie noire du jazz et de la gaieté mélancolique du blues dans les cabarets et les bars de montparnasse. Né avec l’émergence du cinéma parlant, artiste tôt formé par des artistes dans une époque féconde, il côtoie des figures majeures du monde des arts et des lettres, complices et maîtres en facéties d’un esprit inventif. max Jacob stimule son goût du surréalisme, Jean cocteau prophétise son avenir. avec un jeune pianiste suisse, Johnny hess, charles crée le duo « charles et Johnny » qui se produit et enregistre des disques de 1932 à 1936. En 1937, maurice chevalier crée « Y’a d’la joie ». un triomphe. le 25 mars 1938, sur la scène de l’abc, un chapeau en feutre sur le crâne et l’œillet à la boutonnière, charles trenet impose pour la première fois le mariage des rythmes du swing et la grâce poétique d’un univers fantaisiste et mélancolique. il a fait « descendre la poésie dans la rue » dit de lui Jean cocteau. une révolution dans le monde de la chanson. avec « Je chante », véritable manifeste entonné par une france populaire, éprise de jeunesse et de liberté nouvelle, s’en-vole la carrière de ce phénomène d’exubérance qui prend le masque du « fou chantant ».

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Les bruits de Paris – 3130 – Trenet, le Fou chantant

« QUeL est MoN destiN ? »Le 24 janvier 1933, Charles passe l’examen d’entrée obligatoire pour être admis à la Société des Auteurs et Compositeurs de Musique (la SACEM), qui lui permettra de toucher ses premiers droits d’auteur. On lui donne deux heures pour écrire deux couplets et deux refrains sur le thème : « Quel est mon destin ? ». Il compose en quelques minutes un autoportrait lyrique, explorant les raisons de sa vocation et séduit le jury par son talent spontané.

Mardi 24 JaNvier 1933

Première page du manuscrit de « Quel est mon destin ? ».

J’aurais voulu croire aux astrologues, aux voyantes à tous ces perceurs du mystère de l’avenir, autrefois, alors que j’étais cet enfant au visage fermé dont on essayait d’enrichir l’imagination de je ne sais quelles histoires merveilleuses. « c’est une petite brute ! » se répétait-on à voix basse. Et ma mère, résignée, ne se donnait plus la peine de me raconter ses magiques épisodes. ou me traitait en étranger. De cette solitude naquit un trouble. Je découvris en moi le chemin qui mène aux régions calmes de la mé-ditation. l’adolescence soulevait un rideau qui long-temps avait caché d’attrayantes perspectives. De ci, de là, ma confiance s’éparpillait. Je subissais l’attrac-tion soudaine du destin. Non pas que j’eusse à cet âge des raisons d’accepter mille sortes « d’avenirs » – mais je sentais s’épanouir dans mon cœur, pareille à la fleur japonaise dans l’eau, la foi rayonnante qu’inspire la jeunesse à tout être des cieux de conquérir une place parmi le fourmillement bigarré de la vie. Quel serait mon Destin ? fantasque, alors négligeant ma tenue, j’imaginais un personnage – qui était moi – et auquel j’insufflais une religion charmante : l’art. mais l’art, c’était humainement en somme, une col-lection de poètes, de peintres, de musiciens dont je trouvais souvent l’existence plus belle que l’œuvre. Je devais apprendre plus tard que ces peintres, ces poètes, ces musiciens étaient eux-mêmes des artistes, non pas seulement parce que leur talent et leur travail les avaient consacrés tels, mais encore parce que leur destinée – comme une lueur habile – avait fait mouche au plus profond de leur âme. cette « fatale loi » dont parlait si désespérément musset se chargeait en un clin d’œil (n’en est-ce pas un dans l’éternité ?) de toutes les complications heureuses ou de malchance. cela s’intitulait « Destin » et se jouait

avec des personnages de fortune : le hasard, la perspi-cacité, la persévérance, le talent. En réalité je me devinais une destinée de poète. mon destin peu à peu me devenait familier. Je m’entretenais avec lui comme je l’eusse fait avec un camarade d’en-fance, aussi franchement, aussi sûrement. il répondait à mes appels profitant de son extrême puissance (je di-rais même de sa complicité divine) pour m’accorder les grâces qu’il savait m’être nécessaires à la réussite d’un projet, au couronnement glorieux d’un temps de labeur. J’ai quitté bien des Paradis pour suivre ce destin. il se plaît à se déguiser, souvent, et sous le masque m’inter-roge d’une voix muée. ses (travestes) affections sont la musique, la littérature, la peinture. a ses questions insidieuses je réponds comme un main interpelé à la barrière d’un corso : « inutile mon vieux, je te reconnais ! sous tes vêtements d’emprunt tu trahis tes penchants les plus subtils et ta démarche est celle d’un mauvais comédien dont le « trac » compromet l’assurance. bas le masque ! mon Destin ! tu voulais sans doute profiter de ton costume carnavalesque pour savoir ce que je pen-sais de tes initiatives. inutile de recourir à de semblables procédés. tu es mon destin, donc mon ami inséparable, tu portes en toi toutes les étoiles à long panache qui scintillent dans ma nuit, tu suis de hauteur mes balbu-tiements dont tu souris avec bienveillance : je te dis ce respect sincère que seul on voue aux gens aimés, aux choses de beauté éternelle, destin qui de jour en jour après avoir ouvert la porte qui me séparait du domaine des rouges entrebâille à présent celle des réalités ! »mon destin de poésie, un soir après un discours ana-logue a jeté bas son masque, a déchiré son costume, a revêtu le mien et nous sommes partis, tous deux – et je suis parti tout seul, sur la voie dont certains aiguillages me séparaient souvent du reste du monde.

Charles Trenet

Fantasque, alors, négligeant ma tenue, j’imaginais un personnage – qui était moi – et auquel j’insufflais une religion charmante : l’art.

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Boum – 4948 – Trenet, le Fou chantant

verLaiNe réiNterPrétéEn 1942, deux ans avant que le vers : « Les sanglots longs des violons de l’automne » ne devienne, le 6 juin 1944, le message codé donnant le signal du Débarquement des troupes alliées, Trenet enregistre « Verlaine », en hommage au poète qu’il admire. Il est ainsi l’un des premiers à mettre en musique un poème pris dans sa tradition lyrique et l’un des fondateurs d’une forme typique de la chanson littéraire à l’époque moderne. Cette interprétation lui vaut alors une attaque en règle de la part des journaux collaborationnistes, car il a mis sur ce texte de la musique de jazz américain, alors interdit en France.

lettre de charles à sa mère, le 5 juin 1940

« Quel beau temps ! de fiançailles des hirondelles. tous les arbres ont l’air de s’embrasser. Quelle honte pour la triste humanité qui vient nous tuer à domicile. le plus effroyable c’est que personne ne se rend compte exactement du bouleversement que sera cette guerre. l’après-guerre sera le règne de la jeunesse, tu verras. […] charles. »

Partition en feuille, « Verlaine », Éditions Raoul Breton, 1941.

À droite :Charles Trenet, vers 1940, dans les bureaux de Raoul Breton, également éditeur de Damia, Mireille et Jean Nohain et qui fut le premier à stimuler son talent.

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50 – Trenet, le Fou chantant Narbonne, mon amie – 51 51

QuaND au ciEl il arriva / l’EmPirE statE il rEtrouvalEs aNgEs lisaiENt lE DailY NEwsEN DisaNt : sacré boN Dious,moN P’tit gars c’Est NEw Yorkc’Est NEw York, tu vois lEs batEaux-rEmorQuEs (1948)

1945

GraNd-MaMaNc’est NeW YorK

En 1945, charles trenet se lance à la conquête des états-unis, horizon de rêve de toute une jeunesse. À broadway, où le succès de « vous qui passez sans me voir » l’a précédé, son sens du rythme surprend les américains, qui voient les français en danseurs de polka. il se produit, en français et en anglais dans des cabarets et des théâtres. c’est la consécration et jusqu’en 1951, une succession de triomphes dans toutes les grandes villes, de New York à los angeles, en passant par chicago. ses deux plus grands succès sont ses chansons lyriques ou nostalgiques aux accents sentimentaux, « la mer », qui devient « beyond the sea » et « Que reste-t-il de nos amours ? » rebaptisée « i wish you love ». Dans cette veine, il écrit « l’âme des poètes », sa « chanson testament », un soir dans une chambre d’hôtel. charlie chaplin, mary Pickford, laurel et hardy, Joan crawford, marlene Dietrich, Duke Ellington : les plus grandes stars se pressent pour l’applaudir, mais il voit l’envers du décor du mythe américain. Désormais sa trajectoire triomphale se poursuit dans un mouvement perpétuel au-delà du continent américain, en particulier en amérique du sud et au canada, qu’il élit comme une terre d’asile, si proche par la langue. Nostalgique de sa « Douce france », il traverse régulièrement l’atlantique pour « revoir Paris ».

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Grand-maman, c’est New York – 5352 – Trenet, le Fou chantant

UN « FreNchY » à L’aFFiche à NeW YorKEn 1946, Trenet honore à New York un contrat signé dès 1938 au Vaudeville, un théâtre de Broadway. Dans la foulée, le voici au Capitol, où il passe en « attraction » avant la projection d’un film. Il est ensuite à l’affiche de l’Embassy, un cabaret de 500 places. Il devient le « Frenchy » d’un genre nouveau, dont il faut voir le show. En 1947, dans un bar de Harlem, Trenet découvre un trio dont le chanteur à la voix de velours, Nat King Cole, joue du piano debout et parvient à timbrer sa voix selon qu’il s’éloigne ou se rapproche du micro, donnant à l’auditeur le sentiment que le musicien murmure à son oreille. Le « Fou chantant » reprend ce principe dans une chanson qui fera le tour du monde, « Que reste-t-il de nos amours ? ».

Page précédente :New York, vers 1950.

À gauche :Le vertige de la ville verticale.Charles Trenet et l’Empire State Building à New York, vers 1950.

À droite :Charles Trenet sur sa voiture à New York, une Delahaye dont la carrosserie a été réalisée en deux exemplaires. L’autre a été achetée par Rita Hayworth, vers 1950.

Page 13: Charles Trenet : l'album - extraits

Grand-maman, c’est New York – 5958 – Trenet, le Fou chantant

Disques 78 tours, label Columbia, édités en Italie, en Suisse, au Japon, au Mexique, au Brésil, au Canada, en Argentine, entre 1937 et 1953.

Charles Trenet en tournée à Montréal, plaque tournante de la chanson française, vers 1947.

Page 14: Charles Trenet : l'album - extraits

60 – Trenet, le Fou chantant Narbonne, mon amie – 61

1951

61

rEvoir Paris / uN PEtit séJour D’uN moisrEvoir Paris / Et mE rEtrouvEr chEz moisEul sous la PluiE / Parmi la foulE DEs graNDs boulEvarDsQuEllE JoiE iNouïE / D’allEr aiNsi au hasarDPrENDrE uN taxi / Qui va lE loNg DE la sEiNE (1947)

à ParisretoUr

En septembre 1951, au théâtre de l’étoile, charles trenet innove encore en devenant le premier artiste à imposer, en france, la for-mule du récital. auréolé de son succès international, il reconquiert son public dans le Paris des temps modernes, dont le centre artis-tique est devenu saint-germain-des-Prés. il construit un nouveau répertoire, dans lequel percent des chefs d’œuvre comme « la folle complainte » révélatrice des accents mélancoliques de son inspi- ration, du « mal mauve », version atténuée du « noir éblouissant » qui fascine trenet et face inversée de son personnage solaire. tandis que le monde de la chanson se recompose en profondeur, georges brassens, Jacques brel, Yves montand, léo ferré, charles aznavour, en pleine ascension, se réclament de lui. Pendant la période Yé-Yé, il s’éclipse et multiplie les tournées à l’étranger comme au Japon ou en urss. il devient un emblème de la chanson française, désormais considéré comme un monstre sacré. En une succession de concerts à Paris, trenet retrouve la ferveur du public du music-hall, jusqu’en 1975, où à l’issue d’un référendum auprès du public, « la mer » devient « la chanson du siècle ». cette année-là à l’olympia, il annonce ses adieux à la scène et poursuit ses tournées avant de se retirer après la mort de sa mère, en décembre 1979, pour cultiver son jardin secret, son « Jardin extraordinaire ».

Page 15: Charles Trenet : l'album - extraits

Retour à Paris – 6362 – Trenet, le Fou chantant

L’iNveNtioN dU récitaLLe 14 septembre 1951 , Trenet, lors de sa rentrée parisienne au Théâtre de l’Étoile, importe des États-Unis une formule inédite en France : le récital. Seul sur scène, entre confidences et chansons savamment mêlées, il devient le premier artiste à se produire pendant deux heures trente avec un entracte de quinze minutes pour permettre à un public reconquis, de prendre « un peu de repos, parce qu’applaudir,  c’est fatiguant. »

Page précédente :Le café de Flore la nuit,

à Saint-Germain-des-Prés, en mai 1955.

Ci-dessous et ci-contre :Programme

du Répertoire 51.

Le Théâtre de l’Étoile avec à l’affiche le récital

de Charles Trenet, en 1952.

À droite :Récital à l’Olympia,

en mai 1971.

Page 16: Charles Trenet : l'album - extraits

L’Âme des poètes – 9190 – Trenet, le Fou chantant

Cabu a dessiné Trenet lors de ses récitals à

Paris, de 1955 à 1999.

Page 17: Charles Trenet : l'album - extraits

L’Âme des poètes – 9594 – Trenet, le Fou chantant

treNet vU Par boris viaNLes chansons de Trenet vieillissent admirablement parce qu’elles sont légères ; gaies ou tristes ; elles manifestent toujours le goût aérien qui est la marque du « Fou chantant ». Rien en elles qui pèse ou qui pose – comment se laisseraient-elles atteindre par le temps ? […] Dire qu’il est poète, c’est trop et c’est trop peu. Il est un poète qui a les pieds sur terre, et il est aussi un grand mémorialiste. Les chansons de Trenet, c’est le journal intérieur d’un Pierre de l’Estoile du xxe siècle. L’Histoire des pensées de Trenet, l’enregistrement de ses réactions devant les gens, les choses, le monde, voilà ce que sont ses chansons. boris vian

Charles Trenet, dans les années trente.

Page 18: Charles Trenet : l'album - extraits

crédits© Arsene Studio/Coll. Georges El Assidi : page 53 - © Zinn Arthur/Coll. Georges El Assidi : page 55 (gauche bas) - © Barthélémy/Sipa

Press : page 75 (bas) - © Tony Burnand/Roger-Viollet : page 50 - © Cabu : pages 66, 90, 91 - © César/Coll. Georges El Assidi/ADAGP,

2013 : page 89 - © Jean Cocteau/ADAGP, 2013 : page 39 (gauche haut) - © Jean Cocteau/BHVP/Roger-Viollet : page 29 - © Robert

Cohen/Coll. Henri Chenut/AGIP : page 87 (droite bas) - © Jacques Cuinières/Roger-Viollet : page 85 - © Felipe Ferré/Musée Carnavalet/

Parisienne de photographie : page 82 - © Michel Giniès (photographies) : pages 79, 81 (haut), 84 (bas), 86, 87 (droite haut et gauche bas),

88 - © Michel Giniès (photomontage) : page 65 (gauche) - © Albert Harlingue/Roger-Viollet : page 26 (gauche) - © Germaine Krull/Coll.

Georges El Assidi/Estate Germaine Krull Museum Folkwang : page 22 - © Serge Lido/Coll. Henri Chenut/Sipa Press : page 37 - © Boris

Lipnitzki/Roger-Viollet : page 32 (droite), 39 (droite haut) - © Studio Lipnitzki/Roger-Viollet : pages 33, 63, 64, 71 - © Henri Martinie/

Roger-Viollet : page 26 (droite) - © Jean Mascii/BHVP/Roger-Viollet : page 47 (haut) - © E. Mondial/Coll. Henri Chenut/Sipa Press : pages

27 (bas), 67 - © Moss Photo NY/Coll. Georges El Assidi : page 52 - © Photopress/Coll. Georges El Assidi : page 94 - © Claude Poirier/

Roger-Viollet : page 75 (haut) - © Rojac/BHVP/Roger-Viollet : page 65 - © Patrick Ullmann/Roger-Viollet : pages 76/77 - © André Zucca/

BHVP/Roger-Viollet : pages 42, 93 - © Coll. Henri Chenut : pages 49, 78, 35 (gauche), 58, 68 (droite), 73 (gauche haut), 78, 92 (droite) -

© Coll. Henri Chenut/Keystone France – Gamma-Rapho : page 54 - © Coll. Georges El Assidi : pages 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16 (bas), 17,

18/19, 21 (bas), 23, 31, 36 (gauche), 44, 55 (droite haut et bas ; gauche haut), 56, 62 (gauche), 66, 72, 73 (droite bas), 74, 80, 81 (bas),

84 (haut) - © Coll. Georges El Assidi/Keystone France – Gamma-Rapho : page 69 - © Coll. Georges El Assidi/RMN : page 20 - © Coll.

Michel Giniès : pages 16 (haut), 28, 35 (droite), 38, 39 (droite bas), 41, 46, 47 (bas), 48, 57, 59 - © Coll. Michel Giniès/RMN : page 62

(droite) - © Coll. Christian Marcadet : page 92 (gauche) - © Coll. Yabuuchi/MMP, archives sonores : page 73 (droite haut et gauche

bas) - © Fonds iconographique des Archives municipales de Narbonne : pages 8, 21 (haut) - © Roger-Viollet : pages 24, 27 (haut), 32

(gauche), 34, 36 (droite), 45, 60, 68 (gauche), 70 - © Éditions Raoul Breton, pour les chansons : « Fidèle », 19 et « Y’a d’la joie », 40.

Droits réservés pour les artistes ou ayants-droits que nous n’avons pu identifier, malgré nos recherches et que nous prions de bien

vouloir se faire connaître.

Achevé d’imprimé en avril 2013

sur les presses de l’imprimerie

Musumeci S.p.A. (Italie)