Entrelacs, Invisible Dans Le Cinema de Jean Cocteau

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Entrelacs, Invisible Dans Le Cinema de Jean Cocteau

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Entrelacs8  (2011)Imaginaire

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Rana El Gharbie

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Référence électroniqueRana El Gharbie, « L’invisible... Dans le cinéma de Jean Cocteau », Entrelacs [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 01août 2012, consulté le 28 janvier 2014. URL : http://entrelacs.revues.org/226

Éditeur : Téraèdrehttp://entrelacs.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://entrelacs.revues.org/226Document généré automatiquement le 28 janvier 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'éditionpapier.Tous droits réservés

L’invisible... Dans le cinéma de Jean Cocteau 2

Entrelacs, 8 | 2011

Rana El Gharbie

L’invisible... Dans le cinéma de JeanCocteau

« Il n’est pas impossible que le cinéma puisse un jour filmer l’invisible, le rendre visible, leramener à notre rythme, comme il ramène à notre rythme la gesticulation des fleurs. »1

1 Originellement poète, Jean Cocteau fut l’un des premiers écrivains français à réaliser desfilms et à lancer ce défi au cinéma. Marquée par la mythologie, les rêves et le sommeil,l’œuvre de Cocteau baigne dans les gouffres infinis de l’imaginaire. Dans ses films, le poèteexpose son musée intérieur. De Sang d’un poète2 jusqu’au Testament d’Orphée3, Cocteau livredes autoportraits, des journaux intimes qui permettent au spectateur de rencontrer l’invisible.L’invisibilité, notion intrinsèquement liée à toutes ses créations poétiques, est le sujet principalde son œuvre cinématographique. Le cinématographe n’est pas uniquement pour Cocteau unsimple véhicule ou une maîtrise de l’outil ; il s’agit d’un moyen qui permet de pénétrer dansce no man’s land qui définit l’essence de la poétique du cinéaste. Ainsi, Cocteau place lespremiers piliers du cinéma d’auteur qui, non seulement se nourrit de l’âme du réalisateur,mais aussi la met en scène. Le poète filme l’invisible et assure le passage dans l’autre monde.Comment les films du poète permettent-ils au lecteur de voyager dans l quote invisible  ?Comment le poète filme-t-il l’invisible ? Où mène-t-il le spectateur ? Quel est son rôle quandil assiste au défilement des images de son imaginaire ? Enfin, pourquoi Cocteau est-il hantépar la rencontre de l’invisible ?

2 On pourrait s’attarder aux sujets de ses films : dans le Sang d’un poète, Cocteau filme lessecrets invisibles de la création. Dans Le testament d’Orphée, il met en scène sa propremort et son jugement dernier en tant que poète. Création et mort sont deux sujets sous-jacents de son œuvre cinématographique qui permettent au spectateur d’accéder à l’imaginaireintime du poète. En outre, le rythme de la plupart de ses films suit de près le mécanisme dufonctionnement du rêve. Les scènes se succèdent sans lien apparent et plongent le spectateurdans une atmosphère onirique qui l’introduit dans le mystère insaisissable de l’inconscient dupoète. Le film est « une succession d’actes réels qui s’enchaînent avec l’absurdité magnifiquedu rêve »4, souligne Cocteau. Sans oublier la symbolique du miroir, objet fréquent dans lesfilms du poète qui permet de voyager dans son imaginaire. La traversée du miroir, scène pharedans le cinéma coctalien, assure le passage vers l’autre monde. De plus, l’image reflétée parle miroir se révèle plus vraie que la réalité. Le miroir sépare l’apparence de la vérité. Ainsi,le poète estompe les limites entre le visible et l’invisible, l’imaginaire et la réalité. Pour JeanCocteau, « un film est une source pétrifiante de la pensée. Un film ressuscite les actes morts.Un film permet de donner l’apparence de la réalité à l’irréel. »5

La théorie de l’invisible dans les écrits de Jean Cocteau3 La réflexion sur l’invisibilité est présente dans les journaux personnels de Jean Cocteau. Cette

thématique sous-jacente est tout d’abord issue d’un problème identitaire, voire existentiel,qui se résume par une remarque du poète  : «  Je suis, sans doute, le poète le plus inconnuet le plus célèbre. »6 En effet, toute sa vie, l’écrivain souffre de sa visibilité mondaine et deson invisibilité intime. En d’autres termes, Cocteau, personnage très critiqué dans la pressede son époque, est un auteur très peu lu en profondeur. Échappant à toute catégorisation,n’appartenant pas aux différents courants littéraires de son époque, refusant l’infléchissementvers un genre littéraire unique ou à un art particulier, ne s’intéressant pas à l’engagementpolitique qui caractérise nombre d’écrivains durant et après la Seconde Guerre mondiale, lepoète reste longtemps insaisissable. La haine d’André Breton pour sa personne suscite unesérie de critiques dans la presse de l’époque qui le juge sévèrement. De plus, ses lettres ouvertesavec André Gide mettent en place une réputation qui dénigre l’originalité du poète. Cocteauest défini comme un prince frivole, un esprit léger qui se contente de copier sur ses amis etson œuvre est considéré e comme fantaisiste.

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4 La constatation de son invisibilité créatrice et de sa visibilité mondaine bâtie sur deslégendes et des rumeurs suscite une tristesse profonde, un sentiment de solitude excessif, unedifficulté d’être insoutenable et un schisme profond entre son être et son paraître. Néanmoins,l’invisibilité, source de maux éternels, est paradoxalement un soutien pour le poète  : « Etje pense que ma visibilité […] protège mon invisibilité, l’enveloppe d’une cuirasse épaisse,étincelante, capable de recevoir impunément les coups. »7 Cependant, Cocteau cherche à leverle masque puisqu’« être recouvert permet d’être découvert »8. Il est important de préciser quece dévoilement s’adresse aux futurs lecteurs qui reçoivent sur « la même longueur d’ondes »9

que le poète et non pas à ceux de son époque qui ne font que le décevoir et le désoler. Cocteauréussit donc à transformer cette invisibilité en une dynamique personnelle jusqu’à en faire unconcept fondamental de son œuvre. L’œuvre d’art est pour Jean Cocteau substantiellementinvisible. Si l’invisibilité rime avec l’incompréhension, le poète en fait l’essence de sa créationpuisqu’il met « au doigt de [son] œuvre l’anneau qui donne l’invisibilité »10. Ainsi, comme il lesouligne, pour le lire, il faut être un spécialiste du décryptage. Comment Cocteau nous invite-t-il à nous pencher sur ses hiéroglyphes ? Cocteau choisit le cinématographe pour rendre visibleson invisibilité. Il va à la rencontre de l’inconnu pour filmer l’invisible.

La création et la mort ou l’imaginaire du poète5 En 1930, Cocteau commence le tournage du Sang d’un poète financé par les Noailles. Ce

premier film s’intéresse à la création en mettant en scène un peintre qui n’est autre que ledouble du poète. La voix off de Cocteau, l’insertion dans le film de ses citations et les étoiles –emblèmes de sa signature – rythment le film et rappellent la participation intime du réalisateur àson œuvre. En effet, dès les premières minutes du film, Cocteau précise qu’il s’agit de pénétrerdans un autre monde. La première image expose un personnage masqué, debout devant descaméras, qui lève le bras et nous indique la direction à suivre. S’ensuit un plan sur une portefermée avec une clé et une poignée qui bouge. Une inscription rappelle que « Tout poème estun blason. Il faut le déchiffrer. » La note suivante souligne qu te il s’agit d’un « documentaireréaliste d’événements irréels ». Ainsi, le réalisateur introduit le spectateur dans un mondecaché et secret, un univers codé qu’il faut analyser. La thématique de l’invisibilité est doncsurdéterminée dès le début de ce film.

6 La mise en abyme de la création d’un film et la réflexion sur le processus de créationen général caractérisent cette première œuvre cinématographique. L’invisible est donc lemonde ténébreux de l’artiste au travail. Cocteau choisit de nous dévoiler cet univers par une« bande d’allégories ». Ainsi, l’hôtel des folies dramatiques où est introduit le peintre pourraitreprésenter l’art cinématographique que Cocteau découvre et expérimente. De même, la scènequi montre le poète en train de tricher symbolise l’origine de ses œuvres. La carte voléedu manteau de l’élève tué par Dargelos – personnage fétiche de l’enfance de Cocteau quirevient dans plusieurs œuvres, notamment dans Les Enfants terribles- rappelle que « l’artisteest ce tricheur qui dépouille sa propre enfance »11 et en fait des films. Pareillement, le premierépisode, « La main blessée ou les cicatrices du poète », qui montre à plusieurs reprises la maindu poète avec une bouche qui parle en gros plan, définit la conception du cinématographepour Cocteau  :  «  […] qu’est-ce qu’un poète de cinéma pour Cocteau  ? C’est exactementquelqu’un qui parle avec ses mains. Pour le montrer sur l’écran, sans le dire […], quoi deplus efficace comme image, de plus net, de plus parlant qu’une main qui parle en grosplan ? »12 Ainsi, l’intérêt que Cocteau porte pour le cinématographe s’explique avant toutpar sa fascination pour cet art artisanal, comme il le souligne dans ses entretiens avec AndréFaigneau13. Le sang d’un poète retrace l’expérience même de ce film. Par ailleurs, Cocteauy expose une de ses théories sur la création. La phénixologie, concept emprunté à SalvadorDali, est l’art de renaître de ses cendres. La mort du poète, mise en scène à deux reprisesdans le film, n’est jamais une fin en soi et mène toujours au réveil. Le premier suicide dupoète est dicté par la voix mystérieuse d’un bras qui lui tend un pistolet et lui dicte son moded’emploi, la deuxième suit sa perte au jeu de cartes. La mort du poète est nécessaire à la surviede l’œuvre et survient irrévocablement à sa fin. Elle est un sacrifice indispensable pour le bonfonctionnement du processus créateur.

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7 Dans cette première œuvre cinématographique, Cocteau nous invite à rejoindre ses ténèbresintimes afin de nous livrer une réflexion sur le cinéma et sur la création. L’invisibilitéde l’inspiration, ou de l’«  expiration  » comme l’appelle Cocteau, est donc visible pour lespectateur qui, à l’image de la femme-statue dans ce film, ferme paradoxalement les yeux pourmieux voir et suit la descente du poète.

8 Dans son dernier film, Le Testament d’Orphée, Cocteau filme sa propre mort et son jugementdernier. Cocteau commence le tournage en 1959, financé entre autres par Francine Weisweilleret François Truffaut. Ce film s’ouvre, comme le premier, sur une remarque du poète, cette foisen voix off, qui rappelle l’attachement du cinématographe à la thématique de l’invisibilité :

«  Le privilège du cinématographe, c’est qu’il permet à un grand nombre depersonnes de rêver ensemble le même rêve et de montrer en outre avec la rigueurdu réalisme les fantasmes de l’irréalité. Bref, c’est un admirable véhicule depoésie. Mon film n’est pas autre chose qu’une séance de striptease consistantà ôter peu à peu mon corps et montrer mon âme toute nue. Car il existe unconsidérable public de l’ombre affamé de ce plus vrai que le vrai qui sera un jourle signe de notre époque. Voilà le lègue d’un poète aux jeunesses successives quil’ont toujours soutenu. »14

9 Le film tout entier est placé sous l’égide d’un voyage qui transgresse les limites spatio-temporelles. Le temps n’est plus chronologique, il n’est plus linéaire. Dans les premièresscènes du film, se succèdent les images d’un professeur à l’adolescence, enfant, durant savieillesse puis à l’âge mûr. Les scènes, séparées par la fumée qui monte sur un fond noir,ne suivent plus un ordre diachronique et brouillent toute logique temporelle. Plus encore, àla question du professeur qui demande « Quelle heure est-il ? », l’homme de la commissiond’enquête répond tout simplement : « Aucune. » L’abolition de la temporalité s’accompagned’une réflexion sur l’espace. Le poète se trouve dans « la zone, où les vivants ne son t pasvivants et où les morts ne sont pas morts ». Les frontières spatio-temporelles du voyage dupoète vers son tribunal final s’estompent. Ainsi, le spectateur accompagne le poète dans seslimbes.

10 Le point de départ du poète est sans aucun doute le rêve, comme le souligne l’ouverture dufilm citée ci-dessus. Un rêve qui paradoxalement n’est « plus un film » mais « la vie » commele rappelle Cégeste15 à Cocteau. Le poète inverse donc toutes les données afin d’emporter lespectateur dans un monde régi par de nouvelles lois, où l’espace et le temps importent peu,où les images défilent à l’envers, où les personnages apparaissent puis disparaissent, où lesmorts ressuscitent pour poursuivre les diverses épreuves de leur voyage. Cocteau questionne lerapport entre le réel et l’imaginaire. Il prône cette faculté fantasmagorique et choisit de filmerce monde intermédiaire qui sépare le réel de l’irréel.

11 Le Testament d’Orphée représente les images de la cosmogonie du poète, son musée intérieur,son imagination en œuvre, sa mythologie personnelle. Accusé lors de son procès de « vouloirpénétrer sans cesse dans un monde qui n’est le [sien] », le poète plaide coupable et s’explique :

«  […] j’avoue vouloir souvent sauter le quatrième mur mystérieux sur lequelles hommes écrivent leurs amours et leurs rêves […] sans doute par fatigue dumonde que j’habite et par horreur des habitudes, aussi par cette désobéissanceque l’audace oppose au rêve et par cet esprit de création qui est la plus hauteforme de l’esprit de contradiction propre aux humains. »16

12 Coupable, le poète l’est, puisqu’il baigne dans le monde de la poésie. Le dernier film deCocteau, son requiem, est la représentation de la poésie même : « ‘Avec le film, on tue la mort,on tue la littérature, on fait vivre la poésie d’une vie directe.’ Le cinéma fait donc plus que‘construire un véhicule à la poésie’. Il la ‘réalise’ […]. »17 L’image de l’hibiscus qui traversetout le film et qui est sa « vedette », est emblématique de la posture créatrice de Cocteau,laquelle consiste, non pas à raconter, mais à montrer la poésie en œuvre. Le gros plan sur lesmains de Cocteau qui ressuscite la fleur détruite et écrasée est l’une des plus belles scènes ducinéma du XX è siècle. Cette fleur, que le poète n’arrive pas à dessiner puisqu’il est condamné

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à tracer éternellement son autoportrait, revit entre les mains de Cocteau qui ne fait qu’obéiraux ordres de Cégeste. Le poète, serviteur d’une force inconnue qui le hante, crée ou plutôtredonne le souffle de la vie à une image morte enfouie dans ses souvenirs et ses fantasmes, toutcela pour l’offrir à la juge qui le condamne d’innocence. Cette femme au regard sévère et à lavoix grave représente les contemporains de Cocteau qui ne cessent de le critiquer, comme nousl’avons vu. Elle pourrait aussi rappeler que ce jugement qui le hante dans sa vie visible, c’est-à-dire mondaine, pénètre dans son invisibilité et que Cocteau finit lui-même par s’accuser d’êtreun poète. Cocteau reprend la fleur sous les ordres de la juge. Par la suite, il la laisse tomberde ses mains quand il est assassiné par l’épée de la déesse. La caméra se pose tout de suite surl’image de la fleur qui gît à côté de la flaque du sang de Cocteau. Puis, miraculeusement, lafleur et le sang se colorient en rouge. Cette unique apparition d’une couleur dans le film tisseun lien intime entre la fleur et le sang, en d’autres termes entre la poésie et l’« âme toute nue »du poète. Ainsi, Cocteau sacrifie son sang au règne de la poésie. L’investissement du poète estdonc incontestable et son engagement dans son œuvre est sans équivoque. Enfin, la fleur estlaissée dans la poussière sous les pieds des « policiers de la route ». Ces derniers demandentles papiers de Cocteau ressuscité qui est alors emporté par Cégeste. Le poète disparaît et lafleur gît sur le sol, abandonnée par tous, inaperçue. Cocteau nous rappelle que sa poésie, quilui survivra, qui restera de ce monde alors que lui s’en sera allé pour toujours, est injustementnégligée. Ne veut-il pas que le spectateur ramasse cet hibiscus ? Le point d’arrivée du poèteest sa propre mort, sa résurrection et enfin sa disparition puisque « la terre, après tout, n’estpas [sa] patrie ». À la fin du film, le poète n’est ni mort ni vivant, il n’est ni ici ni ailleurs. Ilpart avec Cégeste rejoindre peut-être les éternels anges qui hantent sa poésie.

13 Le poète invite le spectateur à l’accompagner dans un voyage vertigineux dans l’invisible et àexplorer sa poésie dont « l’exhibitionnisme s’exerce chez les aveugles »18. Le rythme de cettetraversée qui oscille entre les frontières incertaines du réel et de l’imaginaire, qui « brouill[e]l’ordre des facteurs auquel la raison nous condamne »19, est en désordre. Le rythme des filmsde Cocteau suit celui d’un rêve.

Le rythme des films ou le mécanisme du rêve14 Cocteau s’intéresse au monde des rêves. Cependant, il relate très rarement les récits de ses

rêves dans ses journaux personnels. Ce qui le passionne dans cette dynamique imaginaire, c’estle rythme même du rêve, l’enchaînement des images qui défilent en dehors de toute logiqueapparente. Le poète utilise le mécanisme du rêve et le transpose dans ses films, notammentdans le Sang d’un poète et le Testament d’Orphée. Contrairement à ses autres œuvres, ces deuxfilms ne relatent pas une histoire et ne doivent pas obéir aux règles d’agencement des scènes,ils sont « débarrassé[s] de tout souci référentiel anecdotique »20. Le poète rompt ainsi la chaînede cause à effet et privilégie le hasard par rapport aux faits tangibles. Le voyage filmé est doncl’odyssée du dormeur. Dans la Difficulté d’être, le poète définit les caractéristiques du rêvequi rappellent inévitablement celles de ses films :

« Le passé, l’avenir n’existent plus, les morts ressuscitent, les lieux se construisentsans architecte, sans voyages, sans cette lourdeur lente qui nous oblige à vivreminute par minute ce que la pliure entrouverte nous montre d’un seul coup. Enoutre, la légèreté profonde et atmosphérique du rêve favorise des rencontres, dessurprises, des connaissances, un naturel, que notre monde plié (je veux dire projetésur la surface d’une pliure) ne peut mettre que sur le compte du surnaturel. Je disnaturel, car une des caractéristiques du rêve est que rien ne nous étonne. […] Lespectacle du sommeil m’a toujours plus effrayé que le rêve. »21

15 Le mécanisme du rêve permettrait donc de «  faire à la poésie un véhicule plus léger, plusrapide, plus neuf »22, conclut le poète.

16 Afin de bien expliciter ce mécanisme, nous avons choisi de revenir sur le passage du poèteà l’Hôtel des Folies-Dramatiques dans Le Sang d’un poète. Le poète se trouve dans un longcouloir avec quatre portes. En avançant difficilement23, il regarde par la serrure de chacunedes portes. Dans la première, un Mexicain se fait tirer dessus et tombe au ralenti. La scène

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s’inverse et l’homme se retrouve debout. Par la suite, le poète voit la même scène pour ladeuxième fois. La deuxième porte s’ouvre sur un jeu d’ombres qui montre la préparation d’unepipe d’opium et une fumée qui s’en dégage. La troisième chambre est habitée par une jeunefille et sa maîtresse qui lui apprend la « leçon du vol ». La fille lui fait une grimace du plafond.Dans la dernière chambre se donnent les rendez-vous d’hermaphrodites. Sur un canapé, lesmembres d’un personnage étrange surgissent un par un jusqu’à l’apparition sur son sexe d’unepancart e qui indique « Danger de mort ». Comment expliquer le lien entre ces quatre scènes ?Comment justifier le passage de l’une à l’autre  ? Quel est rapport entre ces personnagesénigmatiques espionnés par le poète ? Afin de comprendre cet étrange enchaînement d’imagessans rapport apparent, nous devons revenir à l’univers intime du créateur. La phénixologie,l’opium, la désobéissance et l’ambiguïté de la sexualité sont des thèmes primordiaux dansl’univers coctalien. Ces thématiques, représentées dans les chambres de cet hôtel, soulignentque le seul ordre qui pourrait régner est celui de l’invisibilité et que la ligne qui maintientl’unité de ces images fragmentaires est tracée par le sang même du poète. Comme le montretrès bien Serge Linarès dan s son ouvrage La ligne d’un style (1999, Paris, CDU SÉDÈS), Cocteause distingue des surréalistes par le fait que le rêve est le fonctionnement secret de l’être,en d’autres termes son état normal. La succession de ces images se déroule en suivant lemouvement du rêve. Par ailleurs, la même scène peut se rapporter à deux univers distincts.Par exemple, la première chambre pourrait rappeler le suicide de son père sans cesse répété,comme elle pourrait faire référence au concept de phénixologie. De même, le fumeur dans ladeuxième chambre représente la période d’intoxication du poète d’une part et l’atmosphèremême de ce film qui joue le rôle d’une désintoxication et qui lui permet d’exorciser ses démons.En effet, si les images opiacées ne font plus partie du quotidien du poète, Cocteau décide debaigner son film dans une fumée oppressante et libératrice. Tourné après sa désintoxication,Le Sang du poète est tout entier sous le signe de cette drogue dont la fumée saccade lesdifférentes scènes. La fumée apparaît au début du film en alternance avec l’image d’uneporte qu’on essaye d’ouvrir. Cocteau rappelle ainsi que les interprétations sont infinies, àl’image du rêve d’un dormeur ou d’un opiomane. Issues des souvenirs enfouis du poète oude ses concepts de créateur, ces scènes sont un condensé de l’imaginaire coctalien. Ainsi,l’ordre visible est remis en question afin de célébrer une logique interne, celle de l’inconscient.Cocteau mêle alors sa vie personnelle et sa vie d’artiste : « [Son] sang est devenu de l’encre. »24

La transposition du mécanisme du rêve dans ses films édifie une « architecture cachée » etdonne « à l’œuvre, boiteuse en apparence, une harmonie »25 secrète. Cocteau ne se contentepas de filmer les images de son imaginaire, il donne au rythme de ses films l’essence mêmede cet imaginaire. L’ordre invisible est donc celui de sa ligne interne qu’il définit comme« la permanence de [sa] personnalité », comme « le style de l’âme »26. Du Sang du poète auTestament d’Orphée, Cocteau utilise le miroir et transforme cet objet du quotidien en un objetpoétique par excellence. Quel est le rôle du miroir dans les films de Cocteau ? L’image reflétéedans le miroir nous permet de nous interroger sur la dialectique de la vérité et de l’illusion, duvisible et de l’invisible, du réel et de l’imaginaire.

Le miroir ou le passage vers la zone17 Premièrement, le miroir révèle la vérité. Il reflète la réalité qui est au-delà des apparences. Il

ne se contente pas de réfléchir l’image mais réfléchit à son tour, comme le souligne à plusieursreprises le poète. Ce jeu d’homonymes rappelle le pouvoir magique des miroirs qui privilégientla réflexion d’une image invisible, laquelle – contrairement à l’image qui est censée se refléter– est réelle. Ainsi, le miroir montre le fond de l’âme27. Par exemple, les sœurs de Belle en seregardant dans le miroir envoyé par la Bête voient une vieille dame et un singe.28 Par ailleurs,le miroir peut refléter une réalité invisible que désire voir celui qui s’y contemple. Belle voitdans le miroir son père puis la bête en souffrance. L’image reflétée par le miroir dépasse doncle masque qu’est le corps afin de montrer l’essence de l’être. Cocteau remet alors en question ladualité entre l’être et le paraître. Le miroir refuse de renvoyer l’image qui est jugée trop visible,trop irréelle et reflète donc la réalité invisible. Cocteau trompe l’apparence pour montrer saprofondeur. Deuxièmement, le miroir est un moyen de transport. Étroitement lié à la mort et au

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temps qui passe, le miroir permet de voyager dans les ténèbres de l’imagination ou d’accéderà la « zone ». Dans Le Sang d’un poète, le poète est invité par la statue à pénétrer dans lemiroir. Il flotte dans le noir et nage au ralenti avant d’arriver à l’hôtel des Folies-Dramatiques.Ce voyage permet au poète de se promener dans ses souvenirs, comme nous l’avons vu plushaut, afin de déchiffrer ses propres secrets. Dans Orphée, Heurtebise livre le secret des miroirsà Orphée :

« Je vous livre le secret des secrets, les miroirs sont les portes par lesquelles lamort vient et va. […] Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir etvous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche en verre. »29

18 La mort utilise cet instrument pour pénétrer dans le monde des humains. De même, Orphéel’utilise pour aller à la recherche d’Eurydice. La « zone » est un espace dépourvu de touteperspective, où la loi de la pesanteur n’agit plus, où le temps est immobilisé. Elle est « faitedes souvenirs des hommes et des ruines de leurs habitudes ». La « zone », dans Orphée et dansle Testament d’Orphée, est là où le poète est jugé. Ainsi, Cocteau rappelle que l’ambiguïtéentre le visible et l’invisible, entre le paraître et l’être, est intrinsèquement liée au tribunalqui condamne les poètes d’innocence et qui leur demande de définir la poésie. Hanté par lescritiques sur sa personne tout au long de sa vie, Cocteau s’explique et assure sa défense lorsde procès imaginaires auxquels il accède grâce à la traversée d’un miroir. En d’autres termes,ce passage souligne que le paraître du poète importe peu et qu’il faut aller à la recherche deson invisibilité afin de percevoir sa ligne intime.

19 Le miroir se brise souvent dans Orphée et révèle ainsi son pouvoir de métamorphose etd’éclatement. L’image n’est plus unique, ni authentique, elle est multipliée à l’infini etdéformée. Le miroir brisé montre la réalité de l’être fragmenté et pluriel. Cocteau met en valeurdonc ses images innombrables, brouille les limites entre l’image et son reflet et invite le lecteurà le rejoindre dans une « réalité kaléidoscopique »30 :

« Loin de n’avoir qu’une fonction contemplative, c’est par le miroir en effet ques’effectue la descente dans les profondeurs et que le reflet, loin de figer l’imagedu double, l’ouvre, la creuse, la lance vers le travail de métamorphose… Objetessentiellement transitionnel, le miroir révèle l’apparence de l’identité, la véritédu double obscur, de l’alter ego31. »

Conclusion20 Cocteau filme l’invisible pour se rendre paradoxalement visible. Les images de ses films,

notamment de son cycle orphique32, baignent entièrement dans l’imaginaire du poète cinéaste.Ils rappellent sa difficulté d’être et analysent les secrets de son mécanisme créateur. Accuséd’être excessivement visible, le poète rectifie son image trop apparente, trop irréelle. Ildemande au spectateur de rendre visible son invisibilité, de mettre en avant son être et decondamner son paraître.

21 La motivation principale de Cocteau est de se justifier, de s’expliquer, de s’exposer, de serendre visible, c’est-à-dire de montrer son invisibilité. Il veut avant tout être cru. Cependant,son entreprise dépasse son but premier et le poète met en place une réflexion sur la dualité entrel’image et l’imagination. Où s’achève la rélité ? Où commence le reflet ? Cocteau estompeles limites entre le réel et l’imaginaire, crée le réalisme irréel, le « plus vrai que le vrai »33 etrappelle que « le réalisme est la seule mesure dans laquelle il nous soit permis de percevoirl’irréalité »34. L’image dans les films de Cocteau n’est pas située entre le réel et l’imagination,elle est une condensation des deux, une sur-réalité propre au poète. L’image est poésie, enattente d’être découverte et déchiffrée. Le spectateur, en regardant les images du film projeté,plonge dans cet écran, à l’image d’Orphée qui glisse dans le miroir, et accède à cette zone oùil risque de rencontrer le poète et de croiser au passage sa propre mort.

Notes

1 Jean Cocteau, Opium Journal de désintoxication, Paris, Stock, [1930], 1999, page 151.

L’invisible... Dans le cinéma de Jean Cocteau 8

Entrelacs, 8 | 2011

2 Le Sang d’un poète, 1930/1932, France, 49 mn, réalisation : Jean Cocteau, production : Vicomte deNoailles.3 Le Testament d’Orphée, 1959/1960, France, 77mn, réalisation  : Jean Cocteau, production  : JeanThuillier, Les Editions cinématographiques / Les films du Carrosse.4 Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, page 47.5 Testament d’Orphée, op.cit.6 Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, Grasset et Fasquelle, [1963], 2003, page 24.7 Journal d’un inconnu, op. cit., page 24.8 Jean Cocteau, Le Passé défini, tome I, 1951-1952, Gallimard, 1983, page 164.9 Ibid., page 206.10 Jean Cocteau, Le Passé défini, tome V, 1956-1957, Gallimard, 2000, page 513.11 Philippe Azoury et Jean-Marc Lalanne, Cocteau et le cinéma, Cahiers du cinéma, 2003, page 28.12 Maurice Mourier, « Cocteau poète dans le cinéma ou poète du cinéma », Le cinéma de Jean Cocteau,suivi de Hommage à Jean Marais, Actes du colloque de Montpellier 13 et 14 mai 1993, Textes réunis parChristophe Rolot avec des textes retrouvés et des inédits de Jean Cocteau réunis par Pierre Caizergues,Montpellier, Centre d’Etudes Littéraires Françaises du XX è siècle, Université Paul-Valéry, 1994, pages117,8.13 Op. cit., page 44.14 Le Testament d’Orphée, op.cit., nous soulignons.15 Cégeste est un personnage du Testament d’Orphée qui guide Cocteau dans ce voyage.16 Le Testament d’Orphée, op. cit.17 Michel Décaudin, « Une œuvre clé  : Le Sang d’un poète », Le cinéma de Jean Cocteau, op. cit.,page 143.18 Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, op. cit., page 17.19 Jean Cocteau, La Difficulté d’être, Editions du Rocher, [1983], 1989, page 68.20 Laurence Schifano, Orphée de Cocteau, Atlande, 2002, page 31.21 Jean Cocteau, La Difficulté d’être, op. cit., page 67.22 Ibid., page 68.23 « Dans le Sang d’un poète, le poète progresse difficilement d’une porte à l’autre du couloir des Folies-Dramatiques, comme si les coordonnées de l’espace avaient été renversées – de fait, il évolue sur undécor posé au sol, rabattu sur le plan. », Catalogue de l’exposition « Jean Cocteau, sur le film du siècle »,Éditions du Centre Pompidou, 2003, page 32.24 Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 1999, page 540.25 Ibid., préface du Cap de Bonne Espérance, page 6.26 Jean Cocteau, La Difficulté d’être, op. cit., page 158.27 Stanislas lit à la reine un passage de Hamlet : « Hamlet, Asseyez-vous, vous ne bougerez pas, vous nevous en irez pas avant que je vous ai présenté un miroir où vous puissiez voir le fond de votre âme. », VoirL’aigle à deux têtes, 1947, France, 88 mn, réalisation : Jean Cocteau, production : Ariane Films, Sirius.28 La Belle et la Bête, 1945/1946, France, 100 mn, réalisation : Jean Cocteau, production : André Paulvé.29 Orphée, 1949/1950, France, 112 mn, réalisation : Jean Cocteau, production : André Paulvé et Filmsdu Palais-Royal.30 Catalogue de l’exposition « Jean Cocteau, sur le film du siècle », op. cit., page 32.31 Laurence Schifano, Orphée de Cocteau, op. cit., page 67.32 Le Sang d’un poète, Orphée et Le Testament d’Orphée.33 Voix off, ouverture du Testament d’Orphée34 Jean Cocteau, Le Passé défini, tome III, 1954, Gallimard, 1989, page 56.

Pour citer cet article

Référence électronique

Rana El Gharbie, « L’invisible... Dans le cinéma de Jean Cocteau », Entrelacs [En ligne], 8 | 2011, misen ligne le 01 août 2012, consulté le 28 janvier 2014. URL : http://entrelacs.revues.org/226

L’invisible... Dans le cinéma de Jean Cocteau 9

Entrelacs, 8 | 2011

À propos de l’auteur

Rana El GharbieDoctorante, Université Paris IV, Sorbonne

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Résumé

 La thématique de l’invisibilité hante l’œuvre cinématographique de Jean Cocteau. Le poètedéveloppe une théorie de l’invisible dans ses journaux personnels. En effet, il transforme soninvisibilité créatrice, source de maux éternels, en une dynamique personnelle et en un conceptfondamental de sa création. Cocteau choisit le cinéma pour rendre visible l’invisible. Ses filmsconvergent toujours vers deux thématiques essentielles : la création et la mort. Le cinéastepermet donc aux spectateurs d’accéder à son imaginaire intime et d’explorer sa poésie. Lesfilms de Cocteau, notamment son cycle orphique, suivent le mécanisme du fonctionnementdu rêve. Une fois l’invisibilité rendue visible, la difficulté d’être exprimée et les secrets dumécanism e créateur dévoilés, Cocteau rectifie sa figure mondaine, se dénude et signe uneimage cinématographique sur-réelle.