Post on 06-Feb-2018
Simone de Beauvoir Deux lettres
1
Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875
Simone de Beauvoir Deux lettres
2
LETTRES INÉDITES, VENISE AOÛT 1936 (Deux lettres)
Ces deux lettres sont adressées par Simone de Beauvoir à Olga
Kosackiewicz, de Venise, où elle revient avec Sartre trois ans après une
découverte éblouie. Cependant en 1936 ce n'est plus un couple qui voyage,
mais un trio amputé d'un de ses membres, Olga, qui n'a pu les accompagner,
et c'est pour maintenir la continuité de ce trio amoureux né depuis peu que ces
lettres existent. Il est entendu que Simone de Beauvoir pendant trois jours, puis
les trois jours suivants Sartre, assureront un compte rendu quotidien exhaustif
des journées italiennes qu'Olga ne peut partager. Ainsi délèguent-ils à la force
substitutive des mots la mission de ressusciter le prisme triangulaire des «
regards entrecroisés », dont la magie est capable, aux moments privilégiés, de
multiplier à l'infini le scintillement du réel et la richesse du monde.
Par un oukase d'Olga, qui est Kosackiewicz, Sartre devient le Kobra,
Simone de Beauvoir Kastor : ils n'ont respectivement que 21, 31 et 28 ans, et
même si la téméraire aventure du trio - au demeurant plus ontologique
qu'érotique - se révéla éphémère, nous lui devons ces quelques journées dans
le concret d'une Venise disparue à tout jamais, une Venise à tout jamais
sauvée.
Sylvie Le Bon de Beauvoir
Simone de Beauvoir Deux lettres
3
Jeudi 6 Août (1936) (Venise)
Mon doux Kosackiewicz
Je suis bien fatiguée ce soir et je crois que je ne vais écrire qu'une
petite lettre - à moins que ce grand demi de bière brune qui est posé
devant moi ne me rende peu à peu toute gaillarde. Heureusement
le Kobra se charge de vous raconter notre départ et nos premières
journées; vous aurez donc un récit bien détaillé de notre début de
voyage. Je vais moi commencer à ce matin. Demain je vous
achèterai des cartes postales pour compléter votre connaissance de
Venise. Cela me fait bien poétique de vous écrire d'ici; Venise me
plaît tout autant qu'il y a trois ans et comme nous le disions
ensemble il y a quelque temps c'est bien charmant de voir pour la
seconde fois un endroit qu'on aime bien fort. Le Kobra vous a dit
sans doute que nous ne logeons plus dans le même hôtel que la
dernière fois, mais dans un plus petit hôtel, un peu sordide, bien
plaisant, qui donne sur un tout petit canal; quand je me suis
réveillée ce matin, j'étais sous une grande moustiquaire bien
épaisse, il y avait des voix qui montaient du canal sur lequel
s'ouvrent nos fenêtres; j'ai vite poussé les volets, des volets
verdâtres et un peu pourris comme ceux de toutes les maisons de
Venise, et au bord du canal j'ai aperçu deux gondoliers qui
raccommodaient une chaise cassée, la chaise d'une des deux
gondoles qui reposaient sur le canal; des gens passaient sur le très
petit pont qu'on aperçoit de notre chambre et le canal est si étroit
qu'entre les toits on ne voyait qu'une petite bande de ciel pâle, mais
cela suffisait pour se rendre compte qu'il faisait bien beau. Nous
nous sommes vite habillés; comme mes cheveux étaient longs et
mal ondulés, je les ai mis derrière mes oreilles, mais le Kobra dit
Simone de Beauvoir Deux lettres
4
que ça ne me va qu'à moitié; nous logeons tout près de la place St
Marc et sur les 9 h 1/2 nous étions assis au café Florian, sur des
banquettes de cuir dur contre les piliers des arcades. On nous a
apporté un de ces superbes petits déjeuners dont nous vous avions
parlé : du chocolat, du café, un immense bol de crème mousseuse
et des gâteaux, mais les gâteaux étaient moins bons qu'autrefois.
Des touristes défilaient sans arrêt sous les arcades et sur la place,
en vêtements clairs, en vêtements de plage, et beaucoup, comme
de coutume, s'arrêtaient près de l'église St Marc et du Campanile
pour se faire photographier au milieu des pigeons; quand 10 h ont
sonné, un homme est arrivé sur la place avec un gros sac plein de
grains et les pigeons se sont envolés tous ensemble dans un grand
bruit d'ailes d'un bout à l'autre de la place pour aller prendre leur
déjeuner. Nous sommes partis, nous avons suivi une rue bordée de
magasins de luxe (un luxe de pacotille d'ailleurs, avec des tas
d'objets en verre soufflé, en cuir doré, faits exprès pour les
touristes), mais qui est un peu plaisante malgré son clinquant parce
qu'elle est tout étroite et qu'on y respire une odeur de cannelle et
de café qui est propre à Venise; quand on a traversé ce quartier
commerçant, on arrive sur le Grand Canal, au pont Rialto près
duquel nous logions la dernière fois et dont je vous ai parlé déjà:
il est très large et d'un bout à l'autre deux rangées de baraques de
bois y dessinent comme trois rues; des marchands de cuivre, de
dentelle habitent les baraques; je vous en envoie une photo. D'en
haut on a des deux côtés une vue charmante sur le grand canal. De
l'autre côté se trouvent les halles de Venise, de grands marchés mi-
couverts, mi-fermés, toujours resserrés dans d'étroits défilés et
regorgeant surtout de fruits et de légumes; il y avait foule de
promeneurs, de ménagères, mais plus du tout de touristes, qui ne
s'arrêtent jamais dans ces quartiers populeux; nous avons fait une
longue promenade le long des canaux, à travers les grandes places
Simone de Beauvoir Deux lettres
5
pierreuses mais où souvent l'herbe pousse et dont les maisons
sordides sont souvent des palais; nous avons vu beaucoup de petits
cinémas qui affichent à leurs portes des photographies toutes
déteintes, et de petits cafés tantôt ombragés d'un peu de pauvre
verdure, le plus souvent exposés tout nus au soleil, et toujours des
enfants, des tas d'enfants qui courent pieds nus, qui ont l'air sains,
sales et heureux et dont beaucoup sont charmants. Dans une
ancienne église nous avons été revoir des tableaux du Tintoret qui
sont bien beaux; peut-être vous aimeriez un peu plus la peinture si
vous la voyiez dans des endroits tels que cette Scuola di San
Rocco; il y a trois immenses salles dont les panneaux et les
plafonds ont tous été décorés par le même peintre, si bien qu'on
finit par être plongé dans une espèce de monde tout à fait
particulier, comme lorsqu'on lit un roman ou qu'on voit une pièce
de théâtre, quoique naturellement de façon tout à fait différente.
Ajoutez qu'on voit les tableaux juste là où ils ont été peints, chez
eux, et qu'on est à peu près seuls devant eux, et qu'on peut passer
tout le temps qu'on veut à revenir de l'un à l'autre, à rester assis en
face de l'un d'eux; il n'y a que les plafonds qui soient un peu
ennuyeux à regarder parce qu'il faut se tortiller la tête dans tous
les sens. Après cette visite, nous avons repris notre promenade et
nous sommes arrivés sur un long quai tout sec, qui limite Venise
au sud; il ne donne pas sur le canal, mais sur la lagune et en face
s'étend une île également très sèche et triste qu'on appelle la
Giudecca et dont je vous reparlerai; là on se trouve tout près des
gares, des entrepôts, et l'on aperçoit les grands bateaux de la gare
maritime; nous avons suivi ce quai sous un grand soleil; il sentait
le goudron, le port de mer, il était bien plaisant dans sa dureté; vers
la fin, il s'adoucit un peu, les maisons prennent les tons rouges et
chauds qu'elles ont au cœur de Venise, quelques terrasses de café
se poussent sur le bord de l'eau. Quand on est tout au bout du quai,
Simone de Beauvoir Deux lettres
6
près d'une grande église assez laide, on se trouve juste en face de
la place St Marc, on a de Venise la vue classique que je vous
envoie. Nous avons traversé le canal en bateau-mouche, traversé
la place à pied et nous avons déjeuné dans le petit restaurant où
nous avions dîné hier. En prenant le café au Florian, j'ai pris un
sabayon: connaissez-vous? c'est un œuf cru battu au lait avec de
l'alcool, un plat national italien et c'est très bon. Ensuite le Kobra
est rentré lire un roman policier à l'hôtel pendant que j'allais chez
un coiffeur me faire un peu pomponner, j'en avais bien besoin. J'ai
lu aussi un roman policier, en italien, tout en cuisant sous le
séchoir électrique, puis j'ai été chercher le Kobra à l'hôtel et nous
avons été refaire une promenade ; nous avons été un peu dans le
même quartier que ce matin, du Rialto au quai qui donne sur la
Giudecca, mais naturellement en passant par d'autres ponts,
d'autres canaux, d'autres petites places; d'ailleurs à Venise on n'a
presque jamais l'impression de revenir au même endroit, parce
qu'il suffit de prendre une 'place sous un angle un peu différent
pour qu'elle paraisse toute changée. De temps en temps, quand un
coin nous plaisait particulièrement, nous nous asseyions, sur la
balustrade d'un pont, sur un de ces petits escaliers qui permettent
de descendre du quai dans le canal, et nous restions là un moment;
je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée
dans la rue, en désignant cette partie de ma personne que votre
mère trouve obscène d'indiquer du geste, et en me disant que ma
robe était toute tachée de blanc. Mon doux Kosackiewicz, quand
je pense au plaisir que nous donnait à Rouen une maison un peu
jolie, une petite fille gracieuse, comme cela me serre le cœur de
ne pas vous avoir ici; comme vous auriez aimé par exemple les
deux petits garçons aux cheveux, à la peau dorés, qui s'étaient
installés à cheval sur la balustrade d'un quai et qui jouaient aux
cartes, des cartes toutes crasseuses, d'un air si martial; il n'y a pas
Simone de Beauvoir Deux lettres
7
une seconde où l'on ne passe à côté de quelque chose de charmant
et dont on parlerait pendant des heures si cela ne se rencontrait ici
en cette profusion.
Nous nous sommes retrouvés vers 6 h sur le quai sec et triste où
nous avions été le matin; nous avions dessein d'y boire, mais le
soleil y était toujours torride; heureusement nous avons découvert
un intérieur de café charmant : nous étions juste contre une fenêtre
de rez-de-chaussée grillagée et tendue de verdure, et à travers nous
voyions la lagune et la Giudecca ; le Kobra a bu une bière, moi
une orangeade et ensuite nous avons pris un de ces bateaux-
mouches qu'on appelle ici « vaporetto » et qui pour 1 0 centimes
nous a menés à la Giudecca. C'est donc une île dans la lagune,
juste en face de Venise, une île toute étroite et longue et séparée
de Venise environ par la largeur de la Seine; elle est elle aussi
sillonnée de canaux mais elle est infiniment plus triste et
laborieuse que le reste de la ville; il Y a des entrepôts, des bassins
de radoub, des usines même et au lieu de gondoles on voit sur l'eau
des péniches plates chargées de charbon, des barques de pêche; il
Y en avait une bien belle, toute jaune avec le haut rougeâtre et un
tas de grossières reprises. Nous nous sommes promenés là, le soir
tombait, un gros soleil rouge s'enfonçait derrière Venise; sur le
quai nous avons rencontré un groupe étrange et plaisant: un jeune
homme avec une jambe de bois qui tenait une grosse caisse, des
enfants, quelques hommes encore portant des tambourins et des
trompettes; ils ont sauté dans une barque et la barque est partie sur
l'eau, toute retentissante de sons discordants parce que chacun
ébauchait sa partie sans s'occuper des autres instruments; nous
n'avons pas compris s'ils allaient mendier dans Venise ou faire la
sérénade à quelques amis; ils ont disparu et nous ne les avons pas
revus. Cependant des enfants nous suivaient en tendant la main;
Simone de Beauvoir Deux lettres
8
ils se mettent deux par deux en général et marchent tantôt devant,
tantôt derrière nous en glapissant un peu; mais ils sont moins
persévérants que les enfants espagnols et le silence les décourage.
Un vaporetto nous a ramenés à Venise, nous avons regagné le
grand Canal par une rue dallée et bordée d'acacias qui semblaient
plantés dans la pierre et nous avons pris encore un vaporetto
jusqu'à la place St Marc, ce qui nous a permis d'admirer ces beaux
palais dont les pieds baignent dans l'eau: vous savez qu'il n'y a pas
de quai le long du Grand Canal, les maisons sont plongées dans
l'eau et on ne peut les voir qu'en bateau. A la sortie du Canal, en
face de St Marc, il y avait un grand bateau blanc, sans doute un
bateau de croisière qui venait d'arriver. Une nuée de gondoles
s'étaient abattues sur ses flancs et les bateliers, tout beaux dans
leurs vêtements blancs aux grands cols bleus, faisaient signe aux
passagers et les interpellaient à qui mieux mieux pour être choisis
par eux ; c'était bien plaisant. Nous avons regardé un moment,
nous avons été manger quelques pâtes dans notre restaurant
habituel, et puis nous avons cherché un café pour vous écrire et
nous avons trouvé une brasserie à peu près convenable, tout près
de l'église St Marc. J'aurais bien aimé que cette lettre parte hier
soir, mais après avoir écrit 1 h 1/2 je n'avais pas encore fini et
j'étais fatiguée; j'ai donc interrompu cette lettre et nous avons été
faire un tour dans les petites rues.
Il n'y a presque personne dans Venise le soir; sur le Grand Canal,
près du Rialto, nous avons vu une procession de barques éclairées
de lanternes japonaises et où se donnait la sérénade; mais les petits
canaux étaient déserts; chaque fois que nous apercevions un pont,
nous y courions et nous restions un bon moment penchés sur l'eau
toute noire, et puis nous repartions vers un autre pont à travers de
petites places endormies. Nous avons marché ainsi près d'une
Simone de Beauvoir Deux lettres
9
heure et nous sommes rentrés; nous voulions prendre un bon repos
parce que ce soir nous passerons la nuit dehors et il faut que nous
soyons bien frais; j'ai dormi comme un loir sous ma grande
moustiquaire jusque vers les 10 heures, et comme hier nous avons
été prendre un petit déjeuner au café Florian; et puis nous avons
été au Musée. On traverse un joli pont, de la même forme que le
Rialto, mais plus petit et avec les balustrades tout en bois, et sur le
quai on trouve une espèce d'église où les tableaux sont installés.
Là aussi, cela nous plaisait bien de savoir exactement quels
tableaux nous voulions revoir, de traverser sans un regard les
salles que nous méprisions; nous avons regardé seulement deux
salles; l'une est une grande pièce charmante, avec un toit de bois
aux grosses poutres brunes, comme un toit de grenier, et dans le
fond trois espèces de niches où sont de vieux tableaux; le plancher
est un peu plus bas que dans le reste du musée et il faut descendre
par une petite échelle. Il y a là plusieurs tableaux tout à fait
plaisants qui représentent des scènes du vieux Venise par des
peintres du 1 se siècle; sur l'un d'eux on voit des moines qui
repêchent dans un petit canal de saintes reliques et ils nagent dans
l'eau en grandes robes blanches à plis flottants; un autre montre
une procession sur la place St Marc; le plus joli, je vous en envoie
une reproduction, mais où vous ne verrez pas hélas les charmantes
couleurs à la fois somptueuses et un peu passées, les beaux ors
ternis, les pourpres adoucis de Carpaccio; le gondolier nègre a un
justaucorps rouge et un pantalon à damiers noir et blanc. Les
cheminées que vous voyez, en forme d'entonnoirs, existent encore
à présent partout, dans Venise. L'autre salle où nous nous sommes
arrêtés contient seulement une série de peintures de Carpaccio,
une vie de Ste Ursule. Vous pouvez avoir une toute petite idée,
d'après la photo, de la grâce des personnages qu'il aime peindre; il
fait surtout avec tendresse les jeunes gens, des jeunes gens tout
Simone de Beauvoir Deux lettres
10
minces et nobles dans de beaux vêtements collants. Quand nous
avons eu bien regardé, nous sommes venus ici vous écrire, doux
Kosackiewicz ; c'est une terrasse de café dans une petite rue bien
tranquille, la T.S.F. joue un peu, mais sans être trop gênante.
Finalement, je vous ai écrit une lettre toute grasse; si je ne suis
pas trop abrutie demain, je vous raconterai la nuit blanche à
Venise. Dimanche nous partons pour Florence où nous passerons
la soirée, et lundi pour Rome où nous resterons une douzaine de
jours. ]' espère bien trouver de vos nouvelles à Rome; je voudrais
imaginer tout ce que vous faites comme je voudrais que par mes
lettres vous puissiez imaginer tout ce que je fais.
Je n'ai pas encore changé, mon doux Kosackiewicz. Je suis
Votre Kastor
Simone de Beauvoir Deux lettres
11
Vendredi (Venise, Août 1936)
Mon doux Kosackiewicz
Il est 9 h du soir, nous sommes assis le Kobra et moi sur une petite
place, à la terrasse d'un café: c'est un petit terrain dallé entouré de
grillages de bois verts contre lesquels poussent dans des caisses de
terre quelques arbustes. Dans le café vide quelques musiciens en
vestes cramoisies jouent des airs moroses et dehors, il pleut un
peu, ce qui délaie mon encre. Des gens passent sans arrêt dans la
rue et contre les grilles sont accotés un tas de petits garçons et de
petites filles qui écoutent la musique. C'est bien plaisant.
Je vais donc continuer ce grand journal que vous recevrez, hélas!
un peu tard mais qui sera en revanche aussi complet que possible.
Quand j'ai eu fini ma première lettre, nous avons été déjeuner: j'ai
mangé un succulent poulet en gelée que vous auriez peut-être
consenti à goûter tant le grand plat était beau, avec les morceaux
de poulet et des ronds de tomates pris dans la gelée et décorés de
morceaux de cornichons verts; nous avons bu une petite fiasque
de Chianti et mangé de ces étranges gâteaux italiens dont les
parfums, comme dit justement le Kobra, évoquent le style de
d'Annunzio (que d'ailleurs, heureusement pour vous, vous ne
connaissez pas), puis, en bonnes gens d'habitude, nous avons pris
le café au Florian, et après cela j'ai fait monter le Kobra sur le haut
du Campanile; ce n'est pas une grande entreprise parce qu'il y a un
ascenseur. De la terrasse on a une vue assez plaisante ; elle a déçu
le Kobra parce qu'évidemment Venise paraît une ville un peu
pareille à toutes les villes du Midi avec ses toits rouges serrés les
uns contre les autres; mais c'est bien joli de voir tout autour les
Simone de Beauvoir Deux lettres
12
eaux pâles de la lagune, au loin sur de petites îles des villes qui
jadis rivalisèrent avec Venise et qui ne sont plus que de petits
ports, et par-delà le Lido l'Adriatique dont les eaux sont d'un bleu
éblouissant. Nous avons regardé un bon moment puis nous avons
été nous installer près du pont Rialto à la terrasse de notre ancien
hôtel et le Kobra a continué de vous écrire son immense lettre
pendant que je lisais un roman policier. Vers 6 heures nous
sommes partis faire une promenade dans un quartier un peu
différent de ceux que nous avions vus avant-hier et hier, un
quartier moins populeux, plus mort et plus somptueux et qui est
pareil à la description que Barrès donne de Venise, avec de beaux
palais pourris. Il a un peu plu et nous nous sommes refugiés sous
un portique, puis la pluie a cessé mais le ciel est demeuré sombre
et nous aimions voir ainsi Venise sans soleil, sans dorure,
silencieuse et quasi déserte sous un ciel gris. A un moment, nous
nous sommes retrouvés (on ne sait jamais au juste où l'on est à
Venise et c'est toujours avec surprise qu'on se retrouve dans un
endroit connu) sur ce quai dont le Kobra a dû vous parler, en face
d'un cimetière aux murs roses et blancs par-dessus lesquels on
aperçoit des ifs noirs et les coupoles de quelques tombes, en face
aussi d'une grande île triste. A droite était Venise, rose et blanche
sous un ciel d'encre, à gauche, c'était la lagune aux eaux couleur
de tain et toute plantée de grands poteaux dont je ne sais pas
l'utilité mais qui lui donnent un air de terrain vague aquatique. Le
ciel avait de ce côté-là une couleur pâle de petit matin; c'était
sinistre et fort beau. Nous nous sommes assis au bord du quai,
jambes pendantes, et nous sommes restés un long moment. De
temps en temps un éclair tout rose éclatait dans le ciel et dessinait
en traits de feu les contours d'un nuage: au bout d'un moment très
long on entendait alors un sourd grondement, le tonnerre tout au
loin. Nous sommes partis enfin, nous avons cherché une petite
Simone de Beauvoir Deux lettres
13
place que j'avais bien aimée il y a trois ans et que nous avons mis
quelque temps à trouver, parce que c'est difficile ici de trouver les
rues qui aboutissent aux points que l'on veut trouver: la moitié des
rues conduisent à des canaux ou à de petites cours sans issue. Enfin
nous avons trouvé, nous avons suivi des quais charmants et peu à
peu nous sommes arrivés dans des quartiers populaires, entre la
gare et la lagune, tout au bout de Venise, juste à l'heure où les
premières lampes s'allumaient dans les rues. Les canaux sont plus
larges, plus longs et plus droits, les maisons sont moins vieilles,
quoique toutes bien croupies par le temps; en un sens cela a moins
de caractère que le reste de la ville, mais en un sens c'est encore
plus plaisant parce que c'est si vivant, et actuellement vivant, et
qu'on oublie tout à fait qu'il existe des touristes, et que Venise est
une ville pour touristes avec un passé embaumé, un passé de
musée; Venise, là, existe pour soi-même tout tranquillement ; je
pense que les trois quarts des gens qui habitent là ne mettent jamais
le pied place St Marc. Il y avait sur le bord du quai un tas de jeunes
garçons presque tous gracieux et beaux et certains d'entre eux
chantaient en chœur, assez faux mais de manière plaisante; des
gens buvaient à la terrasse de cafés misérables, et bien entendu des
enfants jouaient autour des beaux étalages des marchandes de
fruits elles mettent presque toujours leurs boutiques dans des
endroits charmants, dans des encoignures, à un tournant de rue;
une petite tente crasseuse abrite les beaux paniers pleins
d'aubergines, de piments, de tomates qui descendent légèrement la
pente vers le sol. C'est un des ornements les plus plaisants des
petites places et des quais. Nous avons marché, nous nous sommes
assis, nous nous sommes bien pénétrés de toutes choses. Cela
faisait plaisant d'imaginer un type qui aurait vécu dans ces endroits
une histoire un peu tragique, qui aurait eu là des choses à faire, des
choses de sa vie, au lieu de se promener en touriste.
Simone de Beauvoir Deux lettres
14
Finalement, nous avons retrouvé cette grande rue sur laquelle nous
sommes installés et qui est une de ces artères où se mêlent
l'habitant de la ville et le touriste pour la promenade du soir; c'est
vous dire que c'est peuplé et gai et pas déplaisant dans son genre,
mais moins intéressant de loin que les quartiers où jamais le
touriste ne met les pieds.
Voilà, doux Kosackiewicz - j'espère qu'il ne va pas pleuvoir et que
nous passerons une belle nuit à errer dans cette ville. J'espère aussi
que vous ne vous serez pas attristée de rester si longtemps sans
lettre, que vous sentirez comme je voudrais vous faire profiter de
tour ce voyage. Vous vous souvenez quand nous disions à propos
du Havre comme c'était plaisant d'avoir l'une et l'autre dans sa
conscience les mêmes objets? Cela me fait bien cruel de ne
pouvoir qu'évoquer par des mots, par des photos, tout ce que je
vois ici. Nous irons ici ensemble, ma petite compagne.
Votre Kastor
Simone de Beauvoir
© L’Infini N° 91, Eté 2005, p 2-11 – numérisation pileface.com
Simone de Beauvoir Deux lettres
15
Simone de Beauvoir